L'OUBLIEUX.

PETITE COMÉDIE EN TROIS ACTES.

Publiée pour la première fois, avec une petits introduction et des notes par M. Hippolyte Lucas de la Bibliothèque de l'Arsenal.

(1691)

DE CH. PERRAULT de l'Académie française

PARIS, ACADÉMIE DES BIBLIOPHILES.


Texte établi par Paul FIEVRE mai 2024

Publié par Paul FIEVRE avril 2024.

© Théâtre classique - Version du texte du 30/04/2024 à 20:06:16.


DÉCLARATION.

« Chaque ouvrage appartient à son auteur-éditeur. La Compagnie entend dégager sa responsabilité collective des publications de ses membres. »

(Extrait de l'article IV des Statuts.)

TIRÉ A TROIS CENT CINQUANTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE.


PERSONNAGES

MONSIEUR JÉRÔME, bon bourgeois de Paris.

MONSIEUR DESLANDES, son fils aîné.

MONSIEUR DUVIV1ER, son jeune fils.

MONSIEUR DE L'ÉTANG, avocat.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG, sa soeur.

MADEMOISELLE DUPRÉ, cousine de Monsieur de l'Étang.

BABET, petite servante de Mademoiselle de l'Étang.

MADEMOISELLE MANON, voisine de Mademoiselle de l'Étang.

MADEMOISELLE LOUISON, voisine de Mademoiselle de l'Étang.

La scène se passe dans la salle de Monsieur de l'Etang.

Cette édition originale d'Hippolyte Lucas est de 1878.


ACTE PREMIER

SCÈNE I.
Mlle DE L'ÉTANG, Mlle DUPRÉ.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Je crois que cet homme-là me fera déserter la maison.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Il est vrai que cet amant est un peu incommode.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Comment incommode ? Il fut hier céans toute l'après-dînée, il y revint après souper, et aujourd'hui, à peine sommes-nous levées qu'il vient nous rendre visite.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Que veux-tu ? C'est qu'il t'aime.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

J'ai bien affaire qu'il m'aime pour me venir rompre la tête. As-tu jamais vu une conversation comme la sienne ? Il va ramasser toutes les méchantes nouvelles du Palais et du Luxembourg, toutes celles des Halles et de la Place Maubert, et il vient me les redire toutes, sans m'en faire grâce d'une seule.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Tu me surprends, car je t'ai ouï dire que tu ne le haïssais pas.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Cela est vrai, et il y a des temps ou j'en suis très contente ; mais depuis quelques jours il m'a tellement fatiguée de ses sottes nouvelles, que, s'il continue encore sur le même ton, je lui donnerai nettement son congé.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Cela serait un peu violent.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Tant violent qu'il te plaira ; je n'aime point d'être obsédée. Cela est fort plaisant d'avoir toujours un homme devant soi !

SCÈNE II.
Monsieur de L'Étang, Mademoiselle de L'Étang, Mademoiselle Dupré.

MONSIEUR DE L'ÉTANG.

Quelle dispute avez-vous là, que vous me semblez si émues ?

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Le sujet en est assez extraordinaire : ma cousine se plaint d'avoir un amant qui est trop assidu auprès d'elle, et veut que je la plaigne de ce malheur.

MONSIEUR DE L'ÉTANG.

Voilà qui est horrible ! Vous êtes, ma cousine, bien inhumaine de ne pas prendre beaucoup de part à une telle affliction.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Que je hais les mauvais plaisants ! Je vous dis que rien n'est plus fatigant que la présence continuelle d'un homme, tel qu'il puisse être.

MONSIEUR DE L'ÉTANG.

Voilà, ma pauvre soeur, ce que c'est que d'avoir tant de mérite et tant de charmes. Ce sont de grands avantages, mais ces avantages ont de grandes incommodités. On a le déplaisir d'entendre dire à tous moments qu'on est belle, qu'on est aimable, et de l'entendre dire en cent manières différentes, et encore par des gens dont on est aimée. Cela est bien douloureux : il faut une grande vertu pour soutenir généreusement et de bonne grâce le poids d'une si grande affliction.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Réjouissez-vous tant qu'il vous plaira, mais cela ne me réjouit point.

MONSIEUR DE L'ÉTANG.

Tu te plains fort mal à propos. Monsieur Duvivier est un fort honnête homme, qui a beaucoup de bien et de très beau bien, qui a de l'esprit à sa manière et qui sait toujours mille nouvelles.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Il n'en sait que trop pour mon repos.

MONSIEUR DE L'ÉTANG.

Son frère aîné, Monsieur Deslandes, est d'une humeur bien opposée : c'est un loup-garou qui ne voit personne, qui n'a nulle curiosité pour tout ce qui se fait aujourd'hui, et qui n'a d'autre passion que de savoir les curiosités les plus cachées de la fable bu de l'histoire la plus ancienne. Il était dernièrement dans une joie inconcevable d'avoir trouvé le nom de la nourrice d'Hector et celui de la femme de chambre qui rognait les ongles à Cléopâtre. Il était encore ravi d'avoir appris que les pantoufles du roi Priam étaient doublées en peau de louve.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Où est-ce que Monsieur Jérôme a péché ces deux enfants-là ? Ils ne lui ressemblent point du tout. Monsieur Jérôme est un bon homme qui ne s'informe guère de tout ce qui se passe, et que je ne crois pas non plus un fort grand docteur, quoiqu'il dise des mots de latin assez souvent.

MONSIEUR DE L'ÉTANG.

