LA MORT DU BOEUF GRAS

TRAGÉDIE COMIQUE suivie d'un divertissement

Représentée pour la première fois à la Foire Saint-Germain, le 26 février 1767.

M.DCC. LXVII. Avec Approbation et Permission.

PAR M. TACONET.

À PARIS, chez CLAUDE HÉRISSANT, Imprimeur-Libraire, rue neuve Notre-Dame.

Représentée pour la première fois à la Foire Saint-Germain, le 26 février 1767.


Texte établi par Paul FIEVRE, décembre 2023

Publié par Paul FIEVRE, janvier 2024

© Théâtre classique - Version du texte du 30/08/2024 à 07:20:59.


A MON BOUCHER.

ÉPITRE DÉDICATOIRE

Ô vous, qui des Bouchers êtes le moins bouché ;

Qui sur le bel esprit restez toujours perché,

Qui fécond en bon mots, de Paris jusqu'à Rome,

Passez pour un savant dont le mérite assomme.

Continuez, mon cher ; oui, tuez , égorgez :

Mais ne m'oubliez pas, du moins quand vous mangez :

Laissez-moi m'arranger avec votre servante.

Je vois sur le sapin d'une table ambulante

Vendre vos restes frais, et parmi des graillons

Vous livrez sans égard l'auteur de vos bouillons.

Souvenez-vous de moi. Que Messieurs vos Confrères

Fassent fructifier mes veilles littéraires :

Donnez-leur rendez-vous, dites-leur qu'à tous prix

Notre petit spectacle égaye les esprits.

Dites-leur d'y pleurer, afin de contredire

L'Auteur qui les veut tous faire crever de rire.


NOMS DES ACTEURS

MONSIEUR MERLIN, Maître Boucher.

MONSIEUR POISSI, Marchand de boeufs.

DOSDASNE, Etalier.

L'ÉCHAUDOIR, premier garçon Boucher, Amant de Brulelavette.

BRULELAVETTE, servante de M. Merlin.

GARÇONS BOUCHERS.

La Scène est à la Boucherie du Faubourg Saint-Germain.


LA MORT DU BOEUF-GRAS.

SCÈNE PREMIÈRE.
Monsieur Merlin, Monsieur Poissi.

MONSIEUR MERLIN.

Vous me priez en vain ; l'arrêt est confirmé.

Le boeuf gras est coupable, et doit être assommé.

MONSIEUR POISSI.

Le boeuf gras assommé ! Pourquoi ? Quel est son crime ?

MONSIEUR MERLIN.

Avec les autres boeufs on sait comme il s'escrime ;   [ 1 Vers 4, on lit "excrime" nous préférons "escrime".]

5   La portion de trois n'est qu'un morceau pour lui :

Vaches, veaux et moutons, tout se plaint aujourd'hui.

Je veux faire cesser leur trop juste murmure ;

Et le boeuf gras chez moi va laisser fa fressure.

MONSIEUR POISSI.

Ah, Dieux, quel triste arrêt ! Eh quoi vous en croirez

10   Vaches, veaux et moutons contre lui conjurés ?

Eux dont la jalousie en tous temps est sans bornes,

Leur sacrifieriez-vous les deux plus belles cornes,

Vous que cet ornement a toujours décoré,

Et qui de vos voisins êtes le mieux paré ?

15   Songez, Seigneur Merlin, songez à cette affaire,

Et montrez-nous un coeur un peu moins sanguinaire.

Que dira-t-on de vous au marché de Poissi,

Quand de cet attentat on vous verra noirci ?

Je sais bien qu'à Paris on en fera des fêtes ;

20   Mais vous aimez le sang, et nous aimons nos bêtes.

De ces bêtes, Seigneur, soyez plutôt l'appui,

Et prenez pour mon boeuf votre coeur par autrui.

Que vous aurait-il fait, lui qui dès son enfance

N'étant encore que veau montrait tant de prudence ?

25   C'est moi qui sans reproches, et même avec regret,

Vous l'ai vendu cent francs dont j'ai votre billet.

Je n'en disconviens pas ; la somme est bien modique :

Mais si j'ai lâché pied, c'est pour votre pratique ;

Le boeuf gras n'est pas moins un boeuf du plus haut prix,

30   Et les Marchands Bouchers en étaient tous épris.

Il a des partisans, on connaît son mérite ;

Et vous ne l'avez pas encor dans la marmite.

