******************************************************** DC.Title = EN CHINE, COMÉDIE DC.Author = CARCASSONNE, Adolphe DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 01/11/2022 à 06:28:33. DC.Coverage = Chine DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/CARCASSONNE_ENCHINE.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5742849d DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** EN CHINE PIÈCE EN UN ACTE ET EN VERS. 1887. Tous droits réservés. Adolphe CARCASSONNE. IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE CHATILLON-SUR-SEINE. - A. PICHAT. PERSONNAGES NELLY. MADEMOISELLE LAURE, sa gouvernante. PAT-TCHOU-LI. KA-OUT-TCHOU. MU-SI-KA-LI. CHANTEUSES ET DANSEUSES CHINOISES. Extrait de "Théâtre de jeunes filles, pièces à jouer dans les familles et dans les pensionnats", Paris, Paul Ollendorf, 1887. pp. 29-70. EN CHINE. Un salon chinois. - À gauche, une porte. - Au fond, une porte donnant sur une galerie. - À droite, vers le fond, une table. - Des tentures à sujets chinois couvrent les murs du salon. SCÈNE PREMIÈRE. Nelly, Mademoiselle Laure. MADEMOISELLE LAURE. Nous sommes à Pékin, ma chère demoiselle. NELLY. Et j'en suis enchantée... Il faut tout votre zèleEt vos soins assidus pour que j'arrive ainsiSans m'en apercevoir. MADEMOISELLE LAURE. Vous le devez aussiEt surtout au Docteur Jean dont la découverte Fait merveille. NELLY. Il s'agit de cette liqueur verteExtraite d'une plante et d'un goût très amer. MADEMOISELLE LAURE. Justement; vous aviez grand peur du mal de mer. NELLY. J'en conviens, mais... MADEMOISELLE LAURE. C'était une vague sourdineÀ votre enthousiasme à venir voir la Chine. NELLY. Oh ! J'aurais tout bravé, tout ! Dangers inouïs,Tempête et mal de mer pour voir ce beau pays. MADEMOISELLE LAURE. Aussi, le docteur Jean, vous dis-je, a fait merveille ;Vous n'avez rien senti, vous avez pris la veilleDu départ la liqueur bienheureuse, et depuis J'ai vu passer les jours, j'ai vu passer les nuits,Sans que le mal de mer jamais ne vous dérange ;Vous mangiez, vous buviez en dormant. NELLY. C'est étrange. MADEMOISELLE LAURE. Je n'en disconviens pas, et pourtant c'est ainsi. NELLY. Que m'importe après tout ?... Nous voilà donc ici À Pékin. MADEMOISELLE LAURE. Oui, malgré, je dois aussi le dire,L'ennui de vos parents. NELLY. Voir le Céleste Empire! MADEMOISELLE LAURE. Je le sais ; vous l'avez si bien manifestéQu'on a dû se soumettre à votre volonté.Mais puisque nous voilà, profitons-en... Du reste J'ai vu trois mandarins de ce pays céleste ;L'un d'entr'eux, le plus riche, attache un bien grand prixÀ s'occuper de nous : la lettre de ParisQue son ambassadeur pour lui m'avait remiseL'a hautement flatté ; cette heureuse entremise Nous vaudra les faveurs du Fils du Ciel ; jugezDans quel ravissement nos coeurs seront plongés. NELLY. Allons, en attendant, faire une promenade. MADEMOISELLE LAURE. Non, certes... j'oubliais déjà la sérénade ;Le puissant mandarin nous fait cet honneur-là ; Les choeurs célestes vont venir... Elle regarde par la galerie du fond.Et les voilà. Mu-si-ka-li et des jeunes Chinoises entrent ; Musi-ka-li tient dans la main un bâton de chef d'orchestre. ? Les jeunes filles viennent saluer Nelly et mademoiselle Laure en s'inclinant et en portant les mains avec l'index debout à la hauteur de leurs têtes. SCÈNE II. Nelly, Mademoiselle Laure, Mu-si-ka-li, Jeunes Chinoises. MADEMOISELLE LAURE, à Nelly. Il faut nous recueillir, car nous allons entendreQuelque chose d'exquis, de vaporeux, de