VAUDEVILLE EN UN ACTE
Représentée pour la première fois, à Paris, au Théâtre des Folies Saint-Antoine le 18 novembre 1866.
1866.
PAR MM. AUGUSTE JOUHAUD ET ALPHONSE THOMANN.
PARIS, LIBRAIRIE DRAMATIQUE, 10 rue de la Bourse, 19.
PARIS. - TYP. MORRIS ET COMP., RUE Amelot, 64.
Représentée pour la première fois à Paris au Théâtre du Palais-Royal le 9 janvier 1859.
Texte établi par Paul FIEVRE, novembre 2023.
Publié par Paul FIEVRE, décembre 2023.
© Théâtre classique - Version du texte du 29/12/2024 à 11:55:27.
DISTRIBUTION DE LA PIÈCE
DUGRAND, ancien commerçant. M. BÉNONI.
LÉONIE, sa fille Mlle PAULINE L'ÉVÊQUE.
LUCIEN, commis. Mlle JENNY. (ce rôle peut être joué par un très jeune homme.)
La scène se passe à Paris.
À QUINZE ANS.
Un salon. Porte au fond, portes latérales.
SCÈNE PREMIÈRE.
Ducrand, Lucien.
DUGRAND.
Voyons, Lucien... Quelle nouvelle lubie te passe par la tête ?
LUCIEN.
Ce n'est pas une lubie, Monsieur Dugrand ; c'est le désir de m'instruire.
DUGRAND.
N'es-tu pas heureux chez moi ?
LUCIEN.
Je ne dis pas, mais. je veux voir du pays.
DUGRAND.
Tu es fou !... Comment ! Quoique retiré du commerce, je te donne cinquante francs par mois, la table, le logement, pour mettre mes livres en état et réviser mes anciens comptes, et tu n'es pas content de ton sort, tu veux courir la prétantaine ?
LUCIEN.
Vos livres sont en ordre et vos comptes en règle, ainsi... laissez-moi partir.
DUGRAND.
Mais, malheureux, faut-il te rappeler que je suis membre de l'Académie... ?
LUCIEN.
De l'Académie ?...
DUGRAND.
Des Inscriptions et Belles-Lettres, et que, grâce aux discours que j'improvise, je passe pour l'homme le plus éloquent de mon arrondissement ?
LUCIEN.
Qu'est-ce que cela me fait ?
DUGRAND.
Mais cela me fait beaucoup, à moi !... Si tu pars, adieu mon éloquence !...
LUCIEN.
Parce que je vous compose vos discours ?... Parbleu ! La belle misère !... Un autre vous en fera autant.
DUGRAND.
Tu sais bien le contraire. Allons, mon ami, réfléchis donc à l'embarras dans lequel tu vas me plonger, après toutes les bontés que j'ai eues pour toi... Car je t'ai presque servi de père, et, si je ne t'ai pas servi de mère, c'est parce que mon sexe s'opposait à ce grand acte de dévouement de ma part.
LUCIEN.
Je n'en disconviens pas, mais...
DUGRAND.
Et tu veux m'arracher la parole ? Tu veux me réduire au silence, et me reléguer dans la catégorie des orateurs qui ne disent rien, par la raison qu'ils ne trouvent rien à dire ?... Non, Lucien, non !... Tu ne m'exposeras pas à un pareil affront !...
LUCIEN.
Tout ce que je puis faire, c'est de vous approvisionner pour un an.
DUGRAND.
Mais dans un an, ces discours, aujourd'hui pleins d'actualité, seront rangés dans la clause des vieux habits.
LUCIEN.
Eh bien! vous les retournerez.
DUGRAND.
Ingrat ! Prends ma vie, mais laisse moi mes discours !... Veux-tu vingt-cinq francs de plus par mois ?
LUCIEN.
Tous les trésors de la Californie ne me feraient point changer de résolution.
DUGRAND.
Eh bien ! Va-t'en ! Que je ne te revoie plus !...
LUCIEN.
C'est-à-dire, je reviendrai vous faire mes adieux.
ENSEMBLE.
DUGRAND.
AIR des Vignes du Seigneur.
Tu reviendras un jour peut-être
Reprendre ta position,
Mais je te défends de paraître
Dorénavant dans la maison.
LUCIEN.
5 | Oui, je regretterai peut-être, |
Un jour, cette position ;
Je me garderai de paraître
Dorénavant dans la maison.
