LES DEUX AUTEURS

COMÉDIE

QUATRE VINGT CINQUIÈME PROVERBE.

1822.

de CARMONTELLE.

À PARIS, chez DELONGCHAMPS, LIBRAIRE RUE DE LA FEUILLADE, n°2, près de la Place des Victoires.


Texte établi par Paul FIEVRE mai 2019

Publié par Paul FIEVRE juin 2019.

© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:20:55.


PERSONNAGES

MONSIEUR LE NAIN.

MONSIEUR LE GRIS..

La scène est dans le jardin de l'Infante, à Paris.

Extrait de PROVERBES DRAMATIQUES DE CARMONTELLE précédé de la vie de Carmontelle (...), chez DELONGCHAMPS libraire, Tome IV, 1822. pp. 1-12


LES DEUX AUTEURS

PROLOGUE.
Monsieur le Gris, Monsieur le Nain.

MONSIEUR LE GRIS.

Bonjour, Monsieur le Nain.

MONSIEUR LE NAIN.

Bonjour, Monsieur le Gris.

MONSIEUR LE GRIS.

Savez-vous du nouveau ?

MONSIEUR LE NAIN.

N'avez-vous rien appris ?

MONSIEUR LE GRIS.

Il a paru, je crois, une plate brochure.

MONSIEUR LE NAIN.

Il faut faire du bon, quelque chose qui dure.

5   Je crois l'avoir trouvé : faites-moi compliment.

MONSIEUR LE GRIS.

Hâtez-vous de parler : que dites-vous ? Comment ?

MONSIEUR LE NAIN.

J'avais toujours été très peu recommandable ;

Mais je viens de finir un ouvrage admirable.

MONSIEUR LE GRIS, ironiquement.

Je crois, sortant de vous, qu'il doit être excellent,

10   Et personne jamais n'eut un pareil talent.

MONSIEUR LE NAIN.

Vous changerez de ton, voyant ma tragédie.

MONSIEUR LE GRIS.

C'est là cet ouvrage....

MONSIEUR LE NAIN.

Oui.

MONSIEUR LE GRIS.

Mais il faut du génie.

MONSIEUR LE NAIN.

Je conviens avec vous que je n'en eus jamais.

MONSIEUR LE GRIS.

Qui peut donc vous donner l'espoir d'un grand succès ?

MONSIEUR LE NAIN.

15   Vous n'en pourrez prévoir la pleine réussite

Qu'en sachant mon projet, qu'en voyant ma conduite.

MONSIEUR LE GRIS.

Mais il faudrait avoir de l'esprit et du goût.

MONSIEUR LE NAIN.

Vous verrez, par mon plan, qu'il n'en faut point du tout.

J'exerçais vainement l'art divin de la rime ;

20   Car c'est du temps perdu, lorsque l'on s'en escrime

Sans avoir un bon fond ; soyez-en convaincu.

MONSIEUR LE GRIS.

J'ai, pour nier cela, je pense, assez vécu.

C'était bon autrefois ; cette vieille méthode,

Dans ce siècle d'esprit, a bien changé de mode.

25   Lorsque l'on sait écrire, a-t-on besoin d'autre art ?

MONSIEUR LE NAIN.

Quand la Nature est belle, il ne faut point de fard,

Et sous la draperie, on sent que dans l'antique

C'est à montrer le nu que l'artiste s'applique ;

Mais revenons au fond : sans lui, point d'intérêt.

MONSIEUR LE GRIS.

30   Et sans lui la musique a-t-elle moins d'effet ?

MONSIEUR LE NAIN.

Je crois qu'elle en aurait encore davantage,

Puisqu'il augmenterait le charme de l'ouvrage.

MONSIEUR LE GRIS.

Laissons aux amateurs à traiter ce sujet.

MONSIEUR LE NAIN.

Oui, vous avez raison : reprenons notre objet ;

35   Car je dois vous prouver que pour ma tragédie

Je n'ai pas eu besoin d'esprit, ni de génie.

D'une pièce bien faite, en s'emparant du plan,

On en peut faire trois, d'un genre différent ;

Mais il faut bien choisir chez un auteur habile,

40   Toujours très applaudi : le reste est très facile.

MONSIEUR LE GRIS.

Et si le genre est bas ?

MONSIEUR LE NAIN.

Il faudra l'ennoblir.

MONSIEUR LE GRIS.

Je ne vois pas comment vous pourrez réussir.

MONSIEUR LE NAIN.

En prenant mon sujet à l'opéra-comique.

MONSIEUR LE GRIS.

Ah ! Votre tragédie est donc mise en musique ?

MONSIEUR LE NAIN.

45   Point du tout, en grands vers, qu'on doit crier très fort.

MONSIEUR LE GRIS.

