******************************************************** DC.Title = LES HÉROS DE ROMAN, DIALOGUE A LA MANIÈRE DE LUCIEN DC.Author = BOILEAU, Nicolas DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Dialogue des morts DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 27/10/2021 à 06:31:29. DC.Coverage = Pays mythologique DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/BOILEAU_HEROSDEROMAN.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LES HÉROS DE ROMAN DIALOGUE A LA MANIÈRE DE LUCIEN AN XIII. (1805.) de BOILEAU DESPRÉAUX DISCOURS SUR LE DIALOGUE SUIVANT. Le dialogue a été composé à l'occasion de cette prodigieuse quantité de romans qui parurent vers le milieu du seizième siècle, et dont voici en peu de mots l'origine. Honoré d'Urfé, homme de fort grande qualité dans le Lyonnais, et très enclin à l'amour, voulant faire valoir un grand nombre de vers qu'il avait composés pour ses maîtresses, et rassembler en un corps plusieurs aventures amoureuses qui lui étaient arrivées, s'avisa d'une invention très agréable. Il feignit que dans le Forez, petit pays contigu à la Limagne d'Auvergne, il y avait eu, du temps de nos premiers rois, une troupe de bergers et de bergères qui habitaient sur les bords de la rivière du Lignon, et qui, assez accommodés des biens de la fortune, ne laissaient pas néanmoins, par un simple amusement, et pour leur seul plaisir, de mener paître eux-mêmes leurs troupeaux. Tous ces bergers et toutes ces bergères étant d'un fort grand loisir, l'amour, comme on le peut penser, et comme il le raconte lui-même, ne tarda guère à les y venir troubler, et produisit quantité d'événements considérables. D'Urfé y fit arriver toutes ses aventures, parmi lesquelles il en mêla beaucoup d'autres, et enchâssa les vers dont j'ai parlé, qui, tout méchants qu'ils étaient, ne laissèrent pas d'être soufferts, et de passer à la faveur de l'art avec lequel il les mit en oeuvre : car il soutint tout cela d'une narration également vive et fleurie , de fictions très ingénieuses, et de caractères aussi finement imaginés qu'agréablement variés et bien suivis. Il composa ainsi un roman qui lui acquit beaucoup de réputation, et qui fut fort estimé, même des gens du goût le plus exquis ; bien que la morale en fût fort vicieuse, ne prêchant que l'amour et la mollesse, et allant quelquefois jusqu'à blesser un peu la pudeur. Il en fit quatre volumes, qu'il intitula Astrée, du nom de la plus belle de ses bergères ; et sur ces entrefaites, étant mort, Baro son ami, et, selon quelques-uns, son domestique, en composa sur ses mémoires un cinquième tome, qui en formait la conclusion, et qui ne fut guère moins bien reçu que les quatre autres volumes. Le grand succès de ce roman échauffa si bien les beaux esprits d'alors, qu'ils en firent à son imitation quantité de semblables, dont il y en avait même de dix et de douze volumes ; et ce fut quelque temps comme une espèce de débordement sur le Parnasse. On vantait surtout ceux de Gomberville, de la Calprenede, de Desmarets et de Scudery. Mais ces imitateurs, s'efforçant mal-à-propos d'enchérir sur leur original, et prétendant ennoblir ses caractères, tombèrent, à mon avis, dans une très-grande puérilité : car au lieu de prendre, comme lui, pour leurs héros , des bergers occupés du seul soin de gagner le coeur de leurs maîtresses, ils prirent, pour leur donner cette étrange occupation, non-seulement des princes et des rois, mais les plus fameux capitaines de l'antiquité, qu'ils peignirent pleins du même esprit que ces bergers, ayant, à leur exemple, fait comme une espèce de voeu de ne parler jamais et de n'entendre jamais parler que d'amour. De sorte qu'au lieu que d'Urfé dans son Astrée, de bergers très frivoles, avait fait des héros de roman considérables, ces auteurs, au contraire, des héros les plus considérables de l'histoire, firent des a bergers très frivoles, et quelquefois même des particuliers (i) encore plus frivoles que ces bergers. Leurs ouvrages néanmoins ne laissèrent pas de trouver un nombre infini d'admirateurs, et eurent longtemps une fort grande vogue. Mais ceux qui s'attirèrent le plus d'applaudissements, ce furent le Cyrus et la Clélie de Mademoiselle de Scudery, soeur de l'auteur du même nom. Cependant, non seulement elle tomba dans la même puérilité, mais elle la poussa encore à un plus grand excès. Si bien qu'au lieu de représenter, comme elle devait, dans la personne de Cyrus, un roi promis par les prophètes, tel qu'il est exprimé dans la Bible, ou, comme le peint Hérodote, le plus grand conquérant que l'on eût encore vu, ou enfin tel qu'il est figuré dans Xénophon, qui a fait aussi bien qu'elle un roman de la vie de ce prince ; au lieu, dis-je, d'en faire un modèle de toute perfection, elle en composa un Artamène plus fou que tous les Céladons et tous les Sylvandres, qui n'est occupé que du seul soin de sa Mandane, qui ne fait du matin au soir que lamenter, gémir et filer le parfait amour. Elle a encore fait pis dans son autre roman intitulé Clélie, où elle représente tous les héros de la République romaine naissante, les Horatius-Coclès, les Mutius-Scévola, les Clélie, les Lucrèce, les Brutus, encore plus amoureux qu'Artamène, ne s'occupant qu'à tracer des cartes géographiques d'amour, qu'à se proposer les uns aux autres des questions et des énigmes galantes ; en un mot, qu'à faire tout ce qui paraît le plus opposé au caractère et à la gravité héroïque de ces premiers Romains. Comme j'étais fort jeune dans le temps que tous ces romans, tant ceux de Mademoiselle de Scudery, que ceux de la Calprenede et de tous les autres, faisaient le plus d'éclat, je les lus, ainsi que les lisait tout le monde, avec beaucoup d'admiration ; et je les regardai comme des chefs-d'oeuvres de notre langue. Mais enfin mes années étant accrues, et la raison m'ayant ouvert les yeux, je reconnus la puérilité de ces ouvrages. Si bien que l'esprit satirique commençant à dominer en moi, je ne me donnai point de repos que je n'eusse fait contre ces romans un dialogue à la manière de Lucien, où j'attaquais non seulement leur peu de solidité, mais leur afféterie précieuse de langage, leurs conversations vagues et frivoles, les portraits avantageux faits à chaque bout de champ de personnes de très médiocre beauté, et quelquefois même laides par excès, et tout ce long verbiage d'amour qui n'a point de fin. Cependant, comme Mademoiselle de Scudery était alors vivante, je me contentai de composer ce dialogue dans ma tête ; et bien loin de le faire imprimer, je gagnai même sur moi de ne point l'écrire, et de ne point le laisser voir sur le papier, ne voulant pas donner ce chagrin à une fille qui, après tout, avait beaucoup de mérite, et qui, s'il en faut croire tous ceux qui l'ont connue, nonobstant la mauvaise morale enseignée dans ses romans, avait encore plus de probité et d'honneur que d'esprit. Mais aujourd'hui qu'enfin la mort