Discours de l'utilité des parties du poème dramatique.

Pierre Corneille 1660

Bien que, selon Aristote, le seul but de la poésie dramatique soit de plaire aux spectateurs, et que la plupart de ces poèmes leur ayent plu, je veux bien avouer toutefois que beaucoup d'entre eux n'ont pas atteint le but de l'art. Il ne faut pas prétendre, dit ce philosophe, que ce genre de poésie nous donne toute sorte de plaisir, mais seulement celui qui lui est propre ; et pour trouver ce plaisir qui lui est propre, et le donner aux spectateurs, il faut suivre les préceptes de l'art, et leur plaire selon ses règles. Il est constant qu'il y a des préceptes, puisqu'il y a un art ; mais il n'est pas constant quels ils sont. On convient du nom sans convenir de la chose, et on s'accorde sur les paroles pour contester sur leur signification. Il faut observer l'unité d'action, de lieu, et de jour, personne n'en doute ; mais ce n'est pas une petite difficulté de savoir ce que c'est que cette unité d'action, et jusques où peut s'étendre cette unité de jour et de lieu. Il faut que le poète traite son sujet selon le vraisemblable et le nécessaire ; Aristote le dit, et tous ses interprètes répètent les mêmes paroles, qui leur semblent si claires et si intelligibles, qu'aucun d'eux n'a daigné nous dire, non plus que lui, ce que c'est que ce vraisemblable et ce nécessaire. Beaucoup même ont si peu considéré ce dernier mot, qui accompagne toujours l'autre chez ce philosophe, hormis une seule fois, où il parle de la comédie, qu'on en est venu jusqu'à établir une maxime très fausse, qu'il faut que le sujet d'une tragédie soit vraisemblable ; appliquant ainsi aux conditions du sujet la moitié de ce qu'il a dit de la manière de le traiter. Ce n'est pas qu'on ne puisse faire une tragédie d'un sujet purement vraisemblable : il en donne pour exemple la fleur d'Agathon, où les noms et les choses étaient de pure invention, aussi bien qu'en la comédie ; mais les grands sujets qui remuent fortement les passions, et en opposent l'impétuosité aux lois du devoir ou aux tendresses du sang, doivent toujours aller au-delà du vraisemblable, et ne trouveraient aucune croyance parmi les auditeurs, s'ils n'étaient soutenus, ou par l'autorité de l'histoire qui persuade avec empire, ou par la préoccupation de l'opinion commune qui nous donne ces mêmes auditeurs déjà tout persuadés. Il n'est pas vraisemblable que Médée tue ses enfants, que Clytemnestre assassine son mari, qu'Oreste poignarde sa mère ; mais l'histoire le dit, et la représentation de ces grands crimes ne trouve point d'incrédules. Il n'est ni vrai ni vraisemblable qu'Andromède, exposée à un monstre marin, aye été garantie de ce péril par un cavalier volant, qui avait des ailes aux pieds ; mais c'est une erreur que l'antiquité a reçue, et comme elle l'a transmise jusqu'à nous, personne ne s'en offense quand il la voit sur le théâtre. Il ne serait pas permis toutefois d'inventer sur ces exemples. Ce que la vérité ou l'opinion fait accepter serait rejeté, s'il n'avait point d'autre fondement qu'une ressemblance à cette vérité ou à cette opinion. C'est pourquoi notre docteur dit que les sujets viennent de la fortune, qui fait arriver les choses, et non de l'art, qui les imagine. Elle est maîtresse des événements, et le choix qu'elle nous donne de ceux qu'elle nous présente enveloppe une secrète défense d'entreprendre sur elle, et d'en produire sur la scène qui ne soient pas de sa façon. Aussi les anciennes tragédies se sont arrêtées autour de peu de familles, parce qu'il était arrivé à peu de familles des choses dignes de la tragédie. Les siècles suivants nous en ont assez fourni pour franchir ces bornes, et ne marcher plus sur les pas des grecs ; mais je ne pense pas qu'ils nous ayent donné la liberté de nous écarter de leurs règles. Il faut, s'il se peut, nous accommoder avec elles, et les amener jusques à nous. Le retranchement que nous avons fait des choeurs nous oblige à remplir nos poèmes de plus d'épisodes qu'ils ne faisaient ; c'est quelque chose de plus, mais qui ne doit pas aller au delà de leurs maximes, bien qu'il aille au delà de leur pratique. Il faut donc savoir quelles sont ces règles ; mais notre malheur est qu'Aristote et Horace après lui en ont écrit assez obscurément pour avoir besoin d'interprètes, et que ceux qui leur en ont voulu servir jusques ici ne les ont souvent expliqués qu'en grammairiens ou en philosophes. Comme ils avaient plus d'étude et de spéculation que d'expérience du théâtre, leur lecture nous peut rendre plus doctes, mais non pas nous donner beaucoup de lumières fort sûres pour y réussir. Je hasarderai quelque chose sur trente ans de travail pour la scène, et en dirai mes pensées tout simplement, sans esprit de contestation qui m'engage à les soutenir, et sans prétendre que personne renonce en ma faveur à celles qu'il en aura conçues.

Ainsi ce que j'ai avancé dès l'entrée de ce discours, que la poésie dramatique a pour but le seul plaisir des spectateurs, n'est pas pour l'emporter opiniâtrement sur ceux qui pensent ennoblir l'art, en lui donnant pour objet de profiter aussi bien que de plaire. Cette dispute même serait très inutile, puisqu'il est impossible de plaire selon les règles, qu'il ne s'y rencontre beaucoup d'utilité. Il est vrai qu'Aristote, dans tout son traité de la poétique, n'a jamais employé ce mot une seule fois, qu'il attribue l'origine de la poésie au plaisir que nous prenons à voir imiter les actions des hommes ; qu'il préfère la partie du poème qui regarde le sujet à celle qui regarde les moeurs, parce que cette première contient ce qui agrée le plus, comme les agnitions et les péripéties ; qu'il fait entrer dans la définition de la tragédie l'agrément du discours dont elle est composée ; et qu'il l'estime enfin plus que le poème épique, en ce qu'elle a de plus que lui la décoration extérieure et la musique, qui délectent puissamment, et qu'étant plus courte et moins diffuse, le plaisir qu'on y prend est plus parfait ; mais il n'est pas moins vrai qu'Horace nous apprend que nous ne saurions plaire à tout le monde, si nous n'y mêlons l'utile, et que les gens graves et sérieux, les vieillards, les amateurs de la vertu, s'y ennuieront, s'ils n'y trouvent rien à profiter : (...).

Ainsi, quoique l'utile n'y entre que sous la forme du délectable, il ne laisse pas d'y être nécessaire, et il vaut mieux examiner de quelle façon il y peut trouver sa place, que d'agiter, comme je l'ai déjà dit, une question inutile touchant l'utilité de cette sorte de poèmes. J'estime donc qu'il s'y en peut rencontrer de quatre sortes.

La première consiste aux sentences et instructions morales qu'on y peut semer presque partout ; mais il en faut user sobrement, les mettre rarement en discours généraux, ou ne les pousser guère loin, surtout quand on fait parler un homme passionné, ou qu'on lui fait répondre par un autre ; car il ne doit avoir non plus de patience pour les entendre, que de quiétude d'esprit pour les concevoir et les dire. Dans les délibérations d'état, où un homme d'importance consulté par un roi s'explique de sens rassis, ces sortes de discours trouvent lieu de plus d'étendue ; mais enfin il est toujours bon de les réduire souvent de la thèse à l'hypothèse ; et j'aime mieux faire dire à un acteur, l'amour vous donne beaucoup d'inquiétudes, que, l'amour donne beaucoup d'inquiétudes aux esprits qu'il possède.

