LA STRATONICE OU LE MALADE D'AMOUR
COMÉDIE
M. DC. XLIV.
AVEC RPIVILÈGE DU ROI.
Chez, ANTOINE DE SOMMAVILLE, en la Galerie des Merciers, à l'Écu de France, et chez AUGUSTIN COURBÉ, en la même Galerie, à la Palme. Au Palais.
Représenté pour le première fois en 1644.
© Théâtre classique - Version du texte du 31/01/2025 à 18:55:47.
À MONSIEUR BASTONNEAU,Seigneur de Vincelottes, Sauuegenoüil et Pomar, Écuyer ordinaire de la grande écurie du Roi, etc.
MONSIEUR,
Soit sagesse ou folie, j'ai toujours estimé qu'il valait mieux témoigner dans les grandes entreprises de la témérité que de la crainte ; parce que la première a beaucoup de traits du courage, et l'autre de la lâcheté. Dans ce sentiment, je me suis émancipé de vous présenter un coup d'essai qui marque autant mon insuffisance que mon zèle, en un mot un ouvrage du prix, duquel on ne peut mieux juger qu'en considérant les défauts de l'ouvrier. Je sais que je devais choisir une personne moins considérable que vous, pour garder quelque sorte de rapport entre-elle et mon offrande ; mais mon inclination à vaincu mon devoir ; joint que Stratonice n'est pas de condition à s'abaisser, l'or de sa Couronne l'élève par son poids, et l'éclat qui en fort est si vif, que le vulgaire en serait ébloui, si cette Reine était en des mains moins élevées que les vôtres ; D'ailleurs, Antiochus tout malade qu'il est, dans le dessein qu'il a de voir le monde, conserve assez de courage, pour aimer mieux naviguer en pleine Mer avec danger, que de voyager sur un fleuve en sûreté ; mais que dis je avec danger, puis qu'il vous a pris pour son Pilote , il ne doit rien craindre; que les envieux excitent des orages pour te perdre, les flots qu'ils soulèveront s'iront briser contre son navire, et votre nom qui lui promet un vent favorable, fera l'écueil ou ces écumeurs se verront échouer ; En tout cas, si le peu de lumière qu'à Stratonice offense la vue de quelques hiboux, je n'appréhende pas que les Auxerrois soient comptés parmi ces oiseaux de mauvais augure, qui n'ont point d'autre jour que la nuit, ni d'autre clarté que les ténèbres. Le malade d'Amour peut se plaindre hautement dans Auxerre sans crainte d'éveiller l'envie, vos mérites qui sont pour le moins aussi grands que sa passion, vous ont acquis tant de crédit dans cette Ville, que je ne puis croire sans hérésie qu'il s'y trouve personne qui ose attaquer du penser seulement ce que vous protégez, l'affection que chacun vous y porte, m'assure qu'on aura pitié d'Antiochus, et qu'on aimera mieux le plaindre, et se plaindre avec lui de sa maladie, que de le condamner ; je pourrais m'étendre ici par une raisonnable digression, sur la grandeur de vos vertus, et principalement sur l'excellence de celle qu'on peut nommer un astre bienfaisant, qui influe avec prudence sur tout ce qui lui est inférieur, et montrer que vous la possédez dans ce juste milieu que la Morale fait consister entre l'excès et le défaut. Mais ce serait mettre en avant une vérité que vos actions ont confirmée, et que vous avez apprise presque à tout le monde, puis qu'il n'est pas même jusqu'aux étrangers, qui n'en aient ressenti les effets, et qui n'en publient les louanges ; De forte qu'après une reconnaissance si générale de vos mérites, je crois pouvoir dire sans faire le vain, que j'espère justement après votre approbation celle de tous ceux qui vous connaissent ; je dis que je l'espère, mais je ne la souhaite pas, puisque de tous les souhaits que je suis capable de former, je ne sais que celui de me dire avec votre aveu,
MONSIEUR,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
BROSSE.
AUX LECTEURS.
Une fièvre de quinze jours qui m'a empêché de voir les épreuves, a été cause que quelques fautes se sont glissées sous la presse de la part de l'Imprimeur ; je vous supplie de les remarquer, et de ne prendre pas garde aux miennes.
Fautes suruenues à l'Impression.
Page 9. vers 2. nos lisez vos.
p. 12. vers 3. les liqez le.
p. 13. vers 10, tant lisez de tant.
pag. 14. le 13. vers est supposé, en la même pag. vers 21. hymen lisez accord.
pag. 29. vers 10. La faute que j'ai faite, lisez les fautes que j'ai faites.
pag. 47. vers 4. notre lisez votre.
p. 54. vers 20. nuisible, lisez invisible.
pag. 107. vers 10. Dieu, lisez Dieux, au mesme vers, qu'elle fait, lisez qu'elle a fait.
pag. 110, vers 13, les, lifez le.
LES ACTEURS
SELEUQUE, Roi de Syrie.
ANTIOCHUS, fils de Seleuque, amoureux de Stratonice.
STRATONICE, fille de Demetrius, destinée pour femme à Seleuque.
LEOFONIE, Confidente de Stratonice.
CLIMÈNE, Gentilhomme du Roi, Confident d'Antiochus.
CLITARQUE, Gentilhomme.
NICRATE, Gentilhomme.
ERASISTRATE, Médecin.
MESSAPPE, Roi de Thessalie.
THAMIRE, Infante de Thessalie.
La Scène est à Damas dans le Palais Royal.
ACTE I
SCÈNE I.
Antiochus, Clitarque, Climène.
ANTIOCHUS.
Amis retirez-vous, vos soins me désobligent,
En l'état où je suis ceux qui m'aident m'affligent,
Les discours ne font pas des marques d'amitié,
Votre entretien accroît mon mal de la moitié :
5 | Ces remèdes communs des misères communes, |
S'appliquent vainement aux grandes infortunes,
Vos conseils serviraient en un petit malheur.
Mais ils font impuissants à vaincre ma douleur,
Épargnez un secours qui ne m'est pas utile,
10 | Ma guérison sera quelque jour plus facile, |
Et vous pourrez alors avecques moins d'effort
Surmonter mes ennuis divertir ma mort,
C'est du temps seulement que j'espère de l'aide,
Le secours le plus lent est mon plus prompt remède,
15 | Car le mal qui me presse est cruel à ce point |
Qu'on ne m'en peut guérir, qu'en ne m'assistant point.
CLITARQUE.
Prodigieux discours !
CLIMÈNE.
Étrange maladie ?
Qui s'accroît d'autant plus que l'on y remédie,
ANTOCHUS.
Oui, mon supplice est tel que je vous l'ai décrit,
20 | S'il affaiblit mon corps, il abat mon esprit, |
La raison ne peut rien contre sa violence,
L'oppose vainement ce que j'ai de constance,
Il sait faire céder à ses premiers efforts,
Les puissances de l'âme, et les forces du corps.
CLITARQUE.
25 | C'est dans les grands malheurs, qu'un grand courage éclate, |
Il n'est point d'ennemi que la vertu n'abatte,
Celui sur qui le sort décharge sa rigueur
Fléchit malaisément s'il est homme de coeur,
Il se maintient toujours, ou s'il faut qu'il succombe,
30 | Il s'élève bien haut auparavant qu'il tombe |
Seigneur consolez-vous, je crois sans vous flatter
Que vous vaincrez le mal qui veut vous surmonter.
ANTOCHUS.
C'est ce que je souhaite, et ce que j'appréhende,
Amis vit-on jamais de misère plus grande ?
35 | Je hais ma maladie, et je crains d'en guérir, |
J'ai désiré la mort, et j'ai peur de mourir ;
Si mon tourment s'accroît, je soupire et me fâche,
Je suis désespéré si j'ai quelque relâche,
De sorte qu'on peut dire en cette extrémité
40 | Que je me porte mieux quand j'ai moins de santé, |
Et qu'en ses fonctions mon âme est interdite
Dès le premier instant que la fièvre me quitte.
CLITARQUE.
Je ne puis rien comprendre en ces propos confus.
ANTOCHUS.
Je vous conseille donc de ne m'écouter plus,
45 | Adieu, que l'on m'attende en la salle prochaine. |
CLITARQUE.
Mais Seigneur...
ANTOCHUS.
Il suffit, allez, suivez Climène.
SCÈNE II.
ANTIOCHUS, seul.
Jusqu'à quand voulez-vous, impitoyables Dieux,
Faire pâtir mon coeur du crime de mes yeux ?
Jusqu'à quand voulez- vous que mon supplice dure,
50 | N'aurez-vous point pitié des peines que j'endure, |
Ne me verrez-vous point un jour d'un oeil plus doux,
Et mes cris n'iront-ils jamais jusques à vous ?
C'est assez et par trop éprouver ma constance,
Je ne suis plus au point de faire résistance,
55 | Je ne puis plus haïr un objet amoureux, |
En un mot je suis las de vivre malheureux,
J'écoute le plaisir, ma passion m'entraîne,
Je m'oublie aussitôt que je pense à la Reine,
Et si vous ne m'ôtez ce penser suborneur,
60 | L'amour l'emportera sans doute sur l'honneur. |
Mon amour porterait préjudice à ma gloire !
Ai-je perdu l'esprit, n'ai je plus de mémoire
Sais je bien qui je fuis, et le rang que je tiens,
Ai-je oubliai mon nom ! Rien moins, je m'en souviens,
65 | Je m'appelle Antioche, et Seleuque est mon père, |
Je ne permettrai pas que son sang dégénère,
Je ne souffrirai pas que la postérité
M'accuse de faiblesse et de témérité,
J'aime ma belle mère ! Et cette amour funeste
70 | Ne m'est pas un poison, ne m'est pas une peste ! |
Je puis vivre un moment, et sentir cette ardeur,
Je garde sans mourir, ce venin dans mon coeur !
Ô Prince malheureux, étouffe cette flamme
Qui fait rougir ton front, et qui noircit ton âme,
75 | Les Dieux en sont surpris, la Nature en gémit, |
Le Ciel en tremble même, et la terre en frémit,
Cours plutôt à la mort, cours plutôt au supplice,
Ferme, ferme tes yeux, aux yeux de Stratonice,
Et devant que ton coeur se rende à cet amour
80 | Perds cent fois, si tu peux cent fois perdre le jour ! |
Mais que dis-je insensé ! Qu'elle fureur m'emporte
Ne suis je pas troublé de parler de la sorte .
Ai-je quelque raison de si mal discourir
Je dois songer à vivre non pas à mourir,
85 | Stratonice le veut, sa beauté me l'ordonne, |
Vivons donc, vivons donc pour sa seule personne,
Si je commet un crime en aimant ses appas,
J'en ferais un plus grand en ne les aimant pas ;
La Nature les Dieux ne la firent fi belle
90 | Qu'afin que tout le monde eut de l'amour pour elle, |
Vis donc Antiochus, et chéris ses beaux yeux,
De crainte d'offenser la Nature et les Dieux.
Ô criminelle erreur, ò profane imposture,
L'offense en les aimant les Dieux et la Nature
95 | Je manque à mon devoir, je viole les Lois, |
Je traite indignement, le plus digne des Rois,
Je me rends ennemi du Ciel et de la terre,
Et j'attire sur moi la rigueur du tonnerre.
Beaux yeux, divins appas, cessez de m'enflammer,
100 | Mon père seulement à droit de vous aimer, |
Mon père seulement vous regarde sans crime,
Et lui seul a pour vous une ardeur légitime,
Tout autre en vous voyant choque que sa passion
S'il ose désirer votre possession ;
105 | Et c'est ce qui me perd, et c'est ce qui me tue ! |
Mon âme à ce penser vainement s'évertue,
Ce qu'elle a de raison, ce qu'elle a de pouvoir
La quitte, la trahit et cède au désespoir ;
Honneur à mon secours, c'est en toi que j'espère,
110 | Sentiments de respect qu'un fils doit à son père, |
Horreur qu'on doit avoir des lâches actions,
Dans l'orage ou je suis servez moi d'Alcyons.
Incestueux pensers, criminelles idées,
Que j'ai jusqu'à présent si chèrement gardée.
115 | Coupables souvenirs d'un objet innocent, |
Ne revenez jamais, ma mémoire y consent,
Stratonice n'a plus de beauté qui me touche,
Mon coeur en ce mépris parle plus que ma bouche
Ses appas sont communs, et mes yeux mieux ouverts
120 | Remarquent dans les siens mille défauts divers, |
Elle emprunte du fard ...
SCÈNE III.
Stratonice, Leofonie, Antiochus.
Leofonie ne fait que paraître.
STRATONICE.
C'est le Prince lui-même,
Demeurez,
ANTIOCHUS, bas.
Que je viens de faire un grand blasphème.
STRATONICE.
Leofonie fe retire.
Je veux lui parler seule afin de l'obliger
À me dire en secret ce qui peut l'affliger.
ANTOCHUS.
125 | Non, non, je m'en dédis comme d'une imposture, |
Ces roses et ces lys vous viennent de nature
Votre rare beauté n'emprunte rien du fard,
Mais je m'en aperçois et trop tôt et trop tard;
Il fallait pour jouir d'un destin plus prospère
130 | Que mon ardeur prévint la flamme de mon père, |
Ou s'il devait un jour posséder nos attraits,
Il fallait que mes yeux ne vous vissent jamais,
Qu'ils ne vissent jamais votre aimable visage !
Qu'il ne vissent jamais l'ornement de notre âge,
135 | Ma langue en ce souhait trahit mon sentiment, |
La raison la condamne, et l'amour la dément :
Puisque de tant d'appas, le Ciel vous a pourvue,
J'eusse été malheureux privé de votre vue ;
Le bonheur d'un mortel, consiste à voir les Dieux,
140 | Et le plus grand de tous est logé dans vos yeux, |
Je le vois, mais il monstre un visage sévère,
Qu'ai-je fait, qu'ai-je dit, qui le mette en colère !
Hélas ! Qu'en peu de temps j'oublie un grand forfait,
C'est que j'ai mal parlé d'un chef d 'oeuvre parfait ;
145 | Beaux yeux, employez-vous à demander ma grâce, |
Empêchez que l'effet ne suive la menace,
Le Dieu que j'ai fâché, quand il est en courroux,
N'a point de traits mortels qu'il n'emprunte de vous .
STRATONICE.
M'est-il ici permis de croire mon oreille,
150 | Prince, réveillez-vous, votre raison sommeille, |
Ouvrez, ouvrez les yeux,regardez-moi de près,
Considérez moi bien, et parlez mieux après ;
J'admire qu'un esprit si présent que le vôtre
Prenne si longuement un objet pour un autre,
155 | Me reconnaissez- vous, Prince répondez-moi ? |
ANTOCHUS.
Oui je vous connais bien, mais je me méconnais,
STRATONICE.
Que dites-vous, Seigneur,
ANTOCHUS.
Je confesse ma faute,
Mais je ne parle pas d'une voix assez haute,
Vous ne m'entendez pas implorer le pardon,
160 | C'est que vous me jugez indigne de ce don ! |
STRATONICE.
Qu'elle faute est-ce donc que vous avez, commise ?
ANTOCHUS.
Je la dis sans espoir, qu'elle me soit remise,
J'ai parlé ( grande Reine ) avec trop de mépris,
D'une Dame en beauté, sans exemple sans prix ;
165 | Ne m'apprendrez-vous point le nom de cette Dame ? |
ANTIOCHUS, tout bas.
Ma langue encor un coup trahiras-tu mon âme,
Et contre mon aveu pourras-tu révéler
Un secret dont l'honneur me défend de parler.
STRATONICE.
Suis-je indigne d'ouïr le nom de cette belle
170 | Et ne saurai-je point enfin comme on l'appelle ? |
ANTOCHUS.
