LE POÈTE BASQUE

COMÉDIE

1679

Raymond POISSON

PARIS, LIBRAIRE THÉÂTRALE, L. MICHAUD ÉDITEUR, 14, Rue de Grammond, 14.

Evreux, Imprimerie de CH. HÉRISSEY


Texte établi par Paul FIEVRE, février 2023.

publié par Paul FIEVRE, mars 2023.

© Théâtre classique - Version du texte du 27/02/2023 à 19:06:16.


PERSONNAGES

UNE JEUNE FEMME.


LE POÈTE BASQUE

SCÈNE PREMIÈRE.
Monsieur de Hauteroche, Mademoiselle Poisson.

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

Aujourd'hui ma commère est le première ici ?

Vous êtes diligente.

MADEMOISELLE POISSON.

Hé, vous l'êtes aussi.

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

Il est vrai, mais de vous j'en suis surpris je meure.

MADEMOISELLE POISSON.

Je commence, et je veux m'habiller de bonne heure.

5   On sort d'ici trop tard, le monde s'en plaint fort.

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

Hé, le monde a raison n'avons-nous pas grand tort ?

MADEMOISELLE POISSON.

Mais à propos, on veut faire pièce à la porte

À ce poète fou.

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

La pièce n'est pas forte ;

Il faut se divertir de ces sortes de gens

10   Sans leur faire du mal.

MADEMOISELLE POISSON.

  Rien n'est bon, à mon sens,

Comme leur sérieux dans leur extravagance.

Quelle est donc sa folie ?

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

Il est plein d'ignorance.

Cependant il se croit un poète fameux,

Et dit qu'il a de quoi nous rendre tous heureux :

15   Mais jugez s'il doit être et grossier et fantasque,

Puisque ce grand auteur est un poète basque.

MADEMOISELLE POISSON.

C'est le poète basque ? Ah ! L'on m'en a parlé,

Il nous divertira, c'est un écervelé,

Qui dit qu'il veut paraître, et qu'enfin il se lasse

20   De voir que nos auteurs président en Parnasse,

Et que les meilleurs sont des ignorants heureux

Qui ne méritent pas, dit-il, qu'on parle d'eux ;

Ses conversations enfin sont sans égales,

On dit pourtant qu'il a quelques bons intervalles.

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

25   Il se sert d'un valet qui moyennant cent francs,

Est apprentif poète obligé pour six ans,

Et veut, dit-il, après qu'il soit, s'il n'est ivrogne,

Maître juré poète à l'Hôtel de Bourgogne.

MADEMOISELLE POISSON.

Le fou !

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

Hors vous et moi, personne ne l'a vu,

30   De la troupe s'entend, mais aujourd'hui j'ai su.

Qu'il viendrait nous prier avant la Comédie,

De prendre heure pour voir sa pièce ou sa folie,

Et j'ai dit au portier de le bien recevoir.

MADEMOISELLE POISSON.

Ah ! Pour nous divertir il le faut encor voir,

35   Car un poète basque est un animal rare.

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

Son style envers doit être un style assez bizarre.

SCÈNE II.
Le Baron de CalazioUs, Mademoiselle Poisson, Monsieur de Hauteroche.

LE BARON Gascon.

Comment ! On ne voit pas encore une âme ci ?

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

Il a peur d'y manquer : Quel est donc celui-ci ?

MADEMOISELLE POISSON.

C'est un Provincial qui vient garder sa place.

LE BARON.

40   Hé, que veut dire donc ? Tout est froid comme glace,

À deux heures et plus ! D'où vient ce peu d'ardeur ?

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

Mais nous ne commençons qu'à quatre heures

Monsieur.

LE BARON.

Mais vous ne faites donc mouler que des sottises ?

J'ai lu dans vos placards à deux heures précises,  [ 1 Placard : Écrit ou imprimé affiché dans les places et les rues pour donner un avis au public. [L]]

45   Mais vous autres mentez en arracheurs de dents :

Je quitte pour vous voir les divertissements

Des femmes et du vin, du jeu, de la fleurette.

Et je me trouve ici comme un anachorète,  [ 2 Anachorète : Homme qui vit loin du monde. [L]]

Seul dedans ce désert. Ce tour est fort gaillard.

50   Pourquoi ne faire pas ce que dit le placard ?

MADEMOISELLE POISSON.

Dès longtemps ce placard chante la même chose,

Mais comme on n'en vient pas plutôt.

LE BARON.

En suis-je cause [?]

MADEMOISELLE POISSON.

Non.

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

Nous commencerions dès deux heures pour nous

Si le monde venait.

LE BARON.

Et combien êtes-vous,

55   Vous autres ?

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

Nous...

LE BARON.

  J'ai vu votre troupe admirable

Du temps de Turlupin, l'acteur incomparable !  [ 3 Turlupin : Henri Legrand (1587-1637), comédien qui joua d'abord sur le Pont-Neuf puis à l'Hôtel de Bourgogne.]

L'avez-vous vu ?

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

Pas un...

LE BARON.

J'ai vu cent et cent fois

Jouer la Valiotte, et le Petit François,

Vous avez Dalidor ici qui fait merveille,

60   Et la Zeüillets encor que l'on tient sans pareille.  [ 4 Mademoiselle des Oeillets (1620-1670); né Alix Faviot comédienne du Théâtre du Marais de 1649 à 1662 puis à l'Hôtel de Bourgogne jusqu'en 1670.]

Quoi qu'elle n'aie pas une grande beauté

On dit que l'auditeur en est comme enchanté.

Si vous autres veniez à Vordeaux, Diou me damne,

Pour les Comédiens c'est où tombe la manne :

65   J'ai vu la troupe moi, d'un faux Orviétan

Adorée à Vordeaux, y demeurer un an.

Chacun s'est ruiné pour voir ces farivoles,

Je m'en suis fait à moi pour plus de dix pistoles.

Venez, les Voidelais y baiseront vos pas.

MADEMOISELLE POISSON.

70   Puisqu'ils sont ruinés, Monsieur, nous n'irons pas.

LE BARON.

Votre Troupe a le bruit d'avoir nombre de velles,

Je les cours, Diou me damne, et je brûle pour elles.