Seigneur, songez-y bien : le tonnerre en éclats

Pourrait venger sur vous la race des boeufs-gras.

MONSIEUR MERLIN.

35   J'ai beaucoup de respect pour l'éclat du tonnerre ;

Mais pour vous, cher ami, ma foi je n'en ai guère.

MONSIEUR POISSI.

Vous me bravez, Seigneurs vous le pouvez ici:

Tu n'aurais pas vaincu dans les champs de Poissi.  [ 2 Allusion à un vers du Siège de Calais.]

MONSIEUR MERLIN.

J'aurais vaincu partout pour servir la patrie ;

40   Je connais mon devoir en fait de boucherie,

Et n'attends pas de vous des avis dont l'effet

Peut vous servir ici comme un clou à soufflet.

Veillez, Seigneur, veillez sur vos boeufs et vos vaches ;

Mais pour m'en imposer, eh ! Non pas que je sache.

45   Que vous ai-je promis qui puisse m'engager

À conserver un bien que chacun veut manger ?

De vos desseins les miens seront-ils les esclaves ?

Je ferai du boeuf gras ou des choux ou des raves

C'est à vous de vous taire ; et si vous raisonnez,

50   Vous aurez du boeuf gras les tripes par le nez.

MONSIEUR POISSI.

Barbare, tigre, chat, cancer que rien ne touche,

Puisse la viande crue écumer dans ta bouche !

Et que d'une écumoire égueulée et sans trous,   [ 3 Égueulé : cassé.]

On te fasse un bouillon qui va[il]le tes cinq sous !

55   Tu veux donner la mort à qui soutient ta vie ?

Prends tout ; mais tu rendras, je te le certifie.

MONSIEUR MERLIN.

Je ferai ce qu'il faut, rouge ou blanc ; apprenez

Que ce n'est pas à vous d'y fourrer votre nez.

MONSIEUR POISSI.

Mais au moins dites-moi, quand voulez-vous qu'il meure ?

60   Pourrai-je l'embrasser avant sa dernière heure ?

MONSIEUR MERLIN.

« Seigneur, quand je me tais, c'est que je ne dis rien.

Boeuf gras ignore encor quel sert fera le sien,

Et quand il sera temps que le merlin l'accoste,

Vous rapprendrez aussi par la petite poste. »

MONSIEUR MERLIN.

65   Oh funeste nouvelle !

SCENE II.
Monsieur Merlin, Poissi, Brulelavette.

BRULELAVETTE.

  Ah, Seigneur, paroisses :

Vingt carreaux dans l'instant viennent d'être cassés.

Le boeuf gras a brisé la fenêtre, la porte ;

Il va tout achever, si vous n'avez main forte.

MONSIEUR MERLIN.

Doucement,point d'éclat. Eh ! gardes, écoutez...

Quatre garçons bouchers entrent armés de bataboeufs.

70   Mais non, n'écoutez pas, je radote : sortez.   [ 4 Merlin, gros marteau avec lequel on assomme les boeufs.]

Ils sortent à Monsieur_Poissi.

Le voilà le boeuf gras dont vous êtes l'intime :

Vous voyez sa douceur, et comme il nous abîme.

Me viendrez-vous encor parler en sa faveur ?

MONSIEUR POISSI.

Seigneur, excusez-le, c'est qu'il a de l'humeur.

75   On en aurait à moins : et ce qu'on lui destine,

Vous ferait comme lui faire mauvaise mine.

BRULELAVETTE, à Monsieur Merlin.

Seigneur, faites-lui donc entendre la raison ;

Il vous écoute mieux qu'aucun de la maison.

Pour moi j'en ai si peur, que je n'ose rien dire ;

80   Je l'ai chassé de loin, mais il n'en fait que rire.

MONSIEUR MERLIN.

Je m'en vais lui parler : vous, Seigneur de Poissi,

Dans une heure au plus tard ne soyez plus ici.

SCÈNE III.
Monsieur Poissi, Brulelavette.

MONSIEUR POISSI.

Cher boeuf gras... C'en est fait, et sa perte est certaine ;

Brulelavette aussi le traite en inhumaine.

85   L'étalier, les garçons de lui se font un jeu :   [ 5 Étalier : Celui qui tient un étal au compte d'un maître boucher. [L]]

Ses membres dispersés feront le pot-au-feu.