Des poumons de l'acteur dépendra votre sort ?

MONSIEUR LE NAIN.

Non, non.

MONSIEUR LE GRIS.

De plus en plus ceci toujours m'étonne.

MONSIEUR LE NAIN.

Apprenez mon secret ; la recette est fort bonne.

MONSIEUR LE GRIS.

À l'opéra-comique allez prendre un sujet !

MONSIEUR LE NAIN.

50   Mais puisqu'on l'y choisit pour en faire un ballet,

Je peux bien m'en saisir pour une tragédie.

MONSIEUR LE GRIS, ironiquement.

Et moi, je le prendrai pour une comédie.

MONSIEUR LE NAIN.

Pourquoi non ? C'est à quoi je n'avais pas pensé.

MONSIEUR LE GRIS.

Pour prendre un tel moyen il faut être insensé !

MONSIEUR LE NAIN.

55   Il faut prendre où l'on peut.

MONSIEUR LE GRIS.

  N'avez-vous point de honte ?

MONSIEUR LE NAIN.

Non, car j'ai bien choisi ; c'est un très joli conte.

Quand j'ai vu qu'en suivant pas à pas un sujet,

D'un opéra-comique on fait un bon ballet,

J'ai dit, suivant ce plan jusqu'à la moindre scène,

60   J'en puis faire un bon drame, et sans beaucoup de peine.

MONSIEUR LE GRIS.

Supposant qu'il soit bon, on le reconnaîtra.

MONSIEUR LE NAIN.

Et le public charmé, trois fois bravo criera.

MONSIEUR LE GRIS.

Ah ! Si vous le croyez, je vous en félicite.

MONSIEUR LE NAIN.

Mais pour être applaudi faut-il tant de mérite?

MONSIEUR LE GRIS.

65   Quel conte avez-vous pris ?

MONSIEUR LE NAIN.

  C'est Annette et Lubin.  [ 1 Annette et Lubin est un vaudeville de Favard, Santerre, Voisenon, Duroncera, représenté en 1762 à l'Hotel de Bourgogne.]

Et mon ouvrage, à moi, c'est Ulzette et Zaskin,

En cinq actes bien pleins, hormis le quatrième,

Qui, faible d'action, fait briller le cinquième.

MONSIEUR LE GRIS.

Mais Annette et Lubin...

MONSIEUR LE NAIN.

Est un sujet charmant !

Le Bailli n'est-il pas un jaloux, un tyran,

70   Un ministre cruel, respirant la vengeance,

Toujours persécutant la vertu, l'innocence?

Le Seigneur généreux, l'image d'un bon roi,

Qui suit plutôt son coeur qu'une cruelle loi ?

MONSIEUR LE GRIS.

Et comment amener un dénouement tragique ?

MONSIEUR LE NAIN.

75   Ah ! Rien n'est plus facile, et le conte l'indique.

Dans mon drame je fais triompher la vertu,

Par elle on voit le vice à ses pieds abattu.

MONSIEUR LE GRIS.

Mais il faut de beaux vers.

MONSIEUR LE NAIN.

J'en ai d'assez aimables,

Plusieurs sont très heureux ; mais les plus admirables,

80   Et que je fais toujours pour être surprenants,

Sont ceux qui sont obscurs ; ils sont éblouissants.

MONSIEUR LE GRIS, ironiquement.

Vous répondez à tout, et sans soins et sans veilles,

Vous avez le secret de faire des merveilles.

MONSIEUR LE NAIN.

Je ne me cache point, on pourra m'imiter.

85   Les auteurs tels que moi pourront en profiter :

Arrachant les lauriers des mains de Melpomène,  [ 2 Melpomène : Une des neuf Muses, celle qui préside à la tragédie. [L]]

On les verra briller tour à tour sur la scène.

MONSIEUR LE GRIS.

Mais pour répondre mieux d'un si brillant succès,

Il aurait fallu faire au moins quelques essais ;

90   À quelques gens d'esprit, de goût, vous faire entendre.

MONSIEUR LE NAIN.

Je m'en suis bien gardé; je veux brusquer, surprendre,

Enlever les bravo, et cela dès ce soir ;

Vous y pouvez compter.

MONSIEUR LE GRIS.

Mais je voudrais le voir. '

MONSIEUR LE NAIN.

95   Venez, et vous verrez, en écartant l'envie,

Ce qu'on fera de mieux en fait de tragédie.

 



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Notes

[1] Annette et Lubin est un vaudeville de Favard, Santerre, Voisenon, Duroncera, représenté en 1762 à l'Hotel de Bourgogne.

[2] Melpomène : Une des neuf Muses, celle qui préside à la tragédie. [L]

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