COMÉDIE EN CINQ ACTES, EN VERS.
Juin 1859.
1867.
par Léopold HERVIEUX.
PARIS, LIBRAIRIE DRAMATIQUE, 10 rue de la Bourse, 10.
PARIS, Typ. Morris et COmp. rue Amelot, 64.
Texte établi par Paul FIEVRE, avril 2021
© Théâtre classique - Version du texte du 29/12/2024 à 11:55:30.
PERSONNAGES
MONSIEUR LANGELET père (Félix) 58»$.
MADAME LANGELET, (Sophie) 49 ans.
THÉODORE LANGELET 28ans.
ALBERT MARTIN, 26 ans.
MADAME LOMBARD, 45 ans.
CAMILLE, fille de Mme Lombard 18 ans.
MONSIEUR GAUTHIER, (Henri) 30 ans.
MADAME GAUTHIER, (Suzanne) 24 ans.
La seine est à Paris.
Texte extrait de "Théâtre Complet", Paris, Libraire Dramatique, 1867, pp 307-445
ACTE PREMIER
La scène se passe chez Monsieur Langelet.
SCÈNE PREMIÈRE.
Monsieur Langelet, Madame Langelet, Théodore Langelet.
THÉODORE.
Je suis las de ne voir ici qu'abus énormes.
Il est temps qu'à la fin j'opère des réformes ;
Rien ne marche à ma guise et tout va mal...
MADAME LANGELET.
En quoi ?
THÉODORE.
Je veux qu'on sache bien qu'on est ici chez moi.
MONSIEUR LANGELET.
5 | Personne ne l'entend autrement, j'imagine. |
THÉODORE.
Depuis trois mois je suis docteur en médecine ;
Je veux bien, avant tout écoutant la raison,
Habiter avec vous dans la même maison,
Et, pour vous bien montrer à quel point je vous aime,
10 | Consentir de moi-même à cette gêne extrême ; |
Mais, si vous me voyez cette abnégation,
Ce n'est, sachez-le bien, qu'à la condition
De pouvoir commander, sans craindre que personne
Ose se révolter contre ce que j'ordonne.
MONSIEUR LANGELET.
15 | Bien ! |
MADAME LANGELET.
Il me semble aussi que, suivant ton désir, |
Ici tout est réglé selon ton bon plaisir.
THÉODORE.
Tout ! Non, ma mère, non ! Quoi que vous puissiez dire,
Tout dans cette maison n'est pas sous mon empire.
MADAME LANGELET.
Dis-nous donc ce qui manque à ton autorité.
THÉODORE.
20 | Eh bien ! Pour vous parler avec sincérité, |
Il est ici des gens, que, si j'étais le maître,
Je ne tarderais pas à faire disparaître.
MADAME LANGELET.
De qui veux-tu parler ?
THÉODORE.
De Madame Lombard
Et de sa fille, à qui je fais la même part.
25 | Il me faut tous les jours essuyer leur visite. |
MONSIEUR LANGELET.
Pour l'avoir, il n'est pas besoin qu'on les invite.
THÉODORE.
La crainte de les voir me tomber sur le dos
Loin d'elles ne me laisse encore aucun repos.
MADAME LANGELET.
Tu peux te dispenser de rester auprès d'elles.
THÉODORE.
30 | La réponse, ma mère, est vraiment des plus belles. |
Pour ne pas me sentir par ces dames gêné,
Faut-il que dans un coin je reste confiné ?
MONSIEUR LANGELET.
Si chez lui, par hasard, quelque client se montre,
Faut-il qu'à son entrée ensemble il les rencontre ?
THÉODORE.
35 | Mon père, taisez-vous. Votre approbation |
N'ajoute aucune force à mon assertion.
MADAME LANGELET.
Pourquoi te fâches-tu, mon fils, lorsque ton père
N'a point d'autre désir que celui de te plaire ?
THÉODORE.
J'en suis persuadé ; mais pourquoi dans ce cas
40 | Me parler de clients, lorsque je n'en ai pas ? |
MONSIEUR LANGELET.
Oui, j'ai tort ; j'aurais dû mieux peser mes paroles.
Mais cela suffit-il pour que tu te désoles ?
Tu n'as pas de clients ; mais est-ce une raison
Pour qu'ils n'abondent pas bientôt dans la maison ?
THÉODORE.
45 | C'est parce qu'ils viendront, je l'espère,en bon nombre, |
Que je veux la purger de tout ce qui l'encombre.
MADAME LANGELET.
Tu gardes donc rigueur aux deux dames Lombard ?
THÉODORE.
Oui.
MADAME LANGELET.
Tu ne penses pas t'en repentir plus tard ?
THÉODORE, accentuant ses paroles.
Je ne veux plus les voir.
MADAME LANGELET.
Soit ; mais pour quelle cause ?
THÉODORE.
50 | Vous ne l'ignorez pas plus que moi, je suppose ? |
MADAME LANGELET.
Je l'ignore.
THÉODORE.
Comment ? Ne voyez-vous donc pas
Ce que leur caractère a de vil et de bas ?
MADAME LANGELET.
Non ; la mère me semble une femme agréable.
THÉODORE.
Parce qu'elle vous flatte, elle vous semble affable.
55 | Mais ne voyez-vous pas que, semblable au limier |
Qui sait flairer de loin le plus mince gibier,
À peine elle a senti chez vous quelque fortune
Que de soins assidus elle vous importune ?
Elle ne connait point d'autre dieu que l'argent ;
60 | Vers le riche attirée, elle fuit l'indigent ; |
Quels qu'ils soient, le premier pour elle est honnête homme ;
Le second ne vaut pas la peine qu'on le nomme.
Son jugement pour base a toujours l'intérêt.
MADAME LANGELET.
Quel portrait tu m'en fais !
THÉODORE.
Je la peins comme elle est.
MONSIEUR LANGELET.
65 | Et moi qui la connais, je sais que la peinture |
Se trouve de tout point conforme à la nature.
THÉODORE.
Vos interruptions, mon père...
MONSIEUR LANGELET.
Je me tais ;
Je voulais confirmer ce que tu nous disais.
MADAME LANGELET.
Il se peut que, chez nous lorsqu'elle se faufile,
70 | Elle soit mue au fond par un triste mobile, |
Et qu'en nous fréquentant elle ne rêve rien
Que partager sans bruit avec nous notre bien.
Mais, comme elle se montre à me plaire empressée,
J'aurais mauvaise grâce à scruter sa pensée,
75 | Et, s'il est vrai qu'elle ait peu de sincérité, |
Ce défaut par sa fille est assez racheté.
THÉODORE.
Camille, suivant moi, ne vaut guère mieux qu'elle.
MONSIEUR LANGELET.
À la fille la mère a servi de modèle.
MADAME LANGELET, à Monsieur Langelet.
Que lui reprochez-vous, Félix ?
MONSIEUR LANGELET.
Rien... si ce n'est...
MADAME LANGELET.
80 | Eh bien ! Quoi ? |
MONSIEUR LANGELET.
Je ne sais... |
MADAME LANGELET.
Vous êtes un benêt. |
MONSIEUR LANGELET.
Allons, ne te mets pas, je t'en prie, en colère,
MADAME LANGELET.
Quand on n'a pas d'idée, il faut au moins se taire.
MONSIEUR LANGELET.
Calme-toi, je me tais ; ton fils va l'expliquer
Ce que je ne saurais moi-même t'indiquer.
THÉODORE.
85 | Je n'ai rien pour ma part à dire de Camille, |
Sinon que, quels que soient les dons de cette fille,
Je ne veux ni ne puis tolérer plus longtemps
Qu'elle m'apporte ici ses charmes éclatants.
MONSIEUR LANGELET.
D'autant plus qu'aujourd'hui Théodore est dans l'âge
90 | Où l'on doit tout de bon songer au mariage. |
THÉODORE.
C'est évident.
MADAME LANGELET.
Veuillez me dire au moins comment
Cela pourrait gêner son établissement.
MONSIEUR LANGELET.
C'est que, s'il arrivait qu'on eût dans la pensée
Que Camille pût être un jour sa fiancée,
95 | Il ne faudrait peut-être aucune autre raison |
Pour faire aux bons partis éviter la maison.
THÉODORE.
Camille enfin pour moi pourrait être une entrave :
J'entends d'avance y mettre ordre.
MADAME LANGELET.
La chose est grave !
Je dois, mon cher enfant, t'avouer humblement
100 | Que je ne songeais pas à ce désagrément. |
Ta perspicacité me confond et m'oblige
À soumettre la mienne à tout ce qu'elle exige.
THÉODORE.
À la bonne heure !
MONSIEUR LANGELET.
Ainsi nous sommes tous d'accord ?
MADAME LANGELET.
Oui, si de votre fils pourtant j'obtiens d'abord
105 | Une concession sur laquelle j'insiste. |
THÉODORE.
Laquelle ?
MADAME LANGELET.
C'est qu'Albert, pour compléter la liste,
Se trouve aussi compris dans la proscription.
THÉODORE.
Je n'osais ajouter cette concession
À celle que j'avais moi-même demandée :
110 | Elle vous est par moi de bon coeur accordée. |
MONSIEUR LANGELET.
Et moi, si vous voulez mon approbation,
Je signe des deux mains sa condamnation.
C'est un petit faquin qui se croit quelque chose...
THÉODORE.
- Et qui n'est, après tout, qu'un avocat sans cause.
MADAME LANGELET.
115 | Un petit polisson qui se moque aujourd'hui |
Du soin que trop longtemps nous avons eu de lui.
THÉODORE.
Parce qu'un agréé l'a pris pour secrétaire,
Il fait plus l'important qu'un prince héréditaire,
Et ses airs familiers feraient penser, ma foi !
120 | Qu'il se croit de beaucoup supérieur à moi. |
MONSIEUR LANGELET.
C'est vrai ! Ta patience est avec lui trop grande.
THÉODORE.
En vrai maître chez nous il s'érige et commande ;
Je ne suis plus chez moi, quand je le vois ici.
Non, cela ne peut pas continuer ainsi.
125 | Qu'on s'y prenne avec lui comme on voudra, n'importe ! |
Mais à tout prix, il faut qu'on le mette à la porte.
MADAME LANGELET.
Et qui donc te défend de lui faire savoir
Que tu ne le peux plus désormais recevoir ?
THÉODORE.
Ce qui me le défend, ce sont les convenances :
130 | Je désire et je dois sauver les apparences. |
C'est lorsque nous étions au collège enfermés,
Que de notre amitié les noeuds se sont formés.
MONSIEUR LANGELET.
Quoiqu'à votre projet en rien je ne m'oppose,
Je crois qu'il ne faut pas pourtant brusquer la chose.
MADAME LANGELET.
135 | Pourquoi ? |
MONSIEUR LANGELET.
Ne sais-tu pas que de notre procès |
Il tient seul dans ses mains peut-être le succès ?
MADAME LANGELET.
C'est juste : j'oubliais cette fâcheuse affaire
De vos produits qu'on a tenté de contrefaire.
MONSIEUR LANGELET.
Le tribunal l'ayant mise en délibéré,
140 | Albert, qui la connaît mieux que son agréé, |
Devant le magistrat commis pour nous entendre
Au premier jour ira lui-même nous défendre.
Avant que d'en avoir appris le résultat,
Il faut donc éviter de faire aucun éclat.
THÉODORE.
145 | Soit ! |
MADAME LANGELET.
Puisque ce procès est proche d'une issue, |
Je veux bien différer ; mais, quand nous l'aurons sue,
Je vous le conduirai lestement hors d'ici.
MONSIEUR LANGELET.
Et tu feras fort bien.
THÉODORE.
Silence ! Le voici.
SCÈNE II.
Les mêmes ; Albert Martin.
MADAME LANGELET.
Ce cher Albert !
ALBERT.
C'est moi ! C'est votre ami fidèle
150 | Qui vient vous apporter une heureuse nouvelle ! |
MONSIEUR LANGELET.
Laquelle ?
ALBERT.
Le procès sur votre ordre engagé
Selon votre désir est maintenant jugé.
MONSIEUR LANGELET.
Vraiment, mon cher enfant ! Tu me combles de joie ;
Sans nul doute vers moi c'est le ciel qui t'envoie.
ALBERT.
155 | Puissiez-vous dire vrai ! |
MONSIEUR LANGELET.
Quelle est donc la teneur |
De ce beau jugement dont te revient l'honneur ?
ALBERT.
Votre prétention est tout entière admise.
MONSIEUR LANGELET.
Quoi ! J'aurais obtenu, grâce à ton entremise,
Un jugement portant pour condamnation
160 | Quatre-vingt mille francs en réparation |
Du tort que m'a causé mon adverse partie ?...
ALBERT.
Et pour que rien ne manque au gain de la partie,
Extrait du jugement dans quatorze journaux
Tant métropolitains que départementaux,
165 | Prise de corps, dépens, impenses accessoires [ 1 Impense : Terme de jurisprudence. Somme employée pour la conservation, l'amélioration ou l'agrément ; ce qui classe les impenses en nécessaires, utiles et voluptuaires. [L]] |
Et, même en cas d'appel, mesures provisoires.
MONSIEUR LANGELET.
Quatre-vingt mille francs ! Je suffoque d'émoi.
ALBERT.
Vous pouvez être heureux, mais pas autant que moi.
MONSIEUR LANGELET.
Tendre ami !
MADAME LANGELET, à Théodore.
Mon enfant, son amitié sincère
170 | Exige qu'en retour tu l'aimes comme un frère. |
THÉODORE.
Ce désir me parait trop naturel
ALBERT.
Aussi
Nous nous aimons déjà depuis longtemps ainsi,
Et nous nous chérissons, n'est-ce pas, Théodore,
Aujourd'hui, s'il se peut, plus qu'autrefois encore.
THÉODORE.
175 | Je le crois. |
ALBERT.
J'en suis sûr. |
THÉODORE, à part.
Tu te trompes. |
ALBERT.
Le temps |
Ne peut qu'avoir rendu nos noeuds plus consistants.
THÉODORE.
D'une vraie amitié c'est l'effet ordinaire.
MONSIEUR LANGELET.
Et la tienne n'a pas cessé d'être sincère.
ALBERT.
Allons, ne laissons pas l'émotion venir ;
180 | Bientôt nous n'allons plus pouvoir la contenir. |
À propos, autre chose : il n'est point de fortune
Qui n'en amène au moins avec elle encore une.
C'est demain, vous savez, la Pentecôte.
MADAME LANGELET.
Et puis ?
ALBERT.
J'ai deux jours de congé, que, s'il vous plaît, je puis
185 | Vous consacrer, et si, comme je le suppose, |
De Monsieur Langelet l'usine se repose,
Je ne vois pas pourquoi nous ne partirions pas
Pour prendre à la campagne ensemble nos ébats.
Ce projet vous va-t-il, Monsieur Langelet ?
MONSIEUR LANGELET.
Dame !
190 | Il ne me déplaît pas, s'il convient à ma femme. |
MADAME LANGELET.
Il me convient fort bien.
ALBERT.
À la bonne heure ! Et toi ?
THÉODORE, froidement.
J'ai beaucoup de travail et peu d'instants à moi.
ALBERT.
Je n'admets pas, mon cher, une excuse pareille :
Tu te rattraperas par une nuit de veille.
195 | Tu viens, c'est entendu, |
THÉODORE, froidement.
Je ne puis. |
ALBERT.
Franchement |
Tu peux bien arrêter tes travaux un moment.
MADAME LANGELET, bas à Théodore.
Ne lui résiste pas, consens.
THÉODORE.
Ton insistance
Me contraint de ne plus faire de résistance.
ALBERT.
Parbleu ! J'étais certain que je l'emporterais !
200 | Maintenant, vite, amis, faites tous vos apprêts ; |
Je vous accorde une heure, et vais, dans l'intervalle,
Annoncer à Gauthier votre chance infernale.
Vous savez l'intérêt qu'il porte à ce procès ;
Nous lui devons apprendre au moins votre succès.
MONSIEUR LANGELET.
205 | C'est juste. |
ALBERT.
Commencez vos apprêts tout de suite ; |
Je serai pour ma part exact à l'heure dite.
SCÈNE III.
Monsieur Langelet, Madame Langelet, Théodore Langelet.
THÉODORE.
Ma mère, j'ai promis tout ce qu'il vous a plu ;
Mais à ne point sortir je suis bien résolu.
MONSIEUR LANGELET.
Puisque enfin nous avons obtenu gain de cause,
210 | Pour ménager Albert, nous n'avons plus de cause. |
MADAME LANGELET.
Sans doute, et je voudrais trouver dès aujourd'hui
Un moyen spécieux de m'affranchir de lui ;
Mais encore faut-il, pour que ce soit possible,
Que j'en aperçoive un qui du moins soit plausible.
THÉODORE.
215 | Pourquoi ? |
MADAME LANGELET.
Parce qu'aux yeux du monde il faut d'abord |
Paraître avoir raison, lors même qu'on a tort.
THÉODORE.
Cela n'est pas, je crois, chose très difficile.
MADAME LANGELET.
C'est vrai ; mais il se peut qu'un prétexte futile
Ne réussisse pas selon notre désir.
220 | Je connais bien Albert ; il sait se contenir, |
Et si je lui reproche un tort imaginaire,
Il le reconnaîtra pour éviter la guerre.
THÉODORE.
Tout cela me paraît raisonné sagement,
Mais n'atténue en rien mon premier sentiment.
225 | Je veux être roué, si jamais j'accompagne, |
Pendant deux mortels jours, Albert à la campagne,
Et j'entends que la chose, en dépit de son art,
Soit avec lui réglée avant notre départ.
MADAME LANGELET.
Tu seras satisfait. Sois sans inquiétude ;
230 | J'accomplirai ma tâche, encor qu'elle soit rude. |
Seulement, pour m'aider à sortir d'embarras,
Des deux dames Lombard seul tu te chargeras.
THÉODORE.
Soit. Mais au plus pressé d'abord je m'intéresse,
Et c'est avec Albert que la rupture presse.
235 | Les deux dames Lombard, pour avoir attendu, |
S'apercevront plus tard qu'elles n'ont rien perdu.
MADAME LANGELET.
C'est bien ! Albert aura, j'espère, avant une heure,
Définitivement quitté notre demeure.
THÉODORE.
J'y compte, et je ne fais aucun préparatif.
SCÈNE IV.
Monsieur Langelet, Madame Langelet.
MADAME LANGELET.
240 | Si pour rester ici vous n'avez nul motif, |
Je ne vous retiens pas, Félix.
MONSIEUR LANGELET.
Chère Sophie,
Pour moi ta prévenance est vraiment infinie.
MADAME LANGELET.
De prévenance il n'est nullement question,
Et vous vous méprenez sur mort intention.
245 | Albert va revenir, et, pour vous en défaire, |
Je me tirerai mieux toute seule d'affaire.
MONSIEUR LANGELET.
Je n'ai qu'à m'incliner devant cette raison.
MADAME LANGELET.
On sonne ! C'est sans doute Albert qui revient.
MONSIEUR LANGELET.
Non.
C'est Madame Lombard qu'accompagne Camille.
MADAME LANGELET.
250 | Que la peste extermine et la mère et la fille ! |
MONSIEUR LANGELET.
Je m'en vais.
MADAME LANGELET.
Demeurez. C'est le diable vraiment
Qui me les expédie en ce fâcheux moment.
SCÈNE V.
Les mêmes, Madame Lombard, Camille.
MADAME LANGELET.
Que je suis enchantée et qu'il m'est agréable
De recevoir de vous cette visite aimable,
255 | Chère madame ! |
MADAME LOMBARD.
Et moi, j'aurais voulu pouvoir |
Venir avec Camille un peu plus tôt vous voir.
MADAME LANGELET.
Vous vous êtes toujours toutes deux bien portées ?
MADAME LOMBARD et CAMILLE.
Très bien.
MADAME LANGELET.
Quel incident vous a donc arrêtées ?
MADAME LOMBARD.
Je vous dirai cela.
MADAME LANGELET.
Si cette question
260 | Vous semble contenir quelque indiscrétion, |
Je ne la maintiens pas.
MADAME LOMBARD.
Quand par vous elle est faite,
Aucune question ne peut être indiscrète.
Vous prenez trop à coeur mes propres intérêts
Pour que je puisse avoir pour vous aucuns secrets.
MADAME LANGELET.
265 | Vous êtes trop polie. |
MADAME LOMBARD.
Et vous trop scrupuleuse. |
MADAME LANGELET.
Chère amie, entre nous la louange est oiseuse.
MADAME LOMBARD.
Ainsi que vous, je crois que nous nous connaissons
Assez pour nous parler sans les moindres façons,
Chère madame ; aussi, comme de brusquerie,
270 | M'abstiens-je à votre égard de toute flatterie. |
MADAME LANGELET.
C'est vrai ! Vous êtes franche, et, je le reconnais,
Vous parlez sans détour et ne flattez jamais.
MADAME LOMBARD.
À la conformité de nos deux caractères
Nous devons faire honneur de rapports si sincères.
MADAME LANGELET, à part.
275 | Comment ferais-je bien pour m'en débarrasser ? |
MADAME LOMBARD.
N'êtes-vous pas aussi portée à le penser ?
MADAME LANGELET.
Certes, et lorsqu'avec vous doucement je confère,
J'éprouve le plaisir le plus grand de la terre.
MADAME LOMBARD.
Et j'ai ma bonne part de votre grand plaisir.
MADAME LANGELET.
280 | Voici l'été qui vient ; nous pourrons à loisir, |
Sous l'abri verdoyant des tonnelles fleuries,
Reprendre à mon jardin nos bonnes causeries.
MADAME LOMBARD.
Quel bonheur que d'avoir un jardin sous la main !
MADAME LANGELET.
C'est un bonheur qu'on trouve au faubourg Saint-Germain.
MONSIEUR LANGELET.
285 | Nos arbres ont partout déployé leur feuillage. |
MADAME LANGELET.
Voulez-vous en goûter quelques instants l'ombrage ?
MADAME LOMBARD.
Oui.
MADAME LANGELET.
Félix, à madame offrez donc votre bras.
Je donne un ordre ou deux et vous rejoins en bas.
SCÈNE VI.
MADAME LANGELET, seule.
Ouf ! Me voilà donc seule, et ce n'est pas sans peine.
290 | Enfin, Dieu soit loué ! Personne ne me gêne. |
Albert peut maintenant arriver ; je l'attends.
Je m'en vais lui régler son compte en peu de temps.
Pourtant faut-il encor, pour lui chercher querelle,
Invoquer une cause apparente ou réelle.
295 | Il vient de nous servir puissamment aujourd'hui ; |
Je ne suis point fondée à me plaindre de lui,
Et si je chérissais un peu moins Théodore,
Comme par le passé, je l'aimerais encore.
Sans doute à le haïr je ne songerais pas,
300 | S'ils me semblaient tous deux marcher du même pas. |
Mais, quoique plus d'écueils hérissent sa carrière,
Albert laisse bien loin Théodore en arrière.
C'est là le seul motif des sentiments haineux
Dont nous sommes pour lui dévorés tous les deux,
305 | Et qui, pour s'exhaler avec pleine assurance, |
Chez moi de la franchise empruntent l'apparence.
Pour rompre, je n'ai donc nul motif sérieux ;
Mais j'en trouverai bien du moins un spécieux,
Et s'il me fait défaut, recourant aux injures,
310 | Je l'amènerai bien à des paroles dures. |
C'est tout ce qu'il me faut pour lui donner les torts.
Oui, mais j'ai déjà fait d'inutiles efforts :
Par sa soumission, sincère ou calculée,
J'ai vu toutes les fois mon oeuvre reculée.
315 | Comment donc parvenir au but auquel je tends ? |
SCÈNE VII.
Madame Langelet, Albert Martin.
ALBERT.
Notre projet éprouve un fâcheux contretemps,
Madame.
MADAME LANGELET, à part.
Bien !
Haut.
Lequel ?
ALBERT.