Il sort.
SCÈNE II.
DUGRAND, seul.
Me voilà bien !... Que vont dire mes collègues ?... Oh ! Il faut à tout prix que ce jeune homme, qui est indispensable, non à mon existence, mais à mon éloquence, ne s'en aille pas d'auprès de moi !... Mais comment le retenir ?... Puisque l'argent qu'il touche n'a pu le toucher... Puisqu'une augmentation de salaire n'a fait qu'augmenter son désir de voyager ?...
Comme par inspiration.
Oh ! Quelle idée !... Puisque l'or est une chimère pour lui... Si je pouvais le retenir au moyen de... De quoi ?... L'amour serait un puissant auxiliaire en cette circonstance. Mais de qui le rendre amoureux ?... Eh ! Parbleu ! De ma fille !... Qu'est-ce que je dis ?... Une enfant !... Car ma Léonie a un peu plus de quinze ans. Qu'importe ?... Persuadons à Lucien qu'il adore ma fille !... Si je parviens à lui mettre cette idée dans la tête, il restera, et mon éloquence sera sauvée !... Il est bien entendu que je ne prétends donner aucune suite à cette passion impromptu, et que mon intention n'est nullement de marier ma Léonie à quinze ans. Les choses n'en iront que jusqu'où je voudrai. C'est un parti désespéré, voilà tout.
Ritournelle de l'air qui suit.
J'entends ma Fille !... Préparons-la, toute innocente qu'elle soit, à recevoir les aveux de Monsieur Lucien.
SCÈNE III.
Dugrand, Léonie.
LÉONIE, entrant, son ouvrage à la main.
AIR d'Une Fête flamande. (P. Henrion.)
Ah ! Quel heureux sort !
10 | Quelle douce vie ! |
D'un père chérie
Et d'un seul trésor,
Je passe mes jours
À chanter à rire ;
15 | Ce que je désire |
M'arrive toujours.
Les soucis
Et les ennuis
Sont choses inconnues,
20 | Me voit-on gémir, |
Souffrir
Ou même réfléchir?
Si quelques larmes céans
Glissent inaperçues,
25 | Je les essuie, et je sens |
Que j'ai perdu mon temps.
Apercevant son père et courant l'embrasser.
Ah ! Bonjour, papa!
DUGRAND.
Bonjour, ma fille.
La regardant.
Oh ! Que voilà une robe qui te grandis !....
LÉONIE.
Tu trouves, père ?
DUGRAND.
Sais-tu qu'on te donnerait... seize ans... seize ans et demi. presque dix-sept ans ?...
À part.
Comme c'est adroit, ce que je lui dis là !...
LÉONIE.
Ne te moque donc pas de ta Léonie. Je sais bien que je suis une.
DUGRAND.
Une quoi ?...
LÉONIE.
Tu te rappelles bien ce que tu disais hier encore à propos du petit garçon du concierge ?...
DUGRAND.
Oui, je disais : « Peste soit du moutard ! »
LÉONIE.
Eh bien ! Je suis... ça... au féminin.
DUGRAND.
Tais-toi donc !... Une grande fille comme toi... une demoiselle... à marier...
LÉONIE.
Marier ?... marier ?... J'entends toujours ce mot-là, et je ne le comprends pas. Dis-moi donc, père, pourquoi l'on se marie ?
DUGRAND, embarrassé.
On se marie pour... On se marie quand.
LÉONIE.
Ah ! Tu m'en diras tant.
DUGRAND.
Quand on a rencontré... une personne qui sympathise avec nous.
LÉONIE.
Et alors, on demeure ensemble... Je comprend, pour économiser sur le loyer, le chauffage et l'éclairage.
DUGRAND.
Oui... oui...
À part.
Je crois que j'aurai bien de la peine à la préparer aux aveux de Lucien.
LÉONIE.
Que c'est drôle !... Et c'est toujours un jeune homme et une jeune fille qui se mettent comme ça en société ?...
DUGRAND.
Toujours !... Excepté quand c'est un vieux monsieur et une vieille demoiselle...
LÉONIE.
De cette façon, père, si je trouvais quelqu'un qui sympathisât avec moi, je pourrais lui faire payer la moitié de notre terme ?
DUGRAND.
Sans doute... et puis...
LÉONIE.
Et puis ?...
DUGRAND.
Avec le temps. on s'habitue à vivre ensemble. et l'on finit par éprouver l'un pour l'autre. un attachement qui.
