MONSIEUR DE BIEVRE

OU L'ABUS DE L'ESPRIT

calembour, EN UN ACTE ET EN VAUDEVILLE.

AN VII.

Par MM. Dupaty, Luce, Salverte, Coriolis, Creuzé, Gassicourt, Legourd, Monvel, Longpérier, Alexandre et Chazet, d'après l'avis de l'éditeur.

À PARIS, Chez CHARON, Libraire, passage Feydeau. HUET, Libraire, rue Vivienne, N° 8.


© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:23:18.


AVIS DE L'ÉDITEUR.

C'est en dînant ensemble, que les Auteurs de cette pièce eu conçurent le plan et l'exécutèrent. Les saillies et les calembours que faisait naître le vin de Champagne, rappelèrent M. de Bièvre, l'auteur de "Vercingentorix, de la lettre de l'abbé-vue à la Contesse-tation", de "l'Histoire du bacha Bilboquet", et de tant d'autres folies si bien effacées par le Séducteur. On cita ses bons mots, ses pointes, on en rima quelques-unes, on les mit en situation ; les scènes se formèrent, et bientôt la pièce se trouva faite, sans que personne eût la prétention de s'en dire auteur. On l'annonça au public par ce couplet :

De Bievre en se moquant de tout,

Du calembour fit trop usage ;

Nos auteurs ont pris son langage

Pour fronder un aussi mauvais goût.

Ce soir de leurs muses badines,

Les pointes sont les seuls tributs :

Que pourraient-ils offrir de plus ?

Ils sont encor sur les épines.

Le public indulgent reçut l'ouvrage en riant, et voulut en connaître les auteurs ; on lui répondit par cet autre couplet.

Air : En quatre mots...

L'ouvrage que vous avez applaudi,

Citoyens, est de Dupaty Aidé par ses amis ;

En voici la liste ou verte,

D'abord Luce avec Salverte,

Et Coriolis ;

De plus Creuzé,

Gassicourt, Légouvé,

Monvel et Longperier....

Je crois en oublier :

Ah ! vraiment oui, citoyens, c'est

Alexandre et Chazet.


PERSONNAGES, ACTEURS.

DE CHAMBRE, amant de Julie, Citoyen FRÉDÉRIC.

DE BIEVRE, Citoyen BELFORD.

JULIE DE LATOUR, Citoyenne AUGER.

LAROCHE, femme de chambre de Julie. Citoyenne DELISLE

DUBOIS, valet de M. de Bievre, Citoyen LÉGER.

UN VALET.

Le Théâtre représente un appartement.


SCÈNE PREMIÈRE.
Julie, Laroche.

LAROCHE.

Mademoiselle, voici l'instant décisif ; deux rivaux se disputent votre main, et c'est aujourd'hui qu'il faut choisir.

JULIE.

Je voudrais connaître les intentions de mon oncle.

LAROCHE.

Et moi, je voudrais bien connaître les vôtres.

JULIE.

Monsieur de Chambre me paraît avoir d'excellentes qualités.

LAROCHE.

Oui ; mais il est bien sérieux : un mari sérieux ! Ah ! Prenez-y garde, mademoiselle.

Air : Aimé de la belle Ninon.

Moi, je crois (soit dit entre nous)

Que, pour le bonheur d'un ménage,

Il ne faut jamais que l'époux

Affecte le maintien d'un sage.

5   Souvent la femme d'un Caton,

Dans un siècle comme le nôtre,

Laisse à son mari sa raison,

Et perd la sienne avec un autre.

JULIE.

Tu as, je le vois, une grande idée de nos forces... Mais, dis-moi, as-tu découvert quelque chose sur l'inconnu qui prétend à ma main ?

LAROCHE.

Monsieur votre oncle ne dit que ce qu'il veut ; je sais seulement qu'on attend un homme célèbre dans l'art des calembours, et qu'on m'a donné l'ordre de préparer son appartement.

JULIE.

Je suis bien impatiente de savoir qui c'est.

LAROCHE.

Modérez, croyez-moi, votre empressement, mademoiselle.

Air d'Arlequin afficheur.

De l'époux qu'on n'a jamais vu,

10   On se forme une douce image ;

Et pour lui le coeur prévenu

Du bonheur rêve le présage.

L'amant soumis qu'on attendait,

Se montre, ce n'est plus qu'un maître :

15   Pour l'aimer toujours, il faudrait

Ne jamais le connaître.

JULIE.

Trève de leçons, je n'aime point ta morale.

LAROCHE.

Je vous annonce Monsieur de Chambre ; la sienne vous plaira peut-être davantage.

SCÈNE II.
Chambre, Julie, Mademoiselle Laroche.

CHAMBRE.

Enfin, je puis vous trouver seule un instant.

JULIE.

Quel intérêt si puissant pouvait vous le faire désirer ?

CHAMBRE.

L'impatience de voir décider mon sort. Vous savez, belle Julie, que de vous dépend tout mon bonheur. J'aurais déjà sollicité le consentement de votre oncle, si je pouvais me flatter d'obtenir le vôtre.

JULIE.

Romance du Prisonnier.

Les sentiments que l'on inspire,

Ne doit-on pas les deviner.

CHAMBRE.

Dans votre coeur je crains de lire

20   L'arrêt qui doit me condamner.

JULIE.

Par l'amitié la plus constante

Je vous ai payé de retour :

Quoi ! votre âme n'est point contente ?

CHAMBRE.

L'amitié n'est pas de l'amour.

MÊME AIR.

25   Pour prix de tant d'amour, Julie,

Vous m'offrez un froid sentiment !

Vous ne seriez que mon amie,

Et moi, je serais votre amant.

JULIE.

Je crois répondre à votre attente

30   Par une amitié sans détour.

CHAMBRE.

Laissez ce mot qui me tourmente :

L'amitié...

LAROCHE, finement.

Promet de l'amour,

L'amitié promet de l'amour.

CHAMBRE.

