******************************************************** DC.Title = RENÉ-DESCARTES, TRAIT HISTORIQUE EN DEUX ACTES ET EN PROSE. DC.Author = BOUILLY, Jean-Nicolas DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Trait historique DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 12:03:14. DC.Coverage = Pays-Bas DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/BOUILLY_DESCARTES.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k48204n DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** RENÉ-DESCARTES. TRAIT HISTORIQUE EN DEUX ACTES ET EN PROSE. AN CINQUIÈME DE LA RÉPUBLIQUE. PAR LE CITOYEN BOUILLY. Représenté pour la première fois à Paris, sur le théâtre de la République, le quatrième jour complémentaire de l'an IV, de la république française. AU LECTEUR. De tous les ouvrages que j'ai mis sur la scène, celui-ci, je dois l'avouer, est je plus cher à mon coeur. Né dans la contrée où naquit René-Descartes ; accoutumé, dès mon enfance, à chérir, à respecter sa mémoire ; conduit dans la route des vérités éternelles, par le sentier que fraya ce grand innovateur, pouvai-je, sans l'émotion la plus vive retracer son image ? Aussi n'ai-je employé que peu de temps à la composition de cette pièce. J'en commençai les premières scènes dans la chambre où Descartes reçut le jour, sur la table où son père lui apprit à écrire. La touchante simplicité du lieu, le respect qu'il m'inspirait, remplissaient à-la-fois mon âme de l'ivresse la plus douce, de l'enthousiasme le plus brûlant je croyais être dans le sanctuaire, de l'immortalité ; ma main ne pouvait suffire aux élans de mon imagination. Le fond de cet ouvrage, ainsi que la majeure partie de ses détails, sont véritablement historiques. C'est dans une lettre de Descartes à sa mère, que j'ai puisé le trait que je retrace ; c'est dans les écrits de ce philosophe et principalement dans l'éloge qu'en a fait Thomas à l'Académie française que j'ai recueilli ses belles maximes, les particularités les plus remarquables de sa carrière. Enfin, pour le montrer vivant, et tel qu'il était ; pour le faire connaître à cette grande portion du peuple qui, sans doute, ignorait jusqu'à son nom, j'ai rappellé souvent ses propres paroles ; j'ai peint ses moeurs, son caractère ; je l'ai suivi, surtout dans les détails de la vie privée, miroir toujours fidèle de ce que nous valons et de ce que nous sommes. Le succès a surpassé de beaucoup mon attente. La vue de Descartes, dans la personne du citoyen Monvel, a produit l'impression la plus profonde, l'illusion la plus complète. Les spectateurs instruits se disaient « C'est lui; oh c'est bien lui !... » Les autres répétaient avec attendrissement « C'est là Descartes ; et nous ne le connaissions pas ! » Paroles précieuses qui ne sortiront jamais de mon coeur, et qui seules font ma récompense. Les artistes du théâtre de la République que j'ai eu le bonheur de m'associer dans cet ouvrage en ont assuré le succès par leur zèle par leurs talents distingués ; qu'ils me permettent donc de leur offrir publiquement l'assurance de ma gratitude ! Je ne fais en cela que suivre un adage de celui dont ils m'ont aidé à célébrer la mémoire, et qui disait que la reconnaissance était un fardeau qu'on devait alléger, toutes les fois qu'on en trouvait l'occasion. PERSONNAGES. ARTISTES. RENÉ-DESCARTES, âgé d'environ 45 ans Monvel. MAURICE (de Nassau), gouverneur des Provinces-Unies, Damas. AMINTUS, jeune savant, disciple et ami intime de Descartes, Duval. MARCK, charon, chez lequel Descartes s'est retiré, Michot. FÉLICIO, ouvrier chez Marck et amant de Florina, Barbier. UN OFFICIER DE JUSTICE, Berville. VOËTIUS, recteur de l'université d'Utrecht, ennemi et persécuteur de Descartes. (Personnage muet), Bourdais. FLORINA, fille de Marck, la citoyenne St.-Clair. DOCTEURS et SAVANTS. GARDES. LE PEUPLE. La scène se passe à Utrecht. ACTE I Le théâtre représente une chambre simplement meublée. Sur un des côtés de la scène est un grand bureau de travail, couvert de cartes, de livres, de globes et d'instruments de mathématiques. SCÈNE PREMIÈRE. DESCARTES, seul, assis devant son bureau. Que l'étude de la nature offre un champ vaste et imposant !... Comme elle élève, comme elle agrandit l'âme. De quel feu je me sens embrasé ! Ô toi, que je trouve partout, et ne puis définir, cause première de tout ce qui existe, Être éternel, puisque tu m'as créé, je ne mourrai point sans avoir médité sur tes ouvrages, sans avoir cherché la vérité parmi tous ces chef-d'oeuvres dont tu composas l'univers... Soutiens mon courage, seconde mes projets ; et si tu permets que j'ajoute à la perfection des hommes, que je contribue à leur bonheur, je te rendrai grâce en mourant de m'avoir donné l'existance. SCÈNE I. Descartes, Florina. Elle frappe à la porte en dehors. DESCARTES. Entrez. FLORINA. Elle tient à la main un plateau, sur lequel sont plusieurs vases de terre.C'est moi, Monsieur Descartes... Je vous apporte votre thé. DESCARTES. Ah ! Ah ! Merci, belle petite ! FLORINA. Elle dépose le thé sur une petite table qu'elle place sur le devant de la scène.Si je n'avais pas craint de vous distraire, je vous l'aurais apporté plutôt. Il se fait déjà tard. DESCARTES. Il se lève.Effectivement, la matinée est plus avancée que je ne pensais. Le tems passe si vite à l'ouvrage. Il prend le thé et reste debout. Et votre père, mon cher Marck ? Je ne l'ai pas vu de la journée. Voici l'heure cependant où nous avons coutume de fumer ensemble. FLORINA. Il ne tardera siirement pas à monter. Il est dans la boutique avec Félicio qu'il aide à finir quelque chose. DESCARTES, toujours debout devant ta table. C'est un bien aimable jeune homme que ce Félicio. FLORINA, s'approchant avec intérêt. N'est-il pas vrai, monsieur ? DESCARTES. Sa figure annonce le meilleur caractère. FLORINA. Elle n'est pas trompeuse, je vous assure. DESCARTES. Il est d'une force, d'une adresse ! FLORINA. Il vaut à lui seul trois ouvriers au travail. Aussi passe-t-il dans le quartier pour le premier charron d'Utrecht. DESCARTES. Et sans doute, ce jeune homme a fait quelqu'impression sur votre coeur ? FLORINA. Oh ! Je ne m'en défends pas ; je l'aime bien... Une autre à ma place ne vous répondrait qu'eu rougissant, en baissant les yeux ; eh ben ! moi, tout le contraire. Je suis trop heureuse d'aimer Félicio, et surtout d'en être aimée, pour ne pas l'avouer avec franchise ; et si je rougissais en faisant cet aveu, ce ne serait que de plaisir, Monsieur Descartes ; non, ce ne serait que de plaisir. DESCARTES. Délicieuse ingénuité ! Mais puisque vous vous aimez si bien, pourquoi donc Marck ne vous unit-il pas ? FLORINA. Oh ! Dam... Il est bon, mon père ; oh ! de ça bien bon... Mais quand une fois il s'est mis quelque chose en tête... Ce n'est pas qu'il ne m'ait bien promise à Félicio : déjà même il le regarde, le traite comme son fils; et s'il retarde ainsi notre mariage, c'est qu'il veut qu'auparavant... Mais, moi, qui vais vous conter ça, comme si ça pouvait vous intéresser. DESCARTES, avec vivacité. Oui, sans doute : tout ce qui peut accélérer ou accroître votre bonheur, m'intéresse, aimable enfant, excite ma sollicitude. Je prétends tout savoir ; et si je puis vous servir auprès de votre père... FLORINA. Le voilà qui vient : vous pourrez l'interroger vous-même, surtout que ça ne soit pas devant moi ; car il pourrait croire... Et malgré qu'il soit bien cruel d'attendre, j'aime encore mieux souffrir que de le fâcher, voyez-vous. SCÈNE III. Les Précédents, Marck. MARCK. En