COMÉDIE EN UN ACTE ET EN VERS
1888. Tous droits réservés.
R. PALEFROI
PARIS, PAUL OLLENDORF, éditeur, 28 bis, rue de Richelieu.
EVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HERISSEY.
Texte établi par Paul FIEVRE mars 2024.
Publié par Paul FIEVRE, mars 2024.
© Théâtre classique - Version du texte du 31/03/2025 à 09:35:47.
Regina cui meretrecii appetentia maxima fuit.
PÉTRONE.
Corinthe éleva un temple à Vénus où plus de mille courtisanes furent consacrées. C'est de ce séminaire que sortirent la plupart des beautés célèbres dont Athénée a osé écrire l'histoire , ... Plusieurs cités de la mer Égée, à l'imitation de Corinthe, avaient formé des écoles de courtisanes.
Montesquieu.
PERSONNAGES.
AGIS, roi de Sicyône.
ANTIPHRON, philosophe.
SOSTRATE, philosophe.
MÉNÈDÈME, esclave.
CHOEUR DE PHILOSOPHES.
DROPIDÈS, coryphée.
LAÏS, reine de Sicyône.
PHRYNÉ, courtisane athénienne.
GARDES DU ROI.
La scène se passe au village de Choris, à vingt stades environ de Sicyône, le septième jour du mois de Boédromion, la première année de la quatre-vingt-treizième olympiade.
Texte extrait de "Théâtre Bizarre, trilogie fantaisiste", Paris, Paul Ollendorf, 1879. pp 11-57
UNE VOCATION
Le théâtre représente les jardins du palais d'été du roi de Sicyône. À droite, une grotte ; à gauche, un bosquet de cactus et de lauriers. Au fond, un gazon vert ombragé par de grands arbres.
SCÈNE PREMIÈRE.
ANTIPHRON, seul.
Au lever du rideau, il dort couché sur l'herbe, se réveille, s'étire et se lève en baillant.
Ah ! Debout, Antiphron. C'est assez de paresse !
Cynique, songe bien qu'un des rois de la Grèce,
Le prince Agis, t'a fait son professeur de droit.
Tâche d'être, à ses yeux, savant, comme il te croit,
5 | Et réfléchis, avant d'exposer ton système, |
Que l'on n'enseigne bien que ce qu'on sait soi-même.
Ouvrant ses tablettes.
Texte admirable, et qui fait naître le dégoût
De l'adultère ; un peu court pourtant, et surtout
Trop clair. - Car c'est l'honneur de la jurisprudence,
10 | De ne jamais parler la langue qui condense ; |
D'étendre longuement, en de pompeux discours,
Des choses qui seraient simples sans son concours ;
Rendant mystérieuse, aux yeux mêmes du sage,
La loi dont un enfant expliquerait l'usage ;
15 | Et faisant bien obscure, à l'aide des grimauds, |
La règle qui sans eux serait claire en deux mots.
Il s'assied sur un banc de gazon, et médite les yeux fixés sur ses tablettes.
SCÈNE II.
Antiphron, Ménedème.
ANTIPHRON, appelant.
Ménédème... où vas-tu ?
MÉNÉDÈME.
Je cours chercher Sostrate.
ANTIPHRON.
Pourquoi courir ? La vie est longue.
MÉNÉDÈME.
Je m'en flatte !
Mais c'est un accident ! !
ANTIPHRON.
Agréable ?
MÉNÉDÈME.
Étonnant.
20 | Chilon, son oncle, est mort de joie en apprenant |
Qu'il avait remporté, dans la lutte olympique,
Le prix du pugilat !
ANTIPHRON.
C'est une mort épique !
MÉNÉDÈME.
Certes : et ce coup de poing est un beau coup de poing.
Quel héritier futur ne nous l'envierait point ?..
25 | Ce Chilon, qui mourut... avec munificence, |
Nous doit du reste encor de la reconnaissance.
ANTIPHRON.
Chilon ?
MÉNÉDÈME.
C'était, en somme, un fort piètre garçon,
Sans talent, sans esprit... Mais grâce à la façon
Dont il a su franchir... le dernier des passages,
30 | La Cité le fait mettre au nombre des sept sages ! |
ANTIPHRON.
Je ne reconnais pas ma patrie à ce trait.
MÉNÉDÈME.
Vous n'êtes pas d'avis que c'est un juste arrêt ?
ANTIPHRON.
Faut-il que ton esprit soit plein de balourdise !
Si mes concitoyens faisaient une sottise,
35 | Je les reconnaîtrais. - Tu te trompes. |
MÉNÉDÈME.
Non pas. |
ANTIPHRON.
La meilleure action d'un homme est son trépas.
C'est le moment vraiment heureux de votre vie,
Quand par l'ordre des dieux elle vous est ravie ;
Et l'on devrait, au lieu de se plaire à vieillir,
40 | Chercher, aussitôt né, le moyen de mourir. |
C'est le but qu'ici-bas le sage se propose...
MÉNÉDÈME.
Vous vivez, cependant.
ANTIPHRON.
Oh ! moi ! !.. c'est autre chose :
Je suis un demi-dieu, parmi vous égaré,
Et tu n'as pas l'espoir de m'être comparé.
45 | Je présume ! Mais va, va rejoindre ton maître, |
Ménédème, il t'attend : je vois Agis paraître,
C'est moi qu'il cherche. Adieu.
MÉNÉDÈME.
Que les sages sont fous !
Exit Ménédème.
SCÈNE III.
Antiphron, puis Agis.
ANTIPHRON.
Agis paraît songeur. - Ce que c'est que de nous !
Salut, Prince.
AGIS.
Bonjour.
ANTIPHRON.
Qu'as-tu donc ? Ton visage
50 | Semble celui d'un chien qu'on fouette, ou d'un sage |
Qui rumine ; est-il vrai ?
AGIS.
Tu ne t'es pas trompé,
Et tu vois un époux vraiment... préoccupé.
ANTIPHRON.
Il suffit, et je sais ce que ton coeur redoute.
AGIS.
Tu sais...
ANTIPHRON.
J'ai soixante ans, j'ai dû voir sur ma route
55 | Le vice, bien des fois, prendre le nom d'amour, |
Et la vertu sombrer plus souvent qu'à son tour.
