OU LE TRIBUAL DE LA CHICANE
OPÉRA COMIQUE.
En un acte, en prose, mêlé de morceaux de Musique et de Vaudeville, représenté sur le théâtre de la Foire Saint-Laurent en 1759 et 1761.
M. DCC. LXI. Avec approbation et permission.
DE M. SEDAINE.La musique et de Philidor, les ariettes et le vaudeville s'y trouvent gravés.
À PARIS, Chez Claude HERISSANT, Imprimeur-libraire, rue neuve Notre-Dame, aux trois Vertus..
Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Italien, le Mercredi 21 ocotbre 1784.
Texte établi par Paul FIEVRE septembre 2023
publié par Paul FIEVRE octobre 2023
© Théâtre classique - Version du texte du 30/06/2024 à 10:55:17.
AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR
Cette petite pièce, ou plutôt cette farce a été représentée pour la première fois à la Foire Saint-Laurent de l'année 1760 ; proposée, faite, mise en Musique, apprise et représentée en moins de dix-sept jours. Elle avait tous les défauts d'un Ouvrage indigeste et précipité ; cependant le reproche le plus unanime fut son peu de durée. C'est ce qui m'a excité à l'étendre en y joignant des Couplets, des Scènes et des morceaux de Musique qui couvrissent du moins Irrégularité de l'Ouvrage. Et de fait, un Opéra-Comique qui n'est point composé de Scènes à tiroirs, et qui n'a ni amour, ni intrigue, ni mariage, ne peut guère tenir son succès que des charmes de la Musique, et du mérite de l'exécution.
On trouve chez le même Libraire le Jardinier et son Seigneur, Opéra - Comique de M. SEDAINE, avec la Musique des Ariettes, imprimée à la fin.
CHANSONNIER FRANÇOIS.
Le neuvième Volume paraîtra le 15 Août prochain 1761.
PERSONNAGES. ACTEURS.
LA JUSTICE, Mademoiselle Arnoud.
ARDENVILLE, Plaideur Monsieur Audinot.
BADAUDIN, Plaideur Monsieur La Ruette.
MONSIEUR TOUSSET, Avocat Mademoiselle Deschamps.
MONSIEUR FAUSSET, Avocat Monsieur Bouret.
UN HUISSIER, Monsieur S. Aubert.
UN SERGENT.
UN PLAIDEUR.
UNE PLAIDEUSE.
UN GREFFIER.
UN CORTÈGE D'AVOCATS.
UN CORTÈGE DE PROCUREURS.
UN CORTÈGE D'HUISSIERS.
UN CORTÈGE DE RECORDS.
L'HUÎTRE ET LES PLAIDEURS
Le Théâtre représente une campagne stérile, et la mer dans le fonds une plage.
SCÈNE PREMIÈRE.
Ardenville, Badaudin.
La toile se lève, alors commence l'Ariette, Les Plaideurs entrent sur le Théâtre, l'un par une coulisse, l'autre par celle opposée : ils se poussent pour s'empêcher, de ramasser une Huître, le Plaideur Picard la saisit.
DUO.
ARDENVILLE.
Elle est à moi,
À toi.
T'en as menti.
Viens y.
5 | Moi, je le tiens. |
Sapejeu, viens, tiens.
BADAUDIN.
Elle est à moi.
À moi.
J'en ai menti ?
10 | Viens y. |
Je suis le premier qui l'aie vue,
Elle m'est due,
Elle m'est due.
SCÈNE II.
Monsieur Doucet Sergent, Les Plaideurs.
MONSIEUR DOUCET.
Hé ! Mes amis ! Hé ! Mes doux amis !
ARDENVILLE.
Tu ne l'auras sûrement pas.
BADAUDIN.
Tu ne la mangeras pas.
MONSIEUR DOUCET.
Hé mes amis ! Hé mes doux amis !
ARDENVILLE.
Tenez, jugez-nous.
BADAUDIN.
Oui, jugez-nous, je l'ai vue le premier.
ARDENVILLE.
Et moi je la tiens.
BADAUDIN.
Allons, jugez-nous.
ARDENVILLE.
Jugez-nous.
MONSIEUR DOUCET.
Ha ! Si je savais juger, que Je vous jugerais bien volontiers, quand je devrais vous aider à plaider : voyez-vous.
ARDENVILLE.
Comment, vous ne pouvez pas ?
BADAUDIN.