tablier de travail, il porte une lumière, deux pipes et une boîte à tabac qu'il dépose sur la table.Eh enfin !... L'on peut prendre haleine... J'ai cru que nons n'achèverions jamais ce maudit chariot. À Descartes.Comment cela va-t-il ? DESCARTES, lui serrant la main. Florina leur apporte à chacun une chaise qu'elle pose de chaque côté de la table ; et elle sort. SCÈNE IV. Descartes, Marck. MARCK. Nous vons avons fait du bruit ce matin : nous étions à l'ouvrage dès le point du jour ; et peut-être avons-nous troublé votre sommeil ? DESCARTES, avec vivacité. Il s'assied et allume sa pipe.Point du tout ; j'ai dormi on ne peut mieux. MARCK, assis, allumant aussi sa pipe. C'est que vous avez si grand besoin de repos. DESCARTES. Ma santé est faible, il est vrai ; mais j'en prends soin sans en être esclave ; et par-là, non seulement j'ai trouvé le moyen le plus sûr de conserver la vie, mais encore celui bien plus précieux, de ne pas craindre la mort. MARCK. Elle ne doit être à craindre que pour les méchants... Il faut convenir qu'on n'en manque pas dans le siècle où nous sommes. Voilà trois mois au plus que vous demeurez dans ma maison, où vous vous êtes retiré pour vivre plus tranquille ; eh bien ! Il ne se passe pas de jour ou l'on ne cherche à m'effrayer, à m'indisposer contre vous. DESCARTES. Comment donc ? MARCK. « Tu es bien bon, me dit l'un de retirer chez toi cet étranger, qu'on dit si savant, et qui n'est autre chose qu'un aventurier qui t'ensorcelera toi et toute ta faniille »... Savez-vous, me dit un autre, d'un ton sombre et cafard, « savez-vous, mon ami, à quoi vous vous exposez en logeant chez vous cet homme qui fait tant de bruit dans Utrecht ? C'est un hérêtique, un impie qui n'a ni foi, ni dieu, et qui tôt ou tard fera tomber sur votre tête le feu vengeur du ciel ». Riant de toutes ses forces.Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !... Je ne finirais pas vous disais tout ce qu'on me dégoise sur votre compte... Mais ils ont beau faire ; allez, je sais vous connaître, et vous êtes là. Il désigne son coeur.Oui, là, tout au fond, d'où jamais l'on ne pourra vous arracher. DESCARTES. Que la méchanceté des hommes fait commettre d'erreurs, et frappe de victimes ! Le ciel m'est témoin si jamais j'ai offensé personne, si jamais j'ai fait le moindre mal ; eh bien ! j'ai des ennemies. MARCK. Que vous fait l'inimitié de quelques fanatiques ambitieux et jaloux ? N'avez-vous pas pour braver leurs intrigues votre renommée, et surtout le témoignage de votre conscience ? DESCARTES. J'en conviens ; mais l'idée d'être hai d'un seul étre m'est insupportable. MARCK. S'il est des gens qui conspirent contre vous dans Utrecht, il en est aussi qui vous respectent, vous aiment... Et tenez pas plus tard qu'hier... j'étais à travailler dans ma boutique, lorsqu'un homme que je ne connais pas, mais dont je remettrais aisément la figure, vint aussi me faire sur vous mille questions. Moi, le prenant encore pour un des espions de vos persécuteurs, je le traitai brusquement, et finis par lui dire que ma maison était la vôtre, que j'étais heureux et fier de vous y posséder, et qu'on ne vous y troublerait qu'après m'avoir ôté la vie... À peine ces mots furent-ils sortis de ma bouche, que je vis mon homme tressaillir, ses yeux se mouillèrent de larmes, il me prit la main, la serra, et me dit en s'en allant : « Bien, brave homme bien ; je vois qu'il est encore ici quelques bons coeurs ». DESCARTES, avec surprise et émotion. Et quel âge peut avoir cet inconnu ? Quelle taille ? Quelle figure ? L'avez-vous bien remarqué ? MARCK. Il doit avoir trente à trente-cinq ans, taille élevée, maintien noble et fier ; la voix sonore et pleine de douceur ; des yeux étincelants et déterminés ; un air enfin qui inspire à la fois le respect et la confiance... Oh ! Je suis bien trompé si ce n'est pas quelque grand personnage. DESCARTES. Quel qu'il soit, s'il revient, vous m'obligerez de me le faire connaître. SCÈNE V. Les Mêmes, Florina. FLORINA. Mon père, faut-il que Félicio vous attende pour déjeûner ? MARCK. Non, non ; il peut commencer. FLORINA. Comme il est un peu fatigué... Si vous vouliez le permettre... MARCK. Eh bien ? FLORINA. Je lui donnerais une goutte de ce bon vin vieux, dont il nous reste encore quelques bouteilles. MARCK. Volontiers. Il l'a parbleu bien gagné. FLORINA, embrassant son père. Ah ! Je vous remercie. Elle sort. SCÈNE VI. Descartes, Marck. DESCARTES. La santé de Félicio l'intéresse vivement. MARCK. C'est assez naturel, DESCARTES. Ils s'aiment ? MARCK. Et je n'en suis pas fâché. DESCARTES. Votre dessein est de les unir ? MARCK. Sans doute. DESCARTES. Et qui vous empêche de terminer ce mariage ? MARCK. Ah ! Ah ! Ma fille est encore bien jeune... Au reste, cela déprend d'eux. DESCARTES. Comment donc ? MARCK. Je m'en vais vous conter ça. Peu de temps après que Félicio fut entré chez moi, je m'aperçus qu'il ne déplaisait pas à ma fille. Je voulus prévenir le coup ; mais il n'était plus temps, le feu était pris. L'éteindre, impossible ! Le détourner, folie ! Je m'avisai donc d'un moyen qui en satisfaisant nos amoureux, m'a donné le temps de les éprouver, et de connaître s'ils étaient véritablement faits l'un pour l'autre... « Tu n'as rien dis-je à Félicio ; mais le coeur de ma Florina te tient lieu de tout à mes yeux ; passons. Moi, je n'ai que cette petite maison, nos outils et mes bras : je commence à grisonner ; le peu que j'ai amassé m'est nécessaire pour vivre ; c'est donc à vous, mes enfants, à vous doter vous-mêmes. Or, comme je ne veux pas qu'on entre en ménage sans avoir quelque chose, vous ne serez mariés, c'est là mon mot, qu'après avoir amassé mille florins ; et pour vous aider à faire cette somme, je vous associe dès ce moment à ma boutique, et vous accorde la moitié des profits »... Ma proposition fut goûtée, accueillie avec transport ; et en me débarrassant par là de sollicitations, toujours pénibles pour un père, j'ai fait naître de l'amour le plus tendre, l'habitude du travail et de l'économie. DESCARTES. Parfaitement imaginé et combien ont-ils déjà amassé ? MARCK. Ma foi, environ la moitié de la somme et cependant il n'y a pas tout-à-fait un an qu'ils ont commencé... Oh ! Vous ririez de les voir s'élancer mutuellement à l'ouvrage épargner sur toute chose. La moindre dépense reculerait l'instant tant desiré ; aussi a-t-on fait une cassette à double serrure dont chacun garde une clef, afin que l'un ne puisse pas l'ouvrit sans l'autre. C'est là que l'on dépose tous les soirs le gain de la journée et que chaque premier jour du mois, on compte le chemin qu'on a déjà fait, et celui qui reste encore à faire. DESCARTES. Délicieuse idée !... Oh ! Je veux jouir de ce spectacle intéressant... J'ai besoin de me reposer sur de pareils tableaux, pour me distraire des persécutions dont je suis accablé. C'est aujourd'hui qu'on juge mon procès avec Voetius, le plus implacable de tous mes ennemis. MARCK. Le scélérat !... Il ne s'est fait nommer recteur de l'université que pour vous tourmenter plus à son aise... Et l'on veut que nous respections ces docteurs hypocrites ! DESCARTES. Dans ce moment, peut-être, on prononce entre nous deux. Amintus m'a promis de se trouver au prétoire. MARCK. Que je l'aime, ce jeune Amintus ! Il est d'une franchise, d'une douceur et surtout d'un courage !... Il ne fera pas comme tant d'autres, lui il n'abandonnera pas lâchement votre parti. DESCARTES. C'est après vous, mon cher Marck, le meilleur ami qui me reste... Il ne