LÉONIE.
Oui. On s'attache. J'en sais quelque chose.
Elle soupire.
DUGRAND.
Hein ?... Est-ce que... ?
LÉONIE.
Oui, père.
DUGRAND.
Ah ! Bah !...
LÉONIE.
Tu te souviens bien de Médor... notre pauvre Médor, qui a eu le malheur d'avaler une boulette, l'été dernier ?...
DUGRAND, à part.
Je respire !...
Haut.
Oui... Médor... un vieux caniche... pas beau... mais très malpropre.
LÉONIE.
Eh bien ! Dans les premiers temps, je ne pouvais pas le souffrir !... Et, petit à petit, je m'y suis attachée, si bien que, lorsqu'il est mort, j'ai pleuré comme on pleure probablement quand on perd son mari.
DUGRAND.
Oui... Quelquefois.
À part.
Si la comparaison est flatteuse, c'est pour Médor.
LÉONIE.
Oh ! Je me fais bien une idée du mariage à présent, va !...
DUGRAND.
Vraiment ?...
À part.
Elle est jolie, son idée !...
Haut.
Et si un jeune homme venait te proposer de...
LÉONIE.
De remplacer Médor ?...
DUGRAND.
C'est-à-dire...
LÉONIE.
Dam !... je verrais.
DUGRAND, à part.
Allons, c'est bien !... Je crois que la voilà suffisamment préparée...
Lucien parait au fond.
Lucien !... Il ne pouvait arriver plus à propos !
SCÈNE IV.
Les mêmes, Lucien.
LUCIEN.
Je viens, Monsieur, vous faire mes adieux...
LÉONIE, à part.
Ses adieux ?...
LUCIEN.
Ainsi qu'à Mademoiselle Léonie.
DUGRAND, sérieusement.
Un instant, Monsieur !... J'aurais deux mois à vous dire... sans témoins. Sans témoins, entendez- vous ?...
LUCIEN.
Parfaitement... et je suis à vos ordres, Monsieur.
À part.
Que peut-il me vouloir encore ?
DUGRAND.
Léonie, laisse-nous...
LÉONIE.
Je m'en vas, père.
LUCIEN.
Mademoiselle Léonie, si je ne vous revois plus, permettez que...
DUGRAND, brusquement.
C'est bien !... C'est bien !... Ma fille n'a pas besoin de vos adieux, Monsieur.
LUCIEN, à part, avec étonnement.
Qu'a-t-il donc ?...
LÉONIE, de même.
Sur quelle herbe a donc marché papa ?...
LUCIEN et LÉONIE.
AIR :
Mais d'où vient donc son courroux ?
Pourquoi s'en prend-il à nous ?
Et qui donc a pu céans
30 | Agiter ainsi ses sens ? |
LÉONIE.
Respectons sa colère !
LUCIEN.
Écoutons sa leçon.
LÉONIE.
Il faut donner raison
En tout et partout à son père !
ENSEMBLE.
LUCIEN et LÉONIE.
35 | Mais d'où vient donc son courroux ? |
Pourquoi s'en prend-il à nous ?
Et qui donc a pu céans
Agiter ainsi ses sens ?
DUGRAND.
J'ai sujet d'être en courroux,
40 | Et je puis m'en prendre à vous, |
Car vous seuls pouvez céans
Agiter ainsi ses sens ?
Léonie sort.
SCÈNE V.
Lucien, Dugrand.
LUCIEN.
Je vous écoute, Monsieur.
DUGRAND.
Et vous faites bien, car ce que j'ai à vous dire est grave !... très grave !... excessivement grave !...
LUCIEN.
Vous m'effrayez !...
DUGRAND.
Je sais maintenant pour quel motif vous voulez vous éloigner de Paris.
LUCIEN.
Je n'en ai point fait mystère... C'est pour voyager...
DUGRAND.
Ah ! Lucien !... Lucien !... Qui jamais aurait cru cela de vous ?...
LUCIEN.
Quoi donc ?...
DUGRAND.
Avez-vous pu penser que l'oeil vigilant d'un père ne finirait pas par découvrir le secret de votre coeur ?
LUCIEN.
Le secret de... Que le diable m'emporte si je comprends un seul mot.
DUGRAND.
Lucien ! Vous aimez!.
LUCIEN.
Les voyages, c'est vrai.
DUGRAND.
