CANUCHE

INSANITÉ

1882. Tous droits réservés.

Par QUATRELLES

PARIS, TRESSE Éditeur, 8,9,10,11. GALERIE DU THÉÂTRE-FRANÇAIS, PALAIS ROYAL.

Imprimerie générale de Chatillon-sur-Seine. - Jeanne Robert.


Texte établi par Paul FIEVRE, mars 2025.

Publié par Paul FIEVRE, avril 2025.

© Théâtre classique - Version du texte du 30/04/2025 à 20:37:28.


ENVOI

Mon cher Coquelin,

Vous m'avez demandé un monologue. Votre dernière parole a été « Ce ne sera jamais assez bête. » Il faudrait que vous fussiez bien exigeant pour n'être pas satisfait.

À vous.

QUATRELLES.


PERSONNAGE

CANUCHE.

Paris.

Tiré de "Théâtre de Campagne. Huitième série". 1882. pp 45-52.


CANUCHE

Canuche, dans une tenue de soirée irréprochable entre, guidé par le maître de la maison. Il a un pliant sur lequel il s'installe et une pancarte qu'il place bien en vue, sur ses genoux.

Vous avez bien lu :

BAUDRUCHE, aveugle par amour.

CANUCHE, gendre et successeur.

Canuche, c'est moi. Baudruche, c'est mon beau-père. Si j'ai mis « gendre » sur cette pancarte, c'est qu'en effet, j'ai épousé la fille de Baudruche... Une bonne créature... laide !... à ce qu'on m'a dit. Je n'ai jamais vu ma femme. Je l'ai épousée les yeux fermés. Elle peut être vilaine tout son soûl. Qu'est-ce que cela peut me faire ? J'y trouve même une sorte de garantie... Elle est moulée comme feue Vénus, par exemple. Ça, je n'ai pas besoin qu'on me l'apprenne.

Si j'ai mis « successeur », c'est que j'ai acheté la charge de mon beau-père. Plaît-il ? Parlez plus haut... Je suis aveugle. Une charge d'aveugle, cela ne vous paraît pas clair ? Dame, vous savez, il y a charge et charge. Sans valoir une charge d'agent de change, une charge d'aveugle a du bon. C'est plus sûr, plus paisible. Pas besoin de se démener autour de la corbeille. Vous savez ? Là-bas, à la Bourse. La corbeille ? Jamais je ne m'occupe de la mienne. Mon chien la tient entre ses dents. On met des sous dedans... ou on n'en met pas. Ça dépend des jours... et des saisons. Quand il faut retirer ses gants pour fouiller dans ses poches, ça ne donne pas.

Comment ?... Ce que je viens faire ici ? Je vais vous le dire. Quand je vous l'aurai appris, parents vénérables, ayez l'oeil sur vos demoiselles. Elles pourraient toutes me sauter au cou. L'une après l'autre, je ne dis pas. Ensemble !... Empêchez ça.

Car... j'ai un but, un but philanthropique. Et quand un aveugle a un but, voyez-vous, rien ne peut le détourner de son but. Un rien vous distrait, une mouche qui vole vous attire... L'aveugle dédaigne la mouche qui passe. Je vais droit à mon but... mon but... toujours mon but.

Je ne suis d'ailleurs pas un aveugle comme un autre. D'abord, je suis réellement aveugle... et si l'on rencontre à chaque pas des clair-voyants qui n'y voient goutte, ça ne se voit pas tous les jours et sous toutes les portes cochères, un aveugle qui n'y voit pas.

Mais, revenons à mon but... mon but... toujours mon but.

Vous voyez en moi le saint Vincent de Paul des jeunes personnes à marier. Oui, Mesdemoiselles, faire des mariages, voilà mon but. Comment ?... Vous vous demandez comment. Vous me prenez pour un vulgaire Monsieur de Foy. Détrompez-vous, je ne relève d'aucune agence. Ce ne serait pas la peine d'être aveugle.

Il y a mariage et mariage. On n'y saurait regarder de trop près. Mon beau-père, tenez... en manière d'exemple... mon beau-père avait en 4848 les plus beaux yeux du monde. Il était amoureux d'une petite modiste du Gros-Caillou. Les modes, au Gros-Caillou, sont loin d'être une spécialité fameuse et productive comme le sont les moulins de Montmartre et les députés de Cahors. La pauvre petite modiste végétait sur les confins du Champ de Mars, façonnant des coiffures incompréhensibles pour les élégantes du cru et des casquettes pour les invalides, dans le sous-sol d'un charcutier complaisant. Ce programme est loin de réaliser le bonheur parfait.   [ 1 Gros-caillou : Quartier de Paris situé dans le XVème arrondissement comprenant le Champ de Mars.]

