POÈME DRAMATIQUE
M. DC. LXX. Avec Privilège du Roi.
F. de CHEFFAULT
Texte établi à partir de l'Édition critique établie par Jinhan Tan dans le cadre d'un mémoire de master sous la direction de Bénédicte Louvat, Faculté des Lettres de Sorbonne Université, 2023-2024.
Publié par Paul FIEVRE, avril 2025.
© Théâtre classique - Version du texte du 31/03/2025 à 09:35:47.
AU SERENISSIME ET TRÈS PUISSANT ROi DE POLOGNE ET DE SUÈDE.
SIRE,
Les noms de Prince et de Roi, sont de glorieux titres qui ornent si bien le frontispice d'un Ouvrage, que j'ai fermé les yeux à toutes les considérations qui pouvaient m'empêcher de mettre le mien au jour, et de l'offrir à Votre Majesté : C'est un hommage si peu considérable, que je devrais rougir d'avoir choisi une offrande trop basse pour un autel si élevé. Mais lorsque j'ai considéré que pour faire un présent qui ne fut pas tout à fait indigne d'un grand Monarque, il faudrait que j'y travaillasse toute ma vie, et que celle-ci serait plutôt finie, que l'autre ne serait commencé ; J'ai crû qu'il était raisonnable que mon zèle devançât ma capacité. Si mon Livre est assez heureux pour plaire à Votre Majesté ; je me pourrai vanter qu'une Reine étrangère, fille d'un Roi des Marcomans, Peuples de Moravie, a trouvé son asile chez un Roi comme elle étranger. Fritigile est une Reine volontairement fugitive, que le désir d'être chrétienne et baptisée, a fait descendre de son Trône pour s'élever aux plus hauts degrés du Christianisme. Elle fait moins d'état d'un Sceptre que d'une houlette, s'il n'est accompagné des vertus Royales dont brille Votre Majesté. J'ai dit, Sire, que cette héroïne est volontairement fugitive, parce que ce n'est pas la persécution d'un Empereur qui l'a fait changer de Climats, elle y aurait vécu parmi les ténèbres du Paganisme, si le sang de deux frères Martyrs, n'eut dessillé ses yeux pour lui faire voir l'existence du premier Être : l'ayant connu, elle pouvait l'adorer sans craindre la rigueur des lois païennes, parce que sa Couronne et ses charmes avaient ébloui le tyran qui persécutait nos généreux athlètes ; mais la grâce avec les discours de ces deux frères défenseurs de notre Foi cimentée de leur sang, avait si bien instruit cette Amazone des vérités de notre Religion, qu'ayant connu qu'il était impossible de voir bien clair parmi l'obscurité de l'ignorance, de s'approcher du feu sans en être échauffé, et d'être au bord d'un précipice sans être en danger d'y tomber : elle n'a plus recherché d'autre Couronne que celle de l'immortalité, de plus grande conquête que celle du Paradis, ni de meilleure compagnie que la société des Saints ; elle n'a demandé le Baptême d'eau, que pour avoir la force de recevoir celui du sang. Voilà, Sire, les principaux motifs qui ont obligé Fritigile de renoncer au sceptre Marcoman. Une si belle Histoire jointe au Martyre de Saint Gervais, est une des raisons qui m'ont encouragé d'en faire la dédicace à Votre Majesté. Si mon épître Liminaire ne contient pas les éloges qui lui sont dus, je crois que mon respectueux silence lui sera plus agréable que la rudesse de mes expressions ; il suffit que dans l'abrégé de l'Histoire de Fritigile, on y remarque des qualités qui approchent des perfections de Votre Majesté, une plume plus délicate et mieux taillée que la mienne se mêlera de les écrire ; j'en laisse le soin à la renommée, à qui je devrai beaucoup, si elle fait savoir que vous me permettez d'être,
SIRE,
De Votre Majesté,
Le très soumis, très zélé, et très obligé serviteur,
F. DE CHEFFAULT, Pr. Ch. De S. G.
PRÉFACE
Si les Ouvrages qui sont mis sous la presse n'étaient lus, ou plutôt censurés que des Savants, il serait presque superflu que les écrivains fissent des épîtres au Lecteur ; tant que l'on n'est point attaqué il est inutile de se défendre ; et comme on sait qu'il est plus difficile de composer un Livre que de le Critiquer ; on trouve bien moins de savants auteurs que d'ignorants Critiques, ce qui oblige les premiers de prévenir les autres par une longue préface qui ne sert que d'apologie.
Le Martyre de Saint-Gervais dont j'ai fait une Tragédie, est un sujet si connu des personnes d'érudition et de piété que tout le monde l'a pu lire ; et dans Baronius et dans la Vie des Saints où tout ce que nous en savons est tiré d'une Lettre de S. Ambroise.
Si quelqu'un s'étonne pourquoi j'introduis une Reine des Marcomans, dont pas un de ces deux grands personnages n'a fait mention dans l'Histoire de nos deux Saints, je répons à ceux qui ignorent les règles de la scène française, que toute la beauté d'un poème épique ou dramatique, ne consiste que dans l'épisode, qui n'est autre chose qu'une Histoire si artistement inventée, que sa vraisemblance, et le rapport qu'elle a avec le véritable sujet qu'on traite, ne choquent jamais le bon sens.
La conversion de Fritigile, qui ne semble qu'une fiction, parce qu'elle n'est pas connue à tout le monde, a néanmoins quelques fondement dans l'Histoire ; et l'on peut voir dans les Annales de l'Eglise aussi bien que chez Surius, que cette héroïne était Reine des Marcomans, Peuples de Moravie ; et qu'après un grand nombre de beaux exploits elle abandonna sa Couronne, se fit baptiser, et devint chrétienne par la constance des Chrétiens qu'on persécutait de son temps. La prise des espions Marcomans par les soldats du Comte Astase ; les idoles deux fois renversez par les deux héros de cette pièce ; la suspension d'armes entre les Romains et les Marcomans ; l'amour et l'ambition d'Astase au sujet de Fritigile, qu'il espère d'épouser après avoir usurpé ses états, et la haine jointe à la jalousie de la soeur du Tyran qui veut conspirer contre sa rivale, ne sont que des embellissements de l'art nécessaires dans ces sortes d'ouvrages, et tout cela forme des intrigues et des incidents qui sont les ornements d'un poème dramatique.
Peut-être s'étonnera-t-on de ce que dans un sujet aussi pieux que la mort de deux frères martyres j'ai mêlé de l'amour profane ; mais l'on cessera d'en être surpris, si le judicieux Lecteur considère que la fin principale de l'historien ou du poète, doit être de mêler l'utile au délectable ; et que l'objet de la poésie chrétienne est une belle morale jointe au divertissement. Il faut qu'un écrivain instruise un lecteur en le délectant, et c'est ce que j'ai prétendu faire dans mon poème, où j'ai fait Astase amant de Fritigile sous l'espoir d'un prochain Hyménée ; mais il ne se déclare qu'avec autant de modestie que la sainteté de cet Ouvrage le permet, quand même je lui aurais donné les plus violents transports de cette passion.
Le Lecteur en pourrait apprendre, que depuis qu'un homme en est aveuglé s'il n'en perd au plutôt les occasions ; il est capable comme ce Tyran, non seulement de manquer de fidélité pour son Prince, mais aussi d'oublier les devoirs les plus saints de sa Religion.
Pour la conduite de cette pièce, je la crois dans les règles autant que j'ai pu les apprendre de la poétique d'Aristote, et des plus célèbres auteurs en ce genre d'écrire. Mon sujet qui n'est tiré ni de l'Histoire Sainte, ni de celle du paganisme, peut être le sujet d'une Tragédie. L'action principale qui est la mort de Saint Gervais, se passe dans les 24 heures. La Scène est toujours dans un même lieu ; les acteurs n'y entrent point sans y être attendus, ou sans dire le sujet qui les y fait venir ; ainsi l'on y peut voir les unités nécessaires, et de l'action et du lieu et du temps.
À l'égard du style, comme il en est de trois espèces pour s'en servir selon les différents caractères qu'on donne à ceux qu'on introduit, j'ai tâché de m'en servir le plus judicieusement que j'ai pu. Astase ne parle qu'en Tyran, un peu Religieux pour ses fausses divinités ; aveuglé d'ambition et d'amour, et soumis à toutes ses passions. Nos deux héros ne répondent qu'avec une douceur chrétienne ; il est bien vrai que Fritigile sort de son caractère au quatrième et cinquième acte, mais il faut nécessairement qu'elle change de style en changeant de Religion, et qu'étant nouvellement convertie elle ne parle plus en païenne. J'ai donné aux autres acteurs le style que je leur ai jugé le plus convenable. Ce n'est pas qu'après cette longue préface, je conclue que mon livre a sa dernière perfection. Je veux bien croire que tout autre que moi aurait traité cette matière en termes un peu mieux choisis. Tout ce qui me peut satisfaire, c'est qu'il y a des Astrologues qui ont trouvé des tâches dans le soleil, et qu'il est vrai qu'on le voit éclipser aussi bien que les autres astres. Les Ouvrages les plus achevés ne sont pas à couvert de la censure, et je serais trop vain, de croire qu'il n'y eut rien à reprendre en mon poème, bien qu'il soit l'ouvrage d'un temps assez considérable. Enfin, si ma préface a suffisamment fait voir que je n'ai pas dû faillir par l'ignorance des règles ; on connaîtra par l'ouvrage entier, qu'il est bien plus aisé d'apprendre une science que de la réduire en pratique
Hoc opus, hic labor est.
IN LAVDEM AVTHORIS..
Laudibus ut quid egent nostris quos Christus honorat,
Inde nec illorum gloria maior erit,
Attamen officiis leuibus persaepe mouentur,
Obsequiisque solent munera larga dare,
Praemia Cheffalte idcirco sperare licebit,
Versibus extollens lumina sancta duo.
JOANNIS BESNARD, Sacerd. Coen.
AD EVMDEM. EXASTICON.
Qvem pietas et amor Christi sincerior urgent,
Promouet illius quâ valet arte decus.
Versibus hinc sanctos celebras & laudibus ornas
Eximiis, per te iam viget auctus honos :
Nunc clamant meritum extolli te laudibus omnes
Et mea te dignum Carmine musa canit.
L. de F.N.P.D.
IN LAVDEM AVTHORIS.
Sunt quos ficta gravi iuvat exaltare cothurno,
Et laudare metro quae meminisse pudet,
Conditor Iliados foelix Æneidos Author,
Quid nisi fictitios insonuere Deos ?
At tua Melpomene non te Cheffalte profanis
Occapat, ut tragico Carmine sensa canis,
Eia age digna cedro et sanctorum ut pangis agones,
Irritat flammas aemulus intus amor.
R. BOESME, Presbyt, Coenom.
IN HONOREM SS. GERVASII ET PROTHASII.
Qvis flatus te caelestis prosapia ducit,
Tot tormenta pati mentibus impauidis ?
Quid liquor ? ô mirum ! Dum cuncta hinc inde minantur,
Firmam non possunt ulla mouere fidem.
Quin etiam ardentes pro Christo occumbere morti,
Attollunt animos verbera Carnificum
Gervasi, tu Martyrum honos, nec non decus omne,
Prothasi, haec vobis inclyta facta manent.
Haec foelix sors vestra fuit laudisque perennis,
Certa via effuso tincta cruore patet.
Ast tot vulneribus satis est moriendo resurgi
Cernere et aeternos ex pereunte dies ?
Mortales habitus, sic immortalibus ante,
Fortiter Heroum ponere laudis erat.
STEPHANVS BOVTIN. C. Tur.
AVTHOR AD PIVM LECTOREM. GERVASIVS ET PROTASIVS.
Post triumphum coronati
Mutuo coniubilant.
Et prostrati pugnas hostis
Iam securi numerant.
Omni labe defecati
Carnis belle nesciunt.
Caro facta spiritalis
Et mens unum sentiunt.
---------------
Et mens unum sentiunt.
Pace multà perfr uentes
Scandala non perferant.
Mutabilibus exuti
Repetunt Originem
Et praesentum veritatis
Contemplantur speciem,
Hinc vitalem vivi fontis
Hauriunt dulcedinem.
Ex. Auct. MED. C. 28.
À L'AUTEUR.
D'un généreux dessein la fin est généreuse,
Mais quand il est conduit au point qu'il est conçu,
La suite quelquefois en est si glorieuse,
Que jamais son auteur ne s'en fut aperçu.
Ton ouvrage aujourd'hui fait paraître à nos yeux,
Ce succès que produit ton heureuse entreprise,
Ton amour vers nos Saints et tes devoirs pieux,
Font qu'en les honorant ton Nom s'immortalise.
E. BOUTIN C. de Tours.
QUATRAIN.
Que le sujet est beau, l'on y voit deux vainqueurs
Emporter et la palme et toute la victoire,
Ce sont deux Conquerants et deux Heros de gloire,
Qui bravent un impie confondant ses erreurs.
M. PINSON, Prêtre de Saint Gervais.
CONTRE LES LIBERTINS.
STANCES.
Libertin dont l'esprit enflé de vanité
Combat nos plus saintes maximes,
Sans te donner le temps d'en voir la vérité
Par des sentiments légitimes.
Voici de deux Martyrs l'invincible vertu,
Ton esprit s'y pourra pleinement satisfaire,
Et par l'éclat brillant d'une forte lumière,
Se peut mettre à leurs pieds saintement abattu.
Tu prétends que nos voeux ne sont fondez qu'en l'air
Que ce qu'on dit de l'autre monde,
Se dissipe aussitôt que l'on voit un éclair
Sur les raisons où tu te fondes,
Arrête ici tes pas : et vois de nos grands Saints
Dans la lice du Ciel l'infatigable course,
Delà tu passeras à la première source,
Qui peut de tes désirs arrêter les desseins.
Crois-tu que nos Martyrs combattaient pour l'erreur,
Et qu'un bonheur imaginaire
Leur faisait ressentir les pointes du malheur
Dans la suite de leur carrière.
Mais qui les a portés à quitter tous leurs biens ?
À renoncer aux droits d'une illustre naissance,
Pour suivre d'un bonheur une faible apparence
Qui composait le sort de nos premiers Chrétiens.
Deux lustres accomplis dans la peine et l'amour
N'ont pu courber leurs palmes,
La fureur de l'Enfer survenant à son tour
A vu leurs esprits calmes.
Il faut donc que d'un Dieu, la force et le secours
Ait soutenu nos Saints dans le champ de la gloire,
Afin qu'établissant de ses Saints la victoire,
Il put à notre Loi donner un heureux cours,
Deux siècles expirez on déterra leurs corps,
On les trouva sans pourriture,
On tira du tombeau ces précieux trésors
Comme vainqueurs de la Nature.
Milan fût étonné du Miracle fameux,
À cela ton esprit sera-t-il insensible ?
Apprend dans cet auteur ton jugement terrible,
Si tu veux condamner injustement nos voeux.
A. POULLIN.
L'AUTEUR AUX VERS PRÉCÉDENTS.
S'il est des Virgiles Français
On ne parle que d'un, c'est le fameux Corneille,
Un poème que sa Muse enfante par ses doigts
Surprend autant qu'une merveille ;
Mais il est beaucoup plus certain,
Puisque tant de poètes habiles
Ont fait ces beaux Vers en Latin ;
Qu'on voit en cette Langue encor bien des Virgiles.
Lecteur, en lisant leurs écrits,
Sache, qu'un de ces beaux esprits,
Que son humilité fait taire,
Possède de si beaux talents
Qu'il eut passé pour un Homère
S'il avait été de son temps.
ASTASE, Comte et Préfet de l'Empereur.
FRITIGILE, Reine des Marcomans, fille d'un Roi de Moravie.
GERVAIS, Frère Chrétien.
PROTHAIS, Frère Chrétien.
DORITILLE, Soeur d'Astase.
TYRIDATE, Confident d'Astase.
THRASÉE, Capitaine des Romains, promis à la Soeur d'Astase.
TROUPES DE SOLDATS.
La scène est prés de Milan, dans le Camp d'Astase.
ACTE I
SCÈNE PREMIÈRE.
Astase, Tyridate.
ASTASE.
Cruelle ambition, qu'un vain espoir m'inspire ;
Désirs audacieux, d'usurper un Empire,
Où le sang ne me donne aucun droit de régner ;
Faites que j'y renonce, ou pour le dédaigner,
5 | Cachez à mon orgueil qu'il a trop de faiblesse, |
Pour m'élever au trône où César s'intéresse,
Et que pour des raisons, ou d'amour ou d'État,
Combattre injustement, c'est faire un attentat,
Puisqu'aussi bien les Dieux ont fait taire l'Oracle,
10 | Je vois dans leur silence un invincible obstacle |
Qui me dit que le Ciel, justement irrité,
Trouve dans mes projets trop de témérité :
Étouffe donc Orgueil tant de vaines idées,
Dont les âmes des Grands sont toujours possédées ;
15 | Dés que d'un vain espoir les bouillantes ardeurs |
Leur ouvrent un passage au faîte des Grandeurs ;
Qu'ai-je fait au destin, pour m'être inexorable,
Lui, qui jusques ici me fut si favorable ?
Faut-il qu'en ses rigueurs toujours capricieux,
20 | Il me nie aujourd'hui le secours de nos Dieux ? |
Leur ai-je refusé de leur rendre l'hommage,
Tel que ces Déités veulent d'un grand courage ?
Si j'implore aujourd'hui leur souverain pouvoir,
Mes voeux sont les effets de mon juste devoir,
25 | Puisque de mes Combats je leur donne la gloire, |
Avouant que sans eux je serais sans victoire,
Et qu'ils me font braver les destins envieux ;
N'est-ce pas rendre hommage au pouvoir de nos Dieux ?