tendre. Les jeunes Chinoises se rangent à droite ; Mu-si-ka-li se tient devant elles ; elle bat une mesure à deux temps dont le premier est frappé sur le bout de son nez et le second en l'air. LES JEUNES CHINOISES. Sur l'air : Ah ! vous dirai-je, maman. Avec lenteur et avec beaucoup de gravité.C'est pour nous l'heureux momentDe vous faire compliment ; Nous vous sommes inconnues,Mais soyez les bienvenues,Car Yan-tsin, le mandarin,Vous le dit dans ce refrain. MADEMOISELLE LAURE. Nous remercions bien Monsieur le mandarin. À Nelly.L'air est fort connu, mais j'aime, je vous l'assure,Cette étrange façon de battre la mesure. MU-SI-KA-LI. Écoutez maintenant un ensemble à succès ;On l'appelle chez nous le classique français. Mu-si-ka-li bat encore une mesure de la même manière, et le choeur chante les vers suivants sur le motif : Au clair de la lune. LES JEUNES CHINOISES. Monte, ô blanche lune ! Dans le firmament ;Jette à la nuit bruneTon éclat charmant ;Souris dans l'espace ;Tu peux nous donner La meilleure placePour nous promener. Ka-out-tchoù, fille d'honneur de l'Impératrice, entre avec une large feuille de palmier à la main ; à son entrée, Mù-si-ka-li et les jeunes Chinoises saluent. - Ka-out-tohou vient s'incliner devant Mademoiselle Laure et Nelly qui se sont levées à son entrée ; elle se tourne ensuite vers les jeunes filles et elle leur indique la porte. Mn-si-ka-li et les jeunes Chinoises viennent passer devant mademoiselle Laure et Nelly en reprenant le dernier choeur et elles sortent en mesure. SCÈNE III. Mademoiselle Laure, Nelly, Ka-out-tchou. KA-OUT-TCHOU, présentant la feuille de palmier à Mademoiselle Laure. Voici ce que Tching-Fo, notre gracieux maîtreEt puissant Empereur, m'a dit de vous remettre. MADEMOISELLE LAURE. Qu'est-ce donc ? KA-OUT-TCHOU. Un écrit de sa divine main. MADEMOISELLE LAURE. Les feuilles de palmier servent de parcheminIci ? KA-OUT-TCHOU. Précisément. MADEMOISELLE LAURE. C'est pour cela peut-être,Que l'alphabet chinois renferme tant de lettre. KA-OUT-TCHOU. Sans doute... mais lisez cet écrit, s'il vous plaît. MADEMOISELLE LAURE. J'ignore le chinois, je l'ignore au complet. KA-OUT-TCHOU. J'aime de votre esprit la couleur et le style. MADEMOISELLE LAURE. Oh ! Madame... KA-OUT-TCHOU. Voyons, je veux vous être utile;Je lirai, si cela peut vous faire plaisir,Le message d'en haut. MADEMOISELLE LAURE. C'est mon plus grand désir, KA-OUT-TCHOU. Alors, recueillez-vous. MADEMOISELLE LAURE. Recueillons-nous. KA-OUT-TCHOU, lisant. - Sa Grâce, Le Fils du Ciel, issu d'une divine race,L'Empereur que toujours le monde saluera,Le maître de la Chine entière... et coetera,Institue à Nelly, la charmante Française,L'honneur de figurer de droit parmi les seize... NELLY. Les seize ? KA-OUT-TCHOU. Assurément. MADEMOISELLE LAURE. Oui, mais les seize quoi ? KA-OUT-TCHOU. Recueillez-vous ; il faut contenir votre émoi. MADEMOISELLE LAURE. Certes... mais je voudrais savoir... KA-OUT-TCHOU, continuant à lire. Les seize fillesQue l'illustre Yan-tsin choisit dans les famillesLes plus hautes, pour faire un cortège éclatant À la Fille du Ciel. MADEMOISELLE LAURE, avec joie. Quel honneur ! KA-OUT-TCHOU, après avoir mis la feuille de palmier sur une chaise. Un instant ;Il me faut ajouter... MADEMOISELLE LAURE. Vous ajoutez encore ?Oh ! Non, oh ! Non, c'est trop... NELLY. Mademoiselle Laure,Patientons un peu. KA-OUT-TCHOU, à Nelly. Vous devez chaque jourObserver strictement les règles de la Cour. NELLY. C'est très juste. KA-OUT-TCHOU. Tching-Fo