MONOLOGUE EN VERS
dit par Mademoiselle ROSAMOND de la Comédie Française
Prix : 50 centimes
M. DCCC LXXXIII.
GEORGES FEYDEAU
PARIS, LIBRAIRIE THÉÂTRALE, L. MICHAUD, éditeur, 14 rue de Grammond, 14.
EVREUX, Imprimerie de Ch. HÉRISSEY
Texte établi par Paul FIEVRE, juin 2024.
Publié par Paul FIEVRE, juillet 2024.
© Théâtre classique - Version du texte du 30/06/2024 à 10:55:01.
PERSONNAGES
UNE FEMME.
UN COUP DE TÊTE
À Mademoiselle de Rosamond
Elle entre par le fond, l'air agité.
C'est fait ! La lettre est envoyée.
Le dépit m'a donné du coeur,
Et de ma main je l'ai jetée
À la poste, sans avoir peur.
5 | Oui, nous revenions de l'église ; |
- Ma gouvernante allait devant -
Nul ne me voyait ; je l'ai mise
Dans la boîte, résolument !
C'est égal, c'est fort : Ah ! N'importe,
10 | Je n'avais pas d'autre moyen ; |
Pas de regret, et soyons forte !
Recule ne sert plus à rien.
Et puis, j'ai mis si peu de chose :
Ma lettre étais si courte ! Quoi !
15 | Ce n'est pas bien mal, je suppose ? |
Trois mots : « Ernest, enlevez-moi ! »
Et voilà tout, c'est une lettre
Bien laconique, franchement ;
Mais j'aurais pu me compromettre
20 | En écrivant plus longuement. |
« Enlevez-moi ! » Ça n'est pas grave ;
Ça se fait dans tous les romans :
On voit toujours un seigneur brave,
Beau, galant, bref, plein d'agréments,
25 | Enlever la belle qu'il aime, |
Quand... Ah ! Ce cas est trop commun !
Quand, par un despotisme extrême,
On ne veut lui donner sa main.
Eh bien ! Ce cas que je déplore,
30 | Ce cas s'est présenté pour moi : |
Ernest, un garçon qui m'adore,
Vient de recevoir son renvoi !
Oui, jusqu'à la saison prochaine.
Et sait-on pourquoi ? C'est navrant,
35 | Cela redouble encor ma peine : |
Maman me trouve trop enfant !
Trop enfant, moi ! Ça m'exaspère.
Enfin, j'ai mes dix-sept printemps ;
Mais, je ne sais pourquoi, ma mère
40 | Dit à chacun que j'ai quinze ans ! |
Alors, j'ai l'air petite fille :
A quinze ans l'on ne compte pas.
Si quelqu'un me trouve gentille :
« Une enfant ! » lui dit-on tout bas.
45 | Eh bien ! Bon, je veux une trêve |
A ces propos humiliants.
C'est demain soir que l'on m'enlève :
Voilà ce que font les enfants !
Ah ! C'est que j'ai du caractère !
50 | Nous partirons tout ira bien ; |
Je suis fille d'un militaire
Et, morbleu ! Je n'ai peur de rien !
Oui, demain, quand dans le village
Tout le monde sommeillera,
55 | Juste à minuit - selon l'usage - |
Ernest au jardin m'attendra.
Il sera là, fidèle au poste,
M'attendant, rempli de tourments,
Avec une chaise de poste,
60 | Comme on le fait dans les romans. |
Nous irons bien loin de la sorte :
A Melun, Venise, Bayeux,
Neuilly, Pontoise, peu m'importe,
Puisque nous serons tous les deux.
65 | Et puis, après cette aventure, |
Quand nous daignerons revenir,
Il faudra bien, je me le figure,
Que l'on consente à nous unir.
Ah ! Mais, ah ! Mais, j'ai de la tête,
70 | Moi, je suis l'enfant de papa ! |
L'on verra si je suis fillette,
Quand mon Ernest m'enlèvera !...