AGIS, vivement.
Les choses, Antiphron, ne sont pas si certaines,
Et je ne fais encor qu'hypothèses lointaines.
ANTIPHRON.
Vain espoir ! À mes yeux le principe est posé :
60 | Le fait étant possible, il est réalisé. |
AGIS.
Tu n'es pas rassurant.
ANTIPHRON.
Que veux-tu que j'y fasse ?
C'est mon avis qu'il faut voir les choses en face.
AGIS.
Mais...
ANTIPHRON.
La raison l'ordonne ! On l'a trop oublié.
AGIS.
Tu parlais autrement quand tu t'es marié,
65 | Et que ta femme t'a... |
ANTIPHRON, vivement.
D'abord, on le suppose ; |
Mais je n'en crois rien.
AGIS.
Puis ?
ANTIPHRON.
Puis, moi !... C'est autre chose !
AGIS.
C'est autre chose ? - Ah ! bien, très bien : cette raison
Suffit pour me convaincre et m'ouvre un horizon.
ANTIPHRON.
Du reste, ce qui fait croître mon indulgence,
70 | C'est que je suis veuf. - J'ai toujours eu de la chance. |
AGIS.
Soit : mais je n'en suis pas encore au même point,
Et le rôle d'époux dupé ne me plaît point.
ANTIPHRON.
Remercions alors, d'un appui manifeste,
Les dieux, qui m'ont fait voir, dans un vieux palimpseste,
75 | Une loi merveilleuse, où ton cas est prévu ; |
Parle ! - Suis-je de ceux qu'on prend au dépourvu ?
AGIS.
Non : mais promenons-nous, car je hais l'inertie ;
Songe que je suis celui qui justicie. [ 1 Justicier : Punir quel qu'un d'une peine corporelle, en exécution de sentence ou d'arrêt. [L]]
Ils se mettent à se promener.
ANTIPHRON.
Tu veux punir : retiens ma leçon de ce jour.
Professant.
80 | L'adultère, te dis-je, est un crime d'amour, |
Qu'on est accoutumé de juger illicite...
Exeunt.
SCÈNE IV.
Phryné, Laïs.
PHRYNÉ.
Allons, adieu, Laïs, il faut que je te quitte :
Mais de ces quelques jours mon coeur est satisfait,
Et je n'oublierai pas l'accueil que tu m'as fait.
LAÏS.
85 | Tu pars... Tu vas donc faire évanouir, ma belle, |
Tous les doux souvenirs que ton nom me rappelle.
PHRYNÉ.
Quoi ! Des pleurs ! N'es-tu pas heureuse ?
LAÏS.
Moi ?.. Grands dieux
Ah ! Je compare, avec des larmes dans les yeux,
Ces jours, ces tristes jours, dont rien ne me console,
90 | Au temps où nous étions camarades d'école. |
PHRYNÉ.
Tu t'en souviens encore ?
LAÏS.
Ah ! si je m'en souviens !
Lesbos et ses forêts ! je les vois d'ici, tiens !
Ses grands bois de figuiers et ses chênes antiques,
Ses gazons verdoyants, ses palais, ses portiques,
95 | L'asile où l'on prenait plaisir à nous former, |
Où l'on nous enseignait la science d'aimer ;
Où l'on nous exerçait, sous les étoffes blanches,
À cambrer notre taille, en balançant les hanches,
À marcher mollement d'un pas voluptueux,
100 | À donner notre coeur dans un clignement d 'yeux. |
PHRYNÉ.
Oui, c'était, j'en conviens, une vie assez douce.
LAÏS.
Nous allions nous asseoir sur les tapis de mousse,
Quand la lune brillait au ciel diamanté.
Nos rêves nous faisaient l'avenir enchanté.
105 | Et lorsque nous priions sous le temple de lierre, |
C'était vers Cupidon que montait la prière.
PHRYNÉ.
Nous étions des enfants : mais j'en dois convenir,
Je garde, comme toi, ce charmant souvenir.
Les plaisirs, cependant, me sont restés fidèles :
110 | L'âge, qui nous mûrit en nous rendant plus belles, |
Donne-t-il au printemps toute sa volupté,
Et ne garde-t-il pas du bonheur pour l'été ?
LAÏS.
Heureuse Phryné ! - Moi ! la cruelle nature
À l'ennui dévorant m'a livrée en pâture.
PHRYNÉ.
115 | Mais que me dis-tu là, grands dieux ? |
LAÏS.
La vérité. |
PHRYNÉ.
Laïs, que j'ai connue ardente de gaîté,
Et qui nous paraissait avoir fait un beau rêve !...
LAÏS.
Si je fus gaie un jour, va, ma gaîté fut brève ;
Et dès le lendemain le bonheur avait fui :
120 | Mon palais est un temple ayant pour dieu, l'ennui. |
PHRYNÉ.
Bah ! nous nous ennuyons, faites comme nous sommes ?
Voyons, Laïs ; voyons : dans ce pays, les hommes
Ne sont pourtant pas mal ?
LAÏS.
Eh ! je n'en vois jamais,
Je ne m'y connais plus.
PHRYNÉ.
Mais moi, je m'y connais,
125 | Et comme d'être aveugle on ne t'a pas forcée... |
LAÏS.
Phryné ! tu ne sais pas ce qu'est un gynécée :
Un sombre appartement fermé de toutes parts,
Où l'épouse se doit dérober aux regards.
(Car, même en ces jardins, je n'aurais pu te suivre. [ 2 THyrôre : portier. [L]]
130 | Si je n'avais pas su que le thyrôre est ivre.) |
Enfermée au milieu d'esclaves, tout le jour,
Il me faut travailler sans dire un mot d'amour,
Dés l'aurore, adonnée aux ouvrages d'aiguille,
Ou filant lentement ma quenouille en famille.
PHRYNÉ.
135 | Ton époux ? |
LAÏS.
J'ai parfois le plaisir de le voir, |
À l'heure où nous prenons notre repas du soir,
- Et pour doubler l'ennui contre lequel je lutte,
Il me régale alors d'un petit air de flûte.
PHRYNÉ.
Voilà bien les plaisirs les plus fastidieux !
LAÏS.