Ce n'est pas que je voulusse entièrement bannir cette dernière façon de s'énoncer sur les maximes de la morale et de la politique. Tous mes poèmes demeureraient bien estropiés, si on en retranchait ce que j'y en ai mêlé ; mais encore un coup, il ne les faut pas pousser loin sans les appliquer au particulier ; autrement c'est un lieu commun, qui ne manque jamais d'ennuyer l'auditeur, parce qu'il fait languir l'action ; et quelque heureusement que réussisse cet étalage de moralités, il faut prendre garde que ce ne soit un de ces ornements ambitieux qu'Horace nous ordonne de retrancher.

J'avouerai toutefois que les discours généraux ont souvent grâce, quand celui qui les prononce et celui qui les écoute ont tous deux l'esprit assez tranquille pour se donner raisonnablement cette patience. Dans le quatrième acte de Mélite, la joie qu'elle a d'être aimée de Tircis lui fait souffrir sans chagrin la remontrance de sa nourrice, qui de son côté satisfait à cette démangeaison qu'Horace attribue aux vieilles gens, de faire des leçons aux jeunes ; mais si elle savait que Tircis la crût infidèle, et qu'il en fût au désespoir, comme elle l'apprend ensuite, elle n'en souffrirait pas quatre vers. Quelquefois même ces discours sont nécessaires pour appuyer des sentiments dont le raisonnement ne se peut fonder sur aucune des actions particulières de ceux dont on parle. Rodogune, au premier acte, ne saurait justifier la défiance qu'elle a de Cléopâtre, que par le peu de sincérité qu'il y a d'ordinaire dans les réconciliations des grands après une offense signalée, parce que, depuis le traité de paix, cette reine n'a rien fait qui la doive rendre suspecte de cette haine qu'elle lui conserve dans le coeur. L'assurance que prend Mélisse, au quatrième de La Suite du menteur, sur les premières protestations d'amour que lui fait Dorante, qu'elle n'a vu qu'une seule fois, ne se peut autoriser que sur la facilité et la promptitude que deux amants nés l'un pour l'autre ont à donner croyance à ce qu'ils s'entre-disent ; et les douze vers qui expriment cette moralité en termes généraux ont tellement plus, que beaucoup de gens d'esprit n'ont pas dédaigné d'en charger leur mémoire. Vous en trouverez ici quelques autres de cette nature. La seule règle qu'on y peut établir, c'est qu'il les faut placer judicieusement, et surtout les mettre en la bouche de gens qui ayent l'esprit sans embarras, et qui ne soient point emportés par la chaleur de l'action.

La seconde utilité du poème dramatique se rencontre en la naïve peinture des vices et des vertus, qui ne manque jamais à faire son effet, quand elle est bien achevée, et que les traits en sont si reconnaissables qu'on ne les peut confondre l'un dans l'autre, ni prendre le vice pour vertu. Celle-ci se fait alors toujours aimer, quoique malheureuse ; et celui-là se fait toujours haïr bien que triomphant. Les anciens se sont fort souvent contentés de cette peinture, sans se mettre en peine de faire récompenser les bonnes actions, et punir les mauvaises. Clytemnestre et son adultère tuent Agamemnon impunément ; Médée en fait autant de ses enfants, et Atrée de ceux de son frère Thyeste, qu'il lui fait manger. Il est vrai qu'à bien considérer ces actions qu'ils choisissaient pour la catastrophe de leurs tragédies, c'étaient des criminels qu'ils faisaient punir, mais par des crimes plus grands que les leurs. Thyeste avait abusé de la femme de son frère ; mais la vengeance qu'il en prend a quelque chose de plus affreux que ce premier crime. Jason était un perfide d'abandonner Médée, à qui il devait tout ; mais massacrer ses enfants à ses yeux est quelque chose de plus. Clytemnestre se plaignait des concubines qu'Agamemnon ramenait de Troie ; mais il n'avait point attenté sur sa vie, comme elle fait sur la sienne ; et ces maîtres de l'art ont trouvé le crime de son fils Oreste, qui la tue pour venger son père, encore plus grand que le sien, puisqu'ils lui ont donné des furies vengeresses pour le tourmenter, et n'en ont point donné à sa mère, qu'ils font jouir paisiblement avec son Egisthe du royaume d'un mari qu'elle avait assassiné. Notre théâtre souffre difficilement de pareils sujets : le Thyeste de Sénèque n'y a pas été fort heureux ; sa Médée y a trouvé plus de faveur ; mais aussi, à le bien prendre, la perfidie de Jason et la violence du roi de Corinthe la font paraître si injustement opprimée, que l'auditeur entre aisément dans ses intérêts, et regarde sa vengeance comme une justice qu'elle se fait elle-même de ceux qui l'oppriment.

C'est cet intérêt qu'on aime à prendre pour les vertueux qui a obligé d'en venir à cette autre manière de finir le poème dramatique par la punition des mauvaises actions et la récompense des bonnes, qui n'est pas un précepte de l'art, mais un usage que nous avons embrassé, dont chacun peut se départir à ses périls. Il était dès le temps d'Aristote, et peut-être qu'il ne plaisait pas trop à ce philosophe, puisqu'il dit qu'il n'a eu vogue que par l'imbécillité du jugement des spectateurs, et que ceux qui le pratiquent s'accommodent au goût du peuple, et écrivent selon les souhaits de leur auditoire. En effet, il est certain que nous ne saurions voir un honnête homme sur notre théâtre sans lui souhaiter de la prospérité, et nous fâcher de ses infortunes. Cela fait que quand il en demeure accablé, nous sortons avec chagrin, et remportons une espèce d'indignation contre l'auteur et les acteurs ; mais quand l'événement remplit nos souhaits, et que la vertu y est couronnée, nous sortons avec pleine joie, et remportons une entière satisfaction et de l'ouvrage, et de ceux qui l'ont représenté. Le succès heureux de la vertu, en dépit des traverses et des périls, nous excite à l'embrasser ; et le succès funeste du crime ou de l'injustice est capable de nous en augmenter l'horreur naturelle, par l'appréhension d'un pareil malheur. C'est en cela que consiste la troisième utilité du théâtre, comme la quatrième en la purgation des passions par le moyen de la pitié et de la crainte. Mais comme cette utilité est particulière à la tragédie, et que cette première partie de mes poèmes ne contient presque que des comédies où elle n'a point de place, je ne m'expliquerai sur cet article qu'au second volume, où la tragédie l'emporte et passe à l'examen des parties qu'Aristote attribue au poème dramatique. Je dis au poème dramatique en général, bien qu'en traitant cette matière il ne parle que de la tragédie ; parce que tout ce qu'il en dit convient aussi à la comédie, et que la différence de ces deux espèces de poèmes ne consiste qu'en la dignité des personnages, et des actions qu'ils imitent, et non pas en la façon de les imiter, ni aux choses qui servent à cette imitation.