l'a rayée du nombre des humains, elle et tous les autres compositeurs de romans, je crois qu'on ne trouvera pas mauvais que je donne mon dialogue, tel que je l'ai retrouvé dans ma mémoire. Cela me paraît d'autant plus nécessaire, qu'en ma jeunesse l'ayant récité plusieurs fois dans des compagnies où il se trouvait des gens qui avaient beaucoup de mémoire, ces personnes en ont retenu plusieurs lambeaux , dont elles ont ensuite composé un ouvrage qu'on a distribué sous le nom de "Dialogue de M. Despréaux", et qui a été imprimé plusieurs fois dans les pays étrangers. Mais enfin le voici donné de ma main. Je ne sais s'il s'attirera les mêmes applaudissements qu'il s'attirait autrefois dans les fréquents récits que j'étais obligé d'en faire ; car, outre qu'en le récitant je donnais à tous les personnages que j'y introduisais le ton qui leur convenait, ces romans étant alors lus de tout le monde, on concevait aisément la finesse des railleries qui y sont. Mais maintenant que les voilà tombés dans l'oubli, et qu'on ne les lit presque plus, je doute que mon dialogue fasse le même effet. Ce que je sais pourtant, à n'en point douter, c'est que tous les gens d'esprit et de véritable vertu me rendront justice, et reconnaîtront sans peine que sous le voile d'une fiction en apparence extrêmement badine, folle, outrée, où il n'arrive rien qui soit dans la vérité et dans la vraisemblance, je leur donne peut-être ici le moins frivole ouvrage qui soit encore sorti de ma plume. (i) Les auteurs de ces romans, sous le nom de ces héros, peignaient quelquefois le caractère de leurs amis, gens de peu d'importance. PERSONNAGES. MINOS. PLUTON. RHADAMANTE. DIOGÈNE. CYRUS. TOMYRIS. HORATIUS COCLÈS. CLÉLIE. LUCRÈCE. BRUTUS. SAPHO. ASTRATE. OSTORIUS. LA PUCELLE. PHARAMOND. MERCURE. UN GARDE. LE FRANÇAIS. LE CHOEUR DES HÉROS. LES HEROS DE ROMAN MINOS, sortant du lieu où il rend la justice, proche le palais de Pluton. Maudit soit l'impertinent harangueur qui m'a tenu toute la matinée ! Il s'agissait d'un méchant drap qu'on a dérobé à un savetier en passant le fleuve, et jamais je n'ai tant ouï parler d'Aristote. Il n'y a point de loi qu'il ne m'ait citée. PLUTON. Vous voilà bien en colère, Minos. MINOS. Ah ! C'est vous, roi des enfers. Qui vous amène ? PLUTON. Je viens ici pour vous en instruire. Mais auparavant, peut-on savoir quel est cet avocat qui vous a si doctement ennuyé ce matin ? Est-ce que Huot et Martinet sont morts ? MINOS. [Note : Galamment : Manière de parler dans ce temps-là } fort commune dans le barreau.]Non, grâce au ciel ; mais c'est un jeune mort qui a été sans doute à leur école. Bien qu'il n'ait dit que des sottises, il n'en a avancé pas une qu'il n'ait appuyé de l'autorité de tous les anciens ; et quoiqu'il les fit parler de la plus mauvaise grâce du monde, il leur a donné à tous , en les citant, de la galanterie, de la gentillesse et de la bonne grâce du monde. "Platon dit galamment dans son Timée. Sénèque est joli dans son traité des bienfaits. Ésope a bonne grâce dans un de ses apologues." PLUTON. Vous me peignez là un maître impertinent. Mais pourquoi le laissiez-vous parler si longtemps ? Que ne lui imposiez-vous silence ? MINOS. Silence, lui ? C'est bien un homme qu'on puisse faire taire quand il a commencé à parler ! J'ai eu beau faire semblant vingt fois de me vouloir lever de mon siège, j'ai eu beau lui crier ; Avocat, concluez ; de grâce, concluez, avocat ! Il a été jusqu'au bout, et a tenu à lui seul toute l'audience. Pour moi, je ne vis jamais une telle fureur de parler ; et si ce désordre-là continue, je crois que je serai obligé de quitter la charge. PLUTON. Il est vrai que les morts n'ont jamais été si sots qu'aujourd'hui. Il n'est pas venu ici depuis longtemps une ombre qui eût le sens commun ; et sans parler des gens de palais, je ne vois rien de si impertinent que ceux qu'ils nomment gens du monde ; ils parlent tous un certain langage, qu'ils appellent galanterie : et quand nous leur témoignons, Proserpine et moi, que cela nous choque, ils nous traitent de bourgeois, et disent que nous ne sommes pas galants. On m'a assuré même que cette pestilence galanterie avait infecté tous les pays infernaux, et même les champs élysées : de sorte que les héros et surtout les héroïnes qui les habitent, sont aujourd'hui les plus sottes gens du monde, grâce à certains auteurs qui leur ont appris, dit-on, ce beau langage, et qui en ont fait des amoureux transis. À vous dire le vrai, j'ai bien de la peine à le croire. J'ai bien de la peine, dis-je, à m'imaginer que les Cyrus et les Alexandre soient devenus tout-à-coup, comme on me le veut faire entendre, des Thyrsis et des Céladon. Pour m'en éclaircir donc moi-même par mes propres yeux, j'ai donné ordre qu'on fît venir ici aujourd'hui des champs élysées, et de toutes les autres régions de l'enfer, les plus célèbres d'entre ces héros ; et j'ai fait préparer, pour les recevoir, ce grand salon où vous voyez que sont postés mes gardes. Mais où est Rhadamanthe ? MINOS. [Note : Le lieutenant criminel Tardieu et sa femme furent assassinés en 1664, à Paris, la même année que je fis ce dialogue. [NdA]]Qui ? Rhadamanthe ? Il est allé dans le Tartare pour y voir entrer un lieutenant criminel nouvellement arrivé de l'autre monde, où il a, dit-on, été, tant qu'il a vécu, aussi célèbre par sa grande capacité dans les affaires de judicature , que diffamé par son excessive avarice. PLUTON. [Note : Obole : Petite monnaie d'Athènes. On mettait une obole dans la bouche des morts, afin qu'ils payassent à Caron le prix du passage du Styx.]N'est-ce pas celui qui pensa se faire tuer une seconde fois pour une obole qu'il ne voulut pas payer à Caron en passant le fleuve ? MINOS. C'est celui-là même. Avez-vous vu sa femme ? C'était une chose à peindre que l'entrée qu'elle fit ici. Elle était couverte d'un linceul de satin. PLUTON. Comment ! De satin ! Voilà une grande magnificence. MINOS. Au contraire, c'est une épargné : car tout cet accoutrement n'était autre chose que trois thèses cousues ensemble, dont on avait fait présent à son mari en l'autre monde. Ô la vilaine ombre ! Je crains qu'elle n'empeste tout l'enfer. J'ai tous les jours les oreilles rebattues de ses larcins. Elle vola avant-hier la quenouille de Clothon ; et c'est elle qui avait dérobé ce drap dont on m'a tant étourdi ce matin, à un savetier qu'elle attendait au passage. De quoi vous êtes-vous avisé , de charger les enfers d'une si dangereuse créature ! PLUTON. Il fallait bien qu'elle suivît son mari. Il n'aurait pas été bien damné sans elle. Mais, à propos de Rhadamanthe, le voici lui-même, si je ne me trompe, qui vient à nous. Qu'a-t-il ? Il paraît tout effrayé. RHADAMANTHE. Puissant roi des enfers, je viens vous avertir qu'il faut songer tout de bon à vous défendre, vous et votre royaume. Il y a un grand parti formé contre vous dans le Tartare. Tous les criminels , résolus de ne