Gauthier s'est mis en tête
De donner ce soir même une petite fête.
MADAME LANGELET.
Et puis ?
ALBERT.
Il a si bien insisté pour m'avoir
320 | Que j'ai dû me lier envers lui pour ce soir. |
MADAME LANGELET.
Et notre promenade ?
ALBERT.
Elle est aventurée,
Ou du moins elle va se trouver différée.
MADAME LANGELET.
C'est fort bien !
ALBERT.
Je n'ai pas manqué de lui parler
De tout ce qui pouvait servir à l'ébranler.
325 | J'ai dit que, de Paris fuyant le bruit extrême, |
Nous devions pour deux jours partira l'instant même,
Et, pour en revenir ensuite plus dispos,
Goûter à la campagne un moment de repos ;
J'ai dit que vous deviez commencer à m'attendre
330 | Et qu'à tout prix chez vous il me fallait me rendre ; |
J'ai dit, ... enfin j'ai dit ce qu'a pu m'inspirer
Le désir de pouvoir avec vous demeurer.
MADAME LANGELET.
Quoi que vous ayez dit, ce que je vois, en somme,
C'est que vous avez fait ce qu'a voulu cet homme.
ALBERT.
335 | Autant que je l'ai pu, je me suis défendu ; |
Mais j'ai dû lui céder, lorsqu'il m'a répondu
Que vous assisteriez vous-même à sa soirée.
MADAME LANGELET.
Moi-même ! Votre ruse est bien mal colorée,
Et vous avez vraiment peu d'estime pour moi,
340 | Si vous pensez qu'on trompe ainsi ma bonne foi. |
Vous figurez-vous donc que j'ai perdu la tête,
Pour feindre d'avoir cru que j'irais à sa fête ?
Évitez avec moi ces détours superflus ;
Dites-moi franchement que vous n'entendez plus
345 | Dans vos amis d'hier voir aujourd'hui les vôtres, |
Et que vous les laissez pour courir après d'autres.
ALBERT.
Qu'entends-je ? Est-ce bien vous qui me parlez ainsi ?
MADAME LANGELET.
C'est moi-même.
ALBERT.
De grâce, à quoi bon tout ceci ?
Ne savez-vous donc pas que, pour la voir suivie,
350 | Vous n'avez qu'à me dire en deux mots votre envie ? |
Si j'avais cru vous faire un pareil déplaisir,
J'aurais de mon ami repoussé le désir,
Et ce que j'aurais fait, je puis encor le faire.
MADAME LANGELET.
Non, non, vous savez bien qu'avant tout je préfère
355 | Me priver du bonheur que je m'étais promis |
À gêner, pour l'atteindre, un seul de mes amis.
Je ne suis nullement, je le vois, la compagne
Qu'il vous faut pour passer deux jours à la campagne.
Si, par respect humain, avec nous vous partiez,
360 | Je ne parviendrais pas, à force d'amitiés, |
À vous faire oublier que vos condescendances
Vous ont fait à Paris manquer des contredanses.
ALBERT.
Vous me fendez le coeur ; je vous en prie, assez.
Depuis près de huit ans que vous me connaissez,
365 | Je n'ai point été libre une seule journée |
Sans l'avoir à vous seule entièrement donnée.
Après avoir perdu mes bien-aimés parents,
Je quittai le lycée, âgé de dix-neuf ans.
J'en avais vu sortir avant moi Théodore ;
370 | Hors des lieux qui l'avaient autrefois vue éclore, |
Notre douce amitié, loin de s'atrophier,
Ne pouvait dans nos coeurs que se fortifier.
Par lui j'en arrivai bientôt à vous connaître,
Et bientôt, subjugué par votre façon d'être,
375 | En vous il me sembla que j'avais retrouvé |
Les parents dont j'avais été si tôt privé ;
Théodore pour moi devint dès lors un frère,
Et vous, je vous aimai comme on aime une mère.
Le foyer paternel depuis longtemps perdu
380 | M'ayant été chez vous par vous-même rendu, |
J'ai, huit ans, près de vous et loin des bruits du monde,
De mes trop courts loisirs passé chaque seconde.
Le monde s'irrita de se voir écarté
D'une proie enlevée à son avidité ;
385 | Plus d'une fois ses cris ont frappé mon oreille ; |
Plus d'une fois j'ai pu l'écouter à merveille
Donnant ouvertement à ma fidélité
Un travestissement plein de méchanceté.
Le coeur à plus d'un autre aurait manqué peut-être ;
390 | Mais je vous vénérais trop pour vous méconnaître, |
Et quelqu'affronts qu'il m'ait ainsi fait éprouver,
J'ai, sans m'en émouvoir, toujours su les braver.
Pour moi vous êtes tout, à tout je vous préfère ;
Donnez-moi votre main, embrassons-nous, ma mère.
MADAME LANGELET.
395 | Non, non, il est trop tard : plus de mots superflus ; |
À vos grands sentiments, Monsieur, je ne crois plus.
Trop longtemps avec eux vous m'avez abusée ;
Mais j'ai pu lire enfin dans votre âme rusée.
Le monde avait raison, le monde vous connaît :
400 | Vous ne nous fréquentiez que dans votre intérêt. |
ALBERT.
Vous voyez bien pourtant les larmes que je verse ;
En répandrais-je tant, si mon âme perverse
Voulait réellement vous induire en erreur ?
MADAME LANGELET.
Vous êtes un ingrat ! Vous me faites horreur !
SCÈNE VIII.
Albert, Martin.
ALBERT.
405 | Je suis anéanti ! Quoi que je puisse faire, |
Je suis presque toujours certain de lui déplaire.
Il en était pourtant jadis différemment.
D'où peut donc provenir ce triste changement ?
À mon égard pourquoi n'est-elle plus la même ?
410 | Elle n'ignore pas jusqu'à quel point je l'aime, ... |
Et je n'en suis pas moins, sans aucune raison,
Obligé de quitter pour jamais sa maison.
Du foyer paternel j'y retrouvais l'image,
Et voilà qu'il m'en faut sortir ! Allons, courage !...
415 | Je suis bien malheureux ! |
SCÈNE IX.
Albert Martin, Camille.
CAMILLE.
Vous, malheureux, Albert ? |
Pour être si chagrin, qu'avez-vous donc souffert ?
ALBERT.
Camille ! Quoi ! C'est vous ?
CAMILLE.
Oui, mon ami, moi-même.
Mais pourquoi donc vous vois-je en ce désordre extrême ?
ALBERT.
Ah ! Pour l'amour de Dieu, ne m'interrogez pas.
420 | Mais vous, qui vous conduit seule ici sur mes pas ? |
CAMILLE.
J'arrive du jardin, où j'ai laissé ma mère
Se promener avec Monsieur Langelet père.
Et je viens pour savoir ce qui peut retenir
Madame Langelet, qui devait y venir.
425 | C'est tout à l'heure ici que nous l'avions laissée, |
Et j'ignore comment elle s'est éclipsée.
Mais encore une fois, qu'avez-vous ?
ALBERT.
Je n'ai rien.
CAMILLE.
Vous n'êtes pas sincère, Albert ; ce n'est pas bien.
Quoi que vous en disiez, vous avez quelque chose ;
430 | Si vous m'aimiez, déjà j'en connaîtrais la cause. |
ALBERT.
Si je vous aime, moi ! Pouvez-vous en douter ?
Ai-je jamais cessé de vous le répéter !
Et, quand ma bouche était contrainte de se clore,
Mes yeux ont-ils manqué de vous le dire encore ?
435 | N'avez-vous donc pas vu le feu de mon amour |
À votre doux contact grandir de jour en jour !
CAMILLE.
Vous n'osez plus nier que vous n'ayez des peines ;
Pourquoi donc employer ces réticences vaines ?
ALBERT.
Parce qu'il suffît bien que je souffre tout seul,
440 | Et que je ne veux pas dans le même linceul |
Ensevelir ensemble et votre âme et la mienne.
CAMILLE.
Quelque grande que soit la douleur qui vous tienne,
Je souffrirai bien moins, si j'en sais le motif.
ALBERT.
En me questionnant, à mon mal primitif
445 | Vous ajoutez le mal plus déplorable encore |
De contrister en vous la femme que j'adore.
CAMILLE.
Puisque vous m'adorez, montrez-le moi : parlez.
ALBERT.
Je ne puis satisfaire à ce que vous voulez.
CAMILLE.
Albert, mon cher Albert ! C'est moi qui vous en prie.
ALBERT.
450 | Je ne puis. |
CAMILLE.
Vous partez ! Ah ! Quelle barbarie ! |
SCÈNE X.
CAMILLE, seule.
D'où peut donc lui venir un si profond chagrin ?
Quel malheur assombrit son front toujours serein ?
De son trouble pourquoi me cache-t-il la cause ?
Est-ce qu'il s'ourdirait contre nous quelque chose ?
455 | Vais-je rester longtemps dans cette anxiété ? |
Oh ! Non ; je connaîtrai bientôt la vérité.
Mais ma mère m'attend ; je retourne vers elle.
SCÈNE XI.
Camille, Théodore Langelet.
CAMILLE.
Monsieur, je vous salue.
THÉODORE, d'un ton ennuyé et bourru.
Et moi, Mademoiselle...
CAMILLE.
Achevez, s'il vous plaît.
THÉODORE.
Je vous salue aussi.
CAMILLE.
460 | De quel ton singulier vous me dites ceci ! |
THÉODORE.
Je vous le dis du ton qu'il me convient de prendre,
Et je n'ai pas, je crois, de comptés à vous rendre.
CAMILLE.
Pensez-vous que je manque assez de sens commun
Pour que de vous je veuille en réclamer aucun ?
465 | Vous ne m'avez jamais, monsieur, vue indiscrète ; |
Mais, sans rendre de compte, on peut bien être honnête.
THÉODORE.
Je n'ai pas de leçons à recevoir de vous.
Je suis ici chez moi, mademoiselle, et tous
Ceux qui seront blessés de ma manière d'être,
470 | Pour ne plus en souffrir, n'auront qu'à disparaître. |
CAMILLE.
Voilà ce qui s'appelle une invitation
Remarquable surtout par sa précision,
Et comme de vous voir je voulais me défendre,
Je suis on ne peut plus heureuse de m'y rendre.
THÉODORE.
475 | Vous faites bien ; |
SCÈNE XII.
THÉODORE LANGELET, seul.
Voilà le tour joué. Je crois |
Qu'elle ne pense plus revenir cette fois,
Et quand sa mère aura connu notre querelle,
Il faudra qu'elle reste également chez elle.
Quand j'avais pour Camille un véritable amour,
480 | Elle n'a pas voulu le payer de retour ; |
Mes protestations, cent fois recommencées,
Par ses froideurs cent fois ont été repoussées.
Avec rage elle a vu qu'éludant tout hymen,
J'aspirais à son coeur sans accepter sa main ;
485 | Et quand je n'arrivais qu'à m'attirer sa haine, |
Jusqu'à son âme Albert se faufilait sans peine.
Aujourd'hui je la hais, et je hais dans Albert
Le rival qui me vaut l'échec que j'ai souffert.
Mais je suis satisfait ; j'ai d'eux tiré vengeance :
490 | Je me suis délivré de leur maudite engeance. |
SCÈNE XIII.
Monsieur Langelet, Madame Langelet, Madame Lombard, Théodore Langelet.
MADAME LOMBARD.
Cet excellent Monsieur Théodore ! Vraiment
Je suis on ne peut plus... Comme il sort brusquement !
SCÈNE XIV.
Monsieur Langelet, Madame Langelet, Madame Lombard.
MADAME LOMBARD.
Qu'a-t-il donc ?
MADAME LANGELET.
Presque rien. Chez lui cette attitude
Est l'ordinaire effet de la sollicitude,
495 | Et, si vous l'avez vu le front triste et rêveur, |
C'est qu'il a d'un client pris le mal trop à coeur.
MONSIEUR LANGELET.
Pour ses clients tel est son dévouement extrême
Qu'à leur place il voudrait pouvoir souffrir lui-même.
MADAME LOMBARD.
C'est bien rare et vraiment cette abnégation
500 | Ne saurait exciter trop d'admiration. |
MONSIEUR LANGELET.
C'est qu'il est, voyez-vous, le portrait de sa mère.
MADAME LANGELET, rougissant.
Mon ami !...
MADAME LOMBARD.
Je vous fais mon compliment sincère
À tous deux. Vous devez vous trouver bien heureux
D'avoir un fils doué d'instincts si généreux.
MADAME LANGELET.
505 | Certes, et vous en seriez, Madame, encor plus sûre, |
Si vous connaissiez mieux le fond de sa nature.
MADAME LOMBARD.
J'ai su l'apprécier à sa juste valeur.
MONSIEUR LANGELET.
Cet hommage, madame, est bien doux à mon coeur.
MADAME LANGELET.
À propos, par où donc a pu passer Camille ?
MADAME LOMBARD.
510 | En même temps que vous je songeais à ma fille ; |
Elle avait dû venir ici pour vous chercher,
MADAME LANGELET.
Où donc a-t-elle pu par hasard se cacher ?
Ah ! Je vois ; nous faisons des tours de passe-passe
Camille, tout à l'heure, en poursuivant ma trace,
515 | S'est croisée avec moi, quand je sortais d'ici, |
Et jugeant que peut-être il en était ainsi,
Elle est pour le jardin sans doute repartie,
Mais n'a pu s'y trouver qu'après notre sortie,
MADAME LOMBARD.
Votre explication me tranquillise un peu.
520 | Je n'ai rien pour Camille à craindre en pareil lieu. |
La garde d'une enfant est chose délicate ;
Mais je vais m'affranchir de cette tâche ingrate :
Ma fille se marie...
MADAME LANGELET.
À qui donc ?
MADAME LOMBARD.
À celui
Que pour elle de vous je réclame aujourd'hui.
MADAME LANGELET.
525 | De qui prétendez-vous parler ? |
MADAME LOMBARD.
D'Albert lui-même. |
MADAME LANGELET.
D'Albert ? Pour se donner à la femme qu'il aime,
Albert n'a pas besoin de mon adhésion.
MADAME LOMBARD.
C'est juste, à la rigueur. Mais par l'affection
N'avez-vous pas sur lui tous les droits d'une mère ?
530 | Et quand il se verrait devant monsieur le maire, |
À Camille jamais oserait-il s'unir,
Si vous n'étiez pas là du moins pour le bénir.
Vous assisterez donc ce soir aux fiançailles,
Et, quinze ou seize jours après, aux épousailles.
MADAME LANGELET.
535 | Comment ! Il se marie et ne m'instruit de rien ! |
Voyez-vous le sournois, comme il se conduit bien ?
MADAME LOMBARD.
Comme à l'heure qu'il est il ignore la chose,
Pour vous plaindre de lui vous n'avez nulle cause.
MADAME LANGELET.
Il ne sait pas encor qu'il va se marier ?
MADAME LOMBARD.
540 | Il l'ignore. Pour lui c'est son ami Gauthier |
Qui, sans l'en avertir, m'a demandé Camille.
MADAME LANGELET.
Mais d'abord savez-vous s'il pense à votre fille ?
MADAME LOMBARD.
Oui ; si monsieur Gauthier n'en eût été certain,
Il ne fût pas venu me demander sa main.
545 | Comme cette demande était pressante, et comme |
Albert, au demeurant, est un parfait jeune homme...
MADAME LANGELET.
Vous avez consenti ?
MADAME LOMBARD.
Sans me faire prier.
MADAME LANGELET, d'un ton fâché.
Fort bien !
MADAME LOMBARD, d'un ton patelin.
Cela vous semble un peu contrarier ?
MADAME LANGELET.
Non.
MADAME LOMBARD, minaudant.
Si ce mariage était, par impossible,
550 | À vos intentions un obstacle nuisible, |
Cet obstacle pourrait encore être éloigné :
Je ne suis pas liée, et je n'ai rien signé.
MADAME LANGELET.
Je ne vous comprends pas, et je ne sais quelles vues
Vous vous imaginez que je puisse avoir eues.
MADAME LOMBARD, à part.
555 | Au moins je sais à quoi maintenant m'en tenir. |
Haut.
C'est juste, j'étais folle et dois en convenir.
Allons, n'en parlons plus et ménageons ma honte,
Pour ce soir, sur vous deux vous savez que je compte ?
MADAME LANGELET.
N'ayant encor reçu nulle invitation,
560 | Je ne puis vous parler de mon intention, |
MADAME LOMBARD.
Quoiqu'il fût superflu de vous en faire aucune,
Monsieur Gauthier a dû vous en adresser une.
Si ce n'est pas assez, il va venir vous voir.
C'est donc bien convenu, je vous attends ce soir.
SCÈNE XV.
Monsieur Langelet, Madame Langelet.
MONSIEUR LANGELET.
565 | Eh bien ! Que disons-nous et que penses-tu faire ? |
MADAME LANGELET.
De grâce, laissez-moi, Félix ; c'est mon affaire.
SCÈNE XVI.
Les mêmes, Théodore Langelet.
THÉODORE.
Enfin vous voilà seuls ; ce n'est pas malheureux.
Avez-vous travaillé comme il faut tous les deux ?
MADAME LANGELET.
Albert a délogé sans tambour ni trompette.
THÉODORE.
570 | Tout va bien ; grâce à Dieu, notre maison est nette ; |
Car je dois vous apprendre aussi que, pour ma part,
J'en ai déraciné les deux dames Lombard.
MADAME LANGELET.
C'est être expéditif, et je te félicite ;
Mais une autre nouvelle en ce moment m'agite :
575 | Par Madame Lombard n'ai-je pas découvert |
Qu'à sa fille Gauthier veut marier Albert ?
THÉODORE.
Comment ! Albert, qui n'a môme pas de famille,
Sans trouver plus d'obstacle, épouserait Camille ?
MADAME LANGELET.
Oui ; Madame Lombard m'a de plus fait savoir
580 | Qu'on va les fiancer chez Gauthier dès ce soir. |
THÉODORE.
Ce soir ! Ah ! C'est trop fort !
MADAME LANGELET.
Par elle tout à l'heure
J'ai de n'y pas manquer été mise en demeure.
THÉODORE, tirant un billet de sa poche.
Je comprends maintenant dans quelle intention
Gauthier nous a lancé cette invitation,
585 | Lisez, et vous verrez comment il nous invite. |
MADAME LANGELET, après avoir lu.
Il aurait pu sans peine être plus explicite.
THÉODORE.
Si de ses protégés Gauthier ne parle point,
C'est qu'il n'a pas en nous confiance en tout point.
Mais à mieux se cacher encore je l'engage.
MONSIEUR LANGELET.
590 | Pourquoi, mon cher enfant, tenir un tel langage ? |
Ne te suffit-il pas de t'être affranchi d'eux ?
Que t'importe à présent qu'ils s'unissent tous deux ?
THÉODORE.
Il m'importe pourtant qu'à leurs noeuds on s'oppose.
MONSIEUR LANGELET.
Si la bru te plaisait, je comprendrais la chose ;
595 | Mais tu ne te sens pas pour elle un goût bien vif. |
THÉODORE.
Veuillez me dispenser d'expliquer mon motif.
MADAME LANGELET, à Monsieur Langelet.
Ne comprenez-vous pas qu'il est intolérable
Que Théodore avec son talent admirable
Voie Albert, bien moins riche et plus jeune que lui,
600 | Prendre, malgré cela, les devants aujourd'hui ? |
THÉODORE.
Ma mère, je n'ai pas besoin que ma pensée
Soit de cette façon par vous outrepassée.
Je n'entends pas ainsi qu'on en sonde le fond,
Et qu'on tente d'entrer dans les raisons qui font
605 | Que je veux empêcher leur prochain mariage. |
MONSIEUR LANGELET.
L'empêcher ne serait peut-être pas fort sage.
THÉODORE.
Pourquoi donc ?
MADAME LANGELET.
Dites-nous pourquoi plus clairement.
MONSIEUR LANGELET.
Lorsque j'y réfléchis, je regrette vraiment
Que nous ayons si tôt mis Albert à la porte.
610 | Il nous eût une fois encor prêté main-forte. |
Pour te poser, mon fils, près notre tribunal
De toi je voudrais faire un médecin légal.
Étudiant, Albert, sur les bancs de l'école,
S'était fait un ami dont il était l'idole
615 | Et qui lui-même était le fils du président, |
À cette fonction, de cet ami s'aidant,
Il aurait pu te faire arriver, Théodore ;
Peut-être voudrait-il la demander encore.
THÉODORE.
Mon père, y songez-vous, quand je veux avant tout
620 | Déjouer son projet, en frappant un grand coup ? |
MONSIEUR LANGELET.
C'est toi-même, mon fils, qui dans cette réponse
Ne songe pas aux mots que ta bouche prononce.
THÉODORE.
Ah ! Vous me fatiguez.
MADAME LANGELET.
Et si je pouvais, moi,
Entraver l'union et t'acquérir l'emploi ?
THÉODORE.
625 | Alors... j'accepterais. |
MADAME LANGELET.
Albert donc, quoi qu'il fasse, |
Ne se mariera pas et t'obtiendra la place.
ACTE II
La scène se passe chez Monsieur Gauthier
SCÈNE PREMIÈRE.
SUZANNE, seule.
Ma toilette est donc faite, et je puis maintenant
Faire de mon salon l'honneur à tout venant.
Mais évertuez-vous à comprendre les hommes ?
630 | Dans quelle intention, à l'époque où nous sommes, |
Henri, qui n'aime pas beaucoup à recevoir,
S'est-il imaginé de donner bal ce soir ?
Et pourquoi n'inviter que des gens détestables,
Les deux dames Lombard, femmes insupportables,
635 | Et Monsieur Langelet, qui, pour son plus grand bien, |
Est mené par sa femme en laisse comme un chien,
Et leur fils Théodore, homme au coeur hypocrite,
Dont la fausse douceur sur son visage écrite
Sert de masque commode aux instincts les plus bas.
640 | Il affecte surtout les vertus qu'il n'a pas : |
Dans le monde sans cesse il fait le philanthrope,
Mais le bonheur d'autrui le met presque en syncope.
Il se pose partout en homme vertueux,
Il censure tout haut les gens voluptueux,
645 | Pour moi devant les tiers sa réserve est extrême, |
Et, s'il me trouve seule, il me jure qu'il m'aime.
Aussi je le déteste et lui porte, en retour,
Une haine plus grande encor que son amour.
Je compte heureusement qu'Albert par sa présence
650 | Va me distraire un peu de cette affreuse engeance : |
Il est bon, lui ; son coeur est tendre et généreux ;
De toutes les vertus il est l'emblème heureux.
Bienheureuse la femme à qui le ciel le garde !..
Mais malheureuse aussi celle qui se hasarde
655 | À laisser pénétrer dans son coeur imprudent |
Le feu mystérieux de son regard ardent !
Elle doit éprouver une atroce souffrance,
Si son amour pour lui reste sans espérance,
Ou si, pour demeurer fidèle à son devoir,
660 | Elle n'ose, en l'aimant, le lui faire savoir !... |
Et voilà cependant la douleur que j'endure...
Mais j'ai de mon courage épuisé la mesure...
Il faut... Qu'allais-je dire ?... Albert ! Remettons-nous.
SCÈNE II.
Suzanne, Albert Martin.
SUZANNE.
Vous venez de bonne heure, Albert ; c'est bien à vous.
ALBERT.
665 | Un incident s'oppose à ce que je demeure, |
Madame ; c'est pourquoi j'arrive de bonne heure.
SUZANNE.
Quoi ! Vous ne pourriez pas rester ce soir ici ?
Est-ce pour plaisanter que vous parlez ainsi ?
ALBERT.
Je ne plaisante pas, madame, et, sur ma vie,
670 | Je n'en ai même pas la plus légère envie. |
Vous me montrez toujours tant d'affabilité
Que je voudrais avoir un instant plaisanté.
Aussi, pour me résoudre à ne pas vous complaire,
Me faut-il un motif bien extraordinaire.
