JUNIUS OU LE PROSCRIT

TRAGÉDIE EN CINQ ACTES

1797

Par le Citoyen MONVEL, fils.

À PARIS, De l'IMPRIMERIE de C. F. CRAMER, rue des Bons-Enfants, N° 12

Représentée au Théâtre de la République le 14 germinal.


Texte étable par Paul FIEVRE, septembre 2024

Publié par Paul FIEVRE, octobre 2024

© Théâtre classique - Version du texte du 30/09/2024 à 17:31:05.


PERSONNAGES.

JUNIUS, Romain attaché au parti de Marius, proscrit par Sylla.....TALMA.

TULLIUS, sénateur du parti de Sylla. DESPRÉS.

DÉCIUS, chevalier du parti de Sylla. BELLECOUR.

TULLIE, fille de Tullius. VANHOVE.

OCTAVIE, fille de Tullie et de Junius, encore enfant. JOSEPHINE.

FULVIUS, ami de Tullius. BERVILLE.

CETHEGUS, ami de Junius. DUVAL.

FLAVIE, amie de Tullie. CECILE BAPTISTE.

LICTEURS.

ROMAINS ET ROMAINES, formant une pompe nuptiale.

PEUPLE.

DEUX ESCLAVES.

La scène est à Rome : le 1er, le 3º et le 5 ° actes dans le palais de Tullius ; le 2º sur une place publique ; le 4 dans la prison.


ACTE PREMIER

SCÈNE PREMIÈRE.
Tullius, Fulvius.

TULLIUS.

Enfin Sylla triomphe, et grâce à ses destins,

Bientôt un jour plus doux luira pour les Romains.

De Marius vaincu la cause est renversée ;

Ses lauriers sont flétris, sa puissance éclipsée :

5   Et ses amis confus, dans leur accablement,

Sous le joug de nos lois murmurent en tremblant.

Trop heureux Fulvius ! Au fond de la Bétique,

Votre active valeur servait la République,

Et vous n'avez point vu ces jours si détestés,

10   Marqués par nos forfaits et nos calamités.

FULVIUS.

Des maux communs à tous on a trop su m'instruire.

On m'a trop dit comment un féroce délire,

Ivre de la victoire et des droits du plus fort,

Promenait au hasard la terreur et la mort !

15   Des maux particuliers moins prompts à se répandre,

Il en est que je brûle, et que je crains d'apprendre.

Mais dans ce vaste champ trop fertile en douleur,

La Vôtre a droit surtout d'intéresser mon coeur.

Parlez, cher Tullius, dissipez mes alarmes.

TULLIUS.

20   Ah ! Sans doute j'ai droit à vos premières larmes,

Si vous les réservez aux plus tristes revers.

Lorsqu'un Dieu favorable à des desseins pervers,

Livrant Rome aux transports d'une affreuse licence,

De Marius vainqueur couronnait l'insolence ;

25   Les lois de mon pays, les droits de la vertu,

Tout m'attachait au sort d'un sénat abattu.

Junius dont mes soins élevèrent l'enfance,

Et qui trompant depuis ma plus chère espérance,

Embrassa des conseils contraires au devoir,

30   Partageait du tyran le crime et le pouvoir.

Son coeur impétueux s'enflamma pour ma fille :

Il crut par sa recherche honorer ma famille :

Pouvais-je, quand la foi, l'amour et les vertus

Avaient déjà uni ma fille et Décius,

35   Dissoudre sans retour leur chaîne fortunée,

Pour former les liens d'un honteux hyménée ?

Junius dévora l'opprobre d'un refus.

Mais quand le sort combla les voeux de Marius;

Au sicaire odieux quand Rome fut livrée ;

40   Lorsqu'on vit de carnage une horde enivrée,

Au sceptre de la mort asservir ces remparts ;

Chargé par son tyran de guider les poignards,

Le cruel Junius dans ces jours de licence,

N'oublia point l'objet marqué par sa vengeance.

45   Mon nom fut des premiers sur la liste de mort.

Déjà je m'apprêtais à terminer mon sort.

D'un sang prêt à couler quand Rome le demande,

Aux Dieux libérateurs j'allais verser l'offrande.

Tout finissait !.... Ma fille embrasse mes genoux ;

50   Au nom des souvenirs les plus saints, les plus doux,

Sa gémissante voix m'implore, elle supplie

Que le fer un moment arrête sa furie.

Elle sort et me laisse ignorer son dessein.

L'heure à peine s'écoule, elle rentre, et sa main

55   Me présente le seing d'une main ennemie,

L'ordre de Marius qui me rend à la vie.

FULVIUS.

Et quel Dieu, secondant de si nobles transports,

D'une fille timide appuya les efforts ?

TULLIUS.

Toute entière à l'effroi dont son âme est remplie,

60   Ma généreuse.... hélas ! ma cruelle Tullie,

Sans fatiguer le ciel par des cris superflus,

Vole aux lieux qu'habitait le sombre Junius.

Des dangers paternels ma fille consternée,

Implore un oppresseur, à ses pieds prosternée.

65   Ses accents douloureux, organes du malheur,

S'efforcent d'arriver à son farouche coeur,

Et cherchent des vertus la dernière étincelle.

Elle presse, elle prie, elle pleure, rappelle,

Et la parenté sainte et le nom de tuteur

70   Le titre de patron, les droits d'un bienfaiteur ;

Tout ce que la nature offre de vénérable,

Tout ce que les mortels ont de plus respectable,

L'amour des Dieux, la foi, l'honneur, l'humanité,

Est invoqué cent fois par sa fidélité.

75   Rien ne peut émouvoir ce monstre sanguinaire ;

Et ma fille voyait rejeter sa prière...

Sa jeunesse, ses pleurs, sa beauté, cet accent

D'un coeur désespéré, ce charme si puissant

Que d'un Dieu bienfaiteur les décrets favorables

80   Attachent aux élans des douleurs véritables,

Dans une âme fermée à de plus nobles voeux,

D'un amour méprisable ont éveillé les feux,

Insensible à sa peine, il savoure ses larmes,

Et d'une infortunée il ne voit que les charmes.

85   Mes voeux te sont connus dit-il ; de Tullius,

J'ai souffert trop longtemps les insultants refus.

Ton père m'opposa sa fausse politique.

Lorsqu'en mes mains le sort met la force publique,

J'en dispose à regret pour te tyranniser.

90   Mais l'amour sans espoir a droit de tout oser.

Si tu veux qu'au trépas je dérobe ton père,

Ta main de mes efforts doit être le salaire :

Choisis entre mes feux et mon ressentiment ;

L'autel, ou l'échafaud ; sa mort, ou ton serment !

FULVIUS.

95   Et vous avez souffert, grands Dieux ! que sa furie

Fut un droit pour ce monstre à la main de Tullie !

TULLIUS.

Quand j'appris ses destins, ô regrets superflus !

Ma déplorable fille unie à Junius

Offrait à mes foyers, après le sacrifice,

100   L'épouse d'un tyran et ma libératrice.

Mon coeur longtemps blessé par ces tristes tableaux,

Se porte avec effort au terme de nos maux.

Rome enfin de Sylla vit marcher les cohortes.

La victoire bientôt lui fit ouvrir nos portes

105   Junius effrayé de ses nombreux succès

S'arracha par la fuite au prix de ses forfaits ;

Et quand l'ordre et les lois remplacèrent la crainte,

Je fis briser des noeuds formés par la contrainte..

Affranchis de leur joug, nous allions respirer ;

110   À de nouveaux malheurs il faut se préparer.

Avec un sang proscrit mon indigne alliance,

Mes jours que du vainqueur respecta la vengeance,

Du vigilant Sylla sur moi fixant les yeux,

Élèvent dans son coeur des soupçons dangereux.

115   Un soupçon de Sylla toujours tint lieu de crime !

Déjà des deux partis je me voyais victime....

Seul des nombreux amis qu'effrayait mon destin,

Décius ose agir et parler en Romain.

Ce jeune Décius qui dans Rome avilie

120   Rappelle les héros de l'antique Italie ;

Décius dont bientôt les plus douces vertus

Vont rendre à mes vieux jours les fils que j'ai perdus,

FULVIUS.

Sans doute un juste choix l'unit à ta famille

Et qui sauva le père a mérité la fille.

125   Cependant, Tullius, de ces liens nouveaux

Verras-tu sans alarme allumer les flambeaux ?

Si j'en crois les rapports d'une amitié fidèle

On veut de Marius ranimer la querelle.

Et Junius, dit-on, dans nos murs s'est montré.

TULLIUS.

130   Dans ces lieux où pour lui le glaive est préparé,

Junius, dites-vous, oserait reparaître !

FULVIUS.

Nos citoyens dans Rome ont cru le reconnaître,

TULLIUS.

Sans redouter pour moi d'inutiles transports,

Je vois avec douleur ces coupables efforts.

135   Ils ont fui pour jamais ces jours où la licence

Armait un factieux du fer de la vengeance ;

Et sous l'abri des lois, je brave un assassin

Qui ne m'atteindrait pas et se perdrait en vain,

Mais Junius enfin fut l'époux de ma fille ;

140   Et ce noeud qui jadis l'unit à ma famille

M'intéresse au destin d'un coupable égaré.

Découvrez, s'il se peut, son asile ignoré.

Rappelez-lui l'arrêt porté contre sa vie ;

Ministre de ces lois que sa fureur oublie,

145   Chargé de le poursuivre et de les protéger,

Dites-lui, qu'à regret, j'aurais à les venger,

Qu'il quitte pour jamais et Rome et l'Italie

De l'horreur de son nom trop justement remplie,

FULVIUS.

Puisse le Ciel propice à de si justes voeux,

150   Seconder mes efforts et l'offrir à mes yeux !

Il sort.

SCÈNE II.

TULLIUS, seul.

Fulvius m'a-t-il fait un rapport véritable ?

Quel dessein peut dans Rome amener un coupable ?

Veut-il de son pays audacieux fléau,

Des troubles intestins rallumer le flambeau ?

155   C'est en vain, Junius..... Mais j'aperçois Tullie.

SCÈNE III.
Tullius, Tullie, Flavie.

TULLIUS.

Ô toi dont la tendresse a prolongé ma vie !

Toi, dont la piété s'immola sans retour,

Et sauva la nature aux dépens de l'amour !

Enfin des noeuds plus doux formés par l'innocence

160   D'un amant généreux vont payer la constance.

Cet Hymen que du sort éloigna la rigueur,

S'il couronne vos feux, commence mon bonheur.

TULLIE.

Heureuse d'obéir à la voix la plus chère ;

Heureuse dans celui qui préserva mon père,

165   De trouver un héros si longtemps adoré,

J'accomplis sans effort votre ordre révéré.

TULLIUS.

Décius deviendra l'orgueil de ma famille.

Pour prix de ses vertus qu'il obtienne ma fille.

Ton amant à ma voix va se rendre en ces lieux.

