MOLIÈRE ET MONTESPAN

COMÉDIE EN UN ACTE, EN VERS

Représentée pour la première fois au théâtre-français, le 15 janvier 1879 et reprise sur le même théâtre le 15 janvier 1880.

Extrait du Bulletin de l'Académie du Var.

1882.

TOULON. IMPRIMERIE RÉGIS PHARISIER et Cie, 49 rue Nationale, 49


publié par Paul FIEVRE, décembre 2014, revu juin 2017

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:19.


PERSONNAGES ACTEURS

MOLIÈRE, âge alors de quarante-six ans (1668). MM. PAUL RAMEAU.

LE MARQUIS DE MONTESPAN, même âge à peu près. LELOIR.

CHAPELLE, joyeux viveur, poète à ses heures, (quarante-deux ans environ) BARRAL.

DE BRIE, actrice jouant les ingénues.... Mlle MARY GILLET.

LAFORÊT, gouvernante chez Molière....... Mlle MARIE BLANC.

La scène est à Paris, chez Molière, en 1668, le soir de la première représentation d'AMPHITRYON.


SCÈNE I.
Laforêt, Molière.

Le théâtre représente une salle à manger chez Molière. Une porte dans le fond ; une à droite et une à gauche.

LAFORÈT, en train de mettre la table, à Molière qui entre par la gauche.

Ah ! vous voilà, Monsieur ?

MOLIÈRE, très fatigué.

Me voilà !

LAFORÊT, regardant son maître en face.

Du souci ?...

MOLIÈRE.

Toujours.

LAFORÊT.

Amphitryon n'a donc pas réussi ?

MOLIÈRE.

Au contraire : il a fort désopilé les rates.

S'asseyant.

Mais ce Mercure m'a rompu les omoplates.

LAFORÊT, vivement.

5   Jusques à quand, Monsieur, voulez-vous les jouer

Ces rôles où de coups vous vous faites rouer,

Sganarelle et Géronte, et Sosie, et vingt autres ?...

Les rôles les plus doux devraient être les vôtres ;

Vous toussez, il vous prend des hoquets en parlant,

10   Vous revenez lassé, de sueur ruisselant ;

Vous vous tuez enfin !

MOLIÈRE, souriant.

Là ! Ne sois pas si prompte...

LAFORÊT, de même.

Et puis, fatigue à part, j'aurais un peu de honte,

S'il me fallait jouer les sots et les poltrons

Et prêter, chaque soir, l'échiné à tant d'affronts.

MOLIÈRE, de même.

15   Ah çà ! décidément, Boileau t'a fait visite,

Laforêt ?

LAFORÊT.

Non, Monsieur, mais tout cela m'excite...

Molière, tousse.

Tenez ! voilà la toux !

MOLIÈRE.

Fais-moi chauffer du lait.

LAFORÊT, insistant.

Un verre de bon vin, une aile de poulet...

MOLIÈRE, amèrement après un silence.

Non, je ne soupe point !... Mais ma femme soupe, elle,

20   N'est-ce pas ?

LAFORÊT, embarrassée.

Je ne sais.

Laforêt sort par le fond.

MOLIÈRE, de même.

  Avec Lauzun, Chapelle,

Guiche, Guérin... peut-être avec l'ingrat Baron,

Mon élève, mon fils !...

Se levant.

Ah ! Le voilà l'affront !...

L'affront toujours vivant, qui me fait saigner l'âme !

Après un silence.

Oh ! Si j'étais aimé seulement de ma femme !

25   Si, le soir, en rentrant, je la trouvais ici,

Prête à noyer dans un sourire mon souci,

Et, pour me faire accueil quand je parais morose,

Offrant âmes baisers un joli bambin rose !...

Si je pouvais, en les prenant sur mes genoux,

30   Dire : « Assez pour autrui : vivons un peu pour nous ! »

Comme je braverais les cris et la colère

Des faquins emplumés à qui j'ai su déplaire,

Des pédants, des fâcheux que mon vers fustigea

Et des bigots qui m'ont cent fois damné déjà !...

35   Mais, rien ! Le foyer froid et la maison déserte !

LAFORÊT, qui est rentrée depuis un moment.

Eh bien ! Et moi, Monsieur ?

MOLIÈRE, à Laforêt.

Pardon !

LAFORÊT.

Je sais bien, certes,

Que la vieille servante est loin de remplacer

Un beau jeune tendron...

MOLIÈRE, ému.

Laisse-moi t'embrasser,

Laforêt ! Car toi seule encor...

SCÈNE II.
Les Précédents, Mademoiselle de Brie.

DE BRIE, entrant vivement par le fond.

Autre blasphème !

MOLIÈRE, ébahi.

40   De Brie ?...

DE BRIE.

  Oui, puisqu'il faut vous prouver qu'on vous aime !

MOLIÈRE, ému.

Ah ! Merci, chère enfant !

Aux deux femmes.

C'était donc un complot ?

Soupons alors !

Il s'assied à table. Laforêt et de Brie vont et viennent par la porte du fond, et apportent une collation.

Six mois je n'ai bu que de l'eau

Et du lait ; c'est malsain : au diable les tisanes

Et les docteurs !

DE BRIE.

Fort bien, ce sont des sots !

LAFORÊT.

Des ânes !

MOLIÈRE, à Laforêt.

45   Tu vas loin !

LAFORÊT.

  Voilà pas qu'il fait le renchéri ?

MOLIÈRE.

Des médecins pourtant je n'ai pas beaucoup ri.

DE BRIE.

Oh ! non, mais ça viendra !

MOLIÈRE.

Dam ! si je suis malade !

Je raille Alceste quand je me sens trop maussade,

Arnolphe quand ma femme a fui de la maison,

50   Et Dandin quand je suis... trompé comme un oison !

LAFORÊT.

Quoi ! Vous y revenez ?

DE BRIE, d'un ton câlin.

Dites-nous donc, cher maître,

Dans quels moments bénis de joie et de bien-être,

D'Éliante et d'Agnès vous faites les portraits ?

LAFORÊT.