Comment,vous n'auriez pas assez de bon sens ?
MONSIEUR DOUCET.
ARIETTE.
Ha, Meilleurs, je le voudrais b[i]en !
15 | Mais votre serviteur n'est r[i]en, |
Rien qu'un support de la Justice ;
Et très fort à votre service,
Et par état fort obligeant,
Vous saurez que je suis sergent.
BADAUDIN.
Ô voilà bien des raisons ! Rends-la mol, ou...
ARDENVILLE.
N'approche pas, ou je te caste le visage avec? elle est dure, belle taille, comme tu vois.
BADAUDIN.
Toi !
ARDENVILLE.
Moi.
BADAUDIN.
Je n'en aurai, morbleu, pas le démenti.
ARDENVILLE.
Ni moi non plus... Parce que tu as un bâton ?
BADAUDIN.
Ils jettent l'un et l'autre leur bagage par terre.
Tiens, le voilà par terre... Rangez-vous.
ARDENVILLE.
Morbleu, rangez-vous.
MONSIEUR DOUCET.
Ah ! Mes doux amis ! À votre aise ; je n'empêche rien pour la Justice, cela pourrait faire un bon procès criminel.
SCÈNE III.
Les acteurs précédents, des records.
LES RECORDS.
Place, place à la Justice.
MONSIEUR DOUCET.
Place, place à la Justice. Ah, mes doux amis ! La belle occasion pour plaider.
BADAUDIN.
Veux-tu t'en rapporter ?
ARDENVILLE.
Oui.
BADAUDIN.
Soit. Je l'ai vue.
ARDENVILLE.
Et moi, je la tiens.
BADAUDIN.
Nous verrons.
ARDENVILLE.
Allons, allons.
SCÈNE IV.
Les Acteurs précédents, La Justice, Son cortège d'avocats, de procureurs, d'Huissiers, Un Plaideur
et Une Plaideuse/>a«v/*í éC en mauvais ordre.
MONSIEUR DOUCET aux deux Plaideurs.
Attendez : rangez-vous.
LE PLAIDEUR ET LA PLAIDEUSE.
Oh, dame, Justice ! Oh, dame, Justice !
LA JUSTICE.
Avez-vous des avocats ?
LE PLAIDEUR.
Non.
LA JUSTICE.
Les Procureurs sont-ils en état ?
LA PLAIDEUSE.
Non.
LE PLAIDEUR.
Hé, bon Dieu ! Je sais mon affaire.
LA PLAIDEUSE.
Et moi aussi.
LA JUSTICE.
Cela ne suffît pas. Il faut payer des gens qui la cachent aussi.
LA PLAIDEUSE.
Oh ! Dame Justice. Je suis pauvre, et ma Partie est un homme riche.
LE PLAIDEUR.
La mienne, un homme puissant.
MONSIEUR DOUCET à Ardenville et à Badaudin.
Ils vont être bientôt expédiés.
LA JUSTICE.
Allons, retirez-vous, retirez-vous, retirez-vous.
DES RECORDS, repoussant le Plaideur et la Plaideuse.
Allons, allons, sortez, sortez.
MONSIEUR DOUCET.
Oh ! Dame Justice ! Oh ! Ma toute bonne !
LA JUSTICE.
Que voulez-vous ?
MONSIEUR DOUCET.
Plaise à votre grandeur décider une petite affaire entre ces deux honnêtes gens, à l'amiable.
LA JUSTICE.
À l'amiable, soit : qu'ils cotent des Procureurs et nomment des avocats.
BADAUDIN, à part.
Des Procureurs, à l'amiable !
LA JUSTICE.
Et cependant qu'on dresse ici mon tribunal. Sont-ce là ces bonnes gens ?
ARDENVILLE.
Oui, nous voudrions.
BADAUDIN.
Ça va être fait sur le champ, c'est pour...
LA JUSTICE.
Paix, bonnes gens : avertissez vos avocats. Je vais présider à un traité ; je n'ai besoin que d'y paraître, et je reviens.
SCÈNE V.
Ardenville, Badaudin.
Pendant cette Scène, et la suivante , Doucet se joint aux autres Huissiers et Records qui dressent le tribunal avec des paravents. Le tribunal est composé de gros livres de liasses de procès. Les accoudoirs du tribunal font des sacs de parchemin, deux sièges aux deux côtés.
BADAUDIN.
Air: Ton, ton, ti, ton.