170   Que ce jour vous unisse et qu'il comble mes voeux.

Grands Dieux ! Dont la rigueur éprouva ma constance !

Aux atteintes du sort si ma faible innocence

Sut offrir sans murmure un front humilié,

Couronnez leurs vertus ; et j'ai tout oublié.

Il sort.

SCÈNE IV.
Tullie, Flavie.

FLAVIE.

175   Vos malheurs sont passés. Enfin ce jour propice

Des destins conjurés désarme l'injustice.

Puisse un bonheur durable, autant que mérité,

Effacer à jamais les pleurs qu'il a coûté !

Qu'il soit pur comme vous, comme vous sans nuage.

TULLIE.

180   Ah ! sans doute il s'accroît quand ton coeur le partage.

Mais malgré les douceurs dont il sait m'enivrer,

Il n'est point sans mélange !

FLAVIE.

Et qui peut l'altérer ?

TULLIE.

Connais mieux notre sort et l'humaine faiblesse.

Eh! qui d'un bonheur pur goûta jamais l'ivresse ?

185   Altéré de nos pleurs toujours un Dieu jaloux

Mêle quelque amertume aux moments les plus doux.

Je te surprends, Flavie ! Un solennel divorce

Brise des noeuds souillés par le sang et la force ;

Et rendue à l'espoir sous de plus justes lois,

190   Le meurtrier des miens a perdu tous ses droits.

Quand l'amour et l'hymen vont finir mes alarmes,

Devrais-je soupirer et connaître les larmes ?

Pleurer pour Junius !... Mais cet infortuné

À L'exil, à la mort par nos lois condamné,

195   Sous les cieux dévorants qu'embrase le tropique,

Presse d'un pas tremblant les sables de l'Afrique.

En proie à tous les maux, il succombe, et ses yeux

Accusent en mourant et Tullie et les Dieux.

Ce proscrit, ce coupable, ô ma chère Flavie,

200   Il est encor pour moi le père d'Octavie,

Le père de ma fille !... Et le sort qui l'attend

Du bonheur où je touche empoisonne l'instant.

FLAVIE.

D'un coeur trop généreux dissipez les alarmes.

Les Dieux compatissants qu'auront fléchi vos larmes

205   Contre ces maux unis soutiendront Junius.

Rendu peut-être un jour au bonheur, aux vertus,

Sa grâce par Sylla peut vous être accordée.

Vous le verrez dans Rome...

TULLIE.

Ah ! D'une affreuse idée

À mon coeur égaré daigne épargner l'effroi.

210   Puissent-il être heureux !... Mais heureux loin de moi !

SCÈNE V.
Tullie, Flavie, Un esclave.

L'ESCLAVE.

Un guerrier inconnu dont la voix affaiblie

Semble annoncer du sort la rigueur ennemie,

À tes pieds, ô Tullie ! apportant son malheur,

D'un entretien secret demande la faveur.

TULLIE, à Flavie.

215   Qu'il paraisse.

L'esclave sort.

  A ses yeux dérobe ta présence.

Flavie sort.

SCÈNE VI.

TULLIE, seule.

Un guerrier dont le ciel éprouve la constance !

Puissé-je de ses maux interrompre le cours !

Il vient dans son malheur implorer mes secours......

Il n'aura pas en vain gémi devant Tullie.

220   Quand le jour du bonheur éclaire notre vie,

Jamais du suppliant ne rejetons les voeux.

SCÈNE VII.
Tullie, Junius.

JUNIUS.

Pardonnez-vous, Madame, au mortel malheureux

Qui vient dans ce palais où brille l'allégresse,

D'un front chargé d'ennuis, présenter la tristesse ?

225   Je suis méconnaissable aux yeux que j'adorais ;

L'infortune a changé votre coeur et mes traits.

TULLIE.

Junius ! Je me meurs !

JUNIUS.

Tullie ! ô ma Tullie !

Ah ! Combien votre effroi m'accuse et m'humilie !

Seul charme de mes jours ! hélas, rassurez-vous.

230   Vos vertus, ses malheurs ont changé votre époux.

Des remords déchiré, moins coupable qu'à plaindre,

Junius repentant pour vous n'est plus à craindre.

TULLIE.

En ces lieux où la mort suit chacun de vos pas,

Que venez-vous chercher ? Vous le savez, hélas !

235   La loi sur votre tête appelle sa vengeance.

JUNIUS.

De mes persécuteurs je sais la violence ;

Je sais que leur fureur brûle de voir couler

Ce qui reste d'un sang qui les a fait trembler.

Contre les attentats d'une horde ennemie

240   Les Dieux libérateurs ont protégé ma vie.

Qu'ils règnent, j'y consens. Je dédaigne contre eux

Les vulgaires détours d'un complot ténébreux :

Ils peuvent sous leur joug courber Rome avilie.

Je renonce à jamais mon indigne patrie.

245   J'irai chercher au loin quelque asile ignoré,

Libre enfin des erreurs dont je fus enivré,

Oubliant mes forfaits et ceux de l'Italie,

Je pourrai pour toi seule et pour mon Octavie

Chérir encor le jour qui dut m'être odieux.

250   Oui, je veux t'arracher à ces horribles lieux.

Avec toi de nos noeuds je veux sauver le gage.

Quand des troubles civils déjà gronde l'orage,

Sur les pas d'un époux abandonne ces murs.

Mon char vous portera loin de ces lieux impurs.

255   Viens, suis-moi, le temps presse, ô ma chère Tullie !

Dans tes bras maternels, viens, prends notre Octavie :

Allons maudire au loin nos vils persécuteurs.

TULLIE.

Quoi, vous osez, barbare ! après tant de fureurs.....

JUNIUS.

Ne sois point insensible au remords qui m'anime

260   Je sais trop que mes droits sont fondés sur le crime.

Un penchant effréné m'a conduit au forfait.

Junius t'offensa, Junius t'adorait.

Il t'aime !... Il brûle encor, et l'excès du délire

Doit paraître excusable à l'objet qui l'inspire.

TULLIE.

265   Quoi, Seigneur, se peut il ?... Ignorez-vous ?

JUNIUS.

  Non ! non !

Mon crime est, je le sais, au delà du pardon.

L'amour voudrait en vain s'armer pour ma défense.

Ton coeur chaste a toujours méconnu sa puissance

Tu n'as jamais aimé !... Du feu qui m'enivra,

270   Le funeste ascendant jamais ne t'égara.

Mais j'implore à tes pieds la voix de la nature.

Si ton âme jamais s'ouvrit à son murmure,

Vois un époux, un père, et rends à ses malheurs

Et l'épouse et l'enfant qui doit sécher ses pleurs.

275   Junius mérita la haine de Tullie ;

Eh ! Qui peut effacer la honte de sa vie ?

Bourreau de tous les tiens, ce monstre détesté

Monta de crime en crime à l'immortalité !...

Mais dans cet oppresseur de ta triste famille,

280   Dans ce monstre, tu vois le père de ta fille ;

Mais il est fugitif, proscrit, désespéré !

Pour les coeurs généreux le malheur est sacré !

TULLIE.

Il n'est plus temps.

JUNIUS.

Grands Dieux ! Il n'est plus temps !... Cruelle !

Ah ! Si ton coeur a pu d'une haine éternelle

285   Prononcer contre moi les serments odieux,

Délivre-moi du jour qui me devient affreux,

Prends ce fer qu'a cent fois rougi ma barbarie.

Ôte-moi par pitié le fardeau de la vie.

Je ne la supportais que par toi, que pour toi ;

290   Le jour où je te perds est le dernier pour moi.

TULLIE.

Junius !

JUNIUS.

Songe aux droits d'une chaîne sacrée,

N'aigris point les transports de mon âme égarée,

Viens, que tes soins touchants....

TULLIE.

Secourez-moi, grands Dieux !

JUNIUS.

Ta voix contre un époux veut-elle armer les cieux ?

295   Viens !

TULLIE.

Je ne puis.

JUNIUS.

Suis-moi !

TULLIE.

Jamais !

JUNIUS.

  Femme perfide !

Entre un époux et toi qu'un ciel juste décide !

Ma haine te dévoue à la haine des Dieux,

Dont l'auguste présence a consacré nos noeuds ;

Ton parjure à leurs yeux vient de laver mon crime.

300   Tu réponds à présent des jours de ta victime ;

Et d'une injuste loi, si j'éprouve les coups,

Tombe sur toi le sang d'un malheureux époux !

SCÈNE VIII.

TULLIE seule.

Il va nous perdre, hélas ! Et se perdre lui-même.

SCÈNE IX.
Tullie, Flavie.

TULLIE.

Ô ma chère Flavie !

FLAVIE.

Ô ciel !

TULLIE.

Ô trouble extrême !

FLAVIE.

305   Le désespoir, la mort sur vos traits sont empreints.

Quel est cet étranger ? Quels sinistres desseins ?.....

TULLIE.

Comment sans l'exposer prévenir sa furie ?

FLAVIE.

Qui pourrait attenter ?

TULLIE.

Il est ici, Flavie !

Je l'ai vu !

FLAVIE.

Quel mortel ?

TULLIE.

Junius !

FLAVIE.

Junius !

TULLIE.

310   Il venait m'arracher des bras de Décius.

M'entraîner loin de Rome, hélas ! et de mon père.

FLAVIE.

Mon coeur gémit pour vous, quand un devoir sévère

Veut qu'au glaive des lois.....

TULLIE.

Oh ! Jamais. Justes Dieux !

À l'échafaud, qui ? Moi ! Traîner un malheureux !

315   Armer contre ses jours une loi sanguinaire !

Non, son secret est sûr, j'en suis dépositaire.

Différons mon hymen, différons mon bonheur.

FLAVIE.

Consultez moins, Tullie, une aveugle frayeur.

Accomplissez des noeuds qu'ordonne la prudence.

320   Junius est perdu, si la moindre espérance

Retarde son départ en flattant son ardeur.

TULLIE.

Par un spectacle affreux, déchirant pour son coeur,

Le mien de Junius n'aigrira point la peine ;

Je n'enflammerai point ses transports et sa haine.

325   Sauvons un furieux qui ne se connaît plus ;

Dérobons à ses coups mon père et Décius.

Jour qu'avaient annoncé de si flatteurs auspices,

Quel deuil vient obscurcir ta pompe et tes délices !

On vient... c'est Décius !

SCÈNE X.
Tullius, Décius, Tullie, Flavie, cortège.

DÉCIUS.

Au pied de ces autels

330   Où l'encens le plus pur offert aux immortels

Annonce mon bonheur et le noeud qui nous lie,

Venez, venez, Madame !... Et quoi, chère Tullie !

Que vois-je ? La douleur en ces moments heureux,

D'un nuage de pleurs vient obscurcir vos yeux !

TULLIE.

335   Ah ! Vous ne doute? point de toute ma tendresse.

DÉCIUS.

Qui ? moi douter ! grands Dieux ! quand ta main que je presse,

Annonce mon bonheur, tremblante dans ma main.

