L'ARTICLE II

MONOLOGUE

1882. Tous droits réservés.

PARIS, PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR, 28 bis, RUE DE RICHELIEU.


Texte établi par Paul FIEVRE, août 2024.

Publié par Paul FIEVRE, septembre 2024.

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2025 à 16:00:39.


PERSONNAGE

MADAME DE G***, Mlle DELAPORTE..

AIX LES BAINS

Tiré de "Théâtre de Campagne. Huitième série". 1882. pp 101-110.


L'ARTICLE II

Boudoir très élégant. - Madame de C*** assise sur un canapé, une petite table devant elle.

Lisant.

MADAME DE G***.

Article deux: « Les femmes mariées n'ont pas le droit de voter. »

Parlé.

Ceci est de toute justice, quoi qu'en dise Madame de Blainville ; - on ne peut pas tout avoir - et j'ai développé mes sentiments là-dessus dans une petite improvisation dont l'effet a été surprenant. Ah ! Nous n'avons pas beaucoup d'orateurs à notre Club... aussi me vois-je bien souvent forcée de sortir de mon rôle de secrétaire pour prendre une part active aux débats...

Nous tenons séance tous les jeudis, régulièrement, depuis le commencement de l'hiver... C'est charmant, ces réunions ! Elles ont été fondées dans le but d'élucider ce grand problème de l'émancipation des femmes, et j'ose dire que nous sommes arrivées à des conclusions où la logique, la plus rigoureuse s'allie à un esprit vraiment pratique.

Elle se lève.

Oh ! Mon Dieu ! Nous ne demandons pas la lune !... Nous demandons tout simplement l'égalité des droits civile et politiques des deux moitiés du genre humain. Qu'y a-t-il là de si exorbitant, je vous le demande ? Sommes-nous moins intelligentes que les hommes ?

Avec force.

Non ! - moins aptes à soutenir une longue conversation ? Non ! - moins calmes dans les discussions ?

Non ! - moins brillantes sous le rapport du style et de l'invention littéraire ?... Ça, peut-être... par exemple ! Et Madame de Sévigné ? Et George Sand ? Non, non !

Pressant le débit.

- Moins patientes ? Non ! - Moins discrètes ? Non ! - Moins jolies ? Non !... Ah ! Ce n'est pas cela que je voulais dire, je me suis laissé emporter... mais enfin, puisqu'il est prouvé, surabondamment prouvé...

Elle se rassied.

que nous ne leur sommes inférieures en aucune façon, pourquoi ne pas réclamer notre part d'action dans le monde, et leur arracher quelques-uns des privilèges dont ils se sont attribué tout le monopole ? Sur ce point, nous étions toutes d'accord, et la rédaction de l'article premier a marché sans difficulté, mais quand il a fallu passer à l'article deux, ç'a été une autre affaire. Songez donc! nous ne sommes que trois veuves - en me comptant - contre huit dames, dont les maris se portent fort bien, et elles ne voulaient pas entendre parler de leur exclusion du vote.

Jeudi dernier, la bataille s'est engagée sur la forme définitive de l'article deux. - Nous n'avions pas encore eu de séance aussi chaude : - avec cela que notre présidente, Madame de Livry, est d'une mollesse déplorable : elle ne sait point réprimer les interruptions, encore moins faire respecter les droits de la tribune... J'avais donc terminé la lecture du procès-verbal, et j'indiquais, en quelques mots, le sujet que nous allions aborder, lorsque Madame de Blainville se leva, et, me coupant la parole : - Expliquez-vous, me dit-elle, et laissez de côté vos équivoques !

Entre nous, je sais parfaitement où elle voulait en venir, et la rédaction de l'article deux n'avait rien à voir dans cette inqualifiable agression... Il y a quinze jours, au bal de l'ambassade, j'avais une toilette délicieuse : jupe mauve lamée d'argent, corsage carré, et, quant à la coiffure... une idylle ! Madame de Blainville arriva fort tard, très rouge, et fagotée... comme on ne l'est pas. Je crois qu'elle avait conscience de son ridicule, car en passant près de moi, elle me dit, d'un ton assez impertinent :

- Il paraît que vous accaparez tous ces messieurs !

- Que voulez-vous, chère belle ? répondis-je, c'est le désoeuvrement... Ils n'avaient rien de mieux à faire en vous attendant.

Elle est devenue encore plus rouge, et m'a jeté un regard... auquel j'ai répondu par le plus gracieux de mes sourires.

Depuis ce moment, elle brûlait de se venger. Elle saisit l'occasion de notre dernière séance, et grâce à la faiblesse de Madame de Livry, elle me lança - contre tous les usages parlementaires - sa violente interruption. Je gardai tout mon sang-froid.