140 | Parfois on me permet d'aller prier les dieux ! |
Je cherche à me distraire en gagnant leur clémence :
Et puis le lendemain, Phryné, je recommence.
PHRYNÉ.
Ah ! Ma pauvre Lais, je comprends ton chagrin
Maintenant : mais on doit pouvoir y mettre un frein.
145 | Voyons n'as-tu jamais rien fait pour te distraire ? |
Rien tenté pour chasser ce bonheur funéraire ?
LAÏS.
Hélas !
PHRYNÉ.
Je te croyais le coeur plus aguerri !
Voyons, parle ! Tu n'as pas trompé ton mari
LAÏS.
Comment veux-tu ? Tromper le maître à domicile !
PHRYNÉ.
150 | Quoi !... Tu n'as pas ? |
LAÏS.
Phryné, c'était bien difficile ! |
Je l'ai fait cependant.
PHRYNÉ, avec joie.
Je te retrouve enfin.
LAÏS, soupirant.
Ça ne m'a pas suffi, mon coeur a toujours faim.
Ah ! que je porte envie à tes amours fécondes :
Avoir autant d'amants que le ciel a de mondes !
155 | Jouer près des humains le rôle de Vénus ; |
Et pouvoir tour à tour serrer dans ses bras nus
Tantôt un magistrat, tantôt un militaire ;
Passer du jeune au vieux, de l'aimable à l'austère ;
Tout cela, sans remords, sans contrôle, sans loi !
160 | Le voilà, ce bonheur qui n'est plus fait pour moi. |
PHRYNÉ, non sans quelque hauteur.
Il faut de son état se faire Partisane ;
Avais-tu ce qu'il faut pour être courtisane ?
LAÏS.
Ah ! Oui, va ; je l'avais ! - Si tu restais, au moins,
Nous en pourrions causer.
PHRYNÉ.
Les dieux me sont témoins
165 | Que je le voudrais ; mais une telle escapade |
Pourrait bien contre moi fâcher Alcibiade.
LAIS, souriant.
Ah ! c'est donc lui !..
PHRYNÉ.
Mon dieu, c'est lui... pour le moment.
Car ma fidélité n'a pas fait de serment.
LAÏS.
Est-il riche ?
PHRYNÉ, montrant une bague.
Je tiens de lui cette améthyste.
LAÏS.
170 | Qu'elle est belle ! |
PHRYNÉ.
Ah ! Laïs, c'est l'oeuvre d'un artiste, |
D'un certain Mégathon, à me plaire assidu,
Et qui ne perdra rien pour avoir attendu.
Quand on est la maîtresse, on peut changer de maître.
Qui sait ? Ce Mégathon sera Demain peut-être,
175 | Laïs ; mais rien n'est sûr. - Alcibiade, lui, |
A droit de se vanter tout haut d'être Aujourd'hui.
Cliton, c'était Hier, et cette aigue-marine
Est le dernier présent de son âme chagrine...
Bah ! son tour reviendra peut-être avec le temps ;
180 | Car mon coeur ne sait pas faire de mécontents. |
J'ai pour amoureux tout le parti démocrate,
Méphore, Dioclés, Philotime,.. Socrate.
LAÏS.
Socrate !
PHRYNÉ.
Il me vient voir après qu'il a dîné !
Mais, pour Alcibiade autant que pour Phryné.
LAÏS.
185 | J'eusse pu partager tes amours incertaines ! |
PHRYNÉ.
Pauvre Laïs ! - Allons, on m'attend dans Athènes ;
Il faut partir. - Pourtant, par un dernier avis,
Je voudrais apaiser le chagrin où tu vis.
Tu dis ton coeur trop grand pour un amour unique :
190 | Use du procédé que je te communique ; |
La sagesse me dit qu'il n'est pas hasardeux,
Un ne suffisant pas, il en faut prendre deux.
Adieu !
Exeunt.
SCÈNE V.
Le Choeur, Dropidès.
LE CHOEUR.
Phryné nous fuit ?
DROPIDÈS.
Elle quitte la ville :
Elle eût mis au palais la discorde civile ;
195 | Ce départ est heureux. |
LE CHOEUR.
On a, quand on est roi, |
Bien tort de recevoir une Phryné chez soi.
DROPIDÈS.
À Lesbos, elle était liée avec la reine !
C'est là, vous le savez, que notre souveraine
A passé sa jeunesse et qu'Agis la trouva.
LE CHOEUR.
200 | À Lesbos ? Est-il vrai ? |
DROPIDÈS.
C'est là qu'on l'éleva... |
LE CHOEUR.
Bah !
DROPIDÈS.
Parmi ces enfants, dont la vertu fragile
S'écroule au premier choc, comme un palais d'argile.
LE CHOEUR.
Quelle bizarre idée !
DROPIDÈS.
On a tenté cent fois
De détourner Agis de ce singulier choix ;
205 | Et je dus lui prédire un destin ridicule, |
Mais vous savez combien cet esprit minuscule
Sait, quand il n'en faut point, montrer de volonté !..
Bref ! Il a le destin qu'il avait mérité.
LE CHOEUR.
Est-il certain ?..
DROPIDÈS.
Certain !
LE CHOEUR.
Ce qu'on dit de Sostrate
210 | Est vrai ? |
DROPIDÈS.
Parfaitement. |
LE CHOEUR.
Laïs est bien ingrate. |
DROPIDÈS.
Non pas : elle a du coeur, mais elle a de bons yeux ;
Et, comme notre prince Agis n'est pas des mieux
Bâtis, la reine a cru devoir chercher fortune
Ailleurs.
LE CHOEUR.
Ceci s'appelle une faute !
DROPIDÈS.
En est-ce une ?
215 | Sostrate n'eut-il pas un prix de pugilat ? |
Elle a récompensé cette action d'éclat.
LE CHOEUR.
Nous avons sur le vice un avis tout contraire ;
Sostrate écoutera notre conseil en frère,
Et, comme un vieil habit, mettra l'amour au clou.
L'apercevant.
220 | Il arrive à propos... quand on parle du loup. |
SCÈNE VI.
Le Choeur, Sostrate, Menédème.
SOSTRATE.
Salut, amis !
LE CHOEUR.