Princesse, je le vois, vous voulez sa ruine :

Ce n'est pas à servante à haïr la cuisine :

Mais on devrait du moins avoir quelques égards

90   Pour un boeuf qui cent fois affronta les hasards.

Je l'ai vu contre quatre étalant son courage,

Leur donner de la corne au travers du visage,

Et les mettant en fuite en illustre vainqueur,

Les regarder de loin avec un air moqueur;

BRULELAVETTE.

95   Nous allons lui montrer à se moquer des autres.

S'il a beaucoup d'amis, nous trouverons les nôtres ;

Et nous vous ferons voir s'il aura des raisons

Pour casser ma vaisselle et verser mes bouillons.

Je voudrais bien savoir, si dans votre cuisine

100   On allait tout briser

MONSIEUR POISSI.

  J'aurais l'humeur lutine ;

Je n'en disconviens pas, et je pourrais crier :

Mais sans tuer les gens, je les ferais payer.

BRULELAVETTE.

Faire payer ! D'accord ; mais avec quelles pièces ?

Monsieur votre Boeuf gras a-t-il bien des espèces ?

MONSIEUR POISSI.

105   Je saurai lui prêter ce qu'il aura besoin.

BRULELAVETTE.

Pour la dernière fois portez-lui donc du soin.

MONSIEUR POISSI.

Oui, je vais le soigner, et d'une âme attendrie

Tâcher au moins qu'il vive étant encor en vie.

SCÈNE IV.

BRULELAVETTE.

Il a beau s'empresser et faire l'esprit fort ;

110   Avant qu'il soit ce soir, le Boeuf gras sera mort.

C'est en vain qu'il me traite en ces lieux d'inhumaine;

Oui je veux du Boeuf gras voir souffler la bedaine.

Depuis huit jours ici c'est à crier : Hola !

On ne peut se parler qu'en disant : Qui va là ?

115   Notre premier garçon, qui m'adore dans l'âme ;

Oui, mon cher L Échaudoir dont je serai la femme,

Ne peut plus me parler, depuis qu'il faut soigner

Ce gros vilain Boeuf gras que l'on devrait saigner.

Si nous sommes ensemble au grenier, à la cave,

120   C'est un bruit dans la cour... on dirait que l'on pave.

Le Boeuf gras, en brisant cordes et moraillons,   [ 6 Moraillon : Pièce de fer qui sert à la fermeture d'une malle, d'une porte, etc. en laissant passer, dans une lunette qui s'y trouve formée, un anneau destiné à recevoir un cadenas. [L]]

Galope comme un diable, et fait ses carillons :

Mais j'entends L Échaudoir, c'est pour moi qu'il arrive.

Dieux ! Frappez le Boeuf gras, mais que mon amant vive.

SCÈNE V.
L'Echaudoir, Brulelavette.

L'ÉCHAUDOIR, en habit de travail.

125   Princesse, à vos genoux vous voyez un amant,

Qui remplit sa promesse, et non pas son serment.

Non, je n'ai point juré de vous erre fidèle,

Je n'ai fait que promettre, et c'est assez, ma belle :

Soyez sûre d'un coeur qui pour vous est tout un.

130   On sait dans mon état si j'ai le sens commun.

Quand je dirais ici dans l'ardeur la plus forte,

Que la peste m'étouffe, ou le diable m'emporte,

Je sais mieux m'expliquer sous votre aimable loi :

J'en jure foi de boeuf, foi de veau, foi de moi,

135   Et sans aller chercher de porte de derrière,

Que du premier garçon vous serez la première.

BRULELAVETTE.

Oh , que ce titre est doux à mon coeur ébaubi !

J'oublie en ce moment la broche et le rôti,

Pour ne plus m'occuper que du sort qui me touche.

L'ÉCHAUDOIR.

140   Princesse, tout de bon l'eau vous vient à la bouche.

Quoi ! Vous pourriez me voir avec un coeur actif ?

Ce coeur soupire-t-il ? Ou bien s'il est poussif ?

Car je l'entends souffler plus sort qu'un tuyau d'orgue.

BRULELAVETTE.

Ah ! Vous n'entendez rien, ce n'est que de la drogue :

145   Quand vous êtes présent, je soupire tout bas ;

Mais je gueule partout, quand je ne vous vois pas.

L'ÉCHAUDOIR.

Oh miracle d'amour ! Oh douce destinées

Quand pourrons-nous tous deux sous votre cheminée

Nous parler à notre aise, et faire tout de bon

150   Ce qu'en termes bourgeois on nomme réveillon ?

BRULELAVETTE.