En quel temps avez-vous étudié de près,

55   Pour les camper si bien, les deux poings sur les hanches,

Ces sages en jupons trop courts et coiffes blanches

Qui s'appellent Dorine et Nicole ?

MOLIÈRE, à Laforêt.

Ma foi,

Celles-ci sont un peu tes parentes à toi.

Regardant en souriant de Brie.

Les autres...

DE BRIE, lui fermant la bouche.

Taisez-vous !

MOLIÈRE, reprenant son ton amer.

Et quant à Célimène,

60   Son véritable nom...

LAFORÊT, à de Brie.

  Hélas ! tout l'y ramène.

MOLIÈRE, tristement et comme s'il était seul.

L'ingrate !... et pour des sots !... Un Guérin d'Estriché,  [ 1 Guérin d'Estriché, Isaac-François [1636-1728] : Comédien du théâtre du Marais, puis de l'Hôtel Guénégaud. Il épouse Armande Béjart en 1677.]

Un Baron, de succès galants tout entiché,

Un Lauzun, courtisan bouffi d'effronterie...

LAFORÊT, haussant les épaules.

À quoi bon parcourir toute la galerie ?

MOLIÈRE, faisant effort pour s'égayer.

65   Laforêt a raison ! Quel pauvre homme je suis !

Allons, versez à boire, et noyons les ennuis.

Il nous faudrait Chapelle.

LAFORÊT.

Un libertin damnable !

DE BRIE.

Est-ce donc se damner que d'un peu rire à table ?

LAFORÊT.

La Fontaine et Boileau...

MOLIÈRE.

Pour le bonhomme, encor

70   Passe, il est assez gai, mais l'autre vous endort.

À propos, nous allons faire encore un esclandre :

Le roi veut voir Tartuffe à son retour de Flandre ;

Nous allons répéter demain.

DE BRIE.

Et j'y jouerai...?

MOLIÈRE.

Marianne, parbleu !...

DE BRIE, ingénument.

Que je vous aimerai !

75   Car vous ferez Valère, et mon coeur en raffole.

Sera-ce assez gentil !

MOLIÈRE.

Ah ! Chère tête folle !

Les rôles de barbon sont à présent mon fait,  [ 2 Barbon : Vieillard, avec une idée de dénigrement. [L]]

Et je vais, dans Tartufe, être un Orgon parfait.

DE BRIE, faisant la moue.

Orgon ?... pouah !

MOLIÈRE, amer.

Vous verrez si j'y suis supportable,

80   Et comme, en me cachant prestement sous la table,

Ma femme....

On entend des coups à la porte d'en bas.

Vivement.

On a frappé !

À Laforêt.

Va voir si ce n'est point

Armande.

LAFORÊT, à part.

Ô grand naïf !

Elle sort à gauche.

DE BRIE, à Molière.

À la lourdeur du poing,

Je crains bien d'un fâcheux la visite incongrue.

MOLIÈRE, se levant.

Tu crois ?... Tâchez alors de le mettre à la rue.

85   Je n'y suis pas.

DE BRIE, montrant la table.

  Monsieur, pour répéter Orgon,  [ 3 Orgon dans Le Tartuffe se cache sous une table pour écouter Tartuffe parler à sa femme.]

Si vous vous cachiez là ?...

On entend une grosse voix dans l'escalier.

MOLIÈRE, écoutant.

C'est un accent gascon !

À de Brie, montrant la porte de droite.

Sauvons-nous... Je serai derrière cette porte,

Et pourrais au besoin...

Il sort par la droite.

SCÈNE III.
MONTESPAN, LAFORÊT, DE BRIE.

LAFORÊT, à Montespan.

Pour venir de la sorte,

À dix heures, troubler d'honnêtes gens chez eux,

90   Quels motifs avez-vous?

MONTESPAN, à deux hommes armés d'un bâton et que l'on entrevoit par la porte ouverte.

  Placez-vous là tous deux.

Il place les deux hommes dans l'escalier.

À Laforêt avec violence.

Quels motifs ? Je t'ai dit que c'est à ses épaules

Que ces gens les diront avec leurs grandes gaules !

Fais-moi venir ici ce bouffon éhonté !

DE BRIE, effarée.

Mon Dieu !

LAFORÊT, voulant courir vers le fond.

Je vais crier !

MONTESPAN.

Criez en liberté :

95   Le guet ne viendra point, et j'ai posté dix hommes

À quatre pas d'ici.

DE BRIE, avec indignation.

Mais, Monsieur, nous ne sommes

Que deux femmes céans...

MONTESPAN, ironique.

Les hommes sont cachés ?

Allant à la porte du fond et frappant du poing.

Appelant.

Hé ! Molière !

Molière entre par la droite et s'avance gravement et avec beaucoup de dignité vers Montespan qui recule un peu surpris.

SCÈNE IV.
Les précédents, Molière.

MOLIÈRE, à Montespan, froidement et poliment.

Monsieur, c'est moi que vous cherchez ?

MONTESPAN, violemment.

Je cherche l'insolent qui, devant le parterre,

100   Vient de glorifier trois heures l'adultère ;

Le rimeur immoral, doublé d'un histrion,

Qui livre à Jupiter l'honneur d'Amphitryon.

- Je veux le bâtonner, et c'est ce qui m'amène.

DE BRIE, à part.

Bon ! un Amphitryon dont on a pris l'Alcmène !

MOLIÈRE, tranquillement.

105   Je suis Molière.

MONTESPAN, surpris.

Vous ?

MOLIÈRE.

  Moi... Mais quant au bâton,

Je le subis en scène, et point dans ma maison.

Allant à la porte de gauche et s'adressant aux deux hommes.

Sortez, drôles !

Il ferme la porte au verrou.

MONTESPAN, furieux.

Monsieur, sachez que l'on me nomme

Marquis de Montespan...

MOLIÈRE.

Vous êtes gentilhomme,

Et je ne le suis point ; mais si vous consentez

110   À laisser un moment vos noms et qualités,

Je vous demanderai pourquoi tous ces outrages.

MONTESPAN, de même.