Ah ! Combien je me croirais heureux, si cette promesse était partie de votre coeur !

JULIE, avec sentiment.

Je pouvais la démentir.

CHAMBRE.

Julie !... Je vous connais trop généreuse pour me laisser un espoir que vous n'auriez pas dessein de couronner.

JULIE.

Suis-je maîtresse de mon sort ? Vous savez qu'un oncle a sur moi toute la puissance d'un père, et vous n'ignorez pas qu'il a déjà reçu les propositions d'un de vos rivaux.

CHAMBRE.

Air : Souvent la nuit, quand je sommeille.

Si les talents, si la naissance,

35   De votre oncle fixaient le choix,

À mériter la préférence

Peut-être aurais-je moins de droits ;

Mais il vous aime, et son suffrage

Va combler mes voeux aujourd'hui,

40   Puisqu'il doit préférer celui

Qui sait vous chérir davantage.

JULIE.

J'en accepte l'augure. Mais j'oublie que la santé de mon oncle réclame ma présence. Je vous quitte.

CHAMBRE.

Souffrez que je vous accompagne auprès de lui, et qu'en partageant vos soins, je m'efforce à le disposer en ma faveur.

SCÈNE III.

MADEMOISELLE LAROCHE, seule.

Voilà bien les amants ; un seul mot, et ils se croient sûrs du succès.

Air : Cet arbre apporté de Provence.

De l'aveu qu'ils viennent de faire,

Chacun d'eux semble satisfait :

Mais qui va si vite en affaire,

45   N'arrive pas toujours au fait.

Les deux amants auront beau faire,

Sans le cher oncle rien n'est fait ;

Et l'intérêt pourra défaire

Ce que l'amour croit avoir fait.

SCÈNE IV.
Mademoiselle Laroche, Dubois.

LAROCHE.

Quelqu'un vient de ce côté... Un valet en livrée... Je ne reconnais point cet habit-là... Eh ! C'est monsieur Dubois.

DUBOIS.

Quelle est la jolie bouche qui décline aussi bien mon nom ? Oh ! La charmante rencontre ! Quoi ! C'est toi, mon adorable ?

LAROCHE.

Dubois est un peu familier. Il me parlait plus poliment avant de porter cet habit.

DUBOIS.

Tu as raison, ma chère ; mais alors je n'étais pas homme... de condition.

LAROCHE.

Monsieur veut dire en condition. Sais-tu qu'il y a cinq ans que nous ne nous sommes rencontrés, Dubois ?

DUBOIS.

Oui, vraiment. Depuis notre dernière entrevue, il nous est tombé à chacun un lustre sur la tête : cela ne m'a pas empêché de faire bien des métiers.

LAROCHE.

Voyons : lesquels ?

DUBOIS.

Air du petit Matelot.

50   D'abord, commis à la barrière.

LAROCHE.

Pour parler toujours poliment ?

DUBOIS.

Ensuite garçon d'un libraire,

LAROCHE.

Afin de lire couramment ?

DUBOIS.

À Pézenas, je fus dentiste.  [ 1 Pezenas : vile de l'Hérault entre Béziers et Montpellier. Molière y a séjourné longuement.]

LAROCHE.

55   Aussi, dis-tu la vérité.

Est-ce tout ?

DUBOIS.

Oh ! Que non...

Des courtiers, je grossis la liste.

LAROCHE.

Pour faire un cours de probité ?

DUBOIS.

Et toi, ma belle, as-tu changé de condition ?

LAROCHE.

Moi ! J'ai fait aussi quatre maisons... D'abord.

MÊME AIR.

Chez une dévote discrète ;

DUBOIS.

Aussi, tu ne médis jamais ?

LAROCHE.

60   Puis j'entrai chez une coquette :

DUBOIS.

L'art n'est pour rien dans tes attraits ?

LAROCHE.

Après, dans une hôtellerie.

DUBOIS.

Chacun te paya son écot.

Et tu fus en dernier ?

LAROCHE.

Dans un bureau de loterie.

DUBOIS.

65   M'as-tu gardé quelque bon lot ?

À propos, qu'est devenu Frontin, mon ci-devant rival ?

LAROCHE.

Ah ! Celui qui voulait emporter aux îles une cargaison de vin de Champagne ?

DUBOIS.

Sans doute pour que son vaisseau ne manquât pas de mousse.

LAROCHE.

Il ne m'a pas écrit.

DUBOIS.

Il n'a pas écrit ! C'est qu'en arrivant au port, il aura jeté l'ancre.

LAROCHE.

Je vois que tu es aussi mauvais sujet qu'autrefois.

DUBOIS.

Je pouvais jadis avoir des défauts ; mais maintenant je suis... Je suis un homme de qualité.

LAROCHE.

Tu le suis... Et tu le nommes ?

DUBOIS.

Monsieur de Bièvre, aimable courtisan, professeur de calembours, homme de lettres à la mode ; c'est pour le devenir que je suis entré chez lui.

LAROCHE.

Devenir homme de lettres ! Toi, Dubois....

DUBOIS.

Oui, je suis Dubois.... Dont on les fait ; d'ailleurs, cela n'est pas difficile à présent.

Air : Une fille est un oiseau.

Ne voit-on pas aujourd'hui

Des emprunts de toute espèce ?

On emprunte la richesse,

Même la femme d'autrui.

70   Combien de belles vantées,

N'ont que grâces empruntées !

Combien de vertus citées

Des moeurs empruntent l'habit !

On emprunte sa coiffure,

75   Et maint auteur qui figure

N'a pu se mettre en crédit,

Qu'en empruntant son esprit.

Près de mon maître, il ne faut que de la mémoire.

LAROCHE.

Est-il connu dans cette maison ?

DUBOIS.

Depuis un siècle ! Sans un maudit voyage que nous obligea de faire une vieille Comtesse...

LAROCHE.

Une ?...

DUBOIS.

