DIALOGUE EN DEUX SCÈNES
Réprésenté pour le première fois chez M. la Baron Gustave de Rotchild.
1881. Tous droits réservés.
Par M. CHARLES MONSELET.
PARIS, TRESSE Éditeur, GALERIE DU THÉÂTRE-FRANÇAIS, PALAIS ROYAL.
F. Aureau, Imprimerie de Lagny.
publié par Paul FIEVRE, mars 2017.
© Théâtre classique - Version du texte du 31/07/2023 à 20:01:22.
LES PERSONNAGES
MADAME DE MOLANGES. MADAME H. DAMAIN
DE FONTEVREAULT. MONSIEUR COQUELIN-CADET
Paru dans SAYNÈTES ET MONOLOGUES, PREMIÈRE PARTIE, pp. 152-158
L'EXAMEN DE CONSCIEN...
I.
MADAME DE MOLANGES.
Tenez, laissez-moi tranquille ; vos obsessions galantes me sont insupportables.
FONTEVRAULT.
Obsessions est dur...
MADAME DE MOLANGE.
Mais juste.
FONTEVRAULT.
Convenez cependant qu'en vous suppliant de « couronner ma flamme », il m'est impossible d'employer une périphrase d'un ordre plus poétique et plus convenable.
MADAME DE MOLANGE.
Ce n'est point la périphrase que j'attaque, vous le savez bien... Ah ! Qu'on est malheureuse de n'avoir pas un mari pour se défendre !
FONTEVRAULT.
Et, au besoin, pour le combattre, comme dit Monsieur Prudhomme.
MADAME DE MOLANGE.
Être veuve! il n'y a rien de plus bête au monde. On a toujours l'air d'être prête à jouer un proverbe.
FONTEVRAULT.
Peut-on ainsi calomnier le veuvage ! Un état charmant, dont la pudeur m'empêche d'énumérer tous les avantages.
MADAME DE MOLANGE.
Fontevrault,vous êtes sur une pente dangereuse.
FONTEVRAULT.
Croyez-vous donc que je ne me sente pas glisser ?
MADAME DE MOLANGE.
Cessez de vouloir être autre chose que mon ami.
FONTEVRAULT.
Impossible.
MADAME DE MOLANGE.
Je ne vous ferai pas le plaisir de vous dire que vous me paraissez dangereux, mais vous m'inquiétez.
FONTEVRAULT.
Tout de bon ?
MADAME DE MOLANGE.
Vous avez des théories particulières sur l'amour qui m'embarrassent, des sophismes qui me troublent. Avec votre prétendue science de la vie, vous me faites l'effet du vicomte de Valmont.
FONTEVRAULT.
Qui ça, Valmont ?
MADAME DE MOLANGE.
Vous savez bien.
FONTEVRAULT.
Ah ! Le Valmont des Liaisons dangereuses... Peste ! Madame, vous connaissez vos classiques.
MADAME DE MOLANGE, rougissant.
J'en ai parcouru quelques pages a peine... autrefois... C'est, d'ailleurs, je vous prie de le croire, le seul livre de ce genre qui se soit trouvé, je ne sais comment, sous mes yeux.
FONTEVRAULT.
Le seul ? Bien sûr ?
MADAME DE MOLANGE.
Je ne compte pas ces romans de cabinet de lecture qu'il m'est arrivé parfois de surprendre entre les mains de ma femme de chambre.
FONTEVRAULT.
Ah oui ! Paul de Kock, par exemple... ou bien Pigault-Lebrun...
MADAME DE MOLANGE.
Et puis encore quelques ouvrages modernes trouvés dans la bibliothèque de mon mari. Mademoiselle de Maupin, je crois.
FONTEVRAULT.
Peuh !... Il y a mieux que cela.
MADAME DE MOLANGE.
Ah !
FONTEVRAULT.
Ah ! Bien mieux.
MADAME DE MOLANGE.
C'est donc vrai ce que j'ai entendu dire ?
FONTEVRAULT.
Quoi ?
MADAME DE MOLANGE.
Que vous avez toute une chambre remplie de ces livres-là.
FONTEVRAULT.
Ah ! L'on vous a parlé de mon enfer. J'avoue, que j'ai réuni une petite, toute petite collection. deux cents volumes environ... Vous voyez que nous sommes loin de la grande chambre.
MADAME DE MOLANGE, avec une moue dédaigneuse.
Deux cents volumes... de cela !
FONTEVRAULT.
Mais cela est la plus jolie chose du monde... Des productions tout à la gloire de votre sexe... Une apothéose continuelle.
MADAME DE MOLANGE.