Quand elles sont d'humeur d'accepter le cadeau

Cadedis... À propos, voyons la Veauchasteau :

75   Pour une femme, elle a de l'esprit comme un diavld.

C'est ma meilleure amie.

MADEMOISELLE POISSON.

Elle est fort agréable,

LE BARON.

Où la pourrai-je voir ?

MADEMOISELLE POISSON.

Dans sa loge, à deux pas.

Heurtez là.

LE BARON.

Mon esprit va faire un grand repas.

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

Il n'est pas malaisé de lui faire grand chère.

80   Hé bien, qu'en dites-vous ?

MADEMOISELLE POISSON.

  Le grand fat, mon Compère !

Et que d'extravagants nous verrons aujourd'hui !

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

Le poète, je crois, le fera moins que lui

Avecque son placard pour nommer une affiche.

MADEMOISELLE POISSON.

L'esprit d'un campagnard est une terre en friche.

SCÈNE III.
Le Baron, Mademoiselle Poisson, Monsieur de Hauteroche.

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

85   Votre entretien est court, Monsieur ?

LE BARON.

Je le crois bien,

L'entretien d'une porte est un sot entretien.

MADEMOISELLE POISSON.

Comment ! La Beauchasteau ne serait pas venue ?

LE BARON.

Elle n'est pas peut-être en état d'être belle.

MADEMOISELLE POISSON.

Mais il est tard pourtant, envoyons-là quérir.

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

90   Elle est dedans sa loge, et ne veut pas ouvrir.

Puis qu'elle vous connaît, en heurtant il faut dire

Votre nom.

LE BARON.

J'en ai cent des noms, tu me fais rire ?

Il faut passer le temps ici comme on pourra.

MADEMOISELLE POISSON.

Un poète qui vient vous y divertira,

95   C'est un fou qui se croit un homme d'importance,

Divertissez-vous en attendant qu'on commence.

LE BARON.

Quand viendra-t-il ?

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

Il vient, et je le vois là-bas.

MADEMOISELLE POISSON.

C'est lui-même.

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

Entrons donc qu'il ne nous voie pas.

SCENE IV.
Le Poète, Bidache, Godenesche, Le Baron.

LE POÈTE.

Bidache, ago qui belean.

BIDACHE.

100   Non best i tu connais.

LE POÈTE.

Choco butean carsadi.

BIDACHE.

Ah arratabesa la nouté, eta esta qui équité coua.

GODENESCHE.

Broutala, da bortal caina.

LE POÈTE.

Erran dereau cerbuit gauea.

GODENESCHE.

105   Eleina emenderaut biga edo hirour on soufflet.

Eta son bait ostico.

LE BARON.

Comment ! Ils parlent Vasque ! Ah le plaisant auteur !

S'ils ne parlent Français je suis leur serbiteur.

LE POÈTE.

Il voulait m'insulter.

LE BARON.

Ah ? J'entends.

LE POÈTE.

Et sans causer.

GODENESCHE.

110   C'est un brutal portier.

LE POÈTE.

  T'a-t'il dit quelque chose ?

GODENESCHE.

Non, mais il m'a donné deux ou trois bons soufflets.

Et quelques coups de pieds, il a des pistolets

Dessous son justaucorps : je crains bien la sortie

À tantôt, a-t-il dit, je remets la partie,

115   J'ai pour nantissement ces coups par devers moi.

LE POÈTE.

Bidache qu'a-t-il eu ?

LE BARON.

Deux nasardes, je crois.

Je suis le mieux traité.

LE POÈTE.

C'est un malheur, qu'y faire ?

Puis, deux ou trois soufflets, c'est une belle affaire.

GODENESCHE.

Je ne suis malheureux que faute de vertu.

120   Que ne suis-je poète ?

LE POÈTE.

  Et bien que ne l'es-tu ?

GODENESCHE.

Je commence déjà fort à me satisfaire,

J'aurais hier bien voulu que vous m'eussiez vu faire.

LE POÈTE.

Et que faisais-tu donc, Godenesche, entre nous ?

GODENESCHE.

J'espère être bientôt aussi savant que vous.

LE POÈTE.

125   Tu ne m'atteindras pas si tôt, quoique tu fasses.

GODENESCHE.

Je mords déjà mes doigts, et je fais vos grimaces ;

Je griffonne debout, assis, marche à grands pas.

LE POÈTE.

Mais avec tout cela fais-tu des vers ?

GODENESCHE.

Non pas.

J'apprends auparavant les grimaces, le geste,

130   Quand je les saurai bien je me moque du reste.

LE POÈTE.

Tu fais des vers ? Pourquoi me déguiser cela !

GODENESCHE.

Il est vrai j'en ai fait.

LE POÈTE.

Où font-ils ?

GODENESCHE.

Les voila,

C'est dessous la boutique où logeaient ces lingères,

Près de nous, qui les soirs s'habillaient en bergères.

135   Je faisais leurs satires à Carême-prenant,  [ 5 Carême-prenant : Le jour du mardi qui précède le carême et quelquefois tout le temps du carnaval depuis les rois. (...) On appelle aussi des Carêmes-prenants, des gens du peuple qui se masquent de façon ridicules, et qui courent les rues. [F] ]

Où ce vinaigrier demeure maintenant..

LE POÈTE.

Ah, j'entends, dis les vers. Est-ce une ode ? Une stance ?  [ 6 Stance : Nombre déterminé de vers qui forment un sens complet, et qui sont assujettis, pour le genre de vers et pour la rime, à un certain ordre qui se répète dans toute la pièce. Stance de quatre vers, de cinq vers, de six vers, de huit vers. [L]]

Un madrigal ?

GODENESCHE.

Ho non, c'est un sonnet, je pense.

Boutique..., Vous allez vous goberger de moi,  [ 7 Goberger : Prendre ses aises. Il se gobergeait dans un bon fauteuil. Se moquer. [L]]

LE POÈTE.

140   Point.

GODENESCHE.

  Vous riez déjà ; Je n'oserais, ma foi.

LE POÈTE.

Fais-en donc de meilleurs, et puis me les viens lire.

GODENESCHE.

Ils sont pourtant fort bons, je m'en vais vous les dire.

Boutique où j'ai passé mon temps,

Avec deux filles si gaillardes,

145   Sans le vinaigre et la moutarde,

Vous ne me verriez de longtemps.