plus vous obéir , ont pris les armes. J'ai rencontré là - bas Prométhée avec son vautour sur le poing. Tantale est ivre comme une soupe ; Ixion a violé une Furie ; et Sisyphe , assis sur son rocher, exhorte tous ses voisins à secouer le joug de votre domination. MINOS. Ô les scélérats ! Il y a longtemps que je prévoyais ce malheur. PLUTON. Ne craignez rien, Minos. Je sais bien le moyen de les réduire. Mais ne perdons point de temps. Qu'on fortifie les avenues. Qu'on redouble la garde de mes Furies. Qu'on arme toutes les milices de l'enfer. Qu'on lâche Cerbère. Vous, Rhadamanthe, allez-vous-en dire à Mercure qu'il nous fasse venir l'artillerie de mon frère Jupiter. Cependant vous, Minos, demeurez avec moi. Voyons nos héros, s'ils sont en état de nous aider. J'ai été bien inspiré de les mander aujourd'hui. Mais quel est ce bon homme qui vient à nous, avec son bâton et sa besace ? Ha ! C'est ce fou de Diogène. Que viens-tu chercher ici? DIOGÈNE. J'ai appris la nécessité de vos affaires ; et, comme votre fidèle sujet, je viens vous offrir mon bâton. PLUTON. Nous voilà bien fort avec ton bâton ! DIOGÈNE. Ne pensez pas vous moquer. Je ne serai peut-être pas le plus inutile de tous ceux que vous avez envoyé chercher. PLUTON. Hé quoi ! Nos héros ne viennent-ils pas? DIOGÈNE. Oui, je viens de rencontrer une troupe de fous là-bas. Je crois que ce sont eux. Est-ce que vous avez envie de donner le bal ? PLUTON. Pourquoi le bal ? DIOGÈNE. [Note : Dameret : Homme dont la toilette et la galanterie ont de l'affectation. [L]]C'est qu'ils sont en fort bon équipage pour danser. Ils sont jolis, ma foi : je n'ai jamais rien vu de si dameret ni de si galant. PLUTON. Tout beau, Diogène. Tu te mêles toujours de railler. Je n'aime point les satiriques. Et puis ce sont des héros pour lesquels on doit avoir du respect. DIOGÈNE. Vous en allez juger vous-même tout-à-l'heure ; car je des vois déjà qui paraissent. Approchez, fameux héros, et vous aussi, héroïnes encore plus fameuses, autrefois l'admiration de toute : la terre. Voici une belle occasion de vous signaler. Venez ici tous en foule. PLUTON. Tais-toi. Je veux que chacun vienne l'un après l'autre, accompagné tout au plus dé quelqu'un de ses confidents. Mais avant tout, Minos, passons, vous et moi, dans ce salon que j'ai fait, comme je vous ai dit, préparer pour les recevoir, et où j'ai ordonné qu'on mît nos sièges, avec une balustrade qui nous séparât du reste de l'assemblée. Entrons. Bon. Voilà tout disposé ainsi que je le souhaitais. Suis-nous, Diogène : j'ai besoin de toi pour nous dire le nom des héros qui vont arriver. Car de la manière dont je vois que tu as fait connaissance avec eux, personne ne me peut mieux rendre ce service que toi. DIOGÈNE. Je ferai de mon mieux. PLUTON. Tiens-toi donc ici près de moi. Vous, gardes, au moment que j'aurai interrogé ceux qui seront entrés, qu'on les fasse passer dans les longues et ténébreuses galeries qui sont adossées à ce salon, et qu'on leur dise d'y aller attendre mes ordres. Asseyons-nous. Qui est celui qui vient le premier de tous, nonchalamment appuyé sur son écuyer ? DIOGÈNE. C'est le grand Cyrus. PLUTON. Quoi ! Ce grand roi qui transféra l'empire des Mèdes aux Perses, qui a tant gagné de batailles ? De son temps, les hommes venaient ici tous les jours par trente et quarante mille. Jamais personne n'y en a tant envoyé. DIOGÈNE. Au moins ne l'allez pas appeler Cyrus. PLUTON. Pourquoi ? DIOGÈNE. [Note : Artamène ou le grand Cyrus est un roman fleuve de Madeleine de Sudery.]Ce n'est plus son nom. Il s'appelle maintenant Artamène. PLUTON. Artamène ! Et où a-t-il pêché ce nom-là ? Je ne me souviens point de l'avoir jamais lu. DIOGÈNE. Je vois bien que vous ne savez pas son histoire. PLUTON. Qui ? Moi ? Je sais aussi bien mon Hérodote qu'un autre. DIOGÈNE. Oui. Mais, avec tout cela, diriez-vous bien pourquoi Cyrus a tant conquis de provinces, traversé l'Asie, la Médie, l'Hyrcanie, la Perse, et ravagé enfin plus de la moitié du monde ? PLUTON. Belle demande ! C'est que c'était un prince ambitieux, qui voulait que toute la terre lui fût soumise. DIOGÈNE. Point du tout. C'est qu'il voulait délivrer sa princesse qui avait été enlevée. PLUTON. Quelle princesse ? DIOGÈNE. Mandane. PLUTON. Mandane ? DIOGÈNE. Oui. Et savez-vous combien elle a été enlevée de fois ? PLUTON. Où veux-tu que je l'aille chercher ? DIOGÈNE. Huit fois. MINOS. Voilà une beauté qui a passé par bien des mains. DIOGÈNE. Cela est vrai. Mais tous ses ravisseurs étaient les scélérats du monde les plus vertueux. Assurément ils n'ont pas osé lui toucher. PLUTON. J'en doute. Mais laissons-là ce fou de Diogène. Il faut parler à Cyrus lui-même. Hé bien, Cyrus, il faut combattre. Je vous ai envoyé chercher pour vous donner le commandement de mes troupes. Il ne répond rien ! Qu'a-t-il ? Vous diriez qu'il ne sait où il est. CYRUS. Eh ! Divine princesse ! PLUTON. Quoi ? CYRUS. Ah ! Injuste Mandane ! PLUTON. Plaît-il ? CYRUS. [Note : Affectation du style du Cyrus imitée.]Tu me flattes, trop complaisant Féraulas. Es-tu si peu sage que de penser que Mandane, l'illustre Mandane, puisse jamais tourner les yeux sur l'infortuné Artamène ? Aimons-la toutefois. Mais aimerons-nous une cruelle ? Servirons-nous une insensible ? Adorerons-nous une inexorable ? Oui, Cyrus, il faut aimer une cruelle. Oui, Artamène, il faut servir une insensible. Oui, fils de Cambyse, il faut adorer l'inexorable fille de Cyaxare. PLUTON. Il est fou. Je crois que Diogène a dit vrai. DIOGÈNE. Vous voyez bien que vous ne saviez pas son histoire. Mais faites approcher son écuyer Féraulas ; il ne demande pas mieux que de vous la raconter ; il sait par coeur tout ce qui s'est passé dans l'esprit de son maître, et a tenu un registre exact de toutes les paroles que son maître a dites en lui-même depuis qu'il est au monde, avec un rouleau de ses lettres qu'il a toujours dans sa poche. À la vérité vous êtes en danger de bailler un peu ; car ses narrations ne sont pas fort courtes. PLUTON. Oh ! J'ai bien le temps de cela ! CYRUS. Mais, trop engageante personne... PLUTON. Quel langage ! A-t-on jamais parlé de la sorte ? Mais, dites-moi, vous, trop pleurant Artamène, est-ce que vous n'avez pas envie de combattre ? CYRUS. Eh ! De grâce, généreux Pluton, souffrez que j'aille entendre l'histoire d'Aglatidas et d'Amestris, qu'on me va conter. Rendons ce devoir à deux illustres malheureux. Cependant voici le fidèle Férauïas que je vous laisse, qui vous instruira positivement de l'histoire de ma vie, et de l'impossibilité de mon bonheur. PLUTON. Je n'en veux point être instruit, moi. Qu'on, me chasse ce grand pleureux. CYRUS. Eh ! De grâce ! PLUTON. Si tu ne sors... CYRUS. En effet... PLUTON. Si tu ne t'en vas... CYRUS. En mon particulier... PLUTON. Si tu ne te retires... À la fin le voilà dehors. A-t-on jamais vu tant pleurer ? DIOGÈNE. Vraiment il n'est pas au bout, puisqu'il n'en est