- Je n'use jamais des équivoques, Madame, lui répondis-je; en revanche, nous savons fort bien qui a l'habitude ici d'égarer les questions, et de provoquer les querelles à plaisir.

Madame de Blainville, désappointée, sans doute, par tant de modération, s'élança vers moi avec fureur :

- Madame, vous me rendrez raison de vos calomnies !

- Et vous, madame, de vos impertinences!...

Ah ! C'est que la colère commençait à me gagner aussi, et la sonnette que Madame de Livry agitait - pour la première fois - à tour de bras, me donnait sur les nerfs... Elle sait trouver de l'énergie, notre présidente, lorsqu'il s'agit d'étouffer les discussions au profit de Madame de Blainville.

Ces dames s'interposèrent ; on nous apaisa. Quelques biscuits trempés dans du vin d'Espagne achevèrent la réconciliation ; la séance reprit son cours régulier, et je pus donner enfin lecture de l'article, tel qu'il avait été adopté par la commission.

- Veuillez m'expliquer, dit Madame de Blainville qui, décidément,s'était faite le champion de l'opposition, veuillez m'expliquer pourquoi vous refusez de parti pris aux femmes mariées le droit de voter ?

- Il me semble, répondit en rougissant la petite Louise de Tergny - une nouvelle mariée de six semaines - il me semble que l'exercice de ce droit serait incompatible avec la juste autorité qu'un mari a sur sa femme.

- Parlez pour vous, reprit avec aigreur Madame de Blainville; mon mari n'a point d'autorité sur moi, je vous prie de le croire.

Un murmure approbateur accueillit ces dernières paroles... Si l'on était allé immédiatement aux voix, le rejet de l'article était certain.

- Mesdames, dis-je, permettez-moi de ramener le débat sur son vrai terrain, et laissez-moi vous dire que vous faites abstraction, en ce moment, du motif qui a le plus fortement pesé sur la décision de votre commission. Il est d'une nature délicate... Comment vous expliquer ? Ah ! Mesdames ! Avez-vous jamais songé à tout ce que veut dire ce mot de veuve ? avez-vous jamais songé à la mélancolie de ce foyer vide, à la douleur de cette existence brisée ?... N'est-il pas équitable de donner à de pauvres âmes solitaires - je ne parle des vieilles filles que pour mémoire... Nous n'en avons point parmi nous - un aliment et une consolation en les intéressant ?...

- Si c'est une compensation, dites-le tout de suite, interrompit encore Madame de Blainville.

Nous fîmes toutes un petit « oh ! »... On ne souligne pas les choses ainsi : c'est du dernier mauvais goût. Les conclusions de la commission reprenaient l'avantage ; c'est alors que je prononçai le discours qui me valut un triomphe des plus flatteurs, et l'article fut voté... à une voix de majorité.

Les autres iront tout seuls ; ensuite nous ferons passer notre projet de loi à la Chambre, par voie de pétition, et c'est là que je compte sur monsieur Gaston Le Monnier... S'il consentait seulement à en être le rapporteur ! Il est bien posé, influent... Oui, mais ai-je bien raison de compter sur lui ? D'abord,en ce moment, nous sommes brouillés.

Elle rit.

Oh ! Ça ne durera pas longtemps... Hier soir, il était venu me rendre visite ; il était venu également la veille, et... je crois, les jours précédents. Il a toujours mille prétextes : une quête, une loge, un concert, une loterie... Il a l'esprit très inventif. Je n'avais pas eu l'air de m'apercevoir de la fréquence de ses visites, car il était nécessaire de le persuader de l'utilité de nos travaux, et c'était, à peu près, l'unique sujet de notre conversation... Mais voilà qu'hier, tandis que je lui développais un argument irréfutable, il me dit : - Que parlez-vous de privilèges ?... N'avez-vous pas sur nous le plus grand de tous les avantages ?

- Lequel donc ? demandai-je.

- Mais, madame, celui de nous voir à vos pieds.

