ÉGLOGUE CONTRE L'EXERCICE POÉTIQUE INGRAT À SON MAÎTRE
1728
Sr de FIEF-MELIN
À POITIERS, par JEAN DE MARNEF, imprimeur et libraire d.
Représenté pour la première fois le 21 octobre 1728 au Théâtre de l'Hôtel de Bourgogne.
Texte établi par Paul FIEVRE, juillet 2024
Publié par Paul FIEVRE, août 2024
© Théâtre classique - Version du texte du 29/12/2024 à 11:55:30.
PERSONNAGES.
THOINET.
ANDRIOT.
ÉGLOGUE CONTRE L'EXE...
THOINET et ANDRIOT.
THOINET.
Andriot, mon souci, puis qu'inespérément
Ce beau jour nous assemble ainsi heureusement :
Puis que de notre amour le lien se renoue
En ce lieu, où tout heur l'un à l'autre se voue :
5 | Il nous sera permis de nous arraisonner, |
Devisant de nos moeurs, sans nous passionner.
Jà Phoebus parcourant sa carrière annuelle,
Ajourne, des bessons la station jumelle : [ 1 Besson : Jumeau, jumelle ; l'un des deux enfants d'une même couche. Vieux et inusité, si ce n'est dans quelques provinces. [L]]
Ayant outrepassé le taure et le bélier,
10 | Depuis qu'il nous éclaire en son feu printanier, |
La terre, qui naguère était triste et glacée,
Sous l'air tiède ore et gaie, et de fleur tapissée :
Les plantes et les blés reverdissent aux champs,
Les rossignols aux bois font retentir leurs chants :
15 | Le bouton vermeillet de la rose plus franche |
S'enfle, en s'épanouissant, sur l'épineuse branche
Le poisson fraie à gré, or sous l'onde, or sous l'eau :
Sur le roc l'agneau saute, et [invite] le chevreau.
Les cerfs dans les forêts avec les daims bondissent :
20 | Les poutres (sic) vont jouant et dans les prés bannissent, |
Des hivers la gelée, et le souffle du Nord,
Ne peignent plus le vif de la couleur du mort.
Bref avec le soleil, les cieux, la terre et l'onde
Reprennent leur vigueur, et leur beau lustre au monde.
25 | Tout rit autour de nous, fors nous qui larmoyons, |
Fors nous qui de notre heur, aveugles, fourvoyons.
ANDRIOT
Ainsi que de l'Est et du printemps la face
Nous vont représentants les biens, l'aise, et la grâce
Qui nous suivent heureux de notre pauvreté
30 | L'hiver est le tableau sur le vif rapporté. |
Tant que la primevère, où l'été nous assiste,
La folâtre jeunesse en l'avril de nos ans,
Suit la délicatesse, et ses plaisirs plus grands.
Les jeux guident les yeux, qui, pourvu qu'elle vie,
35 | Quel sera l'avenir jamais ne se soucie. |
Le jeunesse a son propre, et ne dure autrement ;
Et ne peut des vieillard ensuivre l'errement.
L'aise, la liberté, les ébats, la paresse
L'emportant toute à eux fourvoient la jeunesse.
40 | Et bien souvent après, sur la fin de l'été |
Honteuse, il lui convient vivre en nécessité,
En mendiant son pain, quand le chef lui grisonne.
C'était le bon Guillot, qu'encore j'affectionne,
Qui me disait un jour ; et pensais qu'en rient
45 | Il me le dit en jeu, non à bon escient : |
L'on te voit, Andriot, de toit ne faire conte :
L'on te voit les genoux, dont tu n'as point de honte.
Ton habit semble un crible, et non un vêtement [ 2 CRible : Instrument percé d'un grand nombre de trous, par lesquels on sépare ce qui est plus fin de ce qui est plus gros. [L]]
Dont notre nudité se sert pour ornement.
50 | La terre aux oisifs chaume, et les plantes flétrissent : [ 3 Chaumer : Terme d'eaux et forêts. Chaumer les arbres, mettre du feu à leurs pieds par malice pour les faire périr. [L]] |
Stériles sont les champs, et les loges vieillissent.
Va-t-en me disait-il, va-t-en à la fourmis :
Va-t-en à l'hérisson : ils ne sont endormis.