veut que l'on se soumetteAu respect absolu d'une austère étiquette. NELLY. Mais nous sommes encore étrangères... KA-OUT-TCHOU. AussiLa jeune Pat-tchou-li viendra bientôt ici,Elle vous apprendra nos us et nos coutumes. MADEMOISELLE LAURE. Oh ! Merci. KA-OUT-TCHOU. Vous allez échanger vos costumesContre ceux du pays, des vêtements chinoisD'un très bon goût. MADEMOISELLE LAURE. Surtout s'ils sont de votre choix. Ka-out-tchou frappe dans ses mains ; deux jeunes Chinoises entrent avec des vêtements sur les bras. KA-OUT-TCHOU, avec un geste de commandement et en accentuant chaque syllabe. Man, chon ! - Ka, fé, o, lé ! - Po, ta, ho ! - Kas, ka, mèche ! LES DEUX CHINOISES, en s'inclinant. Tsin, tsin. MADEMOISELLE LAURE. Que c'est joli! quelle expression... fraîche ! Po, ta, ho! KA-OUT-TCHOU. C'est pour dire avec autoritéDe porter ces objets dans la chambre à côté. MADEMOISELLE LAURE. Et Tsin, tsin, la réponse à deux mots seuls réduite,Certainement veut dire : allons-y tout de suite. KA-OUT-TCHOU. Vous connaîtrez bientôt le chinois, c'est certain. MADEMOISELLE LAURE. Il suffit pour cela de se lever matin. Les deux jeunes Chinoises sont entrées dans le cabinet, à gauche ; elles en ressortent, saluent avec l'index levé à la hauteur de la tête et s'en vont par la galerie. MADEMOISELLE LAURE, à Nelly. Hâtons-nous donc ; venez, ma chère demoiselle,Sous ces riches habits la grandeur nous appelle. Mademoiselle Laure et Nelly entrent dans le cabinet. SCÈNE IV. Ka-out-tchou, puis Pat-tchou-li. KA-OUT-TCHOU, désignant le cabinet. Tout ce qu'on dit ici s'entend fort bien de là ;Il faut de la prudence, et beaucoup. Apercevant Pat-tchou-li qui entre.Vous voilà, Pat-tchou-li ? PAT-TCHOU-LI. Me voilà. KA-OUT-TCHOU, regardant Pat-tchou-li. Qu'avez-vous donc, ma chère?Vos traits sont contractés, vous semblez en colère. PAT-TCHOU-LI. On serait en colère à moins, en vérité. KA-OUT-TCHOU. Parlez plus bas, on peut nous entendre à côté,Car ces dames y font leur toilette. PAT-TCHOU-LI. Qu'importe Que l'on entende ou non à travers cette porte ?Jugez de mon courroux : J'aspirais à l'honneurD'être parmi les seize, et mon plus cher bonheurÉtait ce rêve... eh bien ! La sotte fantaisieDu grand lettré Yan-tsin fait que l'on m'a choisie Pour donner des conseils et même des leçonsÀ celle qui prendra ma place sans façons.C'est impertinemment vouloir me chercher noise ;Elle est française, soit, eh bien ! je suis chinoise ;Nous verrons si de moi l'on fait un mannequin, Et qui l'emportera Paris ou bien Pékin.La Chine aux yeux du monde a mis une auréole,Nous avons découvert... S'interrompant.Quoi donc ? KA-OUT-TCHOU. Mais... la boussole. PAT-TCHOU-LI. La boussole. Oui ; croit-on que ces Françaises-là Dans leur fameux Paris auraient trouvé cela ?La boussole ! Je crois une chose entendueQue nous l'avons trouvée et qu'elles l'ont perdue. KA-OUT-TCHOU. Pourtant la plus âgée a de l'esprit. PAT-TCHOU-LI. Croit-onQue l'on soit sans esprit à Nankin, à Canton ? Croit-on que les Chinois, que trop souvent on raille,Aient l'esprit traversé par la grande muraille ?Non ; ce serait porter le plus faux jugement ;Les magots ne sont pas en Chine seulement,Je le démontrerai tout à l'heure à ces dames. Donc, j'ai dans ma pensée ourdi certaines tramesQui, je l'espère bien, prouveront de nouveauQue nous avons encor quelque chose au cerveau. KA-OUT-TCHOU. Puisse l'esprit... céleste au succès vous conduire, Regardant vers la gauche.Voilà ces dames... PAT-TCHOU-LI. Ah ! Nelly et Mademoiselle Laure, vêtues en Chinoises, entrent. KA-OUT-TCHOU. Je vais vous introduire. SCÈNE V. Ka-out-tchou, Pat-tchou-li, Nelly, Mademoiselle Laure. KA-OUT-TCHOU, présentant Pat-tchou-li. Pat-tchou-li, ma meilleure amie... MADEMOISELLE LAURE. Et j'ai l'espoirQu'elle sera la nôtre aussi... PAT-TCHOU-LI, à part. Nous allons voir. À Mademoiselle Laure.Je ne mérite pas autant de politesse. KA-OUT-TCHOU. Il faut que je retourne auprès de Sa Hautesse. À Nelly, en gagnant vers la porte.