Une vieille contestation sur des biens de famille, mon maître aurait tenu fidèle compagnie au cher oncle, qui, dit-on, se porte assez mal. Comment va-t-il ?

LAROCHE.

Le pauvre homme, perclus de la goutte, ne peut sortir de sa chambre.   [ 2 Goutte : Maladie causée par la fluxion d'une humeur acre sur des articles et jointures du corps ; et qui est fort douloureuse. [F]]

DUBOIS.

Air : De la croisée.

Ah ! Je le plains en vérité,

Sa souffrance doit être extrême.

80   Le mal dont il est tourmenté

A pourtant un côté que j'aime.

Si j'en crains l'effet douloureux,

Son nom n'a rien qui me dégoûte :

Quoique j'aime peu les goûteux,

85   Parfois j'aime la goutte.

Et je compte bien boire à la noce de mon maître.

LAROCHE.

Et quelle est sa future ?

DUBOIS.

Ta maîtresse. Son oncle y consent, c'est un mariage arrangé.

LAROCHE.

Mais qui n'est pas fait.

DUBOIS.

Aurions-nous un rival ?

LAROCHE.

Cela se pourrait.

DUBOIS.

Il n'est pas à craindre.

LAROCHE.

Peut-être.

DUBOIS.

Air : La comédie est un miroir.

Ah ! Si ta maîtresse a du goût,

Elle doit préférer mon maître :

Grâce, esprit, talents, il a tout,

Et plaît dès qu'on le voit paraître.

90   Dans l'art de vaincre un jeune coeur,

Ne crois pas qu'il faille l'instruire :

Celui qui fit le Séducteur,   [ 3 Le Séducteur est une comédie en cinq acte du Marquis de Bièvre jouée pour la première fois le 4 novembre 1783 au Château de Fontainebleau.]

A tout ce qu'il faut pour séduire.

LAROCHE.

Entre nous, mon cher Dubois, ton maître fera bien de renoncer à ses prétentions ; son rival est aimé.

DUBOIS.

Tu le protèges, je gage ?

LAROCHE.

Un peu.

DUBOIS.

C'est trop. Son nom ?

LAROCHE.

Monsieur de Chambre.

DUBOIS.

Monsieur de Chambre, dis-tu ? Mais tu n'y penses pas. Nous devons tous deux être contre lui.

LAROCHE.

Pourquoi cela ?

DUBOIS.

Ne sommes-nous point par état voués à l'antichambre ?

LAROCHE.

Je vois bien que toutes les bêtes ne sont pas à Montmartre.

DUBOIS.

Très heureusement, car cela ferait un sot mont.

LAROCHE.

Mon pauvre Dubois, qui te montre ce jargon ?

DUBOIS.

Voici mon maître.

SCÈNE V.
Monsieur de Bièvre, Dubois, Mademoiselle Laroche.

BIÈVRE.

Mademoiselle de Latour n'est point ici ?

LAROCHE.

Pardonnez-moi, monsieur.

BIÈVRE.

Air nouveau.

Brûlant d'impatience

95   De lui faire ma cour,

Sans m'arrêter un jour,

J'arrive en diligence.

DUBOIS.

Oui, et bien suspendue encore ; la voiture allait si vite, que les cailloux battaient la caisse. Aussi avons-nous failli verser.

BIÈVRE.

Eh bien, le grand malheur ! On nous aurait relevés avec un cric. Mais... Ne perdons point de temps, va vite, mon enfant, avertis ta maîtresse que je demande la permission de la voir, et dis-lui que si elle veut bien se rendre ici de bonne heure...

DUBOIS.

Elle sera le nôtre.

BIÈVRE.

Le coquin me l'a volé !

LAROCHE.

J'obéis.

SCÈNE VI.
Monsieur de Bièvre, Dubois.

BIÈVRE.

À présent, Monsieur Dubois, il faut faire marcher de front l'Amour et Thémis, et cela doit être, parce qu'ils n'y voient pas mieux l'un que l'autre. Il faut aujourd'hui gagner ma maîtresse et mon procès. Pour cela, tandis que je vais intéresser en ma faveur l'oncle et la nièce, tu iras faire ma cour à certain homme de loi dont les bonnes grâces me sont aussi très chères.   [ 4 Thémis : déesse de la justice chez les grecs, fille d'Uranus ou de Titan, et nourrice d'Apollon.]

DUBOIS.

Oh ! Oui, très chères ; mais cela ne doit pas vous étonner.

Air : Ô ma tendre musette !

Vautours et gens d'affaires,

Corbeaux et procureurs,

100   Éperviers et notaires,

Et buses et rimeurs,

Partout c'est la coutume,

Il faut s'en consoler :

Tout ce qui porte plume

105   Est sujet à voler.

BIÈVRE.

Prends mon cheval... Le coureur, celui auquel on a mis hier les fers aux pieds, et qui n'en va que plus vite.

DUBOIS, à part.

Il est bon celui-là.

Haut.

Mais, monsieur, j'aime mieux prendre le mien ; le vôtre est si rétif, il fait des pointes.

BIÈVRE.

Mon cheval fait des pointes ? Le charmant animal ! Eh bien ! Prends mon petit cheval de selle.

DUBOIS.

Un cheval de sel, vous n'y pensez pas, monsieur ; s'il venait à pleuvoir, je jouerais au cheval fondu.

BIÈVRE.

Comment ! Point d'éperons, toujours étourdi, toujours négligent !

DUBOIS.

Et vous, toujours grondeur.

BIÈVRE.

Cette fois-ci, je conviens que c'est à propos de bottes...

Gravement.

Mais laissons cela ; prends cette lettre, et qu'elle soit remise avant deux heures.

DUBOIS, réfléchissant.

Avant deux heures ? Remise !.... Que cette lettre soit remise !

BIÈVRE.

Eh bien ! Qu'attends-tu ?

DUBOIS.

Un petit moment, monsieur ; une lettre.... Remise.... Ma foi, monsieur, je n'entends pas celui-là. Je me rends. Cependant je devine assez facilement comme monsieur peut voir.