Bonjour !
SOSTRATE.
Un mot à cet esclave,
Et je suis tout à vous.
LE CHOEUR.
Fais, Sostrate !
SOSTRATE.
Mon brave
Ménédème, tu vas retourner de ce pas
À la ville, et pleurer pour moi sur le trépas
225 | De mon oncle. |
MÉNÉDÈME.
Pourquoi n'y pas aller vous-même ? |
SOSTRATE.
Ce me serait sans doute une douceur suprême :
Mais, vois-tu, j'y serais confondu dans les rangs.
Mon oncle, étant très riche, avait tant de parents
Que l'on ne m'aurait pas remarqué dans le nombre...
230 | Ma présence d'ailleurs déplairait à son ombre. |
LE CHOEUR.
Vraiment ?
SOSTRATE.
Oui, nous étions brouillés ! - Vas-y pour moi ;
Fais dresser un bûcher qui soit digne d'un roi,
Et retiens les détails de la cérémonie,
Pour me les dire après qu'elle sera finie.
235 | Adieu ! |
MÉNÉDÈME.
Tout sera fait comme vous l'ordonnez. |
Quant au bûcher, déjà les ordres sont donnés,
Et nous aurons, je crois, terminé dans une heure.
Exit Ménédème.
SCÈNE VII.
Le Choeur, Sostrate.
LE CHOEUR.
Je vois avec plaisir ta fortune meilleure,
Sostrate... mais un mot va te mettre au courant
240 | De ce qui nous amène... |
SOSTRATE.
Oh ! Je suis pénétrant ! |
Vous savez tout.
LE CHOEUR.
C'est vrai !
SOSTRATE, soupirant.
Ce n'est pas un mystère.
LE CHOEUR.
Chasse une passion qui nous déconsidère.
Si la honte imprimait sa marque sur ton front,
Nous en ressentirions sur nous-mêmes l'affront ;
245 | Et la divine loi veut que l'on sacrifie |
Tout ce qui pourrait nuire à la philosophie.
Tu ne nous en veux pas de parler franchement ?
SOSTRATE.
Ô choeur ! Je vous sais gré de l'avertissement...
Mais hélas !..
LE CHOEUR.
Quoi ?
SOSTRATE.
J'aurais bien des choses à dire...
LE CHOEUR.
250 | Dis-les donc ! |
SOSTRATE.
Pour gagner ce repos qui m'attire, |
Que de larmes...
LE CHOEUR.
Faut-il nous mettre à tes genoux ?
SOSTRATE.
Une femme fut-elle amoureuse de vous ?
LE CHOEUR.
Jamais !
SOSTRATE.
Je m'en doutais ; vous ne sauriez comprendre
L'action d'un baiser qu'on vous permet de rendre.
LE CHOEUR.
255 | Il faut rompre, te dis-je, il faut... te marier ! |
SOSTRATE.
Le puis-je ?
LE CHOEUR.
En cet emploi ne saurais-tu briller ?
Riche, tu peux choisir dans toutes les familles ;
Les mères jetteront à ta tête leurs filles !
SOSTRATE.
Ah !
LE CHOEUR.
Un bon mouvement.
SOSTRATE.
Non, je ne le puis plus.
LE CHOEUR.
260 | Voyons. |
SOSTRATE.
Épargnez-vous des efforts superflus. |
Il s'assied tout pensif.
LE CHOEUR.
Diantre ! À ce qu'il paraît, le mal est sans remède.
Prévenons Antiphron et qu'Apollon nous aide.
Ah ! Que l'amour est donc un terrible poison.
Le choeur s'éloigne par le fond.
SCÈNE VIII.
SOSTRATE, seul.
Ces imbéciles ont parfaitement raison,
265 | Et Sostrate n'est pas de ceux que l'amour grise. |
Mais comment la quitter doucement et sans crise ?
Rien n'est plus ennuyeux qu'un tel attachement...
Si je pouvais... - Voyons ; voici précisément
Laïs ; réfléchissons.
Il rêve en se promenant lentement.
SCÈNE IX.
Sostrate, Laïs.
LAÏS, seule, songeant.
Phryné, vous êtes folle !
270 | Deux amants à la fois ! - On me croirait frivole, |
Et ma pudeur serait réduite à déloger !
Je n'en aurai donc qu'un... mais je peux en changer.
Mon époux justement a cru faire oeuvre pie
En me faisant cadeau d'un noir d'Éthiopie
275 | Superbe... on peut tenter. - Il faut rompre avant tout |
Avec l'autre qui n'est plus guère de mon goût.
Rompons. - C'est lui !
SOSTRATE.
Bonjour, Laïs.
LAÏS.
Bonjour, Sostrate.
SOSTRATE, à part.
C'est fort embarrassant. Soyons aristocrate.
Haut.
Quelle est votre santé ?
LAÏS.
Je vais fort bien, et vous ?
SOSTRATE.
280 | Me direz-vous comment est le roi votre époux ? |
LAÏS, violemment.
Osez-vous en parler ?
SOSTRATE, à part.
Dieux ! Elle me querelle !
Si le sujet pouvait être amené par elle !..
LAÏS.
Je ne permettrai pas qu'on se moque de lui.
SOSTRATE.
Vous me semblez d'humeur bien farouche aujourd'hui ?
LAÏS.
285 | Je suis comme il me plaît. |
SOSTRATE.
C'est donc qu'il vous plaît d'être |
Insupportable alors, il faut le reconnaître.
LAÏS.
Soit ! Pour vous ressembler.
SOSTRATE.
Bah !
LAÏS.
Je vous en réponds.
SOSTRATE.
Je vois où vous voulez en arriver. - Rompons.
LAÏS.
Je venais pour cela.
SOSTRATE.
Vraiment ? Je vous approuve !
290 | C'était aussi mon but. |
LAÏS.
Comme cela se trouve ! |
Nous avons eu la même idée en même temps !
SOSTRATE.
Quittons-nous donc amis, étant tous deux contents.
Jupiter nous avait vraiment faits l'un pour l'autre.
Prenez ma main, Laïs, et me donnez la vôtre.
295 | Cette solution est heureuse, et je crois |
Que nous sommes d'accord pour la première fois...
Geste de Laïs.