Étudiez donc bien, mettez-vous au courant, Et bientôt vous serez... NELLY, riant. Au seizième rang. KA-OUT-TCHOU. Assurément. Elle salue et sort. SCÈNE VI. Pat-tchou-li, Nelly, Mademoiselle Laure. PAT-TCHOU-LI. Yan-tsin, le mandarin illustre,Veut qu'à tous vos attraits s'ajoute un nouveau lustre. MADEMOISELLE LAURE. Je vous rends grâce autant qu'à lui, car vous venezNous instruire... PAT-TCHOU-LI, à part. Elle veut me prendre par le nez. À Mademoiselle Laure et à Nelly.Me voici tout à vous et m'en voyez charmée. MADEMOISELLE LAURE. Gentille Pat-tchou-li, qu'on vous a bien nommée !On dirait votre voix un parfum qu'on entend. NELLY. Vous pouvez donc ouvrir la séance. PAT-TCHOU-LI. À l'instant. Après un silence.En Chine, il faut le dire, il est d'un vieil usage Que le pied joue un rôle autant que le visage,Autant que le visage il attire les yeux;Il faut qu'il soit cambré, petit et gracieux,Il faut qu'un dessin pur indique la cheville ;Les pieds de Salamanque et les pieds de Séville Ressembleraient chez nous à des pieds de Romain,Car le plus grand soulier doit tenir dans la main. MADEMOISELLE LAURE. La chose me paraît tant soit peu difficile. PAT-TCHOU-LI. Oh ! Non, pas trop ; le pied, voyez-vous, est docileÀ la forme ; il suffit de le mettre au milieu D'un petit appareil en bois, on serre un peu,Et... MADEMOISELLE LAURE. J'y suis... PAT-TCHOU-LI. Mais avant qu'ainsi l'on s'intéresse,On a la liberté complète... MADEMOISELLE LAURE, faisant le geste de serrer un écrou. De la presse.Ce petit appareil, en usage à Pékin,Est un ancien supplice appelé : Brodequin. PAT-TCHOU-LI. Oh ! Madame... NELLY, à Mademoiselle Laure. Il faut voir. MADEMOISELLE LAURE. Pour moi, je me défieD'un système pareil. PAT-TCHOU-LI, légèrement. La chair se tuméfie,On le conçoit ; le pied se gonfle quelque peu,Il devient d'abord rouge, ensuite il devient bleu,Puis, jaune ; il faut du temps pour guérir, cela traîne, Et même quelquefois il s'y met la gangrène ;Mais on peut se vanter d'avoir un pied charmant. MADEMOISELLE LAURE. Peste ! Vous en parlez un peu légèrement. NELLY, avec un peu d'hésitation. Nous verrons. PAT-TCHOU-LI, à part. Elle semble un peu moins à son aise. À Nelly.Mais aussi quel honneur d'être parmi les Seize ! NELLY. Sans doute... Maintenant, si vous le voulez bien,Donnez-moi ma leçon de tenue. PAT-TCHOU-LI. Il n'est rienDe plus facile : Avec une entière assuranceFaites tout au rebours de ce qu'on fait en France ;Là-bas, on rit souvent ; ici l'on ne rit pas ; On s'agite chez vous, nous marchons au compasAvec une lenteur que jamais on n'évite. MADEMOISELLE LAURE, avec un nouveau geste de pression. Vous avez des raisons pour ne pas marcher vite. PAT-TCHOU-LI, continuant. À table, si polis et si nombreux qu'on soit,On laisse les voisins pour s'occuper de soi ; On n'y porte jamais de gants ou de manchettes,On n'a pas de cuillers, on n'a pas de fourchettes... MADEMOISELLE LAURE. Mais alors, quand on veut manger, comment fait-on ? PAT-TCHOU-LI. On se sert à propos d'un tout petit