Ah ! Le doute à jamais est banni de mon sein !

Viens !

TULLIE.

Souffrez qu'on diffère.....

DÉCIUS.

Ah ! Mon âme empressée

340   Du plus léger délai déteste la pensée.

TULLIE.

Il le faut.

DÉCIUS.

Juste ciel ! À l'amour éperdu

Est-ce vous qui portez ce coup inattendu ?

TULLIUS.

Différer sans motif.....

TULLIE.

Sans motif !

DÉCIUS.

Ah, Tullie !

TULLIUS.

Suis-moi.

FLAVIE.

Venez, Madame !

TULLIE.

Ah, mon père ! Ah, Flavie[.]

DÉCIUS.

345   Vous m'abusiez, Madame, et ma fidélité...

TULLIE.

Quel reproche !

TULLIUS.

Rougis de l'avoir mérité !

C'est à vous de finir les alarmes d'un père,

Flavie expliquez-nous ce funeste mystère.

Parlez, parlez !

TULLIE.

Arrête !

FLAVIE.

Il faut tout révéler.

TULLIE.

350   Flavie ! Au nom du ciel ! Garde-toi de parler !

FLAVIE.

Ou suivez à l'autel votre amant, votre père,

Ou souffrez qu'à l'instant...

TULLIE.

Grands Dieux ! Que vas-tu faire ?

Ah ! Flavie, un seul mot perdra le malheureux,

Arrête !... Je vous suis et m'abandonne aux Dieux.

ACTE II

Le Théâtre représente une place publique. À un des côtés est un portique orné de fleurs et de feuillages, où l'on monte par quelques marches.

SCÈNE PREMIÈRE.

JUNIUS, seul.

355   Soutien fallacieux d'une longue constance !

Flatteuse illusion qu'enfantait l'espérance !

Vos songes enchanteurs m'ont quitté pour jamais,

Malheureux Junius ! sous tes pas désormais

Quel charme aplanira le sentier de la vie ?

360   Délaissé par les miens, chassé de ma patrie,

Par une ingrate épouse indignement trahi,

Où cacher de mes jours et l'opprobre et l'ennui ?

Mon sort est prononcé. L'abandon de Tullie

Me rend à mes projets, me rend à ma furie.

365   Moi j'irais sous des rois et ramper et servir !

Non, jamais ! C'est ici qu'il faut vivre ou mourir.

Cethegus ne vient point. Ô fortune cruelle !

Voudrais-tu me ravir l'ami le plus fidèle ?

Cethegus..... de Sylla sans doute un favori,

370   Habite ce palais par le luxe embelli.

Sans doute un vil flatteur !..... des pompes d'hyménée,

De feuillages, de fleurs sa demeure est ornée ;

On entend une musique douce dans le lointain.

L'air au loin retentit de sons mélodieux,

Et partout l'allégresse éclate !... malheureux !

375   Tu vas placer ta foi dans un sexe volage,

Qu'un moment nous enchaîne et qu'un moment dégage,

Elle va te jurer une éternelle ardeur !....

Et déjà le parjure est caché dans son coeur,

Cethegus vient.

SCÈNE II.
Cethegus, Junius.

JUNIUS.

Sais-tu ma disgrâce inouïe ?

CETHEGUS.

380   J'ai tout appris.

JUNIUS.

Déjà ?

CETHEGUS.

  Tes yeux ont vu Tullie.

JUNIUS.

Oui. Quoi ! Tu sais déjà qu'époux abandonné,

Je vivrai des mortels le plus infortuné ?

Tullie a vu mes pleurs ; mais sourde à leur langage

L'aspect de ma misère a glacé son courage ;

385   Et comblant des malheurs qu'elle dut adoucir,

L'ingrate à mes destins refuse de s'unir.

CETHEGUS.

Et d'un lâche abandon, pénétrez-vous la cause ?

JUNIUS.

Ah ! Faut-il, Cethegus, qu'ici mon âme expose

Des secrets trop honteux, hélas, pour ton ami.

390   Tullie en son époux ne voit qu'un ennemi.

Couvert du sang des siens, elle a droit de me craindre.

Plus sensible, peut-être. elle aurait su me plaindre.

Étrangère aux fureurs qu'elle ose condamner,

Son austère vertu ne sait point pardonner.

CETHEGUS, à part.

395   Quoi ! Vous n'avez point su ?... Trop heureuse ignorance!

Puisse te prolonger un éternel silence !

JUNIUS.

Que dis-tu ? quels secrets ?

CETHEGUS.

Malheureux Junius !

JUNIUS.

Ne me déguise rien par le cher Cethegus !

À de nouveaux malheurs je dois encor m'attendre.

400   Quels sont-ils ? Je suis prêt.

CETHEGUS.

  Que voulez-vous apprendre ?

JUNIUS.

Parle.

CETHEGUS.

Ce Tullius à qui votre bonté.

Du jour qu'il voit encor conserva la clarté.

JUNIUS.

Eh bien ?...

CETHEGUS.

A fait briser vos noeuds avec Tullie.

JUNIUS.

Briser nos noeuds ! Ô crime ! affreuse perfidie !

405   Et mon ingrate épouse a servi sa fureur !

Quoi ! Rien n'a pu fléchir ton insensible coeur,

Tullie !

CETHEGUS.

Ah ! Connais mieux une épousé infidèle,

Son coeur pour Décius d'une ardeur criminelle.

JUNIUS.

Décius !

CETHEGUS.

Ce palais de pompe environné !

JUNIUS.

410   C'est le sien ?

CETHEGUS.

Oui.

JUNIUS.

  Ces fleurs et ce portique orné ?...

CETHEGUS.

C'est l'hymen...

JUNIUS.

Et quel jour le verra ?

CETHEGUS.

Ce jour même.

JUNIUS.

Il n'est point accompli !... Le perfide qu'elle aime...

Viens, entrons, c'en est trop... je succombe... mes yeux

Par la rage aveuglés brûlent de mille feux.

415   Sous un poids douloureux ma tête appesantie...

Mes genoux fléchissant...... ma force évanouie...

Cethegus !... Je me meurs. !...

CETHEGUS.

Junius ! Junius !

À la voix d'un ami, sa voix ne répond plus.

Ô mon cher Junius !

JUNIUS.

Quelle voix me rappelle ?

420   Est-ce donc pour souffrir qu'une amitié cruelle

D'un trépas désiré vient m'arracher la paix ?

L'ingrate m'abandonne !... Et je l'idolâtrais...

Four lui plaire, un seul jour, j'aurais donné ma vie !

Et c'est moi, Cethegus ! Moi ! Qu'elle sacrifie !

425   Pour un objet plus cher, je me sens déchirer.

Ma fille quels destins as-tu lieu d'espérer ?

Ta mère t'oubliera pour une autre famille.

Sous un toit étranger ma déplorable fille

Verra ses jours livrés à l'opprobre, au mépris.

430   Séduite à chaque instant par d'indignes récits,

Instruite dès l'enfance à rougir de son père, '

Elle déteste en moi l'auteur de sa misère ;

Et près de Décius implorant un appui,

Du jour qu'elle me doit, se console avec lui.

435   S'il prononce mon nom, muette d'épouvante,

Elle cherche son sein et s'y presse tremblante,

C'est moi, moi qu'elle craint. Sa naïve candeur

Donne les droits d'un père à mon persécuteur.

Je la vois le serrer de ses mains innocentes,

440   Livrer à l'imposteur ses lèvres caressantes.....

Et moi, jamais, jamais je ne l'embrasserai !

CETHEGUS.

Quelqu'un vient, Rappelez votre esprit égaré.

Évitons...

SCÈNE III.
Fulvius, Junius, Cethegus.

FULVIUS.

Junius !

JUNIUS.

Ô rencontre imprévue !

FULVIUS.

Les Dieux dans leur bonté vous offrent à ma vue.

JUNIUS.

445   Eh bien ? que veut de moi l'esclave de Sylla ?

FULVIUS.

On sait votre retour, Junius, et déjà

La loi fixe sur vous sa recherche importune.

De nouveau n'allez point défier la fortune..

Vous connaissez l'arrêt contre vos jours porté.

450   Respectez le destin justement irrité.

Quittez Rome à l'instant.

JUNIUS.

Je rends grâce à ton zèle.

Eh quoi ! D'un jour si beau la pompe solennelle

À de semblables soins peut livrer Tullius !

Il emprunte ta voix. Que dit-il ?

FULVIUS.

Junius !

455   Instruit des vains transports dont la rage t'anime,

Et chargé par la loi de tonner sur le crime,

Il te voit à regret, par des forfaits nouveaux,

Aiguiser contre toi le glaive des bourreaux.

Si Junius, dit-il, tient encor à la vie,

460   Qu'il quitte pour jamais et Rome et l'Italie.

De son juge surtout qu'il craigne les regards.

JUNIUS.

Du crime et de l'orgueil audacieux écarts !

Dut le courroux des Dieux, en ce jour détestable,

Entr'ouvrir sous mes pas l'abîme épouvantable ! ?...

465   Ces noeuds qu'on a dissous, je les réunirai :

De leur sang et du mien je les cimenterai :

Tout ce qu'il détesta, si Junius succombe,

Tout ce qu'il a chéri, le suivra dans la tombe.

Porte de ma fureur les voeux à Tullius.

470   C'est ici, c'est ici que l'attend Junius !

Qu'il vienne mon rival, et son indigne amante!

J'unirai par la mort leur dépouille sanglante ;

Et Tullius va rendre à ce glaive vengeur,

Le sang que ma bonté conserva dans son coeur.

FULVIUS.

475   Tu voles au trépas ; ton aveugle colère...

JUNIUS.

Puissions-nous expirer sur la même poussière !

Heureux qui meurt couvert du sang d'un ennemi.

FULVIUS.

Cethegus ! Employez tous les droits d'un ami.

Détournez...

CETHEGUS.

Junius ! Au nom de ma tendresse.

JUNIUS.

480   C'est ici que mon bras punira leur ivresse.

FULVIUS.

C'est braver trop longtemps le plus affreux danger.

Fuyez !...

JUNIUS.

Ah ! Fuis toi-même ou prompt à me venger

FULVIUS.

Malheureux ! Sous tes pas la tombe est entr'ouverte.

Tu menaces encor en courant à ta perte,

485   Tu braves la pitié qui t'exhorte au départ.

Tu voudras fuir bientôt ! et le voudras trop tard.

CETHEGUS.

Quitte ce lieu funeste. On approche et peut-être

Le trouble de tes sens peut éclairer un traître.

Viens, suis-moi !

Fulvius sort d'un côté opposé à celui par lequel la pompe nuptiale doit entrer.

SCÈNE IV.
Junius, Cethegus, Tullie, Flavie, Cortège de femmes.

La pompe nuptiale commence à défiler au fond du théâtre, du côté du palais de Décius, elle traverse lentement la place et remonte du côté opposé.

JUNIUS.

Dieux vengeurs ! En croirai-je mes yeux ?