Des outrages ?... c'est vous, Monsieur, dont les ouvrages

Insultent chaque soir, avec impunité,

La noblesse, l'honneur, la foi, la chasteté;

115   Vous, qui n'avez jamais plus vives épigrammes

Que contre les maris dont on séduit les femmes !

MOLIÈRE, à part.

Décidément, le bât le blesse en cet endroit.

MONTESPAN.

Ma femme est à présent la maîtresse du roi.

MOLIÈRE, vivement.

Monsieur ?...

À Laforêt et de Brie.

Sortez.

Les deux femmes sortent par le fond.

SCÈNE V.
Molière et Montespan.

MONTESPAN, haussant les épaules.

Ah ! bah ! Personne ne l'ignore

120   Que cette Mortemart, hélas ! Nous déshonore.

MOLIÈRE.

Je l'ignorais, Monsieur, et ces dames aussi ;

Quelle rage vous prend de vous trahir ainsi ?

MONTESPAN, ironique.

Il vaudrait mieux, je sais, être un mari commode

Et poli, taisant tout, comme c'en est la mode,

125   Sachant céder sa place, et, derrière le dos,

Tendant sa main où son rival met des cadeaux...

Mais je ne hais rien tant qu'un mari philosophe,

Et tout Paris va voir de quel bois je me chauffe !

MOLIÈRE.

Vous allez donc crier partout à haute voix ?...

MONTESPAN.

130   Oui, Monsieur, devant tous, même devant Louvois

(Que ma femme, toujours prévenante et gentille.

Charge de me loger, dit-on, à la Bastille).

Même devant le Roi !...

MOLIÈRE, vivement.

Marquis, vous vous perdrez.

MONTESPAN, ironique.

Oh ! Si de vos conseils, Monsieur, vous m'honorez !...

MOLIÈRE, à part.

135   Peste soit du bourru !

MONTESPAN.

  Je viens des Pyrénées...

MOLIÈRE, à part.

On le voit bien : un ours !

MONTESPAN.

J'ai passé quatre années

Dans un isolement complet, et, chaque jour,

J'envoyais à ma femme un message d'amour,

Suppliant, attendant le retour de l'ingrate...

140   Sandis ! Ma patience est à bout, et j'éclate !

Et j'irai, dès demain, j'en fais ici serment,

Reprendre Athénaïs à son royal amant...  [ 4 Françoise Athénaïs de Rochechouart de Mortemart, puis Marquise Athénaïs de Montespan (1640-1707), fut la maîtresse de Louis XIV entre 1670 et 1678 et quitta le Cour de Versailles pour Paris en 1691.]

MOLIÈRE.

Mais je ne suis pour rien, je crois, en cette affaire.

MONTESPAN.

Vous, Monsieur! Vous avez loué cet adultère !

145   Vous êtes un de ces courtisans sans pudeur

Qui des vices du roi lui font une grandeur,

Qui chantent sa faiblesse à l'égal de sa gloire,

Et lui comptent un crime au poids d'une victoire !

MOLIÈRE, souriant.

En un mot comme en cent, ma pièce vous déplaît ?

MONTESPAN.

150   Amphitryon, Monsieur, est l'oeuvre d'un valet

Qui déprave son maître en approuvant ses fautes..

Le théâtre a, je crois, des missions plus hautes.

MOLIÈRE.

Et vous avez, Marquis, quelques prétentions

À m'enseigner ici ces hautes missions ?

155   C'est plaisant !... J'ai déjà fait quinze comédies,

Par la ville et la cour chaudement applaudies,

Où l'on trouve, il paraît, assez de vérité,

Et qui peut-être iront à la postérité...

Et, parce que le roi les soutient et les aime,

160   Mes ouvrages sont tous dignes de l'anathème ?

MONTESPAN.

Eh ! s'il les aime, c'est que vous l'y flagornez,

Et lui brûlez partout de l'encens sous le nez.

Je comprends qu'il ait ri tout à l'heure et pour cause !...

Votre pièce finit par son apothéose !...

MOLIÈRE, ironique.

165   Mais Plaute, qui traita ce sujet avant moi,

Pensez-vous qu'il voulût aussi flatter le roi ?

MONTESPAN.

Morbleu ! L'on sait fort bien que messieurs les poètes,

Ont toujours pour louer des fables toutes prêtes,

Sur lesquelles ils vont rebrodant à nouveau,

170   Les fades compliments dont est plein leur cerveau ;

Vous n'eussiez pas choisi cette pièce romaine,

Si le roi - Jupiter - n'eût pris ma femme - Alcmène...

MOLIÈRE.

Savez-vous bien, Marquis, que vous extravaguez,

Et que les noms affreux que vous me prodiguez,

175   Bien que je sois au fond un auteur philosophe,

Pourraient bien me pousser à vous trouer l'étoffe ?

MONTESPAN, orgueilleusement.

Qu'est ce à dire ? un duel ? de vous à moi ?

MOLIÈRE, simplement.

Pardon ;

Vous m'avez menacé de vos coups de bâton,

Parce que vous avez des argousins à gage...

180   Je suis plus modéré, je crois, en mon langage,

Puisque, pouvant au roi raconter vos affronts,

Je dis : « Si vous voulez, Marquis, nous nous battrons. »

Silence.

MONTESPAN, s'apaisant tout à coup.

Je le veux bien !... Au fait, ce doit être bizarre :

Un duel de marquis à rimeur, et fort rare !

185   Or, j'ai juré de faire un scandale d'enfer :

C'est entendu, Monsieur, nous croiserons le fer,

Mais quand ?

MOLIÈRE.

Ce soir.

MONTESPAN.

Où donc ?

MOLIÈRE.

Ici même, sur l'heure !

J'ai deux lames, et vais vous offrir la meilleure.

MONTESPAN.

Eh ! Quoi ! pas de témoins pour juger du combat ?

MOLIÈRE.

190   Un duel, ce n'est pas une affaire d'État !

Et, de même qu'il faut enfouir dans son âme

Les affronts que l'on peut recevoir de sa femme...

MONTESPAN.