La seconde, pardon. - Notre amour est peut-être
Dangereux ; Agis eût fini par le connaître.
Je sais bien qu'un mari, c'était tout notre espoir,
300 | Est toujours le dernier à s'en apercevoir. |
Mais comme maintenant, dans toute la province,
Tout le monde connaît notre secret, le prince,
L'apprenant le dernier, peut l'apprendre demain.
LAÏS.
Eh bien, séparons-nous amis, voici ma main.
305 | Si vous avez jamais quelque chose à me dire, |
Le signal convenu nous reste !
SOSTRATE, à part.
Je respire !
Avec regret.
Elle ne m'aimait guère.
LAÏS, à part.
Il était bien pressé
De se rendre à mes voeux.
SOSTRATE, à part.
Eh bien, j'en suis vexé.
Haut.
Un baiser, le dernier ?
LAÏS.
Prends-le donc.
Sostrate l'embrasse. Antiphron paraît, Laïs s'enfuit.
SCÈNE X.
Sostratf, Antiphron, Le Choeur, Dropidès.
ANTIPHRON.
Oh ! Sostrate !!!
310 | Faut-il que ta faiblesse à notre vue éclate ? |
Faut-il, bien malgré nous, que nous reconnaissions
L'empire que sur toi prennent tes passions ?
Égaré dans la nuit de l'ignorance obscure,
Tu te dis philosophe, élève d'Épicure.
315 | Ah ! crains plutôt de n'être et de n'avoir été |
Que l'élève du vice et de la vanité !
LE CHOEUR.
Bravo ! Vieux défenseur de nos vertus antiques.
SOSTRATE.
Les hommes de mon âge, Antiphron, sont pratiques ;
Et nos vices sont loin d'être ce que tu crois.
320 | Lorsque (tu l'as toi-même éprouvé bien des fois) |
Nous voulons résister aux lois de la matière,
La passion déborde et franchit sa frontière,
Tourbillonne, nous traîne en ses flots insensés,
Et nous jette à la côte, humbles et terrassés.
325 | Pour échapper au mal, moi que le ciel éclaire, |
Philosophe, j'ai pris le procédé contraire.
Ayant vu que quiconque ose se révolter
Doit succomber bientôt et cesser de lutter,
Et que pour dix combats on compte dix défaites,
330 | J'ai pensé sagement qu'une fois satisfaites |
Mes passions, laissant la paix à ma vertu,
J'en resterais vainqueur sans avoir combattu ;
Et je me suis tracé ce principe sévère :
« S'il faut faire une faute, hâte-toi de la faire,
335 | Afin d'être tranquille et de ne craindre en rien |
Les troubles qui pourraient te détourner du bien. »
DROPIDÈS.
Eh ! Ce raisonnement peut être profitable.
LE CHOEUR.
Oui : sa philosophie est assez supportable !
ANTIPHRON.
Enfants ! si vous voulez voir et répondre mieux,
340 | Répondez par ma bouche et voyez par mes yeux. |
LE CHOEUR.
Pourtant...
ANTIPHRON.
Silence donc ! - Êtes-vous mes disciples,
Pour raisonner ainsi comme des brutes triples.
Ne comprenez-vous pas que ce vil débauché
D'une ombre de raison colore son péché ?...
345 | Que ce faune éhonté, ce satyre hypocrite... |
SOSTRATE.
Oh ! tu me fais rougir ! - Ai-je tant de mérite ?
ANTIPHRON.
Tu ris, Sostrate, soit ! - Je rirai le dernier :
Car je tiens dans ma main ton honneur prisonnier.
L'amour...
SOSTRATE.
Un mot de plus serait diffamatoire,
350 | Antiphron ! Où prends-tu l'amour en cette histoire ? |
ANTIPHRON.
Où je le prends ? Comment !... quand j'ai vu le baiser
De mes yeux, tu voudrais tenter de m'abuser ?
SOSTRATE.
Si j'ai voulu régner sur son âme attendrie,
Ce n'est pas par amour...
LE CHOEUR, étonné.
Ah !!!
SOSTRATE, avec enthousiasme.
C'est pour la patrie !
LE CHOEUR.
355 | Hein !! |
SOSTRATE.
J'ai sur ce sujet longuement médité, |
Et me suis dit qu'Agis, roi... sans méchanceté,
Est... je ne voudrais pas le rendre ridicule,
Mais enfin, au moral, ce n'est pas un Hercule.
LE CHOEUR.
Oh ! non.
SOSTRATE.
Or, dans mon âme il naquit un souci
360 | Qui doit être, je crois, né dans la vôtre aussi ? |
LE CHOEUR.
Non !
SOSTRATE.
S'il perpétuait sa race sur le trône,
Voyez quel avenir attendrait Sicyône !
Songez que nos neveux verraient se succéder
Des princes que l'enfer ferait mieux de garder,
365 | Et qu'on verrait le chef d'une race si belle, |
Il désigne le choeur.
Plus nul, et, chaque fois, plus vide de cervelle.
J'ai donc voulu servir ma patrie et mon roi,
En mettant sur le trône un prince issu de moi.
LE CHOEUR, avec enthousiasme.
Parbleu, les mécontents seraient bien difficiles ;
370 | Nous te remercions, ô Sostrate. |
ANTIPHRON.
Imbéciles ! |
Ce sycophante-là vous tend un piège à fous,
Et vous ne voyez pas qu'il se moque de vous !
LE CHOEUR.
Lui ! se moquer de nous ? - En aurait-il l'audace ?
SOSTRATE, à Antiphron.
Oh ! Deux singes entre eux se font-ils la grimace ?
ANTIPHRON.
375 | Qu'entends-tu par ces mots, Sostrate ? |
SOSTRATE, à Antiphron.
As-tu le front |
De trahir les secrets d'un collègue, Antiphron ?
ANTIPHRON.
Moi ! Ton collègue ! moi ! - Qu'est-ce que tu veux dire ?
SOSTRATE, à Antiphron.
Ce que je veux... Parbleu !.. Regarde-moi sans rire.
On ne se trahit pas, entre augures...
Au choeur.
Jugez !!!