20 | Hé quoi, morbleu, faut-il tant de façons ? |
Laissez-la moi.
ARDENVILLE.
Moi.
BADAUDIN.
Oui, toi.
ARDENVILLE.
Ah, que non.
BADAUDIN.
Ce n'est pas toi sans doute qui l'auras.
ARDENVILLE.
Ah ! Si t'en tâtes, si t'en goûtes, si t'en as !
BADAUDIN.
Mais je l'ai vue.
ARDENVILLE.
Et tu ne la tiens pas.
SCENE VI.
Ardenville, Badaudin,
Monsieur Tousset, Monsieur Fausset.
MONSIEUR TOUSSET.
Hé bien, mes enfants, qu'est-ce ?
MONSIEUR FAUSSET.
De quoi s'agit-il ? On dit que vous avez des affaires. C'est bien, c'est bien. Il faut voir ça. Contez-nous, contez-nous ça. On dit que c'est pour des huîtres.
MONSIEUR TOUSSET.
Pour une huître, mon confrère ; ne changeons rien à la question.
ARDENVILLE.
Oui, Messieurs.
BADAUDIN.
Oui, Messieurs.... Mais vous pouvez nous suffire.
MONSIEUR TOUSSET.
Oh ! Nous ne suffisons pas... Et vous dîtes que c'est pour une huître.
MONSIEUR FAUSSET.
Oui, une huître. C'est bien, c'est bien, c'est bien.
ARDENVILLE.
Je passais.
BADAUDIN.
J'allais.
MONSIEUR TOUSSET.
Cela suffit.
ARDENVILLE.
Cela suffît ! Mais, vous ne savez pas.
MONSIEUR FAUSSET.
Oh ! Que si : nous entendons bien ; il faut être bien bouché pour ne pas savoir ce que c'est qu'une huître.
ARDENVILLE.
C'est vrai : mais vous ne comprenez pas comment...
BADAUDIN.
Mais vous ne savez pas pourquoi...
MONSIEUR FAUSSET.
Une huître. N'est-ce pas ?
ARDENVILLE.
Oui, mais...
BADAUDIN.
Mais vous n'entendez pas.
MONSIEUR TOUSSET.
Nous n'entendons pas !
MONSIEUR FAUSSET.
C'est vous autres qui n'entendez pas votre affaire. Laissez-nous faire. C'est bien, c'est bien.
ARDENVILLE.
Mais...
BADAUDIN.
Mais, enfin....
MONSIEUR TOUSSET.
La consommation que nous avons.
Il tousse.
MONSIEUR FAUSSET.
La grande habitude que nous avons acquise, et dans les Écoles, et par la pratique, et par l'expérience, et par la théorie... Oh ! S'il fallait écouter tout, nous n'aurions pas le temps de nous faire entendre. Une huître. N'est-ce pas ?
ARDENVILLE.
Oui.
MONSIEUR TOUSSET.
Bon.
ARDENVILLE.
Que j'ai moi....
MONSIEUR TOUSSET.
Cela suffît, vous dis je. Eh ! Bon Dieu, croyez-vous...
MONSIEUR FAUSSET.
N'est-ce pas là cette huître ?
BADAUDIN.
Oui, Monsieur.
MONSIEUR TOUSSET.
Elle est belle. Elle est belle.
MONSIEUR FAUSSET.
Oui, elle est belle. Monsieur Doucet, Monsieur Doucet, venez donc, venez donc. Vous voyez que voilà une affaire, et vous êtes-là à bâiller aux corneilles. Tenez, Monsieur Doucet, prenez cela, déposez au Greffe.
ARDENVILLE.
Comment au Greffe !
BADAUDIN.
Oui, sans doute, il faut la déposer.
SCÈNE VII.
Les acteurs précédents, Monsieur Doucet.
MONSIEUR DOUCET.
Eh ! Mes doux amis ! C'est la loi.
ARDENVILLE.
La loi !
BADAUDIN.
Oui, la loi.
MONSIEUR FAUSSET.
La loi, la coutume, l'usage. Ça ne ne se fait pas autrement.
MONSIEUR TOUSSET.
Oui, c'est la loi.
ARDENVILLE.
Les Avocats font signe aux Records d'enlever le havresac, le bâton , la cape et la gourde.
Allons donc, la loi... Je veux bien que ce soit la loi ; mais enfin... Attendez donc , vous autres.
BADAUDIN.