490   Le vois-tu, Cethegus ? Ô jour, spectacle affreux !

Que ce fer... je ne puis... osons... Ô violence !

Vers son nouveau séjour, Cethegus, elle avance ;

Un pas, et c'en est fait des droits de ton ami !

À Tullie.

Arrête ! Et vois l'époux que ton coeur a trahi.

TULLIE.

495   Ô ciel !

JUNIUS.

  Il est donc vrai ! ce lâche coeur oublie

Les droits sacrés d'un père et le sang d'Octavie.

Dût cet instant affreux préparer mon cercueil,

Tu ne franchiras point ce détestable seuil.

Avant de pénétrer dans ce séjour infâme,

500   Où t'appelle l'objet d'une odieuse flamme,

Par un crime de plus il faut braver les cieux.

Viens, sur le corps sanglant d'un époux malheureux,

Viens ouvrir un chemin pour ce brillant cortège !

Perfide, sur mon coeur porte un pied sacrilège !

505   Oublie un Dieu vengeur et la voix des bienfaits,

Ajoute un parricide à tes nouveaux forfaits !

SCÈNE V.
Les précédents, Tullius, Fulvius, Licteurs, Peuple, reste du cortège.

TULLIUS.

Écartez un mortel de qui l'âme égarée.....

JUNIUS.

Voilà, voilà l'auteur d'une chaîne abhorrée !

Qu'il meure !

TULLIUS.

C'en est trop. Saisissez-vous de lui,

On l'entoure. Il est désarmé.

510   Soldats !

JUNIUS.

  Ô citoyens ! J'implore votre appui.

Voyez un malheureux que l'injustice opprime,

Du lâche Tullius défendez la victime !

PEUPLE.

Arrêtez ! qu'on l'écoute.

JUNIUS.

Ô mes concitoyens !

C'est pour des droits sacrés, pour les droits les plus saints

515   Que ma voix suppliante aujourd'hui vous implore.

L'enfant que j'ai vu naître et que mon coeur adore,

On le veut enlever de mes bras paternels !

Sans pudeur, sans respect pour des noeuds solennels,

Les cruels de mon sein vont arracher sa mère

520   D'un amant, d'un époux, d'un déplorable père

Embrassez la défense en cédant à ma voix.

C'est à votre pitié que je remets mes droits.

Vous vengerez, Romains, en vengeant mon injure,

Les Dieux, la foi, l'hymen, l'amour et la nature.

PEUPLE.

525   Nous défendrons tes droits.

TULLIUS.

  Connaissez-vous, Romains,

Pour qui veulent s'armer vos généreuses mains ?

Laissez agir les lois ; à leur juste poursuite

Livrez de Marius un cruel satellite,

La pitié vous égare en vous parlant pour lui ;

530   Sylla ne connaît point de plus grand ennemi.

Romains ! De Junius prendrez-vous la querelle ?

PEUPLE.

Junius ! Quoi, celui dont la main criminelle

Baigna ces murs de sang ! N'ajoutez rien de plus.

Dans l'horreur des cachots entraînons Junius.

JUNIUS.

535   Écoutez-moi, Romains !

TULLIE.

  Respectez sa misère !

JUNIUS.

C'est toi qui m'as perdu !

TULLIE.

Vous l'entendez, mon père !

JUNIUS.

Songe au noeud qui t'attend.

TULLIE.

Je songe à ton danger.

JUNIUS.

Pour l'augmenter encor ?

TULLIE, s'élançant vers lui.

Non ! Pour le partager.

TULLIUS.

Séparez-les !

TULLIE, pendant qu'on entraîne Junius.

Mon père ! Ah ! Protégez sa vie !

540   Sauvez avec ses jours, la gloire de Tullie.

SCÈNE VI.
Tullie, Flavie, Cortège de femmes, Décius sortant du palais.

DÉCIUS.

Quels accents ?... Vous, Tullie, en ce désordre affreux !

TULLIE.

On l'entraîne à la mort.... Junius !

DÉCIUS.

Justes Dieux

Eut-il ?...

TULLIE.

Vous saurez tout. Chérissez-vous Tullie ?

DÉCIUS.

Ah ! Dispose à ton gré de mes voeux, de ma vie.

TULLIE.

545   Vous m'aimez ?

DÉCIUS.

Tu pourrais en douter !

TULLIE.

  Décius !

Prouvez-le à l'univers.

DÉCIUS.

Comment ?

TULLIE.

Par vos vertus.

Celui dont les fureurs à vos bras m'ont ôtée ;

Qui menaça vos jours, qui m'a persécutée ;

Ce Junius, enfin, l'auteur de nos revers ;

550   Au moment où je parle, il languit dans les fers ;

Il va périr.

DÉCIUS.

Eh bien ?

TULLIE.

Eh bien, l'honneur me crie :

Tant qu'il court un danger, point d'hymen pour Tullie.

Il faut à sa misère accorder votre appui ;

Il faut le délivrer.

DÉCIUS.

Junius !

TULLIE.

Aujourd'hui.

DÉCIUS.

555   Ses forfaits....

TULLIE.

  Mon devoir veut que je les oublie.

DÉCIUS.

L'oppresseur des Romains !

TULLIE.

Le père d'Octavie !

DÉCIUS.

Eh bien, Madame, unis pour le plus noble effort,

Marchons et puissions-nous, favorisés, du sort

Sous le poids du bienfait accabler la victime ;

560   Et sûrs d'être haïs, mériter son estime !

ACTE III

Le théâtre représente un tribunal.

SCÈNE PREMIÈRE.
Tullius, Décius, Licteurs,

TULLIUS.

Que l'on ouvre à l'instant les portes du Palais.

Que nul aux citoyens n'en défende l'accès.

Qu'ils entrent : cependant, sachez sans violence,

De transports indiscrets, contenir la licence.

565   Licteurs ! devant son juge amenez Junius.

SCÈNE II.
Tullius, Décius.

TULLIUS.

Quel trouble vous agite, ô mon cher Décius ?

DÉCIUS.

Il est trop vrai. J'éprouve un trouble involontaire.

Ce jour de Junius va combler la misère.

Vous allez prononcer, ou sa vie ou sa mort.

TULLIUS.

570   Ô mon fils ! Plaignez-moi de décider son sort.

DÉCIUS.

Eh ! Qui peut pardonner, est-il jamais à plaindre ?

TULLIUS.

Pardonner ! Junius n'a-t-il pas tout à craindre

D'un juge plus sévère et plus puissant que moi ?

DÉCIUS.

Un juge !

TULLIUS.

Impitoyable.

DÉCIUS.

Et quel est-il ?

TULLIUS.

La loi.

DÉCIUS.

575   Ah ! L'on peut adoucir sa voix sainte et terrible.

La loi, fille du ciel, peut-elle être inflexible ?

TULLIUS.

Comment pour Junius implorer ses faveurs ?

Quels droits ?...

DÉCIUS.

Les plus sacrés !

TULLIUS.

Nommez-les.

DÉCIUS.

Ses malheurs.

Trop de sang et de deuil à terni notre gloire,

580   Et les pleurs des vaincus ont souillé la victoire.

Ah ! Ne relevons point ces échafauds sanglants

À peine renversés par des Dieux bienfaisants.

On a vu trop longtemps la fureur, la justice

De Rome tour-à-tour prolonger le supplice.

585   Une extrême équité nous a rendus cruels.

Faut-il de la pitié renverser les autels ?

De l'état gangrené, lorsqu'on tente la cure,

Sans doute un fer profond doit trancher la blessure ;

La vertu nécessaire alors c'est la rigueur.

590   Mais quand des jours plus doux ont chassé la terreur,

Thémis vers la pitié fait pencher sa balance,

Et la sévérité fait place à la clémence.

TULLIUS.

Ces accents généreux, organes du malheur,

Ne sont point, Décius, étrangers à mon coeur.

595   Mais du salut commun la voix impérieuse

Étouffe cette voix pour lui trop périlleuse.

Pardonner, c'est offrir à mille furieux

d'un retour impuni l'exemple dangereux.

Veux-tu donc, réveillant d'intestines alarmes,

600   De nouveau livrer Rome au tumulte des armes ;

Et qu'un sang corrompu que tu veux épargner

Dans les flots d'un sang pur l'expose à se baigner ?

Que dis-je, ô mon ami ! cette pitié cruelle !

En vain je céderais à sa voix criminelle

605   D'un mortel détesté les attentats connus ;

L'éclat de ses forfaits, le nom de Junius ;

Ce nom déjà flétri par la publique haine,

A son juge ont ôté jusqu'au choix de la peine ;

Ton exemple m'étonne et ne peut m'entraîner.

610   Le juge, Décius ! Doit plaindre et condamner,

Junius va de moi recevoir sa sentence.

Souffre que seul ici j'attende sa présence.

Bientôt il paraîtra : laisse-moi dans ces lieux.

Va, mon cher Décius ! Va rendre grâce aux Dieux

615   D'échapper au devoir dont je suis la victime,

Et d'avoir l'heureux droit de pardonner au crime.

SCÈNE III.

TULLIUS, seul.?

Glaive sacré des lois remis entre mes mains !

Trop pénible devoir de juger les humains !

Droit affreux du trépas ! Auguste tyrannie !

620   De ton poids douloureux mon âme appesantie

Jamais plus vivement n'a senti tes rigueurs.

Des troubles de l'État, des civiles fureurs,

Détestable artisan ! Malheureuse victime ?

J'ai droit de te haïr, Junius ! De ton crime

625   Qui plus que Tullius éprouva les horreurs ?

Par toi, mes derniers jours ont coulé dans les pleurs.

J'ai vu périr mon frère, égorgé sans défense ;

Le trépas de mes fils atteste ta vengeance.

Ton glaive s'est rougi du plus pur de mon sang!

630   Des maux de ton pays trop coupable instrument,

Tu forgeas sans pudeur des fers pour ta patrie.

De la publique horreur sur ta tête flétrie

Tes lâches cruautés ont uni tous les traits !....

Et ton sort cependant m'arrache des regrets.

635   Quelque fut l'attentat qui t'a joint à ma fille,

Par les noeuds les plus saints tu tins à ma famille ;

Le jour que je respire est un de tes bienfaits.

Ton droit, quoiqu'acheté par de honteux forfaits,

N'en est pas moins un droit et la reconnaissance,

640   Toujours vers le bienfait incline la balance.

SCÈNE IV.
Tullius, Juges.

TULLIUS.

Juges que le sénat a voulu joindre à moi !

Puissiez-vous accordant et mon coeur et la loi,

Adoucir les rigueurs d'un si pénible office,

Et suivre la pitié sans blesser la justice.

645   Mais Junius paraît.

SCÈNE V.
Tullius, Juges, Licteurs, Junius, Peuple.

JUNIUS.

  Décide mon destin.

Je bénis et tes lois et leur glaive assassin.

Junius leur devra la fin de sa misère.

TULLIUS.

J'ai voulu t'arracher à leur juste colère.