Ciel ! Si l'on a commis contre eux quelque insolence,
30 | Qui contraigne l'Oracle à garder le silence ; |
Pour le rompre, et savoir ce qui doit m'advenir,
Fais-moi voir le coupable et j'irai le punir :
Oui, si pour expier l'énormité des crimes,
Il faut leur immoler des hommes pour victimes,
35 | Pourvu que je découvre où sont les criminels, |
J'irai les égorger jusqu'au pied des autels ;
Et si pour apaiser l'excès de leur colère,
Il faut verser mon sang, je consens de le faire,
Que l'Oracle prononce, et je serai tout prêt
40 | À tout sacrifier pour leur seul intérêt. |
TYRIDATE.
Les Dieux s'apaiseront sans tant de Sacrifices,
Comme ils n'ont rien d'injuste ils vous seront propices ;
Seigneur, nous allons voir tous nos voeux exaucez,
Puisque dans leur courroux vous vous intéressez :
45 | Le Ciel qui justement est jaloux de sa gloire, |
Veux que de ses bienfaits on garde la mémoire ;
Vous le reconnaissez, puisqu'après vos combats,
L'éclat de tant d'Exploits ne nous éblouit pas ;
C'est pour cette raison que tout le peuple espère,
50 | Qu'à vos desseins jamais il ne sera contraire, |
Allez, entreprenez et livrez le combat,
Vous en avez l'aveu du Prince et du Sénat,
Tous les Dieux sont d'accord d'une belle entreprise,
Quand le Peuple y consent, ou l'État l'autorise.
ASTASE.
55 | Hélas ! À quoi me sert que son autorité |
Me favorise, ou non, si les Dieux m'ont quitté,
Tant que le Ciel s'obstine à garder le silence,
Si je n'ai son aveu, je n'aI point d'assurance,
Et s'il ne me prédit d'heureux événements,
60 | Je ne prétends plus rien contre les Marcomans. |
TYRIDATE.
Vous suffit-il, Seigneur, de n'y plus rien prétendre,
Et ne craignez-vous point qu'ils n'osent entreprendre,
Vous voyant si longtemps remettre et différer,
N'auront-ils pas sujet d'oser et d'espérer ;
65 | Tandis que vers le Ciel vous adressés des plaintes ? |
Ils font tout leur espoir du sujet de vos craintes ;
Ces paniques terreurs, ces voeux réitérez,
Ces timides respects, font que vous soupirez,
Et que vous étouffez cette naissante envie,
70 | De vous assujettir les Rois de Moravie, |
Qui se voyant en paix, Maîtres de leurs États,
Ligueront tous ensemble, afin qu'en leurs combats...
ASTASE.
Et biens, forçons l'Oracle à me rendre justice,
Peut-être qu'il demande encore un Sacrifice ;
75 | Va donner l'ordre au Temple et le fais commencer ; |
Mais ce dernier fini, s'il ne veut prononcer,
Je n'examine plus qui l'oblige à se taire,
Ni si j'aurai le Ciel favorable ou contraire ;
Pourvu qu'il n'ait pas lieu de se plaindre de moi,
80 | Ayant fait pour nos Dieux tout ce que je leur dois ; |
J'espère leur secours en faveur de mes armes,
Encore un sacrifice, et je n'ai plus d'alarmes.
TYRIDATE.
Le temps que vous mettez à tant sacrifier,
En donne à l'ennemi pour se fortifier ;
85 | Il attend que le Scythe ayant le Vent en poupes, |
Vienne pour seconder et pour grossir ses troupes ;
Toute la Moravie espère du secours,
Il en peut arriver au plus tard en deux jours ;
Ne différez-donc plus, Seigneur, songez encore
90 | Qu'on parle d'alliance avec un Prince More, |
Que Fritigile en âge est preste à demander,
Et que le Roi son père, enfin peut l'accorder ;
Pour soutenir son trône il a besoin d'un Gendre,
Qui dans l'occasion s'arme pour le défendre ;
95 | Que pourrez-vous tout seul contre tant d'ennemis, |
Qui s'étant alliés se croiront tout permis ?
Ne sacrifiez plus, laissez faire l'Oracle ;
Empêchez de former un si puissant obstacle,
Faites manquer l'Hymen, et ne permettez pas,
100 | Que le Scythe et le Maure unissent leurs États, |
Qu'eux et les Marcomans ne fassent qu'une armée ;
Et tandis que la vôtre est si fort animée,
Qu'elle attend pour marcher seulement votre aveu,
Ne laissez pas éteindre en elle un si beau feu ;
105 | Doutez-vous qu'à présent l'Oracle ne prononce, |
Ou que depuis hier il n'ait donné réponse :
Encore un coup, Seigneur, ne différez-donc plus,
Tant de voeux redoublez sont des voeux superflus.
ASTASE.
Tyridate, apprends-donc ce qu'il faut que je fasse,
110 | Vois le Grand Prêtre au Temple, apprends ce qui s'y passe, |
Pour la dernière fois prends encore son avis,
Qu'il m'autorise, ou non, les tiens seront suivis,
Pour n'entreprendre rien qu'avec toute assurance,
Je lui veux faire voir encore ma déférence,
115 | Après avoir rendu tout l'hommage à nos Dieux, |
Il est temps d'achever un projet glorieux.
TYRIDATE.
À vos Ordres, Seigneur, je vais être fidèle,
Vous en aurez bientôt une sûre nouvelle.
ASTASE.
Sois prompt à revenir, car après ton retour,
120 | Je ne diffère plus le Combat que d'un jour. |
Tyridate sort.
SCÈNE II.
ASTASE.
Pour l'avoir différé, Dieux qu'il m'est difficile !
Je crains mes ennemis bien moins que Fritigile ;
Partout on est charmé du bruit de ses exploits ;
Elle commande en Reine, elle impose des lois,
125 | Aux travaux de la Guerre, elle est accoutumée, |
Elle-même conduit et défend son armée ;
Le Roi sur sa valeur en a remis le soin ;
Déjà de ses hauts faits, je me suis vu témoin,
Dans nos derniers combats aux sièges de Pavie,
130 | Par tout où je l'ai vue elle a risqué sa vie ; |
Quand elle a triomphé de nos plus grands vainqueurs,
D'un seul de ses regards elle a gagné leurs coeurs,
Qui charmez de ses yeux comme de son courage,
N'ont pas voulu contre elle insister davantage :
135 | Ce grand coeur martial, ce courage indompté, |
Dont la force est égale à sa noble fierté,
Ne me laissa jamais emporter de Victoire,
Qu'elle n'en partageât également la gloire,
Et je n'ai jamais pu, quoique Victorieux,
140 | Me garantir des coups que m'ont donné ses yeux ; |
Mon coeur ressent encor les traits de leur blessure,
Il s'en plaint en secret, mais en vain il murmure,
Puisqu'en notre naissance une inégalité,
Rompt l'espoir de l'hymen dont je m'étais flatté :
145 | Elle est Reine, ou plutôt c'est l'unique héritière, |
D'un Roi qui lui cédant une puissance entière,
N'en a voulu pour soi réserver que le nom,
Et cette Fille enfin avec tant de Renom,
Ne trouve point d'époux digne d'être en son trône,
150 | À moins qu'il n'ait un Sceptre à joindre à sa couronne, |
Sans les droits qu'elle donne on ne peut l'acquérir ;
Ma naissance m'en prive, il faut en conquérir ;
Puisque pour l'épouser il faut un diadème,
L'ambition me porte à ravir le sien même,
155 | Je tâche à l'usurper, mais ce n'est qu'à dessein |
De lui restituer en lui donnant la main ;
Je n'ai que ce moyen propre à cette hyménée ;
Du succès du Combat dépend ma destinée,
Ou si j'y suis Vainqueur, j'irai le même jour
160 | Offrir et ma Victoire et mon coeur à l'Amour : |
J'irai traiter ma paix avec mon Ennemie,
Je rendrai ses États, son trône, sa Patrie,
Et pour ses biens rendus ne voulant que son coeur,
Sous l'espoir de l'Hymen, l'Amour sera vainqueur ;
165 | Je sais qu'entre elle et moi la victoire incertaine, |
Dés la première attaque... où va ce Capitaine...
SCÈNE III.
Thrasée, Astase.
THRASÉE.
L'Heureuse occasion qui me fait rencontrer...
ASTASE
Quoi ? Thrasée hors du Camp, oSe-t-il se montrer ;
Dans un danger pressant, quand l'honneur le convie,
170 | De vaincre ou repousser toute la Moravie ; |
Lors que les Marcomans, plus mutins que jamais ;
Loin de faire un accord pour obtenir la Paix,
Superbes et flattés du succès de leurs armes,
Disent que dans la Guerre il goûtent plus de charmes.
THRASÉE.
175 | Et bien, tant mieux, Seigneur, on veut ce que je veux, |
La Guerre et non la Paix, est l'objet de mes voeux ;
Plus ils résisteront, plus nous aurons de Gloire ;
Aussi bien sans combattre on n'a point de victoire,
Car dés que l'ennemi la cède à l'abandon,
180 | Nous ne l'emportons pas, la crainte en fait un Don ; |
Si l'on nomme vaincu le parti qui la quitte,
L'autre est nommé vainqueur, sans gloire, sans mérite,
Et l'ennemi défait quand il a combattu,
Nous fait dans sa faiblesse admirer sa vertu :
185 | Ce n'est pas que j'approuve un dessein téméraire, |
Je serais pour la Paix, si nous la devions faire,
Mais quand l'événement d'un Combat est douteux,
Triompher ou périr est tout ce que je veux.
ASTASE.
Que n'exécutez-vous ce désir qui vous presse ?
190 | Pourquoi venir ici montrer votre faiblesse ? |
Et puisque vous avez ces nobles sentiments,
Pourquoi perdre en ces lieux de précieux moments ?
Est-ce que cette Cour est un champ de Bataille,
Y venez-vous montrer l'ardeur qui vous travaille ?
195 | Est-ce dans ce Palais parmi les Courtisans, |
Qu'avecque des Romains on voit des Marcomans ?
THRASÉE.
Non, je viens seulement où mon devoir m'envoie,
Je viens vous faire part de la commune joie :
Je suis dans ce Palais depuis une heure ou deux,
200 | Pour vous entretenir d'un incident heureux, |
Qui fait que dans ces lieux il a fallu me rendre,
Et m'y retient encore, afin de vous l'apprendre.
ASTASE.
Ah ! Si tu me dis vrai, Thrasée explique moi,
Quel heureux incident succède à mon effroi ;
205 | Les Dieux sont-ils pour nous, a-t-on su de l'Oracle, |
Si nous pouvions livrer le combat sans obstacle.
THRASÉE.
J'ignore si les Dieux sont pour, ou contre nous,
Si nous ressentirons leur aide ou leur courroux ;
Mais j'ai plus de sujet d'espérer que de craindre,
210 | Six Marcomans sont pris, nous les allons contraindre, |
Et nous allons savoir dés qu'ils seront soumis
Quelles ruses de Guerre, on craint des ennemis.
ASTASE.
Les Espions sont pris ! Quelle heureuse aventure
Vous a favorisez dans cette conjoncture,
215 | Comment les a-t-on pris ? |
THRASÉE.
Ce fut pendant la nuit, |
Sans jeter l'épouvante, et sans faire aucun bruit,
Que dans l'obscurité, je trompai leurs attentes,
À peine étais-je entré dans l'une de nos tentes,
Où j'avais commencé déjà de sommeiller,
220 | Qu'un murmure confus, soudain vient m'éveiller, |
Je me lève, j'écoute, et de peur qu'il n'augmente ;
De peur que mes Soldats n'en prennent l'épouvante,
Je résiste au sommeil qui me veut accabler ;
Ce bruit qui me surprend ne me saurait troubler ;
225 | Je fais naître en mon coeur une mâle assurance, |
Ma première frayeur se change en espérance,
Je prends à mon escorte un nombre de Soldats,
Qui suivent à l'envi mon dessein et mes pas ;
Tous le Sabre à la main, nous sommes en défense,
230 | Jusqu'au milieu du camp mon escorte s'avance ; |
J'y fais halte, on s'arrête, et pas un ne me suit ;
Je vais seul, à peu prés où s'était fait le bruit,
J'examine, je cherche et tâche à reconnaître
D'où venait ce murmure, et qui ce pouvait être,
235 | La nuit profonde et noire aidant à me cacher, |
Cache aussi l'ennemi que je veux approcher,
Et cette obscurité qui lui semble propice,
Dérobant à nos yeux la ruse et l'artifice,
Qu'il avait pour nous perdre, inventé contre nous,
240 | Rassure mon courage et me cache à ces coups ; |
Outre l'obscurité, la nuit a le silence,
Qui fait que tout un camp se croit en assurance ;
Mais ce profond silence et cette obscurité,
Parmi des ennemis n'ont point de sûreté ;
245 | Le silence et la nuit aident beaucoup à feindre ; |
Mais lors qu'on ne voit rien, on a lieu de tout craindre,
Et tels que nous croyons prés de nous endormis,
Veuillent à nous surprendre, et sont nos ennemis ;
C'est ainsi que déjà par ces ruses de Guerres,
250 | Un nombre d'Espions avançait dans nos terres, |
Ils nous venaient trahir connaissant nos chemins,
Si mon silence adroit n'eut trahi leurs desseins,
Donc pour les découvrir, et savoir le mystère,
Un espace de temps je m'obstine à me taire,
255 | Ils se parlent ; j'écoute, et dans tous leurs propos |
Un qui parlait moins bas me fit ouïr ces mots :
Attendons pour sortir que la nuit soit moins sombre,
Demain nous reviendrons avec un plus grand nombre,
Et si nous les trouvons de la sorte endormis,
260 | Je réponds du succès que je vous ai promis. |
A l'instant par ces mots lisant dans leur pensée,
Je rejoins mon escorte où je l'avais laissée,
Peur de l'intimider je nomme qui je suis,
Je dis ce qui se passe en un mot je l'instruis,
265 | De l'ordre et du chemin qu'il faut que chacun suive, |
De peur d'être surpris, sur tout, quoi qu'il arrive,
Je défends de parler ni de faire aucun bruit ;
Cet ordre ainsi donné mon escorte me suit,
Je la mène en la place où la troupe ennemie,
270 | Dans le milieu du camp feignait d'être endormie ; |
Là dans l'impatience, attendant que le jour,
Ou que l'Aurore au moins se montrât de retour,
Un silence profond règne de part et d'autre,
La troupe d'ennemis se mêle avec la nôtre,
275 | Et dans l'obscurité je ne reconnais pas |
Quels sont les espions non plus que mes soldats,
Enfin l'astre du jour quitte le sein de l'onde,
Et semble en se levant produire un nouveau monde
Il dissipe la nuit, chasse l'obscurité,
280 | Faisant naître en sa place une sombre clarté, |
Les astres de la nuit à nos yeux disparaissent,
Sans que les Espions pourtant se reconnaissent ;
Ils s'étaient revêtus de nos habits Romains,
Croyant par ce moyen déguiser leurs desseins ;
285 | Mais la clarté naissante aisément les abuse, |
Leur troupe avec la mienne est tellement confuse,
Que le chef de leur bande, ignorant qui je suis
Me prend pour un des siens, et me dit son avis,
Allons, dit-il fort bas, partons sans plus attendre,
290 | Ôtons leur tout le temps de nous pouvoir surprendre, |
Puis donnant l'ordre à tous il élève sa voix,
A l'instant neuf ou dix se lèvent à la fois ;
Et comme pour marcher chacun d'eux se dispose,
Soudain à leur départ mon escorte s'oppose ;
295 | Ils veulent échapper se voyant arrêtés, |
Mais étant investis et pris de tous côtés,
Sans faire plus de bruit, sans exciter d'alarmes,
Les ayant arrêtés nous saisissons leurs armes ;
Eux de cette surprise interdits et confus,
300 | Les cèdent à l'instant et ne résistent plus, |
Les ayant désarmés on fait ce que j'ordonne ;
On les mène en la tour où je les emprisonne
Là chacun d'eux formant d'inutiles regrets,
Assurent à leur chef qu'ils lui seront secrets,
305 | Qu'ils sont prêts de subir, et les feux et les flammes, |
Plutôt que d'arracher le secret de leurs âmes :
Voilà ce qui s'est fait en deux heures de temps,
Nous ignorons encor quels secrets importants,
Les engagent si fort à mépriser la vie,
310 | Que de l'abandonner plutôt que leur patrie. |
ASTASE.
Ah généreux guerrier ! Âme de nos soldats,
Terreur des Marcomans, appui de nos États,
Après cette action qui te comble de gloire,
Par quelle récompense en garder la mémoire.
THRASÉE.
315 | Il n'est pas encor temps d'être récompensé, |
Il est temps d'achever ce que j'ai commencé ;
Voyons nos prisonniers, sachons ce qui se passe,
Découvrons leurs secrets, mais avant la menace,
Employons la douceur, et si par amitié
320 | L'on ne peut rien savoir, traitons-les sans pitié, |
Si l'espoir des faveurs ne leur fait point d'envie
Ayons par les tourments leur secret ou leur vie.
ASTASE, voyant revenir Tyridate.
Sachons auparavant ce que l'oracle a dit.
Tyridate revient...
THRASÉE.
Il me semble interdit.
SCÈNE IV.
Astase, Tyridate, Thrasée.
ASTASE.
325 | Hé bien, viens-tu m'apprendre une heureuse nouvelle ? |
TYRIDATE.