Sa mère, après avoir joué pendant vingt-cinq ans les grandes coquettes au Théâtre-Royal des Batignolles, la mit maladroitement au monde, certain soir de 1829. Voulant perpétuer dans sa famille le souvenir d'un mélodrame célèbre qui lui avait attiré quelques succès, elle avait donné à son enfant le nom, peut-être un peu long et prétentieux de « Malvina, ou la réparation ». Et, en effet, quelques petites « réparations » ne lui eussent pas été inutiles, car la pauvre mignonne était borgne de naissance.   [ 2 Malvina : Sans doute "Malvina, ou l'Hermitage des Cyprès, mélodrame en trois actes" de Anne Adrien Firmin PILLON (1803).]

Elle avait dix-huit ans depuis deux heures, lorsque Baudruche la rencontra au bout d'une corde. Il faisait bon vivre ce jour-là. Il y avait de l'amour dans l'air. On ne le voyait pas, mais, positivement, il y en avait.

Accroché à une corde à noeuds, suspendu entre la gouttière et le trottoir, mon futur beau-père badigeonnait sans songer à mal, la façade d'une maison de la rue de Grenelle, lorsque son regard plongea dans une petite chambre proprette au fond de laquelle une adorable créature s'habillait.

Il faut croire que le hasard lui révélait de bien merveilleuses choses, car Baudruche lâche son pinceau, qui s'en fut étoiler de blanc la chaussée, et poussa un « Oh ! la belle fille ! » qui attira l'attention de la Diane du Gros-Caillou.

Il faut croire que le badigeonneur était vraiment beau, car la jeune personne, après s'être enveloppée dans les rideaux de son lit, leva son oeil au ciel... ou au plafond... Je ne sais plus au juste et s'écria « Oh ! Le bel homme ! »

Mon futur beau-père descendit quatre à quatre les huit noeuds qui le séparaient de l'apparition en question, enjamba la fenêtre et dit :

« Mademoiselle, excusez-moi si je tombe ainsi chez vous sans tirer votre cordon de sonnette, mais il y allait de ma vie. Une minute de plus, ébloui, paralysé par l'admiration, je lâchais tout et vous étiez responsable de ma mort. J'ai voulu vous éviter ça. »

Cette entrée en matière fit rire la jeune personne tant et tant, que notre artiste ne reprit sa besogne que le surlendemain.

Malvina, ou la réparation, était borgne ; je crois avoir eu l'honneur de vous le dire. Il importe de ne pas l'oublier.

Au bout de quelques mois de surnumérariat, mon beau-père, en homme consciencieux qu'il était, lui offrit sa main et tout ce qui s'ensuit. La jeune fille baissa les yeux et lui répondit :

« Vous n'y pensez pas, mon ami. L'amour vous aveugle aujourd'hui ; mais vous n'auriez bientôt que du dédain pour la pauvre borgne. Regardez-y de plus près. Trois yeux pour deux, ce n'est pas assez. Vous me jetteriez mon oeil à la tête.

- Si j'étais borgne, m'épouseriez-vous ? demanda Baudruche, entraîné par la passion.

- Non, mon ami. Je n'épouserai qu'un aveugle. »

Le soir même Baudruche revenait faire sa demande avec une clarinette et un caniche. Malvina avait déménagé.

C'est alors qu'il loua cette borne sur laquelle il demeura assis tant d'années. Le percement de la rue des Pyramides fut pour lui un coup de fortune. Il avait un bail de vingt ans, sa borne était sur le tracé de la préfecture. Il réclama au jury d'expropriation sept cent trente-cinq mille francs. La ville refusa... Il y eut procès... L'empereur qui tenait à ce que les travaux s'achevassent promptement, crut devoir intervenir. Il fit venir Baudruche et lui offrit quarante-cinq francs et une sous-préfecture. Baudruche demeura inébranlable. Le jury lui alloua sept livres dix sous. Ces sept livres dix sous furent l'origine de sa fortune. Ils lui permirent d'acheter une clarinette... cette clarinette sacrée qu'il m'a cédée en même temps que sa charge.

Vous me direz que pour sept livres dix sous on n'a pas une clarinette à queue de chez Érard. Qu'importe ! C'est la manière de s'en servir qui fait tout.