Que diable faites vous donc là ?
MONSIEUR TOUSSET.
Laissez.
MONSIEUR FAUSSET.
Laissez faire, mes amis, laissez faire.
ARDENVILLE.
Comment, laissez ?
MONSIEUR TOUSSET.
C'est pour déposer.
MONSIEUR FAUSSET.
Oui, pour déposer.
ARDENVILLE.
Quoi ! Mon havresac ?
BADAUDIN.
Quoi ! Ma cape, ma gourde ?
ARDENVILLE.
Ils ne sont pas de la dispute.
MONSIEUR TOUSSET.
Je le sais bien. Aussi ne sont-ce que des accessoires.
BADAUDIN.
Des...
MONSIEUR FAUSSET.
Des accessoires. On vous expliquera cela.
MONSIEUR TOUSSET.
Vous l'apprendrez.
BADAUDIN.
Mais la loi ne dit pas.
MONSIEUR TOUSSET.
Oh ! Si... C'est la loi.
ARDENVILLE.
La loi !
BADAUDIN.
La loi !
ARDENVILLE.
Ah ! Je veux savoir ce que cela est devenu.
MONSIEUR TOUSSET.
Venez : aussi bien j'ai besoin de vos noms et de vos qualités.
SCÈNE VIII.
Badaudin, Monsieur Fausset.
Je suppose toujours que la scène change, quoique les Acteurs se retirent dans le fond. Le Plaideur et l'Avocat sont, pendant cette Scène accoudés sur la table du Greffier qui écrit. Il faudra que le plaideur de temps en temps fasse voir des mouvements d'impatience.
BADAUDIN.
Je vais aussi.
MONSIEUR FAUSSET.
Restez. Il y est allé. Il va revenir. Savez-vous que vous êtes heureux d'être tombé entre mes mains.
BADAUDIN.
Tout ce que je sais, c'est que j'y suis.
MONSIEUR FAUSSET.
ARIETTE.
Quand je plaide une cause,
Je cause
30 | Des frémissements, |
Des saisissements,
Des ravissements.
Le moindre Auditeur,
Juge et Rapporteur,
35 | Tout est enchanté, |
Tout est transporté
Lorsque j'insinue
Le fond d'un sujet,
Sans perdre de vue
40 | Mon premier objet. |
C'est une douceur :
Je vais droit au coeur.
Mais quand, véhément,
Sublime, éloquent,
45 | Je foudroie et étonne, |
J'étonne ;
L'on frissonne :
On sent une horreur
Jusqu'à sa terreur.
50 | Quand je plaide, etc. |
SCENE IX.
Ardenville, Badaudin, et Monsieur Fausset.
BADAUDIN.
Eh bien !
ARDENVILLE.
Eh bien, je ne peux pas tirer aucune raison ; C'est toujours la loi.
MONSIEUR FAUSSET.
Ah !... Où étiez-vous donc ? Allons, je vais me préparer. Soyez aussi tranquille que moi.
SCÈNE X.
Monsieur Tousset, Ardenville.
MONSIEUR TOUSSET.
Vous voilà en règle.
ARDENVILLE.
Hé ! Avions-nous besoin d'y être ?
MONSIEUR TOUSSET.
Oui. Et, à propos, où sont vos témoins ?
ARDENVILLE.
Des témoins ! Nous n'en avons pas.
MONSIEUR TOUSSET.
Comment ! Vous n'avez point de témoins ?
ARDENVILLE.
Non, nous étions seuls.
MONSIEUR TOUSSET.
Point de témoins ; point de témoins. Mais si vous voulez, nous en ferons venir de Valognes.
ARDENVILLE, à part.
Hé ! Pourquoi donc faire ces témoins ?
MONSIEUR TOUSSET.
Pourquoi ? Ah ! Ah ! Pourquoi. Des témoins amènent des productions, des consultations, des informations, des confrontations, des perquisitions, des récusations. Alors un procès fermente, s'élève, s'arrondit, prend une belle forme judiciaire, et cela fait honneur.
ARDENVILLE.
Diable soit de l'avocat.
MONSIEUR TOUSSET.
C'est de mon confrère dont vous parlez ? Vous avez raison. Avez-vous entendu ce qu'il disait pendant que nous étions au Greffe ?
ARDENVILLE.
Non.
MONSIEUR TOUSSET.
Moi, j'ai une oreille aux champs, et l'autre à la ville.