Le poème est composé de deux sortes de parties. Les unes sont appelées parties de quantité, ou d'extension ; et Aristote en nomme quatre : le prologue, l'épisode, l'exode, et le choeur. Les autres se peuvent nommer des parties intégrales, qui se rencontrent dans chacune de ces premières pour former tout le corps avec elles. Ce philosophe y en trouve six : le sujet, les moeurs, les sentiments, la diction, la musique, et la décoration du théâtre. De ces six, il n'y a que le sujet dont la bonne constitution dépende proprement de l'art poétique ; les autres ont besoin d'autres arts subsidiaires : les moeurs, de la morale ; les sentiments, de la rhétorique ; la diction, de la grammaire ; et les deux autres parties ont chacune leur art, dont il n'est pas besoin que le poète soit instruit, parce qu'il y peut faire suppléer par d'autres, ce qui fait qu'Aristote ne les traite pas. Mais comme il faut qu'il exécute lui-même ce qui concerne les quatre premières, la connaissance des arts dont elles dépendent lui est absolument nécessaire, à moins qu'il aye reçu de la nature un sens commun assez fort et assez profond pour réparer ce défaut. Les conditions du sujet sont diverses pour la tragédie et pour la comédie. Je ne toucherai à présent qu'à ce qui regarde cette dernière, qu'Aristote définit simplement une imitation de personnes basses et fourbes. Je ne puis m'empêcher de dire que cette définition ne me satisfait point ; et puisque beaucoup de savants tiennent que son traité de la poétique n'est pas venu tout entier jusques à nous, je veux croire que dans ce que le temps nous en a dérobé il s'en rencontrait une plus achevée. La poésie dramatique, selon lui, est une imitation des actions, et il s'arrête ici à la condition des personnes, sans dire quelles doivent être ces actions. Quoi qu'il en soit, cette définition avait du rapport à l'usage de son temps, où l'on ne faisait parler dans la comédie que des personnes d'une condition très médiocre ; mais elle n'a pas une entière justesse pour le nôtre, où les rois même y peuvent entrer, quand leurs actions ne sont point au-dessus d'elle. Lorsqu'on met sur la scène un simple intrique d'amour entre des rois, et qu'ils ne courent aucun péril, ni de leur vie, ni de leur état, je ne crois pas que, bien que les personnes soient illustres, l'action le soit assez pour s'élever jusques à la tragédie. Sa dignité demande quelque grand intérêt d'état, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l'amour, telles que sont l'ambition ou la vengeance, et veut donner à craindre des malheurs plus grands que la perte d'une maîtresse. Il est à propos d'y mêler l'amour, parce qu'il a toujours beaucoup d'agrément, et peut servir de fondement à ces intérêts, et à ces autres passions dont je parle ; mais il faut qu'il se contente du second rang dans le poème, et leur laisse le premier. Cette maxime semblera nouvelle d'abord : elle est toutefois de la pratique des anciens, chez qui nous ne voyons aucune tragédie où il n'y aye qu'un intérêt d'amour à démêler. Au contraire, ils l'en bannissaient souvent ; et ceux qui voudront considérer les miennes, reconnaîtront qu'à leur exemple je ne lui ai jamais laissé y prendre le pas devant, et que dans Le Cid même, qui est sans contredit la pièce la plus amoureuse que j'aye faite, le devoir de la naissance et le soin de l'honneur l'emportent sur toutes les tendresses qu'il inspire aux amants que j'y fais parler.

Je dirai plus. Bien qu'il y aye de grands intérêts d'état dans un poème, et que le soin qu'une personne royale doit avoir de sa gloire fasse taire sa passion, comme en Don Sanche, s'il ne s'y rencontre point de péril de vie, de pertes d'états, ou de bannissement, je ne pense pas qu'il aye droit de prendre un nom plus relevé que celui de comédie ; mais pour répondre aucunement à la dignité des personnes dont celui-là représente les actions, je me suis hasardé d'y ajouter l'épithète d'héroïque, pour le distinguer d'avec les comédies ordinaires. Cela est sans exemple parmi les anciens ; mais aussi il est sans exemple parmi eux de mettre des rois sur le théâtre sans quelqu'un de ces grands périls. Nous ne devons pas nous attacher si servilement à leur imitation, que nous n'osions essayer quelque chose de nous-mêmes, quand cela ne renverse point les règles de l'art ; ne fût-ce que pour mériter cette louange que donnait Horace aux poètes de son temps : (...) ; et n'avoir point de part en ce honteux éloge : (...). ce qui nous sert maintenant d'exemple, dit Tacite, a été autrefois sans exemple, et ce que nous faisons sans exemple en pourra servir un jour. La comédie diffère donc en cela de la tragédie, que celle-ci veut pour son sujet une action illustre, extraordinaire, sérieuse : celle-là s'arrête à une action commune et enjouée ; celle-ci demande de grands périls pour ses héros : celle-là se contente de l'inquiétude et des déplaisirs de ceux à qui elle donne le premier rang parmi ses acteurs. Toutes les deux ont cela de commun, que cette action doit être complète et achevée, c'est-à-dire que dans l'événement qui la termine, le spectateur doit être si bien instruit des sentiments de tous ceux qui y ont eu quelque part, qu'il sorte l'esprit en repos, et ne soit plus en doute de rien. Cinna conspire contre Auguste, sa conspiration est découverte, Auguste le fait arrêter. Si le poème en demeurait là, l'action ne serait pas complète, parce que l'auditeur sortirait dans l'incertitude de ce que cet empereur aurait ordonné de cet ingrat favori. Ptolomée craint que César, qui vient en Egypte, ne favorise soeur dont il est amoureux, et ne le force à lui rendre sa part du royaume que son père lui a laissée par testament : pour attirer la faveur de son côté par un grand service, il lui immole Pompée ; ce n'est pas assez, il faut voir comment César recevra ce grand sacrifice. Il arrive, il s'en fâche, il menace Ptolomée, il le veut obliger d'immoler les conseillers de cet attentat à cet illustre mort ; ce roi, surpris de cette réception si peu attendue, se résout à prévenir César, et conspire contre lui, pour éviter par sa perte le malheur dont il se voit menacé. Ce n'est pas encore assez ; il faut savoir ce qui réussira de cette conspiration. César en a l'avis, et Ptolomée, périssant dans un combat avec ses ministres, laisse Cléopâtre en paisible possession du royaume dont elle demandait la moitié, et César hors de péril ; l'auditeur n'a plus rien à demander, et sort satisfait, parce que l'action est complète.