tardera sûrement pas à venir m'apprendre... Amintus paraît.Justement. le voici. SCÈNE VI.. Les Pprécédents, Amintus. DESCARTES. Eh bien, mon ami, quelles nouvelles ? Il se lève. AMINTUS. Ô mon cher maître ! Que le fanatisme a d'empire sur les âmes faibles, et qu'il sait bien les faire mouvoir à son gré ! DESCARTES, avec calme et fierté. Je suis sans doute condamné ? AMINTUS. Le jugement n'est pas encore prononcé. Les magistrats balançant entre la justice qui vous est due, et la crainte de déplaire au parti puissant qui vous opprime, se sont retirés pour délibérer en secret : jamais cause ne fut plaidée avec plus de chaleur, et n'attira un plus nombreux auditoire. Falmar, votre défenseur, a déployé une force !... A fait briller une éloquence DESCARTES. C'est le seul avocat de cette ville qui ait osé se charger de me défendre. AMINTUS. Oh ! Qu'il était séduisant et sublime, en peignant vos moeurs, votre caractère ; en retraçant les services rendus par vous aux sciences, et surtout à l'humanité !... La beauié de sa cause, la douceur de sa voix ont fait sur l'assemblée entière l'impression la plus profonde. Tous les coeurs étaient émus, tous les yeux mouillés de larmes... J'ai vu... Tant il est vrai qu'on résiste avec peine à la vérité qu'embellit le sentiment... J'ai vu l'instant où les juges allaient unanimement prononcer votre innocence, lorsque Voëtius étincelant de rage et suivi de ses docteurs fanatiques s'est élancé dans le prétoire, et a semé tous les poisons de l'imposture. Il a présenté votre doute méthodique, comme la subversion de toute certitude ; vos lois du mouvement comme opposées à l'action continuelle de Dieu. Il vous a peint tantôt comme un innovateur, qui ne cherchait qu'à renverser le gouvernement ; tantôt comme un athée qui n'avait d'autre but que de détruire la religion. MARCK. Les voilà bien les traîtres ! DESCARTES. Toujours Dieu, quand il ne s'agit que d'eux-mêmes. AMINTUS. Il vous a peint enfin comme un espion des puissances étrangères, qui bientôt devait opérer dans Utrecht, la guerre civile et la misère publique... À ces mots, l'étonnement et le silence ont succédé à l'intérêt le plus touchant ; les âmes se sont resserrées ; et ces spectateurs insensés qui venaient d'applaudir avec enthousiasme au tableau fidèle de vos vertus, ont fini par crier vengeance et demander votre condamnation. Les magistrats intimidés se sont alors retirés, annonçant qu'ils allaient délibérer sur cette affaire importante ; et moi, détestant plus que jamais le fanatisme, et gémissant sur la faiblesse du peuple que sans cesse il égare, je suis venu vous instruire de toutes ces horreurs, et vous préparer, mon cher maitre, au coup affreux qui vous menace. DESCARTES, toujours sur le même ton. Je saurai le supporter avec calme et même sans me plaindre... Quand on me fait une injure, je tâche d'élever mon âme si haut, que l'offense ne puisse arriver jusqu'à moi. SCÈNE VIII. Les Mêmes, Florina. FLORINA. Le facteur vient d'apporter trois lettres que voici. Elle les remet à Descartes et sort. DESCARTES. Ouvrant la première lettre.« Paris... C'est sûrement du Comte d'Avaux. Il lit.Justement... Moi, recevoir une somme aussi forte ! Non, non ; le titre de bienfaiteur donne trop de droits sur mon âme pour que je l'accorde avec indifférence ; je n'accepterai rien. Il ouvre la deuxième lettre. « De Stockholm... AMINTUS. C'est de la reine de Suède. Il prend la lettre. DESCARTES, examinant l'adresse de la troisième lettre. « La Haye... C'est de ma nourrice je reconnais l'écriture. Il décachette la lettre avec précipitation. AMINTUS, avec empressement. Cette reine philosophe instruite de vos malheurs, vous offre sans doute... Voyons donc sa lettre. Il s'apprête à la décacheter. DESCARTES, l'arrêtant. Non non ; lisons auparavant celle de ma nourrice. Je lui dois la vie ; je n'oublierai jamais comme elle a suppléé à la nature par tous les soins de la tendresse... Ma chère Marguerite !... Écoutez !... Écoutez ! Il lit cette lettre avec une émotion graduée, et en sait sentir le style simple et rustique.« De la Haye en Touraine, le 15 mai 1641.« MON CHER FIEU,« J'empruntons comme d'couteume la main d'not cousin Jacques, pour répondre à la dernière dont vous m'avez gratifié. Je n'sais comment m'y prendre pour vous r'marcié de c'que vous faites pour moi ; et t'nez rien qu'en prononçant vot nom, v'là qu'je sens dans tout mon corps je n'sais quoi qui m'fait pleuré comme un enfant »... Excellente femme ! Va, je te paye bien de retour. Il porte la main à ses yeux. MARCK, à part. Et c'est là un méchant qu'on oserait condamner ! DESCARTES. Il continue de lire la lettre.« Pour me consoler de n'plus vous voir j'm'en vas tous les matins faire ma prière dans la chambre où qu'vous êtes né. J'y r'marcie Dieu d'm'avoir accordé l'bonheur de vous nourri'd'mon lait, et j'li d'mande pour na récompense, d'répandre sur vous ses bénédictions. Il s'arrête un moment dans la plus vive émotion.« Ah ça, vous n'oublierez pas, qu'vous nous avez promis de r'veni' dans not village. Vous y trouv'rez encore d'bonnes gens, qui tous s'ront ben ravi d'vous voir ; mais aucun n'en aura plus d'joie qu'vot vieille Marguerite qui voudrait ben n'pas mouri', sans vous presser encor queuqu'p'tit-fois dans ses bras. »Le voilà bien le langage du coeur, le vrai cri de la nature !... Je ne donnerais pas cette lettre pour tous les trésors de l'univers... Il la met dans son sein.Voyons maintenant ce que m'écrit la reine de Suède. AMINTUS. Il lit la lettre.« Le bruit de tes persécutions est parvenu jusqu'à moi. Je suis souveraine ; tu es philosophe : faisons ensemble un traité. Tu annonceras la vérité aux hommes ; moi, je te défendrai contre tes ennemis... Viens ; je t'offre pour remparts mes États, mon palais et mon coeur.CHRISTINE. DESCARTES. C'est bien là le style d'une âme forte, d'un esprit vaste et magnanime. Qu'il est peu de souverains, qui, comme cette femme célèbres fassent asseoir avec eux la philosophie sur le trône. AMINTUS. Que ces offres sont flatteuses et séduisantes ! DESCARTES. Elles ne peuvent m'éblouir... Le séjour de cours ne convient point à ma manière d'être. Il me faudrait renoncer à ma tranquillité, à mon indépendance ; et qui perd sa liberté, perd selon moi la moitié de son âme ; aussi je mets la mienne à si haut prix, que tous les rois du monde ne pourraient me l'acheter. Non, je ne quitterai point ce terrein nouveau créé, ces provinces libres etunies à moins que mes persécuteurs ne me forcent de m'en éloigner. MARCK. Et que deviendrions-nous, nous autres, à qui vous avez donné l'habitude de vous voir et de vous aimer ? Pour moi, je ne peux plus me passer de vous d'ahord;' arrangez-vcus là-dessus. Descartes lui serre la main. SCÈNE IX. Les Précédents, Florina. FLORINA. Mon père, il y a là bas quelqu'un qui voudrait vous parler. MARCK, avec humeur. Au diable l'importun ! Je ne peux pas être ici un instant, sans qu'on ne vienne aussitôt. FLORINA. C'est cet homme en manteau brun qui vint hier matin et avec qui vous causâtes si longtemps. MARCK. Oh ! Oh !... Serait-ce cet inconnu qui m'a témoigné tant d'intérêt pour vous ? DESCARTES. Voyez... Si c'est lui, vous me ferez avertir. Marck et Florina sortent. SCÈNE X. Descartes, Amintus. AMINTUS. Un inconnu serait dévoué à votre cause ! Cela m'étonne. DESCARTES. Il est vrai qu'excepté vous, Marck et Falrnar, personne ici n'ose plus se déclarer pour moi. AMINTUS. Il est donc des temps où l'innocence du grand homme est abandonnée et où l'on n'a pas même