BIÈVRE.

L'imbécile ! Il lui faut toujours de l'esprit. Tiens-t-en à la lettre, maraud !   [ 5 Maraud : Terme injurieux qui se dit des gueux, des coquins qui n'ont ni bien ni honneur, qui sont capables de faire toutes sortes de lâchetés. [F]]

Il lui donne la lettre.

DUBOIS.

Ah ! Pour le coup j'y suis, je vais la porter.

BIÈVRE.

Et moi, je vais chez Monsieur de Latour.

DUBOIS.

Monsieur n'a pas d'autres commissions à me donner ?

BIÈVRE.

Non... Ah ! Tu passeras chez mon banquier pour toucher cette lettre de change, et tu iras aux Français pour savoir si l'on donnera demain ma pièce.   [ 6 Français : Théâtre français ou encore Comédie Française.]

DUBOIS.

Je serai ici dans une heure.

SCÈNE VII.
Dubois, Mademoiselle Laroche.

LAROCHE.

Tu sors, Dubois ; où vas-tu donc ?

DUBOIS, déclamant.

Sur mes sens enflammés l'amour a tant d'empire.

Je vais... je viens... je pars... et ne sais que vous dire...

LAROCHE.

Je ne t'entends pas.

DUBOIS.

Je te plains.

LAROCHE.

Mais, monsieur Dubois, je vous trouve bien merveilleux. Savez-vous que vous visez à l'impertinence ?

DUBOIS.

J'espère bien l'avoir attrapée.

LAROCHE.

Croyez-vous qu'elle vous réussisse ?

DUBOIS.

Sans doute !

Air : Honoré du brillant poste.

À la cour comme à la ville,

Pour être du meilleur ton,

110   Il faut toujours de son style

Bannir la sotte raison.

Laroche veut s'en aller.

Quoi ! Vous faites la cruelle !

LAROCHE.

Je suis lasse du jargon.

DUBOIS.

Diable, Mademoiselle Laroche !

Je croyais ton coeur, ma belle,

115   Un peu moins dur que ton nom.

LAROCHE.

Encore une équivoque.

DUBOIS.

Pour te l'expliquer,

Air : Réveillez-vous, belle endormie.

Ma chère, il faut que je t'embrasse.

LAROCHE.

Cessez vos gestes libertins :

Les jeux de mots, on vous les passe ;

Mais trêve pour les jeux de mains.

DUBOIS.

Inhumaine ! Barbare !

LAROCHE.

Laisse-moi, ma maîtresse vient.

DUBOIS.

Et moi, je me sauve.

SCÈNE VIII.
Julie, Mademoiselle Laroche.

JULIE.

Quel est ce valet ?

LAROCHE.

C'est celui de Monsieur de Bièvre, que vous connaissez sans doute à présent pour le rival de Monsieur de Chambre.

JULIE.

Oui, mon oncle vient de m'ordonner de lui accorder un moment d'entretien. Tu connais donc ce valet ?

LAROCHE.

Oui, mademoiselle.

JULIE.

Tu semblais lui parler familièrement.

LAROCHE.

Je l'ai vu autrefois à Paris ; mais il est devenu si fou, que je ne le reconnais plus : son maître et lui ne parlent qu'en pointes ou en calembours.

JULIE.

Quelle manie !

LAROCHE.

Air : Il n'est pas de généreux (Claudine.)

120   Monsieur Dubois a de l'esprit,

Mais son esprit tient du délire ;

On goûterait fort ce qu'il dit,

Si l'on savait ce qu'il veut dire.

De son maître, singe et rival,

125   Il l'imite, il le parodie,

Et c'est un grand original,

Quoiqu'il ne soit qu'une copie.

JULIE.

Que ce travers me déplaît !

LAROCHE.

Y pensez-vous, mademoiselle ? Il doit vous servir.

JULIE.

À quoi ?

LAROCHE.

À éconduire Monsieur de Bièvre.

JULIE.

Explique-toi.

LAROCHE.

C'est tout simple. Vous exigez de lui le sacrifice de son goût dominant, il vous le doit, il vous le promettra ; mais l'habitude sera plus forte, et manquant à sa parole, il vous laissera maîtresse de la vôtre.

JULIE.

L'idée est heureuse et j'en profiterai.

LAROCHE.

Vous n'attendrez pas longtemps pour le mettre à l'épreuve : le voici lui-même.

SCÈNE IX.
Bièvre, Julie.

BIÈVRE.

Mademoiselle, je sors de chez monsieur votre oncle ; je dois à son amitié la permission de vous présenter mon hommage.

JULIE.

Je suis flattée, monsieur....

BIÈVRE.

Air : Lorsque vous verrez un amant.

Pour rendre hommage à vos appas,

Attiré par la renommée,

130   Je cherche l'amour sur vos pas,

Et laisse ma gloire à l'armée.

Le camp, sans détours je le dis,

Bien moins que ce séjour me tente :

Quand de la nièce on est épris,

135   Sans regret on quitte la tente.

JULIE.

Votre nom, monsieur, votre réputation préviennent en votre faveur ; mais avant de répondre à des intentions qui ne peuvent que m'honorer, vous conviendrez que la connaissance du caractère...

BIÈVRE.

Vous avez raison, mademoiselle, sans caractère on ne peut faire impression. Mais il suffit de vous voir, pour vous rendre le tribut qui vous est dû.

Air nouveau.

L'amour qui rit de mes tourments,

Redoublant les maux que j'endure,

Pour rendre ses traits plus piquants,

A pris ceux de votre figure.

140   J'admire tant d'appas divers,

Qui du printemps m'offrent l'image :

Ces pieds où je vois l'univers,   [ 7 Julie a des souliers verts. [NdA]]

Ces beaux yeux, ce joli corsage.

JULIE, à part.

Changeons de conversation.

Haut.

L'attachement que vous avez pour mon oncle, Monsieur, vous retiendra sans doute quelques jours ici.