380 | Verrais-je entre nous deux vos esprits partagés ? |
Non, car vous comprendrez, sans beaucoup de finesse,
Qu'Antiphron en a fait autant dans sa jeunesse.
Ce qu'il fit autrefois, je le fais aujourd'hui.
ANTIPHRON.
Libertin !
SOSTRATE, à Antiphron.
Comme toi. Tu blâmes chez autrui
385 | Ce que tes cheveux gris te défendent de faire. |
Mais on ne t'a pas vu toujours aussi sévère !
Les femmes t'accordaient leurs faveurs autrefois,
Et l'on te connaissait pour tes propos grivois.
Mais voici maintenant l'âge de la prudence
390 | Pour toi !.. pauvre boiteux, qui médit de la danse. |
ANTIPHRON.
Moi ! j'aurais imité ta conduite ! jamais.
La sagesse, voilà la femme que j'aimais.
SOSTRATE, à Antiphron.
Oh ! Antiphron !...
ANTIPHRON.
Il ment !
SOSTRATE, à Antiphron.
Bah ! Veux-tu que j'expose
Ce que Myrrhine...
ANTIPHRON, vivement.
Non !.. Moi ! c'était autre chose.
SOSTRATE.
395 | Bon ! C'est un argument que je note avec soin, |
Afin de m'en servir quand j'en aurai besoin.
LE CHOEUR, navré.
Cette discussion, hélas ! nous stupéfie !
Ne devons-nous plus croire à la philosophie ?
SOSTRATE, à Antiphron atterré.
Ai-je menti ?
ANTIPHRON, se relevant avec colère.
Non pas ; car je me vengerai.
400 | Je ne t'en voudrais point si tu n'avais dit vrai. |
Adieu !
Il sort furibond.
LE CHOEUR.
Nous recevons une pénible atteinte :
La stupéfaction sur nos faces est peinte.
Le choeur se retire en levant les bras en l'air, signe d'étonnement et de désespoir.
SCÈNE XI.
SOSTRATE, seul, se grattant le front.
Je l'ai mis en fureur ; il va me dénoncer,
C'est clair. Agis n'est pas homme à tout endosser.
405 | Il se fâchera ! Bref, je prévois une crise. |
Plaisanter un savant, c'est faire une sottise,
Sostrate ! L'avenir me tracasse beaucoup...
Voyons : il faut tâcher de détourner le coup.
Et d'abord faisons signe à Laïs de descendre.
410 | Car sur un plan commun il faudrait nous entendre. |
Ah ! C'est un accident vraiment trop saugrenu ;
J'en suis... enfin, voyons, le signal convenu.
Il fait quelques gestes bizarres ; Laïs paraît.
SCÈNE XII.
Sostrate, Laïs.
LAÏS.
Vous m'avez appelée ?
SOSTRATE.
Ah ! C'est vous ! Je désire
Vous parler.
LAÏS.
Vous avez un secret à me dire ?
SOSTRATE.
415 | Votre mari sait tout. |
LAÏS.
Ah ! |
SOSTRATE.
Voilà le secret. |
LAÏS.
Tout ?
SOSTRATE.
Absolument tout.
LAÏS.
Et quel est l'indiscret
Qui l'a mis au courant ?
SOSTRATE.
Antiphron, je soupçonne.
Si votre époux était un être qu'on raisonne,
Je lui montrerais bien que le fait est normal,
420 | Et qu'après tout cela ne lui fait aucun mal. |
Mais Agis est stupide ; et, je vous le confie,
N'a pas l'esprit tourné vers la philosophie.
LAÏS.
Oui, ça ne prendrait pas.
SOSTRATE.
Ce n'est que trop certain.
Cherchons quelque autre chose...
LAÏS.
Un voyage lointain.
SOSTRATE.
425 | Nous aimons-nous assez pour en courir la chance ? |
LAÏS.
Dame ! Il n'y faudrait pas mettre trop d'exigence.
SOSTRATE.
Mauvais moyen ! Faut-il être assez malheureux :
Le jour où nous rompions !
LAÏS.
Oui ! C'est malencontreux.
Enfin !
SOSTRATE.
Que voulez-vous ? Trouvons quelque défaite.
LAÏS.
430 | Hélas ! Je n'en vois point dont je sois satisfaite. |
SOSTRATE.
Nous ne trouverons pas, en cherchant tous les deux,
Le moyen de tromper un époux ! c'est honteux !
LAÏS.
J'en rougis !
SOSTRATE.
Cherchons donc, Laïs, cherchons encore.
SCÈNE XIII.
Sostrate, Laïs, Agis, sortant d'une corbeille de fleurs.
GARDES dans le fond.
AGIS, d'une voix violemment ironique.
Vous plaît-il qu'avec vous le mari collabore ?
LAÏS, à part.
435 | Pincée ! |
AGIS, fièrement.
On peut tromper son époux... mais son roi !... |
C'est autre chose ! Il faut se garder, croyez-moi,
Lorsque l'on veut traiter d'entreprises pareilles,
D'oublier que parfois les fleurs ont des oreilles.
SOSTRATE.
Je ne tenterai pas, Agis, de m'insurger
440 | Contre les faux semblants d'un rapport mensonger : |
Vous ne me croiriez pas.
AGIS.
Ce serait inutile !
SOSTRATE.
Victime cependant d'une trame subtile,
Laïs, qui n'eut pour moi qu'une amitié de soeur,
Doit-elle succomber aussi sans défenseur ?
445 | Et si je vous disais, pourtant, qu'entre nous l'âge, |
Les souvenirs (étant nés au même village)
Étaient les seuls liens... Me croiriez-vous ?
AGIS.
Non pas.
SOSTRATE.
En ce cas j'y renonce, et j'attends le trépas.
LAÏS.
Et moi, si je disais...
AGIS, violemment.
Entrez dans cette grotte.
450 | Je suis un hérisson !... S'y pique qui s'y frotte. |
Le châtiment, que j'ai trouvé pour vous punir,
Servira de leçon aux amants à venir !
Entrez dans cette grotte avec votre complice !
SOSTRATE.
M'apprendrez-vous, du moins, quel genre de supplice
455 | Vous m'avez réservé ! |
AGIS, dignement.
Je l'ignore. |
SOSTRATE.
Il suffit. |
De ce renseignement, je ferai mon profit.