le courage d'élever en sa faveur la voix de la pitié. SCÈNE XI. Les Mêmes, Marck. MARCK. Justement, c'est notre homme il demande lui-même à vous, parler. DESCARTES. Vous pouvez l'introduire. Marck sort. AMINTUS. Je voudrais bien ne pas vous quitter ; mais il faut que je retourne au prétoire entendre votre jugement. Aussitôt qu'on l'aura prononcé, je viendrai vous en instruire... Surtout, mon cher maître, de la prudence avec cet inconnu : n'oubliez pas que vous êtes entouré de méchants qui ne cherchent que l'occasion de vous perdre. MARCK, au fond du théâtre. Écoutez, monsieur, entrez. Il introduit Maurice de Nassau couvert d'un large manteau brun ; Amintus l'examine, et en sortant, il fait sentir par son jeu qu'il recommande à Marck de ne pas quitter Descartes. SCÈNE XII. Descartes, Maurice de Nassau, Marck. MAURICE. Je vous salue, salue, homme célèbre vous voyez devant vous un des écuyers de Maurice de Nassau ; touché de vos malheurs, il m'envoie vers vous pour vous offrir l'assurance de son estime et vous donner en même temps quelques avis salutaires. DESCARTES. À ce trait je reconnais le digne fils du fondateur de la liberté des Provinces-Unies. Qui que vous soyez, je vous félicite de servir sous un tel chef. Je n'ai jamais eu le plaisir de lui parler, ni même de le voir, quoique j'aie servi quelque temps sous les ordres de son père. MAURICE. Serait-il possible de vous entretenir en particulier ? DESCARTES. Volontiers. Il s'aperçoit que Marck fait de la résistance pour sortir ; il va à lui et après un jeu pantomime, il le détermine à s'éloigner. SCÈNE XIII. Descartes, Maurice. MAURICE à part, pendant le jeu pantomime entre Marck et Descartes. Étudions ce grand homme ; et s'il est tel que mon coeur se l'est peint, je ferai bientôt rentrer ses ennemis dans la poussière. DESCARTES. Asseyez-vous : je vous prie. Il s'assied. MAURICE. Vous avez une habitation bien obscure, bien isolée. DESCARTES, assis. J'aime la solitude. C'est là que l'âme s'étend et peut contempler l'immensité de la nature... Et puis... Vivre cachée, c'est vivre heureux. MAURICE. Il paraît cependant que vous ne jouissez pas ici d'une tranquillité parfaite... Vous avez allumé contre vous un grand nombre de partis. DESCARTES, avec gaieté. [Note : Pélagien : Conforme à la doctrine du moine Pélage.][Note : Pélage : hérésiarque, né dans le Grande Bretagne, était moine. Il vint à Rome en 400 et s'y lia avec Saint-Augustin et autres personnages illustres, mais bientôt égaré par des subtilités métaphysiques, il en vint à formuler sur la grâce et la liberté des doctrines contraires à la foi ; il prétendait que l'homme peut, par son libre arbitre, s'abstenir du péché, niait la nécessité de la grâce, le péché originel, la damnation des enfants ports sans baptême, et soutenait que le péché d'Adam n'avait pu être imputé à ses descendants. [B]]Oui. Les catholiques m'accusent d'être calviniste ; les calvinistes d'être pélagien : les pélagiens d'être sceptique ; et les sceptiques d'être athée. MAURICE. Pourquoi donc tant de sectes à la fois soulevées contre vous ? DESCARTES. Parce que j'ai déclaré que j'étais l'ennemi de la science des mots, et ne reconnoissais d'autre livre que le monde. MAURICE. Partout on blâme vos principes ; partout on condamne votre morale. On vous accuse surtout d'attaquer l'immortalité de l'âme. DESCARTES. Moi !... N'ai-je pas fait voir au contraire que l'existence de notre âme, nous est plus connue que celle de notre corps ? N'ai-je pas démontré que son essence consiste dans la pensée, qu'étant un être simple, elle ne pouvait périr par la dissolution de ses parties, qu'en conséquence elle était immortelle ? Eh ! Comment se refuser à on dogme si consolant et si doux ! Peut-on croire à un premier être juste et bienfaisant, sans croire en même temps qu'il récompensera l'homme qui a tâché d'être son image sur la terre ? Cette espérance est notre appui dans nos infortunes, notre encouragement dans nos vertus... Et si j'avais le malheur de douter de cette vérité éternelle, je chercherais à m'en faire illusion. MAURICE. On assure enfin que le but de vos projets et de tous vos travaux, est d'exciter parmi nous des ravages, de nouvelles révolutions. DESCARTES. Il se lève, ainsi que Maurice.Moi, attaquer votre république naissante ! Moi, troubler ces Provinces-Unies où tout renaît à l'indépendance, et dont le séjour a pour moi tant do charmes ! Non, non, il en coûte trop cher à une grande nation qui vient de briser ses fers, pour qu'un homme sensible cherche à la tourmenter encore ; et selon moi, le niveau sacré des humains perd son équilibre, sitôt qu'il est ensanglanté... Mais faut-il pour cela courber une tête servile sous le joug du fanatisme et de l'erreur ? Non... L'engourdissement de l'esprit humain en est la mort ; il lui faut du mouvement pour conserver sa force et son empire. Si les vents n'agitaient pas quelquefois l'air qui nous environne, l'univers se dissoudrait dans un éternel repos. MAURICE. Je conviens de tout cela ; mais n'oubliez pas que le dernier des crimes que l'on pardonne, est d'annoncer des vérités nouvelles. Ah ! Que je plains les innovateurs ! Il faut toujours que leur siècle coure après eux pour les atteindre. Jetez les yeux sur les plus illustres, et considérez leur sort. Voyez la coupe de Socrate, les malheurs d'Héraclite, les chaînes d'Anaxagore, la fuite et l'empoisonnement d'Aristote, lés persécutions de Gerbert, les poignards qui ont assassiné Ramus ; entendez les gémissements douloureux de Roger Bacon ; et tout récemment enfin, voyez ce vertueux Galilée que malgré ses cheveux blancs, l'inquisition a fait languir dans un cachot affreux ; et cela, pour avoir enseigné le mouvement de la terre... Oui, les mépris des grands, l'indifférence du peuple l'abandon de vos amis, l'indigence, l'exil et souvent une mort ignominieuse, hommes de génie, quelques soient vos vertus, voilà presque toujours votre sort. DESCARTES. Faut-il donc pour cela renoncer à éclairer ses semblables ? Dieu me voit, m'entend et m'approuve il me suffit. MAURICE, après un mouvement d'admiration. La jalousie est implacable. DESCARTES. Je la mépriserai. MAURICE. L'hypocrisie est adroite. DESCARTES. Je la démasquerai. MAURICE. Le fanatisme, puissant. DESCARTES. Je le terrasserai. MAURICE. Vos intentions les plus belles seront empoisonnées. DESCARTES. L'avenir les épurera. MAURICE, retenant encore un mouvement d'admiration. Vous-même déjà... Vous êtes tourmenté... S'approchant de Descartes, avec la sensibilité la plus respectueuse.Ne me le cachez pas ; vous avez des chagrins. DESCARTES. Dites que l'on cherche à m'en donner. Mais je les supporte avec patience,... quelquefois même avec plaisir ; cela vous étonne ; regardez une mère : plus son enfant lui a causé de douleur en recevant le jour, plus elle le chérit et lui prodigue de caresses : il en est de même pour moi de ma doctrine naissante ; plus j'aurai de peine à l'affermir, plus elle me sera chère. MAURICE. L'affermir, dites-vous ! Songez donc qu'en ce moment, tous les théologiens sont armés contre vous. DESCARTES. Eh ! Que m'importe ? Rien ne peut m'arrêter dans ma marche dans les projets que j'ai conçus... Quoiqu'il puisse m'en arriver, je combattrai tous les tyrans de la raison ; et si, dans cette vaste carrière, je vois d'un côté des dangers, des persécutions, et peut-être la mort ; de l'autre je vois de loin la postérité qui s'avance, et qui dit à mes mânes tourmentés : « ne souffrez plus ! je viens vous rendre justice ». MAURICE, à part. Quel grand caractère. Ah ! Je ne m'étais pas trompé. SCÈNE XIV. Les Précédents, Amintus, Marck. DESCARTES. Eh bien ! Mon cher Amintus, a-t-on prononcé sur mon sort ? AMINTUS. Je l'avais bien prévu ; la crainte et la superstition ont étouffé la voix de la justice... Vous êtes condamné. DESCARTES, avec le sourire du calme et du mépris. Je m'y attendais. MARCK. Oh ! Si j'eusse été là ! AMINTUS. [Note : Voëtius, Gisbert Voèce dit : Théologien protestant, né à Heusde en 1593, mort en 1680 ; professa la théologie et les langues orientales à Utrecht, combattit les Arméniens et les catholiques, et fut un des plus ardents adversaires de Descartes, qu'il traduisit devant les magistrats d'Utrecht comme athée. [B]]Vos lettres contre Voëtius sont déclarées libelles et injurieuses, attentatoires à la religion dans la personne d'un de ses principaux pasteurs ; tous vos écrits sont déclarés nouveautés dangereuses ; et défenses vous sont faites de les répandre, sous peine d'être regardé comme perturbateur impie, et comme tel, condamné au supplice indiqué par la loi. MARCK. Est-il bien possible ! AMINTUS. Ah ce n'est encore là que la moitié de l'outrage... Si vous saviez !... DESCARTES. Rien ne doit étonner de la part des méchants... Remettez-vous, et achevez. AMINTUS. À peine ce jugement inique a-t-il été prononcé que le peuple excité par Voëtius et toute sa suite a demandé qu'on s'assurât de votre personne, et que vous fussiez traduit au tribunal des crimes. MARCK. Que dites-vous ! AMINTUS. Le grand juge a balancé quelque temps ; mais craignant la fureur d'un peuple égaré qui déjà menaçait de fondre sur cette maison, et de la réduire en cendres, il a prononcé contre vous le décret fatal, ... et dans quelques instants, peut-être, on va venir vous arracher de cet asile. Il en est temps encore ; dérobez-vous à leurs recherches fuyez une terre qui n'est pas digne de vous posséder. DESCARTES. Que me proposez-vous !... C'est sur moi seul que ces fanatiques veulent assouvir leur rage ; ils me trouveront ici, j'y dois attendre leurs coups, et non par ma fuite troubler le foyer, de cet honnête homme. Il désigne Marck.Et peut-être le faire punir de m'avoir prodigué tous les soins de l'hospitalité. MARCK. Eh ! Qu'importe ? Fuyez ! Fuyez !... Vos persécuteurs peuvent bien me faire périr ; mais je les défie de me faire jamais repentir de vous avoir connu. On entend du bruit au fond du théâtre. SCÈNE XV. Les Précédents, Florina. FLORINA. Elle accourt effarée.Ah mon père !... À Descartes.Ah Monsieur ! C'est fait de nous... Des gardes... Des gens de justice... Il y en a plein la boutique... Ils vous cherchent. ils vous demandent. Le tumulte augmente.Les voilà sur mes pas, SCÈNE XVI. Les Mêmes, Félicio, Un Officier de Justice, Garges qui remplissent le fond du théâtre. FÉLICIO, aux gardes qu'il précède à la porte. Vous l'allez voir, vous dis-je ; mais sachez le respecter. L'OFFICIER, désignant Descartes. Le voici... Gardes, faites voire devoir. MARCK, s'élançant au-devant de Descartes. Le premier qui lui touche est broyé dans mes mains. L'OFFICIER. Cette maison n'est donc remplie que de rebelles à la loi ? DESCARTES, avec la plus grande douceur et retenant Marck, dont il presse une main sur son sein. Pardon monsieur ! Daignez excuser l'élan d'une âme brûlante et sensible. Il frappe sur le sein de Marck.On n'est pas toujours maître de commander à son coeur. L'OFFICIER. Allons, point de raisons... De force ou de gré, il faut me suivre. MAURICE. Il s'est tenu à l'écart jusqu'à ce moment, et a tout observé.Arrêtez ! L'OFFICIER. Quoi ! Vous aussi ! MAURICE. Où sont vos ordres ? L'OFFICIER. Les voici !... Maurice lit les ordres et les remet à l'officier sans rien dire.Allons, marchez ; dépêchons-nous ! Il s'avance et saisit brusquement Descartes. MAURICE, s'élançant au milieu d'eux. Arrêtez ; vous dis-je !... Et sachez que la loi réprime toute violence qui n'est pas nécessaire, pour s'assurer d'un accusé... Quel qu'il soit. L'OFFICIER. Et qui êtes-vous, pour me parler ainsi ? MAURICE. Un homme ; et j'en défonds les droits. L'OFFICIER. Mais encore, je prétends savoir... MAURICE. Puisque cela ne vous suffit pas, reconnaissez Maurice de Nassau. Il jette son manteau et paraît dans son costume. L'OFFICIER. Que vois-je ! Notre gouverneur ! DESCARTES. Serait-il vrai ! MAURICE. À Descartes.Lui-même. Aux autres.Instruit des horreurs que l'on trame contre cet homme célèbre, j'ai voulu, avant d'y mettre obstacle, m'assurer de son innocence. J'ai fait suivre tous ses pas, examiner ses plus secrettes habitudes... J'ai fait plus : je l'ai vu moi-même, j'ai conversé avec lui ; j'ai démêlé tous ses desseins; j'ai pénétré jusques au fond de son âme. Et c'est lui qu'on ose accuser d'athéisme et de sédition ! C'est lui qu'on traite déjà comme un vil criminel !... Ah ! Que je rends grâce au ciel de m'avoir conduit ici pour le justifier et le défendre !... Mais comme le premier devoir de l'ordre social, est d'obéir à la voix de la justice, marchons ensemble devant le grand juge qui, sur mon témoignage, ne balancera pas, j'espère, à détromper le peuple qu'on égare... Viens, grand homme ; appuye-toi sur ce bras. Il a su maintenir avec courage la liberté de son pays ; il saura de même être le soutien du propagateur des vérités éternelles. Viens ; je ne te quitte plus ; et si malgré la force de ton innocence, il te reste encore des dangers à courir, tout mon corps deviendra, le bouclier du tien... Marchons. Ils sortent tous. ACTE II Le théâtre représente l'intérieur de l'atelier de Marck ; il est rempli d'outils, bois et instruments nécessaires au charronage. Sur le côté du théâtre, à la gauche du spectateur, est un escalier de bois, au haut duquel est l'entrée de la chambre de Descartes. Sur le côté droit et vis-à-vis, est une porte qui conduit dans une seconde pièce. Au fond du théâtre, est une grande porte ouverte, devant laquelle on aperçoit un jardin : c'est la porte d'entrée. Au lever de la toile, Marck et Félicio, au fond du théâtre ; travaillent, savoir, le premier à tarauder le moyeu d'une roue, et l'autre à assembler des jantes. Florina assise, travaille à un dévidoir, près d'une armoire dans laquelle est renfermée une cassette à deux serrures dont le dessus a la forme d'un tronc. SCÈNE PREMIÈRE. Marck, Florina, Félicio. MARCK. Il doit avoir pendant cette scène, la voix souvent interrompue par les efforts qu'il fait pour percer le moyeu.Eh ben, enfants ?... Vous ne dites rien... On dirait, Florina, que tu n'es pas encore revenue... de ta peur de tantôt. FÉLICIO. Il est vrai que la scène de ce matin l'a effrayée, à un point !... MARCK. À voir ces gardes, ces gens de justice, on aurait pris ma maison pour un repaire de brigands... Oh ! Si l'on ne m'eût pas retenu !... FLORINA. Comme ils ont été surpris, quand le gouverneur s'est fait reconnaître ! MARCK. C'est un homme, celui-là !... Il fallait le voir devant le grand juge défendre notre ami ! FÉLICIO. Comme il parlait de lui avec respect ! Comme il le pressait dans ses bras ! FLORINA. Aussi, Monsieur Descartes a-t-il bien vite été reconnu innocent. MARCK. Oui ; mais sans le gouverneur... Il aurait eu bien de la peine à se tirer de là. FÉLICIO. Comment, vous croyez qu'on autoit osé le condamner... MARCK. À mort ; rien que ça... Ces vieux hypocrites... ça vous a le coeur plus dur...Heum !... Que ce moyeu que je ne puis venir à bout de percer... Mais n'en parlons plus : notre ami nous est rendu... Ne songeons qu'au bonheur de le