qu'à l'histoire d'Aglatidas et d'Amestris. Il a encore neuf gros tomes à faire ce joli métier. PLUTON. Hé bien ! Qu'il remplisse, s'il veut, cent volumes de ses folies. J'ai d'autres affaires présentement qu'à l'entendre. Mais quelle est cette femme que je vois qui arrive ? DIOGÈNE. Ne reconnaissez-vous pas Tomyris ? PLUTON. Quoi ! Cette reine sauvage des Massagètes, qui fit plonger la tête de Cyrus dans un vaisseau de sang humain ? Celle-ci ne pleurera pas, j'en réponds. Qu'est-ce qu'elle cherche ? TOMYRIS. [Note : Ce sont les deux premiers vers de la cinquième scène du premier acte de la tragédie de Cyrus, faite par Quinault ; et c'est Tomyris, qui parle.][Note : Ce sont les deux premiers vers de la cinquième scène du premier acte de la tragédie de Cyrus, faite par Quinault ; et c'est Tomyris qui parle.]Que l'on cherche par-tout mes tablettes perdues ; Mais que sans les ouvrir elles me soient rendues. DIOGÈNE. Des tablettes ! Je ne les ai pas au moins. Ce n'est pas un meuble pour moi que des tablettes ; et l'on prend assez soin de retenir mes bons mots, sans que j'aie besoin de les recueillir moi-même dans des tablettes. PLUTON. Je pense qu'elle ne fera que chercher. Elle a tantôt visité tous les coins et recoins de cette salle. Qu'y avait-il donc de si précieux dans vos tablettes, grande reine ? TOMYRIS. Un madrigal que j'ai fait ce matin pour le charmant ennemi que j'aime. MINOS. Hélas ! Qu'elle est doucereuse ! DIOGÈNE. Je suis fâché que ses tablettes soient perdues. Je serais curieux de voir un madrigal massagète. PLUTON. Mais quelle est ce charmant ennemi qu'elle aime ? DIOGÈNE. C'est ce même Cyrus qui vient de sortir tout-à-l'heure. PLUTON. Bon ! Elle aurait fait égorger l'objet de sa passion ? DIOGÈNE. Égorgé ! C'est une erreur dont on a été abusé seulement durant vingt-cinq siècles ; et cela par la faute du gazetier de Scythie, qui répandit mal-à-propos la nouvelle de sa mort sur un faux bruit. On en est détrompé depuis quatorze ou quinze ans. PLUTON. Vraiment je le croyais encore. Cependant, que le gazetier de Scythie se soit trompé ou non, qu'elle s'en aille dans ces galeries, chercher, si elle veut, son charmant ennemi, et qu'elle ne s'opiniâtre pas davantage à retrouver des tablettes que vraisemblablement elle a perdues par sa négligence, et que sûrement aucun de nous n'a volées. Mais quelle est cette voix robuste que j'entends là-bas qui fredonne un air ? DIOGÈNE. C'est ce grand borgne d'Horatius Coclès, qui chante ici proche, comme m'a dit un de vos gardes, à un écho qu'il y a trouvé, une chanson qu'il a faite pour Clélie. PLUTON. Qu'a donc ce fou de Minos, qu'il crève de rire ? MINOS. Et qui ne rirait ! Horatius Coclès chantant à l'écho ! PLUTON. Il est vrai que la chose est assez nouvelle. Cela est à voir. Qu'on le fasse entrer, et qu'il n'interrompe point pour cela sa chanson, que Minos vraisemblablement sera bien aise d'entendre de plus près. MINOS. Assurément... HORATIUS COCLÈS, chantant la reprise de la chanson qu'il chante dans Clélie. Et Phénisse même publie Qu'il n'est rien si beau que Clélie. DIOGÈNE. [Note : Toinon la belle jardinière : Chanson du Savoyard, alors à la mode.]Je pense reconnaître l'air. C'est sur le chant de "Toinon la belle jardinière". HORATIUS COCLÈS. Et Phénisse même publie Qu'il n'est rien si beau que Clélie. PLUTON. Quelle est donc cette Phénisse ? DIOGÈNE. C'est une dame des plus galantes et des plus spirituelles de la ville de Capoue, mais qui a une trop grande opinion de sa beauté, et qu'Horatius Coclès raille dans cet impromptu de sa façon, dont il a composé aussi le chant, en lui faisant avouer à elle-même que tout cède en beauté à Clélie. MINOS. Je n'eusse jamais cru que cet illustre Romain fût si excellent musicien, et si habile faiseur d'impromptus. Cependant je vois bien par celui-ci qu'il y est maître passé. PLUTON. Et moi, je vois bien que, pour s'amuser à de semblables petitesses, il faut qu'il ait entièrement perdu le sens. Hé ! Horatius Coclès, vous qui étiez autrefois si déterminé soldat, et qui avez défendu vous seul un pont contre toute une armée, de quoi vous êtes-vous avisé de vous faire berger après votre mort ? Et qui est le fou ou la folle qui vous a appris à chanter ? HORATIUS COCLÈS. Et Phénisse même publieQu'il n'est rien si beau que Clélie. MINOS. Il se ravit dans son chant. PLUTON. Oh ! Qu'il s'en aille dans mes galeries chercher, s'il veut, un nouvel écho : qu'on l'emmène. HORATIUS COCLÈS, s'en allant, et toujours chantant. Et Phénisse même publieQu'il n'est rien si beau que Clélie. PLUTON. Le fou ! Le fou ! Ne viendra-t-il point à la fin une personne raisonnable ? DIOGÈNE. Vous allez avoir bien de la satisfaction ; car je vois entrer la plus illustre de toutes les dames romaines, cette Clélie qui passa le Tibre à la nage pour se dérober du camp de Porsenna, et dont Horatius Coclès, comme vous venez de le voir, est amoureux. PLUTON. J'ai cent fois admiré l'audace de cette fille, dans Tite-Live. Mais je meurs de peur que Tite-Live n'ait encore menti. Qu'en dis-tu, Diogène ? DIOGÈNE. Écoutez ce qu'elle va vous dire. CLÉLIE. Est-il vrai, sage roi des enfers, qu'une troupe de mutins ait osé se soulever contre Pluton, le vertueux Pluton ? PLUTON. [Note : Tartare : Terme de mythologie. Nom que les poètes donnent au lieu où les coupables sont tourmentés dans les enfers. [L]]Ah ! À la fin nous avons trouvé une personne raisonnable. Oui, ma fille, il est vrai que les criminels dans le Tartare ont pris les armes, et que nous avons envoyé chercher les héros dans les champs élysées et ailleurs pour nous secourir. CLÉLIE. Mais, de grâce, Seigneur, les rebelles ne songent-ils point à exciter quelque trouble dans le royaume de Tendre ? Car je serais au désespoir s'ils étaient seulement postés dans le village de Petits-soins. N'ont-ils point pris Billets-doux ou Billets-galangs. PLUTON. De quel pays parle-t-elle là ? Je ne me souviens point de l'avoir vu dans la carte. DIOGÈNE. Il est vrai que Ptolomée n'en a point parlé : mais on a fait depuis peu de nouvelles découvertes ; et puis ne voyez-vous pas que c'est du pays de Galanterie qu'elle vous parle ? PLUTON. C'est un pays que je ne connais point. CLÉLIE. En effet, l'illustre Diogène raisonne tout-à-fait juste. Car il y a trois sortes de Tendre ; Tendre sur Estime, Tendre sur Inclination, et Tendre sur Reconnaissance. Lorsque l'on veut arriver à Tendre sur Estime, il faut aller d'abord au village de Petits-soins, et... PLUTON. [Note : Petites maisons : On dit aussi, qu'il faut mettre un homme aux petites maisons, quand il est fou, ou quand il fait une extravagance signalée ; à cause qu'il y a à Paris un hôpital de ce nom où on enferme ces fous. [F]]Je vois bien, la belle fille, que vous savez parfaitement la géographie du royaume de Tendre, et qu'à un homme qui vous aimera, vous lui ferez voir bien du pays dans ce royaume. Mais pour moi qui ne le connais