SUZANNE.
675 | Quel est donc ce motif, Albert ? |
ALBERT.
Pour vous il est |
Très vraisemblablement dénué d'intérêt.
SUZANNE.
Albert, vous savez bien, quand je vous questionne,
Que c'est parce qu'aussi je vous affectionne.
Pourquoi donc me parler si laconiquement ?
ALBERT.
680 | J'ai tort, et j'aurais dû m'expliquer autrement ; |
Mais je vous en supplie, au nom du ciel, madame,
Veuillez ne pas m'astreindre à vous ouvrir mon âme.
Pour vous cacher les maux qui me tiennent étreint,
Il faut, n'en doutez pas, que j'y sois bien contraint.
SUZANNE.
685 | Contraint ! Vous m'abusez ; qui peut vous y contraindre ? |
Albert, est-ce avec moi qu'il vous convient de feindre ?
Si vous avez vraiment des chagrins dans le coeur,
Parlez, je tâcherai d'en adoucir l'aigreur.
ALBERT.
N'insistez pas ainsi ; je ne puis rien vous dire ;
690 | Vos paroles ne font qu'aggraver mon martyre. |
SUZANNE.
Albert, je vous en prie...
ALBERT.
Assez, de grâce, assez !
Sans calmer mes ennuis, vous me bouleversez.
SUZANNE.
C'est vous, Albert, vous seul, qui par votre silence
De votre mal rendez pire la violence.
ALBERT.
695 | Pour ne pas augmenter vous-même mon tourment, |
Ne m'en demandez pas la cause en ce moment.
SUZANNE.
Ne dois-je pas, étant de votre ami la femme,
Être par vous admise à lire dans votre âme ?
ALBERT.
Nos amis sur la terre ont leur part de malheur ;
700 | Pourquoi donc de la nôtre accroître encor la leur ? |
SUZANNE.
Vous ne tiendriez pas un langage semblable,
Si mon affection vous semblait véritable.
ALBERT.
De votre affection je n'ai jamais douté.
SUZANNE.
Parlez donc.
ALBERT.
Impossible.
SUZANNE.
Ah ! Quelle dureté !
ALBERT.
705 | Je souffre plus que vous de ne pouvoir rien dire. |
SUZANNE.
Eh bien, si l'amitié sur vous n'a point d'empire,
Au moins vous céderez à l'amour !
ALBERT.
À l'amour ?
Madame, expliquez-vous vous-même à votre tour.
SUZANNE.
Puisque vous m'obligez à me trahir moi-même,
710 | Ici je vous déclare, Albert, que je vous aime. |
ALBERT.
Madame, ce langage est-il bien sérieux ?
SUZANNE.
En pouvez-vous douter, et déjà dans mes yeux
N'avez-vous donc pas lu l'amour qui me dévore ?
Je vous aime ! Faut-il vous le redire encore ?
ALBERT.
715 | Tout à l'heure pourtant, madame, c'était vous |
Qui me nommiez ici l'ami de votre époux.
SUZANNE.
Est-ce pour vous jouer, Albert, de mon délire,
Que vous me rappelez ce que j'ai pu vous dire ?
ALBERT.
C'est pour vous ramener dans un meilleur chemin.
SUZANNE.
720 | Mais ne comprends-tu pas qu'aucun pouvoir humain |
Ne saurait m'arrêter sur la pente où je roule ?
ALBERT.
Pas même le devoir ?
SUZANNE.
Non.
ALBERT, à part.
Ciel !
Froidement à Suzanne.
Le temps s'écoule,
Madame ; je ne puis demeurer plus longtemps.
SUZANNE, lui saisissant la main.
Albert ! Quoi ! Tu t'en vas ? Je t'en supplie, attends.
ALBERT.
725 | Madame, je vous ai trop longtemps entendue. |
SUZANNE, se jetant à tes pieds.
À tes genoux, Albert, tu me vois étendue ;
Es-tu content ?
ALBERT.
Madame, assez, relevez-vous ;
Je rougis pour Henri de vous voir à genoux.
SUZANNE.
Ingrat ! - C'est vrai, j'étais lâche ; je me relève,
730 | Et je veux à mon tour te poursuivre sans trêve, |
Jusqu'à ce que je t'aie, en me moquant de toi,
Rendu toi-même enfin plus malheureux que moi !
ALBERT.
Madame, c'est en vain que vous voudrez m'atteindre ;
Je suis trop innocent pour avoir à vous craindre.
SCÈNE III.
ALBERT MARTIN, seul.
735 | Quelle fatalité ! Me voici, sans raison, |
Contraint d'abandonner aussi cette maison.
Pour complaire à celui que j'aimais comme un frère,
J'ai perdu l'amitié de ma seconde mère,
Et bien loin de pouvoir chez lui me consoler
740 | D'une division qui vient de m'accabler, |
Telle est l'atrocité du destin qui m'opprime,
Que je ne puis plus même y séjourner sans crime !
Voilà mon sort ? Mon Dieu, qu'ai-je fait, et comment
Ai-je pu mériter un pareil châtiment ?
745 | Partons. |
SCÈNE IV.
Le même, Monsieur Gauthier.
MONSIEUR GAUTHIER.
Comment ! C'est toi ? Pour que je me prélasse, |
De mon logis tu fais les honneurs à ma place ?
L'histoire est bonne. - Allons, commence, me voilà.
- Eh bien ! Tu n'as pas l'air de voir que je suis là !
Tu ne dis rien. Qu'as-tu ?
ALBERT.
Rien.
MONSIEUR GAUTHIER.
Est-ce vrai ?
ALBERT.
Sans doute.
MONSIEUR GAUTHIER.
750 | On te croirait frappé d'une attaque de goutte. |
ALBERT.
C'est un mal qu'à notre âge on n'a pas.
MONSIEUR GAUTHIER.
Dieu merci !
Alors mets de côté cet air plein de souci.
ALBERT.
Inutile.
MONSIEUR GAUTHIER.
Pourquoi ?
ALBERT.
Parce que je te quitte.
MONSIEUR GAUTHIER.
À minuit, d'accord.
ALBERT.
Non ; je m'en vais tout de suite.
MONSIEUR GAUTHIER.
755 | Tu ris ? |
ALBERT.
Je le voudrais. |
MONSIEUR GAUTHIER.
Mais tu n'y penses pas, |
Albert ?
ALBERT.
Parfaitement ; je m'en vais de ce pas.
MONSIEUR GAUTHIER.
Envers moi n'as-tu pas engage ta parole ?
Tu ne peux y manquer pour un motif frivole.
ALBERT.
J'en conviens.
MONSIEUR GAUTHIER.
Quel est donc ce motif sérieux ?
ALBERT.
760 | Je ne puis te l'apprendre. |
MONSIEUR GAUTHIER.
Il est mystérieux ? |
ALBERT.
Oui.
MONSIEUR GAUTHIER.
Je suis ton ami : j'ai droit, quel qu'il puisse être.
Albert, entends-tu bien, j'ai droit de le connaître.
ALBERT.
Je ne méconnais pas les droits de l'amitié ;
Mais son premier devoir, Henri, c'est la pitié.
765 | Ne me tourmente pas. |
MONSIEUR GAUTHIER.
Tu ne veux rien me dire ? |
ALBERT.
Henri, n'augmente pas le mal qui me déchire.
MONSIEUR GAUTHIER.
Parle donc.
ALBERT.
Je ne puis.
MONSIEUR GAUTHIER.
Alors je te retiens.
ALBERT.
Ce soir, pourquoi vouloir qu'ainsi je sois des tiens ?
MONSIEUR GAUTHIER.
Mon Dieu, je désirais t'en laisser la surprise ;
770 | Mais, s'il me faut parler moi-même avec franchise, |
Je suis prêt à répondre à cette question.
ALBERT.
Réponds.
MONSIEUR GAUTHIER.
Je veux, avec ton approbation,
Te faire contracter les noeuds du mariage.
ALBERT.
À moi ?
MONSIEUR GAUTHIER.
Sans doute ; avant d'avoir atteint ton âge,
775 | N'étais-je pas déjà par l'hymen enchaîné ? |
ALBERT.
Oui ; mais tu possédais de l'argent ; moi, je n'ai
Aucun bien, ni d'aucun même l'expectative.
Quelle femme voudrait de cette perspective ?
D'ailleurs, en fût-il une à qui la passion
780 | Pût faire partager ma situation, |
Les différents ennuis qui s'arrachent mon âme
Ne me laisseraient pas songer à cette femme.
Ainsi n'en parlons plus. Je m'en vais.
MONSIEUR GAUTHIER, le retenant.
Tu t'en vas ?
Pourquoi parler ainsi ? Je ne te comprends pas.
785 | Avec moi l'on croirait que tu n'es plus le même. |
Moi, cependant, je n'ai jamais changé, je t'aime,
Et lorsque je te parle ainsi de l'avenir,
C'est mon coeur qui me porte à t'en entretenir.
ALBERT.
Je le sais» mais tu prends une peine inutile.
MONSIEUR GAUTHIER.
790 | Pourquoi penser cela ? |
ALBERT.
Parce qu'il est futile |
De vouloir marier un homme sans un sou.
MONSIEUR GAUTHIER.
Écoute-moi. Parbleu ! Je ne suis pas si fou :
Je sais parfaitement qu'à l'époque où nous sommes,
C'est sur leurs revenus qu'on mesure les hommes.
795 | Il n'en est pas moins vrai que l'homme intelligent |
Peut aussi se frayer son chemin sans argent.
Certes, en ce moment, tu ne dois pas prétendre
Qu'un roi de la finance acclame en toi son gendre.
Mais tu peux rencontrer, dans ta position,
800 | Une fille joignant à l'éducation |
Les qualités qui font la bonne ménagère.
ALBERT.
Du rêve que pour moi l'amitié te suggère
Je suis vraiment touché ; mais la réalité
Me dit que je devrais t'avoir déjà quitté.
805 | Je pars. Adieu. |
MONSIEUR GAUTHIER, l'arrêtant par le bras.
De grâce, écoute-moi ; j'achève : |
Je ne me laisse pas séduire par un rêve,
Albert ; j'ai rencontré la femme qu'il te faut.
Si tu veux seulement ne pas faire défaut,
Tu la verras se rendre ici dans la pensée
810 | Qu'elle va devenir ce soir ta fiancée. |
Elle t'aime ; j'ai lu son amour dans ses yeux ;
Pour elle tu nourris un feu silencieux.
Rien ne s'oppose donc à votre mariage.
ALBERT.
Pour la dernière fois, je m'en vais.
MONSIEUR GAUTHIER, saisissant Albert par la main.
Quelle rage !
815 | Quand j'ouvre mes salons à ton intention, |
Tu ne peux pas manquer à la réunion.
ALBERT.
J'y manquerai pourtant.
MONSIEUR GAUTHIER.
Au moins dis-moi la cause
De ta fuite.
ALBERT.
Jamais.
MONSIEUR GAUTHIER.
Apprends donc une chose
Que, pour te ménager un doux étonnement,
820 | Je voulais te cacher jusqu'au dernier moment : |
C'est que, mon brave ami, de cette jeune fille
Le nom cher à ton coeur est celui de Camille.
ALBERT.
Camille ! Oh ! Oui, je l'aime, et pour la captiver
J'ignore quels malheurs je n'oserais braver.
MONSIEUR GAUTHIER.
825 | Alors tu restes ? |
ALBERT.
Non. |
MONSIEUR GAUTHIER.
Non ? Ah ! J'y perds la tête ! |
- Mais puisque je te dis, Albert, que cette fête,
Ce soir, n'a d'autre but que de vous fiancer.
ALBERT.
Cela n'empêche pas que je te vais laisser.
MONSIEUR GAUTHIER.
Si tu n'écoutes pas une raison si bonne,
830 | Qui donc pourra jamais te retenir ? |
ALBERT.
Personne. |
MONSIEUR GAUTHIER.
Quel démon ! - Si ma femme encore était ici,
Elle le convaincrait.
ALBERT.
Nullement.
MONSIEUR GAUTHIER.
La voici !
- Suzanne,viens m'aider. - Albert !... Comme il s'évade !
SCÈNE V.
Monsieur Gauthier, Suzanne.
MONSIEUR GAUTHIER.
Vois donc. Mais d'où lui peut venir cette boutade ?
835 | Malgré tous mes efforts, je n'ai point réussi |
À le persuader de demeurer ici.
SUZANNE.
Le mal n'est pas si grand.
MONSIEUR GAUTHIER.
Plus grand qu'il ne te semble.
C'est à cause de lui que ce soir je rassemble
Les personnes que j'ai cru devoir appeler.
SUZANNE.
840 | Comment cela ? |
MONSIEUR GAUTHIER.
Je puis désormais t'en parler. |
Pour Albert, le jugeant amoureux de Camille,
À Madame Lombard j'ai demandé sa fille.
En lui probablement voyant un bon parti,
À ma demande elle a sans peine consenti,
845 | Et pour les fiancer j'ai pris cette soirée. |
Comme tu vois, l'affaire était bien préparée.
SUZANNE, comprimant son étonnement.
Je le vois, et conduite avec discrétion.
MONSIEUR GAUTHIER.
Tu comprends quelle était ma situation :
Je devais, comme ayant tout seul couvé la chose,
850 | N'en pas parler avant qu'elle ne fût éclose. ? |
Madame Lombard seule était dans le secret,
Et, qui plus est, Albert lui-même l'ignorait ;
Ce n'est qu'en dernier Heu, pour lui calmer la tête,
Que je me suis ouvert à lui sur cette fête.
SUZANNE.
855 | Et, si j'en juge bien, ta révélation |
N'a point modifié sa résolution ?
MONSIEUR GAUTHIER.
Non...
SUZANNE, à part.
Le ciel soit loué !
MONSIEUR GAUTHIER.
Sur lui ton influence
De le voir revenir est ma seule espérance.
Si tu consens à m'être agréable, tu vas,
860 | Ma Suzanne, chez lui te rendre de ce pas. |
Je te sais une verve assez persuasive
Pour que, sans grande peine, il y cède et te suive.
SUZANNE.
Il faut donc qu'après lui je coure ?
MONSIEUR GAUTHIER.
Il ne faut rien ;
Mais si tu le voulais ; tu m'obligerais bien.
SUZANNE.
865 | De te désobliger je suis contrariée, |
Mais je ne suis pas avec toi mariée
Pour être l'instrument de caprices pareils,
Et si tu crois devoir écouter mes conseils,
Pour lui tu cesseras de prendre tant de peine.
MONSIEUR GAUTHIER.
870 | Tes paroles pour lui sentent presque la haine. |
Pourquoi me détourner de servir, dans Albert,
Le seul ami que j'aie encore découvert ?
SUZANNE.
Parce qu'il me paraît aujourd'hui méconnaître
L'amitié, que jadis il te faisait paraître.
MONSIEUR GAUTHIER.
875 | Pourquoi, sans réfléchir plus sérieusement, |
Porter sur sa conduite un pareil jugement ?
Peut-être, quand il fuit et garde le silence,
Est-ce par amitié plus que par méfiance.
Peut-être, préférant notre repos au sien,
880 | Aime-t-il mieux souffrir sans nous en dire rien. |
SUZANNE.
Cela n'est pas probable.
MONSIEUR GAUTHIER.
Au moins est-ce possible.
SUZANNE.
Tu le dotes vraiment d'une âme bien sensible.
MONSIEUR GAUTHIER.
Mon Dieu ! De quoi nous sert cette discussion ?
Réponds tout simplement à cette question :
885 | Veux-tu tenter sur lui l'effort dont je te prie ? |
SUZANNE.
Eh bien ! Pour couper court à la plaisanterie,
Non, cent fois non !
MONSIEUR GAUTHIER.
Alors n'en parlons plus ; j'irai
Peut-être que tout seul je le ramènerai.
SUZANNE.
Bonne chance !
MONSIEUR GAUTHIER.
Merci ! Je cours à sa poursuite ;
890 | Reçois nos invités, je reviens tout de suite. |
SCÈNE VI.
SUZANNE.
Ah ! Je respire. - Il peut courir après Albert.
Pour moi l'essentiel, c'est que j'ai découvert
Pourquoi d'un froid dédain je viens d'être outragée.
Je sais sur qui frapper pour être bien vengée.
895 | S'il n'eût aimé Camille et voulu l'épouser, |
Albert eût moins été prompt à me mépriser.
- Mais non, non, je m'égare : il ignorait encore
Les desseins de Henri que tout le monde ignore.
- Qu'importe ! Pour Camille il avait de l'amour ;
900 | Sans elle, il eût payé ma flamme de retour. |
Il l'aime ! L'épouser est son rêve sans doute.
Qu'il ose ! Je suis là pour lui barrer la route.
- Oui, mais à quel moyen maintenant recourir ?
Je ne sais... Le hasard viendra me secourir.
SCÈNE VII.
Suzanne, Théodore Langelet.
THÉODORE.
905 | Daignez de mes respects agréer l'humble hommage. |
SUZANNE, à part.
Il ne me manquait plus que de voir ce visage.
À Théodore, en l'inclinant cérémonieusement.
Vous allez bien, monsieur, et vos parents aussi ?
THÉODORE.
Madame, nous allons tous trois fort bien, merci.
SUZANNE.
Vous venez donc tout seul, Monsieur ?
THÉODORE, embarrassé.
Oui, mais j'espère
910 | Que vous allez bientôt voir mon père et ma mère. |
SUZANNE.
J'y compte.
THÉODORE, rougissant.
J'aurais pu les amener tous deux ;
Mais j'avais le désir d'arriver avant eux.
SUZANNE.
Quelle cause avait mis ce désir dans votre âme ?
THÉODORE, s'animant.
Ne l'avez-vous pas lue en mes regards, Madame ?
915 | Faut-il de mon amour vous faire encor l'aveu ? |
SUZANNE, à part.
Quelle idée ! Essayons.
Haut.
Vous m'aimez donc un peu ?
THÉODORE.
Un peu ! Que dites-vous, lorsque je vous adore,
Lorsque j'ai dans le coeur un feu qui me dévore,
Et lorsque, pour vous voir éprouver ce qu'il sent,
920 | Je n'hésiterais pas à verser tout mon sang ? |
SUZANNE, à part.
Ô mon Dieu, sois béni ! Car je tiens ma vengeance.
Haut.
Écoutez bien : en vous j'ai pleine confiance,
Et, pour vous accorder franchement mon amour,
Je ne demande pas un tel prix en retour.
THÉODORE.
925 | Parlez donc ! Il n'est rien que pour vous je ne fasse. |
SUZANNE.
Eh bien ! Je vais au but tout droit et sans préface :
Vous détestez Albert, n'est-ce pas ?
THÉODORE.
Nullement ;
Albert est mon ami.
SUZANNE.
J'en jugeais autrement ;
Mais j'ai dû me tromper. Peu m'importe, du reste ;
930 | Comme deux je serai franche : je le déteste. |
THÉODORE.
Madame, j'ignorais qu'il pût en être ainsi.
Si vous le détestez, je le déteste aussi.
SUZANNE.
Alors vous êtes prêt à sertir ma colère ?
THÉODORE.
Je vous l'ai dit, j'entends faire tout pour vous plaire
SUZANNE.
935 | Avec Camille Albert songe à se marier. |
THÉODORE.
Je sais. |
SUZANNE.
Si vous voulez, pour le contrarier,
Vous porter comme lui prétendant de Camille
Et lui ravir la main de cette jeune fille,
Je suis à vous ; je mets ce prix à mon amour.
THÉODORE.
940 | Et s'il l'emporte, alors qu'obtiendrai-je en retour ? |
SUZANNE.
Rien ; car il ne devra son succès qu'à vous-même.
Vous devez triompher : on peut tout, quand on aime.
THÉODORE.
Camille, qui sait seule à quel point je la hais,
À s'unir avec moi n'adhérera jamais.
SUZANNE.
945 | Qu'importe ce que veut ou ne veut pas Camille ! |
Tout dépend de la mère et non pas de la fille.
C'est la mère qui peut seule vous l'accorder,
Et vous n'avez, je crois, qu'à la lui demander.
THÉODORE.
Vous le croyez ?
SUZANNE.
Pour vous ce n'est pas un mystère,
950 | Et vous n'ignorez pas quel est son caractère. |
La gêne a desséché les fibres de son coeur ;
L'argent seul à ses yeux peut donner le bonheur,
Et, comme elle optera pour la dot la plus forte,
Contre vous il n'est pas aisé qu'Albert l'emporte.
THÉODORE.
955 | Vous me persuadez. |
SUZANNE.
Alors vous consentez ? |
THÉODORE.
Vos désirs, sans retard, vont être contentés.
SCÈNE VIII.
Les mêmes, Madame Lombard, Camille.
SUZANNE.
Je soupirais, madame, après votre venue,
Et redoutais déjà quelque déconvenue.
MADAME LOMBARD.
J'étais impatiente encore plus que vous.
THÉODORE, à Madame Lombard.
960 | Madame, j'ai l'honneur de vous présenter tous... |
MADAME LOMBARD.
Mais enfin nous voici.
SUZANNE.
Cette chère Camille,
Il faut que je l'embrasse ; on n'est pas plus gentille.
CAMILLE.
Vous voulez me flatter, madame.
THÉODORE, à Madame Lombard.
J'ai l'honneur...
MADAME LOMBARD.
Elle est triste aujourd'hui,comme si, dans son coeur,
965 | Elle dissimulait quelque peine secrète. |
SUZANNE.
De cet état la cause aisément s'interprète :
Les filles à son âge ont parfois du souci ;
La vôtre doit sans doute en éprouver aussi.
THÉODORE, à Camille.
Celui qu'en ce moment ressent mademoiselle,
970 | À ses charmes ajoute une grâce nouvelle. |
- Je ne vous ai fait là qu'un juste compliment.
CAMILLE.
Je ne le méritais, monsieur, aucunement.
THÉODORE.
Vous êtes trop modeste.
CAMILLE.
Et vous trop peu sincère.
THÉODORE.
Vous êtes dans l'erreur.
MADAME LOMBARD, bas à Camille.
Ne sois pas si sévère.
975 | Il ne faut pas, ma fille, aux gens même qu'on hait |
Dire brutalement la chose comme elle est.
THÉODORE, bas à Suzanne.
Cet accueil-là n'est pas encourageant. N'importe !
Je l'ai mis dans ma tête, il faut que je l'emporte.
SCÈNE IX.
Les mêmes, Monsieur Langelet, Madame Langelet.
SUZANNE, d'un ton badin, à Théodore.
Monsieur, je vous présente à vos parents.
THÉODORE.
Toujours
980 | Aimable ! |
SUZANNE.
Et gracieuse ? |
THÉODORE.
Autant que les amours. |
MONSIEUR LANGELET.
Vous allez bien, madame ?
SUZANNE.
Oui, je vous remercie,
MADAME LANGELET.
Pour vous féliciter, à lui je m'associe.
Mais nous devons encor nous informer aussi
De notre ami Gauthier, qu'en vain je cherche ici.
SUZANNE.
985 | Je vous suis obligée ; il se porte à merveille ; |
Personne n'eut jamais une santé pareille.
Il s'est vu tout à l'heure obligé de sortir.
MADAME LOMBARD.
Vraiment !
SUZANNE.
Oui, mais il va promptement revenir.
MADAME LOMBARD.
Fort bien.
MADAME LANGELET.
Puisqu'aux absents en ce moment je pense,
990 | Il me semble qu'Albert brille par son absence. |
Je crois pourtant savoir que c'est surtout pour lui
Que vous réunissez vos amis aujourd'hui.
MADAME LOMBARD.
Au fait, c'est vrai !
SUZANNE.
Je crois qu'il ne faut pas l'attendre.
MADAME LOMBARD.
Comment ! Que dites-vous, et que viens-je d'entendre ?
SUZANNE.
995 | À l'instant seulement il nous a fait savoir |
Qu'il était empêché d'être avec nous ce soir.
MADAME LOMBARD.