ARDENVILLE.
Plut au ciel qu'elles y fussent toutes deux !
MONSIEUR TOUSSET.
Vous avez raison. Écoutez-moi. Vous êtes un peu vif vous. Il semble que tout soit perdu. Croyez que quand je.... et que pour peu que... je...
Il tousse.
ARIETTE.
Je ne dis mot de mon mérite,
Mais mon Confrère n'est qu'un sot.
Laissez, laissez, c'est ma pituite.
À l'entendre, il est un Cochin ; [ 1 Cochin, Henri (1687-1747) : c?l?bre avocat et mod?le d'?loquence. [B]]
55 | Il vaut Barthole et Dumoulin [ 2 Dumoulin, Charles (1500-1566) : avocat etjurisconsulte. [B]] |
Mais à peine a-t-il lu Cujas.
Vous ne me croyez pas :
Je vous le dis tout bas,
Le meilleur de nos Avocats
60 | Ne me vaut pas. |
Je ne dis mot, etc.
SCENE XI.
Les avocats, Les deux Plaideurs.
MONSIEUR FAUSSET.
Mon Confrère, allons nous préparer.
MONSIEUR TOUSSET.
Soyez en repos. Je ne crains rien.
MONSIEUR FAUSSET.
Soyez aussi tranquille que moi.
ARDENVILLE.
Il ne craint rien.
BADAUDIN.
Aussi tranquille que lui.
SCÈNE XII.
Badaudin, Ardenville.
ARDENVILLE, à part.
Diable ? Ceci m'inquiète.
BADAUDIN, à part.
Je serais déjà bien loin.
ARDENVILLE.
Il y a trois lieues d'ici à la couchée.
BADAUDIN.
Camarade.
ARDENVILLE.
Quoi !
BADAUDIN.
Je crains que nous ne soyons mauvais marchands de tout ceci.
ARDENVILLE.
Et moi aussi. Il ne sait pas un mot de notre affaire : avec sa consommation.
BADAUDIN.
Nous sommes ici en Basse-Normandie.
ARDENVILLE.
À deux lieues d'Honfleur.
BADAUDIN.
Ma foi, vous emporterez l'huître, si vous voulez. Je vous la donne, jusqu'aux perles qui sont dedans.
ARDENVILLE.
Et moi aussi.
BADAUDIN.
Monsieur, Monsieur.
ARDENVILLE.
Écoutez donc.
SCÈNE XIII.
Audenville, Badaudin, Monsieur Tousset.
ARDENVILLE.
Nous sommes d'accord.
BADAUDIN.
Gardez l'huître.
MOUSIEUR TOUSSET.
Vous êtes d'accord »
ARDENVILLE.
Oui.
BADAUDIN.
Oui, Monsieur.
MONSIEUR TOUSSET.
Je vous en félicite... Quoi ! Déjà ?
ARDENVILLE.
Oui.
MONSIEUR TOUSSET.
Hé ! De quel pays êtes-vous donc ?
ARDENVILLE.
Picard.
MONSIEUR TOUSSET.
Ah ! Picard.
Air nouveau.
La Picardie est un terrain ingrat
Pour la savante plaidoirie.
Un bon Picard se fâche avec éclat,
65 | Puis il s'apaise te se réconcilie ; |
Mais pour produire un chicaneur profond,
Qui, d'une affaire bien ourdie,
Sache conduire et la forme et le fond,
Parlez-moi de la Normandie.
Vous êtes Picard aussi, sans doute ?
BADAUDIN.
Non ; Parisien.
MONSIEUR TOUSSET.
Ah ! Parisien.
Même air.
70 | L'air de Paris donne à ses habitant |
Une tant douce courtoisie :
lis sont si francs, si doux, si bonnes gens ;
L'honneur chez eut a droit de bourgeoisie :
Mais pour produire, etc.
BADAUDIN.
Tout ce que vous dites-là, est vrai ; mais nous sommes d'accord.
MONSIEUR TOUSSET.
Vous n'avez pas consulté votre femme, peut-être ?
ARDENVILLE.
Oh ! Nous n'avons que faire de vos mauvaises plaisanteries. Allons, finissons.
MONSIEUR TOUSSET.
Soit. Bon voyage.
BADAUDIN.
Rendez-nous.
MONSIEUR TOUSSET.
Quoi ?
ARDENVILLE.
Mon havresac.
MONSIEUR TOUSSET.