Non !... Vous aimez encore autre chose !...
LUCIEN.
La chasse... La pêche... Le macaroni... Je ne m'en défends pas.
DUGRAND.
Il n'est pas question de macaroni !... Vous aimez ma fille !
LUCIEN, sécria:nt.
Votre fille !...
Riant.
Allons donc !... Vous me faites poser.
DUGRAND, à part.
Le grand mot est lâché !... Continuons !...
Haut.
Vous aimez Léonie, Lucien !... Vous aimez Léonie !...
LUCIEN.
J'aime Léonie,moi ?... Oui... Comme une bonne petite fille qu'elle est, c'est possible... mais...
DUGRAND.
Vous l'aimez d'amour !...
LUCIEN.
En voilà bien d'une autre !...
DUGRAND.
Et c'est dans la crainte d'être ingrat envers son père, en abusant de sa confiance, que vous avez résolu de vous expatrier.
LUCIEN.
Que le diable me patafiole si j'ai jamais pensé à tout ça !... [ 1 Patafioler : Terme populaire qui n'est guère usité que dans cette phrase : Que le bon Dieu te patafiole, que le diable te patafiole, c'est-à-dire te confonde. [L]]
DUGRAND.
Cessez de feindre !... J'ai lu dans votre coeur !.
LUCIEN.
Alors, permettez-moi de vous dire que vous ne savez pas lire.
DUGRAND.
Quelle obstination !... Ah ! Mais, je ne suis pas de ces pères commodes.
LUCIEN.
Raison de plus pour que je ne sois plus votre secrétaire.
DUGRAND.
Vous réfléchirez à ce que je viens de vous révéler, et vous rougirez de votre conduite passée !...
LUCIEN.
C'est votre révélation qui me passe.
DUGRAND, tragiquement.
Je vous laisse avec vos remords !...
LUCIEN.
Mes remords ?... De quoi ?... Pour quoi ?... À propos de quoi ?...
DUGRAND.
C'en est assez, Monsieur !...
AIR d'une polka de Pilati.
C'est affreux ! C'est abominable !
À vous, Monsieur, le repentir,
45 | Car d'une conduite semblable |
Vous n'avez que trop à rougir.
LUCIEN.
D'un malentendu je comprends
Que je suis victime céans.
DUGRAND.
Grand Dieu ! Que les hommes sont fous !
LUCIEN.
50 | Si quelqu'un l'est, c'est plutôt vous 1 |
ENSEMBLE.
DUGRAND.
C'est affreux! c'est abominable 1
A vous, monsieur, le repentir,
Car d'une conduite semblable
Vous n'avez que trop à rougir.
LUCIEN.
55 | Qu'ai-je donc fait d'abominable, |
Dont je puisse me repentir ?
Ma conduite est irréprochable,
Et je n'en ai pas à rougir.
Dugrand sort.
SCÈNE VI.
LUCIEN, seul.
Je n'en reviens pas !... Est-ce que Monsieur Dugrand y verrait plus clair que moi ?... Est-ce que j'aimerais vraiment cette petite Léonie sans m'en douter ?... Oh ! Non !... Elle est si jeune, si innocente, si... Hum !... Les pères sont clairvoyants, et... En y réfléchissant bien, j'avais quelque chose là sur le coeur, quelque chose qui me pesait, en m'éloignant de ces lieux, malgré mon vif désir de voyager. Plus de doute ! C'était le chagrin de me séparer de celle que j'aime !... Car j'aime Léonie !... Et dire que je ne m'en étais jamais aperçu !... Voilà bien les bizarreries du sort !... Comme il se joue de nos projets! - Mais, la voilà !... Qu'est-ce que je disais ?... Ou plutôt que disait Monsieur Dugrand ?... Je sens mon coeur qui bat d'une force !... Je ne croyais pas que c'était si avancé que ça.
SCÈNE VII.
Lucien, Léonie.
LÉONIE, entrant avec précaution.
Vous êtes seul, Monsieur Lucien ?...
LUCIEN, avec un peu de trouble.
Oui... Mademoiselle.
LÉONIE.
Qu'est-ce que papa avait donc de si important à vous communiquer ?
LUCIEN.
Oh !... Rien... Rien... d'extraordinaire.
À part.
Le fait est qu'elle est fort gentille, cette petite !... Je ne l'avais jamais remarqué.
LÉONIE.
Qu'avez-vous donc à me regarder comme ça ?...