Seigneur, vengez les Dieux, embrassez leur querelle,
Contre deux scélérats qui les ont offensés ;
J'ai vu sur leurs autels les vases renversés,
Le Temple profané, leurs Images brûlées,
330 | Le Sacrificateur et ses lois méprisées, |
Et pour vous épargner de plus long entretiens,
J'ai vu l'impiété de deux frères Chrétiens.
ASTASE.
Des Chrétiens dans le Temple ! Ont-ils osé paraître ?
Les devrait-on souffrir.
TYRIDATE.
On n'a pu les connaître.
335 | Ils ont pour faire agir leurs sacrilèges mains, |
De superbes habits déguisez leurs desseins ;
Travestis en Romains, ils sont venus au Temple,
On crut qu'ils y venaient pour y donner exemple,
Nos prêtres les voyant si richement vêtus ;
340 | Aussi bien que le peuple admiraient leurs vertus ; |
Mais ces deux scélérats, ces profanes, ces traîtres,
Abusèrent le Peuple aussi bien que nos prêtres ;
Comme le sacrifice étais presque achevé,
Et que pour s'en aller, chacun s'était levé ;
345 | Ces ennemis des Dieux par un excès de rage, |
Montant sur leurs autels brisèrent leur Image,
Profanèrent le Temple, et les Vases de prix,
Furent foulez aux pieds avec tant de mépris...
ASTASE.
Ah ! Ne demandons plus après cette insolence,
350 | Pour quel sujet nos Dieux gardent tant le silence, |
Lavons un tel affront dans le sang des Chrétiens.
THRASÉE.
Seigneur, sans les punir il est d'autres moyens,
Qui vous rendront les Dieux plus doux et plus traitables,
Faites que ces Chrétiens cessent d'être coupables.
TYRIDATE.
355 | Quoi ces deux scélérats deviendraient innocents. |
THRASÉE.
Oui, l'on obtient sa grâce avec un peu d'encens
Nos lois ne veulent pas toujours que l'on punisse,
Quelques fois la pitié règne avec la Justice,
Absoudre ou condamner est le propre des Dieux,
360 | Et pour eux l'un et l'autre est toujours glorieux. |
TYRIDATE.
Quand un crime avéré ne veut que le supplice,
La pitié doit céder la place à la Justice ;
Et quand au Sacrilège on peut s'abandonner,
Il n'est plus glorieux alors de pardonner.
THRASÉE.
365 | Pourvu qu'ils soient contrits et qu'ils se convertissent ; |
Pourquoi demandez-vous que nos Dieux les punissent :
À Astase.
Avant que de parler de mort ni de tourments ;
Seigneur, il faut savoir quels sont leurs sentiments.
ASTASE
Quelle indigne pitié pour eux vous intéresse.
THRASÉE, à Tyridate.
370 | Quelle aveugle fureur, ou quel désir vous presse, |
De conspirer si fort contre ces malheureux.
TYRIDATE.
Puisqu'ils sont criminels je dois agir contre eux.
THRASÉE.
Nous sommes vous et moi différents en pensée.
TYRIDATE.
Oui la vôtre en effet me semble intéressée.
À Astase.
375 | Seigneur, n'écoutez point ses avis ni les miens ; |
Faites ce que nos lois ordonnent des Chrétiens.
ASTASE.
Qu'on les fasse venir, et qu'on me les amène,
Je veux en plein Conseil ordonner de leur peine.
TYRIDATE.
Ils sont enfuis au Camp, et ne sont pas bien loin,
380 | Fiez-vous-en à moi, Seigneur j'en prends le soin, |
Comme je les connais je suis sûr de les prendre.
ASTASE.
Observez-les partout.
THRASÉE.
Et nous allons apprendre
Ce que nos espions résolvent dans la tour.
ASTASE.
Allons servir nos Dieux, César et mon amour.
ACTE II
SCÈNE PREMIERE.
Gervais, Prothais.
GERVAIS.
385 | Après le beau succès d'une belle entreprise, |
Rendons grâces au Ciel qui seul nous favorise ;
Car bien que ces habits nous servent aujourd'hui,
Pour notre défenseur je ne connais que lui ;
De lui seul vous et moi nous tenons la victoire ;
390 | C'est à lui seul aussi qu'en appartient la gloire, |
C'est lui seul qui donna de la force à nos bras,
Quand nous avons jeté leurs idoles à bas ;
Enfin c'est un effet encor de sa conduite,
D'avoir facilité jusqu'ici notre fuite.
PROTHAIS.
395 | J'admire comme vous un si rare bonheur, |
Et comme vous aussi j'en reconnais l'auteur ;
Ces habits, il est vrai cachent notre retraite,
Mais ils nous ont laissé la victoire imparfaite,
Fuir après le combat, c'est n'avoir point de coeur,
400 | Vaincre sans triompher est d'un lâche vainqueur, |
Quand nous avons au Temple abattu leur Idole,
Il fallait à l'exemple ajouter la parole,
Prêcher à tout un peuple, assemblé dans ce lieu,
Qu'on érige un autel seulement au vrai Dieu ;
405 | Que cette Idole d'or où chacun d'eux s'amuse, |
Par une aveugle erreur les damne et les abuse ;
Je sais qu'à ces discours les sacrificateurs,
Nous eussent fait saisir comme des séducteurs ;
Que nous eussions servi de victime à leur rage,
410 | Mais aussi nous eussions montré notre courage ; |
Non pas en combattant leur inhumanité,
Nous eussions fait paraître en notre fermeté,
Portant jusqu'au trépas un coeur inébranlable,
Nous eussions assouvi leur haine insatiable,
415 | Et par notre constance en braves Conquérants, |
On nous eut vu braver Astase et nos tyrans.
GERVAIS.
Quelle terreur panique arrêtait cette envie ;
Pourquoi sortir du Temple et fuir leur tyrannie,
Quand on est à couvert de l'horreur des tourments,
420 | Il est aisé d'avoir de ces beaux sentiments, |
On aspire à la mort, mais dés qu'elle est présente,
On la craint, on frémit, on tremble, on s'épouvante,
On cherche à l'éviter, et pour ne pas mourir,
Il n'est rien ici bas qu'on ne voulut souffrir.
PROTHAIS.
425 | Ceux qui par désespoir veulent cesser de vivre, |
Pour voir finir les maux où le destin les livre,
Montrent par des souhaits, lâches et malheureux,
Qu'ils ont trop peu de coeur pour vivre généreux,
Et si de leurs travaux le seul poids les accable,
430 | Ils ont lieu de trouver la mort épouvantable, |
Quand un coeur tout Chrétien ne s'intimide pas,
De l'horreur des tourments non plus que du trépas,
Je devais, il est vrai, ne pas sortir du temple,
N'était que je suivais en tous lieux votre exemple,
435 | Je crus qu'ayant brisé l'Image de leurs Dieux, |
Nous allions au devant d'un trépas glorieux,
Et que sans cet habit pour nous faire connaître
Nous allions attaquer Astase ou le faux prêtre,
Et cependant je vois qu'au lieu de les chercher,
440 | Vous fuyez leur présence, et voulez-vous cacher. |
GERVAIS.
Avec moins de chaleur parlez de notre fuite,
Ou bien prévoyez mieux quelle en sera la suite ;
Il fallait, dites-vous, au lieu de nous sauver,
Attendre Astase au Temple afin de l'y braver,
445 | Ou du moins nous devions sans prendre l'épouvante, |
Aller jusques au Camp l'attaquer dans sa Tente,
Où nous étions certains de rencontrer la mort ;
Mais c'était en mourant faire naufrage au Port,
Je sais qu'en ce rencontre abandonnant la vie,
450 | D'une éternelle gloire elle eut été suivie, |
Que comme elle contient les souverains plaisirs,
Elle a toujours été le but de nos désirs,
Que l'on ne veut plus rien après sa jouissance,
Et qu'enfin du martyre elle a la récompense ;
455 | Mais en braves soldats pour la mieux conquérir, |
Il faut souffrir longtemps avant que de mourir,
C'est par de longs travaux et par de grands supplices,
Que le Chrétien s'élève au trône des délices ;
Plus nous endurerons d'Astase et des tyrans ;
460 | Plus après nos douleurs nos plaisirs seront grands. |
Je n'évite la mort qu'afin que sur ma vie,
La rage des Bourreaux ait lieu d'être assouvie,
Afin qu'un long supplice où je serai constant,
Attire des païens à me suivre à l'instant,
465 | Et qu'enfin sur la crainte emportant la victoire, |
Ils soient avecque moi compagnons de ma gloire,
Ne me dites donc plus que je crains de mourir ;
Mais dites que je cherche à vivre pour souffrir,
On en perd les moyens aussi bien que l'envie,
470 | Quand par une mort prompte on veut finir sa vie, |
Si nous eussions resté vous et moi dans ces lieux,
Les prêtres et le Peuple eussent vengé leurs Dieux,
Et croyant rendre au Comte un signalé service,
Sur le champ un seul coup eut fait notre supplice.
PROTHAIS.
475 | Ce beau raisonnement ferait voir un grand coeur, |
Si votre habit Romain n'en démentait l'ardeur,
Quittons ces vêtements qui nous couvrent de honte,
Et ne permettons plus que la peur nous surmonte,
Si nous voulons souffrir cherchons-en les moyens,
480 | Déclarons hautement que nous sommes Chrétiens, |
Livrons nous au tyran qui tâche de nous prendre.
GERVAIS.
Encore une victoire et nous irons nous rendre,
Pour mériter le fruit de plusieurs beaux exploits,
Il faut dans un combat vaincre plus d'une fois,
485 | Tant que nous respirons ici bas sur la terre, |
Ou le monde ou la chair nous font toujours la guerre,
On les tient l'un et l'autre à ses pieds abattus,
Pourvu qu'on leur oppose un rempart de vertus ;
Mais pour les ennemis que nous avons à craindre,
490 | Astase et nos tyrans ; j'ai résolu de feindre ; |
C'est pourquoi c'est en vain que vous me proposez,
De quitter cet habit.
PROTHAIS.
Quoi, vous me refusez ?
Est-ce me témoigner une amitié de frère,
Que de vous opposer à ce que je dois faire.
GERVAIS.
495 | Et vous-même aujourd'hui, me la témoignez vous ? |
Quand vous ne voulez pas ce que Dieu veut de nous,
Il veut que nous gagnions le Ciel par nos souffrances,
Et que nous l'emportions avecque violences ;
Quels sont les grands travaux que nous avons soufferts,
500 | Avons-nous enduré la pesanteur des fers, |
L'horreur d'une prison, et tout ce que la rage
Des plus cruels Bourreaux nous peut faire d'outrage.
PROTHAIS.
Quoi donc, après dix ans de jeûne, d'Oraison,
Après avoir vendu notre propre maison,
505 | Avoir quitté nos biens, laissé notre héritage, |
Dont le pauvre et la veuve entre-eux ont fait partage,
Les idoles enfin depuis peu terrassez,
Ne suffisent-ils pas.
GERVAIS.
Non, ce n'est pas assez,
Je veux, s'il m'est possible, en exposant ma vie,
510 | Ayant brisé l'Idole, ôter l'idolâtrie, |
Tout ce que vous et moi nous avons démoli,
Déjà, depuis ce temps sans doute est rétabli ;
Car j'ai su qu'aujourd'hui tout le peuple s'assemble,
Pour faire un sacrifice.
PROTHAIS.
Allons-y donc ensemble
515 | Pour la seconde fois cachons notre dessein, |
Glissons-nous dans le temple en cet habit romain.
GERVAIS.
Bien loin de méditer une honteuse fuite,
C'est le même projet qu'avec vous je médite,
Et pour vous témoigner que je n'hésite pas.
PROTHAIS.
520 | On vient, j'entends du bruit. |
GERVAIS.
Allons-y de ce pas. |
SCÈNE II.
Astase, Thrasée.
Après un consterné silence Astase dit.
ASTASE.
Enfin nos prisonniers s'obstinent au silence,
Et l'on ne peut, dis-tu, que par la violence,
Arracher leur secret ?
THRASÉE.
Non, Seigneur, et de plus,
Je crois que vos efforts y seront superflus,
525 | En vain pour le savoir je leurs ai promis grâce, |
En vain j'ai fait agir la douceur, la menace,
Vos grâces, m'ont-ils dit non plus que vos rigueurs,
N'ont rien que d'impuissant pour fléchir de grands coeurs,
Tout mon raisonnement ne les a pu soumettre ;
530 | Toutefois un d'entre-eux m'a donné cette lettre, |
Pour la mettre en vos mains il vous prie instamment,
De lui vouloir donner audience un moment.
ASTASE.
Oui, je lui veux donne, je consens de l'entendre,
Voyons si dans sa Lettre il parle de se rendre.
LETTRE qu'Astase lit.
535 | AU PRÉFET DE CÉSAR. SEIGNEUR. |
Si dans un temps de guerres,
On m'arrête ici sur vos terres,
Sachez que ce n'est pas un effet du hasard,
J'ai bien voulu me laisser prendre,
540 | Sans craindre l'horreur des prisons, |
Je vous en dirai mes raisons,
Quand il vous plaira de m'entendre.
Jamais cette faveur ne se peut dénier ;
Car malgré le pouvoir de vos lois qui me brave,
545 | Dans le rang que je tiens je ne suis point esclave. |
Non plus que votre prisonnier.
ASTASE.
Cette Lettre est sans nom
THRASÉE.
Seigneur, quelle douleur,
Fait que subitement vous changez de couleur.
ASTASE.
Du trouble où tu me vois j'ai peine à me remettre,
550 | Plus je veux pénétrer le sens de cette Lettre, |
Et moins j'y vois de suite.
THRASÉE.
À ne me point flatter,
Cet énigme, Seigneur, doit peu m'inquiéter,
Il a voulu, dit-il, exprès se laisser prendre,
Pour certaines raisons qu'il veut bien vous apprendre.
ASTASE.
555 | Quelles sont les raisons qu'il en pourrait avoir ? |
THRASÉE.
Sur le point de tout perdre on prend le désespoir,
Pourvu qu'en se perdant on sauve sa Patrie,
Avec sa liberté l'on expose sa vie ;
Et c'est là que je crois la plus forte raison,
560 | Qui le puisse engager à se rendre en prison, |
Afin que dans ce temps le parti qui redoute,
S'assure la victoire ou bien la mette en doute,
Ou qu'étant trop crédule à quelque faux récit,
Vous suiviez les avis qu'un prisonnier vous dit,
565 | S'il a d'autres raisons je ne les puis connaître. |
ASTASE.
Celle que tu me dis en effet peut bien être,
Je ne demande plus à présent quel sujet,
A pu les engager à suivre un tel projet ;
Mais quand dans cette Lettre il semble qu'il me brave,
570 | Disant, que dans son rang il n'est pas mon Esclave... |
THRASÉE.
Cela se peut, Seigneur, s'il est Prince du Sang,
Il n'est pas votre esclave à cause de son rang,
À vous dire le vrai l'on voit dans sa personne,
Un air majestueux qui d'abord vous étonne.
575 | Son visage, son port, joint à sa majesté, |
Font croire que sans doute il est de qualité.
ASTASE.
Non, non, il n'est pas né pour monter sur le trône,
Et Fritigile seule a droit à la Couronne,
En vain par ces raisons il prétend m'engager
580 | Pour avoir liberté. |
THRASÉE.
S'il est Prince étranger, |
Si pour donner secours au Roi de Moravie,
Il a voulu sortir exprès de sa patrie,
Afin que par adresse ou par force vainqueur,
Il plaise à Fritigile et mérite son coeur ;
585 | Vous savez bien, Seigneur, que de toutes Provinces, |
Cette beauté parfaite attire bien des Princes,
Et que si l'un combat seulement pour l'honneur,
L'autre n'aura pour but que sa main et son coeur.
ASTASE.
Et bien donc, résolvons ce qu'il faut que je fasse,
590 | Tout ce que tu me dis m'étonne et m'embarrasse, |
Pour mettre mon esprit tout à fait en repos,
Sur la fin de sa lettre explique moi ces mots
THRASÉE, lit la Lettre.
Dans le rang que je tiens je ne suis pas esclave,
Non plus que votre Prisonnier.
ASTASE.
595 | Peux-tu bien expliquer ce que cela veut dire, |
Quand même il aurait droit de prétendre à l'Empire
Puisqu'il est en prison il est mon prisonnier.
THRASÉE.
C'est une vérité qui ne se peut nier,
À ce raisonnement je n'ai point de réplique,
600 | Il faut sur cet endroit que lui-même s'explique ; |
C'est le plus sûr moyen que je vous puis donner,
Ordonnez au plus tôt qu'on le fasse amener.
ASTASE.
Je t'en laisse le soin pour me tirer de peine,
Diligente au plus tôt, va dire qu'on l'amène.
THRASÉE.
605 | Seigneur, dans un moment je l'amène en ces lieux. |
ASTASE.
Prends bien tes sûretés.
THRASÉE.
Espérez tout des Dieux.
SCÈNE III.