point, et qui ne le veux point connaître, je vous dirai franchement que je ne sais si ces trois villages et ces trois fleuves mènent à Tendre, mais qu'il me paraît que c'est le grand chemin des Petites-Maisons. MINOS. Ce ne serait pas trop mal fait, non, d'ajouter ce village-là dans la carte de Tendre. Je crois que ce sont ces terres inconnues dont on y veut parler. PLUTON. Mais vous, tendre mignonne, vous êtes donc aussi amoureuse, à ce que je vois ? CLÉLIE. Oui, seigneur ; je vous concède que j'ai pour Aronce une amitié qui tient de l'amour véritable : aussi faut-il avouer que cet admirable fils du roi de Clusium a en toute sa personne je ne sais quoi de si extraordinaire et de si peu imaginable ; qu'à moins que d'avoir une dureté de coeur inconcevable, on ne peut pas s'empêcher d'avoir pour lui une passion tout-à-fait raisonnable. Car enfin.... PLUTON. Car enfin, car enfin... Je vous dis, moi, que j'ai pour toutes les folles une aversion inexplicable ; et que quand le fils du roi de Clusium aurait un charme inimaginable, avec votre langage inconcevable, vous me feriez plaisir de vous en aller, vous et votre galant, au diable. À la fin la voilà partie. Quoi ! Toujours des amoureux ! Personne ne s'en sauvera, et un de ces jours nous verrons Lucrèce galante. DIOGÈNE. Vous en allez avoir le plaisir tout-à-1'heure ; car voici Lucrèce en personne. PLUTON. Ce que j'en disais n'est que pour rire : à Dieu ne plaise que j'aie une si basse pensée de la plus vertueuse personne du monde ! DIOGÈNE. Ne vous y fiez pas. Je lui trouve l'air bien coquet. Elle a, ma foi, les yeux fripons. PLUTON. Je vois bien, Diogène, que tu ne connais pas Lucrèce. Je voudrais que tu l'eusses vue, la première fois qu'elle entra ici, toute sanglante et toute échevelée. Elle tenait un poignard à la main : elle avait le regard farouche ; et la colère était encore peinte sur son visage, malgré les pâleurs de la mort. Jamais personne n'a porté la chasteté plus loin qu'elle. Mais, pour t'en convaincre, il ne faut que lui demander à elle-même ce qu'elle pense de l'amour. Tu verras. Dites-nous donc, Lucrèce ; mais expliquez-vous clairement : croyez-vous qu'on doive aimer ? LUCRÈCE, tenant des tablettes à la main. Faut-il absolument sur cela vous rendre une réponse exacte et décisive ? PLUTON. Oui. LUCRÈCE. Tenez, la voilà clairement énoncée dans ces tablettes. Lisez. PLUTON, lisant. [Note : Galimatias : Discours embrouillé, confus, obscur. [L]]"Toujours, l'on. si. mais, aimoit. d'éternelles. hélas. amours. d'aimer. doux. il. point. serait. n'est. qu'il." Que veut dire ce galimatias ? LUCRÈCE. Je vous assure, Pluton, que je n'ai jamais rien dit de mieux ni de plus clair. PLUTON. [Note : Oedipe a su répondre à l'énigme du sphynx.]Je vois bien que vous avez accoutumé de parler fort clairement. Peste soit de la folle ! Où a-t-on jamais parlé comme cela ? Point. mais. si. d'éternelles. Et où veut-elle que j'aille chercher un OEdipe pour m'expliquer cette énigme ? DIOGÈNE. Il ne faut pas aller fort loin. En voici un qui entre, et qui est fort propre à vous rendre cet office. PLUTON. Qui est-il ? DIOGÈNE. C'est Brutus, celui qui délivra Rome de la tyrannie des Tarquins. PLUTON. Quoi ! Cet austère Romain qui fit mourir ses enfants pour avoir conspiré contre leur patrie ? Lui, expliquer des énigmes ? Tu es bien fou, Diogène. DIOGÈNE. Je ne suis point fou. Mais Brutus n'est pas non plus cet austère personnage que vous vous imaginez. C'est un esprit naturellement tendre et passionné, qui fait de fort jolis vers, et les billets du monde les plus galants. MINOS. Il faudrait donc que les paroles de l'énigme fussent écrites, pour les lui montrer. DIOGÈNE. Que cela ne vous embarrasse point. Il y a longtemps que ces paroles sont écrites sur les tablettes de Brutus. Des héros comme lui sont toujours fournis de tablettes. PLUTON. Hé bien, Brutus, nous donnerez-vous l'explication des paroles qui sont sur vos tablettes ? BRUTUS. Volontiers. Regardez bien. Ne les sont-ce pas là ? Toujours, l'on. si. mais, etc. PLUTON. Ce les sont-là elles-mêmes. BRUTUS. Continuez donc de lire. Les paroles suivantes non-seulement vous feront voir que ]'ai d'abord conçu la finesse des paroles embrouillées de Lucrèce, mais elles contiennent la réponse précise que j'y ai faite. Moi. nos. verrez. vous. de. permette. d'éternelles. jours. qu'on. merveille, peut, amours, d'aimer, voir. PLUTON. Je ne sais pas si ces paroles se répondent juste les unes aux autres ; mais je sais bien que ni les unes ni les autres ne s'entendent, et que je ne suis pas d'humeur à faire le moindre effort d'esprit pour les concevoir. DIOGÈNE. Je vois bien que c'est à moi de vous expliquer tout ce mystère. Le mystère est que ce sont des paroles transposées. Lucrèce, qui est amoureuse et aimée de Brutus, lui dit en mots transposés :Qu'il serait doux d'aimer, si l'on aimait toujours ! Mais, hélas ! Il n'est point d'éternelles amours.Et Brutus, pour la rassurer, lui dit en d'autres termes transposés :Permettez-moi d'aimer, merveille de nos jours, Vous verrez qu'on peut voir d'éternelles amours. PLUTON. Voilà une grosse finesse ! Il s'ensuit de là que tout ce qui se peut dire de beau est dans les dictionnaires : il n'y a que les paroles qui sont transposées. Mais est-il possible que des personnes du mérite de Brutus et de Lucrèce en soient venues à cet excès d'extravagance, de composer de semblables bagatelles ? DIOGÈNE. C'est pourtant par ces bagatelles qu'ils ont fait connaître l'un et l'autre qu'ils avaient infiniment d'esprit. PLUTON. Et c'est par ces bagatelles, moi, que je reconnais qu'ils ont infiniment de folie. Qu'on les chasse. Pour moi, je ne sais tantôt plus où j'en suis. Lucrèce amoureuse ! Lucrèce coquette ! Et Brutus son galant ! Je ne désespère pas un de ces jours de voir Diogène lui-même galant. DIOGÈNE. Pourquoi non ? Pythagore l'était bien. PLUTON. Pythagore était galant ? DIOGÈNE. Oui, et ce fut de Théano sa fille, formée par lui à la galanterie, ainsi que le raconte le généreux Herminius dans l'histoire de la vie de Brutus ; ce fut, dis-je , de Théano que cet illustre romain apprit ce beau symbole, qu'on a oublié d'ajouter aux autres symboles de Pythagore : Que c'est à pousser les beaux sentiments pour une maîtresse , et à faire l'amour, que se perfectionne le grand philosophe. PLUTON. J'entends. Ce fut de Théano qu'il sut que c'est la folie qui fait la perfection de la sagesse. Ô l'admirable précepte ! Mais laissons-là Théano. Quelle est cette précieuse renforcée que je vois qui vient à nous ? DIOGÈNE. C'est Sapho, cette fameuse lesbienne qui a inventé les vers saphiques. PLUTON. On me l'avait dépeinte si belle ! Je la trouve bien laide. DIOGÈNE. Il est vrai qu'elle n'a pas le teint fort uni, ni les traits du monde les plus réguliers. Mais prenez garde qu'il y a une grande opposition du blanc et du noir de ses yeux, comme elle le dit elle-même dans l'histoire