MONOLOGUE
1881. Tous droits réservés.
PAR X. et M. CHARLES CROS
PARIS TRESSE, ÉDITEUR, GALERIE DU THÉÂTRE-FRANÇAIS - PALAIS ROYAL.
Texte édité par Paul FIEVRE, mai 2018
publié par Paul FIEVRE, mai 2018
© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:23:12.
PERSONNAGES
UN HOMME.
La scène est à Paris.
Texte extrait de "Saynetes et Monologues, Nouvelle Edition", cinquième série, 1881. pp. 31-36
UN SAMEDI SOIR
UN HOMME
« Ouvre, Jeanne, c'est moi !... Je t'apporte un bouquet !... »
Une invisible main a tiré le loquet ; [ 1 Loquet : Sorte de fermeture tr?s simple que l'on met aux portes qui n'ont point de serrure, et ? celles dont le p?ne est dormant. [L]]
La porte s'ouvre. Il entre, et, sur le seuil, regarde
D'un air d'amant vainqueur la riante mansarde [ 2 Mansarde : Chambre pratiqu?e sous un comble bris?. [L]]
5 | - Un de ces coins touchés du doigt d'un enchanteur, |
Où l'on voit du soleil et des pois de senteur,
Où l'on respire auprès des plus modestes choses
Des parfums de baisers, de muguets et de roses ;
Paradis sous les toits où l'amour nous conduit.
10 | Un désordre parfait règne dans ce réduit : |
Des chiffons sont épars à terre et sur tes chaises ;
Des bobines de fil, des aiguilles anglaises
Et des rubans froissés traînent un peu partout
Parmi cet attirail d'une femme qui coud.
15 | Le vent, par la fenêtre ouverte sur la rue, |
Soulève le fouillis de fine toile écrue [ 3 ?cru : Qui n'a point ?t? soumis ? l'eau. Soie ?crue. Des brodequins de cuir ?cru. Fil ?cru, fil qui n'a point ?t? lav?. Toile ?crue, toile qui n'a point ?t? blanchie. [L]]
Étendu sur la table, et le chat familier
Se cache, turbulent, dans des flots de papier,
Dans le premier-Paris d'un journal politique
20 | Qui servit de patron pour tailler la tunique. |
Sur l'étroit lit de fer, complice des ébats,
De très mignons souliers de coutil et des bas [ 4 Coutil : Toile serr?e et liss?e, propre ? envelopper des matelas, des oreillers, ? faire des tentes, des habits d'?t?, des robes. [L]]
Sont jetés pêle-mêle auprès de la muraille,
À côté d'un corset et d'un chapeau de paille [ 5 Corset : Esp?ce de corsage balein? lac? derri?re, que les femmes portent en dessous de leurs robes, et qui enveloppe et suit exactement les formes du buste depuis la poitrine jusqu'au dessous des hanches. [L]]
25 | Orné, suivant un goût qui sied aux jeunes fronts, |
Des fleurettes des champs, bleuets et liserons,
Et léger comme un souffle ; et frais comme une églogue. [ 6 ?glogue : Ouvrage de po?sie pastorale, o? l'on introduit des bergers qui conversent ensemble. [L]]
On dirait l'atelier d'une modiste en vogue
En train d'improviser des chefs-d'oeuvre nouveaux,
30 | Ou d'une couturière, au temps des grands travaux. |
L'ouvrière ? Elle est là, très brune, qui s'occupe
À finir de poser les volants de sa jupe.
Son âge ? Devinez ! Vienne encore un printemps,
Et, sans qu'il y paraisse, elle aura dix-huit ans !
35 | Vaillante, sans quitter du regard son ouvrage, |
Et comme poursuivant un idéal mirage,
Elle est tout allégresse et tout activité.
Mais pour qui donc ces frais dé toilette d'été ?
Ah ! Le nouveau venu le soupçonne sans doute,
40 | Quoiqu'à peine on l'accueille et qu'à peine on l'écoute, |
Et que ce grand désir d'être belle demain
Laisse à peine le temps de lui donner la main.
La visite, après tout, la trouble, la dérange ;
Ce n'est pas raisonnable, en effet, c'est étrange,
45 | Alors que le jour baisse et qu'on doit se presser, |
Cette prétention qu'il a de l'embrasser !
Une fée obligée à travailler pour vivre
Assurément aurait de la peine à la suivre.
Parfois, d'un ton railleur, à son blond vis-à-vis
50 | Elle permet pourtant de donner son avis |
Pour choisir un galon ou plisser une ruche.
Mais lui se déconcerte et son esprit trébuche ;
Qu'est-il donc arrivé pour qu'on lui batte froid ?
Il prononce un « Je veux » En somme, c'est son droit !...
55 | - « Halte-là ! vous fripez mes manches de dentelle... |
Et ce décolleté ?... Qu'en penses-tu ? » dit-elle.
Si l'amour aujourd'hui perd ses droits de seigneur
Pour ces préparatifs qu'on fait en son honneur,
Si l'éloquence émue et qu'un geste complète
60 | Doit céder au lyrisme exquis de la toilette, |
Ne t'en afflige pas, ô jeune homme amoureux,
Toi qu'elle daigna mettre au nombre des heureux !
Égoïste jaloux, garde intacte l'ivresse
Que réserve à toi seul ta divine maîtresse...
65 | Demain, quand vous irez, pour la première fois, |
Sourire au beau soleil et chanter dans les bois ;
Quand, prenant la volée, après une semaine
D'une captivité désolante, inhumaine,
Tu voudras l'entraîner loin, bien loin de Paris,
70 | De ce beau dévouement tu recevras le prix |
En la voyant courir, par chacun admirée,
Cette chère et cruelle enfant, cette adorée.
Dans les sentiers perdus où tu la conduiras,
Sur les berges du fleuve où, pendue à ton bras,
75 | Dans le gazon couvert de perles argentines |
Elle appréhendera de mouiller ses bottines,
Les arbres salueront ta conquête et diront :
« Voyez donc cette taille ! Et voyez quel bras rond
Se montre sous ces plis d'étoffe transparente !
80 | - Cette fille, bien sûr, doit être ma parente, » |
Pensera la fauvette en l'entendant chanter.
Et les reines-des-prés se feront présenter
Par les papillons bleus et les bergeronnettes
À ta reine égrenant au vent ses chansonnettes
85 | Tandis que des roseaux, les demoiselles d'or |
Au svelte corselet, bourdonneront encor
Devant ce ravissant, ce merveilleux poème :
« Voilà celle qui fait ses robes elle-même ! »
Warning: Invalid argument supplied for foreach() in /htdocs/pages/programmes/edition.php on line 606
Notes
[1] Loquet : Sorte de fermeture très simple que l'on met aux portes qui n'ont point de serrure, et à celles dont le pêne est dormant. [L]
[2] Mansarde : Chambre pratiquée sous un comble brisé. [L]
[3] Écru : Qui n'a point été soumis à l'eau. Soie écrue. Des brodequins de cuir écru. Fil écru, fil qui n'a point été lavé. Toile écrue, toile qui n'a point été blanchie. [L]
[4] Coutil : Toile serrée et lissée, propre à envelopper des matelas, des oreillers, à faire des tentes, des habits d'été, des robes. [L]
[5] Corset : Espèce de corsage baleiné lacé derrière, que les femmes portent en dessous de leurs robes, et qui enveloppe et suit exactement les formes du buste depuis la poitrine jusqu'au dessous des hanches. [L]
[6] Églogue : Ouvrage de poésie pastorale, où l'on introduit des bergers qui conversent ensemble. [L]