Sans clarinette, comment se faire chasser des cours ? Vous aurez beau crier pendant une heure : « Ayez pitié d'un pauvre aveugle qui a eu les yeux broyés par l'express de Marseille, Messieurs, Mesdames, faites-lui la charité, » vous en serez pour vos frais de salive. Mais, entonnez à « la Marseillaise » ou a « Non[n]es qui reposez, » aussitôt, toutes les fenêtres s'ouvrent et l'on vous jette à la tête une grêle de gros sous.   [ 3 Nonnes qui reposez : Aria de "Robert le diable", opéra d'Eugène Scribe, musique de Giacomo Meyerbeer (1831).]

Un des premiers, Baudruche interpréta la musique de Wagner ; aussi le mit-on partout à la porte avec un tel ensemble qu'il acquit promptement assez d'aisance pour prétendre à la main de ma future belle-mère.

Sidonie Nectar était la fille unique du plus important des chiffonniers du boulevard Montmartre. Je vous vois... ou, plutôt, je vous entends sourire. J'ai l'oreille très fine. Il y a chiffonnier et chiffonnier, comme il y a chiffon et chiffon. Les ordures du boulevard Montmartre ne ressemblent en rien à celles du reste du monde. Un amateur les reconnaîtra entre mille. Le voisinage des cafés, des restaurants et des cercles leur donne une saveur toute particulière. On y trouve des couverts, des bijoux, des corsets, des peignes d'écaille, des chaînes de montre... et caetera.

Sidonie reçut en dot les ordures de tous les numéros pairs du boulevard, depuis le faubourg Montmartre jusqu'à la rue Drouot. Une fortune ! Elle exploita dix-huit ans cette mine précieuse. Épouse incomparable, elle déposait tous les matins son époux au coin de la borne ou, tous les soirs, sa journée faite, elle revenait pieusement le reprendre. Aujourd'hui, propriétaire d'un buen-retiro à la Villette, elle achève doucement de vivre auprès de son mari et de ses enfants. Les garçons, sous la direction habile de leur père, apprennent à être aveugles ; tandis que les filles, guidées par leur mère, étudient le chiffon.   [ 4 Buen retiro : Demeure, appartement ou pièce, généralement de petites dimensions, à l'écart et servant de retraite. [CNRTL]]

Quand vient le dimanche, il faut les voir tous s'exercer. Les fils traversent à tâtons les quartiers populeux. Les cadets tendent la main, les aînés jouent de la clarinette. La mère attentive voit-elle une ordure intéressante à étudier, vite ! Elle la cueille et, la montrant à sa petite famille : « Qu'est-ce que c'est que ça ? demande-t-elle. Quel parti en peut-on tirer ? Quel négociant en donnera le meilleur prix ? » L'enfant qui a le mieux répondu obtient la loque ou le tesson. Tout est matière à étude pour les natures d'élite.

Mais... Je m'écarte sensiblement de mon but... J'y reviens. Je suis venu, mesdames et messieurs, assurer le bonheur de vos filles chéries. Que faut-il pour qu'on les apprécie ? Les mettre en évidence. On a, dans ce but, usé tous les moyens. Elles ne chantaient pas dans le monde... elles y chantent :

Veux-tu mon coeur ?...

Veux-tu mon âme ?...

5   Veux-tu ma main ?...

Enfin, qu'est-ce que tu veux ?

Elles jouent la comédie... elles jouent du violon... elles disent des vers :

« Mon coeur lassé de tout, même de l'inconstance. »

Ou bien encore

« J'ai dans l'âme un feu qui la ronge. »

Tout cela est usé. Apprenez-leur la clarinette. Je vous jure qu'on les remarquera. Quoi de plus charmant que leurs lèvres roses baisant l'embouchure d'ébène, que leurs doigts fins courant sur l'argent et le buis ? Pensez-y. Il faut se faire il cette idée-là. Quand vous vous y serez faits, n'oubliez pas votre serviteur. Canuche, Octave Canuche, clarinettiste solo des Cours du Nord (Montmartre et la Villette) aveugle par vocation, rue Beauregard. il votre service.

 



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Notes

[1] Gros-caillou : Quartier de Paris situé dans le XVème arrondissement comprenant le Champ de Mars.

[2] Malvina : Sans doute "Malvina, ou l'Hermitage des Cyprès, mélodrame en trois actes" de Anne Adrien Firmin PILLON (1803).

[3] Nonnes qui reposez : Aria de "Robert le diable", opéra d'Eugène Scribe, musique de Giacomo Meyerbeer (1831).

[4] Buen retiro : Demeure, appartement ou pièce, généralement de petites dimensions, à l'écart et servant de retraite. [CNRTL]

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