BIÈVRE.

Monsieur de Latour m'a permis d'y attendre le résultat de vos réflexions.

JULIE.

Mon oncle, Monsieur, doit en être le premier instruit.

BIÈVRE.

Air : Vaudeville de Claudine.

Pour époux, sans vous contraindre,

145   Si vous m'avez accepté,

Ah ! sans avoir rien à craindre,

Je vais être époux vanté.

Il veut lui prendre la main.

JULIE.

Monsieur !...

BIÈVRE.

Auprès de vous rien n'apaise

Les doux transports que je sens ;

150   Mais aussi, quoique française,

Vous avez des yeux perçants.

JULIE.

On ne m'a point trompée, Monsieur, en me parlant de votre esprit ; mais permettez à ma franchise un aveu que le vôtre rend nécessaire. Je déteste les calembour, c'est un tort sans doute à vos yeux ; mais si vous mettez quelque prix à mon opinion, vous me ferez le sacrifice d'un goût trop frivole pour que vous y attachiez de l'importance.

BIÈVRE.

Mademoiselle.

JULIE.

Air : Femmes, voulez-vous éprouver.

Je hais ce jargon pointilleux,

Par qui le faux esprit circule,

Art où le plus ingénieux

155   Est toujours le plus ridicule :

Pour plaire, un amant, un auteur,

Doit-il se donner la torture ?

Amants, consultez votre coeur ;

Auteurs, consultez la nature.

BIÈVRE, après un peu de réflexion.

Vous êtes bien sévère, mademoiselle ; mais s'il faut, pour vous plaire, renoncer à un genre d'amusement que je croyais innocent, je prends ici l'engagement solennel de ne jamais faire de calembours.

JULIE, à part.

Ô ciel !

Haut.

Vous me le promettez !

BIÈVRE.

Air : J'ai vu partout mes voyages.

160   Oui, je vous jure, et pour la vie,

De renoncer au calembour ;

Je sens que la plaisanterie

Blesse le véritable amour.

Quand le coeur est de la partie,

165   Pour plaire on a tout ce qu'il faut,

Et l'on ne peut gagner Julie

En jouant avec un défaut.

JULIE.

À part.

Je respire.

Haut.

Un dés faux !

BIÈVRE.

Ah ! Dieu ! Je suis perdu... L'habitude m'a emporté : mais croyez, belle Julie.

JULIE, d'un air piqué.

L'habitude, Monsieur, est une seconde nature ; je sens que j'avais trop exigé : ne soyez pas étonné que je ne joigne point mon consentement au choix de mon oncle.

Air : Vaudeville de Racan.

J'applaudirais de bien bon coeur

Aux traits dont votre esprit nous frappe ;

170   Mais, je vous l'ai dit, par malheur,

Des énigmes le mot m'échappe :

Je ne comprends pas vos discours.

À ma main cessez de prétendre :

Pour s'épouser, il faut toujours

175   Commencer par s'entendre.

SCÈNE X.

BIÈVRE.

Je ne pourrai jamais la faire revenir sur mon compte. Je ne puis pourtant pas l'abandonner à mon rival ; je ne dois pas souffrir qu'elle devienne femme de Chambre.... Au reste, que sais-je ? Peut-être m'en trouverai-je mieux. Vraiment, je ne suis pas assez raisonnable pour me marier.

RONDEAU du Prisonnier.

Oui, dès l'instant qu'on se marie,

Il faut vivre comme un Caton,

Et l'heureux temps de la folie

Fait place au temps de la raison.

180   Oui, le mariage

Veut un esprit sage ;

Le soin du ménage

S'oppose au bonheur ;

Et puis votre belle

185   Devient infidèle :

Vous brûlez pour elle,

Un autre a son coeur.

De l'hymen la chaîne

Après elle entraîne

190   Les tourments, la gêne,

Trop souvent l'ennui.

Hélas ! tout l'atteste,

Par un sort funeste,

Le dégoût nous reste

195   Quand l'amour a fui.

Oui, dès, etc.

Ah ! J'aperçois Monsieur de Chambre.

SCÈNE XI.
Chambre, Bièvre.

CHAMBRE.

On vient de me prévenir, Monsieur, que vous étiez dans cet appartement, et j'ai pensé que vous voudriez bien y recevoir ma visite sans cérémonie.

BIÈVRE.

Je suis flatté que Monsieur de Chambre ne me fasse pas une visite de cour.

CHAMBRE.

Je prie Monsieur de Bièvre de me prêter l'oreille.

BIÈVRE.

Monsieur, je ne me la fais jamais tirer.

CHAMBRE.

Trêve de plaisanterie, s'il vous plaît ; les pointes, à la longue...

BIÈVRE.

Je vois que Monsieur préfère les courtes pointes.

CHAMBRE.

Votre intention, sans doute, est de m'aigrir ?

BIÈVRE.

Point du tout, Monsieur, je ne me trouve pas trop gras comme cela.

CHAMBRE.

Je croyais mériter plus d'égards.

BIÈVRE.

Monsieur, en doutez-vous ?

CHAMBRE.

Vous êtes homme d'honneur, je compte sur votre franchise ; quelles sont ici vos vues ?

BIÈVRE.

Les plus élevées. Je n'aime pas les vues basses.

CHAMBRE.

De grâce, parlons sérieusement, ou je croirai que vous m'insultez. Voulez-vous vous asseoir ?... Mademoiselle Latour ?...

BIÈVRE, s'asseyant.

Au nom de Latour, je sens que c'est le cas d'un siège...

CHAMBRE, vivement.

Monsieur, vous voulez me pousser à bout.

Air : Du pas redoublé.

Allons, quittez ce ton railleur

Et ce froid persiflage :

Sachez que je ne puis, monsieur,

200   Le souffrir davantage.

Bièvre rit.

C'en est trop, l'épée à la main,

Et, sans plus de remise.....

BIÈVRE, feignant de se mettre en garde, et prenant sa tabatière.