Laïs et Sostrate entrent dans la grotte.
SCÈNE XIV.
AGIS, seul, avec ses gardes
Par Pluton, j'ai failli violer ma consigne :
Antiphron m'avait fait jurer de rester digne ;
J'ai suivi son conseil, et je l'ai dépassé
460 | Même... mais c'est égal ! Au fond, je suis blessé. |
SCÈNE XV.
Agis, Le Choeur, Dropidès, Gardes.
AGIS, apercevant le choeur.
Mais voici que le choeur vient à mon domicile.
Par Vulcain ! ne saurais-je être trompé tranquille.
LE CHOEUR.
Nous venons, prince malheureux,
Comme le veut la bienséance,
465 | T'offrir nos respects douloureux |
Et nos voeux de condoléance.
Ton mal ne nous a pas surpris,
Et n'est point chez nous un prodige.
Car c'est un malheur... sans prestige,
470 | Où les plus habiles sont pris. |
Au fond ce n'est qu'une chimère,
Tant que l'on n'a rien vu venir.
Mais la chose devient amère,
Quand on sait à quoi s'en tenir.
475 | Pourtant, sois calme ; car, en somme, |
Ce mal ne frappe pas que toi.
Tu n'es pas atteint comme roi,
Puisqu'il t'aurait suffi d'être homme !
DROPIDÈS, à Agis.
Prince, tu nous permets de te serrer la main !
AGIS, furieux.
480 | Ah ! Laissez-moi la paix, vous reviendrez demain. |
Votre amitié me semble un peu bien familière.
DROPIDÈS, au choeur.
Par Saturne, il n'est pas d'humeur hospitalière.
LE CHOEUR, à Agis.
Connaissant l'accident qui t'était arrivé,
Nous venions...
AGIS.
Vous voyez que je suis énervé !
485 | Laissez-moi tous. |
Il se jette sur le choeur, et veut le chasser. Antiphron survient.
SCÈNE XVI.
Agis, Le Choeur, Dropidès, Gardes, Antiphron.
ANTIPHRON.
Arrête, Agis ! tu perds la tête. |
Est-ce là recevoir d'une façon honnête ?
Songes-tu que par toi le trône est occupé ?
AGIS.
Eh bien ! pour être prince, en suis-je moins trompé ?
ANTIPHRON.
Je ne dis pas cela : je prétends, au contraire,
490 | Qu'à ces fatalités rien ne peut te soustraire, |
Que plus haute est ta race et plus noble ton rang,
Plus de ton accident le ridicule est grand.
Crois-moi.
AGIS.
Brave coeur, va, comme tu me consoles !
ANTIPHRON, sévèrement.
Agis, n'as-tu jamais fréquenté nos écoles ?...
495 | Ne te souvient-il plus de mes doctes leçons ? |
Le peuple, dès demain, va te mettre en chansons :
Chante donc le premier, Agis, et prends ta lyre.
Allons ! vois-tu quelqu'un de tes amis sourire,
Ris donc à pleine gorge, et sois le plus adroit.
500 | Fais du bruit, va crier la chose sur le toit. |
Si tu sais à propos prendre sur eux l'avance,
Les rieurs avec toi seront de connivence...
Mais, comme au ridicule il faut bien un tribut,
C'est ton rival heureux, qui servira de but.
505 | La honte est un défaut que la colère accuse. |
Tu maltraitas le choeur, tu lui dois une excuse.
LE CHOEUR.
Nous ne sommes pas gens à nous formaliser.
AGIS.
Merci !
ANTIPHRON.
Je vous savais tout prêts à l'excuser.
AGIS.
Tous ces sentiments-là sont sans doute admirables.
510 | Je ne veux pourtant pas laisser ces misérables |
S'égayer à mes frais dans leur impunité.
ANTIPHRON.
Et le texte de loi que je t'ai récité,
Penses-tu que Dracon l'ait écrit pour des figues ?
AGIS.
Soit : je vais l'appliquer et frapper leurs intrigues.
À ses gardes.
515 | Que les deux criminels paraissent devant moi. |
SCÈNE XVII.
Agis, Antiphron, Dropidès, Gardes, Sostrate, Laïs.
Laïs et Sostrate entrent la tête basse, et les yeux visiblement inquiets.
AGIS.
Antiphron, donne-nous lecture delà loi.
ANTIPHRON, déployant un papyrus et lisant..
Quand le mari d'une femme adultère
Veut châtier l'épouse et son amant,
La loi propose à l'époux, juge austère,
520 | Un effroyable et juste châtiment. |
Le suborneur et la femme qui l'aime
Seront unis indissolublement,
Pour que l'amant puisse juger lui-même
Des déplaisirs de cet enchaînement.
525 | Toute leur vie, ils s'aimeront de force ; |
La seule mort finira leur tourment ;
Ils n'auront pas même droit au divorce,
Qui de l'hymen est le soulagement.
AGIS.
J'applique cette loi : puissent les Euménides
530 | Livrer vos coeurs en proie à leurs serpents avides ; |
Et les dieux des enfers, dans leur sévérité,
Éterniser pour vous cet hymen mérité.
Agis s'éloigne gravement suivi de ses gardes.
SOSTRATE, au choeur.
A-t-il vraiment le droit ?
LE CHOEUR.
C'est la vérité pure.
SOSTRATE, attéré.
Grands dieux !
LE CHOEUR.
Certainement la loi nous paraît dure ;
535 | Mais, c'est la loi, Sostrate : il faut, sans s'obstiner, |
La respecter, alors qu'on ne peut la tourner. Adieu.
Le choeur et Dropidès s'éloignent.
SOSTRATE, sombre.
Bonsoir.
ANTIPHRON, qui est resté le dernier, souriant.
Eh bien !
SOSTRATE, furieux.
Antiphron ! Oh ! J'éclate.
ANTIPHRON.
Trouves-tu que je sais me venger, dis, Sostrate.
Exit.
SCÈNE XVIII.
Sostrate, Laïs.
LAÏS.
Eh bien ! Sostrate, eh bien ! Vous voilà marié.
SOSTRATE.
540 | Ah ! Taisez vous, j'en suis assez contrarié. |
LAÏS.