LUCIEN.
C'est que. j'éprouve du plaisir à vous voir !
LÉONIE.
Tiens ! Tiens !... Est-ce que, comme disait papa, nous sympathiserions tous les deux ?
LUCIEN.
Quoi ! Votre père vous a dit?.
LÉONIE.
Ah ! C'est que si nous sympathisions, nous pourrions demeurer ensemble.
LUCIEN.
Demeurer ensemble ?...
LÉONIE.
Oui !... Nous marier !...
LUCIEN.
Nous marier ?...
À part, avec joie.
Qu'entends-je ?... Elle partagerait mon amour?.
LÉONIE.
Et puis, petit à petit, nous nous attacherions... comme Médor et moi...
LUCIEN.
Médor ?...
LÉONIE.
Barbet : Chien à long poil et frisé. [L]
Oui... Un barbet décédé...
LUCIEN.
Eh ! Quoi ! Vous ne seriez pas éloignée, Léonie, de former avec moi des liens indissolubles ?...
LÉONIE.
Des liens... Indissolubles ?...
LUCIEN.
C'est ainsi que l'on appelle les liens du mariage.
LÉONIE.
Ah ! Ça s'appelle des liens... Indissolubles ?... Quel drôle de mot !... Pourquoi donc serais-je éloignée de les former, ces liens ?... Au contraire... Je les formerais plus volontiers avec vous qu'avec un autre.
LUCIEN.
Il serait possible !...
LÉONIE.
Si j'y trouvais de l'économie.
LUCIEN, qui ne comprend pas.
De l'économie ?... Ainsi, vous consentiriez à me prendre pour mari ?...
LÉONIE.
Sans doute.
LUCIEN.
Oh ! Ce serait trop de bonheur !...
LÉONIE.
Puisque nous sympathisons ?...
LUCIEN.
Oh ! Oui... Car je sens que je vous aime de toute la force de mon âme !...
À part.
J'étais donc insensé de ne pas m'en apercevoir ?...
LÉONIE.
Ah ! Mon Dieu ! Est-ce que nous serions déjà attachés ?...
LUCIEN.
AIR de la Croix de Thérèse.
Pour moi, le bien suprême
60 | Serait de vous chérir ! |
Je sens que je vous aime !
LÉONIE.
Ça commence à venir.
Ah ! J'ignorais, sur mon âme,
Qu'on s'attachait comme ça.
LUCIEN.
65 | Vous posséder pour femme, |
Vous avoir là
Et toujours là,
Le joli rêve que voilà !
J'y crois déjà.
ENSEMBLE.
70 | C'est l'objet de mes voeux, |
Ma plus chère espérance !
Vivre ainsi tous deux,
Et longtemps heureux,
Ah ! C'est le sort des dieux !
Dugrand parait au fond et écoute.
SCÈNE VIII.
Les mêmes, Dugrand.
LUCIEN.
Chère Léonie !...
Il lui baise la main.
DUGRAND, à part.
Qu'entends-je ?...
LUCIEN.
Le bonheur est ici !... Plus de voyages !...
DUGRAND, à part.
Que dit-il ?...
LÉONIE.
À la bonne heure !...
LUCIEN.
Ensemble en ces lieux, et pour la vie !...
DUGRAND, à part, et avec joie.
Je suis sauvé !... Et mon éloquence aussi !...
Se montrant tout à coup, et feignant de la colère.
Enfin !... Je vous y prends !...
LUCIEN, saisi.
Monsieur Dugrand !...
LÉONIE.
Ah ! C'est toi, papa ?... Tu ne sais pas ?... Nous sympathisions, Monsieur Lucien et moi.
DUGRAND.
Taisez-vous, Mademoiselle !...
LÉONIE.
Mais ne m'as-tu pas dit, Papa ?...
DUGRAND.
Rentrez dans votre chambre !... Et si je vous y reprends jamais à sympathiser de cette façon-là ?...
LÉONIE.
Il me semble pourtant, papa, que c'est tout naturel.
DUGRAND.
Ça l'est trop...
LUCIEN.
Mais, Monsieur Dugrand ?...
DUGRAND.
Sortez, Monsieur !... Ou plutôt, partez !... Allez voyager... pour vous instruire.
À part.
Il n'en fera rien, maintenant... Je suis tranquille...
LUCIEN.
Voyager ?... Jamais !...
LÉONIE.