Le détour est adroit... mais je suis, là-dessus,

Intraitable, et je veux que les affronts reçus

195   Soient tous vengés ! Je veux qu'au fond d'un monastère

Ma femme aille expier son brillant adultère !

J'ai déjà pris le deuil, ainsi que pour sa mort ;

Mais comme le roi peut m'envoyer dans un fort

Pour me punir d'avoir osé vouloir ma femme,

200   Je veux, si mon pourpoint résiste à votre lame,

Aller demain encor, comme j'ai fait tantôt,

Me promener sous les fenêtres du château,

À Versailles Déjà mon bizarre équipage

Parmi les curieux a fait quelque tapage...

MOLIÈRE, étonné.

205   Quel équipage ?

MONTESPAN.

  Un noir carrosse surmonté

De cornes. Vous riez, Monsieur ?

MOLIÈRE, éclatant de rire.

En vérité,

Vous êtes inventif par delà toutes bornes,

Marquis ! Un noir carrosse agrémenté de cornes !...

Je ne me battrai plus avec vous à présent.

MONTESPAN, hautain.

210   Pourquoi, Monsieur ?

MOLIÈRE, riant.

  Pourquoi ? Vous êtes si plaisant,

Vous ferez tel fracas avec votre équipée,

Que j'aurais un regret mortel si mon épée

Privait le bon public d'un spectacle si gai.

MONTESPAN, vexé.

De votre ton railleur je suis très fatigué,

215   Monsieur !

MOLIÈRE.

  Excusez-moi, Marquis ! je suis malade,

Et j'ai le plus souvent le naturel maussade ;

Laissez-moi rire un peu, cela fait tant de bien !

Il rit aux éclats.

MONTESPAN, dépité et faisant mine de s'en aller.

Je suis fou de souffrir que ce comédien...

On frappe du dehors.

MOLIÈRE, arrêtant Montespan qui veut sortir.

Ne bougez pas, Marquis.

SCÈNE VI.
Les Précédents, Laforêt par moments, puis Chapelle et De Brie.

LAFORÊT, traversant la scène de droite à gauche.

On frappe encor.

Elle sort à gauche et on l'entend crier.

Qui vive ?

VOIX DE CHAPELLE dans l'escalier.

220   As-tu peur, Laforêt ?

MOLIÈRE, joyeux.

  Chapelle ! un gai convive,

Un bavard endiablé, marquis, que celui-là,

Et qui peut vous aider à faire de l'éclat !

Il a deux cents amis qui sauront la nouvelle

Au point du jour, et la répandront avec zèle...

MONTESPAN, vivement.

225   Je ne veux point, Monsieur, d'un pareil allié !

Et puis j'ai réfléchi... Que tout soit oublié.

Vous avez quelques droits à me railler peut-être ;

Chapelle n'en a point.

MOLIÈRE, montrant la table encore servie.

Alors, daignez vous mettre

À cette table, et boire en galant compagnon.

Montespan s'assied. - Appelant.

230   De Brie !

MONTESPAN.

  À votre ami, Monsieur, taisez mon nom.

DE BRIE, accourant par la droite.

Qu'est-ce ?

MOLIÈRE, à de Brie.

Chapelle est là, reprenez votre place.

DE BRIE, s'asseyant à table, à part, voyant entrer Chapelle.

Ah ! Nous sommes sauvés !

CHAPELLE, courant à Molière.

Chapelle est un peu pris de vin pendant la première moitié de la scène.

Viens çà que je t'embrasse

Pour le chef-d'oeuvre exquis que tu nous as donné !

Il embrasse Molière, Laforêt, et veut embrasser de Brie qui le

MONTESPAN, à part.

Encore un complaisant ? Je suis assassiné !

CHAPELLE, allant à Montespan et saluant.

235   Monsieur ?...

Montespan s'incline à peine et ne dit mot.

MOLIÈRE, à Chapelle.

  Assieds-toi là, près de ce gentilhomme,

Un de mes vieux amis de Gascogne... et qu'on nomme...

Seigneur du Mont-Perdu, marquis de Bois-Jaloux.

MONTESPAN, se cabrant, à part.

Mordieu ! L'impertinent !

CHAPELLE, à Montespan.

Marquis, je bois à vous !

À la vôtre, de Brie, adorable ingénue !

À Laforêt qui sert à table.

240   Tu ne bois pas un coup pour fêter ma venue ?

Grand critique en jupons, dont le simple bon sens

Vaut mieux que le savoir de quarante pédants !

Buvant, à Molière.

Ho ! Ton vin est meilleur qu'à la Croix-de-Lorraine.

C'est donc là, vieux sournois, ta source d'Hippocrène ?

245   Comme je comprends bien les petits vers exquis

De ton Amphitryon ! - À la vôtre, marquis !

Il boit.

Chantons-nous pas un peu, comme autrefois ? J'enrage

De voir qu'autour de moi le monde devient sage !

Il chante :

« Ô mes bons compagnons, jadis

250   Buveurs sans honte et sans reproche,

Quel hiver vous a refroidis ?

Vous ne buvez que l'eau de roche !

Las ! Et vous oubliez les nuits

Où les muids succédaient aux muids,

255   Où les verres pleins de cervoise !

Se vidaient si dévotement,

Où le vin, nectar écumant,

S'épandait en verve grivoise ! »

REFRAIN.

« De notre bande au cabaret

260   Ô l'éternelle beuverie!

Quels pots de vin, brun ou clairet 1

Blanc ou bleu notre confrérie

Vidait jadis au cabaret !

Dans mon vin qui rit, ô regret !

265   Je bois une larme attendrie ! »

2ème COUPLET.

« Racine est mort, mort est Boileau,

Puisque leurs pâlissantes trognes

Ne se mirent plus que dans l'eau,

Dans l'eau, ce poison des ivrognes,

270   Toi, Saint-Amand, ô buveur-roi,

Tu cuves dans un tombeau froid

Ton dernier vin. Rigide et calme,

Tu te rappelles maintenant

Ces tournois où pas un tenant

275   N'osait te disputer la palme !

De notre bande au cabaret... » etc.

MOLIÈRE.