Je connais des gens d'esprit, et des plus savants en l'art poétique, qui m'imputent d'avoir négligé d'achever Le Cid, et quelques autres de mes poèmes, parce que je n'y conclus pas précisément le mariage des premiers acteurs, et que je ne les envoie point marier au sortir du théâtre. à quoi il est aisé de répondre que le mariage n'est point un achèvement nécessaire pour la tragédie heureuse, ni même pour la comédie. Quant à la première, c'est le péril d'un héros qui la constitue, et lorsqu'il en est sorti, l'action est terminée. Bien qu'il aye de l'amour, il n'est point besoin qu'il parle d'épouser sa maîtresse quand la bienséance ne le permet pas ; et il suffit d'en donner l'idée après en avoir levé tous les empêchements, sans lui en faire déterminer le jour. Ce serait une chose insupportable que Chimène en convînt avec Rodrigue dès le lendemain qu'il a tué son père, et Rodrigue serait ridicule, s'il faisait la moindre démonstration de le désirer. Je dis la même chose d'Antiochus. Il ne pourrait dire de douceurs à Rodogune qui ne fussent de mauvaise grâce, dans l'instant que sa mère se vient d'empoisonner à leurs yeux, et meurt dans la rage de n'avoir pu les faire périr avec elle. Pour la comédie, Aristote ne lui impose point d'autre devoir pour conclusion que de rendre amis ceux qui étaient ennemis ; ce qu'il faut entendre un peu plus généralement que les termes ne semblent porter, et l'étendre à la réconciliation de toute sorte de mauvaise intelligence ; comme quand un fils rentre aux bonnes grâces d'un père qu'on a vu en colère contre lui pour ses débauches, ce qui est une fin assez ordinaire aux anciennes comédies ; ou que deux amants, séparés par quelque fourbe qu'on leur a faite, ou par quelque pouvoir dominant, se réunissent par l'éclaircissement de cette fourbe, ou par le consentement de ceux qui y mettaient obstacle ; ce qui arrive presque toujours dans les nôtres, qui n'ont que très rarement une autre fin que des mariages. Nous devons toutefois prendre garde que ce consentement ne vienne pas par un simple changement de volonté, mais par un événement qui en fournisse l'occasion. Autrement il n'y aurait pas grand artifice au dénouement d'une pièce, si, après l'avoir soutenue durant quatre actes sur l'autorité d'un père qui n'approuve point les inclinations amoureuses de son fils ou de sa fille, il y consentait tout d'un coup au cinquième, par cette seule raison que c'est le cinquième, et que l'auteur n'oserait en faire six. Il faut un effet considérable qui l'y oblige, comme si l'amant de sa fille lui sauvait la vie en quelque rencontre où il fût prêt d'être assassiné par ses ennemis, ou que par quelque accident inespéré, il fût reconnu pour être de plus grande condition, et mieux dans la fortune qu'il ne paraissait.

Comme il est nécessaire que l'action soit complète, il faut aussi n'ajouter rien au delà, parce que quand l'effet est arrivé, l'auditeur ne souhaite plus rien et s'ennuie de tout le reste. Ainsi les sentiments de joie qu'ont deux amants qui se voient réunis après de longues traverses doivent être bien courts ; et je ne sais pas quelle grâce a eue chez les athéniens la contestation de Ménélas et de Teucer pour la sépulture d'Ajax, que Sophocle fait mourir au quatrième acte ; mais je sais bien que de notre temps la dispute du même Ajax et d'Ulysse pour les armes d'Achille après sa mort, lassa fort les oreilles, bien qu'elle partît d'une bonne main. Je ne puis déguiser même que j'ai peine encore à comprendre comment on a pu souffrir le cinquième de Mélite et de La Veuve. On n'y voit les premiers acteurs que réunis ensemble, et ils n'y ont plus d'intérêt qu'à savoir les auteurs de la fausseté ou de la violence qui les a séparés. Cependant ils en pouvaient être déjà instruits, si je l'eusse voulu, et semblent n'être plus sur le théâtre que pour servir de témoins au mariage des acteurs du second ordre ; ce qui fait languir toute cette fin, où ils n'ont point de part. Je n'ose attribuer le bonheur qu'eurent ces deux comédies à l'ignorance des préceptes, qui était assez générale en ce temps-là d'autant que ces mêmes préceptes, bien ou mal observés, doivent faire leur effet, bon ou mauvais, sur ceux mêmes qui, faute de les savoir, s'abandonnent au courant des sentiments naturels ; mais je ne puis que je n'avoue du moins que la vieille habitude qu'on avait alors à ne voir rien de mieux ordonné a été cause qu'on ne s'est pas indigné contre ces défauts, et que la nouveauté d'un genre de comédie très agréable, et qui jusque-là n'avait point paru sur la scène, a fait qu'on a voulu trouver belles toutes les parties d'un corps qui plaisait à la vue, bien qu'il n'eût pas toutes ses proportions dans leur justesse.

La comédie et la tragédie se ressemblent encore en ce que l'action qu'elles choisissent pour imiter doit avoir une juste grandeur , c'est-à-dire qu'elle ne doit être, ni si petite qu'elle échappe à la vue comme un atome, ni si vaste qu'elle confonde la mémoire de l'auditeur et égare son imagination. C'est ainsi qu'Aristote explique cette condition du poème, et ajoute que pour être d'une juste grandeur, elle doit avoir un commencement, un milieu, et une fin. Ces termes sont si généraux, qu'ils semblent ne signifier rien ; mais à les bien entendre, ils excluent les actions momentanées qui n'ont point ces trois parties. Telle est peut-être la mort de la soeur d'Horace, qui se fait tout d'un coup sans aucune préparation dans les trois actes qui la précèdent ; et je m'assure que si Cinna attendait au cinquième à conspirer contre Auguste, et qu'il consumât les quatre autres en protestations d'amour à Emilie, ou en jalousies contre Maxime, cette conspiration surprenante ferait bien des révoltes dans les esprits, à qui ces quatre premiers auraient fait attendre tout autre chose.

Il faut donc qu'une action, pour être d'une juste grandeur, aye un commencement, un milieu et une fin. Cinna conspire contre Auguste et rend compte de sa conspiration à Emilie, voilà le commencement ; Maxime en fait avertir Auguste, voilà le milieu ; Auguste lui pardonne, voilà la fin. Ainsi dans les comédies de ce premier volume, j'ai presque toujours établi deux amants en bonne intelligence, je les ai brouillés ensemble par quelque fourbe, et les ai réunis par l'éclaircissement de cette même fourbe qui les séparait.

À ce que je viens de dire de la juste grandeur de l'action j'ajoute un mot touchant celle de sa représentation, que nous bornons d'ordinaire à un peu moins de deux heures. Quelques-uns réduisent le nombre des vers qu'on y récite à quinze cents et veulent que les pièces de théâtre ne puissent aller jusqu'à dix-huit, sans laisser un chagrin capable de faire oublier les plus belles choses. J'ai été plus heureux que leur règle ne me le permet, en ayant pour l'ordinaire donné deux mille aux comédies, et un peu plus de dix-huit cents aux tragédies, sans avoir sujet de me plaindre que mon auditoire ait montré trop de chagrin pour cette longueur.

C'est assez parlé du sujet de la comédie, et des conditions qui lui sont nécessaires. La vraisemblance en est une dont je parlerai en un autre lieu ; il y a de plus, que les événements en doivent toujours être heureux, ce qui n'est pas une obligation de la tragédie, où nous avons le choix de faire un changement de bonheur en malheur, ou de malheur en bonheur. Cela n'a pas besoin de commentaire ; je viens à la seconde partie du poème, qui sont les moeurs.