Acceptez, monsieur, puisqu'enfin

Nous en sommes aux prises.

CHAMBRE.

Il me semble, Monsieur, que vous ne savez faire que du bruit.

BIÈVRE.

Vous me dites cela, parce que je viens de tirer une boîte.

CHAMBRE.

Air : Que ne suis-je la fougère !

205   Du bel esprit, avec charmes,

Lancez les traits contre moi ;

Mais il vous faut d'autres armes

Pour me faire ici la loi.

Voici l'instant de connaître

210   Si, lorsqu'il s'agit d'honneur,

Les gens d'esprit savent être

Quelquefois des gens de coeur.

Se mettant en garde.

Vous défendez-vous, monsieur ?

BIÈVRE.

Vous le prenez au sérieux. Eh bien ! Malgré cela, nous allons faire des parades : mais, je vous en préviens :

Air : Des fraises.

Au poing ferme, au coup-d'oeil sûr,

Chez moi l'adresse est jointe :

Il le fait reculer.

215   Je vous mets au pied du mur ;

Car je suis vraiment fort sur

La pointe.

ter.

SCÈNE XII.
Les Précédents, Julie les séparant.

JULIE.

Air : Tout est charmant chez Aspasie.

Ah ! grands dieux, quel transport barbare !

Qu'alliez-vous faire ? je frémis !

220   Vite au secours, qu'on les sépare !

BIÈVRE.

Nous séparer !

Mais, vous nous croyez donc unis ?

JULIE.

À Monsieur de Bièvre.

Ah ! Monsieur, chez mon oncle !

À Monsieur de Chambre.

Venez, monsieur, suivez-moi, je l'exige.

CHAMBRE, à l'oreille de Bièvre.

Au revoir, monsieur.

BIÈVRE.

Je vous entends, Monsieur.

SCÈNE XIII.

BIÈVRE, seul.

Je ne puis m'empêcher de rire quand je songe à la fureur de Monsieur de Chambre ; il n'aime pas les pointes ; je ne conçois pas cela.

Air : Sur l'échantillon je comprends.

À ce langage ingénieux

Les hommes devraient rendre hommage,

En songeant qu'autrefois les dieux

225   Des doubles sens faisaient usage.

À Delphes, Apollon consulté

En calembours faisait miracle ;

Peut-on mieux faire, en vérité,

Que de parler comme un oracle ?

SCÈNE XIV.
Monsieur de Bièvre, Dubois.

Dubois se frotte les yeux.

BIÈVRE.

Te voilà, Dubois ? Eh bien ! Qu'as-tu donc qui te chagrine ?

DUBOIS.

Hélas ! Monsieur, en traversant Paris, une paille m'est entrée dans l'oeil : j'ai répandu la larme dans tout le quartier.

BIÈVRE.

Ce ne sera rien. As-tu reçu ma lettre de change ?

DUBOIS.

Non, monsieur, la voilà. Elle est impayable.

BIÈVRE.

Pourquoi donc ?

DUBOIS.

Air : J'ai perdu mon âme.

230   Ah ! quelle bévue !

Bis.

Monsieur, votre payeur est

Aveugle, et votre billet

Est payable à vue.

Bis.

BIÈVRE.

Oh ! Je lui ferai bien voir qu'il me faut de l'argent.

DUBOIS.

Certainement, quand ce ne serait que pour prêter à Monsieur de Saint-Far, qui est venu vous demander cent louis.

BIÈVRE.

Non, en vérité, je ne veux plus être utile qu'au Mont-de-Piété : au moins celui-là est-il rempli de reconnaissances.

DUBOIS.

Votre pièce, Monsieur, ne sera pas jouée : Molé est si enrhumé qu'on ne l'entend pas.   [ 8 Molé, François René (1734-1802) : Comédien de la comédie française, débuta 1754 et fut reçu en 1761. Auteur une comédie en prose et en un acte "Le Quiproquo" (1781).]

BIÈVRE.

Tant mieux, il faut jouer le Séducteur en roué... Au moins, mon procès est-il jugé ?

DUBOIS.

Oui, Monsieur ; il est même gagné.

BIÈVRE.

J'ai gagné mon procès !

DUBOIS.

Non, Monsieur, il est gagné par votre partie adverse ; mais ce qui doit vous consoler, c'est que vous l'avez perdu par votre faute.

BIÈVRE.

Comment ?

DUBOIS.

Votre avocat ne vous a point défendu ; il m'a rendu la lettre que vous lui aviez envoyée, à laquelle il n'a rien compris.

BIÈVRE.

Elle est pourtant bien claire ; il s'agit d'un pré, il fait partie d'un héritage qui m'est échu ; mes titres sont en règle, il ne faut que les présenter : voici ce que dit ma lettre, écoute.

Il lit.

« MONSIEUR, Je vous envoie les pièces ; tenez-vous-en au texte, et nous aurons le pré ; car mon procès n'est qu'un pré-texte. Quoique l'objet en litige ne soit pas éloigné, je le crois précaire. »

DUBOIS à part.

C'est en Égypte.

BIÈVRE.

« Cependant, si vous le voulez, vous emporterez le pré par votre talent pré-dominant, et je suis caution de votre succès, si vous prenez toutes vos pré-cautions.» Je suis, etc. D. B. Dans le fait, ce n'est pas là précisément le style du Palais. Mais quoi ! La sottise est faite, et l'on ne peut pas revenir sur le pré-jugé.

DUBOIS.

Il est incurable !

BIÈVRE.

Comment ! Incurable ?

DUBOIS.

Certainement, Monsieur. Vous avez fait aujourd'hui cinquante calembours, au moins, il n'y en a pas trente neufs.

BIÈVRE.

Qu'y a-t-il de nouveau à Paris ?

DUBOIS.

Il y a bien des choses, Monsieur. D'abord, j'ai traversé les Tuileries, et j'ai trouvé tous les arbres en allées.

BIÈVRE.

Après ?