posséder. À Florina.Vois donc ce qu'il fait dans le jardin. FLORINA. Elle regarde à la porte du fond.Il bêche toujours auprès du grand berceau. FÉLICIO. C'est singulier, comme il se plaît au travail de la terre. FLORINA. Depuis qu'il est ici, notre jardin n'est pas reconnaissable. MARCK. Parbleu ! Je le crois bien ; il y passe toutes ses soirées, et il travaille comme s'il était payé pour ça. Il finit en ce moment de percer le moyeu.Ouf ! Voilà enfin qui est achevé... Je suis tout en eau. Il s'essuie le visage.Ce maudit bois-la n'est pas facile à manier. FÉLICIO. J'ai fini d'assembler aussi toutes ces pièces. Ils quittent tous l'ouvrage. MARCK. Il fait une chaleur !... À quoi nous mettrons-nous maintenant ? FÉLICIO. Il faut que j'achève cette roue. MARCK. N'est-ce pas du carrosse du grand-prieur ? FÉLICIO. Justement. FLORINA. Et la charrue que Guillaume vous a tant recommandée ? MARCK. À propos : je la lui ai promise pour ce soir... Il faudra nous y mettre tous les deux. FÉLICIO. Mais on attend cette roue avec impatience. MARCK. Eh qu'importe ?... Il vaut mieux que le grand-prieur fasse quelques tours de moins dans sa voiture, et que le pauvre Guillaume puisse faire quelques sillons de plus. SCÈNE II. Les Précédents, Descartes. Il entre par la porte du fond ; il porte d'une main une bêche et un râteau, et de l'autre un panier rempli de légumes et de fruits. MARCK. Comme vous voilà chargé ! DESCARTES, remettant à Félicio la bêche et le râteau. Ce sont des fruits tombés sous les arbres, des légumes que la chaleur commençait à dessécher. . Donnez ; ça me regarde, moi. Elle prend le panier, et le dépose sur l'armoire. MARCK, toujours riant. Rien de perdu avec vous. FLORINA. Comme vous ayez chaud, monsieur Descartes. DESCARTES, s'essuyant la figure avec son mouchoir. J'ai voulu achever de défricher le grand carré de groseilliers ; et la terre est si dure !... Jeunes gens, il faudra ce soir m'aider à arroser. MARCK. Mais comment peut-il se faire que, savant comme vous êtes, vous vous amusiez à tous ces riens-là? DESCARTES. Il n'y a point de riens dans la nature ; pour la bien connaître, il faut l'étudier dans elle-même, la suivre jusques dans ses moindres détails. MARCK. S'amuser à cultiver des fleurs, à ratisser un bosquet, à la bonne heure... Mais vous... Non, c'est que vous êtes réellement jardinier ; vous vous en faites-là.... une occupation séreuse. DESCARTES. Vous pouvez même dire un devoir. Pour mériter de vivre en société, il faut savoir, y être utile, y fournir en un mot sa quote-part. SCÈNE III. Les Mêmes, Amintus. AMINTUS. Il entre par le jardin.Eh bien, mon cher maître, votre âme est-elle reposée de la secousse de ce matin ? DESCARTES. Bon ! Ce sont-là de ces orages qui, dissipés aussitôt qu'ils se forment, peuvent à peine obscurcir un instant l'horizon... D'ailleurs et j'en rends grâce au ciel, le mal qu'on me fait ne peut s'arrêter dans ma mémoire. Pressant sur son coeur une main d'Amintus et une main de Marck.Il n'y a que le bien qui s'y grave éternellement... Mais je crains de gêner ici nos amis dans leurs travaux ; Amintus, montons dans ma chambre. MARCK. Eh non ; vous pouvez rester : nous avons à travailler au dehors. À Félicio.Il faut rentrer ces nouvelles pièces de bois, qui nous sont nécessaires pour la charrue du père Guillaume ; viens. Il sort avec Félicio par la porte du fond. FLORINA. Et moi, pendant ce temps-là, je vais serrer ce qui est dans ce panier. Elle prend le panier qu'elle avait déposé sur l'armoire ; et sort par la porte latérale. SCÈNE IV. Descartes, Amintus. AMINTUS. Que vous fûtes bien inspiré, quand vous vintes habiter cette maison ! DESCARTES. J'en remercie à chaque instant la providence. Ces bonnes gens ont une franchise si pure ! Une simplicité si touchante !... Oh ! Des coeurs surtout. Oh ! Des coeurs !... Il n'y a que les nôtres, mon ami, qui puissent en connaître tout le prix. AMINTUS. Ainsi, votre dessein est d'y fixer votre demeure ? DESCARTES. Sans doute... Cependant je ne tarderai pas à m'en éloigner seulement pour quelques mois. Il y a longtemps que je remets à faire un voyage en Touraine. Je veux aller m'y reconcilier avec mon frère qui toujours m'accabla de son inimitié ; y revoir encore ia femme respectable qui m'a nourri de son lait ; enfin, y recevoir la bénédiction de mon père dont le grand âge et les infirmités... La bénédiction d'un père est, selon moi, le premier patrimoine, et je ne me consolerais jamais si j'en étais privé... Vous viendrez avec moi, cher Amintus, vous me l'avez promis. Vous ne pouvez vous faire d'idée de la beauté de mon pays c'est une richesse ! Une variété !... Il semble qu'en formant les bords de la Loire, le créateur ait voulu nous dédommager des déserts arides qui sont échappés de ses mains... AMINTUS. Je ferai ce voyage avec le plus grand plaisir. Mais, parlons de Maurice de Nassau. Avec quelle chaleur, quelle magnanimité il a pris ce matin votre défense ! DESCARTES. Je n'oublierai jamais ce qu'il a fait pour moi. Je ne veux point laisser passer cette journée sans aller moi-même l'assurer de ma reconnaissance ; et si je savais qu'il fut en ce moment au gouvernement, j'irais... AMINTUS. Vous ne l'y trouverez pas ; en venant ici je l'ai vu entrer avec toute sa suite à l'université. DESCARTES, avec intérêt. À propos, n'est-ce pas aujourd'hui qu'on y doit adjuger la prix de ce problème qu'on proposa il y a quelques mois ? AMINTUS. Justement. Ce prix est de mille florins et d'une courorne d'immortelles... On dit que le nombre des concurrents est immense. DESCARTES, avec plus d'intérêt encore. Je le crois bien. La question est assez belle, assez importante... AMINTUS. C'est Maurice de Nassau qui, moins comme gouverneur de nos provinces, que comme ami des arts, doit nommer lui-même le vainqueur... Vous le seriez, mon cher maître, si vous aviez voulu concourir et céder à mes sollicitations. DESCARTES, après avoir laissé échapper un sourire secret et dissimulé. Mais en vérité, vous êtes pour moi d'une prévention !... AMINTUS. Eh ! Qui pourrait l'emporter sur celui à qui nous devons déjà tant de grandes découvertes ?... Je suis entré dans la salle d'assemblée : tous nos savants y sont réunis ; un peuple immense remplit les portiques ; jamais spectacle ne fut plus imposant... Mais voici l'instant où l'on va décerner la couronne ; l'université n'est qu'à deux pas d'ici : n'êtes vous pas curieux d'y venir avec moi ? DESCARTES. J'irais volontiers... Mais convient-il bien que je me montre en public, d'après ce qui m'est arrivé ce matin ? AMINTUS, l'entraînant malgré lui. Tout ce qui s'est passé ne peut que tourner à votre gloire ; venez... Nous nous isolerons obscurément dans la foule ; vous êtes si solitaire, que peu de gens ici connaissent votre figure. Venez, Descartes... Venez ! DESCARTES. Voilà toujours comme vous me faites faire tout ce que vous voulez. Ils sortent par la porte d'entrée. SCÈNE V. FLORINA, seule. Elle rentre par la petite porte latérale.Que le travail est ennuyeux, quand ou est seule !... On fait tout de travers ; on n'a de coeur à rien. Ô mon cher Félicio ! Quand me sera-t-il permis d'être toujours avec toi ! SCÈNE VI. Fllorina, Félicio. Il entre chargé d'une pièce de bois qu'il dépose au fond du théâtre. FLORINA, allant au-devant de lui. Mon ami, tu dois être bien fatigué ! FÉLICIO. Ton père apporte le reste. FLORINA. Comme la sueur coule sur ton visage ! Elle essuie sa figure avec son tablier. FÉLICIO. Florina ! Que tes soins sont doux et caressants ! Il