Après les faussetés que ma langue en a dit,
L'honneur de la nommer lui doit être interdit ;
Mais pour vous contenter, aimable Stratonice,
Mes yeux exerceront aujourd'hui son office,
175 | Observez leurs regards, ils vous diront assez, |
Et mes défauts présents, et mes crimes passés ;
Ils n'ont point d'autre objet que votre beau visage;
Concluez maintenant à qui j'ai fait outrage,
Devinez la beauté que je crains de nommer,
180 | Que je ne puis haïr, et que je n'ose aimer. |
STRATONICE.
Je demeure à ces mots interdite et confuse !
ANTOCHUS.
Ce qui m'a fait faillir me servira d'excuse :
Mes feux sont criminels, je ne les celle pas,
Mais qui peut sans brûler contempler vos appas ?
185 | Quel esprit assez fort, ou bien assez barbare, |
Peut voir et n'aimer pas une beauté si rare,
Madame, mettez fin à votre étonnement,
L'amour vous ôte un fils, et vous donne un amant,
Quelque cause qu'on cherche, et qu'on se persuade
190 | Ce ne sont que vos yeux qui me rendent malade, |
Et qui feront bientôt mes cruels assassins,
Si vous ne consentez qu'ils soient mes médecins.
STRATONICE.
À la fin je croirai ce qui n'est pas croyable ;
Quoi Prince, vous brûlez d'un feu si détestable ?
195 | Depuis quand ce grand coeur, qui ne faillit jamais, |
Forme-t-il un dessein si lâche et si mauvais ?
ANTOCHUS.
Depuis le jour heureux, malheureux ensemble,
Que je vis vos beautés, à qui rien ne ressemble,
À qui rien ne résiste, à qui tout rend honneur,
200 | Qui causent mon martyre, et qui font mon bonheur |
Oui, depuis ce jour-là, mon amour véhémente
A confondu les noms, et de mère et d'amante,
J'ai pleuré mille fois, d'être né fils de Roi,
Et pour n'être qu'à vous, j'ai cessé d'être à moi ;
205 | Ce n'est pas cher objet)dont je suis idolâtre, |
Que je me sois rendu devant que de combattre,
Ne me soupçonnez pas tant de lâcheté,
Je me suis défendu jusqu'à l'extrémité ;
J'avais assez de coeur pour surmonter vos charmes,
210 | S'ils ne m'eussent donné que de faibles alarmes ; |
J'avais assez de coeur ! Que dis-je malheureux,
Il faut n'en avoir point pour résister contre eux,
Et qui ne se rend pas à l'excès de leur grâce
S'il en a, c'est un coeur ou de roche, ou de glace,
215 | Le mien ne fut jamais, ni si dur, ni si froid, |
Vous voyez sa tendresse, et sa flamme paraît.
STRATONICE.
Qu'il la cache plutôt, puisqu'elle est déshonnête,
Mon honneur ne fait point de honteuse conquête,
Prince, vous m'offensez, d'avoir ces sentiments,
220 | L'amour n'inspire pas de pareils mouvements ; |
Quoi que puisse alléguer votre bouche diserte,
Ils procèdent plutôt d'une haine couverte,
Du mépris assuré que vous faites de moi,
Et du peu de respect que vous portez au Roi ;
225 | Il n'en faut point douter, c'est chose très certaine, |
Le nom d'amour vous sert à couvrir votre haine,
Si vous m'aimiez autant qu'assurent vos discours,
Vous ne me feriez pas l'objet de vos amours,
La vertu trouverait plus de place en votre âme,
230 | Et vous auriez horreur de me vouloir pour femme, |
Le penser seulement de l'Hymen contracté,
Vous devrait faire ici changer de volonté ;
Oui, pour vous délivrer de cette frénésie
Ce devrait être assez que le Roi m'ait choisie,
235 | Qu'il m'ait favorisé de son élection, |
Pour partager sa gloire et son affection :
Si vous étiez un fils, qui respectât son père,
Vous n'attenteriez pas sur un bien qu'il espère,
Et ses plaisirs ainsi que ses commandements
240 | Arrêteraient le cours de vos dérèglements; |
Je veux que ce Monarque à qui tout autre cède,
Nait pas encor joui des faveurs qu'il possède,
Et que pour accomplir notre Hymen nuptial
Il ne m'appelle point encor au lit royal ;
245 | Sa parole l'oblige, et la mienne m'engage ; |
C'est le consentement qui fait le mariage ;
Je puis sans contredit l'appeler mon époux,
Songez étant à lui, si je puis être à vous ?
Si votre âme n'était tout à fait aveuglée,
250 | Ce penser éteindrait fa flamme déréglée, |
Elle aurait un objet, et des desseins meilleurs,
Elle tairait son mal, ou le dirait ailleurs,
Tant de rares beautés, tant de grandes Princesses,
Vous présentent leurs coeurs pour prix de vos caresses :
255 | Faites choix de quelqu'une agréable à vos yeux, |
Dont la grandeur atteigne au rang de vos aïeux;
Ayez des passions, sans crime et sans reproche,
Digne de la maison, et du nom d'Antioche,
Faites-vous une loi, vous qui faites les lois,
260 | Et redoutez, les Dieux, qui font juges des rois. |
ANTIOCHUS.
Les Dieux sont indulgents quand on pèche par force,
Je ne m'en puis garder, mon crime a de l'amorce,
Je brûle, et vos froideurs ne sont que me choquer,
C'est un arrêt du fort qu'on ne peut révoquer,
265 | Je ne saurais aimer de beauté que la vôtre, |
Pourquoi me dites-vous que t'en choisisse un autre ?
En vous montrant à moi pour la première fois,
Ne m'ôtâtes vous pas la liberté du choix ?
Et puis qu'elle beauté peut-on trouver au monde,
270 | Qu'un seul de vos attraits n'efface, et ne confonde, |
Quels charmes, quels appas, quelles rares vertus,
Sont dignes seulement d'avoir votre refus ?
STRATONICE.
Dans ce commun mépris, n'offensez pas Thamire,
En qui le Ciel a mis ce que la terre admire,
275 | Elle mérite bien de recevoir vos voeux, |
Si votre coeur brûlait de légitimes feux ;
Son père est absolu dedans la Thessalie,
Auprès de sa grandeur toute autre s'humilie ;
C'est un Roi glorieux, redouté, triomphant,
280 | Et qui n'a mis au jour que Thamire d'enfant ; |
Ce Prince que tout craint, et que rien n'épouvante,
Prétend faire un hymen, de vous et de l'Infante,
Il nous l'a fait savoir par un Ambassadeur,
Et Seleuque a promis de plaire à sa grandeur ;
285 | Nous avons pu compter une demie année |
Depuis qu'il écrivit touchant cet hyménée ;
De sorte que s'il veut arrêter cet accord,
Ses vaisseaux ancreront bientôt à notre port ;
Songez, en quel danger vous réduirez la Ville,
290 | Si ce Monarque fait un voyage inutile, |
Sans doute il chassera la paix de nos pays
S'il voit vos voeux changés, et ses desseins trahis :
Avisez donc Seigneur, de plaire à ce grand Prince,
C'est de là d'où dépend le bien de la Province,
295 | Le repos du pays n'est attaché qu'à vous, |
Thamire vous adore, aimez-la, sauvez-nous..
ANTIOCHUS, à l'écart.
N'en espérons plus rien, cette belle inhumaine
Fait gloire de paraître insensible à ma peine,
Elle accuse mes pleurs, et condamne mes cris,
300 | Mais je sais le moyen d'éviter ses mépris, |
C'est une invention de ma mélancolie.
STRATONICE.
Prince,à qui parlez-vous ?
ANTIOCHUS.
Au Roi de Thessalie,
STRATONICE.
Il est encor trop loin, et vous parlez trop bas.
ANTOCHUS.
Il est si près de vous, ne le voyez-vous pas ?
305 | Vous arrivez tous deux dans un même navire. |
STRATONICE.
Pour qui me prenez-vous ?
ANTOCHUS.
Je vous prends pour Thamire.
STRATONICE.
Dieux qu'elle extravagance !
ANTOCHUS.
Enfin malgré l'effort
Des ondes et des vents vous arrivez au port ;
Enfin mes maux s'en vont, et mon bonheur arrive,
310 | N'appréhendez plus rien si proche de la rive, |
Vous n'avez pour sortir qu'à me tendre la main.
STRATONICE.
Certes, vous n'avez pas le jugement bien sain,
Marche-t-on sur la mer ? Navigue-t-on sur terre ?
ANTOCHUS.
Je ne vous entend pas à cause du tonnerre,
315 | Parlez un peu plus haut, mon coeur, qu'avez vous dit, |
Mais d'où vient cet éclair, et qu'est-ce qu'il prédit ?
Ce feu si prompt m'a mis un glaçon dedans l'âme,
N'est-ce point que les Dieux brûlent pour vous, Madame
Qu'ils me portent envie, et qu'il n'est plus en eux
320 | De taire leur tourment, ni de cacher leurs feux, |
STRATONICE.
À vous ouïr parler votre raison s'égare.
ANTOCHUS.
Hélas je suis perdu, votre vaisseau démarre,
Et Neptune propice aux voeux des autres Dieux,
Vous dérobe à la terre, et vous emporte aux Cieux,
325 | Ce traître ravisseur, superbe de sa proie, |
Monte sur les rochers afin que l'on le voie,
Et puis pour conserver le trésor que je perds,
Il le va tout à coup cacher dans les Enfers ;
Thamire a fait naufrage, ô perte irréparable !
330 | Ô malheureux amant, ô Prince déplorable ! |
SCÈNE IV.
Clitarque, Climène, Antiochus, Stratonice.
CLITARQUE.
D'Où vient ce bruit ?
ANTOCHUS.
Venez, ô braves matelots,
Opposer votre adresse à la force des flots,
En cette extrémité, montrez votre industrie,
Surmontez la marine, apaisez sa furie :
335 | Mais paresseux Nochers, vous arrivez trop tard, |
Les écueils et les vents sont plus forts que votre art.
STRATONICE.
Vit-on jamais esprit en un semblable trouble ?
CLITARQUE.
C'est infailliblement sa fièvre qui redouble.
CLIMÈNE.
Faisons tous nos efforts pour l'emmener d'ici.
ANTOCHUS.
340 | Votre travail Nochers, n'a pas bien réussi, |
Thamire vogue encor au gré de la tempête,
Elle s'en va périr, je vois dessus sa tête
Des rochers ébranlés, et des montagnes d'eaux,
Qui ne s'élèvent point qu'en creusant des tombeaux ;
345 | Toutefois, j'aperçois le vaisseau de Messappe, |
Je le tiens, aidez-moi, de peur qu'il ne m'échappe,
Lâches, que craignez-vous ? Avancez promptement.
STRATONICE, en s'en allant.
Tachez de le conduire en son appartement,
Je ne prends pas plaisir à cette rêverie.
ANTOCHUS.
350 | Hélas ! C'est à ce coup que Thamire est périe, |
L'air devient plus obscur, la tempête s'accroît,
Elle heurte un écueil, sa flotte disparaît ;
Mais quelque endroit du monde, où la porte l'orage,
Au mépris de la mort, je la veux suivre à nage,
355 | Ces tourbillons de vents ne m'épouvantent pas, |
Ce ne peut être ici le lieu de mon trépas,
Ce bon raisonnement, reste encor à mon âme,
Qu'on peut bien vivre en l'eau, si l'on vit dans la flamme.
ACTE II
SCÈNE I.
Seleuque, Climène.
SELEUQUE.
Trône, sceptre, grandeurs, superbe habillement,
360 | Que l'éclat de votre or, cause d'aveuglement ; |
Le peuple qui voit tout seulement en l'écorce,
Ignore le danger que cache votre amorce,
Et parce que les Rois se font toujours garder,
Il croit que les soucis ne peuvent l'aborder :
365 | Mais si ses yeux étaient capables de lumière, |
Il sortirait bientôt de cette erreur grossière,
Et sans aller plus loin, il connaîtrait en moi,
Que l'on n'est pas heureux, encore qu'on soit Roi ;
Fidèle confident à qui j'ouvre mon âme,
370 | Les regrets que je fais, sont-ils dignes de blâme, |
Peut-on me reprocher que je me plains à tort,
N'ai-je pas bien sujet de quereller le sort,
Oui, toi qui vois mon coeur, et le trait qui le blesse,
Si je répands des pleurs, sont ce pleurs de faiblesse ?
CLIMÈNE.
375 | Je me garderai bien d'en discourir si mal, |
Ce sont pleurs de courage, et d'amour sans égal,
Quand la main de la Parque ébranle une couronne,
Pleurer et soupirer n'est honteux à personne,
Chacun doit s'étonner, chacun doit s'émouvoir,
380 | L'épouvante et le deuil font alors du devoir, |
Jusques-là mêmement, qu'en de telles alarmes,
C'est imbécilité, que d'essuyer ses larmes ;
Je ne vous flatte point en vos adversités,
Je ne le fis jamais en vos félicités :
385 | Sire vos maux sont grands, et dire le contraire, |
C'est paraître insensible, insolent, téméraire ;
Il n'est point pour les Rois de petite douleur,
La grandeur de leurs maux se mesure à la leur,
Et puis la mort d'un fis si bien né que le vôtre,
390 | Est une affliction qui surpasse toute autre, |
Et comme la Nature à peu vous l'enseigner,
C'est une plaie enfin, qui doit toujours saigner ;
Je vous consolerais au mal qui vous accable
Mais...
SELEUQUE.
Mais, tu connais bien que j'en suis incapable,
395 | Que tu perdrais ton temps, et que tes bons avis, |
S'ils étaient écoutés, ils seraient mal suivis,
Tu me consolerais, mais l'état de ma vie,
T'en ôte le pouvoir, en t'en donnant l'envie ;
Les Dieux en mon endroit se montrent si cruels,
400 | Que je n'espère rien du côté des mortels ; |
Climène tu fais bien de ne me pas contraindre,
À vivre sans gémir, à mourir sans me plaindre,
Car si tu le faisais, je croirais justement,
Que tu ne prendrais part qu'à mes biens seulement ;
405 | Laisse, laisse mourir un misérable Prince, |
Qui voit tomber l'appui, de toute sa Province,
Qui voit tout ce qu'il a de plus cher, de plus beau,
Enfin qui voit son fils si proche du tombeau.
CLIMÈNE.
Le désespoir sied mal, tant que quelque apparence,
410 | Peut raisonnablement flatter notre espérance ; |
Il est vrai que le Prince à de rudes accès,
Je consens que son mal se porte dans l'excès,
Qu'il souffre une rigueur du tout démesurée,
Mais les maux violents ne sont pas de durée,
415 | Et puis le Médecin qu'on attend aujourd'hui ; |
En l'ôtant de danger, vous tirera d'ennui ;
Son nom vanté partout, m'en promet bonne issue.
SELEUQUE.
Ah que j'ai peur de voir votre attente déçue,
L'art de tous les mortels, ne le peut secourir,
420 | Il faut faire un miracle afin de le guérir, |
De tant d'hommes savants, à qui son mal s'expose,
Pas un jusqu'à présent n'en découvre la cause,
Chacun me donne à part des avis différents,
Ils viennent tous Docteurs, et s'en vont ignorants.
CLIMÈNE.
425 | Il faut espérer mieux du brave Erasistrate, |
Mais quelqu'un vient à vous.
SCÈNE II.
Seleuque, Nicrate, Climène.
SELEUQUE.
Que m'apporte Nicrate ?
Es-tu le Messager de la mort de mon fils,
Viens-tu par ce rapport terminer mes soucis,
Ne me fais pas languir, parle et fois véritable ?
NICRATE.
430 | Sire, le Ciel vous voit d'un oeil plus favorable, |
Vous vous défiez trop de la bonté des Dieux,
Ils ont sur votre fils, et dessus vous les yeux.
SELEUQUE.
Comment donc ?