C'est trop fort ! Il n'est pas d'empêchement qui tienne.
Il l'a promis ; il faut, bon gré, mal gré, qu'il vienne.
CAMILLE, bas.
Si vous m'aimez un peu, ma mère, calmez-vous.
MADAME LOMBARD, à Camille.
1000 | Non, laisse-moi, j'éprouve un trop juste courroux. |
À Suzanne.
Quel motif donne-t-il ?
SUZANNE.
Je ne saurais vous dire ;
Mais tout à l'heure Henri pourra mieux vous instruire.
MADAME LANGELET, à part.
Je devine : sachant que je devais venir,
Il a, pour m'éviter, préféré s'abstenir.
THÉODORE.
1005 | Il était l'invité le plus indispensable. |
Quel que soit son motif, il n'est pas acceptable.
CAMILLE.
Il faudrait le connaître, avant de le juger.
THÉODORE.
Il n'en est pas qui soit propre à le décharger.
CAMILLE.
C'est ce que l'avenir nous apprendra sans doute.
THÉODORE.
1010 | J'y compte : l'avenir n'a rien que je redoute. |
SCÈNE X.
Les mêmes, Monsieur Gauthier.
MADAME LOMBARD.
Eh bien ! Monsieur ; Albert n'est pas encor venu.
Me direz-vous au moins ce qui l'a retenu ?
MONSIEUR GAUTHIER.
Je ne sais.
MADAME LOMBARD.
Mais enfin pouvez-vous nous apprendre
S'il doit ou ne doit pas ce soir ici se rendre.
MONSIEUR GAUTHIER.
1015 | Madame, autant que vous j'en ressens de l'ennui, |
Mais je pense qu'il faut ne pas compter sur lui.
MADAME LOMBARD.
Il vous avait donné cependant sa parole ?
MONSIEUR GAUTHIER.
C'est fort vrai.
MADAME LOMBARD.
Ce jeune homme a donc la tête folle ?
CAMILLE.
Ma mère, sois plus calme.
MONSIEUR GAUTHIER.
À bien considérer,
1020 | Le mal est, après tout, facile à réparer. |
MADAME LOMBARD.
Et comment, s'il vous plaît, pensez-vous vous y prendre ?
MONSIEUR GAUTHIER.
Tout vient à temps, madame, à qui veut bien attendre :
Laissez donc s'écouler quelques jours, et je crois
Qu'Albert tiendra parole à la seconde fois.
MADAME LOMBARD.
1025 | En n'étant pas d'abord exact à la première, |
Il m'a fait une injure au dernier point grossière.
Mais, s'il croit voir en nous des femmes que l'on peut
Traiter impunément aussi mal qu'on le veut,
Il se trompe ; je suis d'assez bonne famille
1030 | Pour n'être nullement en peine de Camille, |
Et vous pourrez, monsieur, lui dire de ma part
Qu'il ne me déplaît pas qu'il se tienne à l'écart.
MONSIEUR GAUTHIER.
Je connus mon ami : je le sais incapable
D'avoir à votre égard un dédain si coupable.
MADAME LOMBARD.
1035 | Sous son vrai jour alors il devrait s'exposer. |
MONSIEUR GAUTHIER.
Aussi l'y verrez-vous, s'il vous plaît l'excuser.
MADAME LOMBARD.
Je ne puis l'excuser ; votre prière est vaine.
MONSIEUR GAUTHIER.
De grâce, envisagez...
MADAME LOMBARD.
Vous perdez votre peine.
MONSIEUR GAUTHIER.
Madame, à tout péché miséricorde !
MADAME LOMBARD.
Non.
MONSIEUR GAUTHIER.
1040 | Eh bien, soit ! Après tout, je suis vraiment trop bon ! |
Je vous laisse le soin d'arranger vos affaires.
MADAME LOMBARD.
Vos conseils, cher monsieur, me sont peu nécessaires.
MONSIEUR GAUTHIER.
Tant mieux pour vous et moi.
MADAME LOMBARD.
Je vous salue.
MONSIEUR GAUTHIER.
Adieu,
Madame.
MADAME LOMBARD.
Viens, ma fille, et sortons de ce lieu.
SCÈNE XI.
Monsieur Langelet, Madame Langelet, Théodore Langelet, Monsieur Gauthier, Suzanne.
MONSIEUR GAUTHIER.
1045 | Avez-vous vu jamais une tête pareille ? |
THÉODORE.
Je l'approuve ; elle était dans son droit.
MONSIEUR GAUTHIER.
À merveille !
C'est moi qui seul ai tort. Je ne sais pas pourquoi,
Mais ici tout le monde est ligué contre moi.
SUZANNE.
Quand, de sang-froid, Henri, tu jugeras la chose,
1050 | Tu verras que personne à tes voeux ne s'oppose, |
Et que, si quelque obstacle a pu les déranger,
Tu le dois à celui que tu veux protéger.
MONSIEUR LANGELET.
C'est on ne peut plus clair ; n'est-il pas vrai, ma femme ?
MADAME LANGELET.
Taisez-vous.
THÉODORE, à Suzanne.
Vous parlez comme un livre, Madame.
SUZANNE.
1055 | Je ne mérite pas, monsieur, ce compliment ; |
Je ne fais que parler selon mon sentiment.
MONSIEUR GAUTHIER, à part.
Voilà qui va fort bien.
THÉODORE.
Veuillez, Monsieur, m'entendre.
Je suis l'ami d'Albert...
MONSIEUR GAUTHIER, à part.
Ami sensible et tendre !
THÉODORE.
Vous comprenez donc bien qu'en cette qualité
1060 | À lui donner raison je dois être porté. |
Mais avant l'amitié doit passer la justice,
Et, si je l'approuvais, je serais son complice.
MONSIEUR GAUTHIER.
Pour être son complice, il faudrait tout d'abord
Qu'il fût bien établi qu'Albert est dans son tort.
THÉODORE.
1065 | Cela ressort assez, je crois, de sa conduite. |
MONSIEUR GAUTHIER.
Pour la juger, il faut en attendre la suite.
THÉODORE.
Et moi je ne crains pas de vous le répéter,
Il n'est pas de raison propre à l'innocenter.
Quand il est question d'une affaire si grave,
1070 | Je n'admets pas qu'on puisse alléguer une entrave. |
SUZANNE.
C'est évident.
MONSIEUR LANGELET.
C'est vrai.
MADAME LANGELET.
Malgré mon amitié
Qui de ses torts souvent me cache la moitié,
Je ne crois pas qu'Albert puisse être pardonnable.
MONSIEUR GAUTHIER.
Supposez qu'il vous donne un motif raisonnable ;
1075 | Vous vous reprocherez de l'avoir mal jugé. |
THÉODORE.
Non, monsieur ; envers vous il s'était engagé.
Si, pour se délier, ce qui n'est pas possible,
Il avait à fournir un prétexte admissible,
Il est toujours coupable, incontestablement,
1080 | D'être resté muet jusqu'au dernier moment. |
MONSIEUR GAUTHIER.
Savez-vous s'il a pu me prévenir plus vite ?
THÉODORE.
Non ; mais à le penser son silence m'invite.
MONSIEUR GAUTHIER.
Pour être franc, monsieur, tant de sévérité
Me porte à suspecter votre sincérité.
SUZANNE, à Monsieur Gauthier.
1085 | Tais-toi. |
THÉODORE, à Satanne.
Ne craignez rien. |
MADAME LANGELET.
Monsieur,je vous engage |
À ne pas persister dans un pareil langage ;
Il est injurieux.
MONSIEUR GAUTHIER.
C'est possible ; après tout,
Peu m'importe qu'il soit ou non de votre goût.
Votre fils m'a contraint de dire ma pensée ;
1090 | Prenez-vous en à lui, si je vous ai blessée. |
MADAME LANGELET.
Ah ! Monsieur, c'est trop fort !
MONSIEUR GAUTHIER.
Madame, c'est ainsi !
MADAME LANGELET.
Viens, Théodore, viens ; ne restons pas ici.
SCÈNE XII.
Monsieur Gauthier, Suzanne.
MONSIEUR GAUTHIER.
Pour n'avoir pas voulu près d'Albert t'entremettre,
Tu vois à quels ennuis tu viens de me soumettre.
SUZANNE.
1095 | Ce n'est donc pas assez que d'avoir querellé |
Des gens fort étrangers à tout ce démêlé,
Il te faut donc répandre encor sur moi ta bile ?
MONSIEUR GAUTHIER.
Non ; mais avoue aussi que, d'un seul mot habile,
Tu pouvais m'affranchir de tous ces embarras.
SUZANNE.
1100 | Tu te moques de moi ; je ne t'écoute pas. |
ACTE III
La scène se passe chez Madame Lombard.
SCÈNE PREMIÈRE.
Madame Lombard, Camille.
MADAME LOMBARD.
Allons, console-toi ; tu n'es pas raisonnable ;
Ta faiblesse finit par être impardonnable ;
Si tu t'étais trouvée en butte aux vrais malheurs,
Pour les petits ennuis tu n'aurais point de pleurs.
CAMILLE.
1105 | Ne me consolez pas ; vous ne faites, ma mère, |
Que rendre ma douleur encore plus amère.
Nous n'envisageons pas les choses du même oeil,
Et notre divergence augmente encor mon deuil.
MADAME LOMBARD.
Je me mets à ta place. Écoute-moi, Camille ;
1110 | Comme à toi, mon enfant, quand j'étais jeune fille, |
La satisfaction des caprices du coeur
Seule me paraissait la source du bonheur,
Et je ne croyais pas que l'adverse fortune
Jamais à deux amants pût paraître importune.
1115 | Depuis j'ai bien changé ! Ton père est mort ; je suis |
Toute seule restée en proie à mille ennuis,
Feignant, pour conserver mon ancien entourage,
De vivre largement comme avant mon veuvage,
Contrainte, pour sembler riche comme jadis,
1120 | D'user d'expédients de plus en plus hardis, |
Pour, satisfaire au luxe ôtant au nécessaire,
Ici femme du monde, ailleurs homme d'affaire,
Faisant de mon mari saisir les débiteurs,
Lassant ses créanciers à force de lenteurs,
1125 | Sans cesse enfin cherchant dans mon intelligence |
Les moyens de masquer ma réelle indigence.
Ah ! Si de cette vie, où je souffre tout bas,
Tu pouvais comme moi connaître les tracas,
Tu saurais qu'à côté de ces peines amères,
1130 | Toutes celles du coeur ne sont que des chimères. |
CAMILLE.
Ma mère, vous pouvez avoir cent fois raison ;
Mais il n'en est pas moins vrai qu'en comparaison
De celles que mon coeur en ce moment endure,
Il n'en existe pas qui me semblerait dure.
MADAME LOMBARD.
1135 | Pour moi le seul malheur, c'est de manquer d'argent. |
CAMILLE.
L'argent n'empêche pas le coeur d'être indigent.
MADAME LOMBARD.
Raisonnement qui peut séduire en théorie,
Mais qui ne tiendrait pas contre la pénurie !
CAMILLE.
Vous me martyrisez. (On sonne.)
MADAME LOMBARD.
Allons, sèche tes pleurs ;
1140 | J'entends sonner. On vient. Toujours de nos douleurs, |
Quelque lourd qu'à nos yeux le fardeau puisse en être,
Il faut aux étrangers ne rien faire connaître.
CAMILLE.
Oui, ma mère, plus tard, quand l'âge ou le malheur
Aura pétrifié les fibres de mon coeur,
1145 | J'aurai peut-être assez d'empire sur moi-même |
Pour ne point laisser voir que je souffre et que j'aime.
Mais, pour y parvenir, aujourd'hui, je le sens,
Je me consumerais en efforts impuissants.
Aussi, pourvu qu'en rien cela ne vous déplaise,
1150 | Vais-je me retirer dans ma chambre. |
MADAME LOMBARD.
À ton aise ! |
SCÈNE II.
Madame Lombard, Madame Langelet.
MADAME LANGELET.
Comment vous portez-vous depuis le bal d'hier ?
MADAME LOMBARD.
Fort bien, et vous ?
MADAME LANGELET.
De même. Eh bien ! Monsieur Gauthier,
Sans en dire de mal, nous a fait belle fête !
On aurait cru vraiment qu'il n'avait plus sa tête.
MADAME LOMBARD.
1155 | Je ne sais ; mais, qu'il ait ou n'ait plus sa raison, |
Je ne salirai pas de si tôt sa maison.
MADAME LANGELET.
Ni moi.
MADAME LOMBARD.
Comprenez-vous une telle boutade ?
MADAME LANGELET.
Cet homme doit avoir l'esprit un peu malade :
Après votre départ, madame, croiriez-vous
1160 | Qu'il nous a querellés l'un après l'autre tous ? |
Et pourquoi, je vous prie ? Ai-je fait quelque chose
Qui d'une humeur pareille ait pu me rendre cause ?
MADAME LOMBARD.
Et moi donc ! Pourrez-vous me dire aussi pourquoi
Il a mis son plaisir à se moquer de moi ?
1165 | Contre lui, j'en conviens, je me suis emportée ; |
Mais il m'avait donné le droit d'être irritée.
Il ne devait risquer un pareil rendez-vous
Qu'après s'être assuré d'Albert comme de nous.
Il était tout au moins coupable d'imprudence.
MADAME LANGELET.
1170 | C'est juste ; heureusement, de son inconséquence |
Vous n'avez pas beaucoup à redouter l'effet.
MADAME LOMBARD.
Je ne partage pas votre avis tout à fait.
MADAME LANGELET.
Écoutez. Vous savez que mon fils est en âge
De songer maintenant à se mettre en ménage.
MADAME LOMBARD.
1175 | Je le sais. |
MADAME LANGELET.
Il aurait, je crois, tout ce qu'il faut |
Pour pouvoir aspirer au parti le plus haut.
MADAME LOMBARD, à part.
Parlons-en.
MADAME LANGELET.
Il est jeune...
MADAME LOMBARD.
Oui.
MADAME LANGELET.
Plein d'expérience...
MADAME LOMBARD.
Je vous crois.
MADAME LANGELET.
Et savant !
MADAME LOMBARD.
C'est un puits de science.
MADAME LANGELET.
Si dans la médecine un point fait question,
1180 | Le premier il arrive à la solution : |
Il cherche en ce moment, sûr d'ouvrir ce mystère,
Si la stérilité n'est pas héréditaire,
Et sur cette matière il va pouvoir bientôt,
Dans un livre, aux savants dire son dernier mot.
MADAME LOMBARD.
1185 | S'il n'est pas estimé déjà comme il doit l'être, |
Ce livre achèvera de le faire connaître.
MADAME LANGELET.
Je l'espère ; il serait déjà partout connu,
Si par sa modestie il n'était retenu.
MADAME LOMBARD, à part.
Qu'il est bien inspiré de se montrer modeste !
MADAME LANGELET.
1190 | L'excès en toute chose est un défaut funeste. |
J'ai beau lui conseiller, pour vaincre ce défaut,
D'être modeste autant et pas plus qu'il ne faut,
Son ingénuité de mes conseils s'irrite ;
Il veut que le succès ne soit dû qu'au mérite,
1195 | Et me dit que, s'il est des gens peu scrupuleux, |
Ce n'est pas un motif pour procéder comme eux.
MADAME LOMBARD.
Cette délicatesse est aujourd'hui bien rare.
MADAME LANGELET.
Elle est exagérée, et si le ciel avare
En lui n'avait pas mis un talent surhumain,
1200 | Elle l'empêcherait de faire son chemin. |
MADAME LOMBARD.
Heureusement le ciel l'a pétri dans un moule
Trop grand pour qu'il demeure oublié dans la foule.
MADAME LANGELET.
Sans nul doute ; au surplus, si la célébrité
Ne lui parvenait pas avec rapidité,
1205 | À son aise il pourrait l'attendre, et sa fortune |
À l'attente ôterait sa tristesse importune.
Ne vous semble-t-il pas que je raisonne bien ?
Qu'en dites-vous ?
MADAME LOMBARD.
J'en dis... j'en dis... Je n'en dis rien,
Sinon que de bonheur vous devriez être ivre.
MADAME LANGELET.
1210 | Dans le même bonheur vous pouvez aussi vivre. |
MADAME LOMBARD.
Moi ?
MADAME LANGELET.
Vous ! De votre fille éperdument épris,
Théodore la veut pour sa femme à tout prix.
MADAME LOMBARD.
Est-ce possible ? Ô ciel !
MADAME LANGELET.
Pour lui frayer la voie,
Auprès de vous c'est lui qui ce matin m'envoie.
MADAME LOMBARD.
1215 | C'est lui ! Pardonnez-moi mon incrédulité ; |
Mais j'attendais si peu tant de félicité
Que, malgré moi, je doute et je n'ose vous croire.
MADAME LANGELET.
Je ne vous ferais point d'ouverture illusoire ;
Rassurez-vous.
MADAME LOMBARD.
Je suis rassurée ; en effet,
1220 | J'avais tort de ne pas vous croire tout à fait. |
Mais pourquoi, si Camille avait touché son âme,
Votre fils si longtemps a-t-il caché sa flamme ?
MADAME LANGELET.
C'est par pur dévouement. Pensant qu'Albert l'aimait,
Il étouffait en lui l'amour qui l'animait.
1225 | Mais, depuis qu'hier soir Albert, par sa retraite, |
Pour Camille a montré sa volonté bien nette,
Il n'a plus de scrupule et vous fait aujourd'hui
Demander s'il vous plaît qu'elle s'unisse à lui.
MADAME LOMBARD.
J'admire, en vérité, cette délicatesse ;
1230 | Aussi, sans hésiter, à ses désirs j'acquiesce. |
MADAME LANGELET.
Nous sommes d'accord ?
MADAME LOMBARD.
Oui.
MADAME LANGELET.
Bien ; sans perdre de temps,
Je vais vous présenter mon fils.
MADAME LOMBARD.
Je vous attends.
SCÈNE III.
MADAME LOMBARD, seule.
Dieu soit loué ! Je vais bien établir ma fille.
Ce n'est pas, il est vrai, que ce jeune homme brille
1235 | Par les dons séduisants du coeur et de l'esprit ; |
Mais ce n'est pas non plus par eux qu'on se nourrit.
Il est riche, et s'il est d'une humeur peu traitable,
Camille aura du moins bon gîte et bonne table.
Ni l'esprit ni le coeur ne font passer la faim ;
1240 | Pour être heureux, il faut d'abord avoir du pain. |
À produire ma fille ayant vidé ma bourse,
Avec elle j'allais demeurer sans ressource,
Et voilà qu'au moment où je me désolais,
La fortune me sert mieux que je ne voulais :
1245 | Aux charmes de Camille un niais vient se prendre. |
Albert peut maintenant se passer d'y prétendre,
Et si son tendre ami vient me voir de sa part,
Je lui ferai savoir qu'il s'est levé trop tard.
SCÈNE IV.
Madame Lombard, Monsieur Gauthier.
MONSIEUR GAUTHIER.
Madame, excusez-moi si je vous importune ;
1250 | Mais, craignant avant tout votre juste rancune, |
Je viens auprès de vous me faire pardonner
Les ennuis que j'ai pu, malgré moi, vous donner.
MADAME LOMBARD.
Monsieur, vous prenez là de bien stériles peines :
En présence des faits les excuses sont vaines.
MONSIEUR GAUTHIER.
1255 | Les faits trompent souvent ; aussi voudrez-vous bien |
Ne pas me refuser un instant d'entretien.
En deux mots laissez-moi vous les faire connaître,
Et vous les jugerez, ainsi qu'ils doivent l'être.
MADAME LOMBARD.
Je les connais assez ; votre explication
1260 | Ne triomphera pas de ma conviction. |
MONSIEUR GAUTHIER.
Madame, je comprends que j'ai dû vous déplaire ;
Mais, quand j'ai fait sur moi tomber votre colère,
Par mes intentions j'étais innocenté.
Dans l'hymen que j'avais pour Albert projeté
1265 | Je songeais à son bien peut-être moins qu'au vôtre : |
Camille et lui m'avaient semblé faits l'un pour l'autre.
J'ai sans doute péché par irréflexion ;
Mais cela ne doit pas nuire à leur union.
Voilà pourquoi je viens auprès de vous, Madame,
1270 | Sûr que vous ne gardez contre moi, dans votre âme, |
Aucun ressentiment de ce qui s'est passé.
MADAME LOMBARD.
Je ne crois pas, monsieur, que vous ayez pensé
Aux observations que vous venez me faire ?
MONSIEUR GAUTHIER.
Madame, j'ai pesé les mots que je profère.
1275 | Albert aime Camille, et Camille aime Albert ; |
Dans leurs yeux leur amour à moi s'est découvert.
Si vous ne voulez pas les tuer l'un et l'autre,
Il faut à leur désir subordonner le vôtre.
MADAME LOMBARD.
Vous plaisantez, je crois, Monsieur, en vérité.
1280 | Si vers ma fille Albert se sentait si porté, |
Il n'aurait pas hier tenu cette conduite.
MONSIEUR GAUTHIER.
Vous pourrez en savoir la cause dans la suite ;
En attendant, ce qui n'est nullement douteux,
C'est qu'Albert de Camille est toujours amoureux.
MADAME LOMBARD.
1285 | Qu'il aime ou n'aime pas ma fille, peu m'importe ! |
Je ne veux point d'un gendre élevé de la sorte.
Elle ne manque pas de beaux et bons partis,
Et, pour que vous soyez tous deux bien avertis,
Je dois vous informer que je garde Camille
1290 | Pour un jeune homme issu d'une riche famille, |
Et qu'enfin le mari qu'elle aura, s'il vous plaît,
Sera l'unique fils de Monsieur Langelet.
MONSIEUR GAUTHIER.
De Monsieur Langelet ?
MADAME LOMBARD.
Oui, ce sera lui-même.
MONSIEUR GAUTHIER.
Je dois vous détromper ; votre erreur est extrême :
1295 | Théodore est l'ami d'Albert, et ne peut point, |
Connaissant son amour, le trahir à ce point.
MADAME LOMBARD.
Il ne le trahit pas : voyant qu'Albert recule,
Il peut le remplacer, suivant moi, sans scrupule.
MONSIEUR GAUTHIER.
Il sait qu'Albert toujours aime Camille autant.
MADAME LOMBARD.
1300 | Cela vous plaît à dire. |
MONSIEUR GAUTHIER.
Albert est très constant. |
MADAME LOMBARD.
Sa conduite d'hier semble vous contredire.
MONSIEUR GAUTHIER.
Sa conduite en erreur pourrait bien vous induire.
MADAME LOMBARD.
C'est possible, monsieur ; mais votre assertion
Ne modifiera pas ma résolution.
1305 | Monsieur Langelet fils est riche, et ma balance |
Penche toujours vers ceux qui sont dans l'opulence.
MONSIEUR GAUTHIER.
L'opulence n'est pas ce qui fait le bonheur :
De votre fille il faut d'abord sonder le coeur ;
Car, si vous lui donnez l'homme qu'elle déteste,
1310 | Vous la vouez vous-même au sort le plus funeste. |
MADAME LOMBARD.
À mon ordre elle a su toujours se conformer ;
Elle aimera l'époux qu'on lui dira d'aimer.
MONSIEUR GAUTHIER.
Le coeur n'a pas de frein ; jamais il ne raisonne
Et jamais n'obéit aux ordres de personne.
1315 | Vous ne changerez pas les tendances du sien. |
MADAME LOMBARD.
Pour en finir, monsieur, vous dissertez fort bien ;
Je ne changerai pas les penchants de Camille,
Mais monsieur Théodore épousera ma fille.
SCÈNE V.
MONSIEUR GAUTHIER, seul.
Par tout ce que je vois mon esprit est troublé ;
1320 | Je ne sais que penser, et je reste accablé. |
Pour quel motif Albert, persistant à se taire,
Ne veut-il pas instruire un ami du mystère
Qui l'a fait tout d'un coup changer de volonté ?