bâtonDont vous comprendrez mieux l'usage tout à l'heure. Il faut savoir aussi que dans chaque demeure,Dans la plus humble chambre ou les plus beaux salons,Au lieu d'entrer de face on entre à reculons. MADEMOISELLE LAURE. C'est fort drôle, vraiment. PAT-TCHOU-LI. C'est fort drôle, peut-être,Mais c'est réel. MADEMOISELLE LAURE. Comment peut-on se reconnaître ? Car enfin, convenons qu'il faut, en vérité,Une certaine peine à voir de ce côté. PAT-TCHOU-LI. C'est une question d'habitude... À Nelly.Ah ! J'y pense,Vous devez prendre encor votre leçon de danse. NELLY. C'est bien. PAT-TCHOU-LI. En attendant l'heure de la donner... MADEMOISELLE LAURE. Je voudrais bien qu'on vînt servir à déjeuner. PAT-TCHOU-LI. Je vais vous envoyer les maîtresses de table.À bientôt. MADEMOISELLE LAURE. À bientôt... Pat-tchou-li sort. SCÈNE VII. Mademoiselle Laure, Nelly. MADEMOISELLE LAURE. Quel pays délectable !À coup sûr nous devons y passer de beaux jours. NELLY. Mais très fâcheusement tout s'y fait au rebours. MADEMOISELLE LAURE. Cela vaut mieux; au lieu d'une Chine banaleNous avons une Chine étrange, originale,Avec ses petits pieds, avec ses cheveux longs;Quand on se rend visite on entre à reculons,Un certain... appareil procède à la chaussure, On se frappe le nez pour battre la mesure.Que voulez-vous de plus ? Si ce n'était ainsiA quoi vous servirait d'être venue ici ? NELLY. Oui, vous avez raison, ma chère. MADEMOISELLE LAURE. À la bonne heure. À part.La raison la moins juste est souvent la meilleure. À Nelly.Mais... J'ai grand appétit... Va-t-on nous condamnerÀ mourir de faim ? Deux Chinoises se présentent; une d'elles porte une nappe blanche ; elles viennent saluer Mademoiselle Laure et Nelly. MADEMOISELLE LAURE. Non, voici le déjeuner. SCÈNE VIII. Mademoiselle Laure, Nelly, Les deux chinoises. MADEMOISELLE LAURE. J'ai pourtant du souci... Dans ce pays étrangeJe n'ai pas bien compris encor comment on mange. Les deux Chinoises portent la table sur le devant de la scène, droite ; puis, elles déplient la nappe qui est très grande. MADEMOISELLE LAURE, remarquant la grandeur de la nappe. Ah ! Ça, dans quelle erreur nous laisse Pat-tchou-li ? On ne met pas la table, on va faire le lit. UNE CHINOISE, après que la nappe est mise sur la table. Mer, lan ! Kou-li-ho-chou ! Can, ta, lou ! Ka-bri-holes! MADEMOISELLE LAURE, à Nelly. Je crois avoir saisi le sens de ces paroles,C'est le menu. Aux Chinoises.Tsin, Tsin! Les Chinoises s'inclinent et sortent. MADEMOISELLE LAURE. C'est pour dire qu'enfinOn nous serve et bientôt, car nous mourons de faim. Mademoiselle Laure et Nelly se mettent à table ; les Chinoises rentrent. L'une d'elles porte deux assiettes de riz sur lequel se trouvent deux petits bâtons minces et courts, elle met ces assiettes devant mademoiselle Laure et Nelly ; l'autre Chinoise porte deux plats qu'elle met également sur la table ; elles portent ensuite un pot à eau avec deux tasses ; puis elles sortent. NELLY. Ah ! Quelle affreuse odeur ! MADEMOISELLE LAURE. En effet. Elle s'incline sur l'un des plats.Une trancheDe melon cantaloup dans une sauce blancheD'où s'exhale un parfum de vinaigre et d'oignons,Puis du fromage en pâte avec.des champignonsSur lesquels on a mis, je crois, du sucre d'orge. NELLY, regardant. Cela ne prend pas l'oeil. MADEMOISELLE LAURE. Mais cela prend la gorge. NELLY. Je ne toucherai pas à ce mets-là, bien sûr. MADEMOISELLE LAURE, en découvrant le second plat. Qu'est ceci ?... Par exemple ! Un oeuf d'autruche... Elle prend