Votre ?
BADAUDIN.
Ma gourde, ma cape, mon bâton.
MONSIEUR TOUSSET.
Je n'entends pas ce que vous voulez dire.
ARDENVILLE.
Notre bagage que vos gens ont emporté.
MONSIEUR TOUSSET.
Cela ne se peut pas.
ARDENVILLE.
Cela ne se peut qu'ils l'aient emporté !
MONSIEUR TOUSSET.
Je ne vous dis pas cela. Eh ! Mes enfants, point de vivacité. Que demandez-vous ?
BADAUDIN.
Notre bagage.
MONSIEUR TOUSSET.
Ah ! J'entends. Hé bien ! Je vous l'ai dit, que cela ne se pouvait pas, que cela ne pouvait pas se rendre. Être rendu. Cela s'entend, je crois.
ARDENVILLE.
Comment ! Jour non pas d'un chien !
MONSIEUR TOUSSET.
Ah ! Messieurs, j'ai cru avoir à faire à des gens polis, qui avaient de l'éducation.
BADAUDIN.
De l'éducation ! Je suis Parisien, et je m'en pique.
ARDENVILLE.
Il n'y a, tatidié, éducation qui tienne.
MONSIEUR TOUSSET.
Eh ! De la tranquillité, de la tranquillité.
ARDENVILLE.
Enfin, pourquoi ?
MONSIEUR TOUSSET.
La Justice est saisie.
ARDENVILLE.
Comment, saisie !
BADAUDIN.
Comment, saisie !
MONSIEUR TOUSSET.
Oui, saisie.
ARDENVILLE.
Je me moque de la saisissure.
BADAUDIN.
Sont ce encore là les lois ?
MONSIEUR TOUSSET.
Oui, oui, ce sont les lois.
ARDENVILLE.
Eh ! Morbleu, ce ne sont pas-là les lois, ce sont les abus.
MONSIEUR TOUSSET.
Vous avez raison, ce sont les abus ; mais les abus sent les enfants des lois ; et quoique bâtards, ils ont la survivance.
ARDENVILLE.
Au diable, la survivance.
MONSIEUR TOUSSET.
Ah, mes amis ! Que vous êtes heureux. Voici la Justice : vous allez être débarrassés tout de suite...
BADAUDIN.
Camarade, cela devient embarrassant.
ARDENVILLE.
Ce qui me pique, c'est le sang-froid avec lequel il nous jette dans l'embarras.
MONSIEUR TOUSSET.
Vous avez tort : c'est notre métier.
SCÈNE XIV.
Les Acteurs précédents, La Justice et son cortège.
Elle entre au Barreau.
MONSIEUR FAUSSET.
AIR. Volez volez plaisirs.
75 | Voyez Monsieur Pantin |
Pour la pause.
Pour la danse,
C'est un vrai lutin,
Toujours en train.
80 | Sans cesse il batifole, |
Court et vole,
Rit de tout sans fin.
Magistrat fin,
Il est incomparable,
85 | Mais à table, |
Dans un grand festin,
MONSIEUR TOUSSET.
AIR. Au fond de mon caveau.
Plus massif et plus lent
Que le boeuf qui chemine,
Regardez Monsieur Pesant.
90 | À son geste, à sa mine, |
On dirait qu'il s'en va rêvant.
Bon,ce n'est que du vent.
Sur son siège il se met,
Il s'assoupit tout net,
95 | Opine du bonnet ; |
Et de sa grave destinée
Il est content,
Et depuis soixante ans
Qu'il conclut aux dépens,
100 | Il vient chaque jour de l'année |
En faire autant ?
ARDENVILLE.
Nous allons donc être bien jugés ?
MONSIEUR TOUSSET.
Oui, oui, jugez tout aussi bien ; et les opinions en vont plus vite.
ARDENVILLE.
Ah ! Si j'avais mon havresac !... [ 3 Havre-sac : Anciennement, nom du grand sac de peau que les fantassins portaient sur le dos dans les marches. [L]]
BADAUDIN.
Ah ! Si j'avais mon équipage, comme je planterais tout ça là.
L'HUISSIER.
Paix-là : silence au Barreau.
LA JUSTICE.
Appelez la cause.
LE GREFFIER.
Monsieur Tousset pour Ardenville, contre Monsieur Fausset, pour... pour;.. pour Michel Badaudin,
ARDENVILLE.