DUBOIS.

J'ai passé chez votre libraire. Oh ! Monsieur, c'est un bien brave homme que votre libraire.

BIÈVRE.

Je te l'ai toujours dit.

DUBOIS.

Il m'a donné trois livres pour quarante-cinq sols.

BIÈVRE.

Peste !

DUBOIS, saluant avec mignardise.

Enfin, Monsieur, ce qui sans doute vous sera fort agréable... Ma femme est sur le point d'accoucher.

BIÈVRE.

Tu as raison, cela me fait grand plaisir, et je t'en félicite. Tu vas avoir un nouveau-né.

DUBOIS.

Enfin tout est nouveau, Monsieur, tout.

Air : Du Jockey.

Nouveaux plaisirs, nouvelles fêtes,

235   Nouveaux maintiens, nouveaux habits,

Nouveaux bals, nouvelles conquêtes,

Nouveaux tourments pour les maris,

Nouveaux romans dans les affiches,

Faits par de nouveaux gens d'esprit,

240   Et tout exprès de nouveaux riches,

Pour lire les nouveaux écrits.

Mais vous n'écoutez pas mes nouvelles, monsieur.

BIÈVRE.

Je réfléchissais. J'admire ma journée ! De pointes en pointes : j'ai perdu ma maîtresse, mon procès, et j'ai manqué de gagner un coup d'épée.

DUBOIS.

Voilà de l'esprit bien employé !... Comment ! Monsieur de Chambre...

BIÈVRE.

Il faut que je te conte cela. Tu étais à peine parti...

SCÈNE XV.
Monsieur de Bièvre, Dubois, Un Valet.

BIÈVRE.

Qui vient nous interrompre ? Oh ! Je te vois venir, messager de malheurs ; c'est un congé que tu m'apportes.

LE VALET.

Monsieur, c'est de la part...

BIÈVRE.

Oh ! C'est de la part de l'oncle, de la nièce... Ce poulet-là contient des politesses, et les adieux de toute la famille.   [ 9 Poulet : signifie aussi un petit billet amoureux qu'on envoie aux Dames galantes, ainsi nommé, parce qu'en le pliant on y faisait deux pointes qui representaient les ailes d'un poulet. [F]]

LE VALET.

Monsieur...

BIÈVRE.

On s'imagine que je vais me désespérer : mais si j'ai perdu d'un côté, j'ai gagné de l'autre.

Air.

J'ai perdu ce procès, l'objet de tant de soins ;

Mon rival épouse Julie.

Quelques dettes de plus, une femme de moins,

245   Tout est balancé dans la vie.

DUBOIS.

Belle consolation !

BIÈVRE.

Enfin, lisons... « Monsieur de Latour vient de m'accorder son aimable nièce : soyons donc amis, puisque nous ne sommes plus rivaux. J'espère que vous voudrez bien m'en donner une preuve, en accédant à la première demande que je prends la liberté de vous faire au nom de mon oncle et de mon épouse.»

À part.

Monsieur de Chambre est très honnête.

Air : Des fraises.

Je veux vous voir au plus tôt ;

À demain, deux novembre,

Venez dîner, sans écot,

À la fortune du pot...

Suit la signature.

DUBOIS, riant aux éclats.

Quelle fortune !

BIÈVRE.

Qu'as-tu à rire ?

DUBOIS.

Comment, Monsieur, vous n'appréciez pas tout votre bonheur !

BIÈVRE, relit.

Ah ! Battu ! Morbleu ! Battu avec mes propres armes ! Un mal-adroit !

DUBOIS.

Pas si bête, pourtant.

BIÈVRE.

Qui n'a jamais fait un calembour.

DUBOIS.

C'est bien commencer.

BIÈVRE.

Il me passe au travers du corps la première pointe, peut-être, qu'il ait faite de sa vie : après un coup comme celui-là, il ne m'est plus permis de dire rien de plaisant.

Air : Vaudeville de la Revue.

250   Si le mauvais ton du faubourg

Égale celui de la ville,

Et si dans l'art du calembour

Un ignorant se montre habile ;

Je vois que pour être en crédit,

255   Pour être toujours sûr de plaire,

Il faut avoir beaucoup d'esprit,

Mais qu'il faut se garder d'en faire.

DUBOIS.

C'est ce que beaucoup de gens disent : mais, croyez-moi, Monsieur, c'est par jalousie. Avec un jeu comme le vôtre, et un valet de coeur comme moi, vous gagnerez toujours la partie.

BIÈVRE.

Que vois-je ! Julie avec Monsieur de Chambre ?

SCÈNE XVI.
Les Précédents, Monsieur de Chambre, Julie, Mademoiselle Laroche.

BIÈVRE.

Ah ! Monsieur, ce n'est point assez pour vous de l'emporter sur moi : voulez-vous encore ajouter à mes regrets, en m'offrant le spectacle de votre bonheur ?

JULIE.

J'aime à croire, Monsieur, qu'un amour aussi subit n'a pas fait encore de grands progrès : les sujets de consolation dont vous êtes environné, vos talents, une fortune considérable...

BIÈVRE.

Ah ! Madame, ma fortune d'aujourd'hui ne sera certainement pas une bonne fortune.

LAROCHE.

Je crois que vous pouvez vous rassurer sur les jours de Monsieur de Bièvre, il fait de l'esprit, il n'en mourra pas.

BIÈVRE.

Voilà ce qui vous trompe, Mademoiselle Laroche, j'en mourrai, mais il me faudra du temps.

Après avoir salué.

Air : D'un bouquet de romarin.

Puis-je vous offrir Dubois,

Pour servir Madame ?

CHAMBRE.

260   Gardez-le, son nom, je crois,

Peut faire épigramme.

BIÈVRE.

Puisqu'il n'a point votre voix,

Il faut partir, je le vois,

En gardant toujours du bois,

265   Pour nourrir ma flamme.

CHAMBRE.