Mais au fait, j'oublie une chose :
Il n'a pas la clef du jardin !
75 | Or, dans la nuit la porte est close... |
Ah ! Comment fera-t-il demain ?
Si cela dérangeait l'affaire...
Si cela faisait manquer tout...
Il ne pourra, la chose est claire,
80 | Entrer, si c'est fermé partout ! |
Alors, quoi ! notre stratagème
Ne pourrait plus s'exécuter ?...
Mais non, je le connais : il m'aime,
Et rien ne saura l'arrêter.
85 | Il est capable de tout faire !... |
Dieu ! S'il escaladait le mur !...
Il est tout hérissé de verre :
Il s'y blesserait, ah, c'est sûr !...
Eh ! Voyons, quel enfantillage !
90 | À quoi bon penser à cela ?... |
N'est-on pas prudent à son âge ?
Quel danger peut-il courir là ?
Il agira de façon telle
Que tout ira parfaitement ;
95 | Il aura bien sûr son échelle : |
C'est un garçon prévoyant !...
Oui, mais si, quand même, il arrive
Quelque malheur, je ne sais quoi,
Alors... Oh ! Quelle perspective !
100 | Ce sera de ma faute, à moi !... |
Si, le matin, - quel coup suprême !
Dans un taillis, au pied du mur;
Je le trouvais inerte et blême
Ah ! Non, non, ce serait trop dur !
105 | Oh ! Dieu, je suis toute inquiète... |
Je crois que j'ai peur maintenant ;
Je sens tout tourner dans ma tête...
Ah ! non, non, plus d'enlèvement !
Il me semble qu'en moi tout change :
110 | Je voyais rose et je vois noir ; |
J'éprouve un sentiment étrange...
Enfin, que puis-je avoir ce soir ?
Oh ! Mais maintenant, plus de fuite !
Adieu les beaux enlèvements !
115 | Je n'en veux plus ! Écrivons vite : |
C'est bel et bon dans les romans.
Suis-je ingrate ! Eh ! Qu'allais-je faire ?
Je partais de gaîté de coeur !
Et j'oubliais... Ah ! Pauvre mère !
120 | Je conçois d'ici sa douleur. |
Oh ! mais va, je suis bien punie :
Toi qui m'aimes, je t'oubliais !
Maintenant, tu seras chérie,
Ah ! mille fois plus que jamais,
125 | Et quand tu me verras si tendre, |
Toujours pleine de dévouement,
Tu ne pourras rien y comprendre,
Et tu diras. « Qu'a donc l'enfant ? »
Mais tu l'ignoreras sans cesse,
130 | Et cela me semblera bon, |
Car je croirai par ma tendresse
Avoir obtenu mon pardon.
Tiens ! Un papier ! Quel peut-il être ?
Que vois-je : "Ernest enlevez-moi ! "
135 | Est-ce possible ? c'est ma lettre ! |
Dois-je croire à ce que je vois
Comment, ici, sur cette table :
Moi, je retrouve ce billet,
Lorsque... mais non, c'est incroyable...
140 | D'un rêve je suis le jouet ! |
Et cette lettre que j'ai mise
À la poste, moi ce matin ?
Quelle est donc celle que j'ai prise,
Car j'en ai bine mise une enfin ?
145 | Oh ! Mais je crois m'y reconnaître ! |
Oui, je comprends... Oh ! Quelle erreur !
J'ai mis en place de ma lettre,
Le compte de mon blanchisseur !...
Ernest reçoit une facture
150 | Pour jupons, cols et coetera... |
Ah ! Non, quelle étrange aventure !
Je vois la tête qu'il fera !
Enfin je n'ai pas à me plaindre,
Car j'aurais pu, dans mon erreur,
155 | Expédier - c'était à craindre - |
Cette lettre à mon blanchisseur.
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