de sa vie. PLUTON. Elle se donne-là un bizarre agrément ; et Cerbère, selon elle, doit donc passer aussi pour beau, puisqu'il a dans les yeux la même opposition. DIOGÈNE. Je vois qu'elle vient à vous. Elle a sûrement quelque question à vous faire. SAPHO. [Note : Phaon : Personnage de la mythologie grecque, réputé par sa beauté.]Je vous supplie, sage Pluton, de m'expliquer fort au long ce que vous pensez de l'amitié, et si vous croyez qu'elle soit capable de tendresse aussi bien que l'amour ; car ce fut le sujet d'une généreuse conversation que nous eûmes l'autre jour avec le sage Démocède et l'agréable Phaon. De grâce, oubliez donc pour quelque temps le soin de votre personne et de votre état ; et, au lieu de cela, songez à me bien définir ce que c'est que coeur tendre, tendresse d'amitié, tendresse d'amour, tendresse d'inclination et tendresse de passion. MINOS. Oh ! Celle-ci est la plus folle de toutes. Elle a la mine d'avoir gâté toutes les autres. PLUTON. Mais regardez cette impertinente ! c'est bien le temps de résoudre des questions d'amour, que le jour d'une révolte ! DIOGÈNE. Vous avez pourtant autorité pour le faire : et tous les jours les héros que vous venez de voir, sur le point de donner une bataille où il s'agit du tout pour eux, au lieu d'employer le temps à encourager les soldats, et à ranger leurs armées, s'occupent à entendre l'histoire de Timarète ou de Bérélise, dont la plus haute aventure est quelquefois un billet perdu, ou un bracelet égaré. PLUTON. [Note : Les précieuses ridicules est une comédie en un acte de Molière (1660) où l'on découvre deux précieuses provinciales qui se font jouer par des valets déguisés en marquis.]Oh bien ! S'ils sont fous, je ne veux pas leur ressembler, et principalement à cette précieuse ridicule. SAPHO. Eh ! De grâce, Seigneur, défaites-vous de cet air grossier et provincial de l'enfer, et songez à prendre l'air de la belle galanterie de Carthage et de Capoue. À vous dire le vrai, pour décider un point aussi important que celui que je vous propose, je souhaiterais fort que toutes nos généreuses amies et nos illustres amis fussent ici. Mais, en leur absence, le sage Minos représentera le discret Phaon, et l'enjoué Diogène le galant Ésope. PLUTON. Attends, attends, je m'en vais te faire venir ici une personne avec qui lier conversation. Qu'on m'appelle Tisiphone. SAPHO. [Note : Tisphone : L'une des trois Furies de la mythologie grecque. Les deux autres sont Mégère et Alecton.]Qui ? Tisiphone ? Je la connais, et vous ne serez peut-être pas fâché que je vous en fasse voir le portrait que j'ai déjà composé par précaution, dans le dessein où je suis de l'insérer dans quelqu'une des histoires que nous autres faiseurs et faiseuses de romans, sommes obligés de raconter à chaque livre de notre roman. PLUTON. Le portrait d'une Furie ! Voilà un étrange projet. DIOGÈNE. Il n'est pas si étrange que vous pensez. En effet, cette même Sapho que vous voyez a peint dans ses ouvrages beaucoup de ses généreuses amies, qui ne surpassent guère en beauté Tisiphone, et qui néanmoins, à la faveur des mots galants et des façons de parler élégantes et précieuses qu'elle jette dans leurs peintures, ne laissent pas de passer pour de dignes héroïnes de roman. MINOS. Je ne sais si c'est curiosité ou folie ; mais je vous avoue que je meurs d'envie de voir un si bizarre portrait. PLUTON. [Note : Euménides : autre nom des Furies.]Hé bien donc ! Qu'elle vous le montre ! J'y consens. Il faut bien vous contenter. Nous allons voir comment elle s'y prendra pour rendre la plus effroyable des Euménides agréable et gracieuse. DIOGÈNE. Ce n'est pas une affaire pour elle, et elle a déjà fait un pareil chef-d'oeuvre en peignant la vertueuse Arricidie. Écoutons donc ; car je la vois qui tire le portrait de sa poche. SAPHO, lisant. L'illustre fille dont j'ai à vous entretenir a en toute sa personne je ne sais quoi de si furieusement extraordinaire, et de si terriblement merveilleux, que je ne suis pas médiocrement embarrassée quand je songe à vous en tracer le portrait. MINOS. Voilà les adverbes furieusement et terriblement qui sont, à mon avis, bien placés et tout-à-fait en leur lieu. SAPHO, continue de lire. [Note : Atalante : Dont la mythologie raconte qu'elle fut devancée à la course, parce qu'Hippomène lui jeta des pommes d'or des Hespérides, qu'elle s'amusa à ramasser. ]Tisiphone a naturellement la taille fort haute, et passant de beaucoup la mesure des personnes de son sexe ; mais pourtant si dégagée, si libre, et si bien proportionnée en toutes ses parties, que son énormité même lui sied admirablement bien. Elle a les yeux petits, mais pleins de feu, vifs, perçants , et bordés d'un certain vermillon qui en relève prodigieusement l'éclat. Ses cheveux sont naturellement bouclés et annelés ; et l'on peut dire que ce sont autant de serpents qui s'entortillent les uns dans les autres, et se jouent nonchalamment autour de son visage. Son teint n'a point cette couleur fade et blanchâtre des femmes de Scythie, mais il il tient beaucoup de ce brun mâle et noble que donne le soleil aux Africaines qu'il favorise le plus près de ses regards. Son sein est composé de deux demi globes brûlés par le bout comme ceux des Amazones, et qui, s'éloignant le plus qu'ils peuvent de sa gorge, se vont négligemment et languissamment perdre sous ses deux bras. Tout le reste de son corps est presque composé de la même sorte. Sa démarche est extrêmement noble et fière. Quand il faut se hâter, elle vole plutôt qu'elle ne marche, et je doute qu'Atalante la pût devancer à la course. Au reste, cette vertueuse fille est naturellement ennemie du vice, surtout des grands crimes, qu'elle poursuit partout un flambeau à la main, et qu'elle ne laisse jamais en repos, secondée en cela par ses deux illustres soeurs, Aîecton et Mégère, qui n'en sont pas moins ennemies qu'elle : et l'on peut dire de ces trois soeurs, que c'est une morale vivante. DIOGÈNE. Hé bien ! N'est-ce pas là un portrait merveilleux ? PLUTON. Sans doute, et la laideur y est peinte dans, toute sa perfection, pour ne pas dire dans toute sa beauté. Mais c'est assez écouter cette extravagante. Continuons la revue de nos héros ; et sans plus nous donner la peine, comme nous avons fait jusqu'ici, de les interroger l'un après l'autre, puisque les voilà tous reconnus véritablement insensés, contentons-nous de les voir passer devant cette balustrade, et de les conduire exactement de l'oeil dans mes galeries, afin que je sois sûr qu'ils y sont. Car je défends d'en laisser sortir aucun que je n'aie précisément déterminé ce que je veux qu'on en fasse. Qu'on les laisse donc entrer, et qu'ils viennent maintenant tous en foule. En voilà bien, Diogène. Tous ces héros sont-ils connus dans l'histoire ? DIOGÈNE. Non ; il y en a beaucoup de chimériques mêlés parmi eux. PLUTON. Des héros chimériques ! Et sont-ce des héros ? DIOGÈNE. Comment ! Si