NICRATE.
Sa raison à repris son usage,
Il ne voit plus la mer, il ne fait plus naufrage,
435 | Il juge maintenant des objets comme ils font, |
Et son pouls ne va plus d'un mouvement si prompt.
SELEUQUE.
Ah tu me donnes plus, et de joie et de gloire,
Que si tu m'annonçais le gain d'une victoire,
Que si tu m'élevais surtout le genre humain,
440 | Que si tu me mettais cent sceptres à la main : |
Mon fils se porte mieux ! Ah je pâme de joie,
Un torrent de plaisirs me surprend et me noie,
Les Dieux en ce besoin, me daignent secourir!
Ah je cesse de vivre, en cessant de mourir ;
445 | Ces souverains du Ciel, m'ont encor en mémoire ! |
L'aise que j'en reçois m'empêche de le croire,
Et cet heureux succès me surprend tellement,
Qu'il sert comme d'obstacle à mon contentement.
NICRATE.
Si sur un simple avis, que mon devoir vous donne,
450 | À de si grands transports votre âme s'abandonne, |
Si mes discours ont pu vous ravir à ce point,
Que ne direz-vous pas, que ne ferez-vous point ?
Et comment faudra-t-il que votre joie éclate,
Alors que vous verrez paraître Erasistrate,
455 | Dont le rare savoir et la fidélité, |
Vous mettront en repos, et le Prince en santé;
Sire, je l'ai laissé dans la salle prochaine,
Commandez que je rentre, et que je vous l'amène.
SELEUQUE.
Va, cours, vole Nicrate, et revole en ces lieux,
460 | Ajoute à ton discours, la preuve de mes yeux. |
Célestes Déités, montrez votre clémence,
Où devrait éclater toute votre vengeance,
Après avoir osé murmurer contre vous,
Je sais que je mérite un traitement moins doux ;
465 | Mais si vous regardez la faute que j'ai faite, |
Regardez qui je suis, regardez qui vous êtes,
Songez que je suis père, et que j'aime mon fils,
Que sa mort m'eut causé des tourments infinis,
Et que vous ne pouviez ouvrir par cette atteinte,
470 | Mon coeur à la douleur, sans l'ouvrir à la plainte. |
SCÈNE III.
Seleuque, Erasistrate, Nicrate, Climène.
SELEUQUE.
Sage et docte vieillard, approchez vous de moi.
ERASISTRATE.
La majesté des Rois imprime de l'effroi,
Et de tant de vertus l'éclat les environne,
Qu'il faut baisser les yeux auprès de leur personne.
SELEUQUE.
475 | Haussez-les hardiment, et lisez sur mon front, |
Le sentiment que j'ai d'un service si prompt,
La distance de lieux, la saison, et votre âge,
Pouvaient vous dispenser de ce fâcheux voyage.
ERASISTRATE.
Lorsqu'il est question de donner du secours,
480 | À ceux à qui le sceptre assujettit nos jours, |
Lorsque le mal s'attaque à des âmes si belles,
Sire, les Médecins doivent avoir des ailes.
SELEUQUE.
Votre bouche m'apprend par ce noble propos,
Que votre coeur conçoit des voeux pour mon repos,
485 | Et que mon fils vaincra le mal qui le possède, |
Si le Ciel seulement laisse agir le remède.
ERASISTRATE.
En ce cas je promets à votre Majesté,
De remettre bientôt Antioche en santé.
SELEUQUE.
Si vous effectuez ce discours qui me flatte,
490 | Vous n'obligerez pas une personne ingrate ; |
J'achète les bienfaits.
ERASISTRATE.
Je trouve mon loyer,
Dans l'honneur qu'un grand Roi me fait de m'employer.
SELEUQUE.
Je sais mieux reconnaître un zèle sans exemple,
Je vous promets un bien, plus solide et plus ample.
ERASISTRATE.
495 | Grand Prince épargnez-moi. |
SELEUQUE.
Vous ne m'épargnez pas. |
NICRATE.
Une autre chose encor amène ici mes pas,
On découvre du port à fort peu de distance,
Vingt ou trente vaisseaux de superbe apparence,
Que le vulgaire prend, en les voyant si beaux,
500 | Pour autant de cités flottantes sur les eaux ; |
J'ai cru de mon devoir de venir vous le dire.
SELEUQUE.
Mon sang à ce rapport se glace et se retire,
La peine où tu me mets est sans comparaison,
J'ai peur d'une surprise et d'une trahison ;
505 | Je crains que ces vaisseaux ne m'annoncent la guerre, |
Et que l'eau ne les jette armés dessus ma terre.
CLIMÈNE.
Ces superbes vaisseaux qui font voile en Damas,
Portent écrit l'amour, et la paix sur leurs mats,
Un certain mouvement me suggère et m'inspire,
510 | Que c'est le Roi Messappe, et l'Infante Thamire. |
SELEUQUE.
Que les bons Conseillers sont utiles aux Rois,
Cher Climène je vis, mais sans vous je mourrais,
La tristesse où mon âme était ensevelie,
M'empêchait de songer au Roi de Thessalie,
515 | Et la peur de loger chez moi mes ennemis, |
Me faisait oublier l'Hymen que j'ai promis;
Votre avertissement me le met en mémoire,
Les vaisseaux que l'on voit sont chargés de gloire,
Je craignais l'ennemi, mais je reconnais bien,
520 | Qu'un ami vient lier son sceptre avec le mien : |
C'est sans doute Messappe, et la belle Thamire,
Que mon fils croyait voir tantôt dans un navire,
C'est elle qu'il chérit, il la possédera,
Elle la fait malade, elle le guérira ;
525 | Mais avant que leur flotte ait pris terre au rivage, |
Où les Dieux s'il leur plaît la rendront sans dommage,
Allez avec mes gens dessus le bord de l'eau,
Vous leur ferez escorte au sorti du Vaisseau ;
Vous Climène ayez soin de la santé du Prince,
530 | Rendez ce bon office à toute la Province, |
Menez Erasistrate en son appartement,.
Peu de temps différé parfois nuit grandement:
Moi, je rentre au Palais, pour avertir la Reine
Du bonheur imprévu que l'onde nous amène.
SCÈNE IV.
Stratonice, Leofonie.
LEOFONIE.
535 | Le Roi sort, contentez mon zèle et mes désirs. |
STRATONICE.
Puisque tu veux savoir mes secrets déplaisirs,
Entends, non n'entends pas ; Leofonie approche,
Mets la main sur mon coeur, et parle d'Antioche,
Tu connaîtras assez au nom de ce vainqueur,
540 | L'incroyable tourment dont je sens la rigueur ; |
Tu sais, oui tu le sais, tes yeux te l'ont peu dire,
Que son maintien ravit, que son visage attire,
Et qu'on remarque en lui, tout malade qu'il est,
Une complexion qui contente et qui plaît,
545 | Tu le sais, je le sais, personne ne l'ignore, |
Juge la qualité du mal qui me dévore,
Donne ton jugement de mon infirmité,
Et ne m'afflige pas en mon adversité,
Tu peux avec raison t'offenser de ma flamme,
550 | Mais respecte celui qui l'allume en mon âme, |
Ne me condamne pas, ou condamne les Dieux,
Et la Nature aussi qui m'ont donné des yeux ;
Surtout, soit que ton coeur approuve ma défaite,
Soit qu'il la désavoue, il faut être secrète,
555 | Je t'en conjure au nom d'Antioche et de moi, |
Ne porte pas mon crime aux oreilles du Roi,
Ne lui déclare point mon ardeur insensée,
Et que même ton coeur la taise à ta pensée.
LEOFONIE.
Mon silence en ce cas surpassera vos voeux,
560 | Ne croyez pas pourtant que j'approuve vos feux, |
Ils font trop criminels, et trop illégitimes,
Où sont ces sentiments, et ces vertus sublimes,
Où sont, ou sont enfin ces résolutions,
De ne faire jamais de lâches actions ?
565 | Être amante du fils, l'épouse du père, |
Ah je ne puis parler, et je ne me puis taire !
Engager sa parole, et puis la violer,
Ah je ne me puis taire, et je ne puis parler,
Madame songez y.
STRATONICE.
Songes y bien toi-même,
570 | Et tu prendras pitié de ma douleur extrême, |
Songe que c'est un Die qui me vient assaillir,
Un Dieu peut-il manquer, un Dieu peut-il faillir?
Ne blâme point l'ardeur dont mon âme est atteinte,
Puis qu'un Dieu me l'inspire, il faut qu'elle soit sainte,
575 | Puisqu'on Dieu me l'envoie, il la faut recevoir. |
LEOFONIE.
Résistez lui Madame.
STRATONICE.
Il a trop de pouvoir.
LEOFONIE.
Vous vous défendez mal.
STRATONICE.
Je me suis défendue.
LEOFONIE.
Opposez la raison.
STRATONICE.
Elle est déjà rendue.
LEOFONIE.
Oyez parler l'honneur.
STRATONICE.
Je suis sourde à sa voix,
580 | Je ne l'écoute plus. |
LEOFONIE.
Entendez donc les lois. |
STRATONICE.
Les lois n'obligent pas ceux qui les peuvent faire,
Tu n'as qu'à répliquer, si tu veux me déplaire,
Je chéris mon tourment, laisse le moi souffrir,
Tu pourrais l'augmenter en voulant l'amoindrir,
585 | J'aime, et je veux aimer ; mais qui ? C'est Antioche, |
Plut au Ciel que mon coeur fut de bronze ou de roche,
Que je fusse insensible à ses charmants appas,
Je l'aime le cruel, et lui ne m'aime pas,
Il porte ses désirs dedans la Thessalie,
590 | Ou mon mauvais destin permettra qu'il s'allie : |
Mais...
LEOFONIE.
Vous n'achevez pas.
STRATONICE.
Mais un même flambeau,
Mettra son corps au lit, et le mien au tombeau ;
Quelque grande amitié que Seleuque me porte,
S'il m'embrasse jamais il m'embrassera morte.
LEOFONIE.
595 | Comment, une Princesse à ce point s'oublier ! |
Se plaire en ses défauts jusqu'à les publier ?
Une puissante Reine, en un mot Stratonice,
Vivre honteusement, faire vertu du vice .
Ah, véritablement, je n'y puis consentir,
600 | C'est trop blesser son sang, et trop le démentir, |
C'est trop dégénérer de ses braves ancêtres ;
N'écoutez plus l'amour,ses conseils sont des traîtres,
N'écoutes plus l'amour, si vous aimez l'honneur,
N'écoutes plus l'amour, car c'est un suborneur :
605 | Voyez, voyez déjà, comme il vous a trahie, |
Vous aimez un objet, dent vous êtes haïe,
Antioche entretient votre amoureux souci,
Vous demandez son coeur, il ne la plus ici ;
Thamire le possède, il n'en est plus le maître ;
610 | Vous ai-je assez montré que l'amour est un traître ? |
Vous ai-je assez fait voir que ce n'est qu'un trompeur,
Un éclair, un fantôme, un songe, une vapeur,
Vous reste-t-il encor quelque légère flamme,
De cet embrasement qui ruinait votre âme ?
615 | Ces feux pernicieux ne sont-ils pas éteints, |
Contre une vaine amour mes conseils sont-ils vains ?
La raison a parlé, l'avez vous écoutée ?
STRATONICE.
Chère Leofonie, elle m'a surmontée,
Je connais main tenant l'erreur où j'ai vécu,
620 | Mon esprit est vainqueur, alors qu'il est vaincu, |
Amour n'est plus sinon qu'un tyran que je brave,
Je suis libre à présent, et j'en fais mon esclave ;
Il est dedans mon coeur, je l'y veux étouffer,
Il y perdra la vie, au lieu d'y triompher ;
625 | Mon honneur, et mon rang, ma foi, ma renommée, |
Font pour le surmonter une puissante armée,
Tous conspirent sa perte, et tous d'un même accord,
Pour un pareil dessein, font un pareil effort,
Mon honneur le surprend, mon rang donne l'alarme,
630 | Ma foi me le soumet, mon renom le désarme; |
Je tire ma raison des outrages soufferts,
Il tâchait de me perdre, et c'est moi qui le perds :
Je perds pareillement la mémoire du Prince,
Plût aux Dieux que jamais Je ne m'en ressouvinsse,
635 | Je voudrais de mon coeur effacer son portrait, |
Que dis-je je voudrais, il est déjà défait ;
Je me ris de l'amour, et des traits qu'il décoche,
Je brûle pour Seleuque, et non pour Antioche,
Il vient, Leofonie, abandonnons ce lieu,
640 | Cédons à ce mortel, pour surmonter un Dieu, |
LEOFONIE.
Vous gagnez en fuyant une belle victoire.
SCÈNE V.
ANTIOCHUS, seul.
Ne me trompez vous point, mes yeux vous dois-je croire ?
Est-ce elle que j'ai vue, est-ce elle qui me fuit ?
Oui, mais c'est vainement, puisque mon coeur la suit;
645 | Quelque endroit où mes feux chassent cette cruelle, |
Si mon corps en est loin, mon âme est auprès d'elle,
Et j'admire en ceci la puissance d'amour,
Qui me ravit mon âme, et me laisse le jour ;
Plus heureux mille fois si je perdais la vie,
650 | Puisqu'elle est et sera, de tant de morts suivie ; |
Aimer sans espérance, espérer sans raison,
Détester ma franchise, adorer ma prison,
Paraître toujours froid, et n'être que de flamme ;
Ce sont là les bourreaux, qui déchirent mon âme,
655 | Ce font là les vautours, qui dévorent mon coeur, |
Ce sont là les tourments dont je sens la rigueur :
Viens Reine Sans pitié, viens femme inexorable,
Viens cruelle, non pas pour m'être secourable ;
Mais viens pour contempler un mal heureux amant,
660 | Qui veut par son trépas t'apprendre son tourment : |
Car n'attends pas enfin, que ma langue trahisse
Ce coeur, qui veut celer qu'il aime Stratonice;
Je l'ai dit une fois, je ne le dirai plus,
Je ne vais pas deux fois demander un refus :
665 | Tu blâmas mon amour quand je la fis paraître, |
Au lieu de la louer, et de la reconnaître,
Et si je n'eusse usé de prompte invention,
Le mépris eut suivi la répréhension ;
Ne crains point désormais que je t'en importune,
670 | Ne crains point de savoir ma mauvaise fortune, |
Je veux souffrir pour toi, sans te dire mon mal,
Je veux t'aimer, et voir mon père mon rival,
Enfin je veux mourir pour toi, sans te le dire;
C'est le dernier conseil que ta beauté m'inspire.
ACTE III
SCENE I.
Messappe, Seleuque.
MESSAPPE.
675 | Après avoir longtemps enduré sur la mer, |
Les caprices fréquents, et de l'onde et de l'air,
Après avoir longtemps supporté leur furie,
Leur rage ou leur pitié m'a conduit en Syrie,
Où véritablement je trouve tant d'appas,
680 | Que je pense être au Ciel, que d'être dans Damas ; |
Mais j'admire bien fort, comme a mon arrivée,
Tout le peuple a crié d'une voix élevée ;
Le voici ce grand Roi, si longtemps souhaité,
Pour le salut du Prince et pour la liberté,
685 | N'attendons plus du sort que des succès prospères, |
Le sceptre n'ira pas en des mains étrangères :
Ce Monarque est puissant, et son heureux abord,
Relève la Couronne, et lui sert de support :
Je prierais volontiers votre grandeur Royale,
690 | De m'expliquer ici cette voix générale ; |
Car je ne pense pas selon mon jugement,
Pouvoir vous apporter aucun soulagement,
Quelque acclamation où le peuple s'emporte,
Vous supportez bien seul le trône qui vous porte.
SELEUQUE.