ASTASE
Mille chagrins divers occupent ma pensée,
Deux secrets mouvements la tiennent balancée,
Lorsque j'aime, je crains et la crainte et l'amour,
610 | Sont les deux passions que je sens tour à tour, |
Quand l'une me fait voir Fritigile adorable,
L'autre me dit qu'elle est d'autant plus redoutable,
Si l'amour la présente avec tous ses appas,
La crainte me la montre au milieu des combats ;
615 | Ainsi quand je la vois et belle et redoutable, |
Ou l'amour ou la crainte incessamment m'accable,
Et quand un peu d'espoir vient balancer mon sort,
Mon amour sur la crainte est toujours le plus fort,
Elle a beau m'opposer que Fritigile est Reine,
620 | Que j'ai pour ce grand coeur une espérance vaine, |
Que malgré ma valeur quand j'aurais tout dompté,
Je trouverai toujours notre inégalité,
Qui lui faisant connaître un défaut de naissance,
Lui fera dédaigner toujours mon alliance ;
625 | Que si la contraignant comme étant son vainqueur, |
Elle donnait sa main, je n'aurais pas son coeur,
Et malgré mon pouvoir et mon amour extrême,
Qu'enfin elle sera maîtresse d'elle-même,
L'espoir vient à l'instance qui me dit à son tour,
630 | L'Hymen égale tout, et tout cède à l'Amour ; |
Il sait comme on fléchit le coeur d'une Inhumaine,
Un Berger devient Roi s'il épouse une Reine,
Mais quand au même état un Roi veut s'engager,
La bergère étant Reine, un Roi n'est pas Berger ;
635 | C'est ainsi que l'amour, la crainte et l'espérance, |
Tiennent incessamment mon esprit en balance,
L'intérêt de nos Dieux qu'il faut que j'aime aussi,
En augmentant ma crainte augmente mon souci :
Je crains si je ne puis expier l'insolence
640 | Faite par les Chrétiens, qu'ils n'en tirent vengeance, |
Et que leur préférant le soin de mon amour,
Il ne m'en coûte au moins et la gloire et le jour,
En cette extrémité que faut il que je fasse,
Je redoute des Dieux la haine et la disgrâce,
645 | Puisque les deux Chrétiens ne sont pas encor pris, |
Je semble un peu trop lent à venger leurs mépris,
Tout mon soin ne devrait s'employer qu'à les prendre.
SCÈNE IV.
Astase, Tyridate, Thrasée.
[ASTASE.]
Hé bien ! quelle nouvelle enfin, viens-tu m'apprendre,
Les Chrétiens sont-ils pris,
TYRIDATE.
Oui, Seigneur, ils sont pris,
650 | Par d'autres que par moi dont je suis fort surpris, |
Comme je les cherchais dans toute votre armée,
Qui me semblait encor de leur prise alarmée ;
Je me suis approché d'un nombre de soldats,
Qui m'ont fait un récit que je n'attendais pas ;
655 | Ils m'ont dit que leur chef dès la nuit précédente, |
Ayant ouï du bruit assez près de sa tente,
Avait surpris des gens déguisez en Romains,
Qui s'étaient nuitamment livrés entre ses mains,
Qu'ils étaient prisonniers en cette Citadelle,
660 | Et que toute l'armée en savait la nouvelle ; |
Moi sans ouïr la fin de tous leurs entretiens,
J'ai bien jugé dès lors que c'était nos Chrétiens.
Voilà comme j'ai su leur prise inopinée.
ASTASE.
Ainsi donc la fortune est toujours obstinée,
665 | À m'agiter l'esprit, et je n'aurai jamais |
Un bonheur assuré qui lui donne la paix ;
Qu'une fausse apparence aisément nous abuse,
Lors que d'un ennemi nous craignons quelque ruse,
J'ai cru ces prisonniers espions Marcomans,
670 | Qui s'étaient déguisez de nos habillements ; |
Mais aussi bien que toi je commence à connaître,
Que ce sont nos Chrétiens qui n'ont osé paraître,
Et que leur secte enfin est l'unique secret,
Qu'ils ne voudront jamais déclarer qu'à regret ;
675 | Thrasée en amène un qui demande audience, |
Peut-être qu'il m'en veut faire une Confidence,
J'ai pris mes sûretés pour le voir sans danger.
TYRITADE.
Seigneur, il entre ici.
ASTASE.
Je vais l'interroger.
SCÈNE V.
Astase, Fritigile, Thrasée, Tyridate, Une troupe de Soldats.
ASTASE, à Fritigile en jeune Romain.
Venez Prince du Sang vous êtes donc si brave,
680 | Que même en nos prisons vous n'êtes pas esclave. |
FRITIGILE.
Non je ne le suis pas, mon rang, ma Dignité,
Sont exempts d'esclavage et de captivité ;
C'est un des plus beaux droits que la naissance donne,
A ceux qui comme moi sont nés pour la Couronne :
685 | Et si vous connaissiez que je la dois porter, |
Vous sauriez un peu mieux comme on doit me traiter.
ASTASE.
Que ne me parlez-vous avec plus de franchise,
Ce n'est pas avec moi qu'il faut que l'on déguise,
Donc pour nous épargner un plus long entretien,
690 | Avouez à regret que vous êtes Chrétien. |
FRITIGILE.
Moi Chrétien ! Non Seigneur, je maudirais ma vie,
Si l'on m'avait nourri dans cette Secte impie,
En attendant le temps qu'on me connaisse mieux,
Sachez que vous et moi révérons mêmes Dieux,
695 | Que nous mettons à mort ceux qui les déshonorent, |
Et que tous mes sujets avec moi les adorent.
ASTASE.
Vos sujets !
FRITIGILE.
Oui, Seigneur, en êtes-vous surpris.
ASTASE.
Mais vous me parlez Prince avec bien du mépris,
Savez-vous quels respects on rend à ma personne.
FRITIGILE.
700 | Et vous, savez-vous ceux qu'on doit à la Couronne, |
Que si je ne l'ai pas, j'ai droit de la porter,
Et quand on me connaît qu'on me doit respecter.
ASTASE.
Nous savons quels respects on doit rendre aux Monarques,
Lorsque de leur grandeur on voit les moindres marques,
705 | Et vous aurez aussi ceux que vous méritez, |
Quand vous nous aurez dit vos nobles qualités.
FRITIGILE.
Avecque mon secret je consens de les dire ;
Mais faites, s'il vous plaît que chacun se retire,
Cet important secret que je garde avec soin,
710 | Ne demande que vous pour en être témoin, |
Comme ce n'est qu'à nous que le secret importe,
Faites éloigner vos gens ou du moins cette escorte,
Puisqu'ils m'ont désarmé soyez en sûreté.
Astase leur fait signe de se retirer.
ASTASE.
Prenons place et parlons en toute liberté.
FRITIGILE.
715 | Avant que de vous dire où s'étend ma puissance, |
Avant que de vanter mon rang ni ma naissance ;
Promettez-moi, Seigneur, que vous m'accorderez,
L'effet de ma demande autant que vous pourrez,
Elle ne blesse point les intérêts d'Auguste.
ASTASE.
720 | Oui, je vous promets tout si la demande est juste, |
Ma parole, je crois, vous doit suffire assez,
Sans attester les Dieux.
FRITIGILE.
Oui, Seigneur.
ASTASE.
Commencez.
FRITIGILE.
Le Roi des Marcomans chargé d'âge et de gloire,
Pour s'être vu toujours suivi de sa victoire,
725 | Vous demande une trêve au plus de quatre mois, |
Ou vous offre la paix pour la dernière fois ;
Comme il se croit toujours sur sa dernière année,
Il veut de Fritigile avancer l'hyménée,
Elle qui met sa gloire à suivre les combats,
730 | Laisse ordonner son père et ne s'en mêle pas, |
Preste à faire la paix si son père l'ordonne,
Ou preste d'allier un Sceptre à sa Couronne,
C'est le dessein du Roi ; dites-moi désormais,
Ce que vous acceptez, ou la trêve ou la paix.
ASTASE.
735 | Prince, votre demande est ce me semble injuste, |
Sans doute elle nuirait aux intérêts d'Auguste.
Je ne puis satisfaire à l'un de vos souhaits,
Et ce que je refuse en un mot c'est la Paix,
La guerre est commencée, il faut que je l'achève,
740 | Je veux bien toutefois consentir à la trêve, |
Et vous tenir parole autant que je le puis.
FRITIGILE.
Eh bien ! Apprenez-donc à présent qui je suis
Sachez mes qualités...
ASTASE.
Avant que de les dire,
Répondez, s'il vous plaît sur ce que je désire,
745 | Vous êtes Marcoman, de grâces dites-moi, |
La Reine pour époux ne veut pas moins qu'un Roi,
Elle veut allier un sceptre à sa Couronne.
FRITIGILE.
Fritigile veut tout ce que son père ordonne,
Son devoir près du Roi n'a point de volonté ;
750 | Mais si de faire un choix elle avait liberté, |
Je sais de quel côté pencherait sa grande âme.
ASTASE.
Aurait-elle pour vous quelque secrète flamme.
FRITIGILE.
Non, mais je sais comme elle où s'incline son coeur,
Je sais qu'elle voudrait pour époux un vainqueur,
755 | Qui put à son bras seul devoir une Couronne, |
Qu'elle dédaigne ceux à qui le sang la donne ;
Ces Rois qui satisfaits de se voir couronnez,
Croient qu'avec un sceptre ils sont trop fortunés,
Elle voudrait un coeur élevé dans la guerre,
760 | Qui soumit à ses Lois la moitié de la terre, |
Et qui vit tous ses Chefs sous un seul étendard,
Partager l'Univers avec le Grand César.
ASTASE.
Que ne fait-elle en sorte auprès du Roi son père,
Que pour un peu de temps son hymen se diffère.
FRITIGILE.
765 | Seigneur, le Roi consent comme elle a demandé, |
Que pour cinq ou six mois l'Hymen soit retardé,
Elle obtient cette grâce à force de prières.
ASTASE.
N'a-t-elle point dessin de passer ses frontières ?
Nous mettrons dans la trêve en faisant le traité,
770 | Qu'on aura comme en paix entière liberté. |
FRITIGILE.
Puisque tous vos discours n'ont rien que de sincère,
Je veux dés à présent vous parler sans mystère,
Vous dire qui je suis et par quelle raison,
Comme un Prince inconnu j'ai subi la prison,
775 | Que je pourrais nommer pour tout autre un asile, |
Apprenez-donc, Seigneur, que je suis Fritigile,
Reine des Marcomans, et qu'un habit Romain
Vous cache avec mon sexe un généreux dessein ;
Je vous surprends, Seigneur, ce projet...
ASTASE.
Ah ! Madame,
780 | Pardonnez à l'erreur qui possédait mon âme, |
Je connais qu'envers vous j'ai manqué de respect.
FRITIGILE.
Non, Seigneur, jusqu'ici tout vous était suspect,
Ne sachant qui j'étais, ignorant ma naissance,
On n'a pas dû me rendre aucune déférence.
ASTASE.
785 | Vous ne m'avez fait voir que trop de Majesté, |
Si le trouble où j'étais ne m'eût inquiété,
Avecque tant d'appas je vous devais connaître ;
Mais de moi-même alors je n'étais pas le Maître,
Et le trouble où mon coeur se plonge incessamment,
790 | À peine me remet de mon aveuglement. |
FRITIGILE.
Enfin, connaissez-moi pour votre prisonnière.
ASTASE.
Ah ! Vous avez ici liberté tout entière,
Ma soeur en ce palais a son appartement,
Il sera pour vous seule, ordonnez seulement
795 | Sur moi, sur tous les miens, vous êtes Souveraine, |
Commandez en ces lieux en qualité de Reine.
FRITIGILE.
Ah ! C'en est trop, Seigneur, votre civilité,
Reçoit une ennemie avec trop de bonté,
Quand pour ma liberté vous êtes si facile,
800 | Vous me croyez encore autre que Fritigile. |
ASTASE.
Non, Madame, à présent je ne m'abuse plus,
Je vous reconnaîtrais avec tant de vertus,
Si votre Majesté ne disait qui vous êtes.
FRITIGILE.
Et bien, j'accepte donc l'offre que vous me faites.
805 | Je rendrai compte au Roi d'un si bon traitement. |
Faites-moi donc conduire en mon appartement,
Et là vous apprendrez qu'il n'est qu'une personne,
Qui puisse avecque moi soutenir ma Couronne.
ASTASE.
Allons, Madame, allons, le destin m'est bien doux,
810 | Si mon Sang et mes jours sont exposez pour vous. |
ACTE III
SCÈNE PREMIÈRE.
Astase, Thrasée.
ASTASE.
Quoi cette noble ardeur, cette mâle assurance,
Ces courages enflez d'une belle espérance,
Ces coeurs qui pour la guerre étaient tout de fureur,
Déjà ne font plus voir qu'une morne langueur.
THRASÉE.
815 | Je vous l'ai dit, Seigneur, tout le Camp désespère |
Voyant que si longtemps le combat se diffère,
Et tous nos chefs aussi pour la même raison,
Soupçonnent l'ennemi de quelque trahison ;
En vain pour ranimer leur valeur endormie,
820 | J'ai fait savoir à tous qu'une troupe Ennemie, |
S'était pendant la nuit livrée entre nos mains,
Que cette heureuse prise aidait à nos desseins.
Tous ceux qui pour marcher brûlaient d'impatience,
Loin de le souhaiter entrent en défiance,
825 | A tout ce que j'ai dit pas un n'ajoute foi, |
Le combat différé cause tout leur effroi,
Parmi l'oisiveté nourrissant leur mollesse,
On ne voit sur leur front qu'une morne tristesse,
Et la crainte en un mot l'emportant sur l'espoir,
830 | Fait que tout votre camp n'est plus dans son devoir ; |
À vous dire le vrai lorsque je considère,
Que l'on arrête un jour et puis qu'on le diffère,
Que ce qui semble sûr n'a rien que d'incertain,
Que dans toute l'armée il n'est pas un Romain,
835 | Puisque je n'y vois plus cette vertu romaine, |
Qui ne quitta jamais de victoire incertaine,
Je m'étonne à mon tour de tout ce procédé.
ASTASE.
Le vôtre me fait un coeur intimidé,
Je ne suis plus surpris si toute mon Armée,
840 | N'est plus comme autrefois vaillamment animée, |
Puisque son Général qui doit l'encourager,
Même avant le combat croit ses jours en danger :
Modérez à loisir ces paniques alarmes,
La trêve nous enjoint de suspendre les armes,
845 | J'en ay donné parole, et pour vous je la tiens, |
Fritigile y consent ; à présent les Chrétiens
Serviront de matière à croître votre gloire,
Vous pourrez sans danger remporter la victoire,
Car ils sont prisonniers.
THRASÉE.
Oui, Seigneurs, ils sont pris,
850 | Et je vois de mes soins qu'un reproche est le prix, |
Je crains, me dites-vous, de prodiguer ma vie.
Craignais-je l'autre nuit qu'elle me fut ravie,
Lors que je pris au camp des soldats Marcomans,
Dont vous savez déjà les secrets sentiments ;
855 | L'ai-je craint aujourd'hui quand seul et sans défense, |
On m'a vu dans le Temple arrêter l'insolence,
Des Chrétiens qui venaient encor sur nos Autels,
Prêcher impunément contre nos immortels :
Mais ce n'est pas à moi de vanter mon courage,
860 | Mes actions un jour en diront d'avantage, |
Bien que de vos mépris je paraisse interdit,
J'ai toujours dans l'esprit ce que vous m'avez dit,
Quel sujet vous pouvait obliger à la trêve,
Pourquoi ne vouloir pas que la guerre s'achève,
865 | En avez-vous reçu l'ordre exprès de César ? |
ASTASE.
Non, mais l'intérêt seul de ma gloire y prend part,
Soit que je fasse trêve ou que la paix soit faite,
J'ay dans tous mes desseins quelque raison secrète,
Si les Chrétiens sont pris qu'on les fasse venir,
870 | Je veux leur offrir grâce ou les faire punir, |
Ma soeur me vient parler ; Allez.
Trasée se retire.
SCÈNE II.
Doritille, Astase.
DORITILLE.
Et bien, mon frère,
Je viens d'entretenir votre belle étrangère,
Tout charme en sa personne, elle a de la beauté,
De l'esprit, du courage et beaucoup de fierté,
875 | C'est ce qu'elle a de trop pour une prisonnière, |
ASTASE.
Il sied bien qu'une Reine ait un peu l'âme fière,
Ma soeur, et je lui donne entière liberté.
DORITILLE.
Vous lui donnez aussi beaucoup d'autorité,
Elle en a bien sur vous, du moins elle s'en vante.
ASTASE.
880 | Elle peut tout sur moi pourvu que j'y consente, |
Et comme elle sait bien user de son pouvoir,
Ainsi qu'en son Royaume elle n'a qu'à vouloir.
DORITILLE.
Puisque vous l'approuvez aucun ne la condamne.
ASTASE.
On m'a dit qu'elle était vêtue en Marcomane.
DORITILLE.
885 | Oui, j'ai vu son habit, il est si précieux ! |
Si propre, si bien fait qu'on ne voit rien de mieux.
ASTASE.
Vous a-t-elle parlé du sujet qui l'amène ?
DORITILLE.
Oui, j'ai su qu'avec vous l'ambition l'entraîne,
Que pour peu que le sort favorise vos voeux,
890 | Vous serez l'un et l'autre également heureux. |
Elle, de vous avoir pour soutenir son trône,
Et vous par son moyen d'avoir une couronne ;
Mais vous allez marcher contre deux puissants rois,
Peut-être que la trêve en fera liguer trois,
895 | Et qu'un événement à vos souhaits contraire, |
Vous fera repentir d'un combat téméraire ;
Pensez plus d'une fois que de petits États,
Fournissent au besoin grand nombre de Soldats.
ASTASE.
[page 40]
Le nombre des Soldats n'est pas ce qui m'étonne,
900 | Lorsque ces Rois verront Fritigile en personne, |
Et mes Soldats Romains joints à ses Marcomans,
Je suis sûr de les voir changer de sentiments.