Pourquoi ta violence a-t-elle rejeté

650   Ces, avis bienfaisants qu'envoya ma bonté ?

JUNIUS.

De conseils odieux que l'intérêt profane,

J'ai détesté la source et dédaigné l'organe.

TULLIUS.

Et la source et l'organe opposent leurs vertus

À l'injuste mépris qu'a montré Junius.

655   D'un exil mérité quel ordre te délivre ?

JUNIUS.

Sous un joug étranger quel Romain voudrait vivre ?

TULLIUS.

Quoi ! le sort qui t'attend, la mort, le déshonneur.....

JUNIUS.

Prononce sans pitié, j'écoute sans frayeur.

Des orages civils qui périt la victime,

660   Succombe sans rougir au pouvoir qui l'opprime ;

Et la honte qu'entraîne un vulgaire attentat

Respecte les grands coups dont s'ébranle un État.

Quand la guerre excitant les civiles alarmes,

A d'impuissantes lois fait succéder les armes ;

665   De partis opposés quand l'effort inhumain

D'un pays malheureux ensanglante le sein ;

Chacun de son rival accuse la furie,

Et s'annonce lui-même armé pour la patrie.

Le glaive alors décide ; et la loi du plus fort

670   Détermine à la fois nos droits et notre sort.

Le vainqueur seul pénètre au temple de mémoire,

Et l'on voit la justice où l'on voit la victoire.

Le parti qui triomphe est toujours vertueux.

TULLIUS.

Connais mieux les humains, Junius ! à leurs yeux

675   La vertu qui succombe est digne encor d'estime,

Et sur le trône assis, le crime est toujours crime.

Quand des troubles civils éclate la fureur,

C'est de la liberté, c'est du commun bonheur

Qu'un Romain véritable embrasse la défense ;

680   S'il leur donne son sang, l'honneur l'en récompense.

Mais d'un lâche oppresseur, heureux par les forfaits ;

L'avenir flétrira les plus brillants succès.

JUNIUS.

Mes lauriers...

TULLIUS.

Périront, ainsi que ta mémoire.

Qui trahit son pays n'obtient jamais de gloire.

685   Mais réponds à ton juge et rends compte à nos lois

Du sang des citoyens immolés à ta voix.

JUNIUS.

Je dois compte à moi seul d'un sanglant ministère,

J'ai vaincu, j'ai puni ; c'est le droit de la guerre,

Le malheur des humains et le crime des Dieux.

TULLIUS.

690   Ainsi, cruels ! Ainsi quand vos cris furieux

Appelaient sur nos murs les fils de l'Italie,

Les Dieux par votre bouche éveillaient leur furie ?

Les Dieux vous ont guidés quand votre effort pervers

Entre un Samnite et nous balança l'univers ?

695   Et quand sur nos sillons en proie à votre rage,

Vous juriez par le sang, le meurtre et le carnage

D'asservir les lambeaux d'un pays malheureux,

Cet horrible serment fut dicté par les Dieux !

Les Dieux ont en horreur le mortel sanguinaire

700   Qui s'armant pour défendre un rang imaginaire,

Rebelle à son pays et traître à ses foyers,

Mêle aux drapeaux civils des drapeaux étrangers,

JUNIUS.

Qui peut nous déclarer et traîtres et rebelles ?

TULLIUS.

Le sénat.

JUNIUS.

Il a craint que nos armes fidèles

705   Aux Romains opprimés ne rendissent leurs droits.

TULLIUS.

Le peuple....

JUNIUS.

Junius en appelle à sa voix,

Le peuple a secondé notre trame hardie.

TULLIUS.

Malheur à qui du peuple égare le génie.

Vos noms sont aujourd'hui l'objet de son effroi.

JUNIUS.

710   Et demain son courroux va se fixer sur toi.

Compte moins sur les voeux d'une horde volage

Qui passe avec le sort du respect à l'outrage.

Tout ce peuple t'encense uni pour m'accabler.

Mais éprouve un revers, et prompte à t'immoler,

715   On verra des Romains la foule ensanglantée

Traîner sur mon tombeau ta dépouille insultée.

TULLIUS.

Défends-toi, Junius, c'est ton premier devoir.

JUNIUS.

Tu me parles en juge.

TULLIUS.

Et j'en ai le pouvoir.

JUNIUS.

Qui fit vos droits ?

TULLIUS.

L'horreur de votre tyrannie,

720   Le voeu des citoyens, l'amour de la patrie.

JUNIUS.

Quitte un masque importun ; d'un coeur ambitieux

Abandonne avec moi les dehors spécieux.

Réserve, Tullius, pour la foule éblouie,

Ces mots de liberté, d'amour de la patrie.

725   Ces mots dont votre adresse amuse les Romains,

Ont aussi dans leur temps consacré nos desseins

Au vainqueur tour-à-tour ils servent de défense.

Ton droit, c'est le besoin d'assurer ta puissance.

Mais quand ta politique a juré mon trépas,

730   En disposant de moi, frappe !... Et ne juge pas.

TULLIUS.

Notre loi n'admet point ces horribles maximes.

Elle gémit encor en frappant ses victimes.

Elle écoute la voix qui cherche à l'apaiser,

Et protège celui qui l'ose mépriser.

735   Réponds. N'épuise point sa trop longue indulgence.

JUNIUS.

De ce vain appareil Junius te dispense.

Quand ces lieux ont connu mes ordres souverains,

La loi me servit elle à régler tes destins ?

D'un tribunal gagé protégeant l'insolence,

740   Ai-je du nom d'arrêt coloré ma vengeance 2

Ma voix à Tullius commanda de mourir

Et suspendit la main qui m'allait obéir.

N'avilis point celui que ton bonheur opprime.

Prononce, et s'il se peut, sois grand comme ton crime.

TULLIUS, après avoir recueilli les suffrages du tribunal.

745   Junius ! De nos lois l'équitable rigueur

A dénoncé la mort pour prix de ta fureur.

Licteurs ! dans la prison ramenez un coupable.

Et quand l'ombre atteindra la ligne redoutable,

Qui de l'astre du jour marque les derniers feux,

750   Accomplissez sur lui la loi de nos aïeux.

JUNIUS.

Sans doute, Tullius, ma peine est méritée.

Mais elle dût m'atteindre à l'heure détestée

Où ce bras infidèle au plus juste parti

A détourné le fer de ton coeur ennemi.

755   Trahi dans mon amour, trompé dans ma clémence,

Je laisse aux immortels le soin de ma vengeance.

Si jamais leur justice a frappé les ingrats,

Elle saura punir l'auteur de mon trépas.

TULLIUS.

Qu'on l'emmène.

SCÈNE VI.

TULLIUS seul.

Grands dieux ! Juges de l'innocence !

760   Du bienfait qu'il reproche à ma reconnaissance

Vous savez si ma bouche à méprisé les droits ;

Et servit sans regret d'interprète à nos lois.

SCÈNE VII.
Tullius, Tullie.

TULLIE.

En croirai-je les bruits qu'on se plaît à répandre ?

Le sort de Junius de vous seul doit dépendre ?

765   Ah ! Son pardon déjà m'est par vous accordé !

TULLIUS.

De Junius, hélas ! le sort est décidé.

TULLIE.

Quoi ! D'un trépas cruel la longue ignominie

Prépare ses tourments au père d'Octavie !

Sous les fouets sans pitié déchiré par lambeaux,

770   Je le vois se débattre au milieu des bourreaux.

Il succombe aux horreurs de la mort la plus lente.

Sa tête sous le fer, roule pâle et sanglante ;

Et son dernier regard sur nos murs arrêté,

Attache le remords à ce coeur tourmenté.

TULLIUS.

775   Que ne puis-je des lois désarmer la justice !

De mon coeur oppressé terminons le supplice.

Sa douleur me déchire.... Un trouble en mes esprits....

Sortons !

TULLIE.

Non, non, Seigneur ! Vous entendrez mes cris !

Vous n'échapperez point aux pleurs de votre fille.

780   Ce Junius, seigneur ! l'horreur de ma famille,

Quand ma voix gémissante implora son appui,

Aux larmes du malheur, Junius n'a point fui.

Il eut pitié de moi. J'obtins de sa tendresse

Le bienfait que refuse une loi vengeresse.

785   S'il osa me contraindre à d'horribles liens,

Il m'accorda vos jours !.... Pour préserver les siens,

Que reste-t-il, hélas ! Au pouvoir de Tullie ?

J'ai tout reçu de vous : mon coeur, mon sang, ma vie,

Tout est à vous, mon père, et je n'ai que mes pleurs !

790   J'embrasse vos genoux. Au nom de mes malheurs,

Révoquez en ce jour, une sentence impie !

Au nom de mon enfant, de ma fille chérie

Cent fois, cent fois pressée en vos bras paternels!

Ne lui préparez point des regrets éternels.

795   Si jamais d'un enfant l'innocente caresse

Fit couler de vos yeux les pleurs de l'allégresse !

Sauvez-moi ! Sauvez-vous d'un remords déchirant !

Cachez, cachez des lois le glaive étincelant.

Mon père ! C'est pour moi que sa fureur s'apprête.

800   Junius !... De son sang il a chargé ma tête.

Voyez-le jusqu'au ciel s'élever menaçant....

Il retombe sur moi, sur vous ! sur mon enfant !

TULLIUS.

De l'horreur de ton sort mon âme est pénétrée.

Ah ! la plainte et les pleurs d'une fille adorée

805   Arrivent aisément jusqu'au coeur paternel.

Ton père, ô ma Tullie ! En atteste le ciel.

S'il pouvait de ses jours offrant le sacrifice,

Dérober Junius à son juste supplice,

Sa tête eût satisfait aux droits d'un bienfaiteur.

810   Mais la loi.... mon devoir.... Ah, cache ta douleur ?

À mon coeur déchiré dérobe tes alarmes,

Cruelle ou laisse-moi m'arracher à tes larmes. Il sort.

SCÈNE VIII.
Tullie, Flavie.

TULLIE.

Mon père !.... Il m'abandonne, hélas ! Et ses refus

Aux horreurs du trépas ont livré Junius !

FLAVIE.

815   Ah ! Pouvez-vous, Madame, accuser sa tendresse ?

Il vous aime !

TULLIE.

Et pourtant, Flavie, il me délaisse

Il fuit ! Et sans pitié pour ma juste douleur....

FLAVIE.

Peut-il changer des lois l'inflexible rigueur ?

Soumettez-vous aux Dieux. Ils frappent un coupable.

820   Junius mérita le destin qui l'accable.

En déplorant ses maux, songez à ses fureurs.

Devons-nous des regrets à nos persécuteurs ?

TULLIE.

Tu crois calmer ma peine ! Es-tu mère, Flavie !

Cruelle !... Entendras-tu la plainte d'Octavie ?

825   Ses pleurs tomberont-ils sur ton coeur maternel !

Dis... La vois-tu languir dans un deuil éternel ?