un des petits bâtons qu'elle appuie sur l'oeuf.Et durComme un cerveau chinois, comme une pierre sèche ;Il faudrait du canon pour pratiquer la brèche... Pourtant mon estomac pousse déjà des cris. NELLY. Je vois bien qu'il nous faut rabattre sur le riz. MADEMOISELLE LAURE. J'ai soif aussi. Elle se verse à boire.De l'eau ! C'est à ne pas y croire !J'aime bien l'eau, pourtant je mets, quand je veux boire,Et sans être un adepte absolu du tonneau, Non de l'eau dans mon vin, mais du vin dans mon eau. NELLY. C'est un manque de soins. MADEMOISELLE LAURE. Il faut qu'on le tolère...Allons, mangeons du riz et buvons de l'eau claire. NELLY. Manger du riz ? C'est moins facile que cela ;Comment faut-il s'y prendre avec ces bâtons-là ? MADEMOISELLE LAURE. J'ai lu dans un ouvrage à propos de la Chine,Qu'on fait sauter le riz dans la bouche... NELLY. Voisine ? MADEMOISELLE LAURE. Non, dans sa propre bouche... essayons... sans orgueilJe suis adroite... Elle fait sauter le riz avec les deux petits bâtons.Bon ! Cela me vient dans l'oeil. Elle pose les petits bâtons et elle se lève.Que faire ?... Il ne faut pas cependant qu'on nous voue À la faim sans espoir. NELLY. Pour mon compte j'avoueQue je suis déjà prête à manger dans la main. MADEMOISELLE LAURE, apercevant la feuille de palmier laissée sur la chaise. Eh ! Mais... Nous avons là le sacré parchemin ;En le coupant en deux nous ferons, je le pense,Une cuiller. NELLY. Fort bien. MADEMOISELLE LAURE. Et cela nous dispense De manger dans la main. Elle va prendre la feuille de palmier.Aussitôt dit que fait. Elle coupe la feuille en deux et elle donne une moitié à Nelly.Pour vous. Elle arrondit la demi-feuille en coquille.Pour moi ; ce n'est pas trop mal. NELLY. C'est parfait. MADEMOISELLE LAURE. Eh bien ! Sans plus tarder remettons-nous à table. Elles se remettent à table et elles mangent du riz en se servant de la feuille de palmier. NELLY. En vérité, ce riz me semble présentable. Pat-tchou-li paraît au fond, elle fait, vers la galerie, un signe pour dire d'attendre ; elle entre ensuite et elle vient auprès de Nelly et de Mademoiselle Laure. SCÈNE IX. Mademoiselle Laure, Nelly, PAT-TCHOU-LI. Abomination et désolation ! Action que l'on voue à l'exécration !Horreur ! Terreur ! Fureur ! MADEMOISELLE LAURE. Qu'avez-vous ? PAT-TCHOU-LI. Ainsi mettreDans le riz, et sans honte, une pareille lettre,La lettre de Tching-Fo, l'Empereur rayonnant ! MADEMOISELLE LAURE. Nous la recollerons. PAT-TCHOU-LI, à part. Je les tiens maintenant. MADEMOISELLE LAURE. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis mal à l'aise. PAT-TCHOU-LI, se rapprochant de Nelly. Voulez-vous, malgré tout, figurer dans les Seize ? NELLY. Malgré tout, dites-vous, malgré qui ? Malgré quoi ? PAT-TCHOU-LI. Eh bien ! Je vous le dis franchement. Avec fermeté.Malgré moi. NELLY. En vérité ? PAT-TCHOU-LI. Sachez que j'aspire moi-même À ce titre de gloire, à cet honneur suprême ;Il m'est donc bien permis de vous interroger. MADEMOISELLE LAURE, à part. Où donc l'ambition va-t-elle se loger ? NELLY. Si je vous disais : oui, sans raison et sans rime ? PAT-TCHOU-LI. Alors j'irais tout droit dénoncer votre crime. MADEMOISELLE LAURE. Notre crime ! avons-nous mérité l'échafaud ? PAT-TCHOU-LI. Vous avez déchiré la lettre de Tching-Fo,Et de la page sainte, au langage qui touche, Dramatiquement.Vous avez osé faire une cuiller à bouche ! MADEMOISELLE LAURE. Eh bien ? PAT-TCHOU-LI. Eh bien ! Ce crime accompli sans remord, Ce crime affreux sera puni... MADEMOISELLE