Aristote leur prescrit quatre conditions, qu'elles soient bonnes, convenables, semblables, et égales. Ce sont des termes qu'il a si peu expliqués, qu'il nous laisse grand lieu de douter de ce qu'il veut dire. Je ne puis comprendre comment on a voulu entendre par ce mot de bonnes, qu'il faut qu'elles soient vertueuses. La plupart des poèmes, tant anciens que modernes, demeureraient en un pitoyable état, si l'on en retranchait tout ce qui s'y rencontre de personnages méchants, ou vicieux, ou tachés de quelque faiblesse qui s'accorde mal avec la vertu. Horace a pris soin de décrire en général les moeurs de chaque âge, et leur attribue plus de défauts que de perfections ; et quand il nous prescrit de peindre Médée fière et indomptable, Ixion perfide, Achille emporté de colère, jusqu'à maintenir que les lois ne sont pas faites pour lui, et ne vouloir prendre droit que par les armes, il ne nous donne pas de grandes vertus à exprimer. Il faut donc trouver une bonté compatible avec ces sortes de moeurs ; et s'il m'est permis de dire mes conjectures sur ce qu'Aristote nous demande par là, je crois que c'est le caractère brillant et élevé d'une habitude vertueuse ou criminelle, selon qu'elle est propre et convenable à la personne qu'on introduit. Cléopâtre, dans Rodogune, est très méchante ; il n'y a point de parricide qui lui fasse horreur, pourvu qu'il la puisse conserver sur un trône qu'elle préfère à toutes choses, tant son attachement à la domination est violent ; mais tous ses crimes sont accompagnés d'une grandeur d'âme qui a quelque chose de si haut, qu'en même temps qu'on déteste ses actions, on admire la source dont elles partent. J'ose dire la même chose du menteur. Il est hors de doute que c'est une habitude vicieuse que de mentir ; mais il débite ses menteries avec une telle présence d'esprit et tant de vivacité, que cette imperfection a bonne grâce en sa personne, et fait confesser aux spectateurs que le talent de mentir ainsi est un vice dont les sots ne sont point capables. Pour troisième exemple, ceux qui voudront examiner la manière dont Horace décrit la colère d'Achille ne s'éloigneront pas de ma pensée. Elle a pour fondement un passage d'Aristote, qui suit d'assez près celui que je tâche d'expliquer. La poésie, dit-il, est une imitation de gens meilleurs qu'ils n'ont été, et comme les peintres font souvent des portraits flattés, qui sont plus beaux que l'original et conservent toutefois la ressemblance, ainsi les poètes, représentant des hommes colères ou fainéants, doivent tirer une haute idée de ces qualités qu'ils leur attribuent, en sorte qu'il s'y trouve un bel exemplaire d'équité ou de dureté ; et c'est ainsi qu'Homère a fait Achille bon. Ce dernier mot est à remarquer, pour faire voir qu'Homère a donné aux emportements de la colère d'Achille cette bonté nécessaire aux moeurs, que je fais consister en cette élévation de leur caractère, et dont Robortel parle ainsi : (...).

Ce texte d'Aristote que je viens de citer peut faire de la peine, en ce qu'il porte que les moeurs des hommes colères ou fainéants doivent être peintes dans un tel degré d'excellence, qu'il s'y rencontre un haut exemplaire d'équité ou de dureté. Il y a du rapport de la dureté à la colère ; et c'est ce qu'attribue Horace à celle d'Achille en ce vers : (...).

Mais il n'y en a point de l'équité à la fainéantise, et je ne puis voir quelle part elle peut avoir en son caractère. C'est ce qui me fait douter si le mot grec (...) a été rendu dans le sens d'Aristote par les interprètes latins que j'ai suivis. Pacius le tourne desides ; Victorius, inertes ; Heinsius, segnes ; et le mot de fainéants, dont je me suis servi pour le mettre en notre langue, répond assez à ces trois versions ; mais Castelvetro le rend en la sienne par celui de mansueti, "débonnaires ou pleins de mansuétude " ; et non seulement ce mot a une opposition plus juste à celui de colères, mais aussi il s'accorderait mieux avec cette habitude qu'Aristote appelle (...), dont il nous demande un bel exemplaire. Ces trois interprètes traduisent ce mot grec par celui d'équité ou de probité, qui répondrait mieux au mansueti de l'italien qu'à leurs segnes, desides, inertes, pourvu qu'on n'entendît par là qu'une bonté naturelle, qui ne se fâche que malaisément : mais j'aimerais mieux encore celui de piacevolezza, dont l'autre se sert pour l'exprimer en sa langue ; et je crois que pour lui laisser sa force en la nôtre, on le pourrait tourner par celui de condescendance, ou facilité équitable d'approuver, excuser, et supporter tout ce qui arrive. Ce n'est pas que je me veuille faire juge entre de si grands hommes ; mais je ne puis dissimuler que la version italienne de ce passage me semble avoir quelque chose de plus juste que ces trois latines. Dans cette diversité d'interprétations, chacun est en liberté de choisir, puisque même on a droit de les rejeter toutes, quand il s'en présente une nouvelle qui plaît davantage, et que les opinions des plus savants ne sont pas des lois pour nous.

Il me vient encore une autre conjecture, touchant ce qu'entend Aristote par cette bonté de moeurs qu'il leur impose pour première condition. C'est qu'elles doivent être vertueuses tant qu'il se peut, en sorte que nous n'exposions point de vicieux ou de criminels sur le théâtre, si le sujet que nous traitons n'en a besoin. Il donne lieu lui-même à cette pensée, lorsque voulant marquer un exemple d'une faute contre cette règle, il se sert de celui de Ménélas dans l'Oreste d'Euripide, dont le défaut ne consiste pas en ce qu'il est injuste, mais en ce qu'il l'est sans nécessité.

Je trouve dans Castelvetro une troisième explication qui pourrait ne déplaire pas, qui est que cette bonté de moeurs ne regarde que le premier personnage, qui doit toujours se faire aimer, et par conséquent être vertueux, et non pas ceux qui le persécutent, ou le font périr ; mais comme c'est restreindre à un seul ce qu'Aristote dit en général, j'aimerais mieux m'arrêter, pour l'intelligence de cette première condition, à cette élévation ou perfection de caractère dont j'ai parlé, qui peut convenir à tous ceux qui paraissent sur la scène ; et je ne pourrais suivre cette dernière interprétation sans condamner le Menteur , dont l'habitude est vicieuse, bien qu'il tienne le premier rang dans la comédie qui porte ce titre.

En second lieu, les moeurs doivent être convenables. Cette condition est plus aisée à entendre que la première. Le poète doit considérer l'âge, la dignité, la naissance, l'emploi et le pays de ceux qu'il introduit : il faut qu'il sache ce qu'on doit à sa patrie, à ses parents, à ses amis, à son roi ; quel est l'office d'un magistrat, ou d'un général d'armée, afin qu'il puisse y conformer ceux qu'il veut faire aimer aux spectateurs, et en éloigner ceux qu'il leur veut faire haïr ; car c'est une maxime infaillible que, pour bien réussir, il faut intéresser l'auditoire pour les premiers acteurs. Il est bon de remarquer encore que ce qu'Horace dit des moeurs de chaque âge n'est pas une règle dont on ne se puisse dispenser sans scrupule. Il fait les jeunes gens prodigues et les vieillards avares : le contraire arrive tous les jours sans merveille ; mais il ne faut pas que l'un agisse à la manière de l'autre, bien qu'il aye quelquefois des habitudes et des passions qui conviendraient mieux à l'autre. C'est le propre d'un jeune homme d'être amoureux, et non pas d'un vieillard ; cela n'empêche pas qu'un vieillard ne le devienne : les exemples en sont assez souvent devant nos yeux ; mais il passerait pour fou s'il voulait faire l'amour en jeune homme, et s'il prétendait se faire aimer par les bonnes qualités de sa personne. Il peut espérer qu'on l'écoutera, mais cette espérance doit être fondée sur son bien, ou sur sa qualité, et non pas sur ses mérites ; et ses prétentions ne peuvent être raisonnables, s'il ne croit avoir affaire à une âme assez intéressée pour déférer tout à l'éclat des richesses, ou à l'ambition du rang.