Muette et l'oeil humide arrêté sur sa mère,

Rappeler d'un regard les destins de son père ?

Peut-être en ce moment des Dieux abandonné,

830   Il expire, Flavie, et n'a point pardonné !

SCÈNE IX.
Tullie, Flavie, Un esclave.

L'ESCLAVE, remettant une lettre.

Junius à ma foi confia ce message.

TULLIE.

Donnez.... Lisons.... Mes yeux obscurcis d'un nuage

À peine de sa main reconnaissent les traits.

Elle lit.

« Déchiré de remords, Junius sans regrets,

835   Par un trépas affreux verra briser sa chaîne,

Si la nuit du tombeau l'affranchit de ta haine.

Au nom de ma douleur et du sort qui m'attend

Accorde un seul regard à mon dernier instant.

Puisse un coupable époux aux pieds de sa Tullie,

840   Dans les bras innocents d'une fille chérie ;

Absous par ton estime, épuré par ses pleurs,

Oublier à la fois son crime et ses malheurs ».

Je vole sur tes pas.

L'esclave sort.

Ah sans doute, Flavie !

Il a des droits sacrés sur les pleurs d'Octavie,

845   Sur les miens !... Ma pitié, mon pardon, mes secours !

Je dois....

FLAVIE.

Quoi, vous pourriez 2...

TULLIE.

On veut trancher ses jours,

Qui ? Moi, l'abandonner!

FLAVIE.

Grands dieux ! Qu'allez-vous faire ?

TULLIE.

Par les plus tendres soins soulager sa misère ;

À son funeste sort accorder ma pitié,

850   L'assurer qu'à jamais son crime est oublié.

FLAVIE.

Ah ! Craignez !....

TULLIE.

La pitié ne connaît point la crainte,

Du repentir tardif elle accueille la plainte ;

Et jusqu'aux Dieux fléchis ses généreux efforts

D'un coupable mourant vont porter les remords.

ACTE IV

Le théâtre représente une prison.

SCÈNE PREMIÈRE.

JUNIUS, seul.

855   Aux orages sanglants qui troublèrent mon sort,

Ce jour fait succéder le calme de la mort.

Vain espoir !... Mon rival va s'unir à Tullie !

Leur bonheur me poursuit au delà de la vie...

Et je laisse impur le plus sanglant affront !

860   Des ombres de la mort mes yeux se couvriront,

Sans avoir vu briller le jour de la vengeance !

Condamné de leurs lois je brave la puissance.

Seul je ferai mon sort. Je garde sur mon coeur

Le gage qui me rend maître de mon honneur.

865   Mourons... Pour me sauver, quand Cethegus conspire,

Quand son bras va frapper, pourquoi dans mon délire,

Précipiter l'instant qui fini? mes destins ?

Sylla doit sa puissance à l'erreur des Romains ;

Mais ce peuple est volage... Un moment, et peut-être

870   Aux murs qui m'ont bravé je puis montrer un maître !

Ma vengeance !... Ah ! Craignons, par de vains attentats,

De perdre avec le jour l'honneur de mon trépas.

Il suffit d'un revers pour flétrir ma mémoire.

Qui meurt un jour trop tard, à vu mourir sa gloire.

875   Qu'il revient lentement, l'esclave à qui ma main

A remis cet écrit. D'un insolent dédain,

Peut-être, hélas ! Craint-il d'apporter la réponse.

Je l'entends.

SCÈNE II.
Junius, Un esclave.

JUNIUS.

Androclès !... Ce regard me l'annonce ;

L'ingrate a rejeté le dernier de mes voeux.

L'ESCLAVE.

880   Tullie a parcouru cet écrit douloureux.

Gémissante soudain, et l'oeil baigné de larmes,

Elle a suivi mes pas.

JUNIUS.

Ô moment plein de charmes !

La voix de l'infortune apaise son courroux.

Elle vient !.... Le trépas me semblera trop doux !

885   Et ma fille ?...

L'ESCLAVE.

  Octavie accompagne sa mère.

Il sort.

JUNIUS, seul.

Quoi, je verrai ma fille ! Ô bonté ! Jour prospère !

Elle n'a point voulu d'un refus insultant

Ajouter l'amertume à mon dernier instant.

Sa pitié n'attendait qu'un remords pour paraître.

890   Elle plaint Junius.... et l'eût aimé peut-être !....

Et Pourtant un rival.... On vient.... Transports jaloux !

Respectez des moments si cruels et si doux.

SCÈNE III.
Junius, Tullie, Octavie.

JUNIUS.

Ma fille ! Unique bien qui reste à ma misère ! A

Viens avant qu'il expire, embrasse encor ton père.

895   Quoi, Madame, un proscrit des Dieux abandonné

Par les lois, par l'honneur, par l'amour condamné,

A ses tristes destins vous voit sensible encore !

Ah ! Qu'un si noble sain me touche et vous honore !

Un coupable sans doute embrasse vos genoux ;

900   Mais ce coupable, enfin, Tullie est votre époux ;

Et contre vos rigueurs, dans les bras d'Octavie,

Cet époux malheureux tremblant se réfugie, ?

TULLIE.

Junius ! Vos remords, votre sort douloureux

Et ce gage innocent d'un hymen malheureux

905   Combien de droits sacrés sur le coeur de Tullie!

Oubliez mes malheurs comme je les oublie.

Ah ! Pour vous arracher à ces décrets vengeurs,

Faut-il n'avoir, hélas ! À donner que des pleurs !

Que ne puis-je, à l'instant, sacrifier ma vie

910   Pour conserver un père à ma chère Octavie !

JUNIUS.

Ton coeur a pardonné ; je n'ai plus de regrets.

Junius peut mourir sa tombe désormais

De la haine des Dieux n'est plus appesantie,

Ces Dieux confirmeront le pardon de Tullie.

915   Des biens qu'offre la vie, hélas ! il n'en est qu'un

Qui me pût rendre encor le jour moins importun :

C'est le droit, l'heureux droit de réparer mes crimes.

Si j'avais pu, guidé par tes vertus sublimes,,

De l'honneur, sur tes pas, reprendre le chemin !....

920   Qu'il m'eût semblé facile appuyé de ta main !

Ton bonheur seul eût fait mon étude et ma gloire.

Inutiles désirs ! Le soin de ma mémoire

Doit seul m'intéresser à mon dernier moment.

Puisse-t-elle, évitant un juste châtiment,

925   A la postérité ne point passer flétrie,

A tes soins généreux un époux la confie.

Ta bonté, je le sais, ne peut anéantir

D'un nom tel le mien le fatal souvenir. que

Du triste Junius la honte est trop connue

930   Mais que ta piété du moins la diminue.

Ce cher enfant, qu'ici j'abandonne à ta foi,

Ne fais point de mon nom l'objet de son effroi.

En peignant Junius, qu'une fraude pieuse

Adoucisse les traits de mon histoire affreuse,

935   Colore mes défauts à ses yeux prévenus,

Et qu'en moi, ta pitié trouve quelques vertus.

TULLIE.

Ah ! sois sûr qu'à jamais dans le coeur d'Octavie

Ta mémoire vivra respectée et chérie.

Ces remords vertueux, ce profond sentiment,

940   Dans mon âme attendrie efface en un moment

Ces excès dont l'amour causa la violence,

Dont ces temps orageux excusent la licence ;

Étrangers au mortel dont les jours inconnus

Glissent obscurément sans vices, sans vertus ;

945   Mais dont souvent, hélas ! la pente irrésistible

Loin du devoir austère entraîne un coeur sensible.

Qui sait se repentir naquit pour la vertu.

Ah ! Faut-il, quand son charme enfin t'est mieux connu,

De si nobles penchants voir arrêter la course ?

950   D'un sang qui s'épurait doit-on tarir la source ?

JUNIUS.

Faut-il ?... Tullie ! à peine osé-je demander.....

Ces noeuds que mes transports avaient su retarder...

Ces noeuds que d'un rival la vertu justifie ?...

Qui vont semer de fleurs et ses jours et ta vie...

955   Sans doute ils sont formés ?

TULLIE.

  Quoi, Seigneur, vous pensez

Qu'en cet instant fatal où vos jours menacés.....

JUNIUS.

Vous n'êtes point unis ! De l'époux qui t'adore,

Quoi ! Les voeux, quoi ! Les droits ont un espoir encore !

Je n'ai point tout perdu, je puis mourir heureux !

960   Si l'horreur de mon sort, si mes remords affreux,

Si le fer préparé qui doit trancher ma vie

Éveillent la pitié dans ton âme attendrie ;

Écarte de mes yeux cet hymen, ces flambeaux

Et l'aspect d'un bonheur qui redouble mes maux.

965   D'un rival dans tes bras l'épouvantable image

De ce coeur égaré vient enflammer la rage ;

Et jusque dans la tombe un spectacle odieux....

TULLIE.

Junius ! L'avenir est encor dans les cieux

J'ignore.....

JUNIUS.

Tes accents fléchiront une mère !

970   Ma fille, à ses genoux viens seconder ton père.

Que tes yeux éplorés, que tes bras innocents

implorent sa pitié pour mes derniers instants.

Ce coeur depuis longtemps sourd à ma voix coupable

Au cri de ta douleur n'est point inexorable.

975   Gage sacré ! c'est toi qui dois nous réunir.

Oui ! pour nous séparer il faut t'anéantir.

Le ciel a consacré nos noeuds par ta naissance,

Et qui les veut briser maudit ton existence.

TULLIE.

Un tel soin convient-il à ces affreux moments ?

JUNIUS.

980   En est-il de plus chers ? Que d'augustes serments

De mon coeur effrayé dissipent les alarmes.

Jure que Décius.... Tes yeux baignés de larmes,

Évitent mes regards.... Quoi ! Peux-tu balancer ?

TULLIE.

Un père sur mon sort a droit de prononcer.

JUNIUS.

985   Ses droits l'emportent-ils sur ceux de l'hyménée ?

Mais à d'indignes feux ton âme abandonnée,

Insulte à ma mémoire, aux devoirs les plus saints.

Qui ! Tu bénis l'instant qui finit mes destins.

Toute entière à l'amour d'un rival détestable,

990   Ta main pourra s'unir à la main qui m'accable !

Ô rage ! Ô désespoir ! Abominables noeuds !

Et la vengeance échappe à mon bras furieux !

Je ne puis à tes yeux l'immoler à ma rage !

Et de son coeur sanglant arracher ton image !

TULLIE.

995   Et voilà tes remords ! C'était peu que tes jours,

Cruel ! Eussent des miens empoisonné le cours !

Rien ne pourra briser le joug dont tu m'opprimes.

Tes forfaits....

JUNIUS.

Est-ce à toi de me trouver des crimes ?

Tu chéris Décius, ingrate et tu me hais.

1000   Ses feux, ton lâche amour, voilà mes seuls forfaits.

TULLIE.

Eh bien, reçois l'aveu qu'arrache ta furie.