Dans quel but Théodore a-t-il, de son côté,
1325 | Modifiant son coeur à l'égard de Camille, |
Fait demander la main de cette jeune fille ?
Enfin pourquoi Suzanne a-t-elle pour Albert
Été si malveillante ?... Ah ! Ma raison s'y perd ;
Un doute affreux s'élève au fond de ma pensée.
1330 | Mais non ; non, je suis fou ; ma crainte est insensée. |
SCÈNE VI.
Monsieur Gauthier, Albert Martin.
MONSIEUR GAUTHIER.
Je te tiens ! Que viens-tu faire en ce lieu, pendard ?
ALBERT.
Demander mon pardon à Madame Lombard.
MONSIEUR GAUTHIER.
Tu choisis bien ton temps. Ton joli coup de tète
Au calme a fait soudain succéder la tempête.
ALBERT.
1335 | Qu'est-il donc arrivé ? |
MONSIEUR GAUTHIER.
Rien, mon ami, sinon |
Que Madame Lombard ne veut plus de ton nom
Entendre prononcer la première syllabe.
Rien ne peut la toucher ; c'est une âme d'Arabe.
ALBERT.
Alors mon mariage est rompu ?
MONSIEUR GAUTHIER.
J'en ai peur ;
1340 | Mais tu dois te trouver au comble du bonheur ; |
Car, si je dois juger de tes voeux par tes oeuvres,
Pour faire tout manquer, à dessein tu manoeuvres.
ALBERT.
Tu reviens constamment sur ce point.
MONSIEUR GAUTHIER.
C'est qu'aussi
Je ne sais pas pourquoi tu te caches ainsi.
ALBERT.
1345 | Mon ami, tu sais bien, en bonne conscience, |
Que j'ai toujours en toi placé ma confiance.
Si je ne m'ouvre pas à toi complètement,
C'est que je ne peux pas agir différemment.
Je souffre plus que toi de ce silence étrange.
1350 | Ne me force donc pas à te donner le change, |
Et si pour mes chagrins tu sens quelque pitié,
Joins la discrétion à ta tendre amitié.
Tu connais mon amour ; si tu veux me complaire,
De Madame Lombard désarme la colère.
MONSIEUR GAUTHIER.
1355 | Je crains que mes efforts n'y réussissent pas : |
Ton ami Théodore a sur toi pris le pas.
ALBERT.
LuI !
MONSIEUR GAUTHIER.
Son gousset est plein, si son esprit est vide,
Et Madame Lombard est une femme avide ;
Sa fille est au plus riche.
ALBERT.
Alors n'en parlons plus.
MONSIEUR GAUTHIER.
1360 | Pourquoi ? |
ALBERT.
Pourquoi nourrir des désirs superflus ? |
MONSIEUR GAUTHIER.
Superflus ?
ALBERT.
Sans nul doute.
MONSIEUR GAUTHIER.
Il se pourrait encore
Qu'elle te préférât pour gendre à Théodore.
ALBERT.
Y réfléchis-tu bien ?
MONSIEUR GAUTHIER.
Certainement.
ALBERT.
Pourtant
Tu me disais encor le contraire à l'instant.
MONSIEUR GAUTHIER.
1365 | Je voulais t'éprouver et voir, si, par miracle, |
Tu ne raidirais pas ton coeur contre l'obstacle.
Mais, puisque je me suis trompé, rassure-toi,
Je serai fort pour deux ; tu peux compter sur moi ;
Rien n'est encor perdu.
ALBERT.
Non, c'est trop de mécomptes ;
1370 | Ne fais plus rien pour moi. |
MONSIEUR GAUTHIER.
Qu'est-ce que tu me contes ? |
ALBERT.
Henri, je ne veux plus me marier.
MONSIEUR GAUTHIER.
Parbleu !
Ce que tu ne veux plus m'inquiète fort peu !
J'ai comme toi ma tête ; implore, chante, crie ;
Je veux être pendu, si je ne te marie.
ALBERT.
1375 | Ma résolution est prise, et jamais rien |
Ne pourra la changer.
MONSIEUR GAUTHIER.
Je la changerai bien,
Et je saurai tout seul résoudre le problème
De faire ton bonheur en dépit de toi-même.
SCÈNE VII.
ALBERT MARTIN, seul.
Ah ! Quelle lutte affreuse il me faut soutenir !
1380 | Va-t-elle encor durer ou va-t-elle finir ? |
Il est temps qu'elle cesse ; elle abat mon courage.
Mais Henri n'est pas homme à laisser son ouvrage ;
Pour le mener à fin, il épuisera tout.
Comment vais-je pouvoir résister jusqu'au bout ?
1385 | Encore ignore-t-il que c'est pour Théodore |
Que j'abandonne ainsi la femme que j'adore.
S'il savait le motif de ma décision,
Que ne ferait-il point pour ma conversion !
N'était-ce pas déjà bien assez que je fisse
1390 | De l'amante à l'ami le poignant sacrifice ? |
Quand je la lui conduis, faut-il que par la main
Un autre ami m'arrête au milieu du chemin ?
- Camille !... C'est bien elle ! Ô ciel, je t'en supplie,
Soutiens quelques instants ma vigueur affaiblie !
SCÈNE VIII.
Albert Martin, Camille.
CAMILLE, avec surprise.
1395 | Albert ! |
ALBERT.
Ne fuyez pas. |
CAMILLE.
Que voulez-vous, Monsieur ? |
ALBERT.
Vous parler.
CAMILLE.
Est-ce encor pour me briser le coeur ?
ALBERT.
Non, c'est pour implorer ma grâce, et vous voir dire
Que vous condescendez à ne plus me maudire.
CAMILLE.
Vous maudire ? Au milieu de mon affliction
1400 | Jamais vous n'avez eu ma malédiction. |
ALBERT.
Camille, de quel poids votre aveu me délivre !
Votre ressentiment m'eût empêché de vivre.
CAMILLE.
Rassurez-vous ; s'il faut vous parler sans détour,
Vous n'avez point cessé d'avoir tout mon amour.
ALBERT, atterré.
1405 | Que dites-vous ? |
CAMILLE.
Je dis, Albert, que je vous aime... |
Mais d'où vient sur vos traits cette pâleur extrême ?
Qu'avez-vous ?
ALBERT, à part.
Que lui dire ?
À Camille.
Entre nous désormais
L'amour doit être un rêve oublié pour jamais.
CAMILLE.
Qu'entends-je ? Dois-je, Albert, en croire mes oreilles ?
1410 | Osez-vous prononcer des paroles pareilles ? |
ALBERT.
Ne pouvant pas agir selon ma volonté,
Je dois me conformer à la nécessité.
CAMILLE.
Quelle nécessité sur vous a tant d'empire ?
ALBERT.
Ne le demandez pas, je ne puis vous lé dire.
CAMILLE.
1415 | Ah ! Quelle dureté ! Vous n'avez point de coeur ! |
Mon amour est pour vous sans la moindre valeur,
Et vous le dédaignez, parce que, simple et tendre,
Je ne vous l'ai pas fait assez longtemps attendre.
De ma naïveté voilà le résultat ;
1420 | Je le vois, mais trop tard, vous n'êtes qu'un ingrat ! |
ALBERT.
Si vous pouviez descendre au fond de ma pensée,
Je ne vous verrais pas à ce point offensée.
CAMILLE.
Alors ouvrez-la moi ; malgré ce que je vois,
Sans méfiance encor j'entendrai votre voix ;
1425 | Parlez. |
ALBERT.
Non, je ne puis. |
CAMILLE.
Vainement je vous presse ; |
Je vous ai sans succès prodigué ma tendresse ;
Je vous le dis encor, vous n'êtes qu'un ingrat !
SCÈNE IX.
ALBERT MARTIN, seul.
Ingrat ! Moi ! C'en est fait, ce dernier coup m'abat...
Ingrat !... Ce mot, sorti d'une bouche moins pure,
1430 | Aurait été pour moi la plus cruelle injure ; |
Articulé par elle, il me donne la mort...
SCÈNE X.
Albert Martin, Monsieur Langelet, Madame Langelet, Théodore Langelet.
MONSIEUR LANGELET.
Albert !
MADAME LANGELET, bas à Monsieur Langelet.
Taisez-vous donc.
THÉODORE.
Que maudit soit le sort.
Qui partout devant moi le place comme un terme !
MADAME LANGELET, à Théodore.
Calme-toi ; tes ennuis approchent de leur terme.
À Albert.
1435 | Albert !... Dormez-vous ? |
ALBERT.
Ah ! |
MADAME LANGELET.
Vous avez, je le vois, |
Promptement oublié le timbre de ma voix.
Je viens faire la paix ; au moins faut-il m'entendre.
Allons, mon cher enfant, vous me faites attendre ;
Donnez-moi votre main et promettez-moi bien
1440 | De n'avoir contre moi de rancune de rien, |
ALBERT.
De quel charme imprévu votre amitié m'enivre !
Il m'eût été sans elle impossible de vivre ;
Tout m'accablait, depuis que vous ne m'aimiez plus ;
J'opposais au destin des efforts superflus.
1445 | Voici que maintenant je sens dans tout mon être. |
Avec votre amitié, ma force reparaître.
Ah ! Que vous êtes bonne ! Et comment en ce jour
Vais-je jamais pouvoir vous payer de retour ?
MADAME LANGELET.
Si j'ai quelque mérite, en ce moment j'en trouve
1450 | Le prix dans le plaisir qu'à vous revoir j'éprouve. |
ALBERT.
Et vous, mes bons amis que je croyais perdus,
Pour que je sois bien sûr que vous m'êtes rendus,
Donnez-moi votre main, et resserrons ensemble
Le noeud qui pour toujours de nouveau nous rassemble.
MADAME LANGELET, bas à Théodore.
1455 | Allons, tâche d'y mettre un peu moins de froideur. |
MONSIEUR LANGELET, essuyant une larme de faux bonhomme.
Ce pauvre enfant, vraiment il me touche le coeur !
MADAME LANGELET, bas à Théodore.
Donne-lui donc ta main, puisqu'il te la demande.
THÉODORE, à Albert.
Il faut bien obéir, quand un ami commande.
ALBERT.
J'étouffe de bonheur.
MADAME LANGELET, wariaut.
Sans vous le reprocher,
1460 | Albert, votre bonheur nous a bien fait marcher. |
ALBERT.
Pauvres amis !
MADAME LANGELET.
Tous trois, en vrais limiers de race,
Nous n'avons pas cessé de vous donner la chasse,
Et nous n'espérions plus vous saisir nulle part,
Quand nous vous avons vu chez Madame Lombard.
1465 | Pourquoi vous étiez-vous réfugié chez elle ? |
ALBERT.
Ma pensée, entre nous, n'était nullement celle
De me réfugier au fond de sa maison ;
J'avais été guidé par une autre raison.
MADAME LANGELET.
Pourrais-je la savoir, mon ami ?
ALBERT.
Sans nul doute ;
1470 | C'est moi qui désirais vous la dire. |
MADAME LANGELET.
J'écoute. |
ALBERT.
Tu peux l'entendre aussi, Théodore, à ton gré ;
C'est toi qu'elle intéresse au suprême degré.
THÉODORE.
Moi !
ALBERT.
Toi-même. On voulait m'unir avec Camille.
Tu dois l'avoir appris !
THÉODORE.
Oui.
ALBERT.
Cette jeune fille
1475 | Te plaît, et tu serais heureux de l'épouser. |
THÉODORE.
Qui dit cela ?
ALBERT.
C'est moi, parbleu !
THÉODORE, pinçant les lèvres.
Peut-on oser !...
ALBERT, souriant.
Dire une vérité qui ne blesse personne.
N'est-ce pas ?
THÉODORE, à regret.
J'en conviens.
ALBERT.
Je veux qu'on te la donne.
À Madame Lombard j'étais venu, pour toi,
1480 | Demander de vouloir ne plus songer à moi. |
MADAME LANGELET.
Quelle abnégation !
MONSIEUR LANGELET.
Quelle amitié sincère !
Ta main, Albert ; cela vaut bien que je la serre !
MADAME LANGELET, bas à Théodore.
Parais donc satisfait.
THÉODORE, à regret.
Je ne sais pas comment
Je pourrai reconnaître un pareil dévouement.
ALBERT.
1485 | Dans ton affection pour moi reste immuable. |
Et c'est moi qui toujours te serai redevable.
THÉODORE, sournoisement.
Tu sais te contenter de peu.
ALBERT.
Pour moi, c'est tout.
MADAME LANGELET.
Puisqu'il en est ainsi, je veux jusques au bout
De vos bons sentiments me procurer la preuve.
ALBERT.
1490 | Parlez, je suis tout prêt à soutenir l'épreuve. |
MADAME LANGELET.
Je plaisante.
ALBERT.
C'est bien ainsi que je l'entends.
MADAME LANGELET.
Mais sérieusement ne fut-il pas un temps,
Où l'école de droit vous avait fait connaître
Un jeune étudiant que vous me disiez être
1495 | Le fils du président du tribunal civil ? |
ALBERT.
Oui.
MONSIEUR LANGELET, bas à Madame Langelet.
Courage ! C'est bien.
MADAME LANGELET, bas à monsieur Langelet.
Laissez-moi faire.
À Albert.
Est-il
Toujours de vos amis ?
ALBERT.
Oui, du moins je l'espère ;
Les affaires ont mis entre nous leur barrière ;
Mais j'ai lieu de penser qu'il n'a pas oublié,
1500 | Au milieu de leur flot, notre vieille amitié. |
Près de lui, par hasard, puis-je vous être utile ?
MADAME LANGELET.
Oui ; si ce n'était pas chose trop difficile,
Théodore voudrait auprès du tribunal
Remplir les fonctions de médecin légal.
THÉODORE, à Madame Langelet.
1505 | Vous êtes dans l'erreur !... |
MADAME LANGELET, à Théodore.
Nous savons tous, de reste, |
Que pour demander rien tu serais trop modeste.
Mais, si ce n'est pas toi, c'est moi qui veux te voir
Au rang qui conviendrait à ton vaste savoir.
ALBERT, à Théodore.
C'est juste ; il ne faut pas de fausse modestie.
1510 | Qui la pousse à l'excès tombe dans l'apathie, |
Et l'homme qui se sent apte pour un emploi,
En le revendiquant, ne blesse aucune loi.
C'est mon opinion ; aussi, sans plus attendre,
Auprès de mon ami vais-je pour toi me rendre,
1515 | Et si l'événement confirme mon espoir, |
Ta nomination te parviendra ce soir.
- Au revoir, chers amis !
MADAME LANGELET, à Albert.
Courage !
MONSIEUR LANGELET, à Albert.
Bonne chance !
ALBERT.
Je puis vous garantir le succès à l'avance.
SCÈNE XI.
Monsieur Langelet, Madame Langelet, Théodore Langelet.
MONSIEUR LANGELET.
Ton amorce était bonne, et le pauvre garçon
1520 | Ne pouvait pas manquer de mordre à l'hameçon. |
MADAME LANGELET.
Vous pourrez me louer plus tard de ma conduite ;
Mais il faut commencer par agir tout de suite,
Et, pendant qu'il s'endort dans son illusion,
Conduire notre ouvrage à sa conclusion.
SCÈNE XII.
Les mêmes, Madame Lombard, Camille.
CAMILLE, à part.
1525 | Ce jeune homme en ce lieu ! Je crois sur sa figure |
Toujours apercevoir quelque mauvais augure.
À Madame Lombard.
Je me retire.
MADAME LOMBARD.
Non ; demeure, je le veux.
CAMILLE.
Veuillez me dispenser d'obéir à vos voeux.
MADAME LOMBARD.
Nullement.
MADAME LANGELET, à Madame Lombard.
Vous voyez que, selon notre pacte,
1530 | Je suis au rendez-vous parfaitement exacte. |
CAMILLE, à part.
Quel pacte ont-elles fait entre elles, par hasard ?
MADAME LOMBARD.
Je vous connaissais trop pour craindre aucun retard ;
Mais je n'en dois pas moins de votre exactitude
Vous faire compliment.
MADAME LANGELET.
J'ai pris cette habitude.
MADAME LOMBARD.
1535 | Cette habitude-là, c'est une qualité. |
MADAME LANGELET.
Vous me flattez, Madame.
MADAME LOMBARD.
Oui, si la vérité
Peut passer à vos yeux pour une flatterie.
THÉODORE, bas à Madame Langelet.
De grâce, finissez cette plaisanterie.
MADAME LANGELET, à Madame Lombard.
Mon fils s'impatiente, et maudit ma lenteur
1540 | À poursuivre le but des rêves de son coeur. |
Je vous ai déjà dit le penchant qu'il éprouve,
Et, comme de nous deux l'une et l'autre l'approuve.
Il ne nous reste plus qu'à savoir à quel point
Mademoiselle aussi ne s'en fâchera point.
CAMILLE, à part.
1545 | Je tremble ! |
MADAME LOMBARD, à Madame Langelet.
Ma fille est d'un esprit trop facile |
Pour ne pas à mes voeux être toujours docile.
À Camille.
Réjouis-toi, Camille, et bénis ton destin :
Monsieur Langelet fils veut bien l'offrir sa main.
CAMILLE, abasourdie.
À moi ? Cela n'est pas possible !
THÉODORE.
Oui, c'est moi-même,
1550 | Qui viens vous déclarer ici que je vous aime |
Et que je serai fier d'être votre mari.
MONSIEUR LANGELET.
Comme il parle avec coeur ! J'en suis tout attendri.
CAMILLE, à Théodore.
À cet aveu, Monsieur, j'étais loin de m'attendre ;
Vous me teniez naguère un langage moins tendre,
1555 | Et si l'on vous avait offert ma main hier, |
Vous n'en auriez, je crois, été nullement fier.
MADAME LOMBARD.
De quoi veux-tu parler ?
CAMILLE.
De rien.
MADAME LOMBARD.
Soit ; mais encore !
CAMILLE.
Adressez-vous plutôt à monsieur Théodore ;
Il vous satisfera plus aisément que moi.
MADAME LOMBARD.
1560 | Alors, Monsieur, parlez. |
THÉODORE.
Je ne sais pas de quoi |
Mademoiselle a pu me conserver rancune.
CAMILLE, à Théodore.
De vos phrases s'il faut vous rappeler chacune,
Je vais vous les redire à peu près mot à mot.
Veuillez bien m'écouter...
THÉODORE.
Camille, c'en est trop.
1565 | C'est entendu, j'ai tort ; mes yeux hier encore |
N'avaient pas remarqué tout ce qu'en vous j'adore ;
Contre vos qualités ils étaient prévenus,
Et vos charmes divins leur étant inconnus,
J'ai pris à votre égard l'air dur et la voix haute.
1570 | Humblement aujourd'hui je confesse ma faute ; |
Je vous vois maintenant sous un tout autre jour ;
Je vous aime, soyez sensible à mon amour.
CAMILLE.
Monsieur, j'en suis pour vous profondément fâchée ;
Mais ce retour soudain, dont je suis fort touchée,
1575 | S'est trop tardivement chez vous manifesté, |
Pour avoir entre nous la moindre utilité :
J'ai, depuis ce matin, pris le parti plus sage
De ne plus désormais songer au mariage.
MADAME LOMBARD, à Camille.
Tu plaisantes, je pense ; allons, parle autrement.
1580 | Quand monsieur Théodore a si spontanément |
Su de son rang au tien oublier la distance,
À ses voeux ferais-tu la moindre résistance ?
CAMILLE.
Je suis au désespoir de vous contrarier.
Ma mère ; mais j'entends ne pas me marier.
MADAME LOMBARD.
1585 | Comment ! Tu m'oserais manquer d'obéissance ! |
CAMILLE.
Ce sera malgré moi ; mais aucune puissance
Ne me fera vouloir ce que je ne veux pas.
MADAME LOMBARD.
Et moi, je te promets que tu te marieras.
CAMILLE.
Nullement, et pourtant mes voeux sont de vous plaire.
MADAME LOMBARD.
1590 | À ton aise au couvent je t'en enverrai faire. |
CAMILLE.
Si vous me l'ordonnez, au couvent j'entrerai ;
Mais, sachez-le, jamais je ne me marierai.
MADAME LOMBARD.
Non, jamais je n'ai vu pareille effronterie.
À Théodore.
Mais tranquillisez-vous, Monsieur, je vous en prie ;
1595 | Je saurai la dompter. |
CAMILLE.
Vous pourrez m'affliger, |
Mais ne parviendrez pas à me faire changer.
En horreur à tel point j'ai pris le mariage,
Que, pour ne plus vous voir m'en parler davantage,
Je m'en vais dans ma chambre attendre le moment
1600 | Où vous aurez pour moi changé de sentiment. |
MADAME LOMBARD.
Va. je te rejoindrai ; nous ne sommes pas quittes.
SCÈNE XIII.
Monsieur Langelet, Madame Langelet, Madame Lombard, Théodore Langelet.
MADAME LOMBARD.
De son entêtement ne craignez pas les suites.
MADAME LANGELET.
Son parti cependant paraît être bien pris.
MADAME LOMBARD.
C'est vrai ; le diable s'est logé dans ses esprits.
1605 | Moi, qui la connaissais si douce et si facile ! |
Comme elle est tout à coup devenue indocile !
C'est la première fois qu'elle se montre ainsi.
MONSIEUR LANGELET.
Cela doit nous donner encor plus de souci.
MADAME LANGELET.
Que faire ?
MADAME LOMBARD.
Je ne sais ; j'y vais songer.
THÉODORE, à part.
Je tremble.
SCÈNE XIV.
Les mêmes, Suzanne.
SUZANNE.
1610 | J'ai vraiment du bonheur de vous trouver ensemble. |
Des tristes contre-temps d'hier je désirais
Aller vous exprimer tour à tour mes regrets.
Mais, puisque tous les quatre en ce lieu je vous trouve.
Je puis vous dire à tous tout ce que j'en éprouve.
MADAME LANGELET.
1615 | Si nous ayons hier éprouvé quelqu'ennui, |
Madame, il n'en est plus question aujourd'hui.
SUZANNE.
Vous n'avez plus alors rien qui vous contrarie ?
MADAME LOMBARD.
Au contraire, je suis plus que jamais marrie.
SUZANNE.
Et de quoi, s'il vous plaît ?
THÉODORE.
Hier vous avez vu
1620 | Camille être l'objet d'un dédain imprévu. |
À se venger mettant apparemment sa joie.
À son tour maintenant elle me le renvoie ;
Tout à l'heure elle vient de refuser ma main...
SUZANNE.
La vôtre ?
THÉODORE.
Oui.
MONSIEUR LANGELET.
Nous avons insisté, mais en vain.
MADAME LANGELET.
1625 | Que peut signifier une telle conduite ? |
SUZANNE.
Je puis vous l'expliquer, Madame, tout de suite.
MADAME LANGELET.
Parlez...
SUZANNE.
Il me parait aussi clair que le jour
Que dans l'âme elle doit avoir un autre amour,
Et si j'osais nommer le jeune homme qu'elle aime.
1630 | Je vous affirmerais que c'est Albert lui-même. |
Hier son attitude assez me l'a prouvé.
MADAME LANGELET.
C'est donc vrai ! Cet affront nous était réservé !
Elle ose préférer à mon fils un autre homme !
Et qui préfère-t-elle à Théodore, en somme ?
1635 | Un petit va-nu-pieds qui s'appelle avocat... |
SUZANNE.
Un ingrat !
THÉODORE.
Rien de plus.
MADAME LOMBARD.
Un ingrat !
MONSIEUR LANGELET.
Un ingrat !
ACTE IV
La scène se passe chez Monsieur Langelet.
SCÈNE PREMIERE.
Monsieur Langelet, Madame Langelet, Théodore Langelet, Albert Martin.
THÉODORE.
Quoi ! Déjà de retour ?
ALBERT.
Oui, mon cher Théodore.
Oui, déjà de retour, et triomphant encore.
MADAME LANGELET.
Dans votre mission vous avez réussi ?
