******************************************************** DC.Title = LE VEUF, COMÉDIE DC.Author = CARMONTELLE, Louis de DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Proverbe DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 11:56:16. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/CARMONTELLE_VEUF.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LE VEUF COMÉDIE. TRENTE DEUXIÈME PROVERBE. M. DCC. LXXXIII. Avec approbation et privilège du Roi de CARMONTELLE. À VERSAILLES, chez POINÇOT, libraire rue Dauphine, et à Paris Chez MERIGOT Jeune, quai des Augustins, NYON Jeune, Quai des quatre Nations, LA PORTE, rue des Noyers, BELI, rue Saint-Jacques, DE SAINE, au Palais-Royal,Libraires. PERSONNAGES MONSIEUR D'ORBEL, habit de velours bleu, brodé. MONSIEUR D'ERVIÈRE, habit rouge, galonné d'or. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ, veuf. En grand deuil, avec des pleureuses. La Scène est chez Monsieur d'Ervière. Extrait de PROVERBES DRAMATIQUES DE CARMONTELLE (...), chez Poinçot libraire, Tome Second, Versailles, 1783. pp. 319-338. LE VEUF SCÈNE PREMIÈRE. Monsieur d'Ervière, Monsieur d'Orbel. MONSIEUR D'ERVIÈRE entre tristement, un billet à la main. Il s'assied et soupire.Ah ! MONSIEUR D'ORBEL. Pourquoi donc ne m'as tu pas attendu ? Je t'aurais ramené. MONSIEUR D'ERVIÈRE. Je croyais que tu restais encore, ou que tu irais au Bal de l'Opéra, avec ces Dames. MONSIEUR D'ORBEL. Qu'est-ce que c'est donc que cette tristesse-là ? T'est-il arrivé quelque malheur ? MONSIEUR D'ERVIÈRE. Non, pas à moi ; mais c'est à ce pauvre Grand-Pré. MONSIEUR D'ORBEL. Comment ? MONSIEUR D'ERVIÈRE. Tu sais bien qu'il a perdu sa femme ? MONSIEUR D'ORBEL. Oui. MONSIEUR D'ERVIÈRE. Il est inconsolable. MONSIEUR D'ORBEL. Inconsolable ! Qui ? Grand-Pré ? MONSIEUR D'ERVIÈRE. Oui, Grand-Pré. MONSIEUR D'ORBEL. Tu te moques de moi ; nous avons dîné ensemble ; et nous avons ri comme des fous. MONSIEUR D'ERVIÈRE. Oui, ri ! Il est comme cela devant le monde ; mais dans le particulier... MONSIEUR D'ORBEL. Dans le particulier, il sera de même. MONSIEUR D'ERVIÈRE. Vous autres agréables, vous ne croyez pas qu'on puisse regretter une femme sincèrement ? MONSIEUR D'ORBEL. Si. Quand on en était aimé, il est douloureux de la perdre ; mais on ne pleure pas toujours ; et il y a plus de quinze jours que Madame de Grand-Pré est morte. MONSIEUR D'ERVIÈRE. C'est donc bien long, quinze jours ? MONSIEUR D'ORBEL. Oui, pour de la douleur. MONSIEUR D'ERVIÈRE. Hé bien, ce pauvre Grand-Pré pleurera longtemps, lui. MONSIEUR D'ORBEL. Tu la pleureras peut-être plus longtemps, toi. MONSIEUR D'ERVIÈRE. Moi, je l'aimais beaucoup. MONSIEUR D'ORBEL, en souriant. Je le sais bien ; voilà pourquoi tu as la complaisance de la pleurer avec lui ; mais il faut que tout cela finisse. MONSIEUR D'ERVIÈRE. Tu ne crois donc pas qu'il la regrette sincèrement ? MONSIEUR D'ORBEL. Je ne sais pas ce que je crois là-dessus. MONSIEUR D'ERVIÈRE. Tiens, lis le billet qu'il m'écrit. MONSIEUR D'ORBEL, lisant. Ah ! Il va venir ici ? MONSIEUR D'ERVIÈRE. Oui, je l'attends. MONSIEUR D'ORBEL. Hé bien, veux-tu parier que je le fais rire ? MONSIEUR D'ERVIÈRE. Je ne crois pas celui-là. MONSIEUR D'ORBEL. Tu le verras ; je veux t'en donner le plaisir. MONSIEUR D'ERVIÈRE. Paix donc, j'entends quelqu'un. MONSIEUR D'ORBEL. C'est peut-être lui. Justement ; tu vas voir. SCÈNE II. Monsieur d'Ervière, Monsieur d'Orbel, Monsieur de Grand-Pré, en habit noir et en pleureuses, avec un mouchoir. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ, s'arrête en entrant et tient son mouchoir sur ses yeux. Ah, mon ami ! MONSIEUR D'ORBEL. Mon cher Grand-Pré, votre douleur est juste ; et je viens aussi pleurer avec vous. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ, se jetant dans un fauteuil. Mes amis, j'ai tout perdu ! MONSIEUR D'ORBEL. Il est vrai qu'il n'y a pas une autre femme comme celle-là. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. D Ervière le sait bien ; il la connaissait comme moi ; il passait sa vie avec elle. Mon ami, nous ne la verrons plus ! Il pleure. MONSIEUR D'ERVIÈRE. Que de grâces ! Que d'esprit ! Que de gaieté ! MONSIEUR D'ORBEL. Et elle était vraie sa gaieté ; elle riait de l'âme ; ce n'était pas une grimace ; ce n'était pas que le rire lui seyait bien. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Oh ! Elle n'y pensait seulement pas. MONSIEUR D'ORBEL. Je me souviendrai toute ma vie de l'histoire de cet abbé. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. À Vincennes ? MONSIEUR D'ORBEL, riant. Oui. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. D Ervière y était ; il doit s'en souvenir. MONSIEUR D'ERVIÈRE. Si je m'en souviens ! Je ne l'oublierai jamais. MONSIEUR D'ORBEL, riant. Quand je pense encore, comme l'Abbé donna dans le panneau. Ah, ah, ah ! Comme il croyait... Ah, ah, ah ! Je n'ai rien vu de si plaisant. Ah, ah, ah ! MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Comme elle l'avait amené par degrés à croire que... MONSIEUR D'ORBEL. À croire. Ah, ah, ah ! MONSIEUR D'ERVIÈRE. Oui, à croire ; c'est vrai cela. Ah, ah, ah ! ENSEMBLE, riant tous trois à l'excès. Ah, ah, ah, ah, etc. MONSIEUR D'ORBEL. Ah ! Je n'en puis plus ! MONSIEUR DE GRAND-PRÉ, finissant de rire. Ah, ah, ah ! MONSIEUR D'ORBEL. Mon ami, tu as fait là une perte irréparable. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ, pleurant. Ah, je le sais bien ! Retombant dans son fauteuil. MONSIEUR D'ORBEL. Tu ne dois jamais t'en consoler. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Moi, moi, m'en consoler ! Je me regarderais comme un lâche, si j'en avais la pensée ; d Ervière le sait bien ; oui, mon cher d Ervière, je veux que nous la pleurions toujours ensemble ; il n'y a plus d'autre douceur pour moi. Me le promets-tu ? Il pleure. MONSIEUR D'ERVIÈRE. Ah, si je te le promets ! Assurément. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Je ne te quitterai plus. MONSIEUR D'ERVIÈRE. Ah, tant que tu voudras ! MONSIEUR D'ORBEL. Tout ce que je me rappelle d'elle, augmente mes regrets. Que de talents ! MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Ah, qui en pourrait avoir davantage ! Pleurant. MONSIEUR D'ERVIÈRE. Comme elle peignait ! MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Comme elle jouit la Comédie ! MONSIEUR D'ORBEL. Comme elle chantait dans les Opéra-Comiques ! MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Le Français, l'Italien ! MONSIEUR D'ERVIÈRE. Les Duo, les Duo ! MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Tout ce qu'elle voulait. MONSIEUR D'ORBEL. Dans Ninette à la Cour, cet air que j'aimais tant ! MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Lequel ? MONSIEUR D'ORBEL. Hé, mon Dieu ! Tu fais bien ce que je veux dire, toi, d Ervière ? MONSIEUR D'ERVIÈRE. Lequel donc ? MONSIEUR D'ORBEL. Et celui qu'il chantait aussi Grand-Pré ; où il la contrefaisait si bien, que nous croyions que c'était elle. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Ah ! Viens, espoir enchanteur ? MONSIEUR D'ORBEL. Oui, c'est cela. MONSIEUR D'ERVIÈRE. Je m'en souviens. MONSIEUR D'ORBEL. Comment donc est cet air-là ? Ah ! Je crois que le voici. Il chante faux.Viens, espoir enchanteur,Viens consoler mon coeur. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Ah, mon Dieu ! Qu'elle ne chantait pas comme cela ; je m'en vais vous dire. Cet air-là m'a toujours tourné la tête, chanté par elle ; voilà pourquoi je l'ai appris. Il chante en femme.Viens, espoir enchanteur,Viens consoler mon coeur.D'un sort plein de douceur, Peins moi l'image. MONSIEUR D'ORBEL. Il y avait une tenue, il y avait une tenue. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. La voici.Viens... MONSIEUR D'ORBEL. C'est cela même. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Viens consoler mon coeur,Viens consoler mon coeur ;Promets-moi le bonheur D'enchaîner mon vainqueur,De fixer son ardeurTrop volage. MONSIEUR D'ORBEL. Le volage est plus long que cela. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Attends donc.Trop vola...ge,Trop volage, Viens...Viens me tracer l'imageDu plus fidèle hommage... MONSIEUR D'ERVIÈRE. C'est comme si on l'entendait. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Promets-moi l'avantage,Promets-moi l'avantage, De fixer un vola....ge. MONSIEUR D'ORBEL. Plus long encore. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ, faisant signe de la main de se taire. De fixer un vola....ge. MONSIEUR D'ORBEL. Fort bien, fort bien ! MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Et puis :Espoir flatteur,Viens consoler mon coeur.Espoir flatteur,Viens consoler mon coeur. MONSIEUR D'ORBEL. Bravo, bravo ! MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Paix donc.Viens consoler... mon coeur. MONSIEUR D'ORBEL. Il n'y a rien, rien au monde, qui puisse tenir lieu d'une femme comme celle-là. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ, retombant dans le fauteuil. Non, non, mes amis, il n'y a rien, rien. Ah ! MONSIEUR D'ORBEL. Allons, allons, mon cher Grand-Pré, il faut se faire une raison. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Hé ! Je serais trop heureux de l'avoir perdu la raison. MONSIEUR D'ORBEL. Mais si elle en avait aimé un autre que toi ; ne serais-tu pas encore plus à plaindre ? MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Un autre que moi ! Un autre ! Ah, d Ervière le sait bien, si elle en a aimé un autre ; il est là pour le dire. Hélas, la pauvre femme ! MONSIEUR D'ERVIÈRE. Allons, allons, ne parlons pas de cela. MONSIEUR D'ORBEL. Mais pourquoi ? Tout ce qui occupe la douleur, la console. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. La console ! Est-ce moi que l'on croit qui peut se consoler ? MONSIEUR D'ERVIÈRE. Non, mon ami, non, non, nous ne le croyons pas. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Et pourquoi donc le dire ? MONSIEUR D'ORBEL. Je disais qu'en la rappelant, ainsi que ses talents, c'est occuper la douleur... MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Ah ! Avec ses talents, il y en aura pour longtemps. MONSIEUR D'ORBEL. Un de ses talents supérieurs, c'était celui de contrefaire tout le monde. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Comme si on le voyait, tout le monde. MONSIEUR D'ORBEL. Il n'y avait personne dont elle n'imitât la danse, par exemple. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Personne, non, personne ! MONSIEUR D'ORBEL. Dans les Allemandes, surtout, Madame de Mirecourt. D Ervière, donne-moi la main. Ils dansent. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Non, non, ce n'est pas comme cela. MONSIEUR D'ORBEL. Je te dis que si, la tête penchée, la ceinture en avant. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Non, te dis-je ; ôtes-toi. Viens, d Ervière ; d Orbel, je vas te montrer. Ils dansent et chantent. MONSIEUR D'ORBEL. Oui, c'est vrai ; c'est comme cela ; mais quand elle dansait avec toi, Grand-Pré ? MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Ah, tu vas voir. Il chante et il danse très vivement avec Monsieur d'Ervière. MONSIEUR D'ORBEL. Ah, mon ami, tu as raison ; tu dois pleurer cette femme-là toute la vie. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ, se remettant dans le fauteuil et pleurant. Je n'ai pas d'autre projet, mes amis ; je puis bien vous en assurer. Ce que j'ai perdu ne se retrouve pas une seconde fois. Ah ! MONSIEUR D'ORBEL. C'était par amour que tu l'avAis épousée, je crois. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Oui, par amour ; mais c'est la première fois qu'on avait vu l'amour et la raison d'accord à ce point là. MONSIEUR D'ORBEL. C'est au spectacle que tu en devins amoureux, je crois ? MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. À l'Opéra. MONSIEUR D'ORBEL. À l'Opéra ? MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Hélas, oui. MONSIEUR D'ORBEL. C'est une chose cruelle, que le grand deuil empêche d'aller au spectacle. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Pourquoi cela ? Il ne peut plus m'intéresser. MONSIEUR D'ORBEL. Sans doute ; mais revoir des lieux chéris, par ce qu'on a autant aimé. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Il est vrai que c'est une douceur de moins ; mais le spectacle ne me fera plus rien. MONSIEUR D'ORBEL. Je le crois bien. Cependant, pensant comme toi, j'aimerais à revoir sa petite loge, à m'asseoir à la place qu'elle occupait. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Sûrement, ce serait une sorte de consolation ; mais cela n'est pas possible ! MONSIEUR D'ORBEL. Je ne sais pas. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Que dirait-on de moi ? MONSIEUR D'ERVIÈRE. Quelle idée ! En vérité, d Orbel, pourquoi lui donner de nouveaux regrets ? MONSIEUR D'ORBEL. Au contraire, et il me vient une idée... MONSIEUR D'ERVIÈRE. Comment ? MONSIEUR D'ORBEL. Oui, il faut absolument l'exécuter tout-à-l heure. MONSIEUR D'ERVIÈRE. Qu'est-ce que c'est ? MONSIEUR D'ORBEL. Allons, Grand-Pré, viens avec nous. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Où cela ? MONSIEUR D'ORBEL. Au Bal de l Opéra ; personne n'en saura rien ; je vais te donner un Domino ; nous nous masquerons tous les trois ; et nous n'emmènerons pas nos gens. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Mais... MONSIEUR D'ORBEL. Point de résistance. Le faisant lever. Le motif est louable. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. En vérité... MONSIEUR D'ORBEL. Il n'y a pas à délibérer. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Vous êtes mes amis... MONSIEUR D'ORBEL. Sans doute, partons. MONSIEUR DE GRAND-PRÉ. Allons, puisque vous le voulez ; mais vous me répondez du plus grand secret ? MONSIEUR D'ORBEL. Oui, oui. Monsieur d'Orbel et Monsieur d'Ervière l'emmènent en le faisant marcher devant eux, et en riant derrière lui. Explication du Proverbe : 32. Il n'y a point d'éternelles douleurs. ==================================================