     

Ou bien, ôtant le vinaigre, si je disais.

Boutique où j'ai passé mon temps,

Avec deux filles si gaillardes

150   Ah ! Si je n'aimais la moutarde

Vous ne me verriez de longtemps.

     

Le Ah, est je crois le meilleur.

Ah ! Si je n'aimais la moutarde

Vous ne me verriez de longtemps.

     

155   Qu'en dites-vous, Monsieur ? J'en avais fait la prose.

LE POÈTE.

C'est un salmigondi qui ne vaut pas grand chose.  [ 8 Salmigondi : Fig. et familièrement, se dit de choses qui n'ont ni liaison ni suite, de personnes réunies au hasard. [L]]

GODENESCHE.

Foin de moi, je l'ai fait aussi sans grimacer.

Qu'y faut-il ?

LE POÈTE.

Il ne faut que le recommencer,

Et ne pas oublier ni l'oignon, ni le beurre.

GODENESCHE.

160   Comment l'oignon.

LE POÈTE.

  La sauce en fera bien meilleure.

GODENESCHE.

Qu'appelez-vous la sauce ? Hé votre esprit se perd.

LE POÈTE.

Ne prétends-tu pas faire une sauce Robert ?  [ 9 Sauce-Robert, sauce où les oignons dominent ; ils sont revenus jusqu'à la couleur blonde, ensuite on y ajoute du bouillon, du jus et de la moutarde au moment de servir. [L]]

Tu mets de la moutarde, et tu mets du vinaigre.

Sans beurre, et sans oignon rien ne serait plus aigre.

GODENESCHE.

165   Quoi ! Vous prenez cela pour une sauce ?

LE POÈTE.

  Oui.

GODENESCHE.

Ah ! Par ma foi voilà le meilleur d'aujourd'hui :

Ce ne sont pas des vers ?

LE POÈTE.

Ce n'est ni vers ni prose.

On ne sait ce que c'est, bref ce n'est pas grand chose.

GODENESCHE.

Ces Lingères pourtant en ont fait fort grand cas.

170   Mais à propos, je songe au brutal de là-bas.

LE POÈTE.

Ne t'inquiète point, avant que le jour passe

Je veux que ce portier vienne implorer ta grâce ;

Le faquin prétendait de nous un Louis d 'or ;

J'ai demandé là-bas Monsieur de Floridor

175   Le premier Amoureux, il va venir peut-être ;

Je veux l'entretenir, et me faire connaître.

GODENESCHE.

Moi, comme de me battre on me vient d'avertir,

Une autre porte est là par où je puis sortir.

LE POÈTE.

J'y vais. Je parlerai pour nous deux.

GODENESCHE.

Hé qu'importe ?

LE POÈTE.

180   Il suffit que j'y suis pour te servir d'escorte ;

Ce n'est pas sans sujet que je t'amène ici ;

Bidache est habillé, va t'habiller aussi.

SCÈNE V.
Saint-Georges, Le Poète, Le Baron.

SAINT-GEORGES.

Monsieur de Floridor va venir tout à l'heure,

Si vous le voulez voir, demeurez[.]

LE POÈTE.

Je demeure.

SAINT-GEORGES.

185   Je crois que vous nommant vous serez bien venu

Dans sa loge, Monsieur.

LE POÈTE.

Je n'en suis pas connu.

SAINT-GEORGES.

Hé, vous n'attendrez pas, le voici qui s'avance.

SCÈNE VI.
Monsieur de Floridor, Le Poète, la Baron.

LE POÈTE.

J'ose vous faire ici, Monsieur, la révérence,

Comment vous portez-vous ?

LE BARON.

Cet abord est bouffon.

LE POÈTE.

190   Je suis poète, Monsieur, si vous le trouvez bon.

MONSIEUR DE FLORIDOR.

Ah ! Soyez le, Monsieur, pour toute votre vie,

Je le trouve fort bon.

LE POÈTE.

Je vous en remercie ;

Monsieur de Floridor est toujours obligeant,

J'avais étudié pour me rendre savant

195   Et je le suis aussi dedans l'Astrologie,

Mais je suis plus congru dans la Théologie.  [ 10 Congru : Qui est conçu ou qui s'exprime en termes exacts et précis.[L]]

Feu ma tante voulait me faire Financier,

Mais mon dessein était d'être Bénéficier,  [ 11 Bénéficier : Celui qui a un bénéfice ecclésiastique. [L]]

Et je fus Bachelier, je veux bien qu'on le sache,

200   Dans l'Université de la Ville d'Yrache,  [ 12 Yrache : petite bourg dans la commune de Seignosse dans les Landes.]

Après un grand procès que mon Oncle gagna,

Ma patrie est aussi la Ville d'Ordogna,

Car je suis Biscain, et doué d'une génie

Pour vous servir, Monsieur, et votre Compagnie.

205   Je veux pour votre troupe, étant poète né,

Employer le talent que le Ciel m'a donné,

Le Bachelier André Dominique Jouanchaye,

C'est mon nom fort connu par toute la Biscaye.

Enfin étant en France, et voyant les Français

210   Applaudir, adorer les vers que je faisais,

Et jurer que ma veine était des plus hardies,

J'ai crû que je devais faire des Comédies,

Comme c'est un métier où l'on gagne beaucoup,

Qu'un auteur s'enrichit, j'ai voulu tout d'un coup

215   Acquérir de la gloire et du bien au Théâtre ;

Car, plus vous y gagnez, plus on nous idolâtre ;

Comme au partage aussi nous sommes compagnons,

Plus on nous idolâtre, et plus nous y gagnons.

Je veux pour vous montrer des choses allez belles

220   Vous mettre en main d'abord treize pièces nouvelles,

Qui dans Paris, je crois, feront un grand fracas,

Si d'elles, et de moi, votre troupe fait cas.

MONSIEUR DE FLORIDOR.

Elle en fera, sans doute, et sa honte est extrême

De ne vous avoir pas connu que par vous-même,

225   Car elle n'avait point, à sa confusion

Encor ouï parler de votre illustre nom.

LE POÈTE.