Enfin, cela va finir.
BADAUDIN.
Allons donc... Un peu de patience.
LA JUSTICE.
Avocats, couvrez-vous.
DUO.
MONSIEUR FAUSSET.
Ma Partie
Est avertie
Que mon titre
105 | Est une huître. |
Dans Cujas
On ne voit pas
Que dans le cas
De l'altercas. [ 4 Altercas : Altercation, débat. [L]]
110 | Au fait, au fait. |
Mon caquet ? Mon caquet ?
Vous, votre toux.
Vous d'avocatier.
Vieux magot,
115 | Ignorant. |
Avocat sans client.
Si tu ne te tais...
MONSIEUR TOUSSET.
De toutes les productions
Et des inglobulations
120 | Que le Royaume d'Amphitrite : |
Ahi ! ahi ! Ma pituite. [ 5 Pituite : Terme de médecine. Humeur blanche et visqueuse, sécrétée par certains organes, et particulièrement celle qui vient du nez et des bronches. [L]]
Votre caquet
M'empêche d'expliquer le fait.
Ma toux ? Ma toux ?
125 | Mêlez-vous de causer. |
Petit sot.
Insolent.
Avocat sans talent
Fais, fais.
L'HUISSIER.
130 | Paix. |
LA JUSTICE.
ARIETTE.
Cessez vos injures, cessez.
Ah ! C'est assez.
Je sais qu'il faut montrer de la chaleur
Pour faire plaisir au Plaideur.
135 | Mais, mais cessez, c'est assez. |
Redites votre affaire,
Et qu'elle soit plus claire.
SEXTO.
MONSIEUR FAUSSET.
Ma Partie
Est avertie
140 | Que mon titre |
Est une huître.
Dans Cujas
On ne voit pas
Que dans le cas
145 | De l'altercat. |
BADAUDIN.
Avocat,
Avocat,
Oh ! ciel ! Eh !
Ce n'est pas cela.
150 | Avocat, |
Ce n'est pas cela.
ARDENVILLE.
Que dit-il là ?
Que dit-il là ?
Avocat,
155 | Eh ! morbleu, |
Ce n'est pas cela.
MONSIEUR TOUSSET.
De toutes les productions
Et des inglobulations
Que le Royaume d'Amphitrite:
160 | Ahi ! ahi ! ma pituite. |
LA JUSTICE ctftniant dit.
Au fait. Avocat, au fait.
Mettez les pièces sur le Bureau.
LE GREFFIER.
Paix là : silence au Barreau.
L'HUISSIER.
Paix-là.
LA JUSTICE.
Ouvrez l'huître : voyons.
BADAUDIN.
Celui de nous deux qui l'aura sera bien heureux.
ARDENVILLE.
Parbleu, si je ne l'avais pas.
On ouvre l'huître avec l'épée de la Justice, et la Justice l'avale.
ARDENVILLE.
AIR. Non je ne ferai pas.
Morbleu, quel jugement !
BADAUDIN.
Il ne vaut rien qui vaille
LA JUSTICE.
165 | Tenez, voilà, Plaideurs, à chacun une écaille. |
Des sottises d'autrui nous vivons au Palais :
Messieurs, l'huître était bonne ; allez, vivez en paix.
ARDENVILLE.
Morbleu, j'ai envie de lui casser la tête avec. [ Vers de Boileau. [À Monsieur l'abbé Des Roches, trois derniers vers]]
MONSIEUR TOUSSET.
Ah ! Grands Dieux !
MONSIEUR FAUSSET.
Ah ! Qu'allez-vous faire ? Vous jouez à vous perdre.
SCÈNE XV.
Les deux plaideurs, Les deux avocats et l'Huissier.
ARDENVILLE.
Comment, un jugement comme celui-là !
MONSIEUR DOUCET.
Vous n'avez pas à vous plaindre.
ARDENVILLE.
Je n'ai pas à me plaindre ?
MONSIEUR FAUSSET.
Non, les dépens sont compensés.
MONSIEUR DOUCET.
Voici l'expédition de l'Arrêt.
ARDENVILLE.
Va te promener avec ton expédition.
MONSIEUR DOUCET.
Messieurs ?
BADAUDIN.
Eh ! Mon ami, rendez-nous seulement nos affaires, et que nous nous en allions.
MONSIEUR DOUCET.