DORITILLE.
Plaise aux Dieux d'accomplir cette belle espérance ;
Mais il faut les venger, vous savez l'insolence,
905 | Que jusques dans leur Temple on a commis contre eux, |
Les Chrétiens...
ASTASE.
Je le sais, Thrasée en a pris deux,
Je les attends ici pour savoir leurs complices,
Après ils choisiront leur grâce ou leurs supplices,
Pourvu qu'ils soient contrits des crimes qu'ils ont faits,
910 | Les Dieux de leurs encens se tiendront satisfaits. |
DORITILLE.
Soyez trop indulgent, complaisant téméraire,
Attirez-nous du Ciel la haine et la colère,
Pour vous voir couronné cessez d'être Romain,
La seule ambition vous met dans le chemin,
915 | Vous êtes indulgent pour une secte impie, |
Infidèle à César, traître à votre patrie,
Facile et complaisant pour ouïr les discours,
D'une Reine qui vient mendier du secours.
ASTASE.
Oubliez-vous déjà que je suis votre frère,
920 | Qu'ici j'ai tout pouvoir ? |
DORITILLE.
Oui, vous pouvez tout faire, |
Et moi je puis aussi vous reprocher en soeur,
Que les Dieux et César perdent un défenseur.
Lorsque l'occasion d'une conquête aisée,
S'est offerte à propos vous l'avez refusée,
925 | Parce que Fritigile y courait grand hasard, |
Vous n'avez plus été défenseur de César.
ASTASE.
Ah ! Ne m'insultez plus ce reproche m'offense.
DORITILLE.
Vous vous offenseriez aussi de ma présence,
Adieu ; je me retire, aussi bien ces Chrétiens
930 | Auront avecques vous de plus doux entretiens. |
SCÈNE III.
Astase, Gervais, Prothais, Thrasée.
ASTASE, seul assis.
Enfin les Dieux lassez de votre irrévérence,
Permettent qu'aujourd'hui nous en tirions vengeance,
Ou que selon mon choix et votre volonté,
Je garde encor pour vous un reste de bonté ;
935 | Tous vos crimes commis en des lieux vénérables, |
Prouvent suffisamment que vous êtes coupables,
Surpris en blasphémant contre nos immortels,
Souillant leur sacré temple et brisant leurs autels,
Et même en la prison proférer vos blasphèmes,
940 | Je n'aurais pas besoin de témoins que vous-mêmes, |
Si vos impiétés qui font vos entretiens,
Ne me disaient assez que vous êtes Chrétiens.
GERVAIS.
Nous l'avouons, Seigneur, il est vrai nous le sommes,
Quand mêmes de vos Dieux, et vous tous les hommes,
945 | Auriez lieu d'espérer contre nous du secours, |
On nous verra tenir toujours mêmes discours,
Nommez impiété sacrilèges blasphèmes,
Les mépris qu'ont reçus nos majestés suprêmes,
Ces majestés ne sont que de cuivre et d'airain,
950 | Et nous ne connaissons qu'un Être souverain, |
Qu'un être indépendant qui seul de soi subsiste,
Sous qui tout obéit, à qui rien ne résiste,
Ni les flots mutinez ni l'orage des vents...
ASTASE.
Soyez dans votre foi l'un et l'autre savants,
955 | Puisque vous n'êtes pas ici pour m'en instruire, |
Ce que vous répondez ne sert qu'à vous détruire,
Vous approfondissez des points si relevez,
Que je ne réponds rien à ce que vous savez ;
Il ne s'agit ici que d'une seule affaire,
960 | Nos Dieux sont offensez il faut les satisfaire, |
Et pour les satisfaire il n'est qu'un seul moyen,
Renoncer à la vie, ou n'être plus Chrétien.
PROTHAIS.
Renoncer à la vie ! Oui, Seigneur, j'y renonce,
Pour mourir en Chrétien voila notre réponse ;
965 | Si ni vous ni vos Dieux n'êtes pas satisfaits, |
D'une douce menace avancez les effets.
ASTASE.
Ces menaces pour vous n'ont donc rien de sévère,
Vous ne les craignez point.
PROTHAIS.
Non, Seigneur, au contraire,
Bien loin de redouter les horreurs du trépas,
970 | Les plus affreux tourments ne m'ébranleront pas. |
ASTASE.
Quoi donc, on n'obtient rien quand on vous offre grâce,
Ni quand de la douceur on vient à la menace,
Vous dites qu'elle est douce et toutes ses rigueurs,
Tant qu'elle est sans effet n'ébranlent point vos coeurs ;
975 | Et bien, nous allons voir si ces coeurs inflexibles, |
Par l'excès des tourments deviendront plus sensibles,
Vous me forcez d'agir avec sévérité.
GERVAIS.
Non, non, selon vos Loi, Seigneur, j'ai mérité
Qu'avec toute rigueur on me traite en coupable,
980 | Soyez pour me punir un Juge inexorable ; |
Si la molle pitié vous parle en ma faveur,
Envisagez César, vos Lois, et leur vigueur ;
Craignez si vos faux Dieux veulent qu'on nous punisse,
Qu'en souffrant nos mépris vous n'en soyez complice.
ASTASE.
985 | Je mériterais seul des tourments infinis, |
Si je laissais toujours vos crimes impunis ;
Mais il est encor temps de punir ou d'absoudre,
C'est à vous d'arrêter ou d'attendre la foudre,
Elle est si j'y consens, toute prête à partir.
PROTHAIS.
990 | Et bien, obligez nous, Seigneur, d'y consentir, |
Qu'un prompt arrêt de mort fasse éclater la foudre,
Que la flamme ou le fer mette nos corps en poudre,
Nous sommes disposez l'un et l'autre à la mort,
Pourvu qu'un long supplice achève notre sort.
ASTASE.
995 | Ceux dont on vous punit sont de longue durée, |
L'âme la plus constante et la plus assurée,
Les voyants préparés frémit à leur aspect,
Et change son audace en un profond respect ;
Peut-être voudrez-vous quand nous irons au Temple,
1000 | Vous conduire au supplice imiter cet exemple, |
Ou bien vous en voudrez appeler à César ;
Mais attendre ce temps c'est différer bien tard,
Quand l'obstination à ce point vous accable,
L'arrêt que je prononce étant irrévocable,
1005 | En ayant de César un pouvoir absolu, |
Il faut exécuter ce que j'ai résolu
Dans ces derniers moments l'on n'obtient plus de grâces.
GERVAIS.
Qui ne craint point la mort n'en craint point les menaces,
Que n'exécutez-vous cet absolu pouvoir.
ASTASE.
1010 | Puisque vous m'y forcez je ferai mon devoir. |
PROTHAIS.
Et pour moi dans le mien je serai toujours ferme.
ASTASE.
Et bien nous allons voir : Gardes, qu'on les renferme,
Puis qu'ils ont refusé leur grâce et mon appui,
Quand j'ai parlé pour eux. Qu'on s'assemble aujourd'hui,
1015 | Que tout soit préparé pour les mettre à la géhenne |
Avant que de mourir.
THRASÉE.
Seigneur, voici la Reine.
ASTASE.
Remenez Prisonniers ces lâches scélérats.
SCÈNE IV.
Fritigile, Astase.
FRITIGILE.
Vos Troupes sont en ordre, et déjà vos Soldats
M'ont fait voir tant d'ardeur et tant d'impatience,
1020 | Pour faire avec les miens une étroite alliance, |
Qu'ils préfèrent la guerre aux douceurs de la paix,
Et le fruit des Lauriers bornant tous leurs souhaits,
Tout le Camp animé par le feu d'un beau zèle,
Donne lieu d'espérer qu'il nous sera fidèle :
1025 | Sitôt qu'il aura l'ordre il est prêt de marcher, |
L'occasion nous rit, Seigneur, le temps est cher,
Profitons d'un trésor que tant d'autres négligent.
Mais quels chagrins secrets aujourd'hui vous affligent ?
Vous repentiriez-vous de ce qui s'est passé ?
ASTASE.
1030 | Non, Madame, achevons ce que j'ai commencé, |
Si je me repentais après notre entreprise,
Je serais un perfide, et vous seriez surprise,
Outre l'espoir que j'ai d'obtenir votre main,
Madame, c'est assez que je sois né Romain,
1035 | Pour tenir ma parole après l'avoir donnée. |
FRITIGILE.
Oui, Rome vous vit naître, et je suis étonnée,
Qu'un Romain tel que vous montre si peu d'ardeur
Sur le point d'égaler César même en grandeur.
ASTASE.
C'est un ambition qui n'a point de semblable ;
1040 | Mais pouvoir être époux d'une Reine adorable, |
Savoir qu'il m'est permis d'y prétendre aujourd'hui ;
Tout heureux qu'est César, je le suis plus que lui,
Que son pouvoir s'étende aux deux bouts de la terre,
Qu'aux étranges pays il déclare la guerre,
1045 | Tant qu'en la Moravie on nous verra tous deux, |
Régner et conquérir, je serai trop heureux.
FRITIGILE.
Quoi qu'un si grand bonheur flatte vôtre pensée,
Seigneur, avouez-moi qu'elle est bien traversée,
Et qu'un chagrin secret où je vous vois plongé,
1050 | Vous cause un repentir de vous être engagé. |
ASTASE.
Puisque vous ignorez le sujet qui m'afflige,
Madame, apprenez-donc que l'Oracle m'oblige,
D'immoler à nos Dieux deux généreux guerriers,
Qui pourraient avec nous moissonner des lauriers ;
1055 | N'était qu'ils sont Chrétiens, et que leur secte impie, |
Dans sa fausse doctrine est si fort endurcie,
Qu'il faut pour se venger de son impiété,
Ne traiter les Chrétiens qu'avec sévérité.
FRITIGILE.
Puisque pour, ou contre-eux votre toute-puissance,
1060 | Vous donne lieu d'agir par grâce ou par vengeance ; |
Si vous croyez qu'ils sont tous deux si courageux,
Je crois que leur pardon nous est avantageux,
Sur un autre Chrétien qui soit moins nécessaire,
Que les Dieux offensés déploient leur colère.
ASTASE.
1065 | Ils sont justes, Madame, et leur juste courroux, |
Pour leur avoir fait grâce éclaterait sur nous,
Pour détourner la foudre il faut un sacrifice.
FRITIGILE.
Et bien, sauvez-en l'un, et que l'autre périsse,
Peut-être qu'à l'aspect des supplices affreux,
1070 | Voulant n'en sauver qu'un vous en sauverez deux, |
Ou plutôt servez-vous d'une plus douce voie,
Avant la fin du jour souffrez que je les voie,
Ils se convertiront peut-être par douceur.
[ASTASE.]
J'y consens, voyez-les, puisque voici ma soeur,
1075 | Je vais lui proposer qu'elle vous accompagne. |
SCÈNE V.
Doritille, Astase, Fritigile.
DORITILLE.
On dit que vos Soldats vont se mettre en campagne,
Et que ceux de Madame, ont déjà fait savoir
Qu'ils sont près d'arriver.
ASTASE, en s'en allant dit à Doritille.
Il faut les recevoir ;
Ma soeur, jusqu'en la tour accompagnez la Reine,
1080 | Pour voir nos prisonniers. |
DORITILLE.
À quoi bon cette peine, |
Madame, on les verra quand ils iront mourir.
FRITIGILE.
Si d'une aveugle erreur je les pouvais guérir
Et leur sauver la vie : en seriez-vous fâchée ?
DORITILLE.
Pour quel sujet, Madame, en serais-je touchée,
1085 | Tel que soit leur destin, je n'y prends point de part ; |
Mais vous, pour leur parler vous attendez bien tard,
Quand leur nouveau supplice est dressé dans le Temple,
Quand on veut qu'aujourd'hui tous deux servent d'exemple,
Et que de leur trépas l'arrêt soit prononcé,
1090 | Vous découvrez bien tard un zèle intéressé. |
FRITIGILE.
Oui, Madame, il est vrai la pitié m'intéresse,
Je diffère un arrêt qu'un peuple aveuglé presse,
Et puis qu'il m'est permis comme à vous de les voir,
Allons pour les gagner faire notre pouvoir,
1095 | Ils n'auront contre nous que d'impuissantes armes. |
DORITILLE.
Pour épargner leur sang vous coûterez des larmes
A ceux qui dans leur mort sont plus intéressez,
Vous ne prévoyez pas que les Dieux offensés,
Les voyant impunis après tant d'insolence,
1100 | Sur vous ou sur mon frère en voudront la vengeance ; |
Souffrir que des Chrétiens par des faits odieux,
Blessent impunément la majesté des Dieux,
Empêcher qu'en leur sang on ne lave leur crime,
C'est d'un beau sacrifice enlever la victime ;
1105 | C'est du Ciel irrité craindre peu le pouvoir, |
C'est ignorer sa Loi, c'est trahir son devoir ;
C'est mettre en sa grandeur toute son espérance,
C'est n'avoir pour ses Dieux ni foi ni déférence.
FRITIGILE.
[page E, 49]
Quand je sais à quel ordre il me faut obéir,
1110 | Je sais trop mon devoir pour oser le trahir, |
Les Dieux dont j'ai reçu la vie et la couronne,
M'obligent d'accomplir ce que l'Oracle ordonne,
Et comme il est certain qu'il n'a rien prononcé,
Peut être que le Ciel n'est pas si courroucé,
1115 | Qu'il exige le sang de ces deux misérables, |
Qui sont trop courageux pour être si coupables.
DORITILLE.
Si les carreaux du Ciel ne sont prêts à lancer,
Les Dieux par leur silence ont beau vous menacer,
Astase est, dites vous, à l'abri de l'orage,
1120 | Mais craignez, vous et lui ; tel que soit leur courage, |
Leur offense est plus grande envers nos immortels,
Leurs sacrilèges mains ont brisés leurs autels,
Puisque tous deux encore font gloire de leurs vices,
Les vouloir pallier c'est en être complices,
1125 | Et si pour vous mon frère en prend la cause en main, |
Les Dieux le traiteront comme un lâche romain.
Et vous Madame, et vous qu'on traite ici de Reine,
Vous qui vous promettez la victoire certaine,
Pour trouvez chez mon frère un amoureux support,
1130 | Malgré tout son amour appréhendez le sort, |
Il punit, il absout, il récompense, il venge,
Avec tout son caprice il ne fait rien d'étrange,
Qu'on le nomme inconstant, traître, capricieux :
Favorable ou contraire, il obéit aux Dieux,
1135 | La colère du Ciel justement animée, |
Pour le venger de vous, détruira votre armée,
Et laissant triompher celle des ennemis,
On verra les plus forts aux plus faibles soumis.
FRITIGILE.
Si je tombais ainsi du faîte au précipice,
1140 | Le Ciel à mon endroit ferait une injustice, |
Pour se venger de moi qu'ai-je fait contre lui ?
DORITILLE.
Sauver deux scélérats et leur servir d'appui.
C'est offenser les Dieux, c'est mépriser l'Oracle.
FRITIGILE.
Madame à ses décrets, je ne mets point d'obstacle,
1145 | S'il est vrai que le Ciel ait décidé leur sort, |
Je serai la première à les juger à mort,
Venez être témoin de ce que je vais dire.
DORITILLE.
Que Tiridate y soit, pour moi, je me retire,
Je ne saurais ouïr leurs profanes discours,
1150 | Il faut de ses desseins que j'arrête le cours, |
Je vais la devancer pour hâter leur supplice,
Allez Madame, allez, et qu'on vous obéisse.
ACTE IV
SCÈNE PREMIÈRE.
Doritille, Thrasée.
DORITILLE.
Tu pars déjà Thrasée et pour marquer ton zèle,
Tu cours avecque joie où mon frère t'appelle,
1155 | Je la vois sur ton front, je la lis en tes yeux, |
Et de ce noble espoir d'être victorieux,
Ton coeur est satisfait.
THRASÉE.
Que dites-vous Madame ?
Ah ! Si mieux qu'en mon front vous lisiez dans mon âme,
Mes yeux qui vous ont dit le secret de mon coeur,
1160 | Vous diraient encor mieux sa mortelle douleur, |
Quand mon front vous découvre une apparente joie,
Mon âme incessamment aux chagrins est en proie,
Et vous ne voyez pas que l'honneur et l'amour,
Ces tyrans de mon coeur l'attaquent tour à tour.
DORITILLE.
1165 | Tu cèdes cependant à l'honneur qui t'entraîne, |
Tu parts malgré l'amour, et ne sers pas ma haine,
Je t'en ai dit l'objet tu connais ses mépris.
Tu sais qu'en me vengeant mon coeur sera ton prix.
Et cependant tu parts, sans que je sois vengée,
1170 | Tu sers l'Indigne objet dont je suis outragée. |
THRASÉE.
Madame à ce départ j'ai peine à consentir,
L'honneur malgré l'amour me force de partir,
Si d'une lâcheté j'avais souillé ma vie,
Je me repentirais de vous avoir servie,
1175 | Et comme sur nous deux rejaillirait l'affront, |
Vous me reprocheriez d'avoir été trop prompt,
Jusques à mon retour souffrez que je diffère,
Pour venger les mépris d'une Reine étrangère.
DORITILLE.
Mais elle en veut aux Dieux, elle se promet tout,
1180 | Sur tout elle entreprend de me pousser à bout, |
Depuis que ses appas ont aveuglé mon frère,
Loin de m'en reconnaître, elle en devient plus fière,
Mais je puis me venger de ce qu'elle me fait,
Si Tyridate veut déclarer ce qu'il sait.