695 | Seigneur, dites plutôt, que si ce n'était vous, |
Je tremblerais dessus, ou gémirais dessous:
Mon peuple qui connaît la faiblesse du Prince,
A peu dit, en disant l'appui de ma Province ;
Il devait vous nommer,sa paix, son protecteur,
700 | Son ange tutélaire, et son libérateur : |
Si le flux de la mer eut tardé davantage
À pousser vos vaisseaux dessus notre rivage,
Votre espoir eut trouvé dans le port un écueil,
Je veux dire Antioche, ou moi dans le cercueil.
MESSAPPE.
705 | Comment cela Seigneur ? |
SELEUQUE.
Hélas le dois-je dire, |
À ce ressouvenir ma douleur devient pire,
Je sens mille poignards qui me percent le coeur.
MESSAPPE.
Qu'est-ce donc, c'est assez me tenir en langueur.
SELEUQUE.
Vous aviez et j'avais choisi cette journée,
710 | Pour joindre nos états par un double hyménée ; |
Car j'attendais toujours l'abord d'un si grand Roi,
Pour accomplir l'Hymen de mon fils et de moi :
Mais le Ciel ou l'Enfer, contraire à mon envie,
Comme s'il enviait le bonheur de ma vie,
715 | Ou comme s'ils étaient nos communs ennemis, |
Ils ruinent, grand Roi, la santé de mon fils.
MESSAPPE.
Ô que vous m'apprenez une triste nouvelle,
Qu'elle est sa maladie, d'où procède-t-elle ?
SELEUQUE.
C'est qu'il aime Thamire, et son mal vient d'amour,
720 | Il a cru lui parler, et la voir tout le jour; |
Jusqu'à s'imaginer que sa nef vagabonde,
Flottait abandonnée à la merci de l'onde,
Qu'elle était engagée entre mille rochers,
Où les vents la poussaient en dépit des rochers.
MESSAPPE.
725 | Cela nous monstre bien, que tout Rois que nous sommes, |
Nous vivons ici bas comme les autres hommes;
Et que les Immortels par leurs secrets ressorts,
Affligent les esprits aussi bien que les corps ;
Mais persévère-t-il dedans cette créance ?
SELEUQUE.
730 | Grâce au Ciel, il est hors de cette extravagance |
Son oeil n'est plus trompé par ces illusions,
Ni son âme égarée en ces confusions ;
De sorte que je crois qu'à l'aspect de Thamire,
Sa Santé reviendra comme je la désire ;
735 | Un de ses doux regards est assez suffisant, |
D'alléger la douleur qu'il endure à présent,
Elle porte en ses yeux, son mal et son remède.
MESSAPPE.
La voici qu'elle vient, disons lui qu'elle l'aide.
SCÈNE II.
Messappe, Seleuque, Thamire, Stratonice.
MESSAPPE.
Vous n'êtes pas ma fille à savoir que le Ciel,
740 | Change en deuil notre joie, et nos douceurs en fiel ; |
La tristesse qu'on voit sur le front de Madame,
À peu sans ses discours en instruire notre âme ;
Je n'entreprend donc point de vous dire un malheur
Qui me ferme la bouche et qui m'ouvre le coeur ;
745 | Car sitôt que je pense au sort qui nous traverse, |
Je sens en cet endroit un poignard qui me perce,
Ce qui me reste donc à vous faire savoir,
C'est un triste accident où vous devez, pour voir :
Antioche languit dedans l'impatience,
750 | De vous dire son mal, qui naît de votre absence, |
Secourez-le Thamire, et ne rougissez pas,
D'offrir à son amour vous-même vos appas ;
Vous le devez, ma fille, et je vous y convie.
THAMIRE.
Sire j'accomplirai de tout point votre envie.
MESSAPPE.
755 | Nous l'allons consoler dedans son désespoir, |
Ne tardez pas beaucoup à vous y faire voir.
THAMIRE.
J'ai trop de passion pour être paresseuse.
SELEUQUE.
Que vous êtes charmante, aimable, officieuse,
Quand l'esprit de mon fils aurait quitté son corps,
760 | Je crois qu'il reviendrait pour voir tant de trésors. |
SCÈNE III.
Thamire, Stratonice.
THAMIRE.
Vraiment vous m'étonnez, quoi ? qu'Antioche sente,
Pour un objet absent, une ardeur si présente ?
C'est sans doute un effet du tout prodigieux,
Qu'il adore un objet que n'ont pas vu ses yeux ;
765 | J'ai peine de le croire, et j'en fais du scrupule. |
STRATONICE.
Mon âme, cache ici la flamme qui te brûle ;
Que votre étonnement diminue en ce point,
Elle dit ce vers à l'écart.
Nous adorons les Dieux que nous ne voyons point ;
Les merveilles qu'on dit de ces hautes puissances,
770 | Portent à les aimer nos basses connaissances, |
Et celui des mortels ferait mal son devoir,
Qui pour les honorer attendrait à les voir ;
Le récit qu'on a fait de vos bontés certaines,
Vos célestes appas, vos vertus plus qu'humaines,
775 | Ont surpris Antioche, et votre seul renom, |
Le porte à révérer jusques à votre nom ;
Ce petit Dieu qui fait de si grandes merveilles,
S'est dedans son esprit glisse par les oreilles,
Comme si par respect il eut choisi ces lieux,
780 | À cause qu'il surprend les autres par les yeux : |
C'est vous assurément qui le rendez malade,
La raison vous le montre, et me le persuade ;
Quand le Roi votre père envoya par écrit,
L'hymen que l'on reçut aux charges qu'il offrit ;
785 | Vous savez qu'Idamon apporta votre image, |
Afin qu'on vous connut au moins sous un ombrage ;
Bien que l'on ne vous vit en ce petit tableau,
Que comme le Soleil lorsqu'on le voit dans l'eau ;
Vous ne laissâtes pas d'inspirer de la flamme
790 | Dans le coeur d'Antioche, et de charmer son âme, |
Mais avecques tant d'heur, que ce portrait fatal,
Le força doucement d'aimer l'original ;
Depuis il s'est montré triste,pensif, farouche,
Toujours le nom d'amour et le vôtre à la bouche ;
795 | Enfin si fort épris de vos appas si doux, |
Qu'il me parlait tantôt, croyant parler à vous ;
Jugez après cela, s'il est vrai qu'il vous aime ?
THAMIRE.
J'admire extrêmement sa passion extrême,
Et je ne puis non plus ne m'émerveiller pas,
800 | Devoir qu'un grand coeur cède à de faibles appas. |
STRATONICE.
Je ne réplique pas afin de vous complaire,
Mais un miroir pourra vous montrer le contraire.
THAMIRE.
Votre civilité vous fait parler ainsi.
STRATONICE.
Et votre humilité vous fait répondre ici.
THAMIRE.
805 | Si je suis vaine aussi, vous en aurez reproche. |
STRATONICE.
Vidons ce différent par l'avis d'Antioche.
THAMIRE.
Il en jugera mal, s'il veut en juger bien.
Elles feignent de s'en aller.
STRATONICE.
Toujours son sentiment sera conforme au mien.
SCÈNE IV.
Climène, Stratonice, Thamire.
CLIMÈNE.
Madame, au nom du Prince, oyez parler Climène,
810 | Et tremblez au récit du sujet qui l'amène . |
STRATONICE.
Qu'est-ce encor ! Nos malheurs pires que le trépas,
N'ont-ils donc commencé que pour ne finir pas ;
Climène exprime toi, ton silence me fâche,
Je ne crains point d'ouïr ce qu'il faut que je sache ?
CLIMÈNE.
815 | J'observais Antioche en son appartement, |
Où j'étais par le Roi commis expressément,
Et comme on ne peut voir son mal en son courage,
J'essayais de le voir au moins en son visage ;
Lorsque s'apercevant du dessein que j'avais,
820 | Connais, dit-il, mon mal, et mon coeur en ma voix, |
Assez et trop longtemps j'ai souffert sans le dire,
Entend, frémi d'horreur, plains moi dans mon martyre :
Ici deux grands soupirs tranchèrent son discours,
Mais peu de temps après il en reprit le cours ;
825 | Dur renouvellement de ses douleurs extrêmes ! |
(Voici ses sentiments et ses paroles mêmes.)
Cet inconnu poison qui rampe dans mes os,
Qui trouble ma raison, qui m'ôte le repos,
Ce noir et froid chagrin, cette humeur triste et sombre,
830 | Qui me fait méconnaître un corps d'avec un ombre, |
Ce silence profond qu'on me voit observer,
Ce désir d'être seul, et de toujours rêver,
Bref mon trépas certain qui met la Cour en arme,
Est le mortel effet de la force d'un charme,
835 | Tel, qu'hommes,Dieux, Démons, ne m'en sauraient guérir, |
Ni moi le désirer, sans me faire mourir.
THAMIRE.
Déplorable Princesse, et malheureuse amante,
Après ce que je sais puis-je rester vivante ?
STRATONICE.
Je ne demande pas si tu t'es informé,
840 | Si le Prince connaît celui qui l'a charmé. |
CLIMÈNE.
Comme je poursuivais cet important affaire,
Que ton zèle, a-t-il dit, m'est funeste et contraire,
Trop curieux amI, sache que je suis mort,
Si je viens à nommer qui m'a donné ce sort ;
845 | Le plus qu'il m'est permis au fort de mes souffrances |
C'est de l'envisager sous quelques apparences ;
Ainsi lorsqu'il se montre, et qu'il veut m'émouvoir,
Cette apparition se fait dans mon miroir ;
Mais ne présume pas que tout le monde voie,
850 | Cet obstacle puissant de mon bien, de ma joie ; |
La Reine seulement peut repaître ses yeux,
D'un accident si rare et si prodigieux :
Ici l'âme de crainte, et d'horreur agitée,
Il mit entre mes mains cette glace enchantée,
Il lui présente le miroir un page que tient qui le fuit.
855 | Obligeant mon devoir par son commandement, |
De la venir remettre aux vôtres promptement ;
Recevez-là, Madame, et s'il vous est possible,
Voyez y les effets d'une cause nuisible,
Découvrez-y l'auteur des troubles de la Cour,
860 | Que ce traître enchanteur, enfin paroisse au jour. |
STRATONICE, tenant le miroir.
Je n'y remarque point d'enchanteur ni de charmes.
THAMIRE.
N'est-ce point que vos yeux qui se fondent en larmes,
Sont ou trop languissants, ou trop craintifs pour voir,
L'horrible enchantement que cache ce miroir.
STRATONICE.
865 | Peut-être, mais, Madame, ayez assez d'audace, |
Pour consulter aussi cette fatale glace;
Vos yeux qui n'ont pas moins de clarté que d'appas,
Verront en ce cristal ce que je n'y vois pas.
THAMIRE.
Vous auriez juste droit de me croire insensée,
870 | Si tant de vanité tombait en ma pensée ; |
Pais que vous n'avez su rien découvrir ici,
Quoi que vous me flattiez, j'en perds l'espoir aussi :
À ma confusion, j'entreprends de vous plaire ;
Tout m'arrive déjà comme je l'ai prédit :
875 | Donnez-moi, le succès, est tel que je l'ai dit, |
Elles regarde ensemble dans le miroir.
Mais pour vous témoigner combien je vous révère,
Mes yeux pour voir un charme, en vain font leur office,
Je n'en aperçois point que ceux de Stratonice.
STRATONICE.
Les vôtres se font voir avec que plus d'éclat,
880 | Mais, Madame, il est temps de finir ce débat, |
Plutôt que ce miroir, consultons Antioche,
Un pas nous rend vers lui, sa chambre est ici proche.
THAMIRE.
J'y mourrai, si le Ciel exauce mes souhaits.
STRATONICE, bas.
Achevons de nous perdre, Amour ce sont tes traits.
SCÈNE V.
Messappe, Seleuque, Antiochus, Erasistrate.
On tire la toile, Antiocuus paraît dans sa chambre sur un lit et le médecin auprès de lui.
MESSAPPE.
885 | Adieu, consolez-vous, et reprenez courage, |
Nous serions importuns d'être ici davantage.
SELEUQUE.
Adieu mon fils, adieu, demeurez en repos.
ANTIOCHUS, sur son lit.
Ils s'en vont.
Visite superflue, inutile propos,
Rigoureuse pitié, vaine et dure tendresse,
890 | Puis qu'elle accroît toujours la douleur qui me presse, |
Ce zèle, cet amour, ces soins continuels,
Rendent fatalement mes tourments plus cruels ;
Un père qui prend part au mal qui me possède,
M'oblige d'en haïr et d'en fuir le remède.
895 | Vous qui prenez le soin de prolonger mes jours, |
Ce n'est pas de votre art que j'attends du secours,
Ce qui peut alléger mon supplice et ma peine,
Est par dessus l'objet de la science humaine,
Vous n'avez jamais vu de pareil accident,
900 | Mon malheur est commun, et n'est pas évident, |
Plusieurs en sont atteins, pas un n'en perd la vie,
C'est à moi seulement qu'elle sera ravie,
Le Ciel l'ordonne ainsi, rien ne peut l'empêcher.
ERASISTRATE, bas.
Il découvre son mal en le voulant cacher.
ANTOCHUS.
905 | Mon malheur n'est pas tel qu'on se le persuade, |
Ce corps se porte bien, l'âme seule est malade,
J'ai du feu dans le coeur.
ERASISTRATE, bas.
L'amour cause son mal.
ANTOCHUS.
Mais je sais en brûlant, un crime sans égal.
ERASISTRATE, bas.
Ce mot me met en peine.
SCÈNE VI.
Stratonice, Thamire, Antiochus, Erasistrate.
STRATONICE.
Entrez ici Madame.
ANTOCHUS.
910 | N'entends-je pas la Reine ? |
ERASISTRATE.
Elle-même. |
ANTOCHUS.
Ah je pâme ? |
ERASISTRATE, bas.
Quelle altération se remarque en son pouls,
Il change de couleur !
STRATONICE.
Seigneur consolez-vous,
Voici ce doux objet, voici cette Princesse,
Qui cause vos langueurs, qui fait votre tristesse ;
915 | La voici qu'elle vient alléger vos douleurs, |
Étouffez vos soupirs, ne versez plus de pleurs,.
Ou bien, si vous pleurez, pleurez d'aise et de joie,
Et bénissez le Ciel, du bien qu'il vous envoie ;
Elle dit vers deux à l'écart.
Et moi je maudirai son injuste pouvoir,
920 | Qui m'inspire l'amour, et qui m'ôte l'espoir. |
THAMIRE.
Grand Prince, s'il est vrai que mon amour vous touche,
Faites que votre coeur paraisse en votre bouche,
Montrez en faisant trêve avecques les soupirs,
Que mon éloignement causait vos déplaisirs,
925 | Que mon absence seule en était l'origine, |
Et que ma seule vue aujourd'hui les termine ;
Disposez désormais de moi, comme de vous,
Et respirez un air plus serein et plus doux ;
Rompez votre silence.
ANTOCHUS.
Hélas c'est une extase,
930 | Une preuve, un effet, de l'ardeur qui m'embrase, |
Tant de contentements m'accueillent à la fois,
Que je perds au besoin l'usage de la voix ;
Il se tourne à Stratonice.
Mais les yeux suppléeront au défaut de la langue,
Écoutez-les Madame, il vous font leur harangue,
935 | Ce sont des Orateurs qui ne déguisent rien, |
Si vous daignez les voir, vous les entendrez bien ;
Un regard seulement vous peut faire comprendre,
Ce qu'un discours d'un jour ne pourrait vous apprendre ;
Leur langage muet à qui l'entend un peu,
940 | Met des pleurs au dehors, pour exprimer du feu ; |
Considérez moi donc, voyez couler mes larmes,
Et jugez, de l'ardeur que m'inspirent vos charmes :
Ah je vous en dis trop, car j'ai juré les Dieux
De n'en parler jamais que du coeur et des yeux ;
945 | Oui je les ai jurés, et leur pouvoir suprême, |
De ne dire jamais, Madame, je vous aime.