Ce serait affreux, après ce qu'il m'a promis.
DUGRAND.
Hein ?... Il vous a promis.
LÉONIE.
De rester ici, pour moi... Toute la vie !...
DUGRAND.
Pour toi ?...
À part.
Est-ce que je l'aurais trop préparée ?...
LUCIEN.
Oh ! Ne crains rien, Léonie !...
DUGRAND.
Qu'est-ce que j'entends ?... On se tutoie, je crois ?...
LÉONIE.
Où est le mal ?... Entre mari et femme ?... Car nous serons mari et femme. Nous demeurerons ensemble.
DUGRAND, à part.
Oh ! Décidément, je l'ai trop préparée.
Haut.
Retirez-vous, Mademoiselle, et que je ne vous entende plus tenir de pareils discours !... Vous, Monsieur, faites nous vos adieux, et partez !...
LUCIEN, avec émotion.
Adieu donc, Léonie.
LÉONIE, vivement.
Adieu ?... Mais je ne veux pas moi !...
DUGRAND, à Léonie.
Voulez-vous vous taire ?...
Lucien fait des signes à Léonie.
LÉONIE, à part, avec joie.
Il ne partira pas !...
DUGRAND, à part.
Des signes d'intelligence ?... Ah ça, mais, ont-ils été vite en besogne !...
LÉONIE.
Adieu donc, Monsieur Lucien.
À part.
C'est une frime.
DUGRAND.
Adieu !... Adieu !...
À part.
Il ne faut pas leur dire les choses deux fois à ces gaillards-là.
AIR de Monseigneur.
Haut.
75 | Allons, que l'on se sépare |
À l'instant. car telle est ma loi !
LUCIEN, à part.
Mon Dieu ! Qu'un père est barbare !
LÉONIE, à part.
Lucien, n'ira pas loin, je croiS !
La musique continue en sourdine. Lucien feint de sortir par le fond et se cache dans un cabinet à gauche ; Léonie rentre dans sa chambre.
SCÈNE IX.
DUGRAND, seul.
En vérité, c'est un baril de poudre que ce petit Lucien !... Il a suffi d'approcher l'allumette de son coeur pour qu'il s'enflammât et fît explosion !... Et ma fille, c'est du salpêtre ! Elle tient de son père. Tout cela est fort bien. Je suis certain maintenant de conserver auprès de moi ce jeune homme si nécessaire à ma réputation d'orateur, mais quand je lui ai insinué cet amour auquel il ne pensait pas le moins du monde, j'étais loin de m'attendre à des résultats aussi prompts, aussi dangereux !... Car il y a péril en la demeure, à présent. Et si je ne surveille pas. C'est une véritable corvée que je me suis imposée là. Mon Dieu ! Qu'il en coûte pour être... ou plutôt pour paraître un homme d'esprit !... Car je ne puis pas me dissimuler que je me suis créé des embarras, des tourments, quand j'étais l'homme le plus tranquille de mon bataillon... et tout cela pour des discours !... Des discours que je ne sais pas faire moi-même. Est-on bête comme ça ?... J'entends Léonie qui revient !... Épions ses démarches !... Car c'est à surveiller que je vais employer ma vie désormais ! Comme c'est agréable !... Oh ! Les enfants ! Les enfants!.
Il se cache derrière un paravent, monte sur une chaise, et dit en passant la tête au-dessus du paravent.
Voilà mon observatoire.
SCÈNE X.
Dugrand, Léonie.
LÉONIE, arrive sur la pointe du pied, sans voir Dugrand.
C'est plus fort que moi, je ne puis plus rester en place !...
DUGRAND, à part.
Voyez-vous ça ?...
LÉONIE, montrant le cabinet.
Lucien est là !... Il n'est pas sorti !...
DUGRAND, à part.
Ah ! Ah ! Voilà déjà une petite manoeuvre qui m'avait échappé.
LÉONIE.
Appelons-le... pour causer pendant que papa n'y est pas.
DUGRAND, à part.
C'est toujours comme ça.
LÉONIE, appelant à voix basse, à la porte du cabinet.
Lucien ?.
DUGRAND, à part.
Et dire que c'est moi qui l'ai préparée de la sorte !...
SCÈNE XI.
Les mêmes, Lucien.
LUCIEN, accourant.
Léonie !... C'est vous, ma petite Léonie ?...
DUGRAND, à part.