LAURE. Puni ? PAT-TCHOU-LI. De mort ! MADEMOISELLE LAURE, à part, à Nelly. Faut-il s'évanouir ? NELLY, se rapprochant avec crainte de Mademoiselle Laure. Non, non, ma chère Laure. PAT-TCHOU-LI. Et puis... MADEMOISELLE LAURE. Comment : Et puis ? Que peut-on faire encoreAprès cela ? PAT-TCHOU-LI, légèrement. Fort peu, vraiment ; sur un poteauOn expose la tête avec un écriteau. MADEMOISELLE LAURE. Quel tableau rassurant ! PAT-TCHOU-LI. Remarquez, je vous prie,Que tout cela n'est pas une plaisanterie ;Les droits du Fils du Ciel jusqu'au bout sont poussés. MADEMOISELLE LAURE. Nous allons réfléchir. PAT-TCHOU-LI. Certes, réfléchissez. Elle sort. SCÈNE X. Mademoiselle Laure, Nelly. MADEMOISELLE LAURE. Eh bien ! Qu'en pensez-vous ? NELLY. Faut-il que je vous dise Ce que je pense avec une entière franchise ? MADEMOISELLE LAURE. Sans doute. NELLY. Je vois fuir 9mes rêves d'autrefoisEt j'aime déjà moins la Chine et les Chinois. MADEMOISELLE LAURE. Quoi ! Vous parlez ainsi dans le Céleste-Empire,Dans ce pays rêvé ? NELLY. Je ne sais rien de pire Qu'un pays où l'orgueil parle sur tous les tons ;On y commande au geste, on y mange aux bâtons,On y traite les gens un peu comme les bêtes,On écrase les pieds, on expose les têtes... MADEMOISELLE LAURE. C'est vrai, cela ; pourtant nous y sommes. NELLY. Comment Ne pas toucher bien vite au désenchantement ? MADEMOISELLE LAURE. Vous semblez regretter notre terre française. NELLY. Eh bien !... Oui. MADEMOISELLE LAURE. Mais alors que résoudre ?... Et les Seize ? NELLY. C'est juste. MADEMOISELLE LAURE. Ce Yan-tsin nous met dans l'embarras ;Acceptant, nous avons Pat-tchou-li sur les bras. Refusant, c'est Tching-Fo, le Fils du Ciel lui-mêmeQui nous fera sentir sa colère suprême. NELLY. Que faire ? MADEMOISELLE LAURE. Il n'est qu'un seul moyen de s'en sortir. NELLY. Quel qu'il soit, je l'accepte. MADEMOISELLE LAURE. Il nous faut repartir. NELLY. J'ai hâte d'être loin de ce pays sauvage. Après un silence.Reste le mal de mer. MADEMOISELLE LAURE, sortant une fiole de sa poche. Mais j'ai là le breuvageDe ce bon docteur Jean, et vous savez très bienQue par les plus gros temps vous ne sentirez rien. NELLY, en se dirigeant vers le cabinet, à gauche, et avec résolution. Venez, endormez-moi. Elles vont entrer dans le cabinet, lorsque Ka-out-tchou se présente. KA-OUT-TCHOU. Notre étoile divine,La céleste clarté qui sourit sur la Chine, La Fille du Ciel même en son palais attendLa charmante Française. Nelly fait un geste de découragement. MADEMOISELLE LAURE, à part, à Nelly. - Attendez un instant ;Nous sortir de cela ne pèse pas une once. À Ka-out-chou, avec une solennité affectée.Nous estimons bien haut votre flatteuse annonce ;Attendez-nous ici pour l'heureux dénouement. Se tournant vers Nelly.Venez. Elle salue gravement Ka-out-tchou et elle entre avec Nelly dans le cabinet. SCÈNE XI. KA-OUT-TCHOU. Cela s'embrouille et je ne sais commentNous allons terminer cette étrange entreprise ;Nous sommes, comme on dit, au sommet de la crise ;On n'en peut pas encor prévoir le résultat,Et cela devient, certes, une affaire d'État. Nous avons cru d'abord la chose très facile ;Le plan conçu suivait une pente docile ;On peut improviser des chants et des ballets,Mais on ne bâtit pas aussi vite un palais.Où réunir Tching-Fo, sa compagne céleste, Les mandarins lettrés, Yan-tsin et tout le reste ?C'est fort embarrassant et je ne prévois pasComment nous allons tous nous tirer de ce pas. Mademoiselle Laure sort rapidement du