Ah ! Messieurs, je vous jure foi d'honnête Normand, que c'est tout le bout du monde si cela peut payer les frais. [ 7 Hardes : Tout ce qui est d'un usage ordinaire pour l'habillement. [L]]
BADAUDIN.
Comment, nos hardes pour les frais !
ARDENVILLE.
Nos hardes !
BADAUDIN.
Nos hardes !
ARDENVILLE.
Nos hardes ! Comment, morbleu nos hardes pour les frais ?
MONSIEUR TOUSSET à Monsieur Fausset.
Restons, mon Confrère : voilà des gens qui vont se faire des affaires.
ARDENVILLE.
Nos hardes pour les frais !
TRIO.
ARDENVILLE.
Il faut assommer ce fripon.
Frappons, frappons.
170 | Par ses propos, |
Il est la cause de nos maux...
Je devrais te briser les os.
Frappes toi. Non,
175 | Va-t-en fripon. |
L'HUISSIER.
Frappée voilà mon dos.
Ah ! S'il vous doit,
Cassez moi les os.
Vos coups me viendront à propos.
180 | J'en ai besoin voilà mon dos. |
BADAUDIN.
Oui, vengeons nous sur ce fripon.
Par ses propos, par seS propos.
Frappes toi. Non, non,
Vas-t-en fripon?
185 | Je devrais te briser les os. |
BADAUDIN.
Eh ! Messieurs, expliquez-nous.
ARDENVILLE.
Mais, pourquoi nous prie-t-il à genoux de l'assommer ?
MONSIEUR FAUSSET.
Il a raison ; il a raison : c'est ce qu'il peut faire de mieux : oui, de mieux.
MONSIEUR TOUSSET.
C'était une bonne affaire pour lui ; il vous eût fait mettre en prison.
MONSIEUR FAUSSET.
Oui, oui : c'était une bonne affaire. Nous, nous restions-là pour servir de témoins.
BADAUDIN.
De témoins ! Ah, maudit pays !
ARDENVILLE.
Partons, partons, morbleu.
MONSIEUR FAUSSET.
Écoutez, écoutez.
MONSIEUR TOUSSET.
Attendez.
VAUDEVILLE.
MONSIEUR FAUSSET, Avocat.
Ne cédez jamais.
Vive le procès !
Un vieux amour est sans attrait,
À soixante ans il est folie.
190 | La table énerve le génie. |
Mais vive, vive le procès !
La chicane, la plaidoirie
Ont toujours de nouveaux attraits.
Hé vive, hé vive le procès.
MONSIEUR TOUSSET, Avocat.
195 | S'il saut à l'homme une folie, |
En est-il une plus jolie
Que d'avoir quelque bon procès ,
Cela tient l'esprit en arrêt,
Son intérêt
200 | Nous désennuie... |
Vive la plaidoirie !
Ne cédez jamais,
LE PLAIDEUR Parisien.
Ne plaidons jamais ;
Fuyons les procès.
205 | Vive l'amour et ses attraits ! |
Si je veux faire une folie,
Je veux choisir la plus jolie.
Vive l'amour et ses attraits !
Il charme, il embellit la vie.
210 | Sans lui que de tristes regrets ! |
Au diable, au diable les procès.
LE PLAIDEUR Picard.
Ne plaidons jamais.
Vive une table bien servie !
Ah ! Que le bon vin a d'attraits !
215 | Il échauffe notre génie, |
Et sa chaleur donne à la vie
Un feu qu'elle n'aurait jamais
Sans le bon vin et ses attraits.
Au diable les procès.
Lu et approuvé. A Paris, ce 13 Juillet 1784.
Vu l'Approbation, permis d'imprimer. À Paris, ce 13 Juillet 1784. LE NOIR.
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Notes
[1] Cochin, Henri (1687-1747) : célèbre avocat et modèle d'éloquence. [B]
[2] Dumoulin, Charles (1500-1566) : avocat etjurisconsulte. [B]
[3] Havre-sac : Anciennement, nom du grand sac de peau que les fantassins portaient sur le dos dans les marches. [L]
[4] Altercas : Altercation, débat. [L]
[5] Pituite : Terme de médecine. Humeur blanche et visqueuse, sécrétée par certains organes, et particulièrement celle qui vient du nez et des bronches. [L]
[6] Vers de Boileau. [À Monsieur l'abbé Des Roches, trois derniers vers]
[7] Hardes : Tout ce qui est d'un usage ordinaire pour l'habillement. [L]