LES MÉTAMORPHOSES

Livre XII.

1806

OVIDE

Traduction nouvelle avec le texte latin, suivie d'une analyse de l'explication des fables, de notes géographiques, historiques, mythologiques et critiques par M. G. T. Villenave ; ornée de gravures d'après les dessins de MM. Lebarbier, Monsiau, et Moreau.


© Théâtre classique - Version du texte du 06/08/2017 à 23:16:17.



LIVRE XII

ARGUMENT. Un serpent qui dévore les oiseaux annonce la longueur de la guerre de Troie ; il est changé en rocher. Une biche est immolée au lieu d'Iphigénie. Cycnus, tué par Achille, est changé en cygne. Métamorphoses de Cénée et de Périclymène en oiseaux. Nestor dit le combat des Lapithes et des Centaures. Il raconte aussi les changements de forme de Périclymène. Mort d'Achille.

LES GRECS À AULIS.
(XII, 1-23).

Priam pleure la mort d'Esaque. Il ignore que, sous la forme d'un oiseau, son fils vit encore et vole dans les airs. Hector et les princes ses frères lui élèvent un tombeau, qui n'a pu recevoir sa cendre, où son nom seul est gravé. On ne voit point Pâris à cette pompe funèbre. Il allait bientôt ramener à Troie l'épouse de Ménélas, par lui ravie, et avec elle une guerre longue et sanglante  : mille vaisseaux, toutes les forces de la Grèce conjurée suivaient le ravisseur ; et la vengeance eût été rapide, si le tumulte des vents n'eût rendu les flots ennemis, et retenu tous les Grecs dans l'Aulide.

Suivant l'usage antique, les Grecs préparaient un sacrifice à Jupiter. À peine la flamme brillait-elle sur l'autel, ils voient sur un platane voisin, ramper, monter un serpent tortueux. Au sommet de l'arbre est un nid, qui recèle huit oiseaux qu'un léger duvet couvre à peine encore. Le serpent les saisit ; il saisit aussi la mère, qui, pour les défendre, volait autour du nid éplorée et plaintive ; et il les engloutît dans son avide sein.

Témoins de ce prodige, tous les Grecs ont, frémi. Mais le fils de Thestor, de l'avenir interprète fidèle, Calchas, s'écrie  : "Nous triompherons ! descendants des Pélasges, réjouissez-vous ! Ilion tombera, mais le terme de nos travaux est encore éloigné. Neuf ans de guerre nous sont prédits par ces neuf oiseaux que le serpent a dévorés". Il dit ; et soudain le serpent qui rampe sur le tronc du platane, se durcit en marbre, et le marbre conserve la forme du serpent..

IPHIGÉNIE.
(XII, 24-38).

Cependant le violent Nérée domine encore sur les mers d'Aonie. Il retient les Grecs impatients dans les ports de l'Aulide. On croit que Neptune protège Troie, et veut sauver les murs qu'il a bâtis ; mais Calchas ne le croit pas. Il sait, il déclare que, par le sang d'Iphigénie, le courroux de Diane doit être apaisé. L'intérêt de tous triomphe enfin de la tendresse paternelle, et, dans Agamemnon, le roi l'emporte sur le père. Prêts à verser son sang, les sacrificateurs pleurent et frémissent ; la déesse est désarmée. Un nuage épais se répand autour de l'autel ; au milieu du sacrifice, des chants et des prières, Iphigénie est enlevée ; et, à sa place, Diane substitue une biche.

Ainsi la déesse est apaisée par une victime plus digne d'elle. Sa colère et celle des flots cessent en même temps. Soudain mille voiles s'enflent sous des vents favorables, et les Grecs, après de longs travaux, touchent enfin aux rivages de Troie.

LA RENOMMÉE.
(XII, 39-63).