THAMIRE.
Vous l'aimez ?
ANTOCHUS.
Je l'adore.
THAMIRE.
Elle ?
STRATONICE.
Madame...
ANTOCHUS.
Non
THAMIRE.
Stratonice.
STRATONICE.
Rien moins
ANTOCHUS.
Thamire, c'est son nom.
STRATONICE.
Reconnaissez-là donc, je ne suis pas Thamire,
950 | Découvrez-lui vos feux, au lieu de me les dire, |
C'est elle, et non pas moi, qui vous les a causés.
ANTOCHUS.
Vous n'êtes pas Thamire ! Ah Madame excusez,
À Thamire.
C'est que vos doux appas, c'est que votre présence,
M'apporte tant de gloire et de réjouissance,
955 | C'est qu'étant tout en vous, je suis si hors de moi, |
Que je pense vous voir en tout ce que je vois ;
Si je ne dis plutôt, en faveur de ma flamme,
En faveur du sujet qui l'allume en mon âme,
Ils se tourne à Stratonice.
En faveur de mon zèle extrême et sans pareil,
960 | Que je suis ébloui si près de mon soleil. |
ERASISTRATE, bas.
Stratagème d'amour.
THAMIRE.
Si j'ai quelque lumière.
C'est de vous seulement qu'elle vient toute entière ;
N'avoir su pénétrer le miroir enchanté,
Est un signe évident de cette vérité.
ANTIOCHUS.
965 | Ah ! |
STRATONICE.
N'avez-vous pas vu dans cette claire glace, |
Les charmes merveilleux de votre bonne grâce ;
Vous imaginez-vous que s'en soient d'autres qu'eux
Qui fassent soupirer ce discret amoureux ?
THAMIRE.
Son mérite infini me fait douter s'il m'aime.
STRATONICE.
970 | Vous le saurez, Madame, et de sa bouche même, |
Seigneur, mais d'où lui vient cet assoupissement ?
ERASISTRATE.
Ne vous étonnez pas, c'est un ravissement,
Je connais à peu près d'où vient sa maladie,
Souffrez que je sois seul, et que j'y remédie .
THAMIRE.
975 | Volontiers. |
ERASISTRATE.
Cependant, priez les Immortels. |
STRATONICE.
Nous allons de ce pas visiter leurs autels ;
Elle fait passer Tamire la première, puis elle dit ces quatre vers.
Mais que puis-je implorer de leur pouvoir céleste,
Si comme son trépas, sa santé m'est funeste,
Fidélité, devoir, honneur, amour, raison,
980 | Prierai-je pour sa mort, ou pour sa guérison. |
SCÈNE VII.
Climène, Erasistrate, Antiochus.
CLIMÈNE.
Ne puis-je avoir l'honneur d'entretenir le Prince ?
ERASISTRATE.
Il repose à présent.
CLIMÈNE.
Il m'a dit que je vinsse,
Et j'ai dressé mes pas en cet appartement,
Afin de satisfaire à son commandement.
ERASISTRATE.
985 | Monsieur parlons plus bas de crainte qu'il s'éveille. |
ANTIOCHUS, en rêvant.
Ne fléchirai-je point sa rigueur sans pareille,
Et jamais mes soupirs ne pourront-ils toucher,
Ce coeur impitoyable, ou plutôt ce rocher !
CLIMÈNE.
Il ne sommeille plus, souffrez que je m'approche.
ANTOCHUS.
990 | Au moins belle inhumaine, évitez, le reproche, |
Ne donnez pas sujet à la postérité,
De dire, sa rigueur égalait sa beauté.
ERASISTRATE.
Monsieur, n'avancez pas, le Prince dort encore.
CLIMÈNE.
Il parle.
ERASISTRATE.
C'est qu'il rêve.
ANTOCHUS.
Ingrate que j'adore,
995 | Indigne objet des voeux d'un si fidèle amant, |
Insensible pour qui j'ai tant de sentiment ;
Reine sans amitié, cruelle Stratonice,
Puisqu'il faut que je meure, ordonnez mon supplice.
ERASISTRATE, bas.
Ces mots ont mes soupçons tout à fait éclaircis,
1000 | Que Seleuque est à plaindre aussi bien que son fils . |
Erasixtrate s'en va.
ANTIOCHUS, éveillé.
Enfin j'ai dissipé ces importants atomes,
Qui font voir en dormant mille divers fantômes,
Et qui représentant les objets qu'on a vus,
Nous sont entretenir de ceux qui nous ont plus :
1005 | Mais ou je rêve encor, ou j'aperçois Climène ? |
CLIMÈNE.
Monseigneur.
ANTOCHUS.
Je sais bien le sujet qui t'amène ;
De grâce soignez-vous.
ERASISTRATE.
Erasistrate s'en va.
Ah mon Prince !
ANTOCHUS.
Il suffit,
Approche, parle bas, et bien qu'a-t-elle dit,
As-tu bien exprimé le malheur de ma vie ?
CLIMÈNE.
1010 | J'ai Seigneur en ce point surpassé votre envie; |
Et sans exagérer votre sort rigoureux,
J'ai tiré des soupirs de son coeur généreux.
ANTOCHUS.
Je puis donc espérer cet honneur de ma Reine,
Que puis qu'elle a daigné soupirer de ma peine,
1015 | Que ses yeux où l'amour allume son flambeau, |
Ne refuseront pas des pleurs à mon tombeau ;
Ainsi jamais ma mort ne peut-être qu'heureuse,
Ainsi mes jours n'auront qu'une fin glorieuse :
Mais tu ne m'apprends rien de ce miroir fatal ?
CLIMÈNE.
1020 | Stratonice n'a su pénétrer son cristal. |
ANTOCHUS.
Doncques ses deux beaux yeux, toujours remplis de flammes,
Qui pénètrent les coeurs, qui consument les âmes ;
Doncques ces deux Soleils n'ont pas eu le pouvoir,
De fondre à leurs rayons la glace d'un miroir !
1025 | Donc il faut que je verse incessamment des larmes, |
Et que je fois toujours tourmenté par des charmes.
Mais ne serait-ce point que la timidité
A détourné ses yeux du miroir enchanté ?
CLIMÈNE.
Rien moins.
ANTOCHUS.
Elle a donc vu ......
CLIMÈNE.
Rien du tout davantage,
1030 | Que les charmes divins qui sont en son visage. |
ANTOCHUS.
Climène se retire.
Climène c'est assez, retire-toi d'ici ;
Que ses charmes divins ! et ce sont eux aussi,
Oui ce sont ses appas, qui font que je soupire,
Sa beauté sans pareille, entretient mon martyre,
1035 | Ses yeux sont les auteurs des rigueurs de mon fort, |
Ils font mes enchanteurs, mon supplice, et ma mort;
Eux seuls me rendent triste, à jamais misérable,
À moi-même ennuyeux, à tous insupportable ;
Pour eux seuls je languis, et pour eux seuls je meurs,
1040 | Enfin je ne sens point de charmes que les leurs ; |
Mais pourvoir mon malheur, ils manquent de lumière,
Ces astres ont perdu leur vertu coutumière ;
Il ne connaissent pas la puissance qu'ils ont,
De peur de secourir les malheureux qu'ils font:
1045 | J'éprouve leur rigueur ! Et pourtant je les aime, |
La contrainte ou je vis, n'est elle pas extrême,
Et mon aveuglement n'est-il pas bien fatal,
De souhaiter du bien à qui me fait du mal ?
Ah mon âme, ah mon coeur, imitez Stratonice,
1050 | Vivez indifférents, n'aimez que par caprice, |
Elle a peu de tendresse, ayez peu d'amitié,
Et soyez sans amour, comme elle est sans pitié :
Mais cela ne ce peut, Stratonice est trop belle,
Mon coeur à ce propos contre moi se rebelle,
1055 | Et mon âme commence à ne plus m'animer, |
Depuis que ma raison lui défend de l'aimer ;
Aime donc, Antioche, aime sa tyrannie,
Chéris infiniment, sa rigueur infinie
Que toute ta faiblesse éclate en cet effort,
1060 | De peur que tu ne sois coupable de ta mort. |
ACTE IV
SCÈNE I.
Climène, Erasistrate.
CLIMÈNE.
Tellement que les Dieux menacent la Province
D'ébranler son repos par la chute du Prince,
Tellement que votre art ne saurait balancer,
Ce foudre que leurs mains sont prêtes à lancer ;
1065 | Que deviendra Seleuque à ce rapport funeste, |
Ne bannira-t-il pas la raison qui lui reste ;
Pourra-t-il écouter la mienne en ce malheur
Et ne mourra-t-il pas de rage et de douleur.
Prudent Erasistrate, en qui l'expérience,
1070 | Assemble ses secrets à ceux de la science ; |
Conservez le renom que vous avez acquis,
Faites vivre Seleuque, en guérissant son fils :
Aux hommes comme vous, il n'est rien impossible.
ERASISTRATE.
Le sort en sa rigueur est par trop inflexible,
1075 | Et lorsqu'il a conclu le trépas de quelqu'un, |
L'aide des médecins et du vent, c'est tout un.
CLIMÈNE.
Ô déplorable fils, ô père inconsolable !
ERASISTRATE.
La pitié ne rend pas leur destin plus traitable ;
Et nous pourrions tous deux nous noyer dans nos pleurs,
1080 | Sans finir pour cela le cours de leurs douleurs ; |
Puis que c'est fait du Prince, et qu'on le désespère,
Il est bon d'eSSayer d'y résoudre son père,
De lui représenter qu'il n'est rien ici bas,
Qui puisse s'affranchir des horreurs du trépas,
1085 | Que la mort, sans respect dispose des personnes, |
Qu'elle met la houlette, en l'ordre des Couronnes ;
Enfin, que c'est en terre un arrêt général,
Qui condamne le Prince ainsi que le vassal.
CLIMÈNE.
Il sera plus ému que s'il sentait la foudre,
1090 | À quoi m'obligez-vous ? |
ERASISTRATE.
Il faut vous y résoudre, |
Puisqu'il est assuré qu'un malheur est plus grand,
Et plus mortel encor, alors qu'il nous surprend.
CLIMÈNE.
Je m'en le vais trouver, mais avecques l'envie
De perdre auparavant la parole et la vie.
ERASISTRATE.
Il dit seul ces trois vers.
1095 | Je vous suivrai de près, avec intention |
De poursuivre le cours de mon invention ;
D'elle dépend la vie, ou la mort d'Antioche ;
Mais où mon oeil se trompe, ou la Reine s'approche.
SCÈNE II.
Stratonice, Leofonie.
STRATONICE.
Dis moi, Leofonie, est-ce trahir mon sang,
1100 | Est-ce blesser ma gloire et déchoir de mon rang, |
N'est-ce pas un effet d'une âme généreuse,
D'éteindre en sa naissance une flamme amoureuse,
De fuir et de haïr un plaisir souhaité,
Et d'armer sa raison contre sa volonté ?
LEOFONIE.
1105 | C'est la marque en effet d'une force infinie. |
STRATONICE.
J'ai bien plus fait encor, chère Leofonie ;
J'ai vu comme l'objet de mon aversion,
Celui de mon amour et de ma passion ;
Et pour faire paraître une vertu royale,
1110 | Aux yeux de mon amant, j'ai loué ma rivale, |
C'est moi qui l'ai conduite en son appartement,
Et qui les ai priés de s'aimer tendrement.
LEOFONIE.
Ah que cette action mérite de louanges.
STRATONICE.
Qu'amour est absolu, que ses coups sont étranges,
1115 | Je croyais sans effort me tirer de ses fers, |
Et je meurs en pensant à ceux que j'ai soufferts ;
Forme-toi des tourments, figure-toi des peines,
Pires que le trépas et qui soient moins humaines,
Assemble tous les maux qu'on peut imaginer,
1120 | Et dont le penser seul pourrait assassiner ; |
Toutes ces cruautés et ces rigueurs unies,
Sont de ce fier tyran les moindres tyrannies ;
Ce ne sont que des fleurs qu'il fait bon odorer,
À l'égard des douleurs qu'il m'a fait endurer ;
1125 | Les cordeaux, le poison, la faim, le fer, la flamme, |
N'affligent que le corps, il m'a bourrelé l'âme ;
Il a gêné mon coeur en cent mille façons,
Tantôt dans des brasiers, tantôt dans des glaçons.
Si j'opposais l'honneur il proposait des charmes,
1130 | Il m'offrait des plaisirs, si je versais des larmes ; |
Si bien que mon esprit, et que mes appétits,
Ont balancé longtemps entre ces deux partis :
Mais à la fin l'honneur a gagné la victoire,
Antioche n'a plus de place en ma mémoire ;
1135 | Seleuque me possède, et ce Roi glorieux, |
Arrête en ses vertus mon esprit et mes yeux ;
Tu vois qu'il a fallu que je me fois trahie ;
Tu vois qu'il a fallu que je me sois haïe ;
Crois-tu que cet effort puisse partir d'un coeur
1140 | Où la vertu languit sans force et sans vigueur ; |
Le crois-tu ?
LEOFONIE.
Nullement, je m'assure au contraire,
Qu'il passe le pouvoir d'un courage ordinaire,
Et qu'un autre que vous dans un pareil danger,
Eut aimé mieux périr que de s'en dégager.
STRATONICE.
1145 | Tu t'en peux assurer, car il est véritable, |
Je ne me vis jamais en un trouble semblable ;
Mes yeux étaient d'accord avec mes autres sens,
D'abandonner mon coeur à des charmes puissants ;
Ma raison d'autre part, plus fidèle et plus forte,
1150 | Défendait hautement d'en user de la sorte ; |
Ce n'étaient que combats, ce n'étaient que discords,
L'esprit contredisait aux sentiments du corps...
LEOFONIE.
Madame, le Roi vient.
SCÈNE III.
Seleuque, Stratonice, Leofonie.
SELEUQUE.
À quoi songe la Reine,
Soupire-t-elle ici notre commune peine,
1155 | S'entretient-t-elle ici de nos mauvais destins, |
À traverser nos voeux obstinés et mutins ;
La crainte d'augmenter ma douleur par la sienne,
Lui fait-elle cacher sa tristesse à la mienne ?
Ah cette belle bouche, et ces yeux abaissés,
1160 | En ne m'en disant rien m'en assurent assez. |
STRATONICE.
Puis que je vous apprends même par mon silence,
Des ennuis que je sens l'extrême violence,
Il me fierait fort mal de vouloir persister,
À vous celer encor ce qui peut m'attrister ;
1165 | Oui, Sire, je prends part au malheur d'Antioche, |
Je ressens tous les traits que le Ciel lui décoche,
S'il endure beaucoup, je ne souffre pas moins,
Les Dieux en sont auteurs, les Dieux en sont témoins ;
Vous chérissez ce fils à l'égal de vous-même,
1170 | Vous l'aimez tendrement, c'est ainsi que je l'aime, |
Jusques à voir mes ans précipiter leur cours,
Vers l'éternelle nuit où s'encline ses jours,
S'il meurt, je ne crois pas que je puisse plus vivre.
SELEUQUE.
Ce discours m'est fâcheux, cessez de le poursuivre,
1175 | C'est me tyranniser que de parler ainsi, |
Prenez part à ma joie, et non à mon souci ;
Quelques rudes que soient les tourments que j'endure,
De voir incessamment mon fils à la torture,
Quoi que son mauvais sort m'afflige étrangement,
1180 | L'aspect de vos beautés me donne allègement, |
Auprès de vos appas mes ennuis se dissipent,
Vos yeux ont des douceurs que mes maux participent;
Ma tristesse se passe, alors que je vous vois,
Et je ne gémis plus pour mon fils ni pour moi,
1185 | Je me sens trop heureux... |
STRATONICE.