cabinet, elle a repris ses vêtements à la française. SCÈNE XII. Ka-out-tchou, Mademoiselle Laure. MADEMOISELLE LAURE, vivement. Dieu merci ! Nous touchons au bout des aventures. Appelant.Marie ! Ursule ! Jeanne ! À son appel, trois domestiques, habillées à la française, entrent dans le salon. MADEMOISELLE LAURE, aux domestiques en désignant les sujets chinois posés sur les murs. Enlevez ces tentures. Les domestiques enlèvent rapidement les tentures ; elles portent des chaises, des fauteuils et un guéridon qu'elles placent à gauche et sur lequel se trouve le journal : La Mode ; elles sortent ensuite. MADEMOISELLE LAURE. Je m'attendais fort bien à ce dénotaient-là;Les Chinois l'ont bientôt désenchantée, elle aVoulu revoir la France, aussi j'ai dû lui fairePrendre sans plus tarder l'anodin somnifèreDont l'effet passager ne dure qu'un moment. KA-OUT-TCHOU. Je m'en vais donc aussi changer de vêtement,Car elle va venir. MADEMOISELLE LAURE. Sans doute. KA-OUT-TCHOU. À tout à l'heure. Elle sort. SCÈNE XIII. MADEMOISELLE LAURE. Ah ! Le joli voyage ! Et combien la demeureRetrouvée à la fin va lui paraître encorPleine de souvenirs aussi chers qu'un trésor ! Elle s'assied dans un fauteuil.Prenons dans ce fauteuil une pose commode. Elle regarde à gauche.La voilà... Elle prend le journal sur le guéridon.Plongeons-nous dans le journal de mode. Nelly entre. SCÈNE XIV. Mademoiselle Laure, Nelly. NELLY. Nous voilà de retour chez nous. MADEMOISELLE LAURE. Oui, Dieu merci. NELLY, regardant autour d'elle. Avec un vrai bonheur je me retrouve ici :Et pourtant, il me Semble... à coup sûr c'est un leurre, Que nous étions encore en Chine tout à l'heure. MADEMOISELLE LAURE. Vous croyez ? NELLY. Il me semble aussi que je revoisLevant ses deux index à la hauteur de la tête.La danse des magots et que j'entends leurs voix. MADEMOISELLE LAURE. C'est, sans doute, l'effet du breuvage. NELLY. Peut-être. MADEMOISELLE LAURE. Combien le coeur se sent charmé de reconnaîtreTout ce qu'on a laissé... Vous avez éprouvéCe bonheur, n'est-ce pas ? NELLY, vaguement. J'ai peut-être rêvé. À ce moment, un choeur de jeunes filles se fait entendre au dehors ; Nelly et Mademoiselle Laure se lèvent. LES JEUNES FILLES. Monte, ô blanche lune !Dans le firmament ; Jette à la nuit bruneTon éclat charmant. NELLY. Que m'apporte ce chant ?... L'émotion me glace... Des jeunes filles, vêtues à la française, entrent en cadence et en chantant ; Mù-si-ka-li bat la mesure de la même façon ; Ka-out-tchou et P-at-tchou-li, également vêtues à la française, sont avec elles. SCÈNE XV. Mademoiselle Laure, Nelly, Ka-out-tchou, Pat-tchou-li, Mu-si-ka-li, Jeunes filles. LES JEUNES FILLES. Souris dans l'espace ;Tu peux nous donner La meilleure placePour nous promener. MADEMOISELLE LAURE, à Nelly. Que votre émotion comme une ombre s'efface. Elle va prendre Ka-out-tchou et Pat-tchou-li qu'elle présente à Nelly.Je vous présente encor, ma bien chère Nelly,Hortense ou Ka-out-tchou... Mathilde ou Pat-tchou-li. NELLY. Me voilà maintenant tout à fait rassurée. Après un silence.Mais la Chine ? MADEMOISELLE LAURE. Voici ; nous vous l'avons montréeDans l'aile du château que l'on n'habite pas ;Nous avons fait ainsi la route en quelques pas,Puis, avec les enfants de l'école voisine Nous avons complété le tableau de la Chine. NELLY, tendant les mains à Ka-out-tchou et à Pat-tchou-li. Je vous en sais bon gré, car l'on a bien raisonDe ne jamais quitter le seuil de sa maison. ==================================================