Autant que vous et plus je souhaite là chose :

Je me vois encor fille, et n'en suis point la cause.

Ma ch[ère] mère en tout temps combattit mon espoir ;

Mais ô coup de fortune ! ô mon cher L Échaudoir !

155   Cette mère si dure, en allant à la halle

Pour l'emploi de porteuse où son nom se signale,

A tombé sous le poids de sa hotte, et soudain

Elle est morte en buvant un coup de sacré-chien.  [ 7 Sacré chien : Populairement, de l'eau-de-vie très forte. [L]]

L'ÉCHAUDOIR.

Oh bonheur qui me comble et d'amour et de joie !

BRULELAVETTE.

160   J'ai le coeur si serré, que la rate et le foie

S'en ressentent tous deux.

L'ÉCHAUDOIR.

Vous pleurez, mon trognon ?

BRULELAVETTE.

Non, non, c'est que je viens d'éplucher de l'oignon.

L'ÉCHAUDOIR.

Ah, Princesse, excusez : je croyais voir des larmes

Obscurcir la beauté des attraits de vos charmes ;

165   Mais vous ne pleurez pas, et cela me suffit :

Il faut dans ce moment mettre tout à profit.

Vous voila libre enfin ; vous n'avez plus de père,

Et la mort du trépas enlève votre mère.

Qu'attendez-vous ?

BRULELAVETTE.

Mais vous, mon cher L Échaudoir,

170   Vos parents voudront-ils que nous puissions nous voir ?

Peut-être votre mère, en imitant la mienne,

Va-t-elle me chasser comme une mendienne,

Et votre père aussi.

L'ÉCHAUDOIR.

Doucement, jugez mieux ;

En recherchant ma main connaissez mes aïeux.

175   De ma mère, il est vrai, je crains quelque chicane ;

Mais pour sortir d'affaire, il ne faut pas être âne,

Et je ne le suis pas, soit dit sans vanité.

À l'égard de mon père, il n'est rien d'arrêté ;

On ne le connaît pas, et j'ai su de ma mère

180   Que le premier venu pouvait être mon père.

BRULELAVETTE.

Ah Prince, à ce discours que mon coeur prend de part !

Dieux ! Serait-il bien vrai ? Quoi vous seriez bâtard ?

On dit qu'ils sont heureux, et que tout leur prospère.

L'ÉCHAUDOIR.

Si l'on a du bonheur quand on n'a pas de père,

185   Le plus heureux mortel vous était réservé.

BRULELAVETTE.

Où vîtes-vous le jour ?

L'ÉCHAUDOIR.

Je suis enfant trouvé.

BRULELAVETTE.

Avez-vous bien tété ?

L'ÉCHAUDOIR.

Ah ! Je vous le proteste :

Ma nourrice jamais n'avait de lait de reste

J'étais un gros goulu qui ne lui ne laissais rien,   [ 8 Goulu : Qui aime à manger, qui mange avec avidité. [L]]

190   J'aimai toujours le lait.

BRULELAVETTE.

  Seigneur, on le voit bien ;

Vous en avez un reste empreint sur la figure,

Qui fait voir qu'on vous a fait la bonne mesure.

L'ÉCHAUDOIR.

Princesse, vous flattez un trop heureux amant,

Qui voudrait bien pouvoir vous en lâcher autant ;

195   Mais pour des compliments je ne sais pas en faire.

BRULELAVETTE.

Pourquoi vous taisez-vous ?

L'ÉCHAUDOIR.

C'est que je dois me taire :

Car qu'irais-je nommer pour louer vos appas ?

Le monde en est instruit, chacun ne sait-il pas

Que vous fûtes toujours sage à double couture ?

BRULELAVETTE.

200   Seigneur, si je vous plais, c'est un don dé nature,

Je n'ai rien négligé pour atteindre à ce but.

L'ÉCHAUDOIR.

Vous ne fûtes jamais Princesse de rebut :

Votre mérite éclate aux deux bouts de la ville ;

Vous soignez, comme on dit, l'agréable à l'utile.

205   Souffrez que d'un genou...

BRULELAVETTE.

  Prince, que faites vous ?

Qu'un genou ?

L'ÉCHAUDOIR.

Ah ! j'ai tort : souffrez qu'à deux genoux...

Il se jette à terre à deux genoux.

SCÈNE VI.
L'Echaudoir, Brulelavette.