Loin de la complaisance, |
Votre douleur s'accroît plutôt en ma présence ;
L'amour que vous portez au Prince votre fils,
Ne peut en m'approchant éloigner vos soucis.
SELEUQUE.
Princesse où la vertu se fait voir toute pure,
1190 | Estimez-vous vos yeux moins forts que la nature ? |
Non, non, vous et mon fils, n'en doutez, nullement,
Vous partagez tous deux mon coeur également ;
L'amitié de tous deux tient mon âme asservie,
Vous perdant, je perdrais la moitié de ma vie,
1195 | Je serais demi-mort en le perdant aussi, |
Bref, sans vous et sans lui je ne puis vivre ici,
Mes destins à vos jours ont attaché ma trame,
Antioche est mon coeur, Stratonice est mon âme,
Oui vous êtes mon âme (adorable beauté)
1200 | Faites donc que le jour ne me soit pas ôté; |
Empêchez, empêchez, que ce malheur m'arrive,
Unissez-vous à moi, permettez que je vive,
Souffrez qu'un saint hymen, par ses sacrés accords,
Assemble à cet effet mon âme avec mon corps ;
1205 | Mon amoureuse ardeur en respect sans égale, |
A trop longtemps souffert le tourment de Tantale ;
J'ai vécu, j'ai vécu, trop longtemps dans le feu,
Il est bien de raison que je respire un peu ;
Mon courage se rend, ma passion échappe,
1210 | Célébrons notre hymen en faveur de Messappe, |
Puis que pour l'accomplir nous n'attendions que lui,
Qu'il mette votre main dans la mienne aujourd'hui.
STRATONICE.
Il ne peut m'arriver plus d'heur, ni plus de gloire,
Votre condition vous oblige à le croire,
1215 | Amour ne saurait pas me récompenser mieux, |
Ni m'élever plus haut, s'il ne m'élève aux Cieux ;
Mais parmi ces plaisirs que le vôtre m'octroie,
Comment goûterez-vous une parfaite joie ?
Et comment célébrer un nuptial accord,
1220 | Ayant devant les yeux l'image de la mort ? |
C'est ce qui ne se peut, sans un désordre extrême ;
Je vous en fais le juge, et l'arbitre vous-même ;
Que ne dirait-on pas ? Si le même flambeau,
Mettait le père au lit et le fils au tombeau ;
1225 | Seigneur, si votre oreille écoute mes paroles |
Je crois que mes raisons ne seront pas frivoles.
SELEUQUE.
Votre prudence est grande, il le faut avouer,
Pour être trop louable on ne vous peut louer ;
Il est vrai que ma flamme au point qu'elle se range,
1230 | Semble au lieu d'éclairer, obscurcir ma louange; |
Et parce que l'amour est en moi violent,
Il semble que son feu me noircisse en brûlant ;
Mais ce vice est bien loin de mon âme enflammée,
Le feu qui la dévore, est un feu sans fumée,
1235 | Qui ne peut obscurcir mon renom ni mes jours, |
Et qui ne noircit point, quoi qu'il brûle toujours :
Pour divertir l'hymen que je vous persuade,
Vous me représentez qu'Antioche est malade,
C'est par cette raison que je veux l'avancer,
1240 | L'État me le conseille, et je m'y sens forcer; |
Un instinct de nature, et que le Ciel me donne,
Me dit que cet Hymen maintiendra la Couronne ;
Que mon fils prendra part à ma joie, à mon bien,
Par un secret rapport de son sang et du mien;
1245 | Sa guérison dépend de ce saint hyménée, |
Que nous l'achevions donc avecques la journée ;
Allez-vous préparer à ces chastes amours,
Séparons-nous un peu pour est réunis toujours.
STRATONICE.
C'est assez.
SELEUQUE.
En passant, vous verrez Antioche.
STRATONICE, bas.
1250 | Mon courage arme-toi, car le combat s'approche. |
SELEUQUE.
Que j'aime cette belle.
LEOFONIE, bas.
Et moi que je la plains.
SCÈNE IV.
Seleuque, Climène.
CLIMÈNE, bas.
Tyrannique devoir.
SELEUQUE, sans voir Climène.
D'où me vient que je crains !
Quelque nouveau malheur menace la Province,
CLIMÈNE.
Erasistrate .....
SELEUQUE.
Et bien ?
CLIMÈNE.
Vous mande que le Prince....
SELEUQUE.
1255 | Cruel, n'achève pas ce funeste rapport, |
Ta langue est un poignard qui me donne la mort,
Elle tue en parlant, et ta voix criminelle,
Me cause en un moment une peine éternelle ;
Tu m'en as assez dit, je t'ai trop écouté,
1260 | Cesse un triste discours qui m'ôte la clarté, |
Ne m'assassine plus d'un récit lamentable;
Mais pourquoi tairas-tu mon malheur véritable,
Ne me déguise rien, j'aimerai ce discours,
Si sa suite met fin à celle de mes jours.
CLIMÈNE.
1265 | Que ne suis-je à cette heure, ou sans vie,ou sans langue. |
SELEUQUE.
Achève vitement ta funeste harangue,
J'en ai que trop langui, donne le coup mortel,
Tu me seras plus doux, si tu m'es plus cruel,
Parle, et tue en parlant.
CLIMÈNE.
Plutôt que je périsse.
SELEUQUE.
1270 | Ta pitié joint ici la longueur au supplice, |
syll="6" part="i"Hâte-toi, dis moi tout.
CLIMÈNE.
Je ne puis.
SELEUQUE.
Je le veux,
Pour contenter ton Roi, fais plus que tu ne peux.
CLIMÈNE.
Sire, dispensez-moi d'un rapport si funeste,
Erasistrate vient, il vous dira le reste.
SELEUQUE.
1275 | Le trépas de mon fils est écrit sur son front, |
Ô Dieux ! Pourquoi le mien n'est-il pas aussi prompt.
SCÈNE V.
Erasistrate, Seleuque, Climène.
ERASISTRATE, bas.
Feignons bien .
SELEUQUE.
Il vient donc de quitter la lumière ?
Quelle belle parole a-t-il dit la dernière,
Quels regrets a-t-il fait en rendant l'âme aux Dieux,
1280 | De ne m'embrasser pas à ses derniers adieux ? |
ERASISTRATE.
Sire, il respire encor, mais son corps et son âme,
Ne s'entretiennent plus que par un trait de flamme,
Un moment changera son lit en un tombeau,
Et lèvent d'un soupir éteindra son flambeau.
SELEUQUE.
1285 | Barbare que dis-tu ? Ta rigueur sans pareille, |
Me coule du poison dans l'âme par l'oreille ;
Quoi mon fils, quoi mon sang, mon plaisir, mon espoir ;
Quoi l'appui de mon sceptre, est donc si près de choir ;
Quoi l'unique Soleil qui m'éclaire en ce monde,
1290 | Se perd dans une nuit éternelle et profonde; |
La parque le ravit, sans que l'art des humains
Le puisse dégager de ses sanglantes mains ;
À ses mortels efforts, il n'est rien qui ne cède !
ERASISTRATE.
Sire, on y peut encor apporter du remède;
1295 | Mais comme un tel secours ne dépend que de moi, |
Je ne le donne pas pour l'Empire d'un Roi.
SELEUQUE.
D'un Roi !
ERASISTRATE.
De tous les Rois, qui sont dessus la terre.
SELEUQUE.
Quel Dieu lança jamais par la bouche un tonnerre !
Je te puis appeler Basilic mille fois,
1300 | Ce qu'il fait par les yeux, tu le fais par la voix ; |
Tu peux tirer mon fils, et moi du précipice,
Ton art peut empêcher que l'État ne périsse,
Tu peux lever de terre un Monarque abattu,
Cruel, si tu le peux, pourquoi ne le fais-tu ?
ERASISTRATE.
1305 | Quand je vous aurai dit, sans feinte et sans réserve, |
Ce qu'il faut que je fasse, afin que je vous serve,
Comme il faut m'oublier, comme il faut me trahir,
Pour sauver Antioche, et pour vous obéir,
Au lieu de me blâmer, Sire, j'ai la créance,
1310 | Que vous approuverez ma désobéissance . |
SELEUQUE.
J'approuverais l'arrêt, et le coup de ma mort ;
Mais dis moi ce secret qui t'importe si fort,
Ton silence m'afflige autant que tes paroles,
Pour parler hardiment, crois que tu me consoles,
1315 | Je me rends attentif ; Dieux que ne puis-je aussi. |
Me rendre désormais insensible au souci.
ERASISTRATE.
Je vais, ô triste Roi, vous apprendre une histoire,.
Fâcheuse à raconter, et difficile à croire :
Doncques pour exprimer le tout en peu de mots,
1320 | Vous saurez que l'amour est cause de vos maux ; |
Mais un amour honteux, mais un amour injuste,
Mais un amour qui n'a que son sujet d'auguste,
Qui porte votre fils à chérir un objet
Charmant, mais pour son rang, trop bas, et trop abject ;
1325 | Oui, Sire, je l'ai dit, et je le dis encore, |
L'amour de votre fils le perd, vous déshonore ;
Se feux font criminels, et lui qui sait cela,
Veut dompter en mourant la passion qu'il a.
SELEUQUE.
Sans doute vous rêvez, il brûle pour Thamire,
1330 | Me déshonore-t-il, fait-il un crime ? |
ERASISTRATE.
Ah, Sire, |
Souffrez que mes propos vous retirent d'erreur,
Son coeur est agité par une autre fureur.
SELEUQUE.
Quel autre feu pourrait s'allumer en son âme ?
ERASISTRATE.
Celui qu'il a trouvé dans les yeux de ma femme.
SELEUQUE.
1335 | De ta femme ; à ce mot je demeure interdit, |
De ta femme rêveur !
ERASISTRATE.
Lui-même me l'a dit.
CLIMÈNE.
Si je crois ma raison, je ne le saurais croire.
ERASISTRATE.
Sur qui ne peut amour remporter la victoire ;
Cessez d'être ébahis de cette nouveauté,
1340 | Il triomphe toujours, où combat la beauté. |
SELEUQUE.
Il est vrai que mon fils pourrait brûler pour elle,
Si le Ciel l'avait faite aussi noble que belle;
Si la voix du renom ne flatte pas ses yeux,
Ils ont de quoi charmer les hommes et les Dieux ;
1345 | Mais où l'aurait-il vue, apprends-le moi de grâce ? |
ERASISTRATE, bas.
Un jour, las et recru des plaisirs de la chasse,
Il vint se rafraîchir dérobé de ses gens,
Dans un petit logis que je possède aux champs ;
Il y vit Polybie (on nomme ainsi ma femme,)
1350 | Aussitôt la fraîcheur lui plut moins que la flamme, |
Il arrêta ses yeux où son coeur s'attachait,
Bref, il perdit chez nous le repos qu'il cherchait.
SELEUQUE.
Mon esprit ne fais point plus longue résistance,
Connais sa vérité dessous cette apparence ;
1355 | L'amour, ce fier tyran, range tout sous ses lois, |
Et l'on ne peut mentir à la face des Rois ;
Je ne révoque plus ce que tu dis en doute,
Mon jugement se tait, et ma raison t'écoute ;
Mais c'est pour t'obliger d'écouter à ton tour,
1360 | Mon pouvoir qui te parle avecques mon amour, |
Tu peux en ma faveur rompre le noeud qui lie,
Tes plaisirs et tes jours à ceux de Polybie;
Et puis poussé d'un zèle et rare et généreux,
Faire place en ton lit à mon fils amoureux.
ERASISTRATE.
1365 | Que me conseillez-vous ? |
SELEUQUE.
Le bien de la Province. |
ERASISTRATE.
Ma honte.
SELEUQUE.
Ton honneur.
ERASISTRATE.
Perdre une femme.
SELEUQUE.
Un Prince.
ERASISTRATE.
Violer l'Hyménée.
SELEUQUE.
Aller contre mes lois.
ERASISTRATE.
Offenser tous les Dieux.
SELEUQUE.
Assassiner deux Rois.
ERASISTRATE.
Tous ces propos sont vains je ne m'y puis résoudre.
SELEUQUE.
1370 | Je me sers de mon sceptre ainsi que de la foudre ; |
Cède lui.
ERASISTRATE.
J'aime mieux en ressentir les coups.
SELEUQUE.
Fais-le pour ton profit.
ERASISTRATE.
Sire, le feriez vous ?
Supposez qu'Antioche adore Stratonice,
Que cette Reine ait fait son amoureux supplice,
1375 | Et que pour le guérir, il la lui faut céder ; |
Pourriez-vous sans douleur vous en déposséder,
Pourriez-vous sans mourir la bannir de votre âme ?
SELEUQUE.
Il serait malaisé d'éteindre cette flamme,
Je souffrirais beaucoup, je t'en fais un aveu ;
1380 | Mais pour sauver mon fils, oui, j'éteindrais mon feu. |
ERASISTRATE.
Votre coeur parle-t-il ?
SELEUQUE.
Il parle, ou je périsse.
ERASISTRATE.
Quoi vous oublieriez...
SELEUQUE.
Tout, moi-même et Stratonice.
ERASISTRATE.
Ah vous n'en jurez pas.
SELEUQUE.
Ah, j'en jure ses yeux,
Que j'aime, et que je crains autant que tous les Dieux.
ERASISTRATE.
1385 | Après un tel serment je ne dois plus rien craindre, |
Antioche est heureux, et vous êtes à plaindre ;
Stratonice elle seule, est cause de son mal,
Ses attraits ont changé votre fils en rival.
SELEUQUE.
Stratonice, est-il vrai !
ERASISTRATE.
Rien n'est plus véritable.
CLIMÈNE.
1390 | Quelle preuve avez-vous d'une chose incroyable ? |
ERASISTRATE.
Aussitôt qu'il la voit, un feu subtil et prompt,
Brille dedans ses yeux, et fait rougir son front
Une chaude sueur humecte son visage,
Sa langue à de la peine à trouver son usage,
1395 | Bref son coeur, et son pouls se sentent altérés, |
Ce sont là de l'amour les signes assurés.
SELEUQUE.
Il aime Stratonice !
ERASISTRATE.
Et quittera la vie
Si sa possession n'assouvit son envie.
SELEUQUE.
Naturels sentiments d'amour et d'amitié,
1400 | Que me conseillez-vous, la haine, ou la pitié, |
Le pardon d'Antioche, ou sa peine exemplaire ?
Qui des deux est coupable, ou le fils ou le père ?
Puisque nous poursuivons tous deux un même bien,
Est-il plus mon rival, que je ne suis le sien ?
1405 | Ah ! Ce raisonnement me met à la torture, |
Mon amour me défend d'écouter la Nature,
La Nature défend d'écouter mon amour ;
Qui des deux entendrai je, à qui serai-je sourd !
Vous puis-je, ô Stratonice, oublier sans reproche,
1410 | Te saurais-je sans crime oublier Antioche ; |
Non, non, je ne saurais, il n'y faut pas penser,
Si mon amour est juste, il m'en doit dispenser ;
Abandonner mon fils, je ne le puis sans blâme,
S'en est fait, s'en est fait, mon sang éteint ma flamme,
1415 | Stratonice est à toi, cher appui de mes jours, |
Respire sans contrainte, et sois heureux toujours,
Je te fais possesseur de ce trésor insigne,
En n'osant l'espérer, tu t'en es rendu digne,
Il suffit que ton coeur ait longtemps combattu,
1420 | Tu l'auras, mon amour le cède à ta vertu . |
Que dis-je à sa vertu ! Son âme criminelle,
N'en conserva jamais une seule étincelle ;
Qui seraient les méchants ? Si les incestueux,
Et si les criminels passaient pour vertueux,
1425 | Pour qui seraient les fers, et pour qui les supplices, |
Si l'on récompensait les crimes et les vices ?