En effet, il est bien évident que les hommes ne sauraient prétendre... mais ils en ont tant d'autres !... Et puis, pour joindre la pratique à la théorie, sans doute, il s'agenouille là, sur cette fleur du tapis... s'empare de ma main qui errait sur ce coussin, et y dépose un baiser... Mon Dieu ! Je le voyais bien venir depuis quelque temps, et j'aurais dû lui interdire ma porte ; mais, outre qu'on n'est jamais bien sûre de ces dénouements-là, nous avions besoin de lui, et je me devais à la cause commune ! Je ne saurais répéter ce qu'il me dit encore; les mots ne m'en sont pas restés dans la mémoire... mais c'étaient des choses si douces, qu'elles semblaient entrer dans mon coeur sans passer par mes oreilles. Il me faisait un tableau enchanteur de la vie que nous mènerions ensemble, et, pendant qu'il parlait, je pensais : « Il a raison... être aimée ainsi, et se l'entendre dire, cela vaut bien le droit de vote. »

Mais je chassai aussitôt ces molles idées. « Comment ! me dis-je, il y a trois mois que je tolère des visites... compromettantes, oubliant tout, devant le grand résultat que nous poursuivons... Il y a trois mois que j'essaie, sans aucun succès, de le gagner à mes opinions, et lui, en cinq minutes, m'amènerait à partager les siennes !... Non, non ! » Je retirai brusquement ma main, et, en quelques mots un peu secs, je le congédiai. Il se leva assez pâle, me salua respectueusement, et sortit, sans se retourner... S'il était revenu sur ses pas, peut-être aurais-je tempéré la rigueur de mon refus. Je comptais sur une lettre ce matin... Rien. Il paraît qu'il est fier... Cela ne me déplaît pas. D'ailleurs, s'il ne ne veut pas revenir, je me passerai fort bien de sa présence !... Seulement je croyais qu'il m'écrirait. Ce n'est pas cela qui peut me tourmenter, certes... Eh bien ! Je me sens agitée, nerveuse, et pour me calmer, je me suis plongée dans l'élucubration de nos glorieux projets ! Il faut maintenant que je termine le compte rendu de la séance... Où en étais-je restée ?... Ah ! Article deux : « Les femmes...

On frappe à la porte.

Je ne ferai rien aujourd'hui !

Un domestique paraît, présente une lettre sur un plateau et se retire. - Elle ouvre la lettre et dit avec joie.

C'est de lui, j'en étais sûre !

Lisant.

« Madame, je ne viens pas renouveler des prières qui ont eu le malheur de vous offenser... Vous êtes libre de votre coeur, et j'étais fou d'avoir rêvé qu'il pourrait un jour m'appartenir. Mais je sens que vous revoir maintenant, comme vous l'avez été hier, froide et impitoyable, serait au-dessus de mes forces... Je quitte Paris ce soir, et demain je serai hors de France...

Elle continue d'une voie émue.

... Et comme mon absence sera longue, je vais envoyer ma démission de député. »

Elle se lève vivement.

Sa démission de député ! Et notre projet de loi !...

Un temps.

...il n'y a pas à hésiter, sacrifions-nous !

Elle se rassied et prend une feuille de papier.

C'est que c'est très embarrassant à écrire, ces choses-là !...

Elle réfléchit.

Bah ! Un mot suffira.

Écrivant.

« Restez ! »

Fermant sa lettre.

Il comprendra... Ah ! J'oubliais...

Écrivant.

« Et ne donnez pas votre démission ! »

Refermant sa lettre.

« Important. »

Elle sonne au timbre placé sur la table.

Maintenant, l'enveloppe.

Le même domestique reparaît.

Cette lettre à son adresse... et courez sans perdre une seconde !

Le domestique se retire. - La tête dans ses mains.

Allons ! C'est fini !... Au reste, je puis bien me l'avouer, j'ai fait aujourd'hui ce que j'aurais fait dans quinze jours ou dans un mois... car je n'aurais pas résisté beaucoup plus longtemps... Ah ! Mais voyons ! Mes affaires particulières ne doivent pas faire tort à mes devoirs de secrétaire ; c'est demain la séance, et je ne serai jamais en mesure... À l'ouvrage !

Elle se remet à copier.

« Article deux... Les femmes mariées n'ont pas le droit de vo...» Qu'ai-je fait ? Je n'y avais pas réfléchi !... Je vais envoyer après Jean.

Elle va pour sonner.

C'est inutile, il est déjà loin... Au fait, à bien les examiner, il se pourrait que les idées de Madame de Blainville - la forme en est défectueuse assurément - mais le fond en est assez exact... et par un amendement habile j'arriverais, sans en avoir l'air, et tout en laissant subsister l'article, à changer complètement sa signification... C'est à cela que servent les amendements...

Résolument.

Eh bien ! Non ! On ne transige point avec ses principes ; et ma collaboration, pour être dépouillée désormais de tout intérêt personnel, n'en sera que plus ardente et plus efficace !

Elle se remet à écrire.

« N'ont pas... le droit de vote... » Ah ! Ma foi ! Ces dames s'arrangeront comme elles voudront ! J'abandonne mes fonctions de secrétaire... C'est trop absorbant !

Elle jette sa plume et froisse son papier.

D'ailleurs il sera ici tout à l heure..

Elle sort

 



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