Nous nous flattons que vous resterez, Monsieur ; vous êtes attendu chez Monsieur de Latour.

Air : Fidèle époux, franc militaire.

Oui, prolongez votre voyage,

Ici de vous on a besoin ;

Aujourd'hui, pour mon mariage,

Veuillez me servir de témoin.

BIÈVRE.

270   Je ne saurais.

CHAMBRE.

Ah ! pour Julie

Vous devez être complaisant ;

Puisqu'en ce jour on la marie,

Il lui faut au moins.... un présent.

BIÈVRE.

À part.

Pas mauvais ! Si je pouvais riposter.

Haut.

Je suis désolé de vous refuser ; mais....

CHAMBRE.

Je le demande comme un ami, et Madame comme une Grèce.

BIÈVRE.

À part.

Encore ! Et rien ne me vient....

Haut.

À ce titre, je dois céder.

JULIE, à Bièvre.

Nous ne vous retiendrons que le temps nécessaire pour signer le contrat.

BIÈVRE.

Je suis donc à vos ordres.

JULIE.

Cela ne sera pas long. Vous savez que les notaires font beaucoup de choses.... dans une minute.   [ 10 Minute : 60ème unité de l'heure. Mais aussi document original d'acte notarié ou de jugements.]

BIÈVRE, à part.

Julie aussi !

Haut.

Ah ! Je vois que vous voulez me combattre avec mes propres armes.

DUBOIS.

Une minute.... Je n'aurais pas deviné celui-là.

LAROCHE.

C'est que tu n'as pas l'esprit devin.

BIÈVRE.

Nous sommes perdus, tout le monde s'en mêle.

CHAMBRE.

À Bièvre.

À votre école on profite.

À Julie.

Allons, ma chère Julie, retournons près de votre oncle, et méritons, par nos soins, les bontés dont il nous comble aujourd'hui.

VAUDEVILLE.

Air : De la Monaco.

CHAMBRE.

275   Jadis Molière

Par qui l'on rit,

En grand traçait un caractère :

Chez nous, pour plaire,

Tout est petit,

280   Excepté l'abus de l'esprit.

De nos aïeux le vieux langage

Était moins brillant que sensé ;

Nous parlons mieux et davantage ;

Et toujours sans avoir pensé.

TOUS.

285   Jadis Molière

Par qui l'on rit,

En grand traçait un caractère :

Chez nous, pour plaire,

Tout est petit,

290   Excepté l'abus de l'esprit.

De nos aïeux le vieux langage

Était moins brillant que sensé ;

Nous parlons mieux et davantage ;

Et toujours sans avoir pensé.

BIÈVRE.

295   Je blâme nos Auteurs frivoles ;

Leurs discours, moins profonds que creux,

N'ont pas de sens, et mes paroles

Pour l'esprit en ont toujours deux.

TOUS.

Jadis Molière

300   Par qui l'on rit,

En grand traçait un caractère :

Chez nous, pour plaire,

Tout est petit,

Excepté l'abus de l'esprit.

305   De nos aïeux le vieux langage

Était moins brillant que sensé ;

Nous parlons mieux et davantage ;

Et toujours sans avoir pensé.

JULIE.

Rien ne s'achève, tout s'esquisse,

310   On veut tout faire, on manque tout :

Le feu brillant de l'artifice

Éclipse le flambeau du goût.

TOUS.

Jadis Molière

Par qui l'on rit,

315   En grand traçait un caractère :

Chez nous, pour plaire,

Tout est petit,

Excepté l'abus de l'esprit.

De nos aïeux le vieux langage

320   Était moins brillant que sensé ;

Nous parlons mieux et davantage ;

Et toujours sans avoir pensé.

DUBOIS.

Combien de pièces très connues

Ont la vogue en ce pays-ci ;

325   Les scènes y tombent des nues,

Le dénouement en tombe aussi.

TOUS.

Jadis Molière

Par qui l'on rit,

En grand traçait un caractère :

330   Chez nous, pour plaire,

Tout est petit,

Excepté l'abus de l'esprit.

De nos aïeux le vieux langage

Était moins brillant que sensé ;

335   Nous parlons mieux et davantage ;

Et toujours sans avoir pensé.

LAROCHE.

Le jargon est commun en France :

Sans vouloir le mettre en crédit,

Pour une fois, sans conséquence,

340   Approuvez l'abus de l'esprit.

Le grand Molière,

Par qui l'on rit,

Nous apprendra l'art de vous plaire.

Réduits à faire

345   Tout en petit,

Nous fuirons l'abus de l'esprit.

 


DE L'IMPRIMERIE DE MIGNERET, rue Jacob, N° 1186.


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Notes

[1] Pezenas : vile de l'Hérault entre Béziers et Montpellier. Molière y a séjourné longuement.

[2] Goutte : Maladie causée par la fluxion d'une humeur acre sur des articles et jointures du corps ; et qui est fort douloureuse. [F]

[3] Le Séducteur est une comédie en cinq acte du Marquis de Bièvre jouée pour la première fois le 4 novembre 1783 au Château de Fontainebleau.

[4] Thémis : déesse de la justice chez les grecs, fille d'Uranus ou de Titan, et nourrice d'Apollon.

[5] Maraud : Terme injurieux qui se dit des gueux, des coquins qui n'ont ni bien ni honneur, qui sont capables de faire toutes sortes de lâchetés. [F]

[6] Français : Théâtre français ou encore Comédie Française.

[7] Julie a des souliers verts. [NdA]

[8] Molé, François René (1734-1802) : Comédien de la comédie française, débuta 1754 et fut reçu en 1761. Auteur une comédie en prose et en un acte "Le Quiproquo" (1781).

[9] Poulet : signifie aussi un petit billet amoureux qu'on envoie aux Dames galantes, ainsi nommé, parce qu'en le pliant on y faisait deux pointes qui representaient les ailes d'un poulet. [F]

[10] Minute : 60ème unité de l'heure. Mais aussi document original d'acte notarié ou de jugements.

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