Supposé que pour moi ce malheur là puisse être,

Mes ouvrages dans peu vous le feront connaître,

Vous verrez, vous verrez quand on m'annoncera

230   Comme dans le Parterre on se réjouira.

Vous en serez surpris, je suis sûr que mes oeuvres

Feront bien aux auteurs avaler des couleuvres.

Je serais bien fâché de les désobliger ;

Mais je veux m'appliquer à les faire enrager,

235   Par mes pièces s'entend : les poètes sont rares ;

Plus ils ont de mérite, et plus ils sont avares,

J'abhorre l'intérêt, mais comme étant fameux,

Je pense qu'on me doit discerner d'avec eux,

Touchant le paiement. J'écris d'une manière

240   Surprenante.

MONSIEUR DE FLORIDOR.

  Ah je crois qu'elle est fort singulière.

LE POÈTE.

Ces poètes gagés, mais gagez par faveur,

Ce qu'ils mettent au jour fait-il pas mal au coeur

Dites-moi ce qu'ils sont pour mériter ces gages,

Je veux par mon mérite attirer les suffrages,

245   Forcer les plus savants à me vouloir du bien,

À m'encenser partout sans qu'on leur dise rien,

Que leurs brillants esprits, leurs yeux, et leurs oreilles

Soient les justes témoins de mes pénibles veilles,

Afin que la Justice, et non pas la faveur,

250   Soutienne avec éclat ce que j'aurai d'honneur.

J'ai vu tout ce qu'ont fait ces auteurs admirables.

C'est un chaos pour nous de choses déplorables.

Rodogune, Cinna, l'Astrate, Agésilas,  [ 13 Boileau écrivit en 1666 : "J'ai vu Agésilas, Hélas ! "]

Stilicon, Laodice, et l'Andromaque, hélas !

255   Toutes ces pièces là mériteraient, je jure,

Et berne, et double berne en une couverture,

Comment a-t-on gagné de l'argent à cela ?

Le monde est une bête, on le voit bien par là.

MONSIEUR DE FLORIDOR.

Ces pièces là, pourtant....

LE POÈTE.

C'est une raillerie,

260   Et le théâtre veut de la galanterie :

Avec leurs vers enflés je suis leur serviteur :

J'aime qu'on s'humanise, et je veux qu'un auteur

Suive les moeurs du siècle, et prenne un air d'écrire

Qui dise galamment tout ce qu'il voudra dire,

265   Qu'on ne discerne point le théâtre et la Cour,

Soit pour parler d'affaire, ou pour parler d'amour,

Et sur la scène enfin : qu'on cajole une Belle.

Comme le plus galant fait dans une ruelle.

Fi d'un auteur obscur qui de son cerveau creux

270   Attache une pensée, et la tire aux cheveux.

SCÈNE VII.
Mademoiselle de Beauchasteau, Monsieur de Floridor, Le Poète, Le Baron.

LE BARON.

Ma chère Beauchasteau.

MADEMOISELLE DE BEAUCHASTEAU.

Quelle ardeur vous transporte ?

LE BARON.

J'ai pensé, Dieu me damne, enfoncer vôtre porte,

Ma chère, hé vien ?

MADEMOISELLE DE BEAUCHASTEAU.

Ma foi je ne vous remets pas.

LE BARON.

Vous me méconnaissiez ?

LE POÈTE.

De grâce parlez bas.

275   Entre nous, n'est-il pas bien honteux pour la France,

Qu'elle ne puisse avoir quelque auteur d'importance,

Qui fournisse au théâtre en diversifiant

Tantôt du sérieux, et tantôt du plaisant ?

Que l'Héroïque charme, et le Comique égaye ?

280   Messieurs, faites venir des auteurs de Biscaye,

Ils inventent, et font une pièce en huit jours

MONSIEUR DE FLORIDOR.

Je croyais qu'on n'en fît venir que des tambours.

J'ai toujours ouï dire un tambour de Biscaye,

Et jamais un poète.

LE POÈTE.

Ah ! Votre esprit s'égaye.

285   Qu'un bon poète Basque ait une pièce au.jour

Elle fait mille fois plus de bruit qu'un tambour.

Ne vous en moquez pas, ils ont le vent en poupe.

Présentez-moi, de grâce, à votre illustre troupe,

Et lui dites mon nom, Monsieur, et qui je suis.

MONSIEUR DE FLORIDOR.

290   Volontiers.

SCÈNE VIII.
Mademoiselle de Beauchasteau, Mademoiselle Poisson, Monsieur de Floridor, Monsieur de Hauteroche, Saint-Geroges, La Baron, le Poète.

MONSIEUR DE FLORIDOR.

  Connaissez, Messieurs, le... je ne puis...

LE POÈTE, bas.

Le Bachelier André Dominique Jouanchaye.

MONSIEUR DE FLORIDOR.

Le Bachelier André Dominique Jouanchaye,

Fameux poète basque, et natif de Biscaye,

Et qui pour le théâtre est un auteur divin.

295   Il vous mettra... Combien ?

LE POÈTE, bas.

  Treize pièces en main.

MONSIEUR DE FLORIDOR.

Treize pièces en main.

LE POÈTE.

Oui, qui malgré l'envie,

Vous donneront du bien pour toute votre vie.

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

Nous serions bien heureux.

LE POÈTE.

N'en doutez nullement,

Treize pièces de moi c'est de l'argent comptant,

300   Et de plus une femme assez considérable.

TOUS LES COMÉDIENS.

Treize pièces !

MONSIEUR DE FLORIDOR.

Vraiment, Monsieur est admirable !

LE POÈTE.

Quand par elles, Messieurs, nous nous enrichirons.

Tout à tout, vous et moi nous nous louangerons.

Moi de voir mes enfants avec éclat paraître ;

305   Et vous, vous me louerez de les avoir fait naître,

Quoi qu'à dire vrai, tous les auteurs fameux

N'ont pas besoin de vous, vous avez besoin d'eux.

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

Et qui fait, s'il vous plaît, éclater leurs ouvrages

Que ceux qui donnent l'âme à ces grands personnages ?

310   Que ne doivent-ils point aux excellents acteurs

Que l'on peut bien nommer d'aimables enchanteurs ?

Puisqu'ils charment l'esprit, enchantent les oreilles ?

Que dans leur bouche un rien passe pour des merveilles ?