Ta chanson n'est point gaie.

CHAPELLE.

Elle porte le deuil

De nos petits soupers à ta maison d'Auteuil.

MOLIÈRE, mélancolique.

Il est vrai. Le bon temps !... t'en souvient-il, de Brie ?

DE BRIE, émue.

280   S'il m'en souvient !

Moment de silence parmi les convives.

CHAPELLE, gaiement.

  Voyons ! Cette larme attendrie,

C'est pour la rime !... Diable ! Un Chapelle versant

Des larmes dans son vin ? Ce serait amusant !

- A la vôtre, Marquis !

Nouveau silence.

Et la pièce nouvelle,

Amphitryon, comment la trouvez-vous ? Fort belle,

285   N'est-ce pas ?

MONTESPAN, renfrogné, montrant Molière.

  J'en ai dit tantôt mon sentiment.

CHAPELLE, de même.

Admirez-vous surtout ce leste dénouement,

Et la moralité qui de l'oeuvre transpire ?

MONTESPAN, irrité.

Hum !

MOLIÈRE, bas à Montespan.

Vous vous trahirez !

CHAPELLE, déclamant.

« Faisons trêve aux discours,

290   Et que chacun chez soi doucement se retire :

Sur telles affaires toujours

Le meilleur est de ne rien dire. »

Vers par lesquels Sosie termine Amphitryon.

MONTESPAN, se contenant à peine, à part.

J'enrage !

MOLIÈRE, bas à Montespan.

Calmez-vous.

CHAPELLE.

Et Jupin s'enfuyant  [ 5 Jupin : autre nom de Jupiter.]

Vers l'Olympe, et laissant Amphitryon béant ?

MONTESPAN, éclatant et bousculant la table.

295   Corbleu ! Ce dénouement vous en parlez à l'aise !

Courtisans débauchés, je comprends qu'il vous plaise,

Car tout vous semble bien dès que le maître a ri !

Mais que si vous étiez le malheureux mari,

Tous trouveriez cela bien moins plaisant, en somme.

CHAPELLE, stupéfait, à part.

300   Ah ! diable ! j'ai marché sur les cors du bonhomme !

MONTESPAN, continuant.

Si vous étiez, ayant atteint l'âge que j'ai,

Les époux d'un tendron qui vous donnât congé,

Qui vous laissât moisir pendant plusieurs années

Dans un manoir désert, là-bas, aux Pyrénées,

305   Et traînât loin de vous, avec votre blason,

Des bâtards destinés à porter votre nom,

Vous trouveriez alors que l'affront est sensible,

Et qu'un mari... trompé, ce n'est pas si risible !

CHAPELLE, bas à de Brie.

Son nom de Bois-Jaloux est dignement porté !

DE BRIE, bas à Chapelle.

310   Mais ce n'est point son nom.

CHAPELLE, de même.

Comment ?

De Brie qui parle bas.

  En vérité ?

Se levant, à Montespan, montrant Molière.

Marquis, excusez-moi. J'ignorais par sa faute

Que mon ami chez soi possédât un tel hôte...

MONTESPAN, sèchement.

Vos excuses seraient des insultes encor :

Taisez-vous, s'il vous plaît !

CHAPELLE, à part.

Au diable le butor !

MONTESPAN, à Molière.

315   Quant à vous qui prêchez cette morale obscène,

Et traînez les maris trompés sur votre scène...

MOLIÈRE.

Mais en les y mettant c'est moi que j'y produis !

Vos griefs contre moi vont être bien réduits

Quand vous saurez qu'au fond de ma philosophie

320   (N'allez pas répéter ce que je vous confie !)

Se cachent les tourments d'un mari malheureux :

Je raille les jaloux, mais je suis l'un d'entre eux...

MONTESPAN, dédaigneux.

Oh ! Les conditions, Monsieur, sont différentes :

Le théâtre, on le sait, a des moeurs tolérantes,

325   Des amours passagers, éclos en un instant,

Et qu'avec son costume on dépouille en sortant.

On s'y prend, on s'y quitte, on s'y reprend encore,

Mais une trahison jamais n'y déshonore,

Et l'on doit peu souffrir quand un caprice rompt

330   Ou dénoue un lien à se former si prompt.

MOLIÈRE, amèrement.

Voilà ce que partout on nous jette à la face :

Au théâtre, tout n'est que fard et que grimace ;

Un coeur n'y bat jamais à l'abri d'un pourpoint ;

Sous le comédien l'homme n'existe point,

335   C'est en-tendu!... Que si l'acteur est un poète,

Il n'a rien dans le coeur, tout lui vient de la tête.

Il fait pleurer et rire, il place devant vous

Des hommes bien vivants, des sages et des fous,

Arnolphe aimant Agnès, Alceste? Célimène,

340   Tous payant leur tribut à la faiblesse humaine...

C'est fort bien ! Mais celui qui les fait discourir,

N'a ni le droit d'aimer ni le droit de souffrir ;

Il ne peut éprouver ce qu'aux autres il prête,

Car ce n'est qu'un acteur et ce n'est qu'un poète !

345   Quelle dérision !

CHAPELLE.

  Bien, Molière !... Boileau,

Dans son fameux sermon sur les charmes de l'eau,

Sermon pendant lequel il but mainte rasade,

Ne fut, au prix de toi, qu'un endormeur maussade.

Molière tousse.

DE BRIE, à Molière.

Mais cela vous fait mal d'y mettre tant de feu !

MOLIÈRE, amer.

350   Je suis comédien, tout cela n'est que jeu !

Il sort en toussant suivi par de Brie.

SCÈNE VII.
Montespan, Chapelle, Laforêt.

LAFORÊT, à Montespan.

Vous voulez donc, marquis, lui faire rendre l'âme,

Franchement !... Hé ! Morbleu ! Que nous fait votre femme ?

Elle vous trompe... Quoi ! Vous avez du souci ?

Mais la nôtre est pareille, et nous en donne aussi !...

CHAPELLE.

355   Et vous avez sur nous encor cet avantage,

Marquis, que vous souffrez d'un illustre partage.

MONTESPAN, furieux.