Sans délicatesse, je le parie... sans discrétion.
FONTEVRAULT.
Je conviens quequelquefois l'apothéose manque de voiles... C'est le propre des apothéoses... Mais la grâce et l'art en sont moins absents que vous pourriez le croire.
MADAME DE MOLANGE.
Vraiment !
FONTEVRAULT.
Avouez que vous avez l'envie de connaître ma collection ?
MADAME DE MOLANGE.
Quand bien même cela serait, je ne l'avouerais pas.
FONTEVRAULT.
C'est juste... Il y a de ces choses qu'il faut laisser deviner... Ainsi donc c'est entendu ?
MADAME DE MOLANGE.
Qu'est-ce qu'il y a d'entendu ?
FONTEVRAULT.
À ma première visite, je vous apporte un de mes petits bouquins.
MADAME DE MOLANGE.
Je ne vous écoute pas.
FONTEVRAULT.
Mais auparavant j'aurais besoin de savoir votre goût.
MADAME DE MOLANGE.
Mon goût ?
FONTEVRAULT.
Oui... Vous devez me comprendre.
MADAME DE MOLANGE.
Pas du tout.
FONTEVRAULT.
Vous n'y mettez pas de bonne volonté... Quels termes pourrais-je bien employer ? À quelle image pourrais-je bien avoir recours ? Voyons, voulez-vous... du fort ou du doux ?
MADAME DE MOLANGE.
Je vous assure que je ne sais pas ce que vous voulez dire.
FONTEVRAULT.
C'est que nous avons, comme dans l'alcool, plusieurs degrés dans cette littérature-là.
MADAME DE MOLANGE.
Cela est fort bien vu.
FONTEVRAULT.
Pour les commençants... comme qui dirait pour les estomacs faibles... Nous avons le galant, le voluptueux, l'anacréontique.
MADAME DE MOLANGE.
Allez toujours.
FONTEVRAULT.
Le libre... Le fripon... Le gaillard... L'égrillard... Le grivois.
MADAME DE MOLANGE.
Tout cela me par0aît bien coupé d'eau.
FONTEVRAULT.
Patience !... Voici le risqué, qui inaugure un autre ordre d'idées... Le leste.
MADAME DE MOLANGE.
Ensuite ?
FONTEVRAULT.
Le scabreux.
MADAME DE MOLANGE.
Ensuite ?
FONTEVRAULT.
Le croustillant.
MADAME DE MOLANGE.
Ensuite ?
FONTEVRAULT.
Le fringant.
MADAME DE MOLANGE.
Ensuite ?
FONTEVRAULT.
Le licencieux.
MADAME DE MOLANGE.
Ensuite ?
FONTEVRAULT.
Le graveleux.
MADAME DE MOLANGE.
Ensuite ?
FONTEVRAULT.
Diable ! Ensuite... Ensuite... Il n'y a plus de limites... ni de définitions possibles... Nous entrons immédiatement dans l'outrance.
MADAME DE MOLANGE.
Restons-en donc là.
FONTEVRAULT.
Quel genre choisissez-vous ?
MADAME DE MOLANGE.
En admettant que j'eusse à choisir, je choisirais un genre moyen.... Le leste...
FONTEVRAULT.
Vous êtes timorée.
MADAME DE MOLANGE.
Quelque chose qui pût se lire à travers les branches d'un éventail.
FONTEVRAULT.
Ou entre les cinq doigts...
MADAME DE MOLANGE.
Je ne voudrais pas être trop effarouchée.
FONTEVRAULT.
Soyez sans inquiétude, j'ai votre affaire. du numéro cinq.
Il se lève.
À bientôt, madame.
MADAME DE MOLANGE.
Vous partez Fontevrault ?
FONTEVRAULT.
Je cours passer en revue ma bibliothèque.
MADAME DE MOLANGE.
Savez-vous que j'ai presque regret à notre conversation ?
FONTEVRAULT.
Je n'en crois pas un mot.
MADAME DE MOLANGE.
Vous avez le don de me faire dire des folies.
FONTEVRAULT.
Que n'ai-je celui de vous en faire faire !... Au revoir, madame.
MADAME DE MOLANGE.
Au revoir.
FONTEVRAULT.
À propos.
MADAME DE MOLANGE.
Quoi ?
FONTEVRAULT.
Le livre.
MADAME DE MOLANGE.
Eh bien ?
FONTEVRAULT.
Le voulez-vous... illustré ?
MADAME DE MOLANGE.
Qu'entendez-vous par ce mot ?
FONTEVRAULT.
C'est-a-dire... orné de gravures ?
MADAME DE MOLANGE.