Qu'un galimatias dit par ces grands acteurs ?

315   T[ire] tout le brouhaha de tous les spectateurs ?

Mais sitôt que l'on voit cette pièce imprimée

On rougit mille fois de l'avoir estimée.

Les endroits qu'au théâtre on avait admirés

Sitôt qu'on les peut lire ils sont comme enterrés,

320   L'auteur les méconnaît, et lui-même confesse

Qu'il voit tous ses enfants étouffés sous la presse.

Pourquoi les élever, et nous abaisser tous ?

Nous avons besoin d'eux, ils ont besoin de nous.

LE POÈTE.

Mais tous sont glorieux, le moindre, on l'idolâtre.

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

325   Mais leur gloire, Monsieur, ne vient que du théâtre.

Sans ce grand fief qui fait leur plus beau revenu

Le nom du plus fameux ne serait pas connu.

Et leurs pièces enfin qu'ils croient sans égales,

Iraient en manuscrit au beurrières des Halles,  [ 14 Beurrières : Fig. Livre, ouvrage bon pour la beurrière, livre, ouvrage qui ne se vend pas ; bon à envelopper du beurre. ]

330   Ainsi je mets, en fait que tous ces grands auteurs

Doivent et leur fortune, et leur gloire aux acteurs.

Et si l'on n'avait fait que des pièces en prose

Toute leur gloire enfin ne serait pas grand chose.

LE POÈTE.

Brisons là, vous peut-on lire une pièce ou deux ?

MONSIEUR DE FLORIDOR.

335   Non pas pour le présent.

LE POÈTE.

  Les titres sont heureux ;

Voyez-les.

TOUS LES COMÉDIENS.

Voyons-les.

LE POÈTE.

Je vais vous satisfaire,

Ils sont bons, car j'ai pris grande peine à les faire,

Douze cent mille vers que j'ai faits pour cela

M'ont beaucoup moins coûté que tous ces titres là :

340   Moi-même en les lisant je m'étouffe de rire.

SCENE IX.
Mademoiselle de Brécourt, Monsieur de Floridor, Monsieur de Hauteroche, Mademoiselle de Beauchasteau, Mademoiselle Poisson, Le Poète, Le Baron, Saint-Georges.

MADEMOISELLE DE BRÉCOURT.

Hé, commencez, Messieurs, que voulez-vous donc dise ?

Tous les passe-volants veulent s'en retourner,  [ 15 Passe-volant : Nom donné à de faux soldats que les officiers faisaient passer en revue pour tromper les inspecteurs et les commissaires, quand leurs compagnies n'étaient pas complètes, et dont ils s'appropriaient la solde. [L]]

Et c'est se moquer d'eux, cinq heures vont sonner.

MONSIEUR DE FLORIDOR.

Nous allons commencer.

LE POÈTE.

Souffrez que je m'explique.

345   N'allez-vous pas jouer une pièce Comique,

De ces petits auteurs ?

MONSIEUR DE FLORIDOR.

Oui, sur la fin, pourquoi ?

LE POÈTE.

Ne vaut-il pas mieux voir quelque chose de moi ?

Vos auditeurs et vous, serez-vous pas plus aises,

De voir ce que j'ai fait que de voir des fadaises ?

MONSIEUR DE FLORIDOR.

350   Oui-dà.

MADEMOISELLE DE BEAUCHASTEAU.

  Comment ce fou nous est-il donc venu ?

LE POÈTE.

Par mes pièces j'espère être bientôt connu.

MONSIEUR DE FLORIDOR.

Les jouant toute treize on pourra vous connaître.

LE POÈTE.

Par ces titres jugez ce qu'elles doivent être.

LA CRÉATION DU MONDE. Hem, ce titre est-il beau ?

355   Qu'en dites-vous, Messieurs ?

LE BARON.

  Il n'est pas fort nouveau,

Mais le sujet est grand.

LE POÈTE.

Très grand, car je le fonde ;

Plus de cent ans avant la Création du Monde ?

LE BARON.

Si rien est plus plaisant je veux être roué.

LE POÈTE.

L'autre pièce qui suit c'est L'ARCHE DE NOÉ.

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

360   Comme réglerez-vous cette pièce au théâtre,

J'y vois fort peu d'acteurs.

LE POÈTE.

Je veux qu'on m'idolâtre,

Et que chaque auditeur soit là comme enchanté

Et de l'invention et de la nouveauté.

Car sans l'invention la poésie est fort gueuse.

365   J'invente fort, et j'ai l'invention heureuse f

Dedans ce que je fais j'en mets toujours un peu,

Parce qu'aux nouveautés on y court comme au feu.

Je prends donc pour acteurs de cette Comédie

Les animaux parlants, comme le geai, la pie,

370   Ceux qui parlent le mieux, enfin les perroquets

Joueront les rôles doux avec les sansonnets.

Et comme j'ai besoin d'un acteur d'importance

J'obligerai le singe à parler, que je pense.

Le rossignol, le merle, et la linotte aussi

375   Y feront ce que font les violons ici.

LE BARON.

On ne verra jamais sortir d'une cervelle

Invention qui soit plus rare, et plus nouvelle.

LE POÈTE.

Mais voici la mignonne, et quand on la jouera

Vous serez bien surpris du monde qu'on aura.

380   Dès midi vous verrez toutes vos loges prises,

Et sur ces poutres là des Ducs et des Marquises.

Oui, Messieurs, tenez-moi pour le plus fou des fous

Si durant tout un an on ne crève chez vous;

Ainsi on s'y tuera, vous verrez mettre en terre

385   Des dix hommes par jour étouffés au parterre.

MONSIEUR DE FLORIDOR.

Ah, Messieurs ! Évitons cet accident mortel,

Achetons vingt maisons pour croître notre hôtel.

LE POÈTE.

Il faut en venir là pour jouer cette pièce.

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

Quel titre a celle-là ? Monsieur ?

LE POÈTE.

390   LA SEIGNEURESSE, OU DAME DE BISCAYE. Ah ! Seigneuresse est beau,

Parce que Seigneuresse est un mot fort nouveau ;

Et joint qu'heureusement ce mot de Seigneuresse

Rime fort bien à ceux, de Princesse, d'Altesse.