ALBERT.
1640 | Je ne serais pas là, s'il n'en était ainsi. |
MADAME LANGELET.
Que de remerciements nous avons à vous faire !
MONSIEUR LANGELET.
Comme tu nous as vite enlevé cette affaire !
Il ne te devait pas être aisé cependant
De pouvoir conférer avec le président ;
1645 | C'est aujourd'hui dimanche et, de plus, grande fête. |
ALBERT.
C'est vrai ; mais ce qu'on s'est bien fourré dans la tête
Ne peut pas, suivant moi, manquer de réussir.
Les obstacles partout ont semblé s'aplanir ;
J'ai vu d'abord le fils qui m'a conduit au père,
1650 | Et j'aurais, si la chose eut été nécessaire, |
Par le père, je crois, abordé l'empereur.
Le président m'a fait l'accueil le plus flatteur :
À peine ai-je parlé, qu'il couche sur sa liste
Le nom de Langelet, presque sans que j'insiste.
1655 | Demain vous l'apprendrez officiellement. |
THÉODORE.
De ton habileté je te fais compliment.
MADAME LANGELET.
Cette journée, Albert, s'est fort bien annoncée ;
Mais il faut la finir comme elle est commencée.
MONSIEUR LANGELET.
C'est aussi mon avis.
SCÈNE II.
Les mêmes, Madame Lombard.
Madame Lombard entre sans être aperçue, et prête l'oreille.
MADAME LANGELET, à Albert.
Vous dînez avez nous ?
ALBERT.
1660 | Avec plaisir ; je suis entièrement à vous. |
Permettez-moi de faire une courte tournée,
Et je passe avec vous la fin de la journée.
MADAME LANGELET.
Que votre absence au moins ne dure pas longtemps !
ALBERT.
Mes amis, je ne sors que pour quelques instants.
Il aperçoit Madame Lombard. À part.
1665 | Ah ! Madame Lombard ! Je sens toute ma flamme |
Renaître à son aspect et dévorer mon âme.
Il sort en la saluant profondément.
SCÈNE III.
Monsieur Langelet, Madame Langelet, Madame Lombard, Théodore Langelet.
MADAME LOMBARD, désignant Albert.
Ce jeune homme est-il donc enraciné chez vous,
Et ne pourrai-je pas, je le dis entre nous,
Venir un jour vous voir, sans qu'aussitôt son ombre
1670 | S'estompe devant moi sur ces murs qu'elle encombre ? |
THÉODORE.
Madame, vous savez parler élégamment.
MADAME LOMBARD.
Point du tout ; mais je dis les choses simplement.
Sinon précisément comme elles sont peut-être,
Au moins comme à mes yeux je les sens apparaître.
THÉODORE.
1675 | Et vos yeux, n'est-ce pas, se trompent rarement ? |
MONSIEUR LANGELET.
Le fait est que ma femme est trop bonne vraiment.
THÉODORE.
Cela n'est que trop vrai.
MADAME LOMBARD.
Comment, chère madame,
Ne voyez-vous donc pas que, dans le fond de l'âme.
Ce que chez vous Albert prend en affection,
1680 | Ce n'est pas l'habitant, mais l'habitation ? |
Il n'est peut-être pas plus mauvais que les autres ;
Mais nous ne sommes plus au temps des douze apôtres :
La seule charité qui s'observe aujourd'hui,
Commence par soi-même et finit par autrui.
MONSIEUR LANGELET, à part.
1685 | S'il en reste.... |
MADAME LOMBARD.
Comment ? |
MONSIEUR LANGELET.
Je ne dis rien, j'approuve. |
MADAME LOMBARD.
Et vous, approuvez-vous, Madame ?
MADAME LANGELET.
Moi, je trouve
Qu'il ne faut pas ainsi voir les choses en mal ;
Je crois que, si l'homme est un méchant animal,
En revanche il possède aussi dans sa nature
1690 | De bons instincts, que peut féconder ta culture. |
En ce qui touche Albert, je ne puis pas penser
Que, lorsqu'il s'agira de me récompenser,
Il oublie un instant que, durant sa jeunesse,
J'ai toujours d'une mère eu pour lui !a tendresse.
MADAME LOMBARD.
1695 | Vous êtes généreuse, et vous ne pensez pas |
Que vous puissiez trouver un ingrat sous vos pas ;
Mais la chose pourtant n'en est pas moins certaine.
Et vous saurez un jour si ma crainte était vaine.
MADAME LANGELET.
Je ne devine pas ce qu'un jour je saurai ;
1700 | Mais je veux croire au bien, tant que je le pourrai. |
MONSIEUR LANGELET.
Quel bon coeur !
MADAME LOMBARD.
Je vous plains d'être encor si crédule.
MADAME LANGELET.
Cette crédulité n'a rien de ridicule.
MADAME LOMBARD.
Non ; mais sincèrement je ne puis concevoir
Que dans l'âme d'Albert vous ne sachiez mieux voir.
1705 | S'il faut vous le donner d'une façon bien nette, |
Mon avis est qu'Albert est votre pique-assiette,
Et qu'il s'empresserait de vous abandonner,
Si vous ne l'invitiez tous les jours à dîner.
THÉODORE.
Je pense comme vous ; cette simple peinture
1710 | Me semble de tout point faite d'après nature. |
MONSIEUR LANGELET.
Madame, elle vous vaut mon admiration.
THÉODORE, bas à Monsieur Langelet.
Mon père, modérez votre exaltation ;
Le travail n'était pas difficile pour elle ;
Elle n'a pas été chercher loin son modèle.
MADAME LOMBARD.
1715 | Eh bien ! Vous entendez ces messieurs ; allez-vous |
Défendre encore Albert envers et contre tous ?
MADAME LANGELET.
S'il m'oubliait un jour, il serait si coupable
Qu'aujourd'hui je ne puis l'en présumer capable.
MADAME LOMBARD.
Puisque vous persistez dans votre opinion,
1720 | Je veux bien vous laisser dans votre illusion. |
Mais, si vous ne craignez aucune ingratitude,
Du temps vous admettrez au moins l'incertitude.
Qui sait, lorsqu'il devra vous payer de retour,
Si vous verrez encor l'un et l'autre le jour ?
1725 | En attendant, il est et reste incontestable |
Qu'il vit à vos dépens, qu'il mange à votre table,
Que votre bien lui semble être presque le sien,
Et qu'il ne saurait pas vous être utile en rien.
Est-ce vrai ?
MONSIEUR LANGELET.
Vous parlez comme Jean-Chrysostome.
MADAME LANGELET.
1730 | Vous vous faites d'Albert, sans motif, un fantôme. |
MADAME LOMBARD.
Que je le fasse voir tel ou non tel qu'il est,
Je n'en croirai pas moins pour cela, s'il vous plaît,
Que nous devons, avant de le livrer aux autres,
Faire de notre bien jouir d'abord les noires»
THÉODORE, à part.
1735 | Elle ne prenait pas nos intérêts si bien, |
Quand de moi pour sa fille elle n'espérait rien.
MADAME LANGELET.
L'amitié, lorsqu'elle est véritablement pure,
N'admet pas des calculs d'une telle nature,
Et nous ne devons pas donner un moindre rang
1740 | Au véritable ami qu'au plus proche parent. |
MADAME LOMBARD.
De règle à cet égard il faut parfois qu'on change ;
À votre sentiment un instant je me range,
Et j'admets que, formés par le sang ou le coeur,
Nos liens en principe aient la même valeur.
1745 | Au moins, pour s'arroger ces droits indivisibles, |
Faut-il que nos amis ne nous soient pas nuisibles
Or, vous ne l'avez pas, je présume, oublié,
Albert, quelle que soit pour vous son amitié,
Est l'obstacle maudit, qui, retenant Camille,
1750 | Nous empêche d'unir votre fils à ma fille. |
THÉODORE.
Est-ce qu'elle persiste encor dans ses refus ?
MADAME LOMBARD.
Je n'osais en parler, tint j'ai le coeur confus.
Après votre départ, en vain je l'ai grondée ;
Elle a persévéré dans sa première idée.
1755 | Son fol entêtement cessera tôt ou tard ; |
Mais si vous désirez qu'il cesse sans retard
(Madame, c'est à vous surtout que je m'adresse),
Il vous faut pour Albert avoir moins de tendresse.
Ma fille ne pourra l'oublier aisément
1760 | Que si nous l'éloignons d'elle complètement. |
Pour atteindre ce but, il vous faut donc sur l'heure
Le prier de ne plus hanter votre demeure.
MADAME LANGELET.
De toutes vos raisons je sens la vérité ;
Mais, quand rien pour Albert ne m'a jamais coûté,
1765 | Quand j'ai tout fait pour lui, j'ai peine à me résoudre |
À voir des noeuds si chers tout à coup se dissoudre.
MADAME LOMBARD.
Il le faut cependant ; réfléchissez-y bien.
Je devais, pour n'avoir à me reprocher rien,
Vous donner cet avis qui me semble fort grave.
1770 | Il ne tient plus qu'à vous de rompre toute entrave. |
Je vous quitte, et je pense, en cette occasion,
N'avoir à craindre en rien votre décision.
MADAME LANGELET, à Monsieur Langelet.
Mon ami, voulez-vous reconduire Madame ?
MONSIEUR LANGELET.
Certes.
SCÈNE IV.
Madame Langelet, Théodore Langelet.
THÉODORE.
Vous me mettez la mort au fond de l'âme.
1775 | Pourquoi ne pas céder ? |
MADAME LANGELET.
Tais-toi donc, maladroit ; |
J'ai voulu simplement me donner le bon droit.
THÉODORE.
Vous êtes à ce jeu d'une force exemplaire ;
Je vous laisse le soin d'achever cette affaire.
SCÈNE V.
MADAME LANGELET.
Je puis avec Albert rompre dès aujourd'hui.
1780 | Après l'attachement que j'ai montré pour lui, |
Nul ne se doutera que c'est moi qui le chasse ;
De ma sollicitude on croira qu'il se lasse,
Et que d'anciens amis, dont il peut se passer,
Il veut dorénavant ne plus s'embarrasser.
1785 | Il faut que je m'apprête à lui chercher disputé. |
On vient ; c'est lui sans doute ; armons-nous pour la lutte.
SCÈNE VI.
Madame Langelet, Monsieur Gauthier.
MONSIEUR GAUTHIER.
Madame, veuillez bien de mon profond respect
Agréer l'humble hommage...
MADAME LANGELET.
Ah ! C'est vous ?
MONSIEUR GAUTHIER.
Mon aspect
Paraît vous étonner, Madame ?
MADAME LANGELET, froidement.
Je l'avoue.
MONSIEUR GAUTHIER.
1790 | Votre froideur me plaît, madame, et je la loue. |
C'est votre coeur qui seul a pu vous l'inspirer,
Et c'est avec lui seul que je veux conférer.
MADAME LANGELET.
Trêve de compliments, monsieur, je vous en prie ;
Vous ne me ferez pas, par cette flatterie,
1795 | Oublier les affronts que j'ai reçus de vous. |
MONSIEUR GAUTHIER.
J'ai mérité, madame, hier votre courroux ;
Si de votre pardon vous me jugez indigné,
À ne jamais l'avoir même je me résigne.
Je reconnais mes torts ; votre juste rigueur
1800 | Ne me fera donc pas accuser votre coeur. |
Mais, dans votre intérêt, j'ai deux mots à vous dire ;
Laissez-moi m'expliquer, et puis je me retire.
MADAME LANGELET.
De mon propre intérêt vous prenez trop de soin ;
Mais, si vous en avez un si profond besoin,
1805 | Parlez, et hâtez-vous ; car je suis fort pressée. |
MONSIEUR GAUTHIER.
Je vais brièvement vous dire ma pensée :
J'ai ce matin été voir Madame Lombard ;
Elle rejette Albert, et je tiens de sa part
Que monsieur votre fils doit épouser sa fille.
MADAME LANGELET.
1810 | Théodore, en effet, descend jusqu'à Camille ; |
Mais Madame Lombard aurait pu s'abstenir
De chanter son triomphe, avant de le tenir.
MONSIEUR GAUTHIER.
Elle n'a point été, je l'affirme, indiscrète.
Comme d'Albert j'étais prés d'elle l'interprète,
1815 | Et que, lui rappelant notre projet d'hymen, |
De sa fille pour lui je réclamais la main,
Elle a dû m'avouer quelle était la barrière
Qui l'empêchait ainsi d'accueillir ma prière»
MADAME LANGELET.
Elle pouvait fort bien ne pas vous l'avouer.
MONSIEUR GAUTHIER.
1820 | De son aveu je crois qu'il vous faut la louer : |
C'est lui qui me permet de vous ôter l'envie
D'unir à votre fils Camille pour la vie.
MADAME LANGELET.
Comment cela ?
MONSIEUR GAUTHIER.
La chose est fort simple, vraiment :
Albert est de Camille épris éperdument,
1825 | Et Camille lui rend l'amour qu'il a pour elle ; |
À tout autre lien elle sera rebelle ;
Son coeur dans l'avenir, aussi bien qu'aujourd'hui,
Ne verra, ne vivra, n'aimera que par lui.
MADAME LANGELET.
Et la conclusion ?
MONSIEUR GAUTHIER.
La prémisse l'annonce :
1830 | Il faut que votre fils à Camille renonce. |
MADAME LANGELET.
Et pourquoi, je vous prie ?
MONSIEUR GAUTHIER.
Un mariage entre eux
Du même coup ferait au moins trois malheureux !
MADAME LANGELET.
Camille avec mon fils ne sera point à plaindre,
Et je crois n'avoir rien pour Théodore à craindre :
1835 | Il a tout ce qu'il faut pour plaire et pour charmer ; |
Si Camille a du coeur, elle devra l'aimer ;
Et franchement, monsieur, votre sollicitude
Aurait pu s'affranchir de cette inquiétude.
MONSIEUR GAUTHIER.
C'est parce que je sais qu'elle a beaucoup de coeur,
1840 | Qu'une telle union serait un grand malheur ! |
Croyez-le bien, madame, à l'âge de Camille
L'amour est bien puissant dans le coeur d'une fille ;
On ne l'en chasse pas : contre lui chaque effort
Du combat qu'il soutient le fait sortir plus fort.
MADAME LANGELET.
1845 | Avant de m'étourdir de ces billevesées, |
Monsieur, vous devriez les avoir mieux pesées.
Mon temps est précieux, et je ne puis vraiment
Écouter davantage un tel raisonnement.
MONSIEUR GAUTHIER.
De grâce, entendez-moi, madame ; mes paroles
1850 | Sont malheureusement bien loin d'être frivoles. |
Vous aimez votre fils, vous voulez son bonheur,
Vous êtes bonne mère, et vous avez à coeur
De lui rendre la vie exempte d'infortune.
Eh bien, pardonnez-moi si je vous importune,
1855 | Mais je vous en conjure au nom de votre enfant, |
Au nom de son bonheur dont le vôtre dépend,
Opposez-vous, tandis qu'il en est temps encore,
À l'hymen monstrueux que pour tous je déplore.
MADAME LANGELET.
Je vous quitte ; vraiment vous êtes fou, monsieur.
MONSIEUR GAUTHIER, arec indignation.
1860 | Vous êtes, vous, Madame, une femme sans coeur ! |
SCÈNE VII.
MONSIEUR GAUTHIER, seul.
Tant d'obstacles me font enfin perdre courage.
Et je n'espère plus terminer mon ouvrage.
Partout où pour Albert je cherche des amis,
Je rencontre des gens qui sont ses ennemis.
1865 | Celle qui désirait hier l'avoir pour gendre |
L'accuse la première, au lieu de le défendre ;
Madame Langelet et son fils, tous les deux,
Semblent se concerter pour entraver mes voeux ;
Celui-ci, qui semblait ne pas aimer Camille,
1870 | Cherche aujourd'hui la main de cette jeune fille ; |
Et sa mère, faisant taire son coeur hautain,
Paraît ouvertement approuver son dessein ;
Pour mon ami, Suzanne, autrefois empressée,
Contre lui maintenant semble être courroucée ;
1875 | Sans avoir pour cela d'apparente raison, |
Lui-même il ne veut plus fréquenter ma maison.
Pourquoi s'en abstient-il, et d'où vient la réserve
Que vis-à-vis de moi maintenant il observe ?...
J'erre dans un dédale ; afin de m'en sauver,
1880 | Je cherche un fil, et crains presque de le trouver !... |
Suzanne, a mon égard, serait-elle coupable ?
Non, d'un crime pareil ma femme est incapable.
Le criminel, s'il peut entre nous exister,
C'est moi, qui de son coeur ne devrais point douter !..,
1885 | Pourtant quelqu'un me trompe ; autrement sans mystère |
Je verrais tout le monde ou parler ou se taire.
Mais qui me trompe alors ? Serait-ce Albert ? Mais non :
Il a de mon ami toujours porté le nom ;
Il ne peut me trahir, cela n'est pas possible ;
1890 | À mon affection il fut toujours sensible. |
Et je ne devrais pas sur lui faire planer
Les soupçons que j'essaye en vain de dominer...
N'importe ! Il reste vrai qu'un voile impénétrable
M'entoure d'une nuit qui m'est intolérable ;
1895 | Je n'y puis plus tenir, je veux le déchirer... |
SCÈNE VIII.
Monsieur Gauthier, Suzanne.
MONSIEUR GAUTHIER.
Quel hasard en ce lieu me fait te rencontrer ?
SUZANNE.
La même question m'allait sortir des lèvres.
Réponds-moi le premier : me diras-tu quels lièvres
Tu viens ainsi chasser sur le terrain d'autrui ?
MONSIEUR GAUTHIER.
1900 | Si tu me vois ici, c'est à cause de lui. |
SUZANNE.
Qui, lui ? |
MONSIEUR GAUTHIER.
Tu le sais bien : Albert.
SUZANNE.
Sur ma parole
Albert te fait remplir un bien absurde rôle.
MONSIEUR GAUTHIER.
Tu le crois ? eh bien, j'ai la môme peur que toi.
SUZANNE.
Albert ! Toujours Albert ! On jurerait, ma foi.
1905 | Qu'Albert tient ta raison à la sienne enchaînée. |
MONSIEUR GAUTHIER.
Je ne crains pas pour toi la même destinée.
SUZANNE.
Et je m'en félicite,
MONSIEUR GAUTHIER.
Il me semble pourtant
Que tu n'en aurais pas naguère dit autant.
SUZANNE.
Tu dis que ?...
MONSIEUR GAUTHIER.
Que je t'ai certainement connue
1910 | Jadis en sa faveur beaucoup mieux prévenue. |
SUZANNE.
Que veut dire cela ?
MONSIEUR GAUTHIER.
C'est à moi qu'il convient
D'être informé par toi d'où ce changement vient.
SUZANNE.
Ce changement, Henri, n'est que dans ta pensée ;
Autrement, j'en conviens, je serais insensée.
MONSIEUR GAUTHIER.
1915 | Tu n'es pas insensée, et pour lui dans le coeur |
Tu n'as plus l'amitié qui faisait mon bonheur.
SUZANNE.
Peut-être as-tu raison ; je ne suis pas un ange,
Et la loi des humains, c'est que chez eux tout change.
MONSIEUR GAUTHIER.
Tout change avec le temps ; mais sans motif certain
1920 | Nul changement n'a lieu du jour au lendemain. |
SUZANNE.
Peut-être avait-il bien aussi sa raison d'être.
MONSIEUR GAUTHIER.
Alors tu dois pouvoir me la faire connaître.
SUZANNE, à part.
Que dire ?
À Monsieur Gauthier.
Mon ami, soyons de bonne foi,
Tu la sais aussi bien et môme mieux que moi.
MONSIEUR GAUTHIER.
1925 | Je crois la deviner ; mais, quand je l'envisage, |
Je ne puis, sans frémir, en contempler l'image ;
Tout mon sang me reflue au coeur, et je ne veux
Rien croire avant d'avoir entendu tes aveux.
Parle donc... Ne crains rien... Je suis calme... J'écoute.
SUZANNE.
1930 | Je ne sais pas vraiment ce que ton coeur redoute. |
La retraite d'Albert a seule assurément
Hier soir excité mon mécontentement.
MONSIEUR GAUTHIER.
C'est faux !
SUZANNE.
Ah ! C'est trop fort ! Je n'admets pas qu'on ose
Articuler ce mot, quand je dis quelque chose.
1935 | Va t'éclairer ailleurs, si tu ne me crois point ; |
Mais je ne veux plus être insultée a ce point.
MONSIEUR GAUTHIER.
Mon ange bien-aimé, ma femme, ma Suzanne,
Si j'ai pu prononcer un mot qui te profane,
Pardonne, je t'en prie, à mon émotion.
1940 | Plus que jamais pourtant c'est ma conviction, |
Albert m'a mal payé du zèle qui m'anime.
Si sa retraite était uniquement son crime,
Pour lui tu n'aurais pas un si profond courroux,
Et lui-même à ma voix il reviendrait chez nous.
1945 | Si tu l'as devant toi vu prendre hier la fuite, |
C'est qu'il avait horreur de sa propre conduite.
Et qu'il ne pouvait plus soutenir ton regard ;
Et, si pour revenir il met tant de retard,
C'est que la honte en lui sur l'audace l'emporte,
1950 | Et qu'il tremble, en passant le seuil de notre porte. |
De rencontrer encor ton oeil accusateur.
Suzanne, sois sincère, et parle-moi sans peur.
SUZANNE, à part.
Je suis vengée enfin.
À Monsieur Gauthier.
Eh bien ! Je m'y résigne
De ton affection ton ami n'est pas digne.
MONSIEUR GAUTHIER.
1955 | Ah ! Quelle trahison ! Le perfide ! L'ingrat ! |
SUZANNE.
Ciel ! Le voici ! Je fuis ; mais surtout pas d'éclat !
MONSIEUR GAUTHIER.
Va, laisse-moi ; je sais ce qu'il faut que je fasse.
SCÈNE IX.
Monsieur Gauthier, Albert Martin.
MONSIEUR GAUTHIER, à part.
Voyons s'il osera me regarder en face !
ALBERT.
Cher Henri, sur mes pas je te trouve toujours
1960 | Comme un ange gardien qui veille sur mes jours... |
MONSIEUR GAUTHIER, d'un ton lugubre.
Comme un ange gardien qui veille sur un traître !
ALBERT.
D'où vient donc le courroux que tu me fais paraître" ?
Il n'est pas sérieux, et tu veux plaisanter ?
MONSIEUR GAUTHIER.
Tu voudrais par la feinte en vain t'innocenter ;
1965 | N'ajoute pas au crime encor l'hypocrisie. |
ALBERT.
Je ne puis rien comprendre à cette frénésie,
Je le répète encore ;
MONSIEUR GAUTHIER.
Alors, écoute-moi :
Tu dois te rappeler ce que j'ai fait pour toi ;
Pour avoir le bonheur de te rendre service,
1970 | Je n'aurais reculé devant nul sacrifice... |
ALBERT.
J'ai de ton dévouement gardé le souvenir.
MONSIEUR GAUTHIER.
Écoute-moi, te dis-je, et laisse-moi finir :
Comment m'as-tu payé ? Par une perfidie
En silence chez moi contre moi-même ourdie.
1975 | Si, par malheur, Suzanne avait eu moins de coeur, |
Je serais maintenant un homme sans honneur !
ALBERT.
C'est faux ! Je n'ai jamais trompé ta confiance.
MONSIEUR GAUTHIER.
Sois franc ; ne lutte pas contre ta conscience.
ALBERT.
Je jure devant Dieu que je n'ai rien tramé !
MONSIEUR GAUTHIER.
1980 | Ne te parjure pas, je suis bien informé. |
ALBERT.
Qui donc d'un tel forfait m'a prétendu capable ?
MONSIEUR GAUTHIER.
Ma femme !
ALBERT.
Elle ?
MONSIEUR GAUTHIER.
Ma femme !
ALBERT, courbaut U tvte.