MONSIEUR POISSI, tenant un bâton à crosse avec quoi on amène les boeufs.

Ho ! ho ! Suis-je trompé ? Non, c'est Brulelavette .

Le Prince L Échaudoir lui compte fleurette.

Hola, Monsieur Merlin, venez.

L'ÉCHAUDOIR.

Seigneur...

BRULELAVETTE.

Hélas !

MONSIEUR POISSI.

210   Monsieur Merlin.

BRULELAVETTE.

  Seigneur, je sauve le Boeuf gras .

Pourvu que vous taisiez votre mauvaise langue.

L'ÉCHAUDOIR.

Oui, Seigneur, taisez-vous.

MONSIEUR POISSI.

Trêve donc de harangue.

Mais que nous veut Dosdâne ?

SCÈNE DERNIÈRE.
Dosdane, les précédents.

DOSDÂNE.

Amis, rassurez-vous,

Nous venons de porter les plus terribles coups.

215   Sans chercher à détruire, on a su tout abattre :

Boeuf gras vient d'expirer.

MONSIEUR POISSI.

Contre un vous étiez quatre :

C'est fort vilain à vous.

L'ÉCHAUDOIR.

Quel est l'audacieux

Qui lança sur Boeuf gras un merlin furieux ?

Cet honneur m'était dû.

DOSDÂNE.

Prince, on vous considère.

220   Et chacun sait fort bien que c'était votre affaire ;

Mais de ce même honneur un autre sot flatté.

L'ÉCHAUDOIR.

Quel est ce téméraire ?

DOSDÂNE.

Il doit être écouté.

L'ÉCHAUDOIR.

Qui?

DOSDÂNE.

C'est Monsieur Merlin, mon bourgeois et le vôtre.

L'ÉCHAUDOIR.

Ah ! C'est bien diffèrent, j'assommerais tout autre.

DOSDÂNE.

225   Oui, de Monsieur Merlin le bras victorieux

Fera passer son nom à nos derniers neveux ;

La paix régnait partout, et dans chaque écurie

Vaches, veaux et moutons vivaient de compagnie.

La poule et les poulets, le coq et les dindons,

230   Tous d'un commun accord chantaient suivant leurs tons :

Pluton notre gros chien ronflait tout à son aise,

Et la chatte aux souris était à chercher noise :

Tous enfin jouissaient de la tranquillité,

Quand tout à coup Boeuf gras paraît en liberté :

235   Dans ce terrible instant d'un formidable câble

Il venait de braver la grosseur effroyable :

Les fers n'y faisant rien on l'avait garrotté,

Mais tout le brise et cède à sa brutalité.

Tel on voit au combat le taureau dans l'arène

240   Lutter contre les chiens que sur lui l'on déchaîne

Il est plus furieux, il est plus forcené

Que s'il allait mourir tout caparaçonné.

On se disperse, on fuit : les poules quatre à quatre

Sur les murs des voisins volent et vont s'abattre.

245   Le coq un peu trop vieux pour suivre ses amis,

En voulant s'élever, va tomber dans le puits.

La chatte par un trou quitte la souricière,

Et pour fuir le danger va gagner la gouttière.

Pluton en brave chien qu'on ne peut effrayer,

250   S'enroue à pleine gorge à force d'aboyer ;

À ses cris redoublés nos garçons se rassemblent ;

On voit qu'ils ont du coeur, mais cependant ils tremblent :

En face, à droite, à gauche, en arrière en un mot,

Boeuf gras était en garde, et ruait du sabot ;

255   Mais fragiles efforts, son heure était venue :

On ouvre brusquement la porte de la rue.

C'était notre héros ; c'était Monsieur Merlin,

Paraissant avoir bu bien moins d'eau que de vin :

Il entre ; et du fracas sans prendre l'épouvante,

260   D'un regard assuré s'approche et se présente.

Boeuf gras aux yeux de qui Merlin était suspect,

Le fixe d'un air doux, et rempli de respect.

À ce prompt changement j'eus peine à le connaître

C'est alors que je vis ce que peut l'oeil du Maître.

265   Merlin a beaucoup lu de livres de combats,

Comme Richard sans peur, Amadis, Fierabras,

Et mille autres Zéros de la chronique bleue.

Enfin il joint Boeuf gras, le saisit par la queue,

Et le fait reculer dans la porte : aussitôt

270   Il enferme la queue en tirant le marteau,

L'entortille dedans, et par là les ruades

N'étaient d'aucun effet sur tous nos camarades.