C'est la première aussi que je veux faire voir

395   S'il vous plaît, aussitôt, qu'on la pourra savoir,

Je vais présentement en faire une lecture,

ce sera pour vous comme une tablature.

J'y marquerai les tons, et les mutations,

Les grimaces surtout avec les actions :

400   Quand je ne dirai mot observez mon visage,

Vous me verrez passer de l'amour à la rage,

Puis d'un art merveilleux, d'un surprenant retour

Je saurai repasser de la rage à l'amour.

Bref, je vais vous montrer comme il faut satisfaire,

405   Et ce qu'un grand acteur est obligé de faire,

Ne perdez pas de moi le moindre mouvement,

Car le moindre mérite un applaudissement.

MADEMOISELLE DE BRÉCOURT.

Voulez-vous un fauteuil ? Vous jouerez à votre aise.

LE POÈTE.

L'action n'est jamais belle dans une chaise.

410   Je m'en vais commencer, vous verrez ce que c'est,

Comédie... Hé, Messieurs, silence, s'il vous plaît.

Comédie...

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

On sait bien que c'est la Seigneuresse.

LE POÈTE.

Oui-dà : mais comme il faut pour jouer cette pièce[.]

LE POÈTE.

Treize vaisseaux de guerre, et bien équipés tous...

MONSIEUR DE FLORIDOR.

415   Treize vaisseaux de guerre ! Où les prendrions nous ?

LE POÈTE.

Que le Roi vous en prête, ou bien faites-en faire.

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

Mais il faut de l'argent.

LE POÈTE.

C'est une belle affaire.

N'en avez-vous pas ?

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

Oui, mais il en faut ailleurs[.]

LE POÈTE.

Il n'est point de profit sans dépense, Messieurs,

420   Puis c'est pour s'enrichir semer des bagatelles,

Après pour le ballet il faudra vingt pucelles,

De seize à dix-sept ans.

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

Il faut vous avouer

Que votre pièce est bien difficile à jouer.

Encor pour les vaisseaux passe, mais vingt pucelles,

425   Où les trouverait-on à présent ? Où sont-elles ?

MONSIEUR DE FLORIDOR.

Il en faudra chercher, mais c'est un grand tracas.

LE BARON.

Mais c'est peine perdue, on n'en trouvera pas.

LE POÈTE.

Si pour vous enrichir vous trouvez tant d'obstacles,

Faites-vous des auteurs qui fassent des miracles,

430   Je suis un plaisant fou de vous vouloir du bien.

Et que vous ne vouliez avoir souci de rien !

C'est bien être aveugles. Vous avez bien envie.

D'être esclaves et gueux pour toute votre vie,

Demeurez-y, Messieurs, je vous donne ma foi,

435   Que vous n'auriez jamais une pièce de moi,

Car fut-elle divine, encore j'appréhende

Que l'on s'y pût sauver votre troupe est trop grande ;

Mais si vous la pouviez réduire à deux ou trois

Joas nous enrichirions avant qu'il fut six mois.

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

440   À ce compte, on ferait cinq troupes de la nôtre ?

LE POÈTE.

Cinq ? J'en ferais bien huit fort belles, de la vôtre.

MONSIEUR DE FLORIDOR.

Et s'il faut six acteurs sur la scène, comment...

LE POÈTE.

Lors il faut habiller des fagots proprement.

MADEMOISELLE POISSON.

Quoi ! Des fagots acteurs ?

LE POÈTE.

Et des acteurs utiles,

445   Car comme les fagots sont communs dans les villes,

S'il fait grand froid, s'il gèle, ont-ils joué leur jeu,

Pour vous chauffer d'abord, c'est, un acteur au feu.

Les Troupes de campagne ont cela d'ordinaire,

Sans des acteurs fagots que pourraient-elles faire ?

450   Joint qu'un fagot bien mis aux yeux du spectateur

Plaît et touche bien plus qu'un médiocre acteur.

MADEMOISELLE DE BRÉCOURT.

Deux acteurs joueraient donc toute une comédie

Avecques des fagots ?

LE POÈTE.

Oui-dà.

MADEMOISELLE POISSON.

Quelle folie !

LE POÈTE.

Oui nous vous en allons faire voir le succès,

455   Car j'ai fait apporter des habits tout exprès,

Pour vous représenter une petite pièce

En trois actes fort courts : vous verrez notre adresse :

Je me donne les [soirs] ce divertissement:

C'est où mon apprentif joue admirablement.

460   Je suis armé do tout, j'ai prévu vos obstacles,

Je sais que pour vous plaire il vous faut des miracles,

Vous en allez voir un, ma pièce a douze acteurs,

Deux la joueront, et vont charmer leurs auditeurs.

MADEMOISELLE POISSON.

Il faut donc habiller dix fagots ? Quelle peine !

LE POÈTE.

465   Pas un acteur fagot ne sera sur la scène,

Deux acteurs effectifs par mon invention

La vont représenter dans sa perfection ;

Et ce qui fait encor que le plaisir augmente

C'est que Bidache y danse une entrée étonnante.

470   Il se fait admirer, enfin jamais valet

N'eut plus d'esprit que lui pour danser en ballet ;

Mais la pièce, surtout, est fort ingénieuse,

MONSIEUR DE FLORIDOR.

Comment la nommez-vous .

LE POÈTE.

La Mégère amoureuse,

Ou le Blondin glacé prés de la Vieille en feu.

475   Messieurs jouez un air qui divertisse un peu

Attendant qu'on m'habille.

MADEMOISELLE POISSON.

Ah, quelle maladie.

MONSIEUR DE FLORIDOR.

Ma foi, laissons-lui seul jouer sa comédie.

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

Ah ! Point, il la faut voir.

MADEMOISELLE DE BRÉCOURT.

Vraiment, il le faut bien.

MONSIEUR DE FLORIDOR.

Je suis fort assuré qu'elle ne vaudra rien,

480   Et qu'on la trouvera ridicule, je meure.

MADEMOISELLE POISSON.

Qu'elle le soit, tant mieux, elle en sera meilleure.

MADEMOISELLE DE BRÉCOURT.

Ils ne viendront d'une heure, ils les faudrait presser.

SAINT-GEORGES, aux violons.

Les voilà prêts. Jouez, ils s'en vont commencer.