Monsieur Jérôme est, comme vous le dites, un fort bon homme, qui a bon sens et qui a amassé beaucoup de bien dans son négoce. On le tient riche de plus de trois cent mille livres. Il est vrai aussi qu'il ne s'est jamais beaucoup mis en peine de l'antiquité. Si quelquefois il dit du latin, c'est par la seule raison qu'il n'en sait guère. C'est du côté de leur mère que ces enfants tiennent les caractères dont ils sont. Leur mère était une bonne femme, fort avare, qui ramassait tous les chiffons et toutes les guenilles de son grenier, dont elle se passait, et qu'elle mettait en oeuvre avec plus de soin et plus de joie qu'elle n'aurait fait de belles étoffes bien riches et toutes neuves, et c'est de là qu'on croit que son fils aîné tient l'amour qu'il a pour les antiquailles. On dit aussi qu'elle savait et débitait fort bien toutes les petites histoires de son quartier, et que de là vient l'inclination qu'a son jeune fils à dire des nouvelles.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Quoi qu'il en soit, ces deux enfants-là sont bien différents l'un de l'autre.

MONSIEUR DE L'ÉTANG.

Pas trop. Je les trouve en quelque façon de la même espèce, c'est-à-dire tous deux épris de bagatelles, dont l'un les aime quand elles sont bien nouvelles, et l'autre quand elles sont bien vieilles. Ils avaient une soeur qui était la vraie humeur du père : une bonne enfant, blanche et vermeille, et de gros yeux qui ne disaient rien. Elle trouvait tout bon, et tous ceux qui l'allaient voir étaient les plus honnêtes gens du monde. Je me souviens toujours d'une anagramme que je fis pour elle, dont elle était ravie. Elle s'appelait Marie-Guillaume, et l'anagramme était Miracle de beauté. Il est vrai qu'il y manquait beaucoup de lettres ; mais, quand je lui eus répondu que c'était en cela particulièrement que consistait la beauté de l'anagramme, que c'était une chose trop aisée quand toutes les lettres s'y rencontraient d'elles-mêmes, et que la difficulté était de les y trouver quand elles n'y étaient pas, elle fut très contente de ma réponse et de son anagramme.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

J'aurais bien aimé cette bonne fille. Pour ce qui est des deux frères, je crois que celui qui aime les nouvelles a plus de raison que celui qui aime les antiquailles, car je ne crois pas qu'il y ait rien de plus inutile et de plus ridicule.

MONSIEUR DE L'ÉTANG.

Comme vous parlez ! Savez-vous qu'il n'y a que ceux qui ressemblent à Monsieur Deslandes qu'on regarde aujourd'hui comme de vrais savants, et que tous les auteurs en ius, soit d'Allemagne, soit de Hollande, ne donnent ce titre honorable qu'à ceux de son caractère, surtout s'ils ont fait réimprimer de vieux livres avec des notes ?

MADEMOISELLE DUPRÉ.

J'en ai bien de la joie, car j'ai beaucoup d'estime pour Monsieur Deslandes, tout loup-garou qu'il est, parce que c'est un véritable homme d'honneur.

MONSIEUR DE L'ÉTANG.

Je voudrais qu'il t'eût épousée : il a du bien, et tu serais bien à ton aise. Pour vous, ma soeur, contraignez-vous un peu, et ne vous lamentez pas si fort d'avoir un amant trop passionné.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

De l'humeur dont vous êtes, qui est pour le moins aussi vive que la mienne, il vous ferait beau voir si vous étiez obsédé de quelque personne dont la présence trop assidue vous chagrinât.

MONSIEUR DE L'ÉTANG.

Je ne suis jamais fâché que l'on m'aime, et j'aurai toujours de l'obligation à ceux qui voudront m'honorer de leur compagnie. Adieu jusqu'à revoir. À propos, j'oubliais de vous dire que nous aurions à souper nos belles petites voisines.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Mademoiselle Louison et Mademoiselle Manon ?

MONSIEUR DE L'ÉTANG.

Elles-mêmes, et elles nous donneront leur petit concert.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

J'en ai bien de la joie. Elles chantent comme des anges. C'est tout autre chose que ce n'était il y a six mois.

MONSIEUR DE L'ÉTANG.

Mademoiselle Louison m'a fait promettre que je lui donnerais l'Oublieux.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Cela sera bien avisé.

MONSIEUR DE L'ÉTANG.

Ayez donc soin de tout. Adieu.

SCÈNE III.
Mlle DUPRÉ, M11" DE L'ÉTANG.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Si tu me crois, tu te contraindras un peu sur le chapitre de Monsieur Duvivier. Ce ne serait point une mauvaise affaire pour toi que de l'épouser, ni pour moi d'épouser Monsieur Deslandes. Nous sommes jeunes toutes deux; mais nous ne le serons pas toujours. Quand on devient sur l'âge, c'est une belle chose de se trouver la femme d'un homme riche, surtout quand on a aussi peu de bien que nous en avons.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Ce que tu dis est le plus beau du monde, mais...

SCENE IV.
Monsieur Duvivier, Monsieur de L'ÉTANG, Mlle DUPRÉ, Babet.

BABET.

C'est Monsieur Duvivier qui vient pour avoir l'honneur de vous voir.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Quoi ! Le voilà encore !

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Oh ! Oh ! Monsieur, qui vous fait revenir si tôt ?

MONSIEUR DUVIVIER.

Je viens de recevoir une lettre d'un de mes amis qui est à Rouen, et je n'ai pas voulu tarder plus longtemps à vous en faire part. Il me mande qu'on y a pendu cette semaine, trois voleurs de grand chemin ; qu'on y a donné la fleur de lys à deux coupeurs de bourse, et qu'il y est arrivé trois barques chargées de morues. Il m'envoie en même temps le nom de toutes les cloches de la ville de Rouen, avec le nom de leurs parrains et de leurs marraines.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Voilà une belle curiosité !

MONSIEUR DUVIVIER.