Alors... je suis coupable.
MONSIEUR GAUTHIER.
C'est fort heureux vraiment qu'il te convienne enfin
De ne pas contester plus longtemps ton dessein.
1985 | En gens de coeur il faut maintenant nous conduire ; |
Nous sommes l'un pour l'autre un mal qu'il faut détruire :
Battons-nous, mais à mort, et jusqu'au coup mortel,
Sans nous lasser, tous deux prolongeons le duel.
ALBERT.
Me battre ! Non, jamais. Prends, si tu veux, ma vie,
1990 | Fais-moi périr ici, c'est moi qui t'en convie ; |
Tu me verras sans plainte accepter le trépas ;
Mais, tu m'entends, Henri, je ne me battrai pas.
MONSIEUR GAUTHIER.
Tu ne veux pas te battre avec moi ?
ALBERT.
Non, te dis-je,
Jamais !
MONSIEUR GAUTHIER.
Tu te battras, entends-tu ? Je l'exige.
ALBERT.
1995 | Jamais ! |
MONSIEUR GAUTHIER.
Quand tu voulais me ravir mon honneur, |
Craindras-tu pour mes jours plus que pour mon bonheur ;
ALBERT.
Peut-être.
MONSIEUR GAUTHIER.
Dis plutôt le mot : tu n'es qu'un lâche !
ALBERT.
Assez ; nous nous battrons à mort et sans relâche.
L'heure et le lieu ?
MONSIEUR GAUTHIER.
Ce soir, vers le déclin du jour,
2000 | Dans le bois de Boulogne, au premier carrefour. |
ALBERT.
Je m'y rendrai.
MONSIEUR GAUTHIER.
J'y compte.
SCÈNE X.
ALBERT MARTIN, te laissant tomber dans un fauteuil.
Ah ! C'est trop de misère !
Dieu veuille que la mort vienne enfin m'y soustraire.
Il se cache le risage dans les mains.
SCÈNE XI.
Albert Martin, Théodore Langelet.
THÉODORE, à part.
Albert ! Dans quel chagrin il me semble plongé !
De ma mère aurait-il déjà reçu congé ?
2005 | En affaires vraiment elle est tellement prompte. |
Qu'elle lui pourrait bien avoir réglé son compte.
Vérifions la chose...
À Albert.
Albert, mon cher ami,
Qu'as-tu donc ? Es-tu mort, ou n'es-tu qu'endormi ?
ALBERT, relevant la tête.
Je ne suis, par malheur, ni l'un ni l'autre encore ;
2010 | Mais je suis accablé de chagrin, Théodore. |
THÉODORE.
Ne peux-tu pas, Albert, me dire au moins pourquoi ?
ALBERT.
Je n'ai, tu le sais bien, rien de caché pour toi ;
J'ai ce soir un duel dans le bois de Boulogne.
THÉODORE, comprimant son étonnement.
Tu vas nous faire là de la belle besogne.
À part.
2015 | En voilà bien une autre, et j'apprends du nouveau, |
Ah ! S'il pouvait se faire un peu trouer la peau !...
À Albert.
Contre qui te bats-tu ?
ALBERT.
Contre un homme que j'aime.
THÉODORE.
Tu le nommes ?
ALBERT.
Henri.
THÉODORE.
Pas possible ?
ALBERT.
Lui-même.
THÉODORE.
D'amis aussi liés que vous l'avez été
2020 | Comment arrivez-vous à cette extrémité ? |
ALBERT.
S'il est vrai que tu sois, comme tout me l'atteste,
De mes anciens amis le dernier qui me reste,
Ne m'interroge pas sur ce triste secret ;
Mon silence à mes maux encore ajouterait.
2025 | À l'amitié consens ce premier sacrifice, |
Et puis couronne-la par un dernier service.
THÉODORE.
Lequel ?
ALBERT.
Dans mon duel ce soir j'aurais besoin
Que tu voulusses bien me servir de témoin.
THÉODORE.
Quoique pour moi ce soit un spectacle pénible,
2030 | Tu peux compter sur moi dans cet instant terrible. |
À part.
Il est vraiment aimable ; il consent galamment
À me faire assister à son écharpement.
ALBERT.
Je n'attendais pas moins de toi, cher Théodore ;
Merci !
THÉODORE.
Ne suis-je pas ton ami ?
À part.
Je l'adore :
2035 | Ma mère va bien rire, en apprenant cela ; |
Courons lui raconter l'histoire... La voilà !
SCÈNE XII.
Les mêmes, Madame Langelet.
ALBERT.
Ta mère ! Pas un mot. Si je suis près du gouffre,
De m'y voir évitons au moins qu'elle ne souffre.
THÉODORE.
Tu peux te reposer sur ma discrétion.
ALBERT, à Madame Langelet.
2040 | Vous voyez que je suis un homme d'action ; |
En trois quarts d'heure au plus j'ai fini ma tournée.
MADAME LANGELET, brutalement.
Rien ne vous empêchait d'y mettre la journée.
THÉODORE, à part.
Filons ; voici, je crois, le moment du congé.
SCÈNE XIII.
Madame Langelet, Albert Martin.
ALBERT.
Qu'avez-vous donc ? Votre air est pour moi tout changé,
2045 | Madame ; à mon insu vous ai-je encor blessée ? |
MADAME LANGELET.
Ne dissimulez pas ainsi votre pensée.
Par la feinte une fois vous m'avez pu duper ;
Mais on ne parvient pas deux fois à me tromper ;
Je connais maintenant la noirceur de votre âme.
ALBERT.
2050 | Quoi qu'il soit arrivé, je vous jure, Madame, |
Que je suis innocent, et que je ne sais point
Ce qui peut vous avoir irritée à ce point.
MADAME LANGELET.
Vous avez contre moi dirigé des manoeuvres
Que vous n'ignorez pas, puisqu'elles sont vos oeuvres.
ALBERT.
2055 | Sur l'honneur, je ne sais ce que vous m'imputez. |
MADAME LANGELET.
Ah ! Monsieur, c'est trop fort, et vous me révoltez.
Quoi ! Vous ne savez pas qu'envoyé par votre ordre,
Courue un chien furieux qui ne songe qu'à mordre,
Votre ami tout à l'heure a pénétré chez moi,
2060 | Qu'il m'a voulu, mettant à profit mon émoi, |
Détourner d'un hymen, dont vous, en apparence,
Vous aviez à mon fils laissé la préférence,
Et qu'enfin, ne pouvant accomplir son dessein,
Il a vomi sur moi son ignoble venin !
ALBERT.
2065 | J'ignorais tout cela, |
MADAME LANGELET.
Lorsque de ces menées |
Vous êtes seul l'esprit qui les a combinées,
Vous soutenez encor que vous ne savez pas
Ce qu'a fait votre ami, qui n'était que le bras ?
ALBERT.
Mon ami, quel qu'il soit, dans toute cette affaire,
2070 | N'a point pris mon avis, ayant que de rien faire. |
MADAME LANGELET.
Puisque vous persistez à tout nier, c'est bien ;
Je ne vous force pas de me confesser rien ;
Ce que j'affirme étant certain, je ne désire
Ni vous voir approuver ni vous voir contredire.
2075 | Dites blanc, dites noir ; par votre assertion |
Vous ne changerez rien à ma conviction.
ALBERT.
Vous me jugez coupable avant que de m'entendre ;
Au moins permettez-moi d'abord de me défendre.
MADAME LANGELET.
Je ne vous l'ai permis que trop jusqu'à ce jour.
2080 | Veuillez bien me laisser vous parler à mon tour. |
Sans vouloir m'en vanter en aucune manière,
Je vous ai fort longtemps remplacé votre mère.
ALBERT.
J'en garde la mémoire au fond de mes esprits.
MADAME LANGELET.
Je vous ai fait du bien, sans attendre aucun prix.
2085 | Il vous fut cependant, dans une circonstance, |
Donné de me prouver votre reconnaissance :
Mon fils aimait Camille ; il s'agissait pour vous
De ne plus désirer devenir son époux ;
Vous pouviez nous montrer une âme généreuse ;
2090 | De cette occasion pour vous j'étais heureuse. |
De vos intentions ne laissant rien percer,
Vous avez volontiers paru la lui laisser.
Puis, connaissant mon coeur et pensant le surprendre.
Vous avez par un tiers tâché de la reprendre.
2095 | À son désir j'allais céder sans différer, |
Lorsque la vérité vint du ciel m'éclairer,
Et vous, sans réussir dans votre perfidie,
Vous m'avez révélé votre âme abâtardie.
ALBERT.
De grâce, laissez-moi d'abord me disculper.
MADAME LANGELET.
2100 | Non pas ; vous chercheriez encore à me tromper. |
Entre nous, désormais, il faut que tout finisse ;
Allez ruser ailleurs, et que Dieu vous bénisse !
ALBERT.
Me condamnerez-vous sans m'avoir entendu ?
Attendez que du moins je me sois défendu.
MADAME LANGELET.
2105 | Non, monsieur, non ; d'ailleurs je n'ai pas le courage |
De rester face à face avec vous davantage.
SCÈNE XIV.
ALBERT MARTIN, tombant dans un fauteuil.
Ah ! Quelle cruauté !
Il pleure en silence.
SCÈNE XV.
Albert Martin, Madame Lombard, Camille.
CAMILLE, à Madame Lombard, sans voir Albert.
Je me résigne à tout.
MADAME LOMBARD.
Pour Monsieur Langelet, si tu n'as pas de goût,
Cela viendra, te dis-je, après le mariage.
CAMILLE.
2110 | Épargnez-moi, ma mère, un semblable langage ; |
Si je l'épouse, au moins, sans vous désobéir,
À ma guise je veux l'aimer ou le haïr.
Apercevant Albert.
Ô ciel !
MADAME LOMBARD, l'apercevant aussi.
Encore lui !
CAMILLE.
Quel air plein de souffrance !
ALBERT, sans voir Madame Lombard et Camille.
Allons, du coeur ! J'aurai ce soir ma délivrance.
CAMILLE, bouleversée.
2115 | Que dit-il ?... Il se lève... il va m'apercevoir ! |
MADAME LOMBARD, à Camille.
Ne dis rien...
Albert, en se levant, aperçoit Madame Lombard et Camille.
CAMILLE.
Il nous voit !
MADAME LOMBARD.
Tais-toi, c'est ton devoir.
Albert les salue profondément et sort.
CAMILLE, l'appelant avec désespoir.
Albert !... Il n'entend pas ! Ah ! Je sens que je l'aime !
SCÈNE XVI.
Madame Lombard, Camille.
MADAME LOMBARD.
Silence ! Ta folie est donc toujours la même ?
CAMILLE.
Si vous le désirez, je suis folle à lier ;
2120 | Mais ce que j'ai promis il vous faut l'oublier. |
MADAME LOMBARD.
Qu'est-ce à dire, ma fille !
CAMILLE.
Il vous faut me permettre
De ne pas observer ce que j'ai pu promettre.
MADAME LOMBARD.
Mais encore pourquoi ?
CAMILLE.
Parce que, par malheur,
Je sens que pour cela j'ai trop peu de vigueur.
MADAME LOMBARD.
2125 | Est-ce, mademoiselle, une plaisanterie ? |
CAMILLE.
Non, je m'étais liée avec étourderie,
Voilà tout. Maintenant je comprends que j'avais
Tout à l'heure promis plus que je ne pouvais.
Vos prédilections pour monsieur Théodore
2130 | Ne me le feront point épouser ; je l'abhorre. |
MADAME LOMBARD.
Tu demeureras fille, ou tu l'épouseras.
CAMILLE.
J'aime mieux rester fille et libre d'embarras.
MADAME LOMBARD.
Quel cheval échappé ! Je le vois apparaître.
Ne laisse rien voir.
SCÈNE XVII.
Les mêmes, Théodore Langelet.
THÉODORE, sans voir Madame Lombard ni Camille.
Où ma mère peut elle être ?
2135 | Je la cherche partout sans pouvoir la trouver. |
Apercevant Madame Lombard et Camille.
Je suis vraiment ravi de vous voir arriver.
À part.
La fille ici !. Ma cause a l'air d'être meilleure.
À Madame Lombard.
Vous allez posséder ma mère tout à l'heure ;
Votre visite va lui faire un grand plaisir.
2140 | Moi-même je l'attends, ayant le vif désir |
De lui faire connaître une grande nouvelle.
MADAME LOMBARD.
Serait-il indiscret de demander laquelle ?
THÉODORE.
De la dissimuler il n'est guère besoin :
Je vais dans un duel être aujourd'hui témoin.
CAMILLE.
2145 | Dans un duel ? |
À part.
Mon Dieu ! Soutenez-moi, je tremble. |
MADAME LOMBARD.
Et quels sont les deux fous qui se battent ensemble ?
THÉODORE.
Je vous les donne en cent.
MADAME LOMBARD.
Autant me les cacher ;
J'essaierais, j'en suis sûre, en vain de les chercher.
CAMILLE.
Si vous les connaissez, nommez-les sans mystère.
2150 | Albert en serait-il ? Dites. |
THÉODORE, à Camille.
Je puis me taire, |
Vous l'avez dit.
CAMILLE.
Cela n'est pas possible ! Non.
Vous voulez me tromper, en m'indiquant ce nom ?
THÉODORE.
Je ne vous trompe pas ; qui plus est, je dois être
Bien informé du nom que je vous fais connaître ;
2155 | Car je suis son témoin. |
CAMILLE.
Vous ne souffrirez pas |
Que votre ami se batte et s'expose au trépas.
THÉODORE.
Cela n'est pas aisé.
CAMILLE.
Si vous êtes sensible,
Si vous l'aimez enfin, cela vous est possible.
THÉODORE.
Je ne réponds de rien.
MADAME LOMBARD.
Et l'autre combattant,
2160 | Quel est-il ? |
THÉODORE.
C'est l'ami qui semblait l'aimer tant, |
Monsieur Gauthier.
MADAME LOMBARD.
Vraiment ?
THÉODORE.
Pour être invraisemblable,
Cette nouvelle-là n'est pas moins véritable.
CAMILLE.
Et vous pourrez les voir d'un oeil indifférent
Ce soir dans un duel vider leur différend ?
THÉODORE.
2165 | Comment puis-je arrêter l'ardeur qui les enflamme ? |
CAMILLE.
Comment ?... Vous le sauriez, si vous aviez plus d'âme.
Vous ne le voulez pas ; votre refus m'est doux,
Et j'ai honte d'avoir osé compter sur vous...
Allons, venez, ma mère, avec moi tout de suite...
2170 | Sauvons Albert... ma mère !... Ah ! Ma force me quitte. |
Elle s'évanouit.
ACTE V
La scène se passe chez Monsieur Gauthier.
SCÈNE PREMIÈRE.
SUZANNE, seule.
Où m'a précipitée un amour infernal ?
Je n'étais pas méchante, et j'ai fait bien du mal...
Je redoute un malheur...On vient ! Que vais-je apprendre ?
SCÈNE II.
Suzanne, Albert Martin.
SUZANNE.
Vous, dans ma maison !
ALBERT.
Moi. Consentez à m'entendre ;
2175 | C'est la dernière fois que je viens vous troubler. |
SUZANNE.
De quel droit, s'il vous plaît, venez-vous me parler ?
ALBERT.
Je pourrais vous répondre avec la même emphase ;
Mais je veux vous parler ici sans grande phrase :
Dans une heure je vais me battre avec Henri.
SUZANNE.
2180 | Vous ? Vous allez vous battre ? |
ALBERT.
Oui. |
SUZANNE.
Contre mon mari ? |
ALBERT.
Oui ; vous devez d'ailleurs le savoir mieux qu'une autre ;
Ce duel est votre oeuvre encor plus que la nôtre.
SUZANNE.
Ah ciel ! Tout est perdu 1
ALBERT.
Madame, calmez-vous ;
Il n'arrivera point de mat à votre époux :
2185 | Je me ferai tuer ; je suis las de la vie ; |
La mort est désormais le seul bien que j'envie.
Tous ceux de mes amis que j'ai le mieux aimés
Aujourd'hui contre moi sont de haine animés.
Rien ne me dédommage : il était une femme
2190 | Qui seule eût pu guérir les douleurs de mon âme ; |
Théodore l'aimait ; trop prompt à m'oublier,
J'ai cru que je devais la lui sacrifier.
Henri, qui des amis fut pour moi le modèle,
À cherché sans succès, mais toujours avec zèle,
2195 | À conduire mes pas vers la félicité ; |
Jusqu'ici son dessein a toujours avorté.
Si je meurs de sa main, à son insu sans doute,
Il m'aura vers son but ouvert enfin la route.
Quand je ne serai plus, ceux qui grondent tout bas
2200 | Me placeront bien haut au nombre des ingrats. |
Que me feront leurs cris ? Aux sphères éternelles
Ne monte aucun écho de ces clameurs mortelles,
Et, si dans l'autre vie on en entend le bruit,
La mort encor pour moi ne sera pas sans fruit :
2205 | Trompé par vos serments, votre époux vous adore. |
De son affection il vous croit digne encore,
Il me croit seul coupable, et, grâce à cette erreur,
Vous demeurez pour lui la source du bonheur.
Ce bonheur, nulle voix ne pourra le détruire ;
2210 | Seul je puis l'éclairer, je mourrai sans l'instruire. |
Maintenant, écoutez : je vous ai, dans le coeur,
Madame, toujours cru des sentiments d'honneur ;
Dans peu d'instants la mort va finir ma carrière ;
Si vous voulez remplir ma volonté dernière,
2215 | Jurez-moi que, devant l'amour qu'il a pour vous, |
Vous serez désormais digne de votre époux !
SUZANNE.
Vous êtes généreux, vous êtes magnanime.
Pour vous punir d'avoir su m'éviter un crime,
J'avais voulu vous perdre, et, loin de vous venger.
2220 | Vous êtes bravement venu me protéger... |
Se jetant à genoux.
Je me repens, Albert ; ce n'est pas tout encore :
Autant je me méprise, autant je vous honore.
ALBERT.
Ah ! Votre coeur est bon ! Je l'avais jugé tel,
Et j'avais bien raison d'oser lui faire appel.
2225 | Vous pouvez maintenant marcher la tête haute ; |
Où naît le repentir a disparu la faute.
Relevez-vous, madame.
SUZANNE.
À votre tour, d'abord,
Jurez-moi de ne point vous vouer à la mort.
ALBERT.
Impossible !
SUZANNE, se relevant.
Pourquoi ?
ALBERT.
Pourquoi ?... Peu vous importe.
SUZANNE.
2230 | Pas de détours ; il faut que sur vous je l'emporte ; |
Je tiens à bien remplir mon devoir jusqu'au bout.
Vous êtes innocent, Henri connaîtra tout ;
Sa vengeance sera sur moi seule assouvie.
ALBERT.
Non, non, je ne veux pas, à ce prix, de la vie.
SCÈNE III.
SUZANNE, seule.
2235 | Je suis coupable, et c'est Albert qui périrait ! |
Cela ne se peut pas ! Pour moi cela serait
Un sujet incessant de remords et de honte !...
La honte et le remords, un jour on les surmonte ;
Mais le lendemain même ils reviennent plus forts.
2240 | Je fléchirais sous eux malgré tous mes efforts, |
Je ne cesserais pas de songer à mon crime,
Partout réapparaîtrait ma sanglante victime,
D'Henri je ne pourrais soutenir les regards,
Devant ses yeux riants les miens seraient hagards,
2245 | Son sourire, sa voix, ses baisers, ses caresses, |
Tout ce qu'il m'offrirait d'estime et de tendresses,
Tout me rappellerait, pour m'en accabler mieux,
L'écrasant souvenir d'un mensonge odieux.
Il le faut, je lui dois révéler tout sans crainte ;
2250 | S'il se venge sur moi, je périrai sans plainte. |
SCÈNE IV.
Suzanne, Théodore Langelet.
THÉODORE.
Madame, nous pouvons nous réjouir tous deux...
SUZANNE.
De quoi ?
THÉODORE.
Nous allons voir s'accomplir tous nos voeux.
SUZANNE.
Comment cela, monsieur ?
THÉODORE.
Albert, s'il ne recule,
Va, j'en ris malgré moi, se battre au crépuscule.
SUZANNE.
2255 | Et Cela vous fait rire ? |
THÉODORE.
En dois-je donc pleurer ? |
Si la rencontre doit le détériorer,
Sans le moindre embarras et comme par miracle,
Nous allons devant nous voir tomber chaque obstacle ;
Sans épouser Camille, il va m'être permis
2260 | D'aspirer au bonheur que vous m'avez promis. |
SUZANNE.
Comment avez-vous pu me juger assez folle
Pour croire que jamais je vous tiendrais parole,
Et comment pensiez-vous que, sans le secourir,
Je pourrais voir Albert en danger de mourir ?
THÉODORE.
2265 | Après ce que de lui vous m'aviez fait entendre, |
À pareil changement j'étais loin de m'attendre ;
Mais il m'importe peu de savoir, après tout,
Si vous n'éprouvez plus pour lui tant de dégoût.
Cette affaire n'est pas la mienne, c'est la vôtre.
2270 | Mais ce qui m'intéresse un peu plus que tout autre, |
C'est le pacte qui s'est entre nous établi
Et que vous ne pouvez avoir mis en oubli.
SUZANNE.
Pour vous comme pour moi ce pacte est une honte !
THÉODORE.
Il faudra bien pourtant l'exécuter ; j'y compte.
SUZANNE.
2275 | Jamais ! |
THÉODORE.
Jamais ? Ainsi, pour vous servir de moi, |
Madame, vous avez trompé ma bonne foi.
SUZANNE.
On ne trompe jamais les gens de votre espèce.
THÉODORE.
C'est peu pour vous d'oser trahir votre promesse,
Vous m'insultez encor ; mais prenez garde à vous ;
2280 | Vous ignorez jusqu'où peut aller mon courroux. |
SUZANNE.
Je n'en ai nulle crainte.
THÉODORE.
À merveille, Madame ;
J'expérimenterai la force de votre âme.
SUZANNE.
Un lâche tel que vous pourra me faire horreur ;
Mais de ses attentats je n'aurai jamais peur !
THÉODORE.
2285 | C'est ce que nous verrons après le duel. |
SUZANNE.
J'aime |
Autant vous éclairer sur votre erreur extrême :
Vous pouvez commencer la guerre ; grâce à Dieu,
Le duel projeté ce soir n'aura pas lieu.
THÉODORE.
Vous le croyez ?
SUZANNE.
J'en suis on ne peut plus certaine.
THÉODORE.
2290 | Qui l'empêchera ? |
SUZANNE.
Moi ! |
THÉODORE.
Vous prenez trop de peine. |
Albert pourra ne pas se battre, grâce à vous ;
Mais jamais de Camille il ne sera l'époux.
Je veux, en m'unissant à la femme qu'il aime,
Vous tenir ma promesse en dépit de vous-même,
2295 | Et je vais, avant tout, m'occuper aujourd'hui |
De me venger de vous, de Camille et de lui.
SUZANNE.
Ah ! Vous êtes un monstre !...
SCÈNE V.
Suzanne, Monsieur Gauthier.
SUZANNE, à part.
Henri !... Ma force expire.
Ô mon Dieu ! Donnez-moi le coeur de tout lui dire.
À Monsieur Gauthier.
Comme vous êtes pâle 1
MONSIEUR GAUTHIER.
En effet, il m'est dur
2300 | De voir que dans ce monde il n'est pas d'ami sûr. |
En qui dorénavant puis-je avoir confiance,
Quand le meilleur de tous manque de conscience ?
SUZANNE.
Calmez-vous ; il n'a pas démérité de vous.
Si quelqu'un doit subir votre juste courroux,
2305 | C'est moi, qui, je l'avoue, ai seule été coupable ! |
MONSIEUR GAUTHIER.
Toi !... Pourquoi me tenir ce langage incroyable ?
Toi coupable ?... Jamais. N'est-ce pas que tu ris ?