La qualité de semblables, qu'Aristote demande aux moeurs, regarde particulièrement les personnes que l'histoire ou la fable nous fait connaître, et qu'il faut toujours peindre telles que nous les y trouvons. C'est ce que veut dire Horace par ce vers : (...). Qui peindrait Ulysse en grand guerrier, ou Achille en grand discoureur, ou Médée en femme fort soumise, s'exposerait à la risée publique. Ainsi ces deux qualités, dont quelques interprètes ont beaucoup de peine à trouver la différence qu'Aristote veut qui soit entre elles sans la désigner, s'accorderont aisément, pourvu qu'on les sépare, et qu'on donne celle de convenables aux personnes imaginées, qui n'ont jamais eu d'être que dans l'esprit du poète, en réservant l'autre pour celles qui sont connues par l'histoire ou par la fable, comme je le viens de dire. Il reste à parler de l'égalité, qui nous oblige à conserver jusqu'à la fin à nos personnages les moeurs que nous leurs avons données au commencement : (...). L'inégalité y peut toutefois entrer sans défaut, non seulement quand nous introduisons des personnes d'un esprit léger et inégal, mais encore lorsqu'en conservant l'égalité au dedans, nous donnons l'inégalité au dehors, selon les occasions. Telle est celle de Chimène, du côté de l'amour ; elle aime toujours fortement Rodrigue dans son coeur ; mais cet amour agit autrement en présence du roi ; autrement en celle de l'infante, et autrement en celle de Rodrigue ; et c'est ce qu'Aristote appelle des moeurs inégalement égales.

Il se présente une difficulté à éclaircir sur cette matière, touchant ce qu'entend Aristote lorsqu'il dit que la tragédie se peut faire sans moeurs, et que la plupart de celles des modernes de son temps n'en ont point. Le sens de ce passage est assez malaisé à concevoir, vu que, selon lui-même, c'est par les moeurs qu'un homme est méchant ou homme de bien, spirituel ou stupide, timide ou hardi, constant ou irrésolu, bon ou mauvais politique, et qu'il est impossible qu'on en mette aucun sur le théâtre qui ne soit bon ou méchant, et qui n'aye quelqu'une de ces autres qualités. Pour accorder ces deux sentiments qui semblent opposés l'un à l'autre, j'ai remarqué que ce philosophe dit ensuite que si un poète a fait de belles narrations morales et des discours bien sentencieux, il n'a fait encore rien par là qui concerne la tragédie. Cela m'a fait considérer que les moeurs ne sont pas seulement le principe des actions, mais aussi du raisonnement. Un homme de bien agit et raisonne en homme de bien, un méchant agit et raisonne en méchant, et l'un et l'autre étale de diverses maximes de morale suivant cette diverse habitude. C'est donc de ces maximes, que cette habitude produit, que la tragédie peut se passer, et non pas de l'habitude même, puisque elle est le principe des actions, et que les actions sont l'âme de la tragédie, où l'on ne doit parler qu'en agissant et pour agir. Ainsi pour expliquer ce passage d'Aristote par l'autre, nous pouvons dire que quand il parle d'une tragédie sans moeurs, il entend une tragédie où les acteurs énoncent simplement leurs sentiments, ou ne les appuient que sur des raisonnements tirés du fait, comme Cléopâtre dans le second acte de Rodogune, et non pas sur des maximes de morale ou de politique, comme Rodogune dans son premier acte. Car, je le répète encore, faire un poème de théâtre où aucun des acteurs ne soit bon ni méchant, prudent ni imprudent, cela est absolument impossible.

Après les moeurs viennent les sentiments, par où l'acteur fait connaître ce qu'il veut ou ne veut pas, en quoi il peut se contenter d'un simple témoignage de ce qu'il se propose de faire, sans le fortifier de raisonnements moraux, comme je le viens de dire. Cette partie a besoin de la rhétorique pour peindre les passions et les troubles de l'esprit, pour consulter, délibérer, exagérer ou exténuer ; mais il y a cette différence pour ce regard entre le poète dramatique et l'orateur, que celui-ci peut étaler son art, et le rendre remarquable avec pleine liberté, et que l'autre doit le cacher avec soin, parce que ce n'est jamais lui qui parle, et que ceux qu'il fait parler ne sont pas des orateurs.

La diction dépend de la grammaire. Aristote lui attribue les figures, que nous ne laissons pas d'appeler communément figures de rhétorique. Je n'ai rien à dire là-dessus, sinon que le langage doit être net, les figures placées à propos et diversifiées, et la versification aisée et élevée au-dessus de la prose, mais non pas jusqu'à l'enflure du poème épique, puisque ceux que le poète fait parler ne sont pas des poètes.

Le retranchement que nous avons fait des choeurs a retranché la musique de nos poèmes. Une chanson y a quelquefois bonne grâce, et dans les pièces de machines cet ornement est redevenu nécessaire pour remplir les oreilles de l'auditeur cependant que ces machines descendent.

La décoration du théâtre a besoin de trois arts pour la rendre belle, de la peinture, de l'architecture, et de la perspective. Aristote prétend que cette partie, non plus que la précédente, ne regarde pas le poète ; et comme il ne la traite point, je me dispenserai d'en dire plus qu'il ne m'en a appris.

Pour achever ce discours, je n'ai plus qu'à parler des parties de quantité, qui sont le prologue, l'épisode, l'exode et le choeur. Le prologue est ce qui se récite avant le premier chant du choeur ; l'épisode, ce qui se récite entre les chants du choeur ; et l'exode, ce qui se récite après le dernier chant du choeur. Voilà tout ce que nous en dit Aristote, qui nous marque plutôt la situation de ces parties, et l'ordre qu'elles ont entre elles dans la représentation, que la part de l'action qu'elles doivent contenir. Ainsi pour les appliquer à notre usage, le prologue est notre premier acte, l'épisode fait les trois suivants, l'exode le dernier. Je dis que le prologue est ce qui se récite devant le premier chant du choeur, bien que la version ordinaire porte, devant la première entrée du choeur, ce qui nous embarrasserait fort, vu que dans beaucoup de tragédies grecques le choeur parle le premier et ainsi elles manqueraient de cette partie, ce qu'Aristote n'eût pas manqué de remarquer. Pour m'enhardir à changer ce terme afin de lever la difficulté, j'ai considéré qu'encore que le mot grec (...), dont se sert ici ce philosophe, signifie communément l'entrée en un chemin ou place publique, qui était le lieu ordinaire où nos anciens faisaient parler leurs acteurs, en cet endroit toutefois il ne peut signifier que le premier chant du choeur. C'est ce qu'il m'apprend lui-même un peu après, en disant que le (...) du choeur est la première chose que dit tout le choeur ensemble. Or quand le choeur entier disait quelque chose, il chantait ; et quand il parlait sans chanter, il n'y avait qu'un de ceux dont il était composé qui parlât au nom de tous. La raison en est que le choeur alors tenait lieu d'acteur, et que ce qu'il disait servait à l'action, et devait par conséquent être entendu ; ce qui n'eût pas été possible, si tous ceux qui le composaient, et qui étaient quelquefois jusqu'au nombre de cinquante, eussent parlé ou chanté tous à la fois. Il faut donc rejeter ce premier (...) du choeur, qui est la borne du prologue, à la première fois qu'il demeurait seul sur le théâtre et chantait : jusque-là il n'y était introduit que parlant avec un acteur par une seule bouche, ou s'il y demeurait seul sans chanter, il se séparait en deux demi-choeurs, qui ne parlaient non plus chacun de leur côté que par un seul organe, afin que l'auditeur pût entendre ce qu'ils disaient, et s'instruire de ce qu'il fallait qu'il apprît pour l'intelligence de l'action.