Il ne manquerait plus que cela !
Fontevrault part en riant.
II.
UN DOMESTIQUE, annonçant.
Monsieur Fontevrault !
FONTEVRAULT.
Pas de banalités, n'est-ce pas ? Vous êtes plus fraiche que la fraîcheur elle-même. Voilà pour mon entrée. Maintenant, permettez-moi de m'asseoir, ni trop loin...
MADAME DE MOLANGE.
Ni trop près.
FONTEVRAULT.
C'est ce que j'allais dire.
MADAME DE MOLANGE.
Il me semble qu'il y a une éternité qu'on ne vous a vu.
FONTEVRAULT.
Trop aimable. Quinze jours, ni plus ni moins.
MADAME DE MOLANGE.
Un voyage ?
FONTEVRAULT.
Non.
MADAME DE MOLANGE.
Une maladie ?
FONTEVRAULT.
Jamais !
MADAME DE MOLANGE.
Et pourquoi êtes-vous demeuré si longtemps invisible ?
FONTEVRAULT.
Je l'ai fait exprès.
MADAME DE MOLANGE.
Pour vous faire désirer peut-être ?
FONTEVRAULT.
Précisément.
MADAME DE MOLANGE.
J'ai lu des impertinences plus spirituellement tournées.
FONTEVRAULT.
Moi aussi.
MADAME DE MOLANGE.
Monsieur Fontevrault, je ne suppose pas que vous ayez pris la peine de vous déplacer dans le but unique de venir m'agacer les nerfs.
FONTEVRAULT.
Loin de moi ce projet, madame ! En me présentant chez vous, je n'ai fait que me rendre à vos désirs.
MADAME DE MOLANGE.
Comprends pas.
FONTEVRAULT.
Est-ce que vous ne vous souvenez plus de m'avoir demandé quelque chose, lors de ma dernière visite ?
MADAME DE MOLANGE.
Non.
FONTEVRAULT.
Cherchez bien.
MADAME DE MOLANGE.
Une linotte me rendrait des points pour la mémoire.
FONTEVRAULT.
Vous m'avez demandé un livre.
MADAME DE MOLANGE.
Ah ! Quel livre ?
FONTEVRAULT.
Un livre leste.
MADAME DE MOLANGE.
Est-ce croyable ?
FONTEVRAULT.
Très croyable.
MADAME DE MOLANGE.
Eh quoi ! Vous avez pris au sérieux ?...
FONTEVRAULT.
Je prends tout au sérieux.
MADAME DE MOLANGE.
Je ne songeais plus à cette ridicule fantaisie, et j'étais à mille lieues de supposer...
FONTEVRAULT.
Que je tiendrais ma promesse ? C'est mal, cela. J'aime trop les situions risquées pour avoir perdu de vue celle-ci un seul instant.
MADAME DE MOLANGE.
Alors ?...
FONTEVRAULT.
Alors... Le voilà.
Il tire un petit volume de son habit.
MADAME DE MOLANGE.
Qu'est-ce que c'est ?
FONTEVRAULT.
Le livre.
MADAME DE MOLANGE.
Fontevrault, vous êtes décidëment un homme impossible.
FONTEVRAULT.
Regardez comme il est joli... mignon et mince à cacher sous un oreiller... relié en maroquin couleur citron, tranche dorée, dos à petits fers, filets sur les plats, doublé en tabis... sinet de trois couleurs... C'est l'élégance et la séduction mêmes.
MADAME DE MOLANGE.
Oui, il a bonne mine.
FONTEVRAULT.
Eh bien, l'extérieur n'est rien en comparaison de l'intérieur. Ah ! L'intérieur !
MADAME DE MOLANGE.
Vous voulez me tenter.
FONTEVRAULT.
Moi je ne veux rien du tout.
MADAME DE MOLANGE.
Donnez-le donc, votre livre, puisqu'il faut absolument se prêter à votre fantaisie.
FONTEVRAULT.
Je ne vous force en rien.
MADAME DE MOLANGE.
Voyons ce livre, vilain homme.
FONTEVRAULT.
Il est encore temps de vous dédire.
MADAME DE MOLANGE.
Ce livre !
Elle avance la main.
FONTEVRAULT.
Minute !
MADAME DE MOLANGE.
Que de cérémonies !... Ne l'avez-vous apporté que pour me le montrer de loin ?
FONTEVRAULT.
C'est que...
MADAME DE MOLANGE.
Je vous le rendrai demain... ou plus tôt, si vous voulez... ce soir.
FONTEVRAULT.
Oh ! Je ne suis pas pressé.
MADAME DE MOLANGE.