L'un moissonne en été, l'autre amasse en automne
55 | Les grains et fruits divers de Cérès et Pomone [ 4 Pomone : Terme du polythéisme latin. La déesse des fruits. [L]] |
Ainsi contre la faim, qu'apporte un long hiver,
Ils ont de quoi chez eux se défendre et sauver.
Avise, mon enfant, si tu peux de la vue
Remarquer des aiglons la trace dans la nue,
60 | La sillage que fait la nef voguante en l'eau, |
Ou le serpent le trac sur le pierreux coupeau :
Tu pourras de jeunesse au vent disparaissante.
Jeunesse qui s'emplit d'air, de songe, et de vent :
Mais que ses vains dessein vont toujours décevant.
THOINET.
65 | Si c'est quelque confort de voir à temps commune |
À autrui, comme à soi, une même fortune :
Nous aurons du soulas en notre déplaisir, [ 5 Soulas : Terme vieilli. Soulagement, consolation, joie, plaisir. [L]]
N'étant seuls que le sort éprouve à son plaisir.
Le doux chant de ta Muse, et ton sujet me presse
70 | De chanter le souci, qui déteint ma jeunesse. |
Tandis donc qu'il fait beau et que que nous avons temps
De prendre en nos devis repos et passe-temps :
Écoute, je te prie, avec quelle humble audace
J'ai tâché de grimper sur Pinde et sur Parnasse,
75 | Détestant le malheur accompagnant toujours |
Ceux qui sous Apollon roulent à val leurs jours :
Qui pensons recueillir maint lauriers pour salaire,
Ont le deuil sur le front, et sur les reins la haire [ 6 Haire : Petite chemise de crin ou de poil de chèvre portée sur la peau par esprit de mortification et de pénitence. [L]]
Et qui pour trouver grâce, en s'allaitant d'espoir,
80 | Sont puis repus de vent, sans vie et sans avoir. |
Je n'étais pas encore en l'avril de mon âge,
Qu'un beau désir d'écrire échauffait mon courage.
Je n'avais rien plus cher que le chant des neuf soeurs,
Et étais seulement ravi de leurs douceurs.
85 | L'air de la poésie était mon ambroisie, [ 7 Ambroisie : Mets des divinités de l'Olympe. L'ambroisie donnait l'immortalité à ceux qui en goûtaient. [L]] |
Et son miel le nectar propre à ma fantaisie.
De nature exerçant cet art sans art appris;
Je vais dans y penser ma muse en quelque prix.
Pour maître, livre, auteur de l'étude avancée,
90 | Je n'avais que Tityre et le bouvier d'Astrée [ 8 Tityre : nom de pasteur, employé dans les bucoliques de Virgile et de Théocrite. [Grand dictionnaire historique, 1759]] |
Rien plus ne me charmait que ces carmes plaisants
Mais quand je vis perdu le printemps de mes ans,
Dont je n'ai que regret pour gain de ma dépense,
Mû d'un juste dédain, plein de résipiscence, [ 9 Résipiscence : Reconnaissance de sa faute avec amendement. [L]]
95 | Cet Hélicon je laisse, et renie Apollon, |
Maudissant le fureur dont m'a point l'aiguillon
Puis d'un plus haut dessein plus sûr et plus utile
Plaignant l'amusement en art si infertile,
À la loi plus civile, et au gain plus fameux
100 | Du grand Justinien je m'applique, et fais mieux. |
ANDRIOT.
Nous avons, comme j'ois, mais sous même horoscope
Couru même fortune en suivant Calliope. [ 10 Calliope : Terme de mythologie. Une des neuf muses, celle qui préside à l'éloquence et à la poésie héroïque. [L]]
Mais sais-tu la raison qui fait qu'en ton courroux
Fortune nous poursuit ? Nos poètes entre tous
105 | Dépitent son pouvoir, et ses vertus méprisent, |
Et du haut de Parnasse à peu près la maîtrisent,
Opposant à ses jours leurs vers toujours vivants.
Elle pour se venger des poètes la bravant,
Se dépite et les laisse en disette et misère,
110 | S'accompagnant de ceux qui l'honorent pour mère. |
D'où vient que le saint vers du poète infortuné
Traîne l'aile en son vol, ou meurt si tôt que né.