Et moi, croyez-vous donc que je m'en réjouisse ?
SOSTRATE.
Enfin, heureusement le moment est propice,
Et la mort de mon oncle est arrivée à point.
Car, sans cet héritage heureux, je ne sais point
545 | Comment nous aurions fait pour nous nous tirer d'affaire. |
LAÏS.
C'est égal ; c'est bien dur.
SOSTRATE, soupirant.
Enfin, il faut s'y faire.
LAÏS.
C'est que je vais vous prendre en grippe, évidemment.
SOSTRATE.
Eh bien ! nous tâcherons de nous voir rarement.
Par bonheur, je suis riche...
SCÈNE XIX.
Sostrate, Laïs, Ménédeme.
MÉNÉDÈME, tout essoufflé.
Ah ! Lugubre nouvelle !
SOSTRATE, inquiet.
550 | Mon oncle ? |
MÉNÉDÈME.
Il n'est plus mort. |
SOSTRATE.
Tu me la bailles belle ! |
MÉNÉDÈME.
Aventure effroyable, et dont mon front pâlit !
Je l'avais vu bien mort et couché sur son lit ;
On avait saupoudré ses membres d'aromates ;
Tous les parents pleuraient comme des diplomates ;
555 | J'étais grave moi-même, et ne souriais pas. |
Déjà l'on préparait le funèbre repas :
Du bûcher la fumée, ondoyante spirale,
Rejoignait lentement la voûte sidérale.
La foule autour de nous silencieusement
560 | Attendait : - Tout à coup, quelqu'un s'écrie : « On ment, |
Ce cadavre est vivant, » c'était Asclépiade,
« Et, bien plus, ce vivant n'est pas même malade. »
Puis il veut s'approcher ; tous les parents du mort
Et moi, nous résistons ; mais on nous donne tort.
565 | Il faut le laisser faire : il lave le visage |
De Chilon, que j'avais pommadé (c'est l'usage) !
Et sous le nez lui met un certain cordial
Qui l'éveille aussitôt, guilleret, jovial ;
Il sourit aux parents qui font piteuse mine ;
570 | La foule s'écrie : Io ! l'aventure est divine. |
Chilon et son sauveur, bras dessus bras dessous,
S'en vont !.. Destin fatal, voilà bien de tes coups !
Il était pourtant mort, si ce vieil imbécile
Était resté chez lui, quand c'était si facile.
575 | Que maudit soit le sot qui l'a ressuscité ! |
SOSTRATE, froidement.
Certes, ce médecin est un âne bâté.
Et cette cure-là ne fait pas notre affaire ;
Nous sommes ruinés, Lais.
LAÏS.
Alors, que faire ?
SOSTRATE.
Quel que soit l'embarras, qui le puisse étourdir,
580 | Un philosophe est sûr de pouvoir en sortir ; |
Et, suivant le destin que le ciel lui suscite,
Sait être mendiant, voleur ou parasite.
Donc sur mon avenir je suis tout rassuré ;
Mais le vôtre m'a l'air d'être désespéré.
585 | Êtes-vous... es-tu bonne à faire quelque chose ? |
LAÏS, avec énergie.
Non !
SOSTRATE.
Je le pensais bien. - Tu n'as pas, je suppose,
De goût pour le travail ?
LAÏS, fièrement.
J'aime mieux un cercueil.
SOSTRATE.
Bien !!! J'attendais de toi ce légitime orgueil.
LAÏS.
Hé ! Ne savez-vous pas que jamais ma famille
590 | Ne m'avait destinée à vivre honnête fille ? |
SOSTRATE.
Je le savais.
LAÏS, tragiquement.
Alors, il faut mourir de faim.
SOSTRATE.
Tu pousses la peinture en sombre : mais enfin,
Comme à vivre de rien tu ne saurais prétendre,
Reste le seul métier que l'on t'ait fait apprendre.
LAÏS.
595 | Jamais, Sostrate ! Hélas ! vous voulez m'éprouver. |
SOSTRATE.
Point : je t'offre le seul moyen de te sauver.
LAÏS.
Oh ! Non, j'ai trahi l'autre et je suis trop punie ;
Mais, puisqu'il a voulu qu'à vous je sois unie,
Jamais on n'aura vu d'amour semblable au mien.
600 | Jusqu'à la mort, fidèle... |
SOSTRATE.
Oh ! N'exagérons rien ! |
Mon Dieu ! Je ne suis pas de ces maris vulgaires,
Qui s'offensent de tout. Tu ne me connais guère,
Laïs, si tu me crois égoïste et jaloux.
Va, je suis sur ce point la crème des époux ;
605 | Sache, je te le dis pour adoucir ta tâche, |
Que tu peux me tromper sans que cela me fâche.
MÉNÉDÈME, étonné.
Vous lui permettriez cette profession ?
SOSTRATE.
Certes ; n'est-ce pas là son inclination ?
LAÏS.
Pourtant, Agis l'a pris comme une catastrophe.
SOSTRATE.
610 | C'est qu'Agis n'est qu'un prince, il n'est pas philosophe. |
J'ai beaucoup réfléchi, Laïs, sur ce détail
Dont les maris naïfs font un épouvantail,
Et je sais quel effroi cet incident leur cause ;
Quand on est prévenu, va... c'est bien peu de chose.
MÉNÉDÈME.
615 | Comme c'est vrai ! |
SOSTRATE.
Tâchons d'être heureux à ce prix, |
Et je t'aurai rendu les Grâces et les Ris.
Vois-tu bien que déjà tu prends meilleur visage ?
LAÏS, se jetant à genoux.
Merci, Vénus, merci ! mon époux est un sage.
SOSTRATE, avec enthousiasme.
Ah ! Tu consens ! Partons pour Athènes tous deux.
620 | Nous allons au pays des plaisirs capiteux. |
Et, laissant aux bourgeois la moralité plate,
Nous vivrons d'idéal, en poètes ! - Sostrate
À la reine d'hier fait ses adieux ici :
Courtisane, bonjour.
LAÏS.
Philosophe, merci.
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Notes
[1] Justicier : Punir quel qu'un d'une peine corporelle, en exécution de sentence ou d'arrêt. [L]
[2] THyrôre : portier. [L]