Un partage ! Jamais !

CHAPELLE.

Je sais tel grand seigneur

Qui prendrait votre affront pour un excès d'honneur !

Tandis que lui, Marquis, sa femme le délaisse

360   Pour deux ou trois galants de roturière espèce,

Et descend de l'auteur d'ouvrages éternels

À Guérin et Baron, deux bouffons solennels !

MONTESPAN.

Elles sont donc partout les mêmes ces... femelles !

CHAPELLE, lui montrant Molière, rentrant à droite, la main sur l'épaule de de Brie.

Toutes ? non. Regardez : il en est de fidèles.

SCÈNE VIII.
Les Précédents, Molière, De Brie.

DE BRIE, à Molière, avec intérêt.

365   Vous ne souffrez plus ?

MOLIÈRE, ému.

  Non. Merci, ma chère enfant !

DE BRIE, de même.

Quand vous toussez ainsi, j'ai mon coeur qui se fend ! .

- Chassez cet importun, ne gardons que Chapelle...

Je vous dirai mon rôle.

MOLIÈRE, regardant de Brie, à part.

Aussi bonne que belle !..

Pauvres coeurs méconnus que nous sommes tous deux !

Haut, en souriant.

370   Éliante !

DE BRIE, souriante.

Alceste !

CHAPELLE, à Laforêt, montrant Molière et de Brie.

  Hé ! Ce sont des amoureux !

LAFORÊT.

Plût à Dieu que mon maître oubliât son Armande,

Et qu'il aimât ailleurs !

À la vue de Molière souffrant, il se produit chez Montespan, bon coeur au fond, un apaisement subit.

MONTESPAN, à Molière, avec douceur.

Monsieur, je vous demande

D'oublier mes gros mots et mes emportements,

Nous souffrons tous les deux, je vois, mêmes tourments ;

375   Vous savez les cacher, vous pouvez même en rire

Et changer en leçons pour nous votre martyre :

Je suis moins philosophe, ou moins fort de moitié,

Et pour qui me trahit mon coeur est sans pitié !...

MOLIÈRE, interrompant.

Mais pourquoi les montrer, ces tourments qu'on ignore ?

380   C'est par le bruit qu'on fait que l'on se déshonore.

MONTESPAN.

Eh bien, je me tairai, je l'essaierai du moins,

Et pour mieux dévorer mes affronts sans témoins,

Je reprends le chemin de nos chères vallées,

Qui de ces trahisons ne sont jamais troublées,

385   Et qui n'ont pour tout bruit que le chant des oiseaux,

Le murmure du gave et la voix des troupeaux.  [ 6 Gave : Nom que l'on donne dans les Pyrénées aux cours d'eau plus ou moins considérables qui descendent des montagnes. [L]]

Je me fais paysan, je retourne mes terres,

J'ensemence de blé nos landes solitaires,

Je répands par mes prés des vaches et des boeufs,

390   Et des moutons bêlants sur mes coteaux herbeux.

Je taille en mon verger les pêchers et les treilles,

Veille à la basse-cour, au vivier, aux abeilles...

Parfois, pour me distraire, armé d'un long roseau,

Je jette l'hameçon aux truites du ruisseau,

395   Puis prenant un épieu, fièrement j'accompagne

Dans leurs chasses à l'ours, mes voisins de montagne,

Les seigneurs de Biron, dont les pères jadis,

Ont mis le Béarnais sur le trône des lis,

Et qui, disgraciés, oubliés de Versailles,

400   Ont gardé leur honneur intact et leurs murailles.

MOLIÈRE.

Voilà des sentiments tels qu'on en doit avoir

Quand on souffre, Marquis !... Allez donc les revoir

Ces bois, ces champs, ces prés, ces terres paternelles,

Qui, quand tout nous trahit, nous demeurent fidèles,

405   Dissipent nos chagrins, apaisent nos remords,

Nous nourrissent vivants et nous abritent morts.

MONTESPAN, à Molière.

Venez donc avec moi vous rasséréner l'âme.

MOLIÈRE.

Non. Mon oeuvre imparfaite encore me réclame.

MONTESPAN.

Votre oeuvre ?

MOLIÈRE.

Oui. Vous allez défricher vos guérets,

410   Ensemencer vos champs, replanter vos forêts

Or j'ai... ma terre à moi, dont je suis idolâtre,

Que je veux féconder aussi, c'est le théâtre.

Terre ingrate, terrain perfide, où si souvent

Le grain ne lève pas et se dessèche au vent !

415   Terrain que, jusqu'ici, des laboureurs frivoles

Avaient ensemencé d'ivraie et d'herbes folles,

Et qu'en tout sens je veux remuer, assainir,

Afin que les moissons y puissent bien venir.

- En termes clairs, je veux mettre encor sur la scène

420   Quelques échantillons de la sottise humaine ;

Tourner et retourner l'homme dans tous les sens,

Lui montrer ses côtés odieux ou plaisants,

Et, d'aimables dehors habillant ma satire,

Faire un peu réfléchir en faisant beaucoup rire.

MONTESPAN, séduit.

425   Ah ! vous avez raison ! Tenez, j'étais un sot

Quand sur votre métier je vous raillais tantôt.

Continuez, Monsieur, fustigez sans faiblesse

Les marquis fanfarons entichés de noblesse,

Les bigots, les fâcheux, les niais, les bourrus,

430   Les pédants dont les noms se terminent par us,

Ou par es, les Cathos, oracles des ruelles...

Mais réservez toujours quelques flèches cruelles

Pour les maris trompés qui viennent, comme moi,

Se plaindre de l'honneur que leur fait le grand roi.

CHAPELLE.

435   Marquis, je suis charmé de vous voir raisonnable.

Cet heureux changement veut qu'on le fête à table.

Il se rassied.

MONTESPAN, allant pour se rasseoir aussi.

Que le roi garde en paix son illustre catin !

Je vais faire enlever mon fils le duc d'Antin,

Pour qu'il ne soit jamais perverti par sa mère,

440   Ni coudoyé par les enfants de l'adultère ;

Et, mettant vingt pays entre ma femme et moi,

Attendre le moment.