Ou s'il vit, il ne peut faire son père vivre.
La faim le tue en fin, donnant vie à son livre.
115 | C'est ce qui ore advient, pour ce que de vertu, |
Sous fortune régnant, le trône est abattu.
Qu'heureux fut le vieux siècle, ou chez le bon Mécène
Le pasteur de Mantoue eut sa lyre romaine
D'or, d'ivoire et d'argent revêtue à son gré,
120 | Par elle recouvrant son bois, son champ, son pré. |
L'autre hier en avisant la troupe Apollinée, [ 11 Apolliné : qualifiant une troupe d'Apollon. [L]]
Qui du poil de Daphné a la tête couronnée
Au lieu du ris en bouche, et de la joie au coeur,
Sur la lèvre et aux yeux portant le plainte et pleur,
125 | L'habit du deuil au corps et au sein la tristesse, |
Adieu, dis-je à ma lyre, adieu, soeur charmeresse ;
Ô bande aönienne, entonne sur ton luth
Cette perte qui tourne en fin à mon salut.
Implore le secours du gain chéri du monde,
130 | Pauvre coeur pégasin, qui n'a pour tout qu'une onde |
Au val du double mont, où sous l'oeil de la nuit
Tu danses enchanté par l'air de ton doux bruit.
Ah ! Dis-je à mes vers lors, ô vers, je vous renie :
Vous mourrez, ou vivrez d'une vie sans vie.
135 | Ingrats, fuyez de moi, comme je fuis de vous : |
Vous n'apportez que mal, et que disette à tous.
Voici la pauvreté qui m'ajourne et me somme :
À quoi t'amuses-tu, me dit-elle, pauvre homme ?
Recherche un moyen sûr qui te secoure à point
140 | Te nourrisse, t'habille, et ne te manque point. |
Hé ne connais-tu la plus docte muse,
Sous l'espoir vain d'honneur, son artisan amuse ?
Ne vois tu pas comment les poétiques esprits
Pour compagne ont la faim, la folie et mépris ?
145 | Qu'en cet âge ferré Thalie sert de fable ? |
Que plus que la science est l'or recommandable ?
Enfuis donc, pour gagner, le vulgaire artisan ;
Use d'un bon métier, et ne sois courtisan
D'Apollon, ni des soeurs, qui carollent le troupe,
150 | Et n'ont soin d'autres biens au mont à double croupe. |
Acquiers toi héritage, en travaillant des mains,
ET d'un utile outil, comme font les mondains.
En gardant les troupeaux le berger pour salaire
A la laine, ou le lait qu'à vivre il en peut traire.
155 | Le laboureur, ayant épars en sa saison, |
REcueille sa semence au triple à la moisson.
Le veneur, par sa prise, a du gain à sa peine :
Et du pêcheur en l'eau l'attente n'est point vaine.
Qui travaille en son art, peut acquérir du bien :
160 | Mais de la poésie on n'en retire rien. |
Elle est bien honorable et des sages prisée :
Mais, sans profit au monde, elle y sert de risée.
Suis donc, me dit Penie, au lieu des vierges soeurs,
Suis les arts de Mercure et les moyens les plus sûrs.
165 | Suis les arts qui contraint, comme impropre au commerce, |
Mélire quelque état, où pour vivre je verse.
THOINET.
Tout beau, mon Andriot, ne laisses à toujours ;
Pour le désir du gain, les muses tes amours.
ESpère l'heure un jour qui te semble perdue :
170 | Elle arrive avec l'heur, étant moins attendue. |
Toujours sur les hauts monts ne foudroie Jupin : [ 12 Jupin : autre nom de Jupiter.]
Toujours l'autre n'émut l'onde en son lit marin :
Et toujours la fortune en sa roue mondaine
N'arrête sur un point, ains à point se pourmène. [ 13 Pourmener : Poursuivre, conduire qqc [CNRTL]]
175 | Et si du Ciel sur nous le Déité pourvoie, |
Notre sort ne sera toujours tel qu'on le voit.
Vrai est, qu'appréhendant la honte et la disette,
Qu'apporte à son joueur le vent de la Musette
Je l'ai à temps quitté : mais c'est trop tard pour toi.