1185 | Il sait qu'en sa présence elle a versé des larmes |
Qu'elle promet encore de suspendre les armes,
Qu'elle abandonnera son trône aux ennemis,
Avant que de manquer à ce qu'elle a promis,
Dans tout ce procédé ma gloire s'intéresse,
1190 | Elle s'engage trop pour tenir sa promesse. |
THRASÉE.
[page 53]
Et bien Madame, il faut gagner ce confident,
Pour son propre intérêt, je sais qu'il est ardent,
Et si je lui promets un peu plus qu'il n'espère,
Il nous servira bien.
DORITILLE.
Comme il est peu sincère,
1195 | Si Fritigile aussi pour se faire obéir, |
L'a su déjà séduire, il nous pourra trahir,
Sans perdre plus de temps allons trouver mon frère,
Allons lui déclarer que sa Reine étrangère,
Lui manque de parole ; et qu'avec les Chrétiens,
1200 | Elle a presque toujours de secrets entretiens, |
Que Tyridate seul en a la confidence.
THRASÉE.
Madame parlez bas, je le vois qui s'avance.
DORITILLE.
Ne lui découvre rien de ce que je t'ai dit,
Qu'il nous déclare encor ce qu'il sait.
THRASÉE.
Il suffit.
SCÈNE II.
Doritille, Tyridate, Thrasée.
DORITILLE.
1205 | Seigneur peut-on savoir ce que résout la Reine ? |
Court-elle au précipice où sa pitié l'entraîne ?
TYRIDATE.
Si je pénètre bien le but de ses desseins,
Madame elle trahit les devoirs les plus saints ;
Avec les deux Chrétiens elle est en conférence,
1210 | Tout lui devient suspect jusques à ma présence. |
THRASÉE.
Mais touchant le traité, qu'est-ce qu'elle résout ?
TYRIDATE.
Pour sauver deux Chrétiens elle abandonne tout.
Quand son plus grand bonheur dépendrait de leur vie,
Elle n'en aurait pas une plus forte envie.
1215 | S'ils disent que leur mort les rendra bien heureux, |
Elle répond, qu'il faut qu'elle meure avec eux,
Elle proteste enfin de ne les pas survivre,
S'ils ne consentent pas qu'Astase les délivre.
DORITILLE.
Elle se vante assez de pouvoir tout sur lui,
1220 | Que son bras secondé n'est pas un faible appui, |
Qu'elle est assez aimée et que jamais il n'ose,
Au moindre de ses voeux nier la moindre chose,
A toute heure elle tient de pareils entretiens,
Mais puis qu'elle est si fort du parti des Chrétiens,
1225 | Je découvre un moyen de la rendre suspecte, |
Allons dire tous trois qu'elle embrasse leur secte,
Que son coeur pour sa foi, devenant inconstant,
À l'égard de mon frère, elle en peut faire autant,
Qu'enfin elle est Chrétienne, et que déjà dans l'âme,
1230 | Elle abhorre nos Dieux, |
THRASÉE.
Il faut prouver Madame |
Cette accusation vous servira bien peu,
Si même avec témoins elle n'en fait l'aveu.
DORITILLE.
Après son procédé, que faut-il davantage,
Tyridate est témoin, et son seul témoignage
1235 | Touchant ce qu'elle a dit, et ce qui s'est passé. |
TYRIDATE.
À ne vous rien celer je suis embarrassé,
C'est m'engager bien fort dans une étrange affaire,
Astase aime la Reine et j'irais lui déplaire !
Madame exemptez-moi d'un si fâcheux récit.
DORITILLE.
1240 | Et bien je lui dirai tout ce que tu m'as dit. |
Comme son confident je sais bien que tu n'oses,
Thrasée avecque-moi dire les mêmes choses.
THRASÉE.
Ah ! ne me forcez pas, Madame, à m'engager,
La vengeance qui suit met nos jours en danger
1245 | Que Tyridate seul use de sa prudence, |
Qu'il dise ce qu'il sait comme une confidence.
DORITILLE.
En nommant le témoin quel danger risques-tu ?
Est-ce que mes conseils offensent ta vertu ?
Quels remords scrupuleux te la rendent si pure,
1250 | Qu'elle n'ose alléguer l'ombre d'une imposture ? |
Contre une Reine impie il faudrait tout oser.
THRASÉE.
Il est vrai, mais sans crime en puis-je supposer ?
Madame, il ne faut pas qu'un vain espoir vous flatte,
Une telle entreprise est un peu délicate,
1255 | S'il faut que je la manque il y va de mes jours, |
Tôt ou tard contre-moi sa vengeance aura cours.
DORITILLE.
L'honneur qui tient ton âme en esclave asservie,
Te sert d'un faux prétexte à t'épargner ta vie,
Écoute, et suis toujours tes scrupuleux remords,
1260 | Je ferai pour la perdre agir d'autres ressorts. |
THRASÉE.
Ce n'est pas le scrupule ici qui m'embarrasse,
Plus on est en faveur, plus on craint la disgrâce,
TYRIDATE.
Madame, à vous servir s'il a peu de ferveur,
Il en dit la raison, c'est qu'il est en faveur ;
1265 | Fritigile en a fait son Général d'armée, |
Du bruit de sa valeur elle est toute charmée,
Et nos soldats Romains unis aux Marcomans
Sont ravis d'obéir à ses commandements.
DORITILLE.
Ainsi de ton secours je n'ai rien à prétendre,
1270 | Tu me vas nuire, ingrat, au lieu de me défendre, |
Tu dois faire du bien à celle qui t'en fait,
Mais tremble si je change et si mon coeur te hait,
Tu sauras ce que c'est qu'une Amante irritée,
Si tu sers une impie après m'avoir quittée.
THRASÉE.
1275 | Ne servir que vous seule est mon bien le plus doux, |
Et s'il faut vous aimant aimer votre courroux,
Plutôt que d'encourir l'horreur de votre haine
Je vous obéirai ; je vais trahir la Reine,
Mais les Dieux sont témoins comme vous m'y forcez.
DORITILLE.
1280 | Non, non sois libre, ingrat, tu m'en as dit assez. |
TYRIDATE, à Doritille.
Madame, Astase vient, il pourrait vous entendre.
DORITILLE.
[page 57]
Il saura le secret que l'on vient de m'apprendre,
Et si l'amour tout seul ne me donne un témoin,
L'intérêt sans l'amour en réduit au besoin.
SCÈNE III.
Astase, Doritille, Thrasée, Tyridate.
ASTASE.
1285 | Sur le point de partir que fait ici Thrasée ? |
DORITILLE.
De l'erreur où j'étais il m'a désabusée,
Et si vous le voulez vous pouvez l'être aussi.
ASTASE.
De vos fiers entretiens je prends peu de souci,
Ma soeur, je sais quels sont vos mépris pour la Reine,
1290 | Mais sachez... |
DORITILLE.
Quoi Seigneur ? |
ASTASE.
Que la perte est certaine |
De quiconque osera s'opposer à ses voeux,
Elle agit par mon ordre en tout ce que je veux,
Et faire à ses desseins la moindre résistance
C'est vouloir avec moi disputer ma puissance.
DORITILLE.
1295 | Mais ce puissant crédit dont vous vous targuez tant, |
Va-t-il jusqu'à pouvoir tout ce qu'elle prétend ?
ASTASE.
Tout ce qu'elle entreprend, c'est moi qui lui commande,
Mais ne me parlez plus, votre audace est trop grande.
À Thrasée.
Et vous que ses bontés ont comblé de bienfaits,
1300 | Pourriez-vous consentir au plus noir des forfaits ? |
THRASÉE.
Si le coeur d'un amant est facile à séduire,
Le mien ne sait qu'aimer et ne vous saurait nuire,
La Reine et votre soeur ont des bontés pour moi,
Et si tout mon bonheur fait soupçonner ma foi...
DORITILLE.
1305 | Non, non, tout notre amour, Seigneur, n'est qu'un faux zèle, |
Il sera si je veux, ingrat, traître, infidèle,
S'il a quelque vertu pour ne vous pas trahir,
L'amour beaucoup plus fort me peut faire obéir.
THRASÉE.
Seigneur ne craignez point de trahison couverte,
1310 | Je sais trop mon devoir pour conspirer sa perte. |
ASTASE.
Quand de haine et d'amour un coeur est combattu
Il ne consulte plus ni devoir ni vertu.
À l'objet qui le charme il obéit sans peine,
DORITILLE, à Thrasée en sortant.
Je verrai ton amour en secondant ma haine,
1315 | Adieu. Songes-y bien, et ne t'amuse pas |
À prendre l'intérêt de ces deux scélérats.
SCÈNE IV.
Tyridate, Astase, Gervais, Thrasée.
TYRIDATE à Astase.
Seigneur, voici l'objet le plus grand de sa haine,
Elle en veut aux Chrétiens beaucoup plus qu'à la Reine,
C'est pas son ordre exprès qu'ils arrivent ici.
ASTASE, à Gervais.
1320 | Hé bien de votre erreur êtes-vous éclairci, |
Voulez vous consentir à ce qu'on vous propose ?
GERVAIS.
Oui, Seigneur, nous serons d'accord de toute chose,
Pourvu que nous soyons tous d'une même loi,
Et que la Reine et vous embrassiez notre foi.
ASTASE.
1325 | À ces conditions s'il me fallait souscrire, |
Je souffrirais plutôt la perte de l'Empire,
Et le crime à César serait moins odieux,
Que l'infidélité que je ferais aux Dieux.
Venez avecque nous vaincre sous leurs auspices,
1330 | Par vos soumissions ils nous seront propices, |
Sitôt que de rebelles vous leur serez sujets,
Nous verrons prospérer nos plus hardis projets,
Et quand par leurs secours nos guerres seront calmes,
Nous reviendrons ensemble à l'abri de nos palmes
1335 | Présenter nos lauriers et rendre grâces aux Dieux, |
De qui nous attendons un succès glorieux.
GERVAIS.
Ce discours serait bon à des âmes vulgaires,
Qui croient comme vous des Dieux imaginaires ;
Car votre folle erreur est que Mars ou Pallas,
1340 | Fausses Divinités, président aux combats, |
Que c'est à Jupiter qu'appartient le tonnerre,
Et qu'ainsi que Pallas et Mars sont pour la guerre ;
De même avec Thethis Neptune est pour les eaux ;
Enfin, vous vous forgez mille autres Dieux nouveaux,
1345 | Qui selon vos succès ou plutôt vos caprices, |
Aujourd'hui sont fâchez et demain sont propices ;
Voilà quels sont vos Dieux que vous idolâtrez,
Changez de sentiments lorsque vous combattrez,
Si votre ambition demande une Couronne
1350 | Le vrai Dieu que j'adore est celui qui les donne, |
C'est lui qui les conserve et qui les peut ôter,
C'est lui qui tient la foudre et non pas Jupiter.
Si du fruit des combats vos troupes sont charmées
Elles en obtiendront du grand Dieu des armées ;
1355 | Je suis prêt de marcher si l'on combat pour lui. |
ASTASE.
Et moi je suis tout prêt de te perdre aujourd'hui.
Infâme, scélérat, peste, exécrable, impie,
Avec trop d'indulgence on épargne ta vie,
Je vois bien qu'il est temps d'en arrêter le cours.
1360 | Invoque ton vrai Dieu, qu'il vienne à ton secours, |
Qu'il extermine ceux qui dressent ton supplice,
Et que dessous leurs pieds il ouvre un précipice,
Puisque depuis dix ans on dit que tu le sers,
Que son bras tout-puissant vienne briser tes fers,
1365 | Pour un si long service il te doit récompense. |
GERVAIS.
J'en vais bientôt jouir si mon trépas s'avance ;
Ne reculez donc plus si tard, ni si longtemps
Ce moment où la mort nous doit rendre contents.
ASTASE.
Tu seras satisfait, sacrilège, et ton frère
1370 | Épouvanté de voir jusqu'où va ma colère, |
De peur d'en ressentir les plus sanglants effets,
En te voyant mourir fera d'autres souhaits ;
Ton supplice et ta mort lui serviront d'exemple.
Gardes ; si tout est prêt, qu'on le conduise au Temple,
1375 | Aux coups de fouets plombez nous l'avons condamné, |
Suivez exactement l'ordre que j'ai donné.
Les gardes l'emmènent dans le temps que Prothais entre.
THRASÉ, à Astase
La Reine entre, Seigneur, elle suit un complice.
SCÈNE V.
Prothais, Fritigile, Astase,
Tyridate, Thrasée.
PROTHAIS.
Où mène-t-on mon frère ?
FRITIGILE.
On le traîne au supplice,
Je vais en sa faveur faire un nouvel effort.
PROTHAIS.
1380 | Madame s'il vous plaît, n'empêchez pas sa mort, |
Nous jouirons bientôt d'une gloire immortelle,
À nous faire souffrir, montrez tout votre zèle.
FRITIGILE, à Astase.
Seigneur si la pitié...
ASTASE.
Madame, il est Chrétien,
Les Dieux veulent sa mort, et nous n'y pouvons rien,
1385 | On combat vainement leur puissance absolue, |
L'arrêt en est donné, sa perte est résolue,
Le blasphème qu'il vient encore de prononcer,
Loin d'apaiser le Ciel, sert à le courroucer,
Il se livre soi-même au malheur qui l'accable,
1390 | César veut qu'à leur secte on soit inexorable. |
FRITIGILE.
Seigneur, puisqu'en ses jours, je prends quelque intérêt,
Suspendez pour un temps l'effet de son arrêt,
Il vous écoutera,
ASTASE.
Madame, je me lasse,
D'offrir et de reprendre incessamment sa grâce,
1395 | Je l'ai mise en ses mains, il n'a qu'à la vouloir, |
Ce n'est point la pitié qui me peut émouvoir,
Qu'il adore nos Dieux, et je consens qu'il vive.
PROTHAIS.
Seigneur, pour l'embrasser souffrez que je le suive,
Pour la dernière fois, qu'il me voie aujourd'hui.
ASTASE, à Thrasée et à Tyridate.
1400 | Conduisez-le vous deux ; je le suis. |
SCÈNE VI.
Fritigile, Astase.
FRITIGILE.
Quel ennemi ! |
Fallait-il jusqu'ici...
ASTASE.
Vous soupirez, Madame,
Et l'indigne pitié, saisit votre grande âme,
FRITIGILE.
Peut-on voir avec lui, mourir tant de valeur,
Sans gémir de sa mort, sans plaindre son malheur,
1405 | Hélas ! Son entretien marque un si grand courage. |
ASTASE.
Et son discours impie a grossi tout l'orage,
La foudre qui le suit, toute preste à partir,
Ne se peut arrêter qu'avec un repentir,
Mais ce coeur endurci, mais cette âme obstinée
1410 | Ne voit point ici bas d'heureuse destinée, |
Elle est accoutumée aux crimes odieux,
Elle met son bonheur à conquérir les Cieux,
Et comme elle n'en peut avancer la conquête,
Qu'en attirant sur soi la foudre et la tempête,
1415 | Et comme sans trembler il en attend le coup, |
Votre indigne pitié ne lui sert pas beaucoup.
FRITIGILE.
Ainsi vous consentez que ce grand coeur périsse ?
ASTASE.
À l'ordre de César il faut que j'obéisse.
FRITIGILE.
César s'informe-t-il si vous obéissez ?
ASTASE.
1420 | Non, mais dans son trépas les Dieux intéressés, |
Plus puissants que César malgré lui m'y contraignent.
FRITIGILE.
Pour demander sa mort qu'est-ce que les Dieux craignent ?
ASTASE.
Madame, encor un coup, ils ne le craignent pas,
Mais puis qu'il est coupable, ils veulent son trépas.
FRITIGILE.
1425 | Estimez-vous si peu son généreux courage, |
ASTASE.
Je le plains, je l'estime et ne puis davantage,
Mais consolons nous-en, il est d'autres guerriers,
Qui pourront bien sans lui, soutenir vos Lauriers,
Vos braves Marcomans et nos troupes Romaines,
1430 | Nous offriront assez de Victoires certaines, |
Et n'était qu'il nous faut punir deux scélérats,
Nous eussions déjà fait camper quelques Soldats,
Allons pour contenter leur noble impatience,
Avancer son trépas,
FRITIGILE.
Faut-il qu'en ma présence,
1435 | Je le voie expirer. |
ASTASE.
Non, vous n'y serez point, |
Puisque votre pitié pour eux monte à tel point
Je crains qu'avec leur sang, vous ne mêliez vos larmes,
Ma soeur vient à propos pour calmer vos alarmes,
Adieu.
SCÈNE VII.
Doritille, Fritigile.
DORITILLE.
N'allez-vous pas voir mourir le Chrétien,
1440 | Il est presqu'en état de n'espérer plus rien, |
Si vous m'en voulez croire, allons ensemble au temple,
D'une belle constance y voir un bel exemple.
FRITIGILE.
Pour aller contempler des actes inhumains,
Je n'ai pas pris naissance avecques des Romains.
DORITILLE.
1445 | Aussi n'avez-vous pas une vertu Romaine, |
Tout le peuple est surpris, qu'une si grande Reine,
Pour voir des nouveautés montre si peu d'ardeur.
FRITIGILE.
Tout ce peuple surpris est un peuple sans coeur,
Un peuple sans pitié qui n'a rien de sensible.
DORITILLE.
1450 | Madame, suivez-moi, je ferai mon possible. |
FRITIGILE.
Non, je veux rester seule en l'état où je suis,
Si pourtant je puis l'être avecque tant d'ennuis.
DORITILLE.
Vous avez de l'ennui sur le point d'être heureuse,
Astase est courageux, vous êtes généreuse.