Est-ce que vous savez déjà tout cela ? Je gagerais bien que non. Vous savez peut-être que la grosse cloche de la cathédrale s'appelle Georges d 'Amboise, qu'elle a été tenue par Alphonse-Ferdinand de Marinville et Jeanne-Charlotte-Eléonor de Valincour, en l'année mille quatre cent quatre-vingt-dix huit ; mais je suis sûr que vous ne savez point le nom de toutes les cloches des vingt-sept paroisses et des trente-deux couvents qu'il y a dans cette ville. Savez-vous, par exemple, que la grosse moyenne des Cordeliers s'appelle Françoise, que celle des Carmes s'appelle Thérèse, que celle des...

MADEMOISELLE DUPRÉ.

N'en dites pas davantage, s'il vous plaît ; il me semble que j'ai déjà toutes les cloches de Rouen dans la tête.

MONSIEUR DUVIVIER.

J'en demeurerai là, puisque vous me l'ordonnez ; mais assurément, lorsque j'aurai achevé mon recueil de toutes les cloches de France, ce sera un ouvrage très curieux ; il y a déjà vingt libraires qui me le demandent. Cependant, je vois bien que vous n'avez pas de goût pour ces sortes de curiosités ; mais, pour vous faire voir que j'ai plus d'un talent, je veux bien vous dire que j'ai deviné l'énigme du dernier Mercure.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Ah ! Ah ! C'est autre chose. Voilà un titre incontestable de bel esprit.

MONSIEUR DUVIVIER.

Ce peut bien être un titre de bel esprit d'avoir deviné l'énigme, puisque c'en est un de ne pas l'avoir devinée. Pourvu qu'on ait dit quelque chose qui en approche, l'auteur du Mercure n'oserait manquer à mettre le nom de tous ceux qui lui ont envoyé leur explication, quelle qu'elle soit.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Cela n'est pas possible !

MONSIEUR DUVIVIER.

Cela est si vrai que, si vous voulez, je vais vous nommer tous ceux qui n'ont pas deviné celle du dernier Mercure.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Je serais bien aise de savoir le nom de ces beaux esprits-là.

MONSIEUR DUVIVIER.

Il y a Monsieur Trébuchet d'Auxerre, le maître clerc sans barbe de la Place Maubert, l'avocat du Roi du Pont-Audemer, la belle Nanon du Pont-au-Change, le solitaire de la rue Trousse-Vache, et vingt autres encore qui ne me reviennent pas dans la mémoire. Le mot de l'énigme était le Soleil ; quelques-uns l'avaient expliquée du Phoenix, quelques autres du girusol (tournesol), d'autres d'une lanterne, d'autres d'un tournebroche, d'autres... que sais-je, moi ? Je ne puis me souvenir de tout.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Rien n'est plus plaisant que ces devineurs et non devineurs d'énigmes.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Vous êtes bien heureuse, ma cousine, de vous divertir à si peu de frais. Pour moi, cela ne me divertit point du tout, et Monsieur Duvivier me ferait un extrême plaisir de ne m'honorer plus de ses trop fréquentes et ennuyeuses visites.

Elle sort.

SCÈNE V.
Monsieur Duvivier, Madamoiselle DUPRÉ.

MONSIEUR DUVIVIER.

Je suis bien malheureux de déplaire si fort à votre belle et cruelle cousine.Ne m'abandonnez pas, s'il vous plaît, ma chère demoiselle; je ne dirai plus mot si elle veut, ou je ne l'entretiendrai que de choses qui sont de son goût quand je serai assez heureux de le bien connaître.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Vous avez tort, et depuis le temps que vous la voyez, n'avez-vous pas dû remarquer qu'elle a une aversion insurmontable pour certaines choses qui divertissent la plupart du monde ? Je veux vous donner des marques de mon amitié. Quelque chemin que vous preniez pour lui plaire, vous n'en viendrez jamais à bout que vous ne preniez celui que je vais vous dire. Attachez-vous uniquement à faire votre cour à son frère, qui peut tout sur elle ; mais que ce soit avec une continuelle assiduité. Quoiqu'il vous témoigne que vos honnêtetés le fatiguent, poursuivez toujours, car c'est alors qu'il est plus aise qu'on le caresse. La persévérance à vous attacher à lui le gagnera immanquablement, après quoi ce ne sera plus une affaire d'avoir les bonnes grâces de la soeur.

MONSIEUR DUVIVIER.

Vous me redonnez la vie, ma chère demoiselle, et je vais profiter de vos bons conseils.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Votre rupture vient le plus mal à propos du monde ; nous avons ce soir un concert que vous auriez été ravi d'entendre. Nos belles petites voisines viennent souper céans, et Monsieur de l Étang doit faire venir un oublieux pour les divertir.

MONSIEUR DUVIVIER.

Je n'ai point de regret à tous ces plaisirs là dans l'ennui où je suis. Cependant, je vous remercie de l'avis que vous me donnez : je pourrai bien en faire mon profit. Adieu, faites ma paix, je vous en conjure.

ACTE SECOND

SCÈNE PREMIÈRE.
Monsieur Jérôme, Monsieur Deslandes.

MONSIEUR JÉRÔME.

Je n'ai garde de blâmer l'application que tu as à l'étude, elle fait une de mes plus grandes joies, car, quoique je n'aie jamais étudié, je ne laisse pas d'aimer avec ardeur et la science et les savants. Ce m'est une grande consolation que de deux enfants que Dieu m'a donnés, l'un se soit appliqué à connaître tout ce que l'antiquité a de plus curieux, et que l'autre se plaise à recueillir jusques aux moindres circonstances de ce qui se fait parmi nous. Je me vois par là comme en possession de ce qui s'est passé dans tous les siècles. Cependant, comme il n'y a point d'excès qui ne soit vicieux, et qu'il peut y avoir de l'intempérance, selon le sentiment d'un ancien, dans l'usage des meilleures choses, je voudrais que tu misses quelques bornes à l'application que tu donnes à l'étude. Je voudrais que l'usage du monde, les visites des honnêtes gens joignissent un peu de politesse à la science que tu as acquise.