Alors, donnez.
FONTEVRAULT.
Un instant... Vous êtes donc dans l'intention de le lire... toute seule ?
MADAME DE MOLANGE.
La belle demande et pourquoi me la faites-vous ?
FONTEVRAULT.
C'est que... j'avais espéré.
MADAME DE MOLANGE.
Vous aviez espéré ?...
FONTEVRAULT.
Que nous le lirions ensemble.
MADAME DE MOLANGE, après un moment de silence.
Ah !
FONTEYRAULT, de même.
Oui.
MADAME DE MOLANGE.
Vous ne l'avez donc pas lu ?
FONTEVRAULT.
Si... mais j'aime à relire...
MADAME DE MOLANGE.
À deux ?
FONTEVRAULT.
À deux.... sur le même banc de mousse ou sur le même canapé... comme celui-ci. Est-ce que cette perspective vous fait peur ?
MADAME DE MOLANGE.
Je n'ai pas plus peur de vous que de votre livre, mais il faut faire la part d'une honte bien naturelle... de la pudeur...
FONTEVRAULT.
Je serai tout porté pour venir à son secours.
MADAME DE MOLANGE.
Non, décidément, cela n'est pas acceptable.
FONTEVRAULT.
Comme vous voudrez... Dans ce cas, je remporte mon livre.
MADAME DE MOLANGE.
Vous ne le voudriez pas ; vous auriez une trop drôle de figure.
FONTEVRAULT.
J'en conviens. Faisons donc des concessions mutuelles... Et d'abord, attendez...
Il se dirige vers la fenêtre.
MADAME DE MOLANGE.
Quoi encore ?
FONTEVRAULT.
Que j'aille fermer davantage les rideaux. Un demi-jour est d'ordonnance.
Il fredonne entre ses dents.
Fermez les volets,
Georgeau !
Tirez les rideaux,
Georgeau !
MADAME DE MOLANGE.
Est-ce tout ?
FONTEVRAULT.
Laissez-moi m'assurer aussi d'un doigt de verrou, comme disaient nos folâtres grands-pères.
MADAME DE MOLANGE.
Que vous êtes impatientant !... Avez-vous fini ?
FONTEVRAULT.
Me voilà.
Il vient s'asseoir à côté d'elle.
MADAME DE MOLANGE.
Ce n'est pas malheureux.
FONTEVRAULT.
Attention !
MADAME DE MOLANGE, qui guettait livre, s'en empare tout à coup.
Je le tiens !
FONTEVRAULT.
Ah ! Traîtresse ! Ce n'est pas de jeu ! C'est un abus de confiance.
MADAME DE MOLANGE.
Laissez-moi !
FONTEVRAULT.
Rendez le livre !
MADAME DE MOLANGE.
Non !
Elle va pour rentrer chez elle Fontevrault lui barre le chemin.
FONTEVRAULT.
On ne passe pas
MADAME DE MOLANGE.
Vous êtes fou.
FONTEVRAULT.
Le livre... ou la vie !
MADAME DE MOLANGE.
Finissons-en !
Elle ouvre le livre à l'écart... et paraît s'étonner, mais sans aucune émotion ; elle le feuillette et en parcourt même quelques pages puis elle regarde Fontevrault qui sourit.
FONTEVRAULT, à part.
Elle ne s'alarme pas...
MADAME DE MOLANGE, après avoir encore examiné le livre, et le jetant sur le tapis.
C'est une sotte mystification !!!
FONTEVRAULT, interdit.
Comment ?
MADAME DE MOLANGE.
J'espère, monsieur, qu'après vous être ainsi joué de ma simplicité, vous n'aurez plus l'audace de remettre les pieds chez moi !
FONTEVRAULT.
Mais expliquez-moi.
MADAME DE MOLANGE.
Adieu, monsieur.
Le foudroyant du regard.
Je ne vous pardonnerai jamais !
Elle rentre dans ses appartements.
FONTEVRAULT, seul.
Je demeure pétrifié... Qu'est-ce que cela signifie ?... La sensation a été trop forte sans doute j'aurais dû lui donner du numéro six... Cependant, je n'ai pas dépassé le leste.
Il ramasse le livre et l'examine machinalement ; puis tout_à_coup il ponsse un grand cri.
Ah ! Mon Dieu ! J'ai pris un volume pour un autre... La reliure m'a trompé... C'est le Petit Carême de Massillon ! [ 1 Le petit Carême de M. Massillon (1789) est un ouvrage édifiant composé de sermons.]
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Notes
[1] Le petit Carême de M. Massillon (1789) est un ouvrage édifiant composé de sermons.