Sa petite Léonie !... Ont ils fait du chemin, mon Dieu ! Et en peu de temps ?...
LÉONIE.
Mon père ne nous écoute pas.
DUGRAND, à part.
Non... Au contraire...
LÉONIE.
Nous pouvons causer... C'est bien vrai que vous ne partirez pas, n'est-ce pas, Lucien ?...
LUCIEN.
Partir !... Le pourrais-je ?... Quand je sens là que vivre loin de vous serait un tourment de chaque jour, de chaque minute ?
LÉONIE.
Oh ! Pour moi aussi !...
DUGRAND, à lui-même.
Exactement comme des amoureux qui se connaîtraient depuis cinq ans... et ils s'adorent depuis trente-cinq minutes.
LUCIEN.
Léonie ! Il m'est venu une idée !...
DUGRAND, à part.
Voyons donc son idée.
LÉONIE.
Quelle est-elle ?...
LUCIEN.
Si votre père s'obstine à nous séparer, il faut prendre un parti désespéré !...
DUGRAND, à part.
Ah ! Mon Dieu !...
LÉONIE.
Et ce parti, Lucien ?...
LUCIEN.
C'est... de partir ensemble !...
DUGRAND, à part.
Qu'entends-je ?...
LÉONIE.
J'y avais bien pensé déjà !...
DUGRAND, à part.
Elle y avait pensé !... Je trouve qu'elle est encore plus forte que lui...
LÉONIE.
Mais abandonner mon père... Mon bon père... qui me chérit si tendrement !... Oh !... Ce serait affreux !...
DUGRAND, à part.
Chère enfant !... Elle a songé à son père.
LUCIEN.
S'il le faut, pourtant ?...
LÉONIE.
Je comprends bien...
LUCIEN.
Un enlèvement peut seul parer le coup qui nous menace !...
DUGRAND, à part.
Un enlèvement !... Vont-ils vite, mon Dieu ! Vont-ils vite !... Ça devient effrayant !...
LÉONIE, pleurant presque.
Quitter cette maison... où je suis née... Affliger un tendre père...
DUGRAND, ému, à part.
C'est du drame, ma parole d'honneur !...
LÉONIE, continuant.
Et d'un autre côté, si l'on nous sépare. Je sens que j'en mourrai !...
LUCIEN.
Et moi aussi !...
LÉONIE.
Mon Dieu ! Que nous sommes donc malheureux !...
LUCIEN.
Quel sort, fatal !...
DUGRAND, à part, avec émotion.
Ces pauvres enfants !... Et c'est moi qui les ai mis dans cet état là... Peste soit de mon éloquence !...
LUCIEN.
Vois-tu, Léonie, si ton père ne veut pas nous marier, eh bien !...
Avec résolution.
Je me tuerai !...
DUGRAND, à part.
Allons, voilà que ça tourne à la tragédie, à présent.
LÉONIE.
C'est cela ! Nous nous tuerons tous les deux !...
, à part.
Nous nous tuerons tous les trois !...
LUCIEN.
Ton père sera bien plus avancé quand il nous saura morts...
LÉONIE.
Oui... Ça lui apprendra à contrarier notre inclination...
LUCIEN.
Tiens ! Toute réflexion faite, je t'enlève !...
LÉONIE.
Eh bien !... Enlève-moi...
DUGRAND, à part.
Enlève-moi... Quelle docilité !... Et c'est moi qui l'ai préparée à ce point-là... Butor que je suis !...
LUCIEN.
Les instants sont précieux !... Monsieur Dugrand doit être sorti !... Partons !...
LÉONIE.
Partir ! Mon Dieu !... Quelle triste extrémité !...
LUCIEN.
Il le faut !... Viens !...
LÉONIE.
Pauvre père !... Ah ! Je suis bien ingrate !...
LUCIEN.
Nous gagnerons la frontière !...
DUGRAND, à part.
Heureusement que je suis là pour leur demander leurs passeports.
LUCIEN.
AIR : On y va1 (Clé du Caveau, 1529.)
Viens, quittons cet asile,
80 | Si cher à notre coeur ! |
LÉONIE.
Il eût été facile
D'éviter ce malheur.
LUCIEN.
Viens ! L'amour nous rassemble !
LÉONIE.
Comme il s'affligera !
LUCIEN.
85 | Partons ! Fuyons ensemble !... |
DUGRAND, se montrant et les arrêtant.
Halte-là !
bis.