SUZANNE.
Non, non, je ne veux ris abuser vos esprits ;
Je fais un trop grand cas de votre juste estime,
2310 | Pour venir faussement m'accuser d'un tel crime. |
MONSIEUR GAUTHIER.
Toi, criminelle aussi ? Pour perdre la raison,
Il ne me manquait plus que cette trahison.
SUZANNE.
Écoutez-moi de grâce, et vous pourrez ensuite,
Comme vous l'entendrez, châtier ma conduite !
2315 | Oubliant vos bontés, j'ai senti pour Albert |
Un penchant qu'à ses yeux hier j'ai découvert.
Fidèle à l'amitié qu'il a pour vous si pure,
Pour lui dans mes aveux il n'a vu qu'une injure,
Et moi, pour me venger de sa fidélité,
2320 | J'ai voulu le noircir de mon indignité. |
Elle se jette à ses pieds.
Voilà ce que j'ai fait et ce que je confesse...
Maintenant vengez-vous, je mourrai sans faiblesse.
MONSIEUR GAUTHIER.
Moi ! Me venger, Suzanne, et me venger de toi,
Lorsque le repentir te ramène vers moi !
2325 | Me venger ! Me venger, quand ton aveu sublime |
Me rend le noble ami que j'accusais d'un crime !
Oh ! Va, relève-toi ; car au fond de mon coeur
Tout porte, je le sens, l'empreinte du bonheur...
Il l'embrasse.
Oh ! Je t'aime, vois-tu, plus qu'autrefois encore.
SUZANNE, se relevant.
2330 | Et moi, plus que jamais maintenant je t'adore, |
Et quelque grand que soit le nombre de mes jours,
Pour payer tes bienfaits, ils resteront trop courts.
MONSIEUR GAUTHIER.
De tes bons sentiments je ne veux qu'une preuve.
SUZANNE.
Parle» me voilà prête à soutenir l'épreuve.
MONSIEUR GAUTHIER.
2335 | De mon fidèle ami je cours serrer la main. |
Tu sais à son égard quel était mon dessein :
Joins tes efforts aux miens dans la même pensée,
Et poursuis avec moi mon oeuvre commencée.
SUZANNE.
Tu peux compter sur moi.
SCÈNE VI.
SUZANNE, seule.
Que mon coeur est changé,
2340 | Et de quel poids affreux je le sens dégagé ! |
SCÈNE VII.
Suzanne, Camille.
CAMILLE.
Ah ! Madame, venez à mon aide, de grâce,
Venez, je vous en prie : un malheur nous menace.
SUZANNE.
Ne vous alarmez pas ainsi ; rien n'est perdu.
Tout ce qui vous effraye est un malentendu
2345 | Qu'Albert et mon mari viennent de reconnaître ; |
Une amitié plus vive entre eux vient de renaître.
CAMILLE.
Alors tout est fini ?
SUZANNE.
Tout est fini.
CAMILLE.
Bien sûr ?
SUZANNE.
De votre part, Camille, un tel doute m'est dur.
CAMILLE.
Madame, excusez-moi, si mon doute vous froisse ;
2350 | On doute malgré soi, quand on est dans l'angoisse. |
SUZANNE.
Chère enfant, je comprends en vous ce sentiment,
Et ne vous en fais pas un crime assurément.
CAMILLE.
Ainsi plus de duel. Mais pourrez-vous me dire
Qui leur avait soufflé ce sauvage délire ?
SUZANNE.
2355 | Vous et moi, nous l'avions introduit dans leur coeur. |
CAMILLE.
Quoi ! Nous aurions été cause d'un tel malheur ?
SUZANNE.
Oui, chacune de nous en aurait été cause.
En ce qui me concerne, à vous dire autre chose
Veuillez ne m'obliger, Camille, aucunement.
CAMILLE.
2360 | Soit ; mais moi, vous pouvez me dire au moins comment |
J'aurais été mêlée à ce drame terrible.
Ah ! Ne différez pas ; ma torture est horrible.
SUZANNE.
Puisque vous le voulez, vous allez le savoir :
Aussi bien, vous le dire est mon premier devoir.
CAMILLE.
2365 | J'écoute. |
SUZANNE.
Sachez donc qu'Albert, qui vous adore, |
Vous avait néanmoins laissée à Théodore,
Et que, ce sacrifice étant pour lui trop fort,
Il n'y pouvait survivre et désirait la mort.
Il l'eût d'Henri reçue avec reconnaissance.
CAMILLE.
2370 | Et moi qui l'accusais de tant d'indifférence ! |
Ah ! Quelque chose aussi me révélait tout bas
Que cette indifférence au fond n'existait pas ?
Comment reconnaîtrai-je une telle tendresse ?
SUZANNE.
Je m'en vais vous le dire ; écoutez, le temps presse :
2375 | C'est peu d'avoir sauvé ses jours ; sans le bonheur, |
La vie est un boulet qu'on traîne avec horreur.
Vous êtes, chère enfant, le rêve de sa vie ;
Faites tous vos efforts pour combler son envie.
CAMILLE.
J'y suis bien décidée, et si j'y réussis,
2380 | J'aurai réalisé le but que je poursuis. |
Mais vous, qui voulez bien raffermir mon courage,
Prêtez-moi votre appui dans ce pénible ouvrage.
SUZANNE.
Je vous l'allais offrir, plus heureuse que vous,
Si je puis voir Albert devenir votre époux.
2385 | Dans vos refus soyez ferme, et je vous proteste |
Que je viendrai, moi seule, à bout de tout le reste.
SCÈNE VIII.
CAMILLE, seule.
Ah ! Sur moi tous les maux peuvent fondre aujourd'hui ;
Ils ne me causeront, quels qu'ils soient, nul ennui.
Mon Albert est sauvé ; le reste est peu de chose ;
2390 | Mes voeux sont satisfaits ; que de moi Dieu dispose ! |
Quant à lui, s'il lui faut encore mon amour,
Il le possédera jusqu'à mon dernier jour.
SCÈNE IX.
Camille, Madame Lombard.
MADAME LOMBARD.
Ma fille, que veut dire une telle conduite ?
Je suis depuis bientôt une heure à ta poursuite.
2395 | As-tu donc résolu de faire mon tourment ? |
CAMILLE.
Non, ma mère ; j'en suis au désespoir, vraiment.
MADAME LOMBARD.
Chez Monsieur Langelet tu tombes presque morte ;
Dans cet affreux état de chez lui l'on t'emporte ;
Dans ta chambre on t'étend sur ton lit, et je sors.
2400 | À peine ai-je passé quelques instants dehors, |
Que vers toi je retourne avec sollicitude ;
Mais rends-toi compte un peu de mon inquiétude,
Quand, rentrant dans ta chambre et mesurant mes pas,
Je vais droit à ta couche et ne t'y trouve pas.
2405 | Je m'agite, je cours, je cherche, j'interpelle ; |
Personne ne t'a vue ou ne se le rappelle,
Et c'est après t'avoir cherchée en vingt endroits
Que dans cette maison enfin je te revois.
CAMILLE.
Je comprends tout l'ennui qu'à votre coeur je donne ;
2410 | Mais je ne doute pas qu'il ne me le pardonne. |
À peine ai-je senti mes forces revenir
Que de tout me revient aussi le souvenir ;
Je me souviens alors de la prochaine lutte,
Je cours, pour empêcher qu'elle ne s'exécute ;
2415 | Chez Madame Gauthier j'arrive, et devant moi |
Je la trouve saisie encor du même émoi.
Avertie avant moi de l'affreuse nouvelle,
Elle avait eu le temps de clore la querelle.
MADAME LOMBARD.
Ainsi, lorsque tu m'as suscité tant d'ennui,
2420 | C'était pour t'occuper des affaires d'autrui ? |
CAMILLE.
D'autrui ! Que dites-vous ? Ah ! Qu'il vous en souvienne,
La mort d'Albert, ma mère, aurait causé la mienne :
Sa douleur est la mienne et ses plaisirs les miens ;
Avec d'autres je veux n'accepter nuls liens ;
2425 | Pour tout dire, je l'aime, et toute mon envie |
Est de me voir unie avec lui pour la vie !
MADAME LOMBARD.
Tu persévères donc dans ton égarement ?
CAMILLE.
J'y persévérerai, ma mère, constamment ;
Pour un autre que lui jamais au fond de l'âme
2430 | Je ne me sentirai la plus légère flamme. |
MADAME LOMBARD.
Le temps est un grand maître ; il t'apprendra bientôt
Que ce que tu dis là n'est pas ton dernier mot.
CAMILLE.
Le temps ne pourra pas changer mes sympathies.
MADAME LOMBARD.
Quand tu les sentiras sur son aile parties,
2435 | Tu me remercieras d'avoir su l'arrêter |
Sur la pente où tu veux avec toi m'emporter.
CAMILLE.
Chacun a ses penchants distincts de ceux des autres.
Vous ne pouvez juger de mes goûts par les vôtres ;
Ce qui peut à vos yeux paraître le malheur,
2440 | Est ce qui va le mieux aux besoins de mon coeur. |
J'ai maintenant assez de raison pour comprendre
Quel chemin mon bonheur peut m'ordonner de prendre,
Et, tout considéré, j'ai vite découvert
Que je ne le suivrais qu'en épousant Albert.
MADAME LOMBARD.
2445 | Ton triste aveuglement, mon enfant, me désole. |
Pour un instant j'admets qu'Albert soit ton idole,
J'admets qu'il ne lui manque aucune qualité ;
Mais ouvre un peu les yeux sur la réalité :
Suffit-il qu'un mari soit bon, tendre et sensible ?
2450 | Non ; s'il n'a que cela, la vie est impossible. |
Albert est vertueux, je l'admets ; mais, vois-tu,
On ne se nourrit pas seulement de vertu.
Bonne dans la richesse, elle est dans l'infortune
Une inutilité dont la vue importune.
CAMILLE.
2455 | Albert est jeune, il a du coeur et du talent ; |
Pour vivre il gagnera toujours assez d'argent.
MADAME LOMBARD.
De nos jours le talent est bien souvent stérile ;
Les obstacles sont grands, l'âme la plus virile
A rarement assez de force ou de bonheur
2460 | Pour être appréciée à sa juste valeur, |
Et tu dois supposer, pour n'être pas déçue,
Que le talent d'Albert restera sans issue.
Si tu veux, au contraire, accepter pour époux
Monsieur Langelet fils, qui t'en prie à genoux,
2465 | Tu vivras sans soucis et n'auras point à craindre |
Que la gêne avec lui puisse jamais t'atteindre.
Il n'a peut-être pas les qualités d'Albert,
Son bon coeur, sa belle âme et son esprit ouvert,
Il ne te rendra pas l'épouse d'un grand homme ;
2470 | Mais il est, tu le sais, riche autant qu'économe, |
Et si tu ne cours pas la chance d'être un jour
La femme d'un ministre influent à la cour,
Avec lui tu pourras, sans craindre l'indigence,
Couler au moins tes jours au sein de l'opulence.
CAMILLE.
2475 | Ma mère, je vous crois, cet homme est couvert d'or ; |
Mais, comme ce matin, je vous le dis encor,
J'aime mieux l'indigence, avec Albert que j'aime,
Que l'opulence avec tout autre que lui-même.
Nous avons toutes deux la même idée au coeur ;
2480 | Comme moi vous voulez assurer mon bonheur ; |
Je sens ce qu'il me faut, j'en ai la prescience :
En votre fille ayez un peu de confiance.
MADAME LOMBARD.
De tant d'entêtement je suis lasse à la fin,
Et, puisque à raisonner je m'exténue en vain,
2485 | Je ne persiste plus à discuter encore. |
Demain, pour être unie à monsieur Théodore,
De force ou de bon gré, mais sans faire d'éclat,
Tu devras te résoudre à signer le contrat.
CAMILLE.
Jamais !
MADAME LOMBARD.
Demain, te dis-je.
CAMILLE.
Et moi, je vous assure
2490 | Que vous n'obtiendrez pas demain ma signature. |
MADAME LOMBARD.
Assez !
CAMILLE.
Quand je devrais me voir couper le poing,
À me faire signer vous n'arriveriez point.
SCÈNE X.
Les mêmes ; Monsieur Langelet, Madame Langelet, Théodore Langelet.
MADAME LOMBARD, à Camille.
Chut !
MADAME LANGELET, à Madame Lombard.
De vous rencontrer je suis vraiment bien aise.
MONSIEUR LANGELET.
Ma femme, veux-tu bien accepter cette chaise ?
MADAME LANGELET, s'asseyant et s'adressant toujours à Madame Lombard.
2495 | Nos enfants sont pressés de se donner la main ; |
Le contrat doit toujours être signé demain,
N'est-ce pas ?
CAMILLE, bas à Madame Lombard.
N'allez pas vous lier envers elle.
MADAME LOMBARD, avec embarras, à Madame Langelet.
Je n'y vois point d'obstacle.
THÉODORE, à Camille.
Et vous, Mademoiselle ?
Camille lui tourne le dos, sans répondre.
MADAME LANGELET.
Demain, après avoir signé notre contrat,
2500 | Je désire donner un dîner d'apparat, |
Où je réunirai quelques amis intimes.
À ce titre nul n'a des droits plus légitimes
Que Madame Gauthier, que nous avons tous trois
Cru devoir inviter d'une commune voix.
2505 | C'est pour cela qu'ici vous nous voyez ensemble. |
Avec nous est-ce aussi l'objet qui vous rassemble ?
MADAME LOMBARD, embarrassée.
Non... pas précisément... Je suis loin de nier
Pourtant les droits certains de Madame Gauthier,
Et près d'elle je vais, pour qu'elle soit des nôtres,
2510 | Adjoindre, s'il le faut, mes instances aux vôtres. |
MADAME LANGELET.
J'accepte. L'un de nous, par procuration,
Va lui faire pour tous notre invitation.
Qui veut bien se charger de porter la parole ?
THÉODORE.
Si l'on veut m'accepter, je remplirai ce rôle.
MADAME LOMBARD, à Théodore.
2515 | Personne mieux que vous ne pourrait le remplir. |
THÉODORE.
Nul n'aura plus à coeur de le bien accomplir ;
Voilà ce que je puis vous dire au moins d'avance.
CAMILLE, à part.
Ô mon Dieu ! Faites-moi tout entendre en silence !
MONSIEUR LANGELET.
Voici précisément Madame Gauthier.
THÉODORE.
Bien.
MONSIEUR LANGELET, à Théodore.
2520 | Allons... |
THÉODORE.
laissez-moi faire, ou je ne dirai rien. |
SCÈNE XI.
Les mêmes, Suzanne.
SUZANNE, à Théodore.
Vous en ce lieu, Monsieur ?
THÉODORE, d'un ton goguenard, qu'il conserve jusqu'à la fin de la scène.
Oui, Madame, moi-même.
SUZANNE.
Que voulez-vous, Monsieur ?
À part.
Quelle impudence extrême !
THÉODORE.
Connaissant l'intérêt que vous avez toujours
Pris si spontanément au bonheur de mes jours,
2525 | Avec mes chers parents, sans tarder davantage, |
Je viens vous annoncer mon prochain mariage,
Auquel vous donnerez votre approbation.
SUZANNE.
Qui donc épousez-vous, sans indiscrétion ?
THÉODORE.
Mademoiselle ici présente.
CAMILLE, à part.
Moi ?
SUZANNE, à part.
L'infâme ?
CAMILLE, bas à Suzanne.
2530 | Rassurez-vous, jamais je ne serai sa femme. |
THÉODORE.
Nous signons le contrat, sans différer, demain.
À cette occasion nous avons le dessein
D'inviter à dîner quelques amis intimes.
Vous avez à ce rang des droits fort légitimes ;
2535 | Nous vous engageons donc tous les trois à venir |
À leur groupe chez nous demain vous réunir.
Votre amitié pour nous nous laisse l'espérance
Que vous nous donnerez sur tout la préférence,
Et que, quelqu'incident qui vous puisse entraver,
2540 | Pour répondre à nos voeux vous saurez le lever. |
MONSIEUR LANGELET, à part.
Comme il vous tourne bien un compliment, le traître !
SUZANNE, à part.
Il me faut donc souffrir, sans rien faire paraître.
Quand il m'insulte, il faut encore que mon front
Ne laisse point percer la trace de l'affront !
2545 | Si j'avais su toujours demeurer innocente, |
Comme à le démasquer je me verrais puissante !
Il aurait peur de moi, je ne le verrais pas,
Comme dans ce moment, m'écraser sous ses pas.
Je n'ai qu'un seul instant quitté la droite route ;
2550 | Voilà mon châtiment, voilà ce qu'il m'en coûte ! |
THÉODORE, à Suzanne.
Vous ne répondez rien ? Faut-il, auprès de vous,
Que Madame Lombard aussi se joigne à nous ?
MADAME LOMBARD.
En effet je serais, pour ma part, désolée,
Si Madame Gauthier manquait à l'assemblée.
MADAME LANGELET.
2555 | Laissez-vous attendrir ; vous voyez à quel point |
Vous nous ferez défaut, si vous ne venez point.
SUZANNE.
À tant d'empressement je suis vraiment sensible ;
Mais ne m'attendez pas, cela m'est impossible.
À part.
Ah ! J'étouffe de honte !
THÉODORE.
Impossible ! Pourquoi ?
SUZANNE, d'un ton sévère.
2560 | Vous en savez, monsieur, la cause comme moi. |
SCÈNE XII.
Les mêmes, Monsieur Gauthier, Albert Martin.
MONSIEUR GAUTHIER.
Notre meilleur ami nous est rendu., Suzanne ;
À vous tendre la main tous deux je vous condamne.
ALBERT.
J'accepte avec bonheur la condamnation.
SUZANNE.
Et moi, je l'exécute avec effusion.
THÉODORE.
2565 | Parbleu ! Je suis, Albert, au comble de la joie : |
Je voulais l'aller voir, le ciel à moi t'envoie.
Dans quelques jours au plus je vais avoir besoin
Que de garçon d'honneur tu remplisses le soin.
Bientôt je me marie avec mademoiselle.
2570 | Dans cette occasion je compte sur ton zèle. |
ALBERT.
Cessez de plaisanter, Monsieur ; je vous connais,
Et, si par dignité je ne me retenais,
Vous me verriez ici punir vos perfidies.
THÉODORE.
Est-ce pour moi que sont ces paroles hardies ?
ALBERT.
2575 | Pour vous, monsieur, pour vous ; vous le savez fort bien ; |
Ne dissimulez pas, vous n'y gagnerez rien.
MADAME LANGELET.
Jamais on n'a pu voir une telle nature ;
Quand mon fils le cajole, il lui rend une injure.
MONSIEUR LANGELET.
Quand depuis si longtemps nous faisons tout pour lui,
2580 | Injurier mon fils de la sorte aujourd'hui ! |
THÉODORE.
Mon père, calmez-vous et cessez de me plaindre ;
Les injures d'Albert ne peuvent pas m'atteindre.
MADAME LANGELET, à Madame Lombard.
Je suis aise vraiment que vous soyez ici ;
Vous n'auriez jamais cru qu'on pût agir ainsi.
MADAME LOMBARD.
2585 | Vous avez bien raison ; sans cette triste étude |
Je n'aurais pas pu croire à tant ci ingratitude.
ALBERT.
Tu les entends, Henri ? je ne suis qu'un ingrat !
MONSIEUR GAUTHIER, à Madame Lombard.
Vous mettez promptement les gens hors de combat.
Heureusement tous ceux qui pensent le connaître
2590 | Ne sont pas de l'avis que vous faites paraître, |
Et, pour ne vous citer qu'un exemple à l'appui,
Son patron notamment fait si grand cas de lui,
Qu'aujourd'hui même il vient de lui céder sa charge :
Albert a, pour payer, le délai le plus large,
2595 | Et, tout en vivant bien, il pourra tous les ans. |
Mettre encor de côté quarante mille francs.
MADAME LOMBARD, stupéfaite.
Quarante mille francs par an ! C'est magnifique.
THÉODORE.
C'est trop pour être vrai.
MONSIEUR GAUTHIER.
Monsieur, c'est véridique.
MADAME LOMBARD, à Monsieur Gauthier.
Quarante mille francs ? C'est bien ce chiffre-là ?
MONSIEUR GAUTHIER.
2600 | Vous avez entendu comme il faut ; c'est cela. |
MADAME LOMBARD, d'un ton repentant.
Monsieur, j'ai tout à l'heure été beaucoup trop prompte ;
Mais sur votre indulgence en ce moment je compte.
Pardonnez-moi, monsieur, et surtout obtenez
Désignant Albert.
Que mes propos me soient par monsieur pardonnes.
MONSIEUR GAUTHIER.
2605 | Vous êtes excusée en ce qui me concerne ; |
Mais mon ami n'est pas de ces hommes qu'on berne
Et qu'ensuite on apaise avec quelques doux mots ;
Pour détruire l'effet de vos mauvais propos,
Il vous faut lui donner la main de votre fille,
MADAME LOMBARD.
2610 | Je n'osais demander la sienne pour Camille. |
Pour moi, s'il y consent, ses voeux sont une loi.
CAMILLE, à Madame Lombard.
Vous disposez toujours trop aisément de moi :
Albert ne peut plus être aujourd'hui votre gendre ;
Devenu riche, il peut à mieux que moi prétendre.
ALBERT.
2615 | Camille ! Y pensez-vous ? Ne savez-vous donc pas |
Que pour moi l'or n'est rien auprès de vos appas,
Et que plus que jamais maintenant je vous aime,
Parce que je me crois plus digne de vous-même ?
Quand vous voyez pour vous s'accroître mon amour,
2620 | Le vôtre pourra-t-il disparaître en retour ? |
CAMILLE.
Non, pour vous résister, je sens en vous trop d'âme ;
Je n'ai plus de scrupule, et je suis votre femme.
ALBERT.
Ma femme ! Ah ! Maintenant il n'est plus de malheur
Qui puisse me plonger dans la moindre douleur.
MADAME LANGELET, à Madame Lombard.
2625 | Vous m'avez cependant donné votre parole ? |
MADAME LOMBARD.
C'est vrai ; mais d'y compter vous avez été folle,
Tant, Madame, il est vrai que les événements
Sont quelquefois plus forts que nos engagements !
MADAME LANGELET.
Quelle femme d'argent !
THÉODORE.
Quelle sanglante injure !...
2630 | Ah ! Nous nous reverrons, Albert, je te le jure ! |
ALBERT.
Monsieur, je vous dédaigne et ne vous réponds pas.
MONSIEUR GAUTHIER.
Pour jamais te revoir, il craint trop le trépas.
SCÈNE XIII.
Monsieur Langelet, Madame Langelet, Madame Lombard, Monsieur Gauthier, Albert Martin, Suzanne, Camille.
MADAME LANGELET.
Hébergez donc les gens, pour qu'ensuite on vous paye,
Le jour de l'échéance, avec cette monnaie !
2635 | J'ai d'une tendre mère eu pour Albert l'amour, |
Et lui, non seulement il n'a jusqu'à ce jour
Rien fait pour me payer de toute ma tendresse.
Mais encore, cédant à son âme traîtresse,
Il n'a pas craint de prendre à l'instant devant nous
2640 | Celle de qui mon fils devait être l'époux. |
Ami de la maison, c'est-à-dire ami traître,
Il n'a songé chez nous qu'à s'ériger en maître.
Heureusement pour moi la leçon me suffit,
Et je m'en vais tâcher de la mettre à profit.
MONSIEUR GAUTHIER.
2645 | Prenez garde ; je crains pour vous que cette épreuve, |
Madame, ne fournisse au contraire la preuve
Qu'ils n'ont pas, en jugeant l'ami, toujours raison,
Ceux qui croient que jamais il ne vaut pas la maison.
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Notes
[1] Impense : Terme de jurisprudence. Somme employée pour la conservation, l'amélioration ou l'agrément ; ce qui classe les impenses en nécessaires, utiles et voluptuaires. [L]