MONSIEUR DESLANDES.

Est-ce que vous croyez, mon père, qu'il se trouve de vraie politesse dans le siècle où nous sommes ?

MONSIEUR JÉRÔME.

Je le crois assurément. Il n'y a qu'à aller à la Cour, ou voir le beau monde de Paris, pour en être persuadé.

MONSIEUR DESLANDES.

La manière dont le beau monde vit à Paris, à la vérité, n'est pas tout à fait si barbare que celle des Goths et des Huns, dont nous descendons, mais elle ne ressemble pas à l'élégance d'allures, ni à l'urbanité de Rome ; ainsi, mon père, soyez persuadé que je me forme plus l'esprit et que je le polis davantage dans la lecture d'un seul chapitre d'Aulu-Gelle ou de Macrobe que dans les visites que je pourrais faire.

MONSIEUR JÉRÔME.

Je n'en crois rien. Regarde comme te voilà bâti. Ta cravate est toute de travers, ton juste-au-corps est si mal boutonné qu'il pend d'un côté quatre doigts plus que de l'autre. Regarde comme tes bas sont roulés. Ôte-moi tes gants : Quelles mains ! Quels ongles bordés de noir ! Voilà un jeune homme bien poli ! Tu as beau lire, tu ne seras jamais qu'un malpropre et qu'un sauvage si tu ne hantes compagnie. J'ai donc résolu de te faire faire connaissance avec Monsieur de l Étang, très habile avocat, avec mademoiselle sa soeur, et une de leurs parentes qui demeure avec eux. Ce sont deux demoiselles de beaucoup de mérite, et qu'il n'est pas que tu n'aies vues passer plusieurs fois devant chez nous. Elles sont belles toutes deux.

MONSIEUR DESLANDES.

Elles sont belles comme les autres.

MONSIEUR JÉRÔME.

Est-ce que tu prétends encore qu'il n'y a plus au monde de belles femmes, comme il n'y a plus de vraie politesse ?

MONSIEUR DESLANDES.

Comme il n'y a plus d'Alexandres ni de Césars, qu'on ne voit plus de Thémistocles, de Périclès ni d'Épaminondas, est-il étrange qu'il ne se trouve plus d'Hélènes, d'Iphigénies, de Cléopâtres, de Pulcheries, et d'autres beautés de la même force.

MONSIEUR JÉRÔME.

Du moins les trouveras-tu un peu jolies.

MONSIEUR DESLANDES.

Elles le sont assurément, mais pourtant quelle différence entre la plus aimable des demoiselles de ce temps-ci et la moindre Glicerium des beaux siècles de l'antiquité ! Mea Glicerium, mea Tertulla, mea Lycea, mea Leucothée : combien de charmes dans ces noms-là seulement, et peut-on, quand on y est accoutumé, entendre parler de Nanons, de Margots, de Fanchons, de Javottes ?

MONSIEUR JÉRÔME.

Tu ne sais ce que tu dis. Quand tu les connaîtras ces Javottes et ces Nanons, elles te feront bien changer de langage. Quoi qu'il en soit, je veux te présenter à ces belles voisines. Je serais bien aise que tu pusses gagner les bonnes grâces de Mademoiselle de l Étang, ou de sa cousine, pour en faire ta femme. Elles n'ont pas beaucoup de bien, mais elles ont beaucoup de vertu et de mérite ; comme Dieu a béni mon travail au delà de mes espérances, je suis persuadé qu'il te serait plus avantageux d'épouser une fille avec peu de bien, mais bonne ménagère, que d'en prendre une qui eût beaucoup de bien et qui dépensât le double de ce qu'elle t'aurait apporté. J'ai passé ma vie à vendre des étoffes, et pendant que je m'en suis mêlé, j'ai vu tant de femmes qui ont ruiné leurs maris, en belles jupes et en beaux manteaux, par la seule raison qu'elles avaient eu beaucoup de bien en mariage, que je n'oserais penser à te donner une fille qui soit un peu riche. Je connais la famille de ces demoiselles-ci ; j'ai connu particulièrement leurs pères et leurs mères, c'étaient de bonnes gens et leurs enfants leur ressemblent; ainsi je serais sûr de n'être pas trompé. Suis-moi et allons leur faire la révérence.

SCÈNE II.
Monsieur Jérôme, Monsieur Deslandes, Babet.

MONSIEUR JÉRÔME.

La belle enfant, n'êtes-vous pas à Mademoiselle de l Étang ?

BABET.

Oui, monsieur, pour vous rendre service.

MONSIEUR JÉRÔME.

Je vous prie de savoir si nous ne l'incommoderions point de lui faire la révérence.

BABET.

Votre nom, s'il vous plaît, Monsieur ?

MONSIEUR JÉRÔME.

Vous lui direz que c'est Monsieur Jérôme et son fils qui souhaiteraient fort avoir l'honneur de la voir.

BABET.

Monsieur Jérôme ?

MONSIEUR JÉRÔME.

Oui, ma fille.

SCÈNE III.
Monsieur Jérôme, Monsieur

MONSIEUR JÉRÔME.

Oh ça, mon fils, il faut s'acquitter de ceci en galant homme, c est à dire avec une honnête hardiesse mêlée de respect et de civilité. Comme tu tiens ton,chapeau ! Tiens-toi droit, tourne tes pieds en dehors. Allons, voici qu'on vient.