LUCIEN et LÉONIE, saisis.
Dieu ! son père !... Je tremble !
Dieu ! mon père !... Je tremble !
DUGRAND.
Halte-là !
ter.
Eh ! Bien, ne vous gênez pas !...
LÉONIE, embarrassée.
Père... nous allions voir... Si tu venais.
DUGRAND.
Oh ! Ne mens pas, petite !... J'ai tout entendu !...
LÉONIE.
Il se pourrait !...
LUCIEN.
Eh bien, tant mieux ! Vous avez pu vous convaincre, Monsieur, que vous ne vous trompiez pas quand vous me disiez que j'aimais Léonie. Oui, je l'aime ! Oui, je l'adore !... Je l'ignorais complètement, c'est vous qui avez eu la bonté de m'en faire apercevoir.
DUGRAND, avec dépit.
C'est vrai... J'ai eu... Cette bonté.
LÉONIE.
J'ignorais aussi, Papa, que lorsqu'une jeune fille rencontrait un jeune homme, et qu'ils sympathisaient ensemble, on devait les marier... C'est toi qui as eu la complaisance de me l'apprendre.
DUGRAND.
C'est vrai... J'ai eu cette complaisance...
LUCIEN.
Alors, mariez-nous !...
LÉONIE.
Et tout de suite !...
DUGRAND.
Y pensez-vous ?...
À part.
Gagnons du temps...
Haut.
Dans cinq ou six ans, nous verrons...
LÉONIE.
Cinq ou six ans ?... C'est un siècle !...
LUCIEN.
C'est une éternité !...
DUGRAND.
Mais Léonie est trop jeune... à quinze ans !...
LÉONIE, vivement.
Quinze ans et six semaines, Papa !...
LUCIEN.
Eh bien, nous serons heureux plus longtemps.
DUGRAND.
C'est impossible !...
LUCIEN.
En ce cas... nous nous tuerons !...
LÉONIE.
Nous nous périrons !...
LUCIEN.
Tous les deux !...
DUGRAND.
Un instant !...
À part.
Et mes discours ?...
LÉONIE.
Ou bien, nous nous enlèverons !...
LUCIEN, avec résolution.
Léonie, ou la mort !...
LÉONIE, de même.
Lucien, ou la mort !...
LUCIEN.
C'est notre dernier mot !...
LÉONIE.
Le dernier des derniers !...
DUGRAND, à part, avec colère.
Vous verrez qu'ils me forceront la main !...
LUCIEN.
Une fois ?... Deux fois ?...
LÉONIE.
Trois fois ?...
LUCIEN.
Nous mariez-vous ?...
DUGRAND.
Ah ! Vous me mettez le pistolet sur la gorge ?...
LUCIEN et LÉONIE.
Oui !...
DUGRAND.
Eh bien !...
LUCIEN et LÉONIE.
Eh bien ?...
DUGRAND, à part.
Ô mon éloquence ! À quoi me réduis-tu ?...
Haut.
Mariez-vous !...
LUCIEN, avec joie.
Enfin !...
LÉONIE, de même.
Allons-nous faire des économies !...
DUGRAND.
Mais c'est à condition que vous ne quitterez pas la maison paternelle ?...
LUCIEN et LÉONIE.
Oh ! Jamais !...
DUGRAND.
À la bonne heure !...
LUCIEN.
Cette fois, je tiens ma femme !...
LÉONIE.
Moi, mon mari !...
DUGRAND.
Et moi, mes discours !
ENSEMBLE.
AiR d'Un Premier coup de canif.
90 | De beaux jours luiront pour nous, |
Puisqu'exempts d'alarmes,
Nous allons goûter les charmes
D'un bonheur bien doux.
LÉONIE, au public.
AIR de l'Amoureux de quinze ans.
On dit qu'à quinze ans
95 | On plaît, on aime, on se marie ; |
C'est vrai, je le sens,
Car j'aime et je n'ai que quinze ans !
Vu mon étourderie,
Ce soir, si par un châtiment
100 | Je dois être punie, |
Que chacun se montre indulgent !
On dit qu'à quinze ans
On n'est pas encore accomplie ;
Soyez bienveillants,
105 | Car je n'ai pas plus de quinze ans ! |
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Notes
[1] Patafioler : Terme populaire qui n'est guère usité que dans cette phrase : Que le bon Dieu te patafiole, que le diable te patafiole, c'est-à-dire te confonde. [L]