Le plus adroit d'entre eux ôtant son tablier,

En aveugle Boeuf gras que cela fait plier.

275   Merlin qui sut d'abord bien arrêter la porte,

Va passer par une autre, et fait si bien en sorte

Que Boeuf gras ne pouvant marcher ni reculer,

Tout à son aise enfin il pourra l'immoler.

Ce que je dis fut fait, la victime était prête,

280   La corde dans l'anneau faisait baisser la tête :

« Mes amis, dit Merlin d'un air plein de grandeur,

Je veux être aujourd'hui grand Sacrificateur,

Du Prince L Échaudoir c'est l'ordinaire office ;

Mais voyez si je sais entrer en exercice. »

285   Il frappe, et le Boeuf gras tombe tout étourdi.

Un second coup le rend encore plus ahuri :

Un troisième l'accable, et d'un pas il recule ;

Au quatrième enfin il ploie la rotule,

Et tombe en présentant la gorge au fer vainqueur.

À L'échaudoir.

290   Si vous ne m'en croyez, allez-y voir, Seigneur.

MONSIEUR POISSI, a une voix très enrouée.

Il est mort !

DOSDÂNE.

Tout est dit.

MONSIEUR POISSI.

Il faut que cette crosse

Me fasse sur la tête une mortelle bosse.

DOSDÂNE.

Ah ! Seigneur, arrêtez.

MONSIEUR POISSI.

J'en sois d'avis aussi ;

Car je dois me trouver sur le soir à Poissy

295   Où j'ai donné parole à deux de mes confrères.

BRULELAVETTE.

Partez, Seigneur, partez ; et faites vos affaires.

MONSIEUR POISSI.

C'est bien dit ; mais je veux me venger de Merlin.

Enfants, vous vous aimez , donnez-vous donc la main ;

Merlin qui ne veut pas, enragera dans l'âme.

BRULELAVETTE.

300   Si L Échaudoir le veut, Brulelavette est Dame.

L'ÉCHAUDOIR.

Grands dieux ! Et je le veux : pour vous en assurer...

BRULELAVETTE.

Prince, ne jurez pas.

L'ÉCHAUDOIR.

Et moi, je veux jurer,

Et prouver que pour vous un tendre amour me touche :

Un ventre, une tête, un mort n'ont rien qui l'effarouche.

MONSIEUR POISSI.

305   Bon, voilà ce qu'il faut ; Merlin va bien crier.

Pour vous, Mon cher Dosdâne, en illustre étalier

Gouvernez bien l'étal pour jusqu'à nouvel ordre :

Dans peu Merlin aura bien du fil à retordre.

Je vous établira : tout lui sera soufflé.

DOSDÂNE.

310   Seigneur, c'est un honneur dont je suis tout gonflé.

Daignent les justes Dieux vous rendre le centuple :

Pour moi je ne saurais vous offrir qu'un quadruple.

BRULELAVETTE.

De mes gages, Seigneur, je vous offre un quartier.

L'ÉCHAUDOIR.

D'une tête de veau, des pied et du gésier

315   Vous pouvez disposer.

MONSIEUR POISSI.

  Gardez votre abattis,

Je vois votre bon coeur, et vous en remercie.

Vous, Prince L Échaudoir, aimes bien vos enfants,

Dans trois mois au plus tard vous en aurez vivants.

Vous, de la cuisinière écartez tout scrupule :

320   Dosdâne, enseignez-leur à bien serrer la mule.

Le cher Boeuf gras est mort, ses malheurs sont réels,

Mais qu'y faire, Messieurs, nous sommes tous mortels.

Divertissement de garçons bouchers et de tripiers.

 



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Notes

[1] Vers 4, on lit "excrime" nous préférons "escrime".

[2] Allusion à un vers du Siège de Calais.

[3] Égueulé : cassé.

[4] Merlin, gros marteau avec lequel on assomme les boeufs.

[5] Étalier : Celui qui tient un étal au compte d'un maître boucher. [L]

[6] Moraillon : Pièce de fer qui sert à la fermeture d'une malle, d'une porte, etc. en laissant passer, dans une lunette qui s'y trouve formée, un anneau destiné à recevoir un cadenas. [L]

[7] Sacré chien : Populairement, de l'eau-de-vie très forte. [L]

[8] Goulu : Qui aime à manger, qui mange avec avidité. [L]

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