Coups répétés à la porte.

UNE VOIX, du dehors.

Ouvrez ! au nom du roi !

CHAPELLE, sursautant.

Au diable ! je suis pris !

Stupéfaction générale.

MOLIÈRE.

Comment ?

DE BRIE, à Laforêt.

J'ai peur !

MOLIÈRE, à Chapelle.

Explique

Ce qui peut te causer...

CHAPELLE, vite.

C'est... la force publique,

445   Le guet, que nous avons tantôt... avec Faret

Et d'autres... tu comprends... ! Sortant du cabaret,

Nous avions le sang chaud, et, transformant les rôles,

Nous avons quelque peu mis en fuite ces drôles.

VOIX DU DEHORS, Bruit d'armes sur le seuil.

Ouvrez !

MOLIÈRE.

Attendez là, je vais parlementer.

Il sort à gauche.

SCÈNE IX.
Les Précédents, moins Molière.

MONTESPAN, à Chapelle.

450   Si c'était moi, Monsieur, que l'on vînt arrêter ?

CHAPELLE, incrédule.

Ah ! bah ! Prenons au moins ce flacon délectable ;

La prison en janvier, est très peu confortable,

Et l'eau pure est si froide !

Il empoche la bouteille.

Un coin de ce pâté

Pour faire contre-poids.

Il met une tranche de pâté dans l'autre poche.

Allons, je suis lesté.

Il va pour sortir.

MONTESPAN, l'arrêtant.

455   La troupe que tantôt vous avez mise en fuite ?...

CHAPELLE, vivement.

Était là, sous le mur, à droite.

MONTESPAN.

C'est ma suite,

Et non le guet !

CHAPELLE, obstiné.

Pardon ! je ne me trompe pas,

Marquis, et le guet seul peut filer de ce pas.

Vos hommes aux talons portent-ils donc des ailes ?

MONTESPAN,à part.

460   Poltrons !

CHAPELLE, à Laforêt et de Brie, buvant.

  Encore un coup. - Adieu, Mesdemoiselles.

LAFORÊT, émue.

Pauvre ami !

MONTESPAN, à Chapelle, avec componction.

J'ai regret...

Molière rentre.

SCÈNE X.
Les Précédents, Molière.

MOLIÈRE, interrompant Montespan.

On vient vous arrêter,

Marquis.

MONTESPAN.

Moi ?

MOLIÈRE.

Vous.

CHAPELLE, ébahi.

Voyons, est-ce pour plaisanter ?

MOLIÈRE.

Du tout : l'exempt est là... l'ordre est de La Reynie.

MONTESPAN.

Je reconnais ma femme à cette ignominie,

465   Et ce valet brutal qu'on appelle Louvois !

D'un époux trop gênant on étouffe la voix,

C'est dans l'ordre, et les rois ont construit la Bastille

Pour mettre le mari dont la femme est gentille.

MOLIÈRE.

Votre absurde carrosse est cause de cela !

470   Mais le roi, j'en suis sûr, ignore cet éclat ;

Je le verrai demain.

MONTESPAN.

Merci, Monsieur Molière.

Saluant.

Mesdames !

Il va pour sortir et se livrer.

CHAPELLE, à Montespan (contre-partie du jeu de scène précédent).

J'ai regret...

MOLIÈRE, rêvant.

L'idée est singulière...

Et cependant... Allons, tout pourra s'arranger...

Tous le regardent surpris.

CHAPELLE.

Que dit-il ?

MOLIÈRE, vivement, à Montespan et à Chapelle.

Entre vous hâtez-vous de changer

475   De pourpoint.

CHAPELLE, stupéfait.

  Hé ! Comment ?

MOLIÈRE, de même à Chapelle.

  C'est toi que l'on appelle

À Montespan.

Marquis de Montespan, et vous êtes Chapelle.

MONTESPAN, fièrement.

Monsieur !

MOLIÈRE, à Montespan.

Hâtez-vous donc.

CHAPELLE, à Molière.

Es-tu fou ?

MOLIÈRE, à Chapelle, montrant le marquis.

Si c'est lui

Qu'on encage, il en a pour de longs jours d'ennui :

La prison s'ouvre vite, et lentement se rouvre ;

480   Tandis que si c'est toi, demain tout se découvre,

Je vais parler au roi, l'on voit qu'on s'est trompé,

Et tu sors, quand Monsieur sans bruit a décampé.

MONTESPAN.

Je ne puis me prêter à pareil subterfuge ;

Qu'on m'emprisonne, soit ! il faudra qu'on me juge.

MOLIÈRE, impatienté.

485   Hé ! l'on ne juge point ceux qu'on arrête ainsi !

On vous enterrera dans un fort, loin d'ici,

À Pignerol, ou bien au Château d'If, n'importe...  [ 8 Le Château d'if est une prison sur une île au large de Marseille.]  [ 7 Le Château de Pignerol est la prison où est enfermé le surintendant des Finances Nicolas Fouquet depuis 1667 à 1680.]

CHAPELLE, généreusement, et d'un ton moitié plaisant.

Je me dévoue, allons, cette raison l'emporte !

Et puis, c'est un bon tour, digne de Rabelais.

Montespan et Chapelle échangent leurs pourpoints et leurs chapeaux.

MONTESPAN, se contemplant dans son nouvel accoutrement, à Molière.

490   Corbleu ! L'on me prendrait pour un de mes valets !

MOLIÈRE, à Montespan.

Sous un déguisement la fuite est plus aisée.

CHAPELLE, à Molière, se carrant dans son nouvel habit.

Aurai-je d'un marquis la démarche empesée ?

MOLIÈRE, à Chapelle, le poussant vers la porte.

La nuit est noire, va, cher ami, dors en paix !

MONTESPAN, s'examinant toujours, à part.

Que je me semble gueux !

CHAPELLE, même jeu, à part.

Que je me trouve épais !

MONTESPAN, même jeu.

495   Mes gens en me voyant me fermeront la porte !

CHAPELLE, même jeu.

Si ma mère m'eût vu fagoté de la sorte !