SCÈNE IV.
Monsieur Jérôme, Monsieur Deslandes, Madamoiselle de L'Étang, Mademoiselle Dupré, Babet.

MONSIEUR JÉRÔME.

Mademoiselle, votre très humble et très obéissant serviteur. Nous venons nous acquitter de nos devoirs et user de la liberté que donne le voisinage. Voici mon fils que je vous amène. C'est un jeune homme qui n'a pas vu encore beaucoup de monde et à qui il sera très avantageux d'avoir le bien de votre connaissance. Il a de l'étude, il a des lettres ; mais il lui manque cette agréable politesse qu'on ne trouve qu'auprès des dames, et des dames d'un mérite comme le vôtre. C'est un coeur tout neuf et tout entier, et qui n'a encore brûlé d'aucune flamme. Avancez, mon fils... Mais, qu'est il devenu ?

BABET.

Il s'est enfui.

MONSIEUR JÉRÔME.

Permettez-moi, Mademoiselle, d'aller voir ce qu'il est devenu.

SCÈNE V.
Mademoiselle de L'Étang, Mademoiselle Dupré.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

On nous l'avait bien dit que les deux fils de Monsieur Jérôme étaient d'une humeur aussi opposée. On ne peut se défaire du cadet et on ne peut retenir l'aîné. Voilà une assez plaisante aventure !

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG, riant.

Voir ce bonhomme qui court après son fils, est-ce quelque chose d'incomparable ! « Voilà mon fils que je vous amène ; avancez, mon fils... » Et puis, néant ! Si ce bonhomme revient, comment nous empêcher de lui rire au nez ?

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Gardons-nous-en bien, ni de faire semblant que cela nous étonne.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

« Voilà mon fils que je vous amène..., « Avancez mon fils... »

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Ris tant que tu voudras présentement, mais prends ton sérieux, je t'en prie, quand il viendra.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

J'y ferai mon possible, mais je ne réponds de rien.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Tu serais folle à mettre aux Petites-Maisons. Tout ceci est peut-être de plus grande conséquence que tu ne crois. Soyons sages, je t'en conjure, et ne gâtons rien. Le voici qui revient à nous.

SCÈNE VI.
Monsieur Jérôme, Mademoiselle de L'Étang, Mademoiselle Dupré.

MONSIEUR JÉRÔME.

Je l'ai trouvé dans son cabinet avec sa robe de chambre et qui lisait dans un gros livre comme si de rien n'eût été. Je vous avoue que cette humeur sauvage là me déplaît beaucoup.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Cela ne m'étonne point, vous lui aviez donné un personnage difficile à faire. Il fallait s'avancer avec des révérences bien compassées, nous saluer l'une après l'autre, et nous faire à chacune un petit compliment. C'était une espèce d'entrée de ballet qu'il faut avoir répétée plus d'une fois pour la bien faire. Je sais un moyen excellent pour remédier à ce petit désordre, qui, franchement, ne nous déplaît pas, parce qu'il marque une certaine crainte respectueuse dont on n'est pas fâchée d'être la cause. Ce soir nos petites voisines qui chantent si bien viendront souper céans et y faire concert. Vous n'avez, Monsieur, qu'à nous faire l'honneur d'être de la partie et de l'amener avec Monsieur Duvivier, qui est de nos bons amis il y a longtemps. À la faveur du concert et de la bonne compagnie qu'il y aura, nous ferons petit à petit connaissance.

MONSIEUR JÉRÔME.

Cela est le mieux pensé du monde, mais ce serait prendre trop de liberté d'en user si familièrement pour la première fois.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Monsieur, c'est sans façons ; vous nous ferez un vrai plaisir à mon frère, à ma cousine et à moi.

MONSIEUR JÉRÔME.

Je me rends à vos offres, elles sont faites de si bonne grâce qu'on ne peut pas les refuser.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Je suis persuadée, Monsieur, que vous n'étiez pas si farouche que cela dans votre jeune temps.

MONSIEUR JÉRÔME.

Non, assurément, mademoiselle. J'ai toujours fait profession d'estimer, d'aimer et d'honorer le beau sexe et de rendre aux dames tous les services dont j'étais capable. Vous en direz ce qu'il vous plaira, mais les hommes étaient, de mon temps, plus civils, plus honnêtes et plus galants qu'ils ne sont aujourd'hui. J'ai été pendant dix ans d'une société aussi jolie qu'il y en eût à Paris. Madame Morineau en était, la belle Madame Trousser, Mademoiselle Belin, fille d'esprit, s'il y en eût jamais, Monsieur Oudry, monsieur,... monsieur... Hé, là ! Le secrétaire de ce Maître des Requêtes qui était si riche, dont le fils a épousé la fille de monsieur... Aidez moi... Ce gros partisan, qui a une si belle maison ici auprès de Paris... Eh ! Mon Dieu, à ce village où tout le monde va se promener ?...

MADEMOISELLE DUPRÉ.

À Auteuil ?... À Saint-Cloud?...

MONSIEUR JÉRÔME.

Non, c'est ce village où on mange de si bonnes fraises.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

À Montreuil?...

MONSIEUR JÉRÔME.

Non.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

À Nogent sous le bois ?...

MONSIEUR JÉRÔME.

Non.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

À Bagnolet ?...

MONSIEUR JÉRÔME.

Justement. Il n'est pas que vous n'ayez vu cette maison-là ?

MADEMOISELLE DUPRÉ.

C'est une maison où il y a quantité de fontaines et un grand bois de haute futaie ?

MONSIEUR JÉRÔME.

C'est cette maison-là même.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Nous y avons été plus de vingt fois. C'est une promenade que nous aimons plus qu'aucune autre. Nous nous y sommes bien diverties.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Il nous arriva une fois l'aventure du monde la plus plaisante par la bêtise d'un laquais... Mais où en étions-nous, et par où sommes-nous venus dans cette maison de campagne ?