180 | Aux muses tu es né : vis y donc, et me crois. |
ANDRIOT.
Si est-ce, mon Thoinet, que qui parfois ne quitte
La métier de la Muse, il n'a souvent pite. [ 14 Pite : Petite monnaie de cuivre, qui valait anciennement la moitié d'une obole et le quart d'un denier. [L]]
Pauvre, il fait l'alchimie, et à défaut de tout,
Fors de vent qui se paît, puis en rien se résout.
185 | Comment vivrai je donc, comme tu me conseilles ? |
Las ! Je tiens, comme on dit, le loup par les oreilles.
Car si Clion j'épouse, et enfante des vers,
Ces vers me mangeront, en serpenteaux pervers
Qui rongent, en naissant la mère qui les porte.
190 | Si les Muses je suis, ma nature est si forte |
Qu'elle m'emportant, je ne la puis forcer :
Qu'elle m'atteint partout, j'ai beau le devancer ,
Quand passage elle trouve, elle revient habile :
Si sans elle on ne fait rien de beau ni d'utile.
195 | Puisque je ne sais traiter ses affaire d 'État, |
Ayant l'esprit plus propre au Piéride ébat. [ 15 Piéride : fille de Piéros comme ses huit soeurs qui dédièrent les Muses, elle perdirent et furent transformées en pies. ]
Des métiers de la cour je n'aime l'exercice,
Je n'ai d'ambition, d'envie, ou d'avarice
Le coeur à mort brûlant. Ceux qui [hennissent] à l'or
200 | Soient faits comme Midas, faisant là leur trésor. |
Sais-tu donc que je veux, après toute réplique ?
Ce n'est l'état de Codre, ou le tonneau Cynique.
Seulement je désire en mon sort, quel qu'il soit,
Avoir contentement. C'est tout.
THOINET.
Tu as bon droit.
205 | Sans ce contentement, il n'est rien qui nous plaise, |
L'honneur ne nous honore, et l'aise nous mésaise. [ 16 Mésaise : Diminution de l'aisance. [L]]
Qui a de bons désirs, en doit bien espérer :
Mais qui veut être heureux ne doit rien désirer.
Plus heureux est encor qui de tout se contente,
210 | Et en l'état qu'il a, s'exerce te patiente |
Il est tard, la nuit vient. Adieu donc, je m'en vais.
Et te demeure mis.
ANDRIOT.
Tel te suis-je à l'essai.
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Notes
[1] Besson : Jumeau, jumelle ; l'un des deux enfants d'une même couche. Vieux et inusité, si ce n'est dans quelques provinces. [L]
[2] CRible : Instrument percé d'un grand nombre de trous, par lesquels on sépare ce qui est plus fin de ce qui est plus gros. [L]
[3] Chaumer : Terme d'eaux et forêts. Chaumer les arbres, mettre du feu à leurs pieds par malice pour les faire périr. [L]
[4] Pomone : Terme du polythéisme latin. La déesse des fruits. [L]
[5] Soulas : Terme vieilli. Soulagement, consolation, joie, plaisir. [L]
[6] Haire : Petite chemise de crin ou de poil de chèvre portée sur la peau par esprit de mortification et de pénitence. [L]
[7] Ambroisie : Mets des divinités de l'Olympe. L'ambroisie donnait l'immortalité à ceux qui en goûtaient. [L]
[8] Tityre : nom de pasteur, employé dans les bucoliques de Virgile et de Théocrite. [Grand dictionnaire historique, 1759]
[9] Résipiscence : Reconnaissance de sa faute avec amendement. [L]
[10] Calliope : Terme de mythologie. Une des neuf muses, celle qui préside à l'éloquence et à la poésie héroïque. [L]
[11] Apolliné : qualifiant une troupe d'Apollon. [L]
[12] Jupin : autre nom de Jupiter.
[13] Pourmener : Poursuivre, conduire qqc [CNRTL]
[14] Pite : Petite monnaie de cuivre, qui valait anciennement la moitié d'une obole et le quart d'un denier. [L]
[15] Piéride : fille de Piéros comme ses huit soeurs qui dédièrent les Muses, elle perdirent et furent transformées en pies.
[16] Mésaise : Diminution de l'aisance. [L]