l'embrasse, Marck paraît aussitôt. SCÈNE VII. Les Précédents, Marck. Il est aussi chargé d'une pièce de bois. MARCK. Fort ben !... Ne vous gênez pas. Il rit en tapinois et va déposer sa pièce de bois au fond du théâtre. FLORINA. Ah ! Mon Dieu ! Mon père nous a vus. FÉLICIO. Il faut bien qu'il s'accoutume à tout cela. MARCK, revenant à eux. Vous vous amusez donc, vous autres, à prendre des acomptes ? FLORINA. Mon père... MARCK. Eh oui, mon père... Il y en a qui feraient au moins quelques façons mais non : mam'selle vous avance elle-même son petit col innocent, et reçoit ça de la meilleure grace. FLORINA. C'est que... Félicio.... a bien chaud.... et je cherchois... MARCK. À le rafraîchir par un baiser n'est-ce pas ?... Il s'assied en riant. Le remède est nouveau par exemple... J'ai parbleu tout aussi chaud que lui... Avec sentiment et gaieté.Eh bien puisque tes baisers sont si rafraîchissants, viens donc me baiser aussi, moi. FLORINA. Mon père ! Elle s'élance dans ses bras. FÉLICIO. Quand pourrai-je à mon tour vous donner ce doux nom ? MARCK. Cela viendra, mes enfants cela viendra... À propos, c'est aujourd'hui le premier du mois ; vous allez sûrement compter votre petit trésor attendez-moi un instant ; je vais chez ce riche négociant, notre voisin, chercher le montant de nos derniers ouvrages dont il me demanda l'autre jour le mémoire.Vous, pendant ce temps-là, mettez rafraîchir un pot de cette bierre blanche que Monsieur Descartes aime tant, vous savez bien. FLORINA. Oui, mon père. MARCK, revenant encore. S'il rentre avant moi, vous aurez soin de lui en offrir... Surtout n'attendez pas qu'il vous eu demande ; car il n'oserait... Je puis compter sur vous, hein ? FÉLICIO. Soyez tranquille. Marck sort. SCÈNE VIII. Félicio, Florina. FLORINA. Profitons du moment où nous sommes seuls pour verser dans notre cassette l'argent que nous avons fait à l'insu de mon père. FÉLICIO. Tu as raison. Ils vont tous les deux à l'armoire, y prennent la cassette, et viennent s'asseoir sur le devant de la scène, où ils la déposent entre eux deux. FLORINA. Elle commence à peser au moins. FÉLICIO. Nous ne sommes cependant pas encore à la moitié de ce qu'il nous faut ; mais avec du courage ou vient à bout de tout. FLORINA. Voyons. FÉLICIO. Combien as-tu vendu ta coiffe de dentelle ? FLORINA. Six florins. FÉLICIO. Que cela ? FLORINA. Elle était si vieille ! Ma mère l'avait héritée de sa mère qui la tenait de sa grand-tante. Elle met les florins dans la cassette.Un, deux. et six. FÉLICIO. Qu'as-tu donc encore là ? FLORINA. C'est, puisqu'il faut te l'avouer, le prix de mon collier de nacre et de mes petits anneaux d'or... Je me suis décidée à les vendre, parce que j'ai pensé que je n'avais pas besoin de tout cela pour plaire à mon Félicio. FÉLICIO. Que tous ces sacrifices augmentent mon amour ! Vas, laisse faire, une fois unis, je te parerai de manière à ne rien regretter. FLORINA, mettant ces derniers florins dans la cassette. Dix et six font. Elle compte sur ses doigts.Seize... Avec ce que mon père va nous apporter, nous devons approcher aujourd'hui de nos cinq cens florins. FÉLICIO. Mais aussi il ne te reste plus rien à vendre. FLORINA. Mon Dieu non... Et toi, n'aurais-tu pas aussi quelque chose dont tu pourrais te défaire ? FÉLICIO. Il la tire de sa poche. J'ai bien cette médaille d'argent qui fut donnée à mon père pour avoir sauvé lui seul trois personnes qui se noyaient dans le canal ; mais elle honore la mémoire de celui qui m'a donné le jour ; elle m'offre sans cesse un bel exemple à suivre... M'en séparer... Oh ! M'en séparer est au-dessus de mes forces. FLORINA. Garde-la, mon ami ; oh ! Garde-la bien... C'est comme ce coeur d'or... Elle le tire de son sein.Dont ce voyageur fit présent à ma mère ; qui avait trouvé sa bourse... Il ne sortira de là, que quand je ne serai plus... Cependant quand je songe qu'il nous faut encore une année toute entière pour amasser notre somme... FÉLICIO. Je travaille autant que mes forces peuvent le permettre ; mais notre état est si borné ! FLORINA. Et mon père aime tant à faire crédit ! Oh ! Il est terrible pour ça, mon père. SCÈNE IX. Les Précédents, Descartes. Il s'arrête derrière eux et prête l'oreille à ce qu'ils disent. FÉLICIO. Ce que c'est pourtant que la fortune ! On voit des gens qui pour satisfaire un désir, un seul caprice, sèment l'or à pleines mains ; et nous ! Cinq cents florins de plus, et demain, nous serions l'un à l'autre ; et demain !... Il la serre amoureusement dans ses bras. FLORINA, avec la plus vive émotion. Finis donc, mon ami... Tu me serres si fort !... Et mon coeur bat si vite. FÉLICIO. Ma Florina ! FLORINA. Mais nous oublions ce que mon père nous a tant recommandé. Ils se lèvent ; Descartes se retire aussitôt derrière l'escalier.S'il revenait il nous ferait un train !... FÉLICIO, remettant la cassette dans l'armoire. Pendant que tu vas tirer le pot de bière, moi, je vais puiser de l'eau fraîche. Va, ça sera bientôt prêt. Ils sortent par la porte qui donne dans la deuxième pièce. SCÈNE X. DESCARTES, seul. Cinq cents florins de plus ; et vous seriez heureux !... Ah ! Vous n'attendrez pas longtemps. Il tire une bourse de velours qu'il porte sous son bras, va à l'armoire, l'ouvre avec précipitation, en prend la cassette, la pose sur une petite table qui est auprès, et s'arrête un instant.Le voilà donc ce dépôt sacré de l'amour, où s'accroît peu-à-peu le sentiment et l'espérance !... Que de privations, de sueurs et de veilles renferme déjà cette cassette !... Hâtons-nous d'y déposer encore l'offrande pure de l'amitié. Pendant qu'il vide la bourse dans la cassette.C'est le premier argent que je retire de mes écrits ; je ne puis le placer à de meilleurs intérêts. Il remet la cassette dans l'armoire, et revient sur le devant de la scène.Employer le produit de ses talents à faire des heureux, oh ! C'est un plaisir bien doux ; et je sens... oui, je sens que cela doit porter bonheur sur tout le reste de la vie... On vient, retirons-nous. Il monte dans sa chambre. SCÈNE XI. Marck, Félicio, Florina. MARCK, arrivant par le fond du jardin. Eh bien où êtes-vous donc, vous autres ? FLORINA, dans la coulisse. Nous voilà, mon père. MARCK. Monsieur Descartes est-il rentré ? FÉLICIO. Nous ne l'avons pas vu. MARCK. Il n'a pas coutume de s'absenter ainsi ; mais il est avec son ami ; je suis tranquille. FLORINA. Eh bien, mon père, avez-vous réglé avec ce négociant ? MARCK. Oui, il n'a pas rabattu la moindre chose sur notre mémoire et cela m'a fait plus de plaisir, à moi, que tout l'argent qu'il m'a donné... Il se montait comme vous savez, à quatre-vingts florins ; ce qui fait pour vous quarante que voici... Il leur présente un petit sac de cuir. FLORINA. Comme cela va bien faire à notre petit trésor !... Il faut... Elle vide le sac de cuir dans la cassette, et la dépose avec Félicio sur le dessus de l'armoire. FÉLICIO. C'est singulier, comme cette cassette est pesante ! FLORINA. Cela est vrai. Ils ouvrent chacun une serrure. MARCK. Quarante florins à la fois ; cela ne laisse pas que de l'engraisser. FÉLICIO, regardant dans la cassette, qui est ouverte. Ah ! Mon Dieu ! FLORINA. Que vois-je ! MARCK. Comment donc ? FÉLICIO. Elle est presque remplie. FLORINA. Il y a, je suis sûre, plus de mille florins. MARCK, regardant aussi dans la cassette. Mille dis-tu ?... Je gagerais moi, pour plus de quinze ou seize cents. FLORINA. Mais comment cela peut-il se faire ? FÉLICIO. Il n'y a qu'un instant encore... MARCK, gaiement. Allons donc