ce sont des héros ! Ce sont eux qui ont toujours le haut bout dans les livres, et qui battent infailliblement les autres. PLUTON. Nommez-m'en par plaisir quelques-uns. DIOGÈNE. Volontiers. Orondate, Spitridate, Alcamène, Mélinte, Britomare, Mérindor, Artaxandre, etc. PLUTON. Et tous ces héros-là ont-ils fait voeu, comme les autres, de ne jamais s'entretenir que d'amour ? DIOGÈNE. Cela serait beau qu'ils ne l'eussent pas fait ! Et de quel droit se diraient-ils héros, s'ils n'étaient point amoureux ? N'est-ce pas l'amour qui fait aujourd'hui la vertu héroïque ? PLUTON. Quel est ce grand innocent qui s'en va des derniers, et qui a la mollesse peinte sur le visage ? Comment t'appelles-tu ? ASTRATE. [Note : Dans le temps que je fis ce dialogue, on jouait à l'hôtel de Bourgogne l'Astrate de Quinault, et l'Ostorius de l'abbé de Pure. [NdA]]Je m'appelle Astrate. PLUTON. Que viens-tu chercher ici ? ASTRATE. Je veux voir la reine. PLUTON. Mais admirez cet impertinent. Ne diriez-vous pas que j'ai une reine que je garde ici dans une boîte, et que je montre à tous ceux qui la veulent voir ? Qu'es-tu, toi ? As-tu jamais été ? ASTRATE. Oui-dà, j'ai été, et il y a un historien latin qui dit de moi en propres termes, Astratus vixit, Astrate a vécu. PLUTON. Est-ce là tout ce qu'on trouve de toi dans l'histoire ? ASTRATE. Oui ; et c'est sur ce bel argument qu'on a composé une tragédie intitulée du nom d'Astrate, où les passions tragiques sont maniées si adroitement, que les spectateurs y rient à gorge déployée depuis le commencement jusqu'à la fin, tandis que moi j'y pleure toujours, ne pouvant obtenir que l'on m'y montre une reine dont je suis passionnément épris. PLUTON. Oh bien ! Va-t-en dans ces galeries voir si cette reine y est. Mais quel est ce grand mal bâti de Romain qui vient après ce chaud amoureux ? Peut-on savoir son nom ? OSTORIUS. Mon nom est Ostorius. PLUTON. Je ne me souviens point d'avoir jamais nulle part lu ce nom-là dans l'histoire. OSTORIUS. [Note : Osroriux est une tragédie en cinq actes de l'Abbé de Pure (1659)]Il y est pourtant. L'abbé de Pure assure qu'il l'y a lu. PLUTON. Voilà un merveilleux garant ! Mais, dis-moi, appuyé de l'abbé de Pure, comme tu es, as-tu fait quelque figure dans le monde ? T'y a-t-on jamais vu ? OSTORIUS. [Note : Théâtre où l'on jouait autrefois. [NdA]]Oui-dà ; et, à la faveur d'une pièce de théâtre que cet abbé a faite de moi, on m'a vu à l'Hôtel de Bourgogne. PLUTON. Combien de fois ? OSTORIUS. Hé ! Une fois. PLUTON. Retourne-t'y-en. OSTORIUS. Les comédiens ne veulent plus de moi. PLUTON. Crois-tu que je m'accommode mieux de toi qu'eux ? Allons, déloge d'ici au plus vite , et va te confiner dans mes galeries. Voici encore une héroïne qui ne se hâte pas trop, ce me semble, de s'en aller. Mais je lui pardonne : car elle me paraît si lourde de sa personne, et si pesamment armée, que je vois bien que c'est la difficulté de marcher, plutôt que la répugnance à m'obéir, qui l'empêche d'aller plus vite. Qui est-elle ? DIOGÈNE. Pouvez-vous ne pas reconnaître la Pucelle d'Orléans ? PLUTON. C'est donc là cette vaillante fille qui délivra la France du joug des Anglais ? DIOGÈNE. C'est elle-même. PLUTON. Je lui trouve la physionomie bien plate et bien peu digne de tout ce qu'on dit d'elle. DIOGÈNE. Elle tousse, et s'approche de la balustrade. Écoutons. C'est assurément une harangue qu'elle vous vient faire, et une harangue en vers ; car elle ne parle plus qu'en vers. PLUTON. A-t-elle en effet du talent pour la poésie ? DIOGÈNE. Vous l'allez voir. LA PUCELLE. [Note : Vers extraits de la Pucelle. [NdA]][Note : "La Pucelle, ou la France délivrée" est un poème héroïque de 1656 écrit par Jean Chapelain. Il mit plusieurs dizaines d'années pour composer cette oeuvre.]Ô grand prince, que grand dès cette heure j'appelle ; Il est vrai, le respect sert de bride à mon zèle : Mais ton illustre aspect me redouble le coeur, Et me le redoublant, me redouble la peur. À ton illustre aspect mon coeur se sollicite, Et grimpant contre mont, la dure terre quitte. Ô que n'ai-je le ton désormais assez fort Pour aspirer à toi sans te faire de tort ! Pour toi puissé-je avoir une mortelle pointe Vers où l'épaule gauche à la gorge est conjointe ! Que le coup brisât l'os, et fit pleuvoir le sang De la tempe, du dos, de l'épaule et du flanc ! PLUTON. Quelle langue vient-elle de parler ? DIOGÈNE. Belle demande ! Française. PLUTON. Quoi ! C'est du français qu'elle a dit ! Je croyais que ce fût du bas-breton ou de l'allemand. Qui lui a appris cet étrange français-là ? DIOGÈNE. C'est un poète chez qui elle a été en pension quarante ans durant. PLUTON. Voilà un poète qui l'a bien mal élevée ! DIOGÈNE. Ce n'est pas manque d'avoir été bien payé, et d'avoir exactement touché ses pensions. PLUTON. Voilà de l'argent bien mal employé. Hé ! Pucelle d'Orléans, pourquoi vous êtes-vous chargé la mémoire de ces grands vilains mots, vous qui ne songiez autrefois qu'à délivrer votre patrie, et qui n'aviez d'objet que la gloire ? LA PUCELLE. La gloire ? Un seul endroit y mène, et de ce seul endroit Droite et roide.... PLUTON. Ah ! Elle m'écorche les oreilles. LA PUCELLE. Droite et roide est la côte et le sentier étroit. PLUTON. Quels vers, juste ciel ! Je n'en puis pas entendre prononcer un, que ma tête ne soit prête à se fendre. LA PUCELLE. De flèches toutefois aucune ne l'atteint ; Ou pourtant l'atteignant, de son sang ne se teint. PLUTON. Encore ! J'avoue que de toutes les héroïnes qui ont paru en ce lieu, celle-ci me paraît beaucoup la plus insupportable. Vraiment elle ne prêche pas la tendresse. Tout en elle n'est que dureté et que sécheresse ; et elle me paraît plus propre à glacer l'âme qu'à inspirer l'amour. DIOGÈNE. Elle en a pourtant inspiré au vaillant Dunois. PLUTON. Elle ! Inspirer de l'amour au coeur de Dunois ! DIOGÈNE. Oui assurément. Au grand coeur de Dunois, le plus grand de la terre, Grand coeur, qui dans lui seul deux grands amours enserre. Mais il faut savoir quel amour. Dunois s'en explique ainsi lui-même en un endroit du poème fait pour cette merveilleuse fille : PLUTON. Sans doute ; et cette vertueuse guerrière peut innocemment, avec de tels vers, aller tout de ce pas, si elle veut, inspirer un pareil amour à tous les héros qui sont dans ces galeries. Je ne crains pas que cela leur amollisse l'âme. Mais du reste qu'elle s'en aille : car je tremble qu'elle ne me veuille encore réciter quelques-uns de ses vers, et je ne suis pas résolu de les entendre. La voilà enfin partie. Je ne vois plus ici aucun héros, ce me semble. Mais non, je me trompe : en voici encore un qui demeure immobile derrière cette porte. Vraisemblablement il n'a pas entendu que je voulais que tout le monde sortît. Le connais-tu, Diogène ? DIOGÈNE. C'est Pharamond, le premier roi des Français. PLUTON. Que dit-il ? Il parle en lui-même. PHARAMOND. Vous le savez bien, divine Rosemonde, que pour vous aimer