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Je n'en sais rien.

MONSIEUR JÉRÔME.

Ni moi non plus. Ah ! Je me souviens ! C'est que cette maison appartenait au beau-père du fils du Maître des Requêtes, dont un galant homme de notre société était le secrétaire. Quoi qu'il en soit, nous passions le temps comme des rois, et je n'ai point regret à ma jeunesse. Je veux vous entretenir ce soir des bons tours que nous faisions, puisque vous voulez bien que mes enfants et moi ayons l'honneur de souper avec vous. Ainsi, je vais vous dire adieu jusqu'au revoir.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Nous vous attendrons, monsieur, et votre compagnie, avec impatience.

ACTE TROISIÈME

SCÈNE PREMIÈRE.
Mademoiselle de L'Étang, Mademoiselle Dupré.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Est-il possible que tu n'aIes pu voir encore le pauvre Duvivier pour lui faire des excuses de ma brusquerie ? Je t'avoue qu'il m'a fait pitié et que je suis inconsolable du chagrin que je lui ai donné.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Tu es bien fille ! Ce matin tu ne le pouvais souffrir, et te voilà toute inquiète de ne pas le voir. Que veux-tu que je te dise ? Il était outré de douleur, et je ne crois pas qu'il remette jamais les pieds céans.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

J'en serais au désespoir, car il faut que je te dise la vérité, le chagrin que j'avais contre lui ne venait point tant du peu d'agrément de sa conversation que de ce qu'on m'avait dit qu'il en aimait une autre ; mais je viens d'apprendre qu'il n'y a rien de plus faux et qu'on avait pris plaisir à me donner cette alarme.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Je te promets que je n'oublierai rien pour le faire revenir et vous remettre tous deux bien ensemble. Mais écoute ce qui m'est arrivé. J'étais sortie pour faire une visite dans le quartier ; deux hommes, à quatre pas de moi, ont mis l'épée à la main pour se battre ; je me suis jetée à corps perdu dans la première maison que j'ai rencontrée, c'était justement la maison de Monsieur Jérôme, où j'ai trouvé d'abord, face à face, Monsieur Deslandes qui accourait au bruit qu'on faisait dans la rue. Il a tressailli en me voyant, et je crois qu'il a été aussi effrayé de me voir que je l'ai été de voir des épées nues ; cependant, comme le plus fort en était fait, et qu'il n'était plus question de compliments ni de révérences, il s'est un peu remis et m'a dit fort galamment qu'il ne pouvait être fâché de cet accident, quelque frayeur qu'il m'eût donnée, parce qu'il était cause du bonheur qu'il avait de me voir. Je suis la plus trompée du monde si je ne lui ai touché le coeur.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Si tu en es bien persuadée, cela est vrai. Mais ne nous trompons point là-dessus. On nous fait plaisir quand on nous dit qu'on nous aime ; mais pour l'ordinaire on ne nous apprend rien de nouveau.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Je lui ai dit que nous faisions notre compte de l'avoir ce soir à souper. Il m'a dit que son père l'en avait averti et qu'il en avait la plus grande joie du monde.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Tu peux te vanter d'avoir fait un miracle, car n'en est-ce pas un d'avoir fait, en moins d'un quart d'heure, d'un homme fort sauvage un homme fort galant ? Tu dois être fière d'une telle métamorphose.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Il faut voir ce que cela deviendra.

SCÈNE II.
Monsieur de L'Étang, Mademoiselle de L'Étang, Mademoiselle Dupré.

MONSIEUR DE L'ÉTANG.

Je ne sais pas à qui en veut Monsieur Duvivier, il s'est acharné sur moi de la plus étrange manière du monde... Il ne m'a pas abandonné un moment depuis que je vous ai quittées. Il n'y a rien que je n'aie essayé pour m'en défaire, mais inutilement. Je suis entré chez un de mes amis, feignant d'avoir quelque chose d'importance à lui dire, en sortant j'ai trouvé Monsieur Duvivier sur le pas de la porte qui m'attendait et qui a recommencé à me fatiguer de ses nouvelles et surtout de ses protestations d'amitié qu'il a réitérées plus de cent fois et en cent manières différentes ; je l'ai eu sur le corps toute la journée.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Voilà, mon frère, ce que c'est que d'être si aimable : le grand mérite a ses incommodités aussi bien que ses avantages. Il est bien fâcheux assurément de s'entendre louer sans cesse et de se voir accablé de marques d'amitié, de respect et d'estime. Il faut une grande vertu pour soutenir courageusement et de bonne grâce le poids d'une telle affliction.

MONSIEUR DE L'ÉTANG.

Oh ! Oh ! J'entends la raillerie et j'avoue franchement que je l'ai bien méritée ; mais raillerie à part, nous avons tous deux tort. Monsieur Duvivier est un fort honnête homme qui s'est donné à nous, qui fait tous ses efforts pour nous plaire et pour gagner notre amitié ; et nous, parce que ses manières ne reviennent pas aux nôtres qui sont peut-être pires que les siennes, car nous avons l'un et l'autre un air fier et une brusquerie qui, apparemment, ne plaisent pas à bien du monde, nous le traitons du haut en bas et nous nous fâchons de ce qu'il nous aime. Nous ferions bien de nous corriger de cette impertinence et de cette injustice.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Mademoiselle votre soeur n'est pas moins repentante que vous du péché dont vous vous accusez ; mais il y a un moyen de réparer tout : Monsieur Jérôme, Monsieur Deslandes et Monsieur Duvivier viennent souper céans aujourd'hui.

MONSIEUR DE L'ÉTANG.

Monsieur Jérôme ! Et par quelle aventure vient il souper céans ?