1455 | Vos soldats et les siens sont fortement unis, |
Les Dieux sont apaisés, et les Chrétiens punis,
Vous n'aurez plus tous deux aucun obstacle à craindre,
Pour moi, je ne vois pas que vous soyez à plaindre,
Tout flatte vos desseins, tout rit à vos désirs.
FRITIGILE.
1460 | J'ay bien d'autre sujet de pousser des soupirs, |
Astase à son retour en connaîtra la cause.
DORITILLE.
Voulez-vous me le dire, y puis-je quelque chose ?
FRITIGILE.
Non, vous n'y pouvez rien, et quand vous le pourriez,
Ce n'est pas vous, je crois, qui m'y soulageriez,
1465 | Aussi n'est-ce pas là tout l'espoir qui me flatte. |
DORITILLE.
Je ne passai pourtant jamais pour une ingrate,
Ceux que je puis servir, je les sers volontiers.
FRITIGILE.
Témoins les deux Chrétiens que j'ai vu prisonniers,
À toute votre haine, ils sont encore en proie.
DORITILLE.
1470 | Sur eux avec plaisir mon courroux se déploie, |
Si je les épargnais je me ferais affront.
Mais vous qui détestez les offenses qu'ils font,
Vous que l'on idolâtre et que chacun révère,
Vous qui faites ici le bonheur de mon frère,
1475 | Puisque pour votre main il vous prête son bras |
Vous ne trouverez point ici de coeurs ingrats,
Moi-même à vous servir je serai la première.
FRITIGILE.
Pour vous en supplier, je suis un peu trop fière.
DORITILLE.
C'est moi-même qui m'offre, ordonnés, commandés,
1480 | Ne vous puis-je accorder ce que vous prétendez, |
Parlez moi librement de ce qui vous afflige,
Peut-être je pourrai...
FRITIGILE.
Vous ne sauriez, vous dis-je.
DORITILLE.
Vous recevez fort mal un service obligeant.
FRITIGILE.
Quand à persuader on n'a rien d'engageant,
1485 | On devient importune, au moment qu'on insiste. |
DORITILLE.
Je devine à peu prés, quel sujet vous attriste,
Mon frère n'est pas Roi, de plus il est Romain,
Peut-être voulez-vous reprendre votre main.
FRITIGILE.
Non, non, pour la reprendre, il faut l'avoir donnée,
1490 | Du succès d'un combat dépend notre hyménée, |
Il faut que de deux Rois, il retourne vainqueur,
Et qu'avec leurs États il emporte mon coeur,
Dès qu'il triomphera ma main est sa conquête.
DORITILLE.
N'est-elle pas promise ?
FRITIGILE.
Oui Madame elle est prête.
1495 | Mais à moins que mon bras ne l'ait couronné Roi, |
Je suis libre, et je puis disposer de ma foi.
DORITILLE.
Oui vous avez ici liberté toute entière,
Ou toute autre que vous y serait prisonnière ;
Et l'on s'aperçoit bien que cette liberté,
1500 | Assez et trop longtemps cause votre fierté, |
Mais pour l'humilier, je vais trouver mon frère,
Tandis que les Chrétiens animent sa colère,
Et qu'ils ne peuvent plus échapper à ses coups,
Il faut en même-temps, qu'elle éclate sur vous,
FRITIGILE.
1505 | Et moi qui ne crains point le coup ni la menace, |
Qui sans avoir d'orgueil, méprise votre audace,
Pour voir quel est l'effet de votre trahison,
Je vais sans l'arrêter l'attendre en la prison.
ACTE V
SCÈNE PREMIÈRE.
FRITIGILE.
MONOLOGUE en Stances de Vers libres rimés
Être d'éternelle durée,
1510 | De qui dépend mon sort pour une éternité, |
Adorable Divinité,
Qui jusques à présent me fûtes ignorée,
Depuis que deux jeunes Chrétiens,
M'ont fait voir par leurs entretiens,
1515 | Qu'il n'était qu'un souverain Être, |
Après avoir longtemps combattu leurs discours,
Je commence de vous connaître,
Pour ne suivre que vous le reste de mes jours.
Que votre Majesté soit incompréhensible,
1520 | Outre que ma foi seule arrête mes souhaits, |
La nature et tous ses effets,
Me déclarent assez que vous êtes possible,
Quelle main aurait pu former,
Le feu, l'air, la terre et la mer ;
1525 | Que celle qui retient et lance le Tonnerre ? |
Tout ce qui peut frapper mes yeux,
Soit dans le Ciel, ou sur la Terre,
N'est point un effet de nos Dieux.
Que dis-je de nos Dieux, disons de nos statues,
1530 | De cuivre, de bronze et d'airain, |
Qu'un mortel ouvrier fabrique de sa main,
Et qui sont tous les jours dans le Temple abattues
Pourquoi révérer ces métaux ?
Nous font-ils quelque bien, soulagent-ils nos maux,
1535 | Ressentons-nous de leurs merveilles. |
On a beau leur donner l'image de nos sens,
C'est en vain qu'on leur voit des bras et des oreilles,
Ce sont de faux Dieux impuissants.
C'est donc vous seul, Être immuable,
1540 | Que je dois sans cesse adorer ? |
C'est vous qui m'enseignez que je dois abhorrer
Tout ce qui jusqu'ici me fut si vénérable :
Plus de foi pour nos immortels,
Plus de respect pour leurs autels,
1545 | Plus d'encens, plus d'idolâtrie, |
Assez et trop longtemps, c'est vivre dans l'erreur.
Perdons plutôt Sceptre et Patrie,
Que de perdre le Ciel qui fait notre bonheur.
Qu'une soeur méditant ma perte
1550 | Son frère usurpe mes États, |
Que deux Rois ennemis dispersent mes Soldats,
Jamais l'occasion ne s'en est mieux offerte.
Astase, viens savoir quels sont mes sentiments,
Pour ton seul intérêt défends les Marcomans,
1555 | Sois successeur de Fritigile, |
Satisfaits pleinement ton désir de régner,
Je t'en ouvre un chemin facile,
Si tu ne prétends m'épargner,
Je fais manquer notre hyménée,
1560 | Par le dessein que j'ai de suivre une autre loi, |
Mais je tiens ma promesse en te couronnant Roi,
Puisque ma parole est donnée,
Pour un ambitieux Romain.
Mon sceptre vaut mieux que ma main.
1565 | Ton coeur bouffi d'orgueil n'en veut qu'à ma Couronne, |
Et bien tu peux en disposer,
Mon père me la cède, et je te l'abandonne,
Mais si tu n'es Chrétien renonce à m'épouser,
Mets si tu veux tout en usage,
1570 | Rien ne peut ébranler un coeur tel que le mien ; |
Si par douceur tu n'obtiens rien,
Fais agir la haine et la rage,
N'épargne ni sexe ni rang,
Fais si tu veux couler mon sang,
1575 | Je suis prête de le répandre, |
Si je le prodiguais au milieu des combats,
Pour un bien passager qu'il me fallait défendre
En cette occasion je ne la plaindrai pas.
Aussi bien c'est en vain... mais où va Tyridate,
1580 | Que vient-il m'annoncer ? |
SCÈNE II.
Fritigile, Tyridate.
FRITIGILE.
Et bien la foudre éclate. |
Le Chrétien ne se peut dérober à ses coups,
TYRIDATE.
En vain pour l'en sauver, nous l'avons prié tous.
Qu'il adorât nos Dieux, qu'il suivît nos maximes
Qu'il donnât de l'encens, qu'il détestât ses crimes,
1585 | Nos efforts et nos soins ont été superflus, |
Il a voulu mourir.
FRITIGILE.
Quoi donc il ne vit plus,
Et l'on immole ainsi l'innocente victime.
TYRIDATE.
Puisqu'il était Chrétien, sa mort est légitime,
Quand même de son crime, il se fut repenti,
1590 | César à son pardon n'aurait pas consenti, |
Outre qu'il s'est offert au malheur qui l'accable,
On a dû le punir puisqu'il était coupable,
Mais son trépas vous touche et ce que j'en ai dit
Veut qu'à votre pitié j'épargne ce récit.
FRITIGILE.
1595 | Non, poursuivez Seigneur, vantez-moi sa constance. |
J'en aime le récit beaucoup plus qu'on ne pense,
Je ne le plaindrai plus,
TYRIDATE.
J'obéis donc Madame,
Si la molle pitié quitte votre grande âme.
J'étais près du grand prêtre au côté de l'autel
1600 | Où l'on fit approcher ce frère criminel, |
Qui voyant un grand monde assemblé dans le Temple,
Peuple aveuglé, dit-il, profitez d'un exemple,
Qu'aux dépends de ma vie, on prétend vous donner
Astase dès hier me voulut pardonner.
1605 | Sur le point de mourir, il m'offre encor ma grâce |
Pourvu que je renonce à la foi que j'embrasse,
Mais pour la confesser jusqu'aux derniers soupirs
Pour arriver plutôt au comble des plaisirs,
Et pour vous apprêter un grand exemple à suivre,
1610 | Je préfère la mort à la douceur de vivre, |
Puis tournant ses regards sur des soldats Romains
Qui des bâtons plombés avaient munis leurs mains.
Glorieux instruments, dit-il, de mon supplice,
Puisque c'est en vos bras qu'il faut que je finisse,
1615 | Avant que d'expirer sous l'effort de vos coups, |
J'invoque l'Éternel, qu'il vous pardonne à tous.
Astase et l'assemblée admirant sa constance
Restait comme interdite en un profond silence
Quand le prêtre irrité de ce qu'il avait dit ;
1620 | Peuple, s'écria-t-il, cessez d'être interdit, |
S'il n'adore à l'instant nos Majestés suprêmes,
Et son sang, et sa vie, expieront ses blasphèmes
Puis il dit au coupable, il n'est point de milieu,
Choisis la mort ; impie, ou renonce à ton Dieu.
1625 | À ces mots le Chrétien obéit sans réplique, |
Sans déclarer son choix, son silence l'explique,
Il met bas ses habits que le Tyran voulait,
Ensuite il s'achemine auprès du chevalet,
On le prend, on l'y jette, on l'étend on le lie,
1630 | Astase en cet état, le presse, le supplie, |
Lui dit qu'il est tout prêt de lui tout accorder,
Et que pour obtenir, il n'a qu'à demander,
Mais l'obstiné Chrétien, traite nos Dieux d'Idoles,
Nomme Astase aveuglé méprise ses paroles,
1635 | Et pour lui déclarer ses derniers sentiments, |
Je ne veux que la mort, dit-il, dans les tourments,
Crois-t-on m'intimider par l'horreur des supplices
Qui me vont procurer d'éternelles délices,
Ou que le faux éclat que promet un faux bien,
1640 | M'égare du chemin que doit suivre un Chrétien |
Au plus fort du combat, croit-on que je me rende
Ah ! si pour avoir grâce, il faut qu'on la demande
Celle que je souhaite, et que mon frère attend,
C'est de vivre en Chrétien et de mourir constant
1645 | Enfin ne pouvant plus supporter son audace |
D'une extrême douceur on vient à la menace,
Mais elle est sans effet ce courage indompté,
Met son plus grand bonheur, à se voir tourmenté
Il est toujours égal, soit qu'il meure ou qu'il vive,
1650 | Il aime en ses liens sa liberté captive, |
Donc pour le satisfaire, on commande aux Soldats
Qu'ils fassent leur devoir et ne l'épargnent pas,
L'ordre à peine est donné, qu'on le suit avec joie
Aux coups de fouets plombés, tout son corps est en proie,
1655 | Ses jambes et ses bras, sont si fort attachés, |
Qu'à l'endroit des liens, on les voit écorchés,
Tout prêt de succomber, sous le poids de ses chaînes,
On le fouette on le frappe, on rompt jusqu'à ses veines.
Les coups font rejaillir du chevalet en l'air,
1660 | Des gouttes de sang pur, et des lambeaux de chair. |
FRITIGILE.
Astase a-t-il pu voir toute leur barbarie ?
TYRIDATE.
Bien loin qu'aucun de nous en eût l'âme attendrie,
Voyant que derechef il offense nos Dieux,
Le zèle de ses soldats devient plus furieux.
1665 | De peur que par sa mort, la vengeance n'échappe, |
On recommence encor, on le fouette, on le frappe,
Et du nombre des coups dont il est déchiré,
Restant sans mouvement on le trouve expiré.
Voilà quel fut le sort qui termina sa vie,
1670 | Voyez s'il est à plaindre. |
FRITIGILE.
Il est digne d'envie |
Tout perdre pour celui qui nous veut sauver tous,
C'est un heureux destin dont mon coeur est jaloux :
Affronter le trépas pour l'Auteur de la vie,
C'est un hardi projet où le Ciel nous convie.
TYRIDATE.
1675 | Madame... |
FRITIGILE.
Est-on surpris du discours que je tiens, |
Et de me voir sitôt des sentiments chrétiens ?
TYRIDATE.
Astase peut savoir...
FRITIGILE.
Et bien, qu'Astase sache
Que je change de foi, crois-t-on que je m'en cache ?
On peut lui déclarer si je ne le préviens,
1680 | Que d'aujourd'hui je suis du parti des Chrétiens, |
Et que pour mieux m'instruire en la foi que j'ignore,
Je suis allé trouver celui qui reste encore.
Elle sort et Tyridate courant après est aperçu d'Astase.
TYRIDATE.
Ah ! Madame, songez...
SCÈNE III.
Astase, Doritille, Tyridate.
ASTASE.
Quels sont les bons avis
Que donne Tyridate ?
DORITILLE.
Ils seront mal suivis,
1685 | Puisque sans l'écouter Madame se retire. |
TYRIDATE.
Ah ! Ne me pressez pas, Seigneur, de vous le dire,
Quand j'aurai satisfait vos désirs curieux,
En vous les déclarant vous n'en serez pas mieux,
Un si fâcheux récit vous coûterait des larmes.
ASTASE.
1690 | Quel malheur imprévu viendrait troubler nos armes ? |
La Reine manque-t-elle à ce qu'elle a promis ?
Craindrait-elle déjà le choc des ennemis ?
Voudrait-elle avec eux faire encore une trêve ?
Ou bien rompre la nôtre ?
DORITILLE.
Hé Seigneur qu'il achève,
1695 | Puisqu'il sait quel malheur vous menace aujourd'hui. |
C'est en vous le celant, augmenter votre ennui,
Plus un mal est caché, moins on y remédie,
Puisqu'enfin il le sait, il faut qu'il vous le die,
TYRIDATE.
Si vous me soupçonniez de vouloir vous trahir,
1700 | Vous me verriez bientôt prêt à vous obéir, |
Mais la discrétion qui me force à me taire,
N'est que pour épargner des pleurs à votre frère
Ne me forcez donc plus de paraître indiscret,
Madame, encore un coup, laissez moi mon secret
ASTASE.
1705 | Non Tyridate en vain tu me voudrais le taire, |
Puisque je t'y contrains, dis le moi sans mystère
Ne me déguise rien pour m'instruire de tout,
Dis où court Fritigile et ce qu'elle résout.
TYRIDATE.
Apprenez donc, Seigneur, sans condamner mon zèle,
1710 | Que la Reine... |
DORITILLE.
Il suffit nous allons savoir d'elle, |
Puis que tout à propos elle revient ici.
SCÈNE IV.
Fritigile, Doritille, Astase, et Tyridate.
FRITIGILE.
Au gré de vos souhaits, tout a-t-il réussi ?
Sur deux frères Martyres votre haine assouvie,
A-t-elle pleinement satisfait votre envie ?
1715 | On m'a fait le récit de la mort du premier. |
DORITILE.
L'aîné vient d'expirer, mais l'autre est prisonnier,
Et j'aurai pleinement satisfait ma colère,
Quand il aura subit même sort que son frère.
FRITIGILE.
Non, non, tout de ce pas, je sors de leur prison,
À Astase le regardant.
1720 | Ils n'y sont plus tous deux, et quelque trahison... |
ASTASE.
Cette indigne pitié qu'en vous on voit paraître,
Fait que dans votre esprit je passe pour un traître,
Pour punir son forfait ai-je usé de poison ?
A-t-il été surpris ; quelle est ma trahison ?
1725 | Mais, Madame, après tout, parlons sans nous contraindre. |
Quand vous m'en soupçonnez, n'en ai-je point à craindre,
Tyridate, qui fait l'adroit et le subtil,
Étant seul avec vous, de quoi vous parlait il ?
Quel changement si prompt, vous rend inquiétée.
FRITIGILE.
1730 | C'est en vain comme vous, qu'il m'a sollicitée, |
De ne m'arrêter plus au dessein que je prends,
J'ai pour y persister des exemples trop grands ;
Mais votre confident a dû vous en instruire.
ASTASE.
J'ignore quel motif l'obstine à n'en rien dire,
1735 | Il veut me déguiser : mais je me trompe fort, |
Si d'un même dessein, tous deux n'êtes d'accord.
TYRIDATE.
Seigneur, pourquoi ma foi vous est elle suspecte ?
Si j'épargne la Reine et si je la respecte,
En ne vous disant pas, qu'elle manque de foi,
1740 | Est-ce que de sa faute, on doit se prendre à moi ? |
ASTASE.
S'il me dit vrai, Madame, ai-je droit de me plaindre,
Pendant notre traité, qui vous forçait à feindre,
Vous l'avez demandé ; pourquoi s'en repentir ?
Puisque votre intérêt vous y fit consentir ;
1745 | Oubliez-vous déjà que je suis trop facile ? |
Quand au lieu de prison ma Cour vous sert d'asile ?