je n'attendis pas que j'eusse le bonheur de vous connaître ; et que c'est sur le seul récit de vos charmes, fait par un de mes rivaux, que je devins si ardemment épris de vous. PLUTON. Il semble que celui-ci soit devenu amoureux avant que de voir sa maîtresse. DIOGÈNE. Assurément il ne l'avait point vue. PLUTON. Quoi ! Il est devenu amoureux d'elle sur son portrait ? DIOGÈNE. Il n'avait pas même vu son portrait. PLUTON. Si ce n'est là une vrai folie, je ne sais pas ce qui peut l'être. Mais, dites-moi, vous, amoureux Pharamond, n'êtes-vous pas content d'avoir fondé le plus florissant royaume de l'Europe, et de pouvoir compter au rang de vos successeurs le roi qui y règne aujourd'hui ? Pourquoi vous êtes-vous allé mal-à-propos embarrasser l'esprit de la princesse Rosemonde ? PHARAMOND. Il est vrai, Seigneur. Mais l'amour. ... PLUTON. Ho ! L'amour! L'amour ! Va exagérer, si tu veux, les injustices de l'amour dans mes galeries ; mais pour moi, le premier qui m'en viendra encore parler, je lui donnerai de mon sceptre tout au travers du visage. En voilà un qui entre. Il faut que je lui casse la tête. MINOS. Prenez garde à ce que vous allez faire. Ne voyez-vous pas que c'est Mercure ? PLUTON. Ah ! Mercure, je vous demande pardon. Mais ne venez-vous point aussi me parler d'amour ? MERCURE. Vous savez bien que je n'ai jamais fait l'amour pour moi-même. La vérité est que je l'ai fait quelquefois pour mon père Jupiter, et qu'en sa faveur autrefois j'endormis si bien le bon Argus, qu'il ne s'est jamais réveillé. Mais je viens vous apporter une bonne nouvelle ; c'est qu'à peine l'artillerie que je vous amène a paru, que vos ennemis se sont rangés dans le devoir. Vous n'avez jamais été roi plus paisible de l'enfer que vous l'êtes. PLUTON. Divin messager de Jupiter, vous m'avez rendu la vie. Mais, au nom de notre proche parenté, dites-moi, vous qui êtes le dieu de l'éloquence, comment vous avez souffert qu'il se soit glissé dans l'un et dans l'autre monde une si impertinente manière de parler que celle qui règne aujourd'hui, surtout en ces livres qu'on appelle romans, et comment vous avez permis que les plus grands héros de l'antiquité parlassent ce langage. MERCURE. Hélas ! Apollon et moi, nous sommes dés dieux qu'on n'invoque presque plus ; et la plupart des écrivains d'aujourd'hui ne connaissent pour leur véritable patron qu'un, certain Phébus, qui est bien le plus impertinent personnage qu'on puisse voir. Du reste, je viens vous avertir qu'on vous a joué une pièce. PLUTON. Une pièce à moi ! Comment ? MERCURE. Vous croyez que les vrais héros sont venus îci ? PLUTON. Assurément, je le crois, et j'en ai de bonnes preuves, puisque je les tiens encore ici tous renfermés dans les galeries de mon palais. MERCURE. Vous sortirez d'erreur quand je vous dirai que c'est une troupe de faquins, ou plutôt de fantômes chimériques, qui, n'étant que de fades copies de beaucoup de personnages modernes, ont eu pourtant l'audace de prendre le nom des plus grands héros de l'antiquité, mais dont la vie a été fort courte, et qui errent maintenant sur les bords du Cocyte et du Styx. Je m'étonne que vous y ayez été trompé. Ne voyez-vous pas que ces gens-là n'ont nul caractère de héros ? Tout ce qui les soutient aux yeux des hommes, c'est un certain oripeau et un faux clinquant de paroles, dont les ont habillés ceux qui ont écrit leur vie, et qu'il n'y a qu'à leur ôter pour les faire paraître tels qu'ils sont. J'ai même amené des champs élysées, en venant ici, un Français pour les reconnaître quand ils seront dépouillés : car je me persuade que vous consentirez sans peine qu'ils le soient. PLUTON. J'y consens si bien que je veux que sur-le-champ la chose ici soit exécutée. Et pour ne point perdre de temps, gardes, qu'on les fasse de ce pas sortir tous de mes galeries par les portes dérobées, et qu'on les amène tous dans la grande place. Pour nous, allons nous mettre sur le balcon de cette fenêtre basse, d'où nous pourrons les contempler et leur parler tout à notre aise. Qu'on y porte nos sièges. Mercure, mettez-vous à ma droite ; et vous, Minos, à ma gauche ; et que Diogène se tienne derrière nous. MINOS. Les voilà qui arrivent en foule. PLUTON. Y sont-ils tous ? UN GARDE. On n'en a laissé aucun dans les galeries. PLUTON. Accourez donc, vous tous, fidèles exécuteurs de mes volontés, spectres, larves, démons, furies, milices infernales que j'ai fait assembler. Qu'on m'entoure tous ces prétendus héros, et qu'on me les dépouille. CYRUS. Quoi ! Vous ferez dépouiller un conquérant comme moi ? PLUTON. Hé ! De grâce, généreux Cyrus, il faut que vous passiez le pas. HORATIUS COCLÈS. Quoi ! Un romain comme moi, qui a défendu lui seul un pont contre toutes les forces de Porsenna, vous ne le considérerez pas plus qu'un coupeur de bourses ? PLUTON. Je m'en vais te faire chanter. ASTRATE. Quoi ! Un galant aussi tendre et aussi passionné que moi, vous le ferez maltraiter ? PLUTON. Je m'en vais te faire voir la reine. Ah ! Les voilà dépouillés. MERCURE. Où est le Français que j'ai amené ? LE FRANÇAIS. Me voilà, Seigneur. Que souhaitez-vous ? MERCURE. Tiens, regarde bien tous ces gens-là ; les connais-tu ? LE FRANÇAIS. Si je les connais ? Hé ! Ce sont tous la plupart des bourgeois de mon quartier. Bonjour, Madame Lucrèce. Bonjour, Monsieur Brutus. Bonjour, Mademoiselle Clélie. Bonjour, Monsieur Horatius Coclès. PLUTON. [Note : Escourgée : Fouet fait de plusieurs lanières de cuir. [L]]Tu vas voir accommoder tes bourgeois de toutes pièces. Allons, qu'on ne les épargne point ; et qu'après qu'ils auront été abondamment fustigés, on me les conduise tous sans différer droit aux bords du fleuve de Léthé. Puis, lorsqu'ils y seront arrivés, qu'on me les jette tous, la tête la première, dans l'endroit du fleuve le plus profond, eux, leurs billets doux, leurs lettres galantes, leurs vers passionnés, avec tous les nombreux volumes, ou , pour mieux dire, les monceaux de ridicule papier où sont écrites leurs histoires. Marchez donc, faquins, autrefois si grands héros. Vous voilà arrivés à votre fin, ou, pour mieux dire, au dernier acte de la comédie que vous avez jouée si peu de temps. CHOEUR DE HÉROS s'en allant, chargés, d'escourgées. Ah ! La Calprenède ! Ah ! Scudery ! PLUTON. Hé ! Que ne les tiens-je ! Que ne les tiens-je ! Ce n'est pas tout, Minos. Il faut que vous vous en alliez tout de ce pas donner ordre que la même justice se fasse sur tous leurs pareils, dans les autres provinces de mon royaume. MINOS. Je me charge avec plaisir de cette commission. MERCURE. Mais voici les véritables héros qui arrivent, et qui demandent à vous entretenir. Ne voulez-vous pas qu'on les introduise ? PLUTON. Je serai ravi de les voir. Mais je suis si fatigué des sottises que m'ont dites tous ces impertinents usurpateurs de leurs noms, que vous trouverez bon avant tout que j'aille faire un somme. ==================================================