Je l'aime !... Mais, réponds, à mon âme ravie

Quand l'amour présentait son espoir enchanteur,

Ai-je écouté l'amour ?... Quand ton fer destructeur

1005   Menaçant s'est levé sur la tête d'un père,

Ai-je évité l'autel qui combla ma misère,

J'abandonnai la main qui m'offrait le bonheur

Pour la sanglante main qui déchirait mon coeur.

J'oubliai nos malheurs, tes ordres sanguinaires,

1010   Et le tombeau d'un oncle et l'urne de mes frères ;

Je ne vis plus qu'un père et l'horrible couteau,

Et pour sauver ses jours, j'embrassai mon bourreau !

JUNIUS.

Barbare !...

TULLIE.

Qu'ai-je fait ?.... Ah, Junius ! Pardonne

Ce coupable transport où mon coeur s'abandonne.

1015   De ces moments affreux j'ai pu combler l'horreur !

Oublier le respect que l'on doit au malheur !

Et pourtant qu'opposer à l'injuste prière ? ??..

Fuyons !....

JUNIUS.

Elle me quitte à mon heure dernière !

TULLIE.

Il le faut.

JUNIUS.

Souffre au moins que ce coeur paternel

1020   Presse un enfant si cher. Moment doux et cruel !

Adieu donc pour jamais, malheureuse Octavie !

Ah ! Je sens que mon coeur tient encor à la vie.

Il faut t'abandonner ! Eh ! Puis-je sans effroi

Contempler le destin qui s'apprête pour toi ?

1025   Victime dévouée aux rigueurs d'un beau père,

Le cri de ta douleur fatigue en vain ta mère.

Étrangère à l'amour, rebut de l'amitié

Tu vas traîner des jours livrés à la pitié.

Quel sera ton refuge, ô ma chère Octavie !

1030   Fugitive partout et partout poursuivie,

Qui te protégera quand tu perds Junius ?

Où fuir pour échapper au cruel Décius ?

Où dérober ta tête à sa main criminelle ?

Près de moi, dans mon sein.... La tombe paternelle,

1035   Voilà ton seul asile ! Oui ! L'ombre de la mort

Seule pourra tromper Décius et le sort.

Tirant un poignard de son sein.

Viens d'un marbre commun notre cendre couverte...

TULLIE, s'élançant vers lui.

Grands Dieux !

JUNIUS, levant le poignard sur sa fille.

N'avancez pas ou vous hâtez sa perte.

JUNIUS.

Ta fille !

TULLIE.

C'est la tienne ! Et tu veux l'avilir.

TULLIE.

1040   Son sang.....

JUNIUS.

  Doit à l'instant couler ou s'affranchir.

TULLIE.

Arrête, Junius ! Pour préserver sa tête,

Que faut-il ?

JUNIUS.

Renoncer à l'hymen qui s'apprête,

Jurer que cet enfant, gage de notre foi,

Jamais d'un étranger ne subira la loi.

TULLIE.

1045   Eh bien.... devant les Dieux la tremblante Tullie

Te jure en ce moment, par le sang d'Octavie,

De n'accepter jamais Décius pour époux.

JUNIUS, remettant sa fille entre les bras de Tullie.

Un père la confie à vos soins les plus doux.

Adieu, ma fille ! adieu pour jamais.

TULLIE, la recevant.

Octavie !

1050   Je vous rends grâce, ô Dieux !... Viens mon sang ! Viens ma vie !

Elle emporte sa fille.

SCÈNE IV.

JUNIUS, seule.

Du poids de ses malheurs mon coeur est soulagé.

La nature est tranquille, et l'amour est vengé !

Décius ! de tes maux j'emporte au moins l'image.

Je meurs ! Tu languiras ! Je bénis mon partage !

SCÈNE V.
Junius, Décius.

JUNIUS.

1055   Est-ce un songe funeste ? un rival en ces lieux !

Perfide ! Oses-tu bien te montrer à mes yeux ?

Ta lâcheté vient-elle, éprouvant ma constance,

Ajouter à mes maux l'horreur de ta présence ?

Viens-tu pour insulter à mon dernier moment ?

DÉCIUS.

1060   Qui ? Moi ! Vous insulter ? Moi ! venir bassement

Accabler un rival à son heure dernière !

Plaindre un infortuné, soulager sa misère,

Mettre un terme à ses maux s'il est en mon pouvoir,

Voilà mes voeux, seigneur, et mon plus doux espoir.

1065   Votre garde, autrefois sauvé par ma clémence

D'un coeur reconnaissant m'a donné l'assurance.

À mes voeux, à mon or il n'a point résisté.

Il vous affranchira de ce lieu détesté.

De mon char préparé le conducteur fidèle,

1070   Cent fois m'a témoigné son courage et son zèle.

Bientôt le sort en vain vous aura menacé.

Suivez-moi !

JUNIUS.

De quel droit, perfide ! as-tu pensé

M'enlacer dans les noeuds de la reconnaissance ?

Pourras-tu, sans rougir, d'une adroite clémence

1075   M'expliquer les bienfaits ou plutôt les affronts ?

DÉCIUS.

Je ne rougirai pas même de tes soupçons.

Junius ! Désunis par l'amour, par la gloire,

J'ai dû de nos débats conserver la mémoire.

Il faut plus d'un instant pour cesser de haïr.

1080   Non. Tu ne croiras point que l'affreux souvenir

Des maux par toi versés sur ma triste patrie,

De mes droits usurpés, de ma flamme trahie,

Puisse en un seul moment s'effacer de mon coeur.

Mais si ma haine veille ; au jour de ton malheur

1085   Ma gloire, Junius, la réduit au silence.

Lorsque Rome t'immole à sa juste vengeance,

La tardive pitié qui suit les malheureux,

Apprête à Décius des bruits injurieux.

Si tu meurs on dira que j'ai cherché ta vie,

1090   Et quand j'ose aspirer à la main de Tullie,

Je veux, de ma vertu conservant le renom,

Lui présenter ma main exempte de soupçon.

JUNIUS.

Oui ! Rome de tes feux dès longtemps avertie,

Verra mon meurtrier dans l'amant de Tullie.

1095   C'est toi qui répondra de mon affreux destin.

Ton nom sera flétri. Tu te flattes en vain

Perfide ! D'échapper au tribut d'infamie

Dont je charge en mourant ta mémoire ennemie.

J'achèterai ta honte au prix de tout mon sang.

1100   Ah ! J'emporte un espoir bien doux, bien consolant !

J'ai su d'un dernier coup assurer ma vengeance,

Et ma tombe engloutit ta plus chère espérance.

À la face des Dieux, des serments solennels

Ont arraché Tullie à tes bras criminels.

1105   Oui ! Docile aux transports de ma flamme jalouse,

Tullie abjure enfin le nom de ton épouse.

Je meurs !.... mais je triomphe et je suis à jamais

Vengé de ton offense et de tes vils bienfaits.

DÉCIUS.

Serait-il vrai, grands Dieux ! Auriez-vous pu, Tullie,

1110   Par d'injustes serments, flattant sa jalousie,

Me trahir !... Non, jamais ! son coeur m'est trop connu.

Non ! vous calomniez Tullie et la vertu.

JUNIUS.

Ah ! Crois-en l'allégresse où mon âme se noie !

DÉCIUS.

Oui, j'en crois ton triomphe et ta sinistre joie.

1115   J'ai tout perdu. Rends grâce à l'horreur de ton sort.

Prêt à s'abandonner au plus juste transport,

Décius veut au moins garder sa propre estime.

Ma vertu se raidit, cruel, contre ton crime,

Surmonte son malheur et plus grande que lui,

1120   Dans le bien qu'elle fait, sait trouver un appui.

Mon bienfait devient pur, grâce à ta barbarie.

Privé par un serment de la main de Tullie,

Si Junius périt, Rome ne croira pas

Que nous ayons sans fruit demandé ton trépas.

1125   Je puis dans mon malheur braver la calomnie.

Cependant, Junius, je veux sauver ta vie.

Du dessein que j'ai pris, rien ne peut m'ébranler,

A ces offres qu'ici je dois renouveler.

Rends-toi.

JUNIUS.

J'embrasserai la mort... et l'infamie

1130   Avant de rien devoir à l'amant de Tullie

Et d'apprendre à bénir la main qui m'a frappé.

DÉCIUS.

Adieu, Seigneur.

JUNIUS.

Adieu.

SCÈNE VI.

JUNIUS, seul.

Tu ne m'as point trompé !

Et ce calme glacé qui déguisait ta flamme,

N'en a pu, Décius ! imposer à mon âme

1135   Ce qu'a senti le coeur, l'oeil est prompt à le voir.

Va ! Junius connaît les traits du désespoir.

J'ai compté sur des coeurs que les périls étonnent.

Cethegus ne vient point, mes amis m'abandonnent.

Tirant son poignard.

Voilà le seul ami qui reste à Junius.

1140   Je ne crains de sa foi, faiblesse ni refus.

J'entends précipiter les apprêts du supplice.

Il est temps d'accomplir ce sanglant sacrifice.

Il est temps qu'un Romain, seul maître de son sort,

Dépose son honneur dans les bras de la mort.

1145   Adieu, mon Octavie ! adieu ! frappons.

Voix en dehors.

  Aux armes !

JUNIUS.

Grands Dieux qu'ai-je entendu ? Quel bruit ? Quel cri d'alarmes ?

Serait-ce Cethegus ?

SCÈNE VII.
Junius, Cethegus armé, quelques guerriers.

CETHEGUS.

Oui ! C'est lui dont le bras

Arrache Junius à la nuit du trépas.

Ô mon cher Junius ! À ton ami fidèle,

1150   Les Dieux ont réservé la palme la plus belle !

J'ai sauvé mon ami !

JUNIUS.

Quel spectacle odieux

Un seul moment plus tard eût offensé tes yeux !

Mais quels moyens du sort réparant l'injustice

Me rendent à vos voeux ?

CETHEGUS.

Du plus honteux supplice

1155   La place offrait déjà les terribles apprêts.

De l'échafaud dressé fermant au loin l'accès,

Les flots tumultueux d'une foule cruelle

Venaient goûter du sang l'horreur toujours nouvelle.

J'arrive accompagné de fidèles amis

1160   Dont l'essaim peu nombreux sans ombrage est admis.

Percer les mille rangs de la foule entraînée ;

Tomber d'un choc subit sur la garde étonnée ;

La renverser ; monter sur l'échafaud tremblant

Devient pour tes amis l'ouvrage d'un moment.

1165   Et ma voix rappelant l'éclat de tes services,

Les fureurs de Sylla, ses longues injustices,

Nos droits, nos libertés par son pouvoir surpris ;

Bientôt en ta faveur s'élèvent mille cris.

Tout s'émeut, tout fermente et la tourbe volage

1170   Déjà n'écoutant plus que son aveugle rage,

Veut te voir, te sauver, le punir. Nous, marchons!

Et l'effort d'un instant nous livre les prisons.

JUNIUS.