Qu'en cette même Cour, ignorant vos projets,
De tous vos ennemis j'en ai fait vos sujets,
Est-ce que votre main serait ailleurs promise ?
FRITIGILE.
1750 | Non, je veux m'expliquer avec plus de franchise, |
Ce n'est point envers vous que je manque de foi
Je prétends m'acquitter de ce que je vous dois,
Je sais à quel devoir notre traité m'engage.
ASTASE.
Suivez donc ce devoir.
FRITIGILE.
Je ferai davantage
1755 | Puisque sans exposer ni vos jours ni les miens, |
Sans rien même usurper sur les Moraviens,
Avec les Marcomans j'abandonne mon Sceptre.
ASTASE.
Deux Rois vos ennemis vous en font-ils démettre ?
Ont-ils de leurs voisins reçu quelque secours,
1760 | Qui vous peut obliger à tenir ce discours ? |
FRITIGILE.
C'est le Dieu des Chrétiens, cette grandeur suprême !
Qui veut que pour le suivre on renonce à soi-même,
Et l'on peut rarement le connaître et l'aimer
Quand l'éclat des grandeurs a de quoi nous charmer ;
1765 | Il ne faut point d'attache ici qui nous retienne. |
ASTASE.
Si je vous entends bien, vous parlez en Chrétienne,
Et ceux qu'avecque vous j'ai trop longtemps soufferts
Sont cause en se perdant qu'à la fin je vous perds
De leurs enchantements tous deux vous ont séduite,
1770 | Mais il est encor temps d'en arrêter la suite : |
Voici le scélérat que vous avec crû mort,
Je vais pour le sauver faire un dernier effort,
Il sait dans quels tourments vient d'expirer son frère,
C'est à lui de choisir...
FRITIGILE.
C'est en lui que j'espère,
1775 | Puisqu'il respire encor je puis savoir de lui |
Ce que pour l'imiter je dois faire aujourd'hui ;
Sa constance en mourant me servira d'exemple,
Et pour en profiter je vais l'attendre au temple.
Elle sort.
ASTASE.
En cette extrémité ne l'abandonnez pas,
1780 | Ma soeur, il faut la suivre, empêchez son trépas. |
Tyridate sort et la suit avec Doritille.
SCÈNE V.
Astase et Prothais.
ASTASE.
Et bien, que résous-tu ? Misérable, tu vois
Jusques où me réduit la force de nos lois ?
Tu vois ton frère mort, et son corps dans le temple
N'est qu'un objet d'horreur que le peuple contemple,
1785 | Si ton coeur garde encor un sentiment chrétien, |
Tu ne peux espérer d'autre sort que le sien,
C'est ainsi que nos Lois punissent les rebelles,
PROTHAIS.
Que vos Lois, s'il se peut, soient encor plus cruelles,
Si je n'étais Chrétien, j'en aurais de l'effroi,
ASTASE.
1790 | Quoi, malheureux ! |
PROTHAIS.
Seigneur vous l'êtes plus que moi, |
Pour me persuader que suis misérable ;
Faites-moi voir, quel est le malheur qui m'accable,
Si je suis menacé d'une sanglante mort,
C'est un bonheur pour moi, puisque j'en suis d'accord ;
1795 | Que je l'ai souhaitée et la souhaite encore. |
Mais pour votre malheur, il faut qu'on le déplore.
C'est d'un culte odieux l'horrible aveuglement,
Et quand vous ne feriez que me craindre un moment,
C'est assez pour montrer quelle est votre misère.
ASTASE.
1800 | Moi ! Je te crains, ingrat, vois si j'ai crains ton frère, |
Moi, que de puissants Rois n'oseraient pas troubler,
Et sous qui leurs États n'oseraient pas trembler,
Tu dis que je te crains !
PROTHAIS.
N'est-il pas véritable ?
Puisque si je n'embrasse un culte détestable,
1805 | Où votre aveuglement me veut précipiter, |
Vous craignez d'offenser ou Mars ou Jupiter,
Mais pour moi qui ne crains ni vous ni vos menaces,
Qui méprise vos Dieux ; je n'ai point de disgrâces,
Si de mon frère mort je ressens quelqu'ennui,
1810 | C'est parce que je vais dans le Ciel après lui, |
Et que je suis jaloux de ce qu'il me devance ;
Mon coeur pour le rejoindre est dans l'impatience,
Nous eûmes en naissant tous deux même berceau,
Faites qu'en même jour nous n'ayons qu'un tombeau.
ASTASE.
1815 | Oui, scélérat, impie, on te va satisfaire, |
Gardes, qu'on le déchire encor plus que son frère,
Qu'au plus fort du supplice il n'ait aucun repos,
Et que les coups de fouets lui pénètrent les os.
SCÈNE VI.
Doritille, Astase.
DORITILLE.
Oui, Seigneur, le temps presse, ordonnez qu'on l'emmène,
1820 | Et qu'il meure au plutôt : car aussi bien la Reine, |
Qui ne prend plus conseil que de sa passion,
Excite en sa faveur une sédition,
Pour empêcher la mort qu'on doit à cet impie,
Elle a fait jusqu'au temple un rempart de sa vie.
1825 | Tous les Chefs de son camp prêts à se soulever, |
Lui promettaient main-forte et le venaient sauver,
Si l'on n'eût arrêté leur fureur insensée.
ASTASE.
Et la Reine, à présent, où l'avez-vous laissée ?
DORITILLE.
Dans son appartement, Tyridate l'instruit,
1830 | Lui fait voir son erreur, |
ASTASE.
Le traître la séduit. |
Sous un prétexte faux de signaler son zèle,
Il est par intérêt de concert avec elle,
Un si prompt changement n'est qu'un adroit détour,
Qu'une subtilité que lui dicte l'amour,
1835 | Elle ne parle plus, ni de combats, ni d'armes, |
Du choc des ennemis elle n'a plus d'alarmes,
Et l'un de ces deux Rois sans doute est mon rival.
DORITILLE.
Non, Seigneur, jusqu'ici vous la connaissez mal,
Tout son dessein ne tend qu'à se rendre Chrétienne,
1840 | Voilà quel est son but ; souffrez qu'elle y parvienne. |
Et s'il faut aujourd'hui qu'elle manque de foi,
Faites malgré son rang ce qu'ordonne la loi,
C'est le plus court chemin pour arriver au trône,
Après si vos rivaux disputent sa Couronne,
1845 | Vos soldats et les siens la défendront assez. |
ASTASE.
Cet avis séduirait des Coeurs intéressés,
A qui l'ambition ne donnerait pour guide,
Que les vils sentiments d'un intérêt sordide.
DORITILLE.
Oui, mais puisqu'il y va de l'intérêt des Dieux
1850 | Le fruit de leur vengeance est toujours glorieux |
Puis que jusqu'à ce point une Reine s'oublie,
Que de prendre si fort le parti d'un impie,
Et que de lui promettre un sacrilège appui,
Elle doit encourir mêmes peines que lui,
1855 | Pour apaiser le Ciel après les plus grands crimes |
Il ne lui faut offrir que d'illustres victimes.
ASTASE.
Et puis-je y consentir...
DORITILLE.
Seigneur qui donc le peut,
Quand la Loi vous y force, et quand César le veut
ASTASE.
Dure nécessité de cette Loi suprême,
1860 | Qui me force de perdre une Reine que j'aime, |
Quel moyen d'accorder en ce funeste jour,
La rigueur de nos lois et celles de l'amour ?
Ce que l'une défend, l'autre me le commande,
Je sais envers nos Dieux combien sa faute est grande.
1865 | Je sais pour l'expier ce que m'enjoint la loi, |
Mais en la punissant le coup tombe sur moi,
Et s'il faut immoler cette chère victime,
J'ai part au châtiment sans avoir part au crime.
DORITILLE.
Vous en êtes l'auteur, puisque vous consentez,
1870 | Qu'elle soit infidèle à nos divinités, |
Je veux qu'avec un sceptre, elle vous semble aimable,
Mais songez-vous Seigneur, qu'elle devient coupable,
Qu'elle aime son erreur loin de l'abandonner
Et qu'enfin, c'est à vous à ne rien pardonner ?
ASTASE.
1875 | Oui, je songe ma soeur, qu'elle devient coupable |
Mais avouez aussi qu'elle est toujours aimable,
Et que dés qu'une fois on se laisse charmer,
Il est bien malaisé de s'empêcher d'aimer,
Je ne m'éblouis pas de l'éclat de son trône,
1880 | Je n'en veux qu'à son coeur, et non à sa Couronne |
Quand elle fut l'objet de mon ambition,
Mon coeur ne ressentait que cette passion,
Mais depuis qu'en ce coeur l'amour eut pris sa place,
Cette autre passion lui soumit son audace.
1885 | Je sentis ralentir ce désir de régner. |
DORITILLE.
Les Dieux seront bientôt pour elle à dédaigner,
Pourvu qu'avec sa main elle vous mette au trône.
ASTASE.
Mon coeur encore un coup, n'en veut qu'à sa personne,
Ce n'est que sur le sien que je prétends régner,
1890 | Ne vous étonnez plus si je veux l'épargner, |
Ma vie est de trop prés attachée à la sienne,
L'amour malgré nos lois, veut que je m'en souvienne.
DORITILLE.
Et bien oubliez donc pour vous en souvenir,
Que d'une impunité le Ciel peut vous punir,
1895 | Oubliez que c'est faire une haute injustice, |
Que de perdre un coupable et sauver sa complice
Oubliez César même, oubliez son pouvoir,
Oubliez s'il se peut, quel est votre devoir,
Si le pouvoir des Dieux n'a rien qui vous étonne,
1900 | Peut être craindrez-vous, quand César en personne, |
Viendra vous reprocher, et venger à vos yeux,
L'affront que vous souffrez au mépris de nos Dieux.
ASTASE.
À quoique pour ma perte ils daignent se résoudre,
Je verrai sans effroi les éclats de leur foudre.
1905 | Et loin de les parer s'ils viennent jusqu'à moi, |
Je me tiendrai puni, si je manque de foi ;
Quoi si dans son erreur, Fritigile s'égare,
En suis-je aussi coupable à moins qu'être barbare ?
DORITILLE.
Si vos jours dans les siens prennent tant d'intérêt
1910 | Si vous l'idolâtrez toute injuste qu'elle est, |
Feignez donc d'ignorer qu'elle soit infidèle,
Ou craignez en l'aimant de devenir comme elle.
L'amour veut aux amants de la conformité ;
Il peut tout sur un coeur, sitôt qu'il est dompté.
ASTASE.
1915 | Ma soeur de ce côté je ne vois rien à craindre, |
Outre qu'en ce rencontre il est honteux de feindre
Ce n'est qu'à ses vertus que je veux ressembler,
Notre sincérité ne peut dissimuler,
D'un long déguisement trop longtemps abusée.
1920 | Elle pourrait... |
DORITILLE.
Seigneur voici venir Thrasée. |
ASTASE.
Sachons ce qu'il me veut.
DORITILLE.
Son visage interdit,
Présage le malheur que je vous ai prédit.
ASTASE.
Quel que soit ce malheur, je n'en suis point en peine,
Si le courroux du Ciel en épargne la Reine.
1925 | Le Chrétien ? |
SCÈNE VII.
Thrasée, Astase et
THRASÉE.
C'en est fait il est au rang des morts, |
On vient de séparer sa tête de son corps.
ASTASE.
Puisqu'il était coupable aussi bien que son frère
On a dû le punir d'une mort plus sévère,
Il ne méritait pas un traitement si doux.
THRASÉE.
1930 | S'il n'a pas expiré sous le nombre des coups, |
Ce dernier qui finit sa vie, et son supplice,
Ne l'a pas épargné non plus que son complice.
Sitôt qu'il entre au temple, il voit de toutes parts
Que le peuple assemblé ne fixait ses regards,
1935 | Que sur le chevalet, où le corps de son frère, |
Étalait un objet d'horreur et de misère,
A ce funeste aspect la nature l'émeut,
Lui pour la surmonter déguise autant qu'il peut,
C'est en vain, que son front monstre une feinte joie,
1940 | Il chancelle, il hésite, il pâlit, il s'effraye, |
Et dans le même instant qu'il en est consterné,
Vois, lui dit le grand Prêtre, où ton frère obstiné,
S'est malgré nos Conseils précipité soi-même,
Vois jusqu'où l'a réduit la suite du blasphème,
1945 | Et si son sang versé peut dessiller tes yeux, |
Vois s'il vaut mieux périr ou révérer nos Dieux ;
Le temps presse, choisis. Moi que je les révère :
Repart-il. Et crois-t-on que la mort de mon frère
Ou la peur d'expirer en ses mêmes tourments,
1950 | Me fasse à leur aspect changer des sentiments, |
Non, je vois d'un même oeil tout le cours de la vie.
Ces vrais maux, sans chagrins, ces faux biens sans envie,
Et dans ces divers sorts toujours ferme et constant,
J'irai joindre mon frère où son bonheur m'attend,
1955 | Astase, lui dit on, sensible à ta misère, |
T'offre pour t'en sauver, plus de temps qu'à ton frère,
Il te donne à choisir pour la dernière fois,
Ta grâce ou les tourments, je vous ai dit mon choix,
Mes tourments. Et pourquoi faut-il que l'on diffère ?
1960 | Je suivrai le chemin que m'a tracé mon frère, |
Je le veux cimenter comme lui de mon sang,
Pour avoir avec lui dans le Ciel même rang,
La Croix est le chemin que le Chrétien doit suivre,
Par grâce épargnez moi l'affront de le suivre,
1965 | L'impatient désir que j'ai d'être avec lui, |
M'est plus dur que la mort, qu'on m'apprête aujourd'hui.
Trop longtemps et trop loin, c'est pousser l'insolence,
Dit le grand Prêtre : allons Gardes que l'on commence,
Puisque rien ne le peut remettre à son devoir,
1970 | Et que son sang versé ne saurait l'émouvoir, |
Faites-lui ressentir la mort la plus cruelle ;
À ces mots la fureur des Soldats renouvelle
Le corps mort de son frère, à peine est-il ôté,
Que sur le chevalet encor ensanglanté,
1975 | On jette le coupable, on l'étend, on l'attache, |
On ôte son habit, ou plutôt on l'arrache ;
Lui patient et doux, loin de s'en courroucer,
Caresse qui l'offense et le veut embrasser,
Mais sa douceur chrétienne augmente leur colère,
1980 | On le fouette, on le fait languir plus que son frère, |
Enfin presque abattu des coups qu'il a reçus,
On entend de la porte un murmure confus,
Un gros de Marcomans entre avec violence,
Disant que Fritigile entreprend sa défense,
1985 | Et que malgré votre ordre, elle veut l'enlever, |
Le Prêtre appréhendant qu'on ne le vint braver
Détourne prudemment l'orage qui s'apprête,
Ordonnant qu'au plus tôt on lui tranche la tête.
A ces mots les Soldats, las et non satisfaits,
1990 | Des coups qu'ils ont donnés abandonnent leurs fouets, |
Et tandis que de ceux, qui voulaient sa défense,
La force et la raison répriment l'insolence,
On lève le Chrétien atténué de coups,
Qui tout faible qu'il est, se met à deux genoux,
1995 | Puis exposant son col au tranchant de l'épée. |
Mon attente, dit-il, ne sera pas trompée,
Je m'en vais approcher le bienheureux moment,
Qui fait après la mort vivre éternellement ;
Il demande un moment pour finir sa prière,
2000 | Le tyran lui répond, qu'il peut la faire entière, |
Prend son temps, puis sans bruit tirant son coutelas,
D'un seul coup qu'il en donne, il met sa tête à bas,
Nos soldats révoltés déçus de leur attente,
Jurent que Fritigile en sera mal contente,
2005 | Qu'elle en aura vengeance, et qu'ils vont de ce pas, |
Soulever contre vous, jusques à vos Soldats.
ASTASE.
Et la Reine à présent est elle avec ses troupes ?
THRASÉE.
Quoi vous ne savez pas qu'ayant le vent en poupe,
Avec quatre officiers qu'elle a pris pour ramer,
2010 | Du côté de Milan elle fait voile en mer, |
On l'a dit à Madame,
DORITILLE.
Oui, mais j'ai dû le taire,
De peur qu'à son dessein vous ne fussiez contraire,
Les Ondes et le vent semblent être d'accord,
Pour chasser son esquif et l'éloigner du port,
2015 | Car je l'ai vu partir d'une vitesse extrême. |
ASTASE.
Et quel est son dessein ?
DORITILLE.
Elle court au baptême,
Rendez grâces aux Dieux de ce qu'ils ont permis,
Qu'ici les Marcomans vous soient déjà soumis,
Régnez et succédez au trône d'une impie,
2020 | Oubliés-la, Seigneur, puis qu'elle vous oublie. |
ASTASE.
Ainsi donc par ce coup entre vous concerté,
Je vois périr l'espoir dont je m'étais flatté,
Et de toute la joie en mon coeur possédée,
Il ne lui reste plus que la fatale idée,
2025 | J'ai son trône il est vrai, sans en être vainqueur, |
Mais je ne prétendais régner que sur son coeur.
THRASÉE.
Quoi, Seigneur, sans espoir, quoi vous l'aimez encore,
Êtes-vous du parti de ce Dieu qu'elle adore ?
ASTASE.
Non, non, pour la rejoindre équipons des vaisseaux,
2030 | Commettons notre vie à la merci des eaux, |
Puis qu'aussi bien je vois mon espérance vaine,
Allons, convertissons tout notre amour en haine,
Et ne permettons plus ce funeste retour,
De jamais convertir notre haine en amour.
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