MOLIÈRE, intervenant.

Vous êtes bien tous deux.

CHAPELLE, à Montespan.

Rendez donc le flacon.

Il reprend le flacon dans la poche de Montespan.

Et le pâté !

Il reprend le pâté. - À de Brie et Laforêt.

C'est dur pourtant pour un garçon

De remplacer un vieux jaloux.

DE BRIE, avec une gravité comique.

C'est héroïque !

CHAPELLE, de même.

500   Pour un épicurien, je me trouve stoïque !

À De Brie.

Si vous vouliez pourtant, charmante, d'un baiser

Adoucir les ennuis où je vais m'exposer !

DE BRIE.

Cela diminuerait, par trop le sacrifice :

On couronne un martyr, mais après son supplice.

CHAPELLE, à Molière.

505   Tu viendras me chercher ?

MONTESPAN, à Chapelle.

  Je ne sais quelque jour

Si je pourrai, Monsieur, vous payer de retour.

CHAPELLE, l'interrompant.

J'espère bien que non ! Je suis célibataire,

Et veux l'être jusqu'à ce qu'on me porte en terre.

MOLIÈRE, poussant Chapelle vers la gauche et le saluant gravement.

Finissons ces discours, Marquis ; on vous attend.

CHAPELLE, se décidant, à part.

510   Pour faire un peu de bien, qu'il en coûte pourtant !

Ouvrant la porte de gauche et s'adressant à l'exempt avec solennité.

Est-ce à moi qu'on en veut ?

VOIX DE L'EXEMPT, sur le palier.

Est-ce vous qu'on appelle

Marquis de Montespan ?

CHAPELLE, se livrant.

C'est moi.

LAFORÊT, attendrie.

Pauvre Chapelle !

SCÈNE XI.
Les Précédents, moins Chapelle.

MOLIÈRE, à Montespan.

Vous voyez, cher marquis, que la dextérité

D'un poète comique a son utilité.

MONTESPAN.

515   Je vois que j'ai blessé, dans ma jalouse rage,

Un homme dont l'esprit égale le courage !

Tendant la main à Molière.

Votre ami pour toujours, Monsieur Molière !

MOLIÈRE, s'inclinant.

Et moi,

Votre humble serviteur, Marquis.

MONTESPAN, se récriant.

Non, sur ma foi !...

Serviteur ? Allons donc ! Je vous tiens pour un maître,

520   Et vous embrasserai, si vous voulez permettre.

Ils s'embrassent.

LAFORÊT, bas à Molière, montrant le marquis.

Il n'a pas celui-là des boutons de cristal

À son gilet ! Et moi, qui le croyais brutal !

Le pauvre homme !

MONTESPAN, à de Brie, à mi-voix.

Ah ! Tenez, vous êtes belle et douce ;

Aimez ce grand esprit, que sa femme repousse,

525   Égayez son logis, soufflez-lui de beaux vers,

Et guérissez son coeur des maux qu'il a soufferts !

DE BRIE, ingénument.

Ce conseil est oiseux, marquis, je vous l'atteste :

Éliante ne peut aimer jamais qu'Alceste...

Aussi, quand Célimène a troublé sa raison,

530   En lutin familier, je viens à la maison ;

Je saute, je babille ainsi qu'une écolière,

Et mets toute ma gloire à dérider Molière.

MOLIÈRE, à Montespan, riant.

Quoi ! vous contez fleurette à de Brie, à présent ?...

Il faut quitter Paris, le danger est pressant ;

535   On peut s'apercevoir de notre stratagème.

MONTESPAN.

Hélas ! partir la nuit, comme un voleur, sans même

Récompenser celui qui pour moi s'est livré ?

MOLIÈRE, de même.

Chapelle ? Hé ! N'a-t-il pas votre pourpoint doré ?

Il le vendra pour boire. - Allons, et faites hâte.

MONTESPAN.

540   Si je pouvais au moins souffleter mon ingrate !

MOLIÈRE, avec reproche.

Fi ! Marquis, je croyais tous ces transports calmés.

MONTESPAN, avec mélancolie.

Vous les comprenez bien, Monsieur, si vous aimez !

MOLIÈRE, à part.

Hélas !

Haut.

Oubliez-la !

MONTESPAN, de même.

Je ne peux !

LAFORÊT, à de Brie.

Deux malades,

Dont l'un veut guérir l'autre !

MOLIÈRE, à Montespan.

Auprès de vos cascades,

545   À l'ombre de vos bois, le calme en votre sein

Renaîtra : la nature est un grand médecin...

MONTESPAN.

Et vous aussi, Monsieur ! Vos paroles sensées

Ont remis l'équilibre au fond de mes pensées,

Et je vous dois, non pas seulement d'éviter

550   Le cachot où Louvois espérait me jeter,

Mais de comprendre aussi, quoiqu'un peu tard en somme,

Ce que, dans mon malheur, doit faire un galant homme.

Votre Sosie, au fond, n'a pas un si grand tort,

Et j'applaudis les vers que j'ai blâmés d'abord :

 



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Notes

[1] Guérin d'Estriché, Isaac-François [1636-1728] : Comédien du théâtre du Marais, puis de l'Hôtel Guénégaud. Il épouse Armande Béjart en 1677.

[2] Barbon : Vieillard, avec une idée de dénigrement. [L]

[3] Orgon dans Le Tartuffe se cache sous une table pour écouter Tartuffe parler à sa femme.

[4] Françoise Athénaïs de Rochechouart de Mortemart, puis Marquise Athénaïs de Montespan (1640-1707), fut la maîtresse de Louis XIV entre 1670 et 1678 et quitta le Cour de Versailles pour Paris en 1691.

[5] Jupin : autre nom de Jupiter.

[6] Gave : Nom que l'on donne dans les Pyrénées aux cours d'eau plus ou moins considérables qui descendent des montagnes. [L]

[7] Le Château de Pignerol est la prison où est enfermé le surintendant des Finances Nicolas Fouquet depuis 1667 à 1680.

[8] Le Château d'if est une prison sur une île au large de Marseille.

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