Antioche en fait un qui n'eut jamais d'égal,
Il devint parricide aussitôt que rival,
Ce fils dénaturé, dans sa brutale envie,
1430 | Veut m'ôter Stratonice, et c'est m'ôter la vie ; |
Mais j'arrêterai bien ce furieux projet,
C'est assez que je règne, et qu'il soit mon sujet ;
Je puis sans offenser la dignité de père,
Prêter pour le punir l'oreille à ma colère,
1435 | Et s'il veut persister en ses lâches desseins, |
Je puis à mon courroux prêter enfin les mains,
Oui cruel, oui brutal, oui perfide Antioche,
Je puis t'ôter le jour, sans crime et sans reproche,
Je te puis condamner, et même je le dois,
1440 | Sinon comme ton père, au moins comme ton Roi ; |
Tu choques sans respect d'une insolence égale,
La dignité de père, et la grandeur Royale ;
Aussi dois-tu sentir toute la cruauté,
D'un Roi que l'on offense, et d'un père irrité ;
1445 | Ingrat résous-toi donc à ce double supplice, |
Ou pour t'en garantir, n'aime plus Stratonice,
Ne considère plus ce qu'elle a de charmant,
Aime la comme fils et non pas comme amant ;
Forme des voeux plus saints, et moins illégitimes,
1450 | Demande moi pardon, repens-toi de tes crimes, |
Sinon prépare-toi de mourir de ma main ;
Un juste châtiment ne peut être inhumain.
Vous vieillard sans respect, comme sans prévoyance
À Erasistrate.
Homme de grand savoir, et de peu de prudence,
1455 | Qui loin de terminer, augmentez mes ennuis, |
Si vous n'y pourvoyez, vous saurez qui je suis.
ACTE V
SCÈNE I.
Seleuque, Célimène, Clitarque.
SELEUQUE.
Enfin que que dois-je faire, que puis-je résoudre,
et d'autre côté j'entends gronder la foudre,
D'un et d'autre côté je prévois des malheurs,
1460 | Qui me feront verser du sang au lieu de pleurs ; |
Si je cède à l'amour, je cède à la colère,
Si je suis bon amant, je suis un mauvais père,
Si mon coeur est sensible, il n'a point de pitié,
Et si j'aime toujours, je suis sans amitié;
1465 | Dures extrémités, effroyable supplice, |
Il faut perdre Antioche, ou perdre Stratonice.
Fidèles Conseillers, qui voyez, mes transports,
Encor plus furieux au dedans qu'au dehors,
Opposez vos Conseils à tant de violence,
1470 | Condamnez la nature ou l'amour au silence ; |
Apprenez-moi lequel de ces deux ennemis
Combat en téméraire, et doit être soumis.
CLIMÈNE.
Sire, le sang vous parle, il ne faut que l'entendre,
Lui seul peut aisément le dire, et vous l'apprendre,
1475 | Oyez le seulement en des doutes pareils ; |
On est jamais trompé quand on suit ses conseils.
CLITARQUE.
Sire, l'amour vous parle, il ne faut que l'entendre,
On attaque une Reine, lui la veut défendre,
Oyez le seulement en des doutes pareils;
1480 | Un Monarque amoureux doit suivre ses conseils. |
CLIMÈNE.
S'ils blessent son honneur, il faut qu'il les rejette.
CLITARQUE.
S'ils flattent son humeur, il faut qu'il les souhaite.
SELEUQUE.
Que peut faire un esprit en cette extrémité,
Le parjure, ou le meurtre est de nécessité;
1485 | Il faut quoi que je fasse, ou perdre Stratonice, |
Ou si je suis fidèle, il faut qu'in fils périsse.
CLIMÈNE.
Serez vous sans pitié ?
CLITARQUE.
Manquerez-vous de foi.
CLIMÈNE.
Comportez-vous en père.
CLITARQUE.
Agissez comme un Roi.
SELEUQUE.
Ah cruels vous mettez mon âme à la torture !
1490 | L'on parle pour l'amour, l'autre pour la nature, |
D'un consent à mes feux, l'autre n'y consent pas,
L'on veut sauver mon fils, l'autre veut son trépas ;
Qui de vous me trahit, qui de vous me conseille,
À qui dois-je donner mon âme et mon oreille,
1495 | Qui de vos deux avis tient plus de la raison ? |
C'est le mien.
CLIMÈNE.
Le vôtre ?
CLITARQUE.
Oui.
CLIMÈNE.
C'est une trahison.
CLITARQUE.
Sire, ainsi m'offenser devant notre personne.
CLIMÈNE.
Sire, ne punir pas le conseil qu'il vous donne.
CLITARQUE.
Il est utile et bon.
CLIMÈNE.
Il est pernicieux,
1500 | Nuisible, téméraire, injuste et factieux . |
CLITARQUE.
Il promet du plaisir.
CLIMÈNE.
C'est qu'on se l'imagine.
CLITARQUE.
C'est le bien de l'État.
CLIMÈNE.
C'est plutôt sa ruine,
Il ébranle le sceptre et le Royaume entier,
Puisqu'il lui veut ravir son unique héritier.
CLITARQUE.
1505 | Parlez mieux |
SELEUQUE.
Taisez-vous l'un et l'autre, |
Il se tourne à l'un et puis à l'autre.
Je veux suivre mon sens, non le sien ni le vôtre,
La résolution que je prends aujourd'hui,
Vient de moi seulement, non de vous ni de lui ;
Mon diadème, et l'or que l'on y voit reluire,
1510 | Jettent de la lumière assez pour me conduire ; |
D'ailleurs le Ciel qui tient mon esprit en ses mains,
Le gouverne bien seul sans l'aide des humains ;
Je sais que je ne puis sans blesser la Nature,
Armer mes passions contre ma créature ;
1515 | Et quoi que vous disiez en faveur de l'amour, |
Clitarque, son flambeau s'éteint auprès du jour :
Mais avant qu'étouffer entièrement la flamme,
Que la même beauté fit naître dans mon âme ;
Je veux par un moyen que je viens de songer
1520 | Connaître si mon fils est en si grand danger, |
Si telle est son ardeur, et telle ma disgrâce,
Qu'il faille qu'il périsse, ou qu'on lui satisfasse ;
Climène, cependant faites votre devoir,
À disposer Messappe à ne point s'émouvoir,
1525 | À ne me traiter point d'ingrat et de parjure, |
S'il faut que mon amour le cède à la Nature .
SCÈNE II.
On tire le rideau Antiochus paraît dans sa chambre sur son lit.
ANTOCHUS.
STANCES.
Veux-tu paraître une vipère,
A celui dont tu tiens le jour,
Misérable esclave d'amour;
1530 | Veux-tu pour vivre heureux faire mourir ton père, |
Seras-tu si traître à ton sang,
Que d'aller lâchement en l'ardeur qui t'altère
Étancher ta soif en son flanc.
Ingrate et lâche créature,
1535 | Souffre, et fais un peu moins de maux, |
Apprends des plus fiers animaux
À faire ton devoir dedans cette aventure ;
Eux qui n'eurent jamais de loi,
Et qui suivent en tout leur brutale Nature,
1540 | Sont bien plus retenus que toi. |
Depuis que le Ciel illumine
La terre avecque son flambeau,
A-t-on remarqué qu'un rameau
S'efforça d'arracher sa tige ou sa racine ?
1545 | Qui des mortels a jamais vu |
Qu'une cause révolta contre son origine,
Mon sang, pourquoi donc le fais tu ?
Respecte, et chéris davantage,
Le lieu d'où l'on t'a vu sortir,
1550 | Je suis tout prêt d'y consentir, |
Fais,fais, rougir la terre et non pas mon visage,
Sors de mes veines pur et net,
Lave mon coeur d'un crime, éteins en mon courage,
Le feu que Stratonice y met.
1555 | Hélas que ce beau nom me touche, |
Que j'aime de le proférer;
Pour m'abstenir d'en soupirer,
Il faudrait que je fusse aussi dure qu'une souche ;
Depuis quelle est hors de mon sein,
1560 | Cette aimable Princesse est encor en ma bouche, |
Dieu qu'elle fait peu de chemin.
Mais après tout, il ne m'importe,
Près ou loin je ne l'aime plus,
Tous ses appas sont superflus,
1565 | Quoi qu'amour soit un Dieu, ma raison est plus forte ; |
Elle le surmonte aujourd'hui,
Il a surpris mon coeur, mais il faut qu'il en forte,
La mort y vient au lieu de lui.
Ici Seleuque paraît dans un cabinet d'où il entend Antiochus sans être vu.
C'est elle que j'attends, c'est elle que l'invoque,
1570 | Tout le monde la fuit, et moi je la provoque ; |
Qu'elle tarde à venir, n'est-ce point qu'elle a peur
De mourir elle-même, en voyant ma douleur ?
Ou si c'est qu'approuvant mes peines sans pareilles,
Comme elle n'a point d'yeux, elle n'ait point d'oreilles ;
1575 | Je ne puis que juger de son retardement, |
À cause que j'y cours elle vient lentement ;
Et parce qu'elle sait que sa pitié m'outrage,
Elle se fait prier pour me montrer sa rage.
SELEUQUE, bas.
Mon coeur à ce propos se fend par la moitié,
1580 | J'en exile l'amour, j'y reçois la pitié, |
Nature, piété, je cède à vos atteintes.
ANTOCHUS.
Qui vient encor ici m'interrompre en mes plaintes ?
SCÈNE III.
Erasistrate, Antiochus, Seleuque dans le Cabinet.
ERASISTRATE, bas.
Quelque secret dessein que puisse avoir le Roi,
Fais ce qu'il t'a prescris sans t'informer pourquoi.
ANTOCHUS.
1585 | L'aide de ce vieillard m'importune et et m'offense, |
Que voulez-vous ?
ERASISTRATE.
Seigneur, consultez mon silence,
Je suis si fort surpris d'un si prompt changement,
Que je perds la parole avec le jugement.
ANTOCHUS.
Qu'elle disgrâce, ô Dieux ! Quel accident peut-ce être !
1590 | Mes maux sont-ils encor dans le point de s'accroître, |
Parlez, Erasistrate, et ne déguisez rien,
Rassurez votre esprit pour émouvoir le mien ?
ERASISTRATE.
Le Roi dont vous tenez et les biens et la vie,
Tache de ruiner votre amoureuse envie,
1595 | Il adore Thamire, et son aspect fatal, |
Le change de bon père en un fâcheux rival ;
Stratonice n'est plus qu'un obstacle à sa joie,
Sa nouvelle fureur lui défend qu'il la voie,
Il est dans le dessein de la congédier,
1600 | Et pour vous dire tout, de la répudier. |
ANTOCHUS.
De la répudier, il ne les peut sans blâme,
Ses vertus et son rang sont dignes de sa flamme ;
De la répudier, c'est pour sa qualité,
Et trop d'ingratitude et trop d'indignités
1605 | Il ne le fera pas, une action si noire, |
Obscurcirait le lustre, et l'éclat de sa gloire;
Je n'aime pas si peu son honneur et le mien,
Que je ne parle ici contre mon propre bien ;
Malgré la passion que j'ai pour Stratonice,
1610 | Je n'avouerai jamais une telle injustice, |
Je me déclarerais indigne et lâche amant,
Si je pouvais souffrir ce mauvais traitement,
Et mes jours ne feraient qu'une honteuse course,
Si mon sang endurait des taches en sa source.
SELEUQUE, bas en se retirant.
1615 | Ô générosité qu'on ne peut trop louer ! |
Ses feux font trop discrets pour les désavouer.
ANTOCHUS.
Vous qui savez le change, et l'amour de mon père,
Dans son aveuglement voudra-t-il qu'on l'éclaire,
Ne le vaincrai-je point avecque la douceur,
1620 | Entendra-t-il son fils, s'il devient son consoeur ? |
ERASISTRATE.
Seigneur, sa passion n'est pas encore telle,
Que la vôtre ne soit beaucoup plus forte qu'elle,
Quoique son feu soit grand pour l'éteindre aujourd'hui,
Dites que vous aimez en même lieu que lui.
ANTOCHUS.
1625 | Je ne puis avancer ce propos sans mensonge, |
Puisque c'est seulement à Thamire qu'il songe ;
Mais montrons ma constance, et souffrons jusqu'au bout,
Tachons de le gagner afin de perdre tout ;
Erasistrate allons, j'ai de l'impatience.
ERASISTRATE.
1630 | Vous ne pourrez avoir une prompte audience ; |
Le Conseil assemblé pour savoir son désir,
Écoute ses raisons qu'il expose à loisir;
Mais attendant qu'il vienne, il serait nécessaire
D'en parler à la Reine.
ANTOCHUS.
Ô conseil salutaire !
Il feint de vouloir sortir.
1635 | Ne perdons point le temps puisqu'il nous est si cher, |
Soutenez ma faiblesse, et m'aidez à marcher.
SCÈNE IV.
Stratonice, Thamire, Antiochus, Erasistrate
STRATONICE.
Où pensiez- vous aller la chambre d'un malade
Ne devrait-elle pas borner sa promenade ?
Remettez-vous au lit, mon Prince, croyez nous,
1640 | Où l'on vous rend honneur, vous courbez les genoux, |
J'en demeure confuse.
ANTOCHUS.
Adorable Princesse,
Je le sais par devoir autant que par faiblesse,
Et si vous me voyez si pâle et si défait,
C'est que je me ressens de l'affront qu'on vous fait.
1645 | Au seul ressouvenir de ce dessein coupable, |
Dont je vous croyais franche mon père coupable,
Si le respect du sang ne retenait ma voix,
Je publierais par tout qu'il offense les lois,
Qu'il se rend, et qu'il est la bonté des Monarques :
1650 | Ses injustes projets en sont de bonnes marques, |
Après la lâcheté qu'il a pu concevoir,
Je crois en le blâmant faire bien mon devoir ;
Un fils n'est pas tenu de souscrire à son père,
Lorsque son coeur médite un crime qu'il veut faire ;
1655 | Le jour qu'il tient de lui n'oblige son amour |
Qu'à souffrir ses desseins qui sont dignes du jour ;
Ceux que forme mon père, en sont par trop indignes,
Il se fait, il vous fait, des reproches indignes :
Mais cette différence est admise entre vous,
1660 | Que quoi qu'il puisse dire, il les mérite tous ; |
Vos belles qualités tant du corps que de l'âme,
Montrent que ce n'est pas à tort que je le blâme,
Et qu'il est tout à fait sans esprit et et sans yeux,
D'exiler de son lit son chef d'oeuvre des Cieux ;
1665 | De vous répudier comme il se le propose, |
De son autorité, sans respect et sans cause ;
Si ce n'est, qu'il allègue à sa honte aujourd'hui,
Qu'il ne saurait souffrir la vertu prés de lui.
STRATONICE.
À quoi tend ce discours ?
ANTOCHUS.
À divertir mon père,
1670 | De préférer à vous une autre qu'il espère ; |
Vous savez, mieux que moi ce fatal changement,
Pourquoi me celez-vous votre ressentiment ?
STRATONICE.
Sortez, Seigneur, sortez, de cette fantaisie,
Et de la vaine peur dont votre âme est saisie ;
1675 | Le Roi n'y songe pas, encore que je sois, |
Indigne de son lit où m'appelle son choix.
ANTOCHUS.
Et vous belle Princesse, à qui les Dieux offraient,
De charmer les humains aussitôt qu'ils vous voient,
Vous qui tenez leurs coeurs en des liens dorés,
1680 | Tairez vous, ma disgrâce, ou si vous l'ignorez ? |
Me voulez-vous celer que mon père vous aime,
D'un zèle et d'un amour injuste autant qu'extrême,
Et que pour satisfaire à son désir brutal,
Il méprise, Madame, et devient mon rival ;
1685 | Tairez-vous que vos yeux ont son âme embrasée ? |
THAMIRE.