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Il est venu nous voir cette après-dînée, on s'est mis à parler de nos aimables petites voisines, Monsieur Jérôme a témoigné une si grande envie de les entendre, que ma cousine, ayant dit qu'elles venaient souper céans, en a aussi prié Monsieur Jérôme et sa famille, ce qu'il a accepté avec sa franchise ordinaire.

MONSIEUR DE L'ÉTANG.

J'en ai bien de la joie : mais avez-vous bien donné ordre à tout ?

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Nous avons le plus joli souper du monde, vous en serez content. La compagnie n'a qu'à venir quand il lui plaira.

MONSIEUR DE L'ÉTANG.

Surtout un Oublieux, Mademoiselle Louison ne me le pardonnerait pas.

SCÈNE III.
Monsieur de L'Étang, Mademoiselle de L'étang, Mademoiselle Dupré, Mademoiselle Manon, Mademoiselle Louison.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

La voilà elle-même et mademoiselle sa soeur.

MONSIEUR DE L'ÉTANG.

Soyez les très bienvenues, mes belles demoiselles. Nous vous sommes bien obligés, et à madame votre bonne maman qui a bien voulu vous laisser venir. Asseyons-nous, s'il vous plaît. J'ai chanté toute la nuit le petit air à boire que vous chantâtes hier au soir.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Il est admirable. Je n'ai jamais rien ouï qui m'ait tant plu.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Ce qui me charme, c'est d'entendre Mademoiselle Louison chanter la basse.

MADEMOISELLE MANON.

Si vous voulez, nous vous la chanterons tout à l'heure.

MONSIEUR DE L'ÉTANG.

Vous ne sauriez nous faire un plus grand plaisir.

Elles chantent un air à boire.

SCÈNE IV.
Babet, Monsieur de L'Étang, etc.

BABET, à Monsieur de l'Étang.

Madame la Marquise de Bergerac est là bas dans son carrosse qui vous prie de vouloir bien descendre.

MONSIEUR DE L'ÉTANG.

Je suis bien misérable ! Je commence à prendre un peu de plaisir, et cette maudite chicaneuse vient m'en arracher impitoyablement. Il n'y a que moi au monde à qui cela arrive. Je reviendrai bientôt ou je ne pourrai.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Nous ne l'aurons d'une heure. C'est une vieille plaideuse qui prend plus de plaisir à entendre parler de procès que nous n'en prenons à entendre de la musique. Cependant ne laissons pas de continuer. Recommençons, s'il vous plaît, le petit air à boire.

Elles chantent.

SCÈNE V.
Monsieur Jérôme, Monsieur Deslandes, Mademoiselle Dupré, etc.

MONSIEUR JÉRÔME.

Nous voici, Mademoiselle, rendus à vos ordres.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Et où est Monsieur Duvivier ?

MONSIEUR JÉRÔME.

C'est un libertin qui n'est presque jamais chez moi. J'ai donné ordre que s'il revenait on l'envoyât ici.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Si vous voulez bien prendre des sièges et donner audience, vous entendrez quelque chose qui vous plaira assurément. Mesdemoiselles, le petit air que vous chantiez, s'il vous plaît.

Elles chantent.

MONSIEUR JÉRÔME.

Cela est beau, cela est harmonieux. J'admire la nature qui a bien voulu donner à cette jeune demoiselle ce qu'elle n'accorde qu'aux mâles les plus mâles. On est agréablement surpris de voir sortir d'une belle petite bouche une voix qui ne sort d'ordinaire que d'une bouche bien grande et bien barbue. Cela me ravit.

Elles continuent à chanter.

MADEMOISELLE LOUISON.

J'entends un Oublieux.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Écoutons.

L'OUBLIEUX, derrière le théâtre.

Oublies ! Oublies ! Ho ! Ho ! Ho ! Hay!

MADEMOISELLE DUPRÉ.

C'est l'Oublieux lui-même, il le faut appeler... Babet !

BABET.

Plaît-il, Mademoiselle ?

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Allez appeler l'Oublieux. Eh bien, Mademoiselle Louison, vous allez voir un Oublieux.

MADEMOISELLE LOUISON.

Je n'en ai point vu encore. Je les entends tous les soirs qui crient : Où sont-ils ? Où sont-ils ? Ho, ho, hay ! Ils me font peur quelquefois ; mais je crois que je n'aurai pas peur en si bonne compagnie.

SCÈNE VI.
Les mêmes.
Monsieur Duvivier, habillé en Oublieux, entre sur le théâtre.

MONSIEUR JÉRÔME.

Oh ! Oh ! Voilà un joli Oublieux. C'est un vrai Oublieux pour les dames. Tu es bien propre, mon ami ?

L'OUBLIEUX.

Pargué, Monsieur, il faut bien que je soyons un peu propre, puisque j'avons l'honneur de hanter quelquefois les bonnes compagnies, comme par exemple. Je ne sommes pas magnifique, mais, comme dit l'autre, pauvres gens ne sont pas riches.

MONSIEUR JÉRÔME.

Gagne-t-on encore sa vie au métier d'Oublieux?

L'OUBLIEUX.

Là, là, tellement, quellement. Il faut bien que tout le monde vive, larrons et autres. Il y a toujours des provinciaux, des clercs de procureur et de notaire, des garçons de boutique. J'allons aussi dans les auberges, où il y a toujours des Allemands de toute sorte de pays.

MONSIEUR JÉRÔME.

Que veux-tu dire, des Allemands de toute sorte de pays ?

L'OUBLIEUX.

Il y en a d'Angleterre, de Pologne, de Danemark, que sais-je, moi ? Je n'entends point leur baragouin, mais ils ont de bonnes pièces de quinze sols et de trente sols que je boutons fort bien dans notre escarcelle.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Tu es grand causeur, mon ami.