Je réduis ce prologue à notre premier acte, suivant l'intention d'Aristote, et pour suppléer en quelque façon à ce qu'il ne nous a pas dit, ou que les années nous ont dérobé de son livre, je dirai qu'il doit contenir les semences de tout ce qui doit arriver, tant pour l'action principale que pour les épisodiques, en sorte qu'il n'entre aucun acteur dans les actes suivants qui ne soit connu par ce premier, ou du moins appelé par quelqu'un qui y aura été introduit. Cette maxime est nouvelle et assez sévère, et je ne l'ai pas toujours gardée ; mais j'estime qu'elle sert beaucoup à fonder une véritable unité d'action, par la liaison de toutes celles qui concurrent dans le poème. Les anciens s'en sont fort écartés, particulièrement dans les agnitions, pour lesquelles ils se sont presque toujours servis de gens qui survenaient par hasard au cinquième acte, et ne seraient arrivés qu'au dixième, si la pièce en eût dix. Tel est ce vieillard de Corinthe dans l'Oedipe de Sophocle et de Sénèque, où il semble tomber des nues par miracle, en un temps où les acteurs ne sauraient plus par où en prendre, ni quelle posture tenir, s'il arrivait une heure plus tard. Je ne l'ai introduit qu'au cinquième acte non plus qu'eux ; mais j'ai préparé sa venue dès le premier, en faisant dire à oedipe qu'il attend dans le jour la nouvelle de la mort de son père. Ainsi dans La Veuve, bien que Célidan ne paraisse qu'au troisième il y est amené par Alcidon, qui est du premier. Il n'en est pas de même des Maures dans Le Cid, pour lesquels il n'y a aucune préparation au premier acte. Le plaideur de Poitiers dans Le Menteur avait le même défaut ; mais j'ai trouvé le moyen d'y remédier en cette édition, où le dénouement se trouve préparé par Philiste, et non plus par lui.

Je voudrais donc que le premier acte contînt si bien le fondement de toutes les actions, qu'il fermât la porte à tout le reste. Encore que souvent il ne donne pas toutes les lumières nécessaires pour l'entière intelligence du sujet, et que tous les acteurs n'y paraissent pas, il suffit qu'on y parle d'eux, ou que ceux qu'on y fait paraître ayent besoin de les aller chercher pour venir à bout de leurs intentions. Ce que je dis ne se doit entendre que des personnages qui agissent dans la pièce par quelque propre intérêt considérable, ou qui apportent une nouvelle importante qui produit un notable effet. Un domestique qui n'agit que par l'ordre de son maître, un confident qui reçoit le secret de son ami et le plaint dans son malheur, un père qui ne se montre que pour consentir ou contredire le mariage de ses enfants, une femme qui console et conseille son mari : en un mot, tous ces gens sans action n'ont point besoin d'être insinués au premier acte ; et quand je n'y aurais point parlé de Livie dans Cinna, j'aurais pu la faire entrer au quatrième, sans pécher contre cette règle. Mais je souhaiterais qu'on l'observât inviolablement quand on fait concurrer deux actions différentes, bien qu'ensuite elles se mêlent ensemble. La conspiration de Cinna, et la consultation d'Auguste avec lui et Maxime, n'ont aucune liaison entre elles, et ne font que concurrer d'abord, bien que le résultat de l'une produise de beaux effets pour l'autre, et soit cause que Maxime en fait découvrir le secret à cet empereur. Il a été besoin d'en donner l'idée dès le premier acte, où Auguste mande Cinna et Maxime. On n'en sait pas la cause ; mais enfin il les mande, et cela suffit pour faire une surprise très agréable, de le voir délibérer s'il quittera l'empire ou non, avec deux hommes qui ont conspiré contre lui. Cette surprise aurait perdu la moitié de ses grâces s'il ne les eût point mandés dès le premier acte, ou si on n'y eût point connu Maxime pour un des chefs de ce grand dessein. Dans Don Sanche, le choix que la reine de Castille doit faire d'un mari, et le rappel de celle d'Aragon dans ses états, sont deux choses tout à fait différentes : aussi sont-elles proposées toutes deux au premier acte, et quand on introduit deux sortes d'amours, il ne faut jamais y manquer. Ce premier acte s'appelait prologue du temps d'Aristote, et communément on y faisait l'ouverture du sujet, pour instruire le spectateur de tout ce qui s'était passé avant le commencement de l'action qu'on allait représenter, et de tout ce qu'il fallait qu'il sût pour comprendre ce qu'il allait voir. La manière de donner cette intelligence a changé suivant les temps. Euripide en a usé assez grossièrement, en introduisant, tantôt un dieu dans une machine, par qui les spectateurs recevaient cet éclaircissement, et tantôt un de ses principaux personnages qui les en instruisait lui-même, comme dans son Iphigénie, et dans son Hélène, où ces deux héroïnes racontent d'abord toute leur histoire, et l'apprennent à l'auditeur, sans avoir aucun acteur avec elles à qui adresser leur discours. Ce n'est pas que je veuille dire que quand un acteur parle seul, il ne puisse instruire l'auditeur de beaucoup de choses ; mais il faut que ce soit par les sentiments d'une passion qui l'agite, et non pas par une simple narration. Le monologue d'Emilie, qui ouvre le théâtre dans Cinna, fait assez connaître qu'Auguste a fait mourir son père, et que pour venger sa mort elle engage son amant à conspirer contre lui ; mais c'est par le trouble et la crainte que le péril où elle expose Cinna jette dans son âme, que nous en avons la connaissance. Surtout le poète se doit souvenir que quand un acteur est seul sur le théâtre, il est présumé ne faire que s'entretenir en lui-même, et ne parle qu'afin que le spectateur sache de quoi il s'entretient, et à quoi il pense. Ainsi ce serait une faute insupportable si un autre acteur apprenait par là ses secrets. On excuse cela dans une passion si violente, qu'elle force d'éclater, bien qu'on n'aye personne à qui la faire entendre, et je ne le voudrais pas condamner en un autre, mais j'aurais de la peine à me le souffrir.

Plaute a cru remédier à ce désordre d'Euripide en introduisant un prologue détaché, qui se récitait par un personnage qui n'avait quelquefois autre nom que celui de prologue, et n'était point du tout du corps de la pièce. Aussi ne parlait-il qu'aux spectateurs pour les instruire de ce qui avait précédé, et amener le sujet jusques au premier acte où commençait l'action. Térence, qui est venu depuis lui, a gardé ces prologues, et en a changé la matière. Il les a employés à faire son apologie contre ses envieux, et pour ouvrir son sujet, il a introduit une nouvelle sorte de personnages, qu'on a appelés protatiques, parce qu'ils ne paraissaient que dans la protase, où s'en doit faire la proposition. Ils en écoutaient l'histoire, qui leur était racontée par un autre acteur ; et par ce récit qu'on leur en faisait, l'auditeur demeurait instruit de ce qu'il devait savoir. Tels sont Sosie dans son Andrienne, et Davus dans son Phormion, qu'on ne revoit plus après la narration écoutée, et qui ne servent qu'à l'écouter. Cette méthode est fort artificieuse ; mais je voudrais pour sa perfection que ces mêmes personnages servissent encore à quelque autre chose dans la pièce, et qu'ils y fussent introduits par quelque autre occasion que celle d'écouter ce récit. Pollux dans Médée est de cette nature. Il passe par Corinthe en allant au mariage de sa soeur, et s'étonne d'y rencontrer Jason, qu'il croyait en Thessalie ; il apprend de lui sa fortune, et son divorce avec Médée, pour épouser Créuse, qu'il aide ensuite à sauver des mains d'Egée, qui l'avait fait enlever, et raisonne avec le roi sur la défiance qu'il doit avoir des présents de Médée. Toutes les pièces n'ont pas besoin de ces éclaircissements, et par conséquent on se peut passer souvent de ces personnages, dont Térence ne s'est servi que ces deux fois dans les six comédies que nous avons de lui.