D'une amitié fidèle ! ô transport mémorable ?

CETHEGUS.

Ami ! ne perdons point un jour si favorable.

1175   Arme-toi. Montre-toi ! Viens, mon cher Junius!

Peut-être cet instant du vaillant Marius

Par un heureux effort ranime la querelle.

Le peuple est enflammé, profitons de son zèle.

Et si du fier Sylla sa voix fit les destins,

1180   Le peuple peut briser l'ouvrage de ses mains.

JUNIUS, armé.

Suivons, braves amis, le sentier de la gloire !

Junius sut déjà vous montrer la victoire ;

Et ce jour doit encor la fixer sur nos pas.

Réveillons dans ces murs la fureur des combats.

1185   C'est au sang de Sylla qu'il faut laver ma honte.

Volons à son palais, que la mort la plus prompte

Brise à jamais le joug dont il nous a flétris.

Mais d'un brillant forfait vous connaissez le prix.

Quand des troubles civils nous ouvrons la barrière,

1190   La hache ou les lauriers, voilà notre salaire !

ACTE V

Le théâtre représente le portique du palais de Tullius : on voit un autel domestique sur un des côtés de la scène.

SCÈNE PREMIÈRE.

TULLIE, seule.

C'en est fait ! j'ai promis et les destins jaloux

Couronnent les fureurs de mon barbare époux.

Décius va venir ! ô mortelle? alarmes !

Je souffrirai, grands Dieux ! mais cachez-moi ses larmes.

SCÈNE II.
Décius, Tullie.

DÉCIUS.

1195   Et croirai-je un rival ? l'avez-vous prononcé,

Ce funeste serment par sa haine annoncé ?

Dois-je perdre en ce jour tout... jusqu'à l'espérance !

Vous vous taisez, Madame !... Ah ! Ce cruel silence

M'annonce votre perte et mes destins affreux.

TULLIE.

1200   Ignorez à jamais quels motifs odieux,

À d'indignes serments ont pu forcer Tullie.

DÉCIUS.

Ainsi vous couronnez sa basse jalousie !

Ainsi quand vous juriez une éternelle ardeur,

Vous me trompiez cruelle !...

TULLIE.

Il doute de mon coeur !

DÉCIUS.

1205   Qui trahit mon espoir, parle de sa tendresse !

TULLIE.

Qui dut me consoler, ajoute à ma détresse.

DÉCIUS.

Ah ! J'en crois vos serments, Madame, avant vos pleurs.

TULLIE.

Ils coulent malgré moi, Vos injustes fureurs

Font rougir de ces pleurs la trop faible Tullie.

DÉCIUS.

1210   La faiblesse souvent tient à la perfidie.

Eh bien

TULLIE.

connais enfin ton crime et mon malheur.

Ces serments...

SCÈNE III.
Décius, Tullie, Fulvius.

FULVIUS.

Plus d'espoir que dans votre valeur.

Décius dans ces murs le tumulte et les armes

Éveillent de nouveau les civiles alarmes.

1215   De la révolte au loin flottent les étendards.

La terreur et la mort volent sur ces remparts.

Déjà l'égarement d'une foule insensée,

Arrachant Junius à sa prison forcée,

A des voeux incertains, donne un guide fatal.

1220   Dans la place bientôt formée à son signal,

Au palais de Sylla cette troupe hardie,

Suivait d'un pas confus la voix qui les rallie.

Tout-à-coup Tullius fixe leurs yeux surpris,

Un essaim peu nombreux de clients et d'amis

1225   Composait du vieillard le paisible cortège ;

Junius fait entendre une voix sacrilège....

TULLIE.

Malheureuse ! mon père est tombé sous leurs coups !

FULVIUS.

Opposant la valeur aux transports du courroux,

Nous avons jusqu'ici défendu votre père.

1230   Mais chaque instant accroît la horde sanguinaire ;

Nos plus braves amis, par le nombre accablés,

Sous le fer destructeur succombent immolés....

TULLIE.

Il va périr, ô ciel malheureuse Tullie !

Par d'indignes serments quand ta flamme est trahie,

1235   Décius près de toi, mes droits sont-ils perdus ?

DÉCIUS.

Vos droits ! Ah ! Le malheur vous les a tous rendus.

J'unirai mes clienTs à ceux de votre père,

Je perds une espérance à mon amour bien chère !

Mais le sort de mes voeux comble encore le plus doux,

1240   S'il me permet de vaincre ou de mourir pour vous.

Marchons !

SCÈNE IV.

TULLIE, seule.

Voilà celui qu'une injuste furie

Par la main qu'il adore, en ce jour sacrifie !

Dieux dont la main puissante ébranle les états !

Protégez Décius, arbitres des combats !

1245   Aux plus justes drapeaux attachez la victoire.

Le bonheur du méchant accuse votre gloire,

Et quand le sort accable un héros vertueux,

L'univers consterné doute s'il est des Dieux,

SCÈNE V.
Tullie, Flavie.

FLAVIE.

Tour espoir est détruit ; la résistance est vaine,

1250   Et sous un joug sanglant Marius nous ramène,

TULLIE.

Ah ! Ce jour me ravit mon père et Décius ;

Tout couvert de leur sang, le cruel Junius ?.

FLAVIE.

Doutez-vous qu'un regard désarme sa colère ?

TULLIE.

Sa clémence mettrait le comble à ma misère.

FLAVIE.

1255   Quand pour lui Junius a les Dieux et le sort,

Aux Dieux, à Junius qu'opposez-vous ?

TULLIE.

La mort.

FLAVIE.

Quel tumulte soudain ?...

TULLIE.

Ô ciel !

FLAVIE.

Quels cris d'alarmes ?

On approche, et déjà le bruit affreux des armes...

TULLIE.

Juste ciel ! je succombe à l'horreur, à l'effroi.

1260   Cethegus !

SCÈNE VI.
Tullie, Flavie, Cethegus, Soldats.

CETHEGUS.

  La voici. Madame, suivez-moi.

TULLIE.

De quel droit osez-vous ?...

CETHEGUS.

Mon droit est ma puissance.

Le sort peut des combats incliner la balance.

C'est vous qui répondrez des jours de mon ami.

Venez.

TULLIE.

Dieux tout puissants, prêtez-moi votre appui.

CETHEGUS.

1265   On voit les Dieux toujours seconder le courage.

Marchons !

TULLIE.

S'il est vainqueur, que lui sert un otage

CETHEGUS.

S'il est vainqueur, Madame, oubliez-vous vos noeuds ?

TULLIE.

Ah ! Ne me forcez point aux plus horribles voeux.

CETHEGUS, l'entraînant.

Vos voeux sont impuissants. Venez.

TULLIE.

Eh quoi ! perfide !

1270   Oses-tu me toucher d'une main homicide.

CETHEGUS.

J'ose tout pour servir un ami malheureux.

TULLIE, embrassant l'autel domestique.

Immole moi plutôt sur l'autel de mes Dieux.

CETHEGUS.

Ah ! Ce frivole abri n'a rien qui vous protège.

Aux soldats.

Entraînez-là !

TULLIE.

Cruel ta rage sacrilège....

1275   Mon père ! Décius !

SCÈNE VII.
Tullie, Flavie, Cethegus, Tullius, Décius, Soldats de Cethegus et de Décius.

Décius et ses soldats fondent sur les soldats de Cethegus et sur lui, et les repoussent hors de la scène.

DÉCIUS.

Barbare, défends-toi !

SCÈNE VIII.
Tullius, Tullie, Flavie, Fulvius.

TULLIUS.

  Ma fille !

TULLIE.

Dieux puissants ! mon père ! je vous vois !

Au farouche vainqueur quelle main bienfaisante

Arrache....

SCÈNE IX.
Tullius, Tullie, Flavie, Fulvius, Décius.

TULLIUS, montrant Décius.

La voilà cette main triomphante,

Qui préserva mes jours ; et confond à jamais

1280   De nos vils ennemis l'audace et les projets.

TULLIE.

Comment à Junius échappe sa victime ?

TULLIUS.

Les Dieux semblaient unis pour couronner le crime.

Certains de succomber au plus noble devoir,

À mourir en Romains nous bornions notre espoir :

1285   Mille cris tout-à-coup mêlés au bruit des armes,

Du rebelle étonné réveillent les alarmes.

On entend retentir le nom de Décius ;

Et sa voix ranimant nos guerriers abattus

Dans le fond de leurs coeurs va chercher le courage.

1290   Sur les morts jusqu'à lui nous tentons un passage.

Par le glaive entamé, ce rempart de soldats

Croule et s'évanouit dans l'ombre du trépas.

Tout change.... Sous nos coups des foules éperdues

Du forum éclairci couvrent les avenues,

1295   Et déjà le carnage étendait ses horreurs....

Mais bientôt la pitié suspend nos fers vengeurs.

Et dans ceux que poursuit une aveugle colère

Chaque Romain tremblant de rencontrer un frère,

S'arrête avec effroi, cache un glaive inhumain,

1300   Et pardonne au rebelle en songeant au Romain ;

Du jour le plus funeste abhorrant la mémoire

Détestant et la pompe et les chants de la gloire,

Nous ceignons sans orgueil un sinistre laurier,

Que du sang le plus cher nous avons dû payer ;

1305   Et nos soldats en pleurs maudissent leur furie

Qui blessa la nature en vengeant la patrie.

TULLIE.

Le glaive a respecté les jours de Junius ?

TULLIUS.

Sans doute il a suivi le torrent des vaincus.

Puisse-t-il éviter la peine de son crime.

SCÈNE X.
Les précédents, Fulvius.

FULVIUS.

1310   De ses propres fureurs déplorable victime,

On l'amène à vos yeux. Par la rage emporté,

Sur le fer des soldats il s'est précipité.

Le voici.

SCÈNE XI ET DERNIÈRE.
Les précédents, Junius apporté par des soldats.

JUNIUS.

Laissez-moi mourir près de Tullie.

Traînez jusqu'à ses pieds les restes de ma vie

1315   L'offrande lui plaira.

TULLIE.

  Grands Dieux ! Blessé ! Sanglant !

JUNIUS.

J'amène à vos regards un époux expirant.

Abandonné de vous, de la nature entière,

J'ai cherché.... J'ai trouvé la fin de ma carrière :

Et laisse en gémissant après tant de revers,

1320   Tullie à Décius et le monde à ses fers.

Mais je veux à la haine arrachant ma mémoire,

Qu'une larme de vous me tienne lieu de gloire.

Je vous rends vos serments. Ce jour vous affranchit,

Ma main vous sépara.... ma mort vous réunit.

1325   Ma fille ! Que le ciel te conserve une mère,

Pardonne-lui mon sang, toi qui me fus si chère !

Décius ! Je la lègue à ton humanité.

Que mon nom, s'il se peut, d'elle soit respecté.

Cache-lui mes forfaits ; et si mon Octavie

1330   Demande mes vertus.... dis que j'aimai Tullie.

Il meurt.

 



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