Parlez-vous tout de bon, où si c'est par risée ?
ANTOCHUS.
Il montre Erasistrate.
A-t-on sujet de rire en un mal apparent,
Si vous ne m'en croyez j'amène mon garent.
ERASISTRATE.
Le Roi vient, en faut-il un meilleur témoignage.
SCÈNE V.
Seleuque, Clitarque, Antiochus, Stratonice, Thamire, Erasistrate.
SELEUQUE, à Clitarque.
1690 | Homme lâche et sans foi, laisse agir mon courage. |
CLITARQUE.
Écoutez...
SELEUQUE.
Je suis las d'écouter tes pareils,
Va-t-en donner ailleurs tes infâmes conseils,
Évite mon aspect qu'il ne te soit funeste.
ANTOCHUS.
Clitarque se retire.
Sire...
SELEUQUE.
Il suffit, mon fils, je comprends bien le reste,
1695 | Commencez d'être heureux, cessez de m'accuser, |
Il est temps, il est temps, de vous désabuser ;
Nous nous sommes servis d'industrie et de feinte,
Pour connaître le trait dont votre âme est atteinte,
Nous l'avons découvert avec l'archer vainqueur,
1700 | Qui vous l'a décoché jusques au fond du coeur ; |
Ne croyez pas mon fils, que j'aie eu le caprice
D'éloigner de mon lit la belle Stratonice ;
Jamais un tel penser n'entra dans mon esprit,
Plutôt telle fureur jamais ne me surprit ;
1705 | C'est une invention que j'ai trouvée moi-même, |
Par elle j'ai connu votre courage extrême,
Par elle je connais votre amoureux souci,
Et par elle je sais votre remède aussi ;
Cette aimable beauté de tant d'appas pourvue,
1710 | Sur qui j'avais jeté le désir et la vue, |
Stratonice elle-même, ses charmes puissants,
Rendent comme ce corps vos esprits languissants ;
Que votre bouche ici laisse parler votre âme,
Avouez, hautement que vous aimez, Madame ;
1715 | Confessez que ses yeux vous inspirent du feu, |
Il est temps de le dire, et d'en faire un aveu ;
Assez vertueux fils votre âme généreuse,
A souffert en secret une ardeur amoureuse,
Qu'elle éclate aujourd'hui ne me la cachez plus,
1720 | Parlez, et demandez sans craindre le refus. |
THAMIRE, bas.
Je demeure interdite, et je suis étonnée,
Qu'on m'ôte un Prince auquel on m'avait destinée ;
Mais montrons du courage au lieu d'en murmurer.
ANTOCHUS.
Ah mon père.
SELEUQUE.
Ah mon fils.
ANTOCHUS.
Je dois...
SELEUQUE.
Tout espérer,
1725 | Ne dissimulez point, dites sans artifice, |
Oui, mon père, il est vrai j'adore Stratonice,
Et si vous ne l'avez je veux perdre le jour.
ANTOCHUS.
Confus de vos propos, ravi de votre amour,
Honteux de découvrir une flamme insensée,
1730 | Qui fait pâlir mon front, et rougir ma pensée ; |
Criminel envers vous d'un feu pernicieux,
Oserai-je parler, dois-je lever les yeux,
M'est-il encor permis de vous nommer mon père,
Le puis-je justement puis que je dégénère ;
1735 | Car c'est assurément dégénérer de vous, |
Que déporter mon coeur où vous êtes époux ;
Toutefois si l'amour permet que je m'exprime,
S'il me laisse parler en faveur de mon crime,
Et si votre bonté m'en donne le pouvoir,
1740 | Vous verrez qu'en faillant j'ai bien fait mon devoir. |
Alors qu'un bel objet à nos yeux se présente,
Nous en sommes émeus rien ne nous en exempte,
Il lui faut obéir, quoique nous réclamions,
Et puis qu'il est aimable il faut que nous l'aimions ;
1745 | Mais pour aimer ainsi l'on est point condamnable, |
Ce premier mouvement est juste et raisonnable,
Vouloir le surmonter ce serait se trahir,
Un homme doit aimer ce qu'il ne peut haïr ;
Voici donc seulement ou consiste l'offense,
1750 | C'est quand notre désir cherche la jouissance ; |
Lors ce premier amour change de qualité,
Et n'est plus rien sinon qu'une brutalité :
Je confesse, grand Roi, que j'aime Stratonice,
De cette passion qui ne tient rien du vice,
1755 | Mais ce brutal appas qui nous tire au plaisir, |
Ne m'a jamais touché de l'ombre d'un désir ;
Toujours votre respect, et le soin de ma gloire,
Ont été bien avant gravez dans ma mémoire,
Et l'appréhension de choquer votre ardeur,
1760 | A toujours éloigné ce monstre de mon coeur ; |
Que s'il a quelquefois tâché de me surprendre,
L'honneur et la raison me sont venus défendre,
Et j'avais résolu de le faire périr,
Et de le surmonter, en me laissant mourir.
SELEUQUE.
1765 | Vivez, vivez plutôt, votre vie est si belle, |
Que je souhaiterais qu'elle fut immortelle ;
Antioche vivez, mais vivez bienheureux,
J'approuve votre feu puis qu'il est généreux ;
Amour quand il lui plaît, nous échauffe et nous brûle,
1770 | Alors on fait beaucoup si l'on le dissimule, |
C'est résister assez que de rendre inconnu,
Et de tenir couvert ce tyran qui va nu :
Vous avez en ce point fait voir votre courage,
Il n'est pas de besoin d'en montrer davantage,
1775 | Quoi que cet ennemi vous dompte et vous abat, |
Il lui présente Stratonice.
Vous devez triompher après un tel combat ;
Votre vertu mérite un si digne salaire,
Qu'un autre à mon avis, ne vous peut satisfaire ;
Doncques pour vous ôter de peine et de langueur,
1780 | Recevez de ma main ce présent de mon coeur ; |
Jouissez d'un long calme après tant de tempêtes,
Et goûtez les douceurs et les plaisirs honnêtes,
Donnez-vous l'un à l'autre, et la main et la foi,
Aimez-le comme époux, aimez, moi comme Roi ;
1785 | Enfin vivez contents, et qu'un succès si rare, |
Vous assemble si bien que rien ne vous sépare.
STRATONICE.
Puis-je sans lâcheté contenter vos désirs ?
ANTOCHUS.
Et puis-je sans douleur posséder vos plaisirs ;
Puis-je voir la lumière à votre préjudice,
1790 | Puis-je sans un remords vous ravir Stratonice, |
Et peut-elle non plus sans regret m'enflammer,
Nous faites-vous ce tort que de le présumer ?
SELEUQUE.
Ces nobles sentiments que la vertu vous donne,
Affermissent ceux-là que l'amitié m'ordonne ;
1795 | Stratonice est à vous, ne vous défendez plus, |
Tous vos propos seraient et vains et superflus;
Madame, je vous prie en faveur de la flamme,
Que vos perfections firent naître en mon âme,
Et de plus en faveur de ce nouvel époux,
1800 | De soupirer pour lui comme il languit pour vous. |
STRATONICE.
C'est peu de soupirer, Sire, il faut que je pleure,
Pleurer c'est encor peu, Sire, il faut que je meure,
Et que je m'affranchisse en courant au trépas,
Du crime d'obéir, ou de n'obéir pas.
SELEUQUE.
1805 | Ce que je vous demande est juste et légitime, |
L'octroyer est vertu,le refuser un crime ;
Le Ciel n'inspire aux Rois que de justes desseins,
Il assemble vos coeurs quand j'assemble vos mains ;
Témoignez-vous tous deux une tendresse égale.
STRATONICE.
1810 | Sire, je le chéris d'une amour conjugale, |
Puisque votre vouloir me l'ordonne aujourd'hui,
Je ne suis plus à vous, je ne suis plus qu'à lui.
SELEUQUE.
Que je vous suis tenu de cette complaisance,
Tout l'État vous en doit une reconnaissance ;
1815 | Mais écoutant Thamire, à ne voir que son front, |
Elle croit en son coeur qu'on lui fait un affront,
Détournons-en les yeux, et prêtons les oreilles.
STRATONICE.
Un pareil accident touche peu mes pareilles,
Non, non,je ne crois point que ce soit un mépris,
1820 | Je suis pour Antioche un assez digne prix ; |
Si la hauteur du trône élève sa famille,
S'il est le fils d'un Roi, l'on sait que j'en suis fille,
Et je ne pense pas que l'on m'offense en rien,
Sachant l'égalité de son rang et du mien.
SELEUQUE.
1825 | J'aime ces sentiments que la vertu suggère, |
Mais je me trompe fort, ou je vois votre père ;
Il témoigne qu'il est irrité contre nous,
Ses yeux sont enflammés du feu de son courroux,
Il le faut écouter.
SCÈNE DERNIÈRE.
Messappe, Seleuque, Antiochus, Stratonice, Thamire, Climene, Erasistrate.
MESSAPPE.
Doncques tant de traverses
1830 | Que m'ont donné les mers les terres diverses, |
Doncques tant de dangers que j'ai courus sur l'eau,
Où je n'étais toujours qu'à trois doigts du tombeau,
Où les vents mutinés et Neptune en sa rage,
M'ont peint plus de cent fois la mort sur le visage;
1835 | Doncques encor un coup, tant de travaux soufferts, |
M'ont en vain travaillé pour un bien que je perds ;
Vous trompez mon espoir, et par trop d'oubliance,
Vous rompez avec moi la paix et l'alliance ;
Trahissez vous ainsi l'honneur et votre foi,
1840 | Un Roi doit-il ainsi traiter un autre Roi ? |
SELEUQUE.
Ce généreux courroux sera-t-il de durée ?
MESSAPPE.
Autant, et beaucoup plus que l'injure endurée ;
Violez un hymen que vous avez promis,
Vous êtes à Damas où tout vous est permis ;
1845 | Accordez Antioche à la beauté qu'il aime... |
L'onde qui m'amena m'emmènera de même,
Et si rien ne s'oppose à mes soins diligents,
Je vous reviendrai voir avecques plus de gens......
SELEUQUE.
Par ce hardi propos vous menacez ma terre ?
MESSAPPE.
1850 | Des plus sanglants effets que peut causer la guerre ; |
Puisque les doux moyens ne sont pas de saison,
J'alléguerai des Rois la dernière raison.
SELEUQUE.
Je n'appréhende pas qu'une telle menace,
Trouble de mon pays la paix et la bonace ;
1855 | Je m'en vais vous ôter, si mes voeux ne font vains, |
Et la haine du coeur, et les armes des mains ;
Il est vrai qu'aujourd'hui je romps un mariage,
Dont je vous ai donné ma parole en otage,
Mais ce n'est point orgueil, ni manquement de foi.
1860 | Ces défauts n'entrent point dedans l'âme d'un Roi ; |
Les Dieux ne souffrent pas que la nature cache
Dans leurs plus beaux portraits une si laide tâche.
MESSAPPE.
Qu'est-ce donc qui vous porte à me désobliger ?
SELEUQUE.
Il montre
Un fils qui meurt d'amour que je veux soulager ;
1865 | Ce sage confident aura pu vous apprendre, |
Comme il a combattu devant que de se rendre ;
Et s'il n'a rien omis de sa commission,
Vous connaissez l'objet de son affection.
MESSAPPE.
Celui que vous faisiez le sujet de la vôtre.
SELEUQUE.
1870 | Puisqu'il en est esprits, il n'en aura point d'autre, |
Je serais bien cruel, le pouvant secourir,
De ne le faire pas, et de le voir mourir;
Nature souffrirait en cette procédure,
Et le courroux du Ciel vengerait la Nature.
MESSAPPE.
1875 | Saurais-je recevoir un plus grand déplaisir. |
SELEUQUE.
Je vous demande encor un moment de loisir ;
Un illustre parti qui me tient de bien proche,
Un Prince aussi puissant que peut l'être Antioche,
D'aussi grande sagesse, et d'aussi grand renom,
1880 | (Lui-même l'avouera quand il saura son nom;) |
Enfin un conquérant de Royale naissance,
Qui sait tenir un peuple en son obéissance ;
Qui sait comme il faut faire et proposer des lois,
En reçoit de Thamire, et brûle pour son choix;
1885 | Il l'aime d'une amour aussi sainte qu'extrême, |
Et pour bien l'exprimer, il s'aime moins soi-même,
Avisez si les voeux de ce nouvel amant...
MESSAPPE.
Ah traitez moi de grâce un peu plus noblement ;
Quel sortable parti trouvez vous à Thamire ?
1890 | Tout autre qu'Antioche en vain l'aime et l'admire ; |
Les plus grands d'après lui sont des sujets trop bas,
Et qui ne règne point, ne la mérite pas.
SELEUQUE.
C'est un Roi qui l'adore, et qui vous la demande,
Un Roi qui ne craint rien, et que tout appréhende,
1895 | Que l'on redoute en guerre, et que l'on aime en paix, |
Enfin c'est moi, Seigneur, voyez si je vous plais ?
CLIMÈNE.
Ô bonheur sans pareil !
ERASISTRATE.
Ô merveille !
ANTOCHUS.
Ô prodige! ;
MESSAPPE.
Cette offre me surprend autant qu'elle m'oblige,
Je ne me flattais pas d'un si superbe espoir ;
1900 | Seigneur, mes volontés suivent votre vouloir, |
Disposez de Thamire, et de moi-même encore,
Je veux qu'elle vous aime, qu'elle vous honore,
Ma fille approchez-vous, ne consentez vous pas,
Que ce Roi glorieux règne sur vos appas.
THAMIRE.
1905 | Si vous le commandez, je sais que la naissance |
M'oblige entièrement à cette obéissance.
MESSAPPE.
Oui, je vous le commande avec l'autorité ;
Que me donne sur vous le sceptre et la clarté.
THAMIRE.
C'est assez, je n'ai plus de désirs que les vôtres .
STRATONICE.
1910 | Quels bonheurs, quels plaisirs, sont plus grands que les nôtres ? |
SELEUQUE.
Puisque malgré l'envie, et la haine du sort,
Nous surmontons l'orage et nous entrons au port ;
Puisque tout nous succède, et que le Ciel propice,
Est d'accord qu'Antioche épouse Stratonice,
1915 | Et qu'il permet de plus en faveur de mes feux, |
Que Madame, autorise et reçoive mes voeux ;
Allons dedans le Temple assurer notre joie,
Et lier nos destins par des liens de joie ;
Qu'un double et Saint Hymen assemble en ces bas lieux,
1920 | Ce que les Immortels ont uni dans les Cieux. |
MESSAPPE.
Allons, mes sentiments approuvent votre envie.
ANTIOCHUS, à Seleuque.
Quel père à son enfant donna deux fois la vie !
Cependant il est vrai que votre grand amour,
M'a donné par deux fois et le sceptre et le jour.
CLIMÈNE.
1925 | Nous ne devons qu'à vous la paix de la Province, |
Le repos de Seleuque et la santé du Prince.
ERASISTRATE.
Vous ne devez qu'aux Dieux, pour ces bienfaits récents,
Des Temples, des Autels, des voeux, et de l'encens.
EXTRAIT DU PRIVILÈGE DU ROI.
Par grâce et privilège du Roi donné à Paris le seizième Mars 1644. il est permis à Antoine de Sommaville et Augustin Courbé, Marchands Libraires à Paris, d'imprimer une pièce de théâtre, intitulée la Stratonice, et défenses sont faites à tous autres d'en vendre ni distribuer, sinon de leurs consentement, sous les peines portées par lesdites lettres.
Achevé d'imprimer le premier Avril 1644. Les exemplaires ont été fournis.
Warning: Invalid argument supplied for foreach() in /htdocs/pages/programmes/edition.php on line 606