LA MÉGÈRE AMOUREUSE.
Comédie.

Le Poète est un Marquis, Godenesche vêtu en Scapin d'un côté , et de l'autre en Agathe. Il se tourne à mesure qu'il passe d'un personnage à l'autre, et présente aux spectateurs, tantôt le visage de Scapin, tantôt celui d'Agathe.

SCAPIN.

Oui, les vieilles se remarient ;

485   Que toutes les jeunes en rient,

Madame Agathe en rit aussi.

Vous la verrez bientôt ici,

Elle vient sur mes pas vous dire

Et son dessein et son martyre,

490   Enfin, Monsieur, sans tant jaser

Elle vient pour vous épouser.

Étant gueux c'est votre avantage.

LE MARQUIS.

Ce serait un beau mariage !

SCAPIN.

Oui, fort beau, car vous n'avez rien,

495   Elle a vingt mille écus de bien,

Et vous en avez bien eu d'elle.

Quand elle était un peu plus belle.

LE MARQUIS.

Quoi ! L'avoir pour femme, Scapin !

SCAPIN.

Quoi, Monsieur, n'avoir pas du pain ?

LE MARQUIS.

500   Non, c'est en vain que l'on me prône.

SCAPIN.

Il faut donc demander l'aumône.

LE MARQUIS.

Vivre par un sort si fatal !

SCAPIN.

Mourir de faim à l'Hôpital !

LE MARQUIS.

Caresser un spectre effroyable !

SCAPIN.

505   Oui, Monsieur, caressez le diable ;

Faites-en le passionné,

Souffrissiez-vous comme un damné.

LE MARQUIS.

Voudrais-tu de cette mégère,

Toi ?

SCAPIN.

Moi ? J'épouserais sa mère,

510   Car pour l'argent en ce temps-ci

Les plus huppés... Mais la voici,

SCAPIN se retourne et paraît sous le visage d'Agathe.

Monsieur, je suis votre servante.

LE MARQUIS.

Votre visite est surprenante.

AGATHE.

Est-ce qu'elle ne vous plaît pas ?

LE MARQUIS.

515   Je suis surpris de vos appas,

Et rien ne leur est comparable.

AGATHE, se tourne en Scapin.

Votre début est admirable !

Vous la charmez.

AGATHE.

En vérité,

Monsieur, si mon peu de beauté

520   Rappelle votre amour passée

Mon affaire est bien avancée,

Et notre hymen dans peu de jours.

Légitimera nos amours.

SCAPIN.

Répondez lui donc quelque chose[.]

AGATHE.

525   Il ne dit mot Scapin.

SCAPIN.

  11 n'ose.

Monsieur, êtes-vous enragé ?

AGATHE.

Comme mon coeur n'est point changé,

Je ne fais point la façonnière,

Nous avons vécu de manière

530   À vous parler ouvertement,

Souhaitez-vous pas ardemment

Que bientôt notre hymen s'achève ?

LE MARQUIS.

Non, ma foi.

SCAPIN.

La peste vous crève.

AGATHE.

Qu'a-t-il, Scapin. Qu'il est contrit !

SCAPIN.

535   Madame il a perdu l'esprit.

LE MARQUIS.

Le mariage est une affaire

Entre nous fort peu nécessaire ;

Et c'est comme s'il était fait

Chacun de nous est satisfait.

AGATHE.

540   Oui bien vous, mais moi, le puis-je être ?

Si quelque chose va paraître

Étant veuve, par quel moyen...

LE MARQUIS.

Madame, il ne paraîtra rien.

AGATHE.

Mais cela vient sans qu'on y pense.

LE MARQUIS.

545   Quitte pour quelque mois d'absence,

Mais, Madame, depuis vingt ans

Que vous ne faites plus d'enfants...

AGATHE.

Je ne vous dis pas le contraire.

SCAPIN.

Mais, Monsieur, Madame en peut faire.

AGATHE.

550   Non, non, il ne faut qu'un malheur.

Pour perdre une femme d'honneur.

SCAPIN.

Quand un mari, vit, encor passe.

AGATHE.

Mais enfin, Monsieur, je me lasse,

De vous voir si peu de chaleur,

555   Pour mettre à couvert mon honneur.

LE MARQUIS.

Laissons là votre honneur, Madame,

Qui le connaît ?

AGATHE.

Comment infâme !

Qui le connaît ? Pour notre amour

Je n'ai dormi ni nuit ni jour,

560   Et feu mon pauvre mari même

Blâmait sa jalousie extrême

Par mon adresse, et par mon soin.

SCAPIN.

Elle a raison, j'en fuis témoin,

Pour paraître prudente et sage

565   Madame a tout mis en usage.

AGATHE.

Hélas ! Oui. Fausse porte, trous,

Échelle de corde, verrous,

Enfin j'ai su par ma prudence

Faire taire la médisance.

570   Puisque je n'adore que toi,

Que j'ai du bien, épouse-moi.

LE MARQUIS.

Cela ne se peut pas, Madame.

AGATHE.

Ingrat.

SCAPIN.

Parjure.

AGATHE.

Tigre.

SCAPIN.

Infâme.

AGATHE, enfleurant.

Ton coeur est le coeur d'un vautour,

575   Te t'ai donné tout mon amour.

SCAPIN.

Bon, morbleu ! Faites la pleureuse.

AGATHE.

Hélas ! Que je suis malheureuse !

SCAPIN.

Voilà le moyen de l'avoir.

AGATHE.

Veux-tu me mettre au désespoir !

580   Tu m'épouseras, exécrable.

LE MARQUIS.

Madame je me donne au Diable

Si je vous épouse jamais.

AGATHE.

Il fuit : que faire déformais,

Scapin ?

SCAPIN.

J'y rêve. Comment faire ?

585   Plaignez-vous à Monsieur son père.

Vous avez du bien, des appas.

AGATHE.

Mais si l'ingrat ne m'aime pas,

Et que l'on l'oblige à me prendre,

Que ferai-je?

SCAPIN.

Faites-le pendre.

LE MARQUIS lui donnant un soufflet.

590   Tenez, Conseiller de malheur.

SCAPIN.

Pourquoi donc ce soufflet, Monsieur ?

LE MARQUIS.