vous me faites rire, vous autres, avec votre surprise... Oh ! Que vous savez bien d'où cela vient! FLORINA. Je vous jure, mon père... MARCK. Le tour n'est pas mal imaginé, j'en conviens mais vous avez beau être aussi fins, on ne m'en fait point accroire, entendez-vous ; et je ne serai votre dupe que quand je le voudrais bien. FÉLICIO. Que pouvez-vous donc penser ? MARCK. Qu'impatients d'être mariés et ne pouvant encore avoir amassé la somme convenue entre vous, vous l'avez empruntée à quelqu'un, rien n'est plus clair ; mais ce n'est pas là mon compte... FÉLICIO. Je vous assure. MARCK, sans les entendre, et toujours sur le même ton. J'entends et le prétends que les mille florins soient à vous appartenants... FLORINA. Mais écoutez donc. MARCK. Sans cela point de mariage ; ce sont nos conditions, vous le savez, et je n'en démordrai pas ; vous aurez beau faire et beau dire, non je n'en démordrai pas. FÉLICIO. Mais laissez-nous donc parler à notre tour. MARCK, avec impatience. Eh bien parlez ; je n'empêche pas que vous parliez, mais vous aurez beau parler... FÉLICIO. D'abord je commence par avouer, avec vous, que les deux tiers de cet argent ne peuvent nous appartenir ; j'ajouterai qu'ils n'étaient pas dans cette cassette il y a quelques instants, qu'à ce moyen je ne veux en faire aucun usage ; je terminerai enfin en vous assurant, par tout ce qu'il y a de plus sacré, que Florina et moi nous en ignorons absolument la source. MARCK. Quoi tout de bon ? FLORINA. Vrai. Regardant tendrement Félicio.Comme nous nous aimons, mon père. MARCK. Oh ! Oh !... Je n'y conçois plus rien. SCÈNE XII. Les Mêmes, Amintus. AMINTUS, accourant. N'auriez-vous pas vu Descartes ? FLORINA. Mon Dieu, non. MARCK. Lui serait-il arrivé quelque chose ? AMINTUS. Vous ne savez donc pas ce qui s'est passé à l'université ? MARCK. Comment ? AMINTUS. On vient d'y donner le prix de ce fameux problème dont vous nous avez entendu parler quelquefois... MARCK. Eh bien ? AMINTUS. J'y étais avec notre ami... Tous les deux retirés dans un coin de la salle et mêlés parmi le peuple... « Voici, dit Maurice de Nassau qui présidait l'assemblée, voici l'ouvrage qui, d'après l'examen le plus sévère, a réuni la majorité des suffrages.... » Aussitôt on lit dans tous les yeux la plus curieuse impatience : chaque concurrent annonce sur sa figure le battement de son coeur ; le silence le plus majestueux règne dans tout l'auditoire... Enfin, Maurice rompt le cachet qui, selon l'usage, couvre le nom du vainqueur, et nomme... MARCK. Qui donc ? AMINTUS. René-Descartes. MARCK, se frottant la poitrine. Ah !... Que cela fait de bien ! AMINTUS. À peine a-t-il prononcé ces mots, que je m'écrie à mon tour : « Le voici ! le voici !...» Le voila ! répetent sur-lechamp ceux qui nous entourent ; et de bras en bras notre ami se trouve bientôt entre ceux de Maurice qui l'embrasse et lui remet une bourse remplie de mille florins. MARCK. Mille florins, dites-vous ! FÉLICIO. Ô mon Dieu serait-ce lui... AMINTUS. C'était le prix annoncé par le concours. Il y avait en outre une couronne de fleurs, que le recteur de l'université devait déposer sur la tête de Descartes ; Voëtius pour ne pas honorer celui dont il était le persécuteur, avait disparu : Maurice ordonne qu'il vienne remplir son devoir ; mais tandis qu'on est à la recherche de ce traître, Descartes, les yeux baissés et le front toujours modeste, rentre dans la foule et s'enfuit, trop grand pour s'enivrer de l'admiration publique, trop généreux pour céder aux attraits de la vengeance. MARCK. Et vous ne savez pas ce qu'il est devenu ? AMINTUS. Il est sûrement rentré ici. FLORINA. Nous n'avons cependant quitté cet atelier qu'un seul instant. MARCK. Justement, il en aura profité pour verser dans cette cassette... Ici Descartes paraît au haut de l'escalier, à la porte de sa chambre. AMINTUS. Le voici ! MARCK, FÉLICIO, FLORINA, ensemble. C'est lui !... C'est lui ! Ils vont au-devant de lui, et le pressent dans leurs bras. On entend en ce moment un grand tumulte à la porte d'entrée. SCÈNE XIII et dernière. Les Précédents, Descartes, Maurice de Nassau, Voëtius, docteurs et savants, gardes. MARCK, FÉLICIO, FLORINA, ensemble. Notre ami ! Notre bienfaiteur ! DESCARTES, avec embarras et dissimulation Comment ! Expliquez-vous. Il aperçoit Maurice et Voëtius.Mais que vois-je ! MAURICE, à ceux qui l'accompagnent. Oui, c'est ici qu'il doit recevoir nos hommages, nos félicitations. C'est dans cet asile que l'hypocrisie et la méchanceté ont osé menacer, insulter ce grand homme : c'est dans ce même lieu qu'elles doivent réparer leur injure. À Voëtius.Recteur c'est à vous que l'usage réserve l'honneur de décerner la couronne ; faites votre devoir. Voëtius, avec dépit et confusion, s'avance pour couronner Descartes ; qui saisit aussitôt la couronne, avec modestie.Qu'il est beau, qu'il est consolant de voir ainsi le génie être le vengeur de l'innocence ! DESCARTES, à Voëtius. Cette couronne m'est bien chère... Mais elle aurait encore plus de prix à mes yeux, si j'y voyais l'abnégation de votre haine et de celle de vos semblables. Il s'avance vers le recteur, et lui tend affectueusement la main. MARCK, le retenant, et bas à l'oreille. Ne vous y fiez pas : ces gens-là ne pardonnent jamais. Voëtius lance un regard de fureur sur Descartes, et sort. DESCARTES. Je sais que j'ai pu quelquefois m'égarer dans ma marche, commettre des erreurs... MAURICE. Et quel homme peut en être exempt, surtout quand il parcourt une grande carrière ?... Laissez, laissez tous ces petits esprits, ces visionnaires insensés attaquer les travaux, insulter à votre gloire ; et croyez que, malgré leurs croasssement, les siècles à venir, ce creuset redoutable de la célébrité, graveront le nom de Descartes au temple de Mémoire. AMINTUS. Ah ! Si son génie le met au rang des grands hommes ses actions le mettront également à cElui des bons coeurs. MARCK, à Maurice. Si vous saviez ce qu'il a fait des mille florins !... DESCARTES, lui mettant vivement la main sur la bouche. Ne parlons donc pas de cela mes bons amis c'est si peu de chose ! À Maurice.Embarrassé de cet argent et désirant en faire un emploi profitable, je l'ai déposé dans la cassette de ce couple intéressant, afin d'accélérer leur union. Mais en cela mes enfants, j'ai fait pour moi-même beaucoup plus que pour vous ; je vous procure à peine quelques mois de bonheur de plus ; mais à moi, je me ménage un souvenir qui embellira le reste de ma vie ; tout le profit vous le voyez, est vraiment de mon côté. À Marck.Vous consentez à leur union ? MARCK. De tout mon coeur. FÉLICIO. Ah ! Monsieur, que ne vous dois-je pas ! FLORINA. Nous re l'oublierons jamais. DESCARTES. Soyez heureux vivez long-temps ! Il ne manque que cela pour compléter cette belle journée. À Marck.Et vous... et toi dont l'âme simple ; mais grande comme la nature, a tant de fois réchauffé la mienne, viens, que je te presse sur ce coeur reconnaissant. Il lui tend les bras ; Marck s'y précipite. MAURICE, à Marck. Je veux à mon tour te serrer dans mes bras ; viens, brave homme. Marck sort des bras de Descartes pour tomber dans ceux de Maurice.Viens, excellent coeur ! Il l'embrasse.Oh ! Que j'aime les larmes qui s'échappent de tes yeux ! J'en fais ici l'expérience ; et vous tous, qui m'écoutez, ne l'oubliez jamais : celui qui sait tout braver pour donner asssez à l'innocence tourmentée, pour secourir la vertu poursuivie en reçoit tôt ou tard la juste récompense. ==================================================