L'OUBLIEUX.

Dame, l'on me demande et je réponds.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Ton corbillon est-il plein ?   [ 1 Corbillon : Sorte de petite corbeille. [L]]

L'OUBLIEUX.

Il est si plein qu'il s'en va par dessus.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Il faut que Mademoiselle Louison joue contre l'Oublieux.

MADEMOISELLE LOUISON.

Je ne sais pas le jeu.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Je vous dirai quand vous aurez gagné. Vous n'avez qu'à bien remuer les dés.

MONSIEUR JÉRÔME, à Mademoiselle Duprê.

Vous êtes là en grande conférence avec mon fils, vous l'avez bien apprivoisé ?

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Je lui suis bien obligée de la complaisance qu'il a de vouloir bien s'entretenir avec moi.

MONSIEUR JÉRÔME.

Je ne sais s'il a eu la force de vous dire les sentiments qu'il a pour vous, mais je sais qu'il vous estime infiniment, il me l'a déclaré tantôt ; je souhaiterais bien, Mademoiselle, que vous pussiez avoir quelque bonne volonté pour lui.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Ce me sera toujours beaucoup d'honneur et un grand avantage d'avoir quelque part dans les bonnes grâces de Monsieur Deslandes.

MONSIEUR DESLANDES.

Mon père me fait bien du plaisir de parler comme il fait, et jamais il ne m'a été si bon père.

MONSIEUR JÉRÔME.

Voyez comme il est devenu galant auprès de vous. Or ça, Mademoiselle, il n'y a qu'un mot qui sert. Vous savez ma franchise. Peut-il espérer de vous être agréable ? C'est une affaire faite si vous le voulez bien.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Avec la même franchise je vous dirai, Monsieur, que rien ne me saurait être plus agréable, pourvu que mon cousin, qui est mon tuteur, comme vous savez, le veuille bien.

MONSIEUR JÉRÔME.

Je suis sûr qu'il ne vous en dédira pas, et que...

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

L'Oublieux est un galant homme ; il nous a vidé tout son corbillon et il nous donne encore des macarons par dessus.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Cela est fort bien, mais ce n'est pas assez ; il faut qu'il dise la chanson.

L'OUBLIEUX.

Qu'à ça ne tienne. Je ne l'ai jamais chantée de si bon coeur que je vais la chanter. Il me faut un plat et une assiette.

On apporte un plat à l'Oublieux et il chante.

Quand une dame est bien jolie,

Je me laisse aussitôt charmer,

Et pour peu qu'elle me veuille aimer

Jamais je ne l'oublie.

5   Oublies, oublies ! ho! ho ! ho ! hay !

Charlotte, m'appelez-vous ?

     

Bien souvent c'est une folie

De laisser prendre ainsi son coeur;

Mais pour peu qu'elle ait eu de douceur

10   Jamais je ne l'oublie.

Oublies, oublies! ho! ho ! ho! hay ! etc.

     

MADEMOISELLE DUPRÉ.

J'oubliais, Monsieur, à vous dire que je ne puis accepter l'offre que vous me faites, que vous ne m'ayez accordé une chose que je vais vous demander.

MONSIEUR JÉRÔME.

Vous n'avez qu'à dire : si elle est en mon pouvoir, je ne vous refuserai pas assurément.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Elle est tout à fait en votre pouvoir. C'est que vous trouviez bon que l'Oublieux que voilà épouse ma cousine.

MONSIEUR JÉRÔME.

Voilà deux choses que je ne comprends pas, l'une que votre cousine épouse un Oublieux, et l'autre qu'elle ait besoin pour cela de mon consentement. Expliquez-vous, s'il vous plaît.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Il n'est pas nécessaire que je m'explique, il ne s'agit que de vouloir bien que ma cousine épouse l'Oublieux.

MONSIEUR JÉRÔME.

Je le veux de tout mon coeur, si elle le veut bien. Voilà un ragoût bien étrange pour une demoiselle, que de vouloir épouser un Oublieux. Mais quoi, il y a des fantaisies de toutes les couleurs, et comme dit le proverbe espagnol : de gustibus non est disputandum.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Il est bon, Monsieur, que vous connaissiez l'Oublieux, qui vous a tant d'obligation. Regardez-le bien de près, et voyez s'il ne vous souvient point de l'avoir vu quelque part.

MONSIEUR JÉRÔME.

Que vois-je ! C'est mon fils. Que veux-tu dire, malheureux, de te déguiser de la sorte ?

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Ne le querellez point, s'il vous plaît. Il aime ma cousine, il y a déjà longtemps. Elle lui avait défendu de la voir pour des raisons qui ne valent guères, et lui, pour la voir sans contrevenir ouvertement à ses ordres, il s'est avisé de se travestir en Oublieux.

MONSIEUR JÉRÔME.

Je lui sais bon gré, et il ne tiendra qu'à Mademoiselle que tout le monde ne soit content.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Si tu en es d'accord, nous épouserons aujourd'hui les deux fils de monsieur, toi le cadet et moi l'aîné.

MADEMOISELLE DE L'ÉTANG.

Si mon frère y consent, comme je n'en doute pas, j'en suis très satisfaite.

MADEMOISELLE DUPRÉ.

Allons souper, il en est temps. Monsieur de l Étang sera revenu avant que nous soyons à table. Entrez, s'il vous plaît, Monsieur, nous vous suivons.

L'OUBLIEUX, en prenant la main de sa maîtresse, chante :

Et pour peu qu'elle me veuille aimer

Jamais je ne l'oublie.

Oublies, oublies ! ho ! ho ! ho ! hay! etc.

 



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Notes

[1] Corbillon : Sorte de petite corbeille. [L]

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