Quel conseil donnez-vous là, drôle ?

SCAPIN.

Ce soufflet n'est pas de mon rôle ;

Pourquoi...

LE MARQUIS.

J'en ai deux dans le mien,

595   Mais tous les deux sont pour toi, tiens.

AGATHE.

Scapin se tourne prestement et Agathe reçoit le soufflet.

Juste Ciel ! Quelle effronterie !

LE MARQUIS.

Madame excusez, je vous prie,

Je voulais frapper mon valet.

AGATHE.

À moi ? Me donner un soufflet ?

600   Ah traître ! De cette insolence

Ton père fera la vengeance,

Ce coup te sera cher vendu.

SCAPIN.

Souffleteur, vous serez pendu,

Ayez un peu de patience.

LE POÈTE.

605   Voilà le premier Acte.

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

Il est court.

LE POÈTE.

  Oui : qu'on danse.

Aux violons.

Jouez donc l'air qu'il faut, Bidache dansera.

UN VIOLON.

Lequel est-ce, Monsieur ?

LE POÈTE.

Celui qui vous plaira,

Fin du premier acte.

L'on danse une Entrée de la Femme Double, et après qu'elle a dansé, le second acte commence.

ACTE II.

Scapin habillé d'un côté en vieillard, et de l'autre en servante. Le poète en Marquis.

LE VIEILLARD.

Un soufflet à Madame, Agathe !

LA SERVANTE.

Ah ! Je t'aurais fait cul-de-jatte,

610   Fripon, Marquis du port au soin,

Tu ne le porteras pas loin.

LE VIEILLARD.

Mon fils, par quel trait de jeunesse...

LA SERVANTE.

Coquin, souffleter ma Maîtresse !

Partout ou je te trouverai,

615   Merci-Dieu je t'étranglerai.

LE POÈTE.

Ah ! Morbleu, qu'il fait bien !

MONSIEUR DE FLORIDOR.

Ah ! Qu'il a de folie !

Bernons-la.

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

Hé, laissons-lui finir sa comédie,

Puis nous le bernerons.

LE BARON.

Je donne mon écu,

Qu'on lui fasse attacher trente pétards au cul.

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

620   Hé ma foi ! voyons-lui finir son second acte.

LE POÈTE.

Non, non, il est fini, Monsieur, je le rétracte ;

Et je m'en vais... J'entends de si sottes raisons...

MONSIEUR DE FLORIDOR.

C'est fort bien fait, allez aux petites-maisons,

C'est là que tous les fous vont se faire connaître.

LE POÈTE.

625   S'il est ainsi, Monsieur, vous y devriez être,

Toujours les grands auteurs sortent mal d'avec vous.

MONSIEUR DE FLORIDOR.

Qu'on le fasse porter à l'Hôpital des Fous.

GODENESCHE, à genoux ôtant sa barbe.

Messieurs....

LE BARON.

Tu n'iras pas ; viens me servir, sois sage.

GODENESCHE.

Mais j'ai trois ans encor de mon apprentissage.

LE BARON.

630   Mais si tu n'es à moi, l'on t'assomme là-bas.

GODENESCHE.

Mais je fuis obligé six ans, je ne puis pas.

Si je vous sers, Monsieur, le moyen d'être maître ?

Sans achever mon temps je ne puis jamais l'être.

LE BARON.

Je te mène au pays, viens je suis généreux,

635   Fais des vers à ma gloire, et tu seras heureux.

GODENESCHE.

Monsieur, puis-je bien être en allant en Gascogne

Maître-juré poète à l'Hôtel de Bourgogne.

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

Non étant sans ton maître ?

GODENESCHE.

Ah ! Que quelqu'un de vous

Me fasse donc conduire à l'Hôpital des Fous.

MONSIEUR DE HAUTEROCHE.

640   Viens.

MONSIEUR DE FLORIDOR.

  Messieurs, excusez car ce poète est la cause

Qu'on ne peut d'aujourd'hui vous donner autre chose.

 



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Notes

[1] Placard : Écrit ou imprimé affiché dans les places et les rues pour donner un avis au public. [L]

[2] Anachorète : Homme qui vit loin du monde. [L]

[3] Turlupin : Henri Legrand (1587-1637), comédien qui joua d'abord sur le Pont-Neuf puis à l'Hôtel de Bourgogne.

[4] Mademoiselle des Oeillets (1620-1670); né Alix Faviot comédienne du Théâtre du Marais de 1649 à 1662 puis à l'Hôtel de Bourgogne jusqu'en 1670.

[5] Carême-prenant : Le jour du mardi qui précède le carême et quelquefois tout le temps du carnaval depuis les rois. (...) On appelle aussi des Carêmes-prenants, des gens du peuple qui se masquent de façon ridicules, et qui courent les rues. [F]

[6] Stance : Nombre déterminé de vers qui forment un sens complet, et qui sont assujettis, pour le genre de vers et pour la rime, à un certain ordre qui se répète dans toute la pièce. Stance de quatre vers, de cinq vers, de six vers, de huit vers. [L]

[7] Goberger : Prendre ses aises. Il se gobergeait dans un bon fauteuil. Se moquer. [L]

[8] Salmigondi : Fig. et familièrement, se dit de choses qui n'ont ni liaison ni suite, de personnes réunies au hasard. [L]

[9] Sauce-Robert, sauce où les oignons dominent ; ils sont revenus jusqu'à la couleur blonde, ensuite on y ajoute du bouillon, du jus et de la moutarde au moment de servir. [L]

[10] Congru : Qui est conçu ou qui s'exprime en termes exacts et précis.[L]

[11] Bénéficier : Celui qui a un bénéfice ecclésiastique. [L]

[12] Yrache : petite bourg dans la commune de Seignosse dans les Landes.

[13] Boileau écrivit en 1666 : "J'ai vu Agésilas, Hélas ! "

[14] Beurrières : Fig. Livre, ouvrage bon pour la beurrière, livre, ouvrage qui ne se vend pas ; bon à envelopper du beurre.

[15] Passe-volant : Nom donné à de faux soldats que les officiers faisaient passer en revue pour tromper les inspecteurs et les commissaires, quand leurs compagnies n'étaient pas complètes, et dont ils s'appropriaient la solde. [L]

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