Notre siècle a inventé une autre espèce de prologue pour les pièces de machines, qui ne touche point au sujet, et n'est qu'une louange adroite du prince devant qui ces poèmes doivent être représentés. Dans l'Andromède, Melpomène emprunte au soleil ses rayons pour éclairer son théâtre en faveur du roi, pour qui elle a préparé un spectacle magnifique. Le prologue de La Toison d'or, sur le mariage de sa majesté et la paix avec l'Espagne, a quelque chose encore de plus éclatant. Ces prologues doivent avoir beaucoup d'invention ; et je ne pense pas qu'on y puisse raisonnablement introduire que des dieux imaginaires de l'antiquité, qui ne laissent pas toutefois de parler des choses de notre temps, par une fiction poétique, qui fait un grand accommodement de théâtre. L'épisode, selon Aristote, en cet endroit, sont nos trois actes du milieu ; mais comme il applique ce nom ailleurs aux actions qui sont hors de la principale, et qui lui servent d'un ornement dont elle se pourrait passer, je dirai que bien que ces trois actes s'appellent épisode, ce n'est pas à dire qu'ils ne soient composés que d'épisodes. La consultation d'Auguste au second de Cinna, les remords de cet ingrat, ce qu'il en découvre à Emilie, et l'effort que fait Maxime pour persuader à cet objet de son amour caché de s'enfuir avec lui, ne sont que des épisodes ; mais l'avis que fait donner Maxime par Euphorbe à l'empereur, les irrésolutions de ce prince, et les conseils de Livie, sont de l'action principale ; et dans Héraclius, ces trois actes ont plus d'action principale que d'épisodes. Ces épisodes sont de deux sortes, et peuvent être composés des actions particulières des principaux acteurs, dont toutefois l'action principale pourrait se passer, ou des intérêts des seconds amants qu'on introduit, et qu'on appelle communément des personnages épisodiques. Les uns et les autres doivent avoir leur fondement dans le premier acte, et être attachés à l'action principale, c'est-à-dire y servir de quelque chose et particulièrement ces personnages épisodiques doivent s'embarrasser si bien avec les premiers, qu'un seul intrique brouille les uns et les autres. Aristote blâme fort les épisodes détachés, et dit que les mauvais poètes en font par ignorance, et les bons en faveur des comédiens pour leur donner de l'emploi. L'infante du Cid est de ce nombre, et on la pourra condamner ou lui faire grâce par ce texte d'Aristote, suivant le rang qu'on voudra me donner parmi nos modernes.

Je ne dirai rien de l'exode, qui n'est autre chose que notre cinquième acte. Je pense en avoir expliqué le principal emploi, quand j'ai dit que l'action du poème dramatique devait être complète. Je n'y ajouterai que ce mot : qu'il faut, s'il se peut, lui réserver toute la catastrophe, et même la reculer vers la fin, autant qu'il est possible. Plus on la diffère, plus les esprits demeurent suspendus, et l'impatience qu'ils ont de savoir de quel côté elle tournera est cause qu'ils la reçoivent avec plus de plaisir : ce qui n'arrive pas quand elle commence avec cet acte. L'auditeur qui la sait trop tôt n'a plus de curiosité ; et son attention languit durant tout le reste, qui ne lui apprend rien de nouveau. Le contraire s'est vu dans la Mariane, dont la mort, bien qu'arrivée dans l'intervalle qui sépare le quatrième acte du cinquième, n'a pas empêché que les déplaisirs d'Hérode, qui occupent tout ce dernier, n'ayent plu extraordinairement ; mais je ne conseillerais à personne de s'assurer sur cet exemple. Il ne se fait pas des miracles tous les jours ; et quoique feu M Tristan eût bien mérité ce beau succès par le grand effort d'esprit qu'il avait fait à peindre les désespoirs de ce monarque, peut-être que l'excellence de l'acteur qui en soutenait le personnage, y contribuait beaucoup.

Voilà ce qui m'est venu en pensée touchant le but, les utilités, et les parties du poème dramatique. Quelques personnes de condition, qui peuvent tout sur moi, ont voulu que je donnasse mes sentiments au public sur les règles d'un art qu'il y a si longtemps que je pratique assez heureusement. Comme ce recueil est séparé en trois volumes, je sépare les principales matières en trois discours, pour leur servir de préface. Je parlerai au second des conditions particulières de la tragédie, des qualités des personnes et des événements qui lui peuvent fournir de sujet, et de la manière de le traiter selon le vraisemblable ou le nécessaire. Je réserve pour le troisième à m'expliquer sur les trois unités, d'action, de jour, et de lieu. Cette entreprise méritait une longue et très exacte étude de tous les poèmes qui nous restent de l'antiquité, et de tous ceux qui ont commenté les traités qu'Aristote et Horace ont faits de l'art poétique, ou qui en ont écrit en particulier ; mais je n'ai pu me résoudre à en prendre le loisir ; et je m'assure que beaucoup de mes lecteurs me pardonneront aisément cette paresse, et ne seront pas fâchés que je donne à des productions nouvelles le temps qu'il m'eût fallu consumer à des remarques sur celles des autres siècles. J'y fais quelques courses, et y prends des exemples quand ma mémoire m'en peut fournir. Je n'en cherche de modernes que chez moi, tant parce que je connais mieux mes ouvrages que ceux des autres, et en suis plus le maître, que parce que je ne veux pas m'exposer au péril de déplaire à ceux que je reprendrais en quelque chose, ou que je ne louerais pas assez en ce qu'ils ont fait d'excellent. J'écris sans ambition et sans esprit de contestation, je l'ai déjà dit. Je tâche de suivre toujours le sentiment d'Aristote dans les matières qu'il a traitées ; et comme peut-être je l'entends à ma mode, je ne suis point jaloux qu'un autre l'entende à la sienne. Le commentaire dont je m'y sers le plus est l'expérience du théâtre et les réflexions sur ce que j'ai vu y plaire ou déplaire. J'ai pris pour m'expliquer un style simple, et me contente d'une expression nue de mes opinions, bonnes ou mauvaises, sans y rechercher aucun enrichissement d'éloquence. Il me suffit de me faire entendre ; je ne prétends pas qu'on admire ici ma façon d'écrire, et ne fais point de scrupule de me servir souvent des mêmes termes, ne fût-ce que pour épargner le temps d'en chercher d'autres, dont peut-être la variété ne dirait pas si justement ce que je veux dire. J'ajoute à ces trois discours généraux l'examen de chacun de mes poèmes en particulier, afin de voir en quoi ils s'écartent ou se conforment aux règles que j'établis. Je n'en dissimulerai point les défauts, et en revanche je me donnerai la liberté de remarquer ce que j'y trouverai de moins imparfait. Monsieur De Balzac accorde ce privilège à une certaine espèce de gens, et soutient qu'ils peuvent dire d'eux-mêmes par franchise ce que d'autres diraient par vanité. Je ne sais si j'en suis ; mais je veux avoir assez bonne opinion de moi pour n'en désespérer pas.

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