Entre le ciel et la terre, et le vaste océan, s'élève un antique palais, au milieu de l'univers, aux confins des trois mondes. Là, dans les régions les plus lointaines, l'oeil peut tout découvrir. Là l'oreille peut entendre la voix de tous les humains  : c'est le séjour de la Renommée ; incessamment elle veille sur la plus haute tour de ce palais, dont nulle porte ne ferme l'entrée. On y voit mille portiques jour et nuit ouverts, et le toit qui le couvre par mille issues laisse passer le jour. Ses murs sont un airain sonore qui frémit au moindre son, le répète et le répète encore. Le repos est banni de ce palais ; on n'y connaît point le silence. Ce ne sont point cependant des cris, mais les murmures confus de plusieurs voix légères, pareils aux frémissements lointains de la mer mugissante ; pareils au roulement sourd qui, dans les noires nuées de la tempête, lorsque Jupiter les agite et les presse, prolonge les derniers éclats de la foudre mourante. Une foule empressée sans cesse assiège ces portiques, sans cesse va, revient, semant mille rumeurs, amas confus de confuses paroles, mélange obscur du mensonge et de la vérité. Les uns prêtent une oreille attentive à ces récits frivoles ; les autres les répandent ailleurs. Chacun ajoute à ce qu'il vient d'entendre, et le faux croît toujours. La résident la Crédulité facile et l'Erreur téméraire, la vaine Joie, la Crainte au front consterné, la Sédition en ses fureurs soudaine, et les Bruits vagues qui naissent des rapports incertains. De là, la Renommée voit tout ce qui se passe dans le ciel, sur la terre, et sur l'onde, et ses regards curieux embrassent l'univers..

ACHILLE ET CYCNUS.
(XII, 64-145).

Elle avait publié le départ de l'armée redoutable qui menaçait les remparts d'Ilion. Les Troyens ne sont point surpris sans défense. Ils s'opposent à la descente des Grecs, ils défendent leurs rivages. Protésilas, tu tombes le premier sous la lance d'Hector. D'autres exploits, funestes aux guerriers de la Grèce, signalent la valeur encore inconnue de ce héros. Les Troyens apprennent aussi à connaître, par les leurs qui succombent, le courage des guerriers qu'ils ont à combattre. Déjà le promontoire de Sigée est rougi du sang des deux partis. Déjà Cycnus, fils de Neptune, a terrassé mille ennemis. Debout sur son char, déjà le fier Achille combat et renverse avec sa lance des bataillons entiers. Dans la mêlée, c'est Hector ou Cycnus qu'il cherche et qu'il appelle. Il rencontre Cycnus ; le destin lui réservait Hector pour la dixième année. Il excite ses coursiers, il les anime par sa voix, pousse son char contre le Troyen, et dans ses mains terribles agitant ses redoutables traits  : "Qui que tu sois, dit-il, jeune guerrier, emporte dans la nuit du trépas la consolation de tomber sous les coups d'Achille ". Soudain un pesant javelot a suivi sa parole ; mais, quoique avec force, avec adresse lancé, il atteint Cycnus sans le blesser, et le fer aigu s'émousse sur son sein.

[86] Achille est étonné  : "Fils d'une déesse (car ta renommée te fait assez connaître), ne sois plus surpris, s'écrie le héros troyen, si je suis sans blessure. Ce casque aux crins flottants, et ce bouclier dont mon bras est chargé, ne me sont d'aucun secours. Ils servent à me parer, et non à me défendre. Si je les quittais, je n'en serais pas moins invulnérable. Fils d'une Néréide, tu peux vanter ta superbe origine  : moi, je dois le jour au dieu puissant qui commande à Nérée, à ses filles, et qui règne sur le vaste Océan".

[95] Il dit, et lance contre Achille un javelot qui perce l'airain de son bouclier, pénètre jusqu'au neuvième cuir, et s'arrête au dixième. Le héros, indigné, l'arrache, et d'un bras nerveux fait voler contre Cycnus un second trait plus fort et plus terrible ; mais, en atteignant Cycnus, le trait s'émousse et tombe sans le blesser. Achille porte alors sa lance contre le Troyen  : mais sa lance est impuissante, quoique Cycnus en reçoive l'atteinte, en écartant à dessein son bouclier.

Achille est furieux. Tel, dans les jeux du cirque, s'irrite un taureau, lorsqu'il s'élance, plonge sa corne terrible dans la pourpre à ses yeux agitée, et reconnaît qu'il n'a porté que de vaines blessures. Le héros doute si sa lance dégarnie du fer a trompé l'effort de son bras ; le fer tient à la lance  : "C'est donc mon bras qui est affaibli, s'écrie-t-il, puisqu'il ne peut contre un ce qu'il a pu sur mille ! Certes, il eut plus de vigueur lorsque le premier je renversai les remparts de Lyrnèse ; lorsque je remplis de carnage Ténédos et Thèbes, où régna Éétion ; lorsque les flots du Caïque furent rougis du sang des peuples qui demeuraient sur ses bords ; lorsque enfin Télèphe deux fois éprouva cette lance ! Mais que dis-je ? tous ces Troyens que je vois étendus sur le rivage sont tombés sous mes coups ; ils attestent ce qu'a pu cette main, ce qu'elle peut encore."

[115] Il dit, et, comme s'il eût douté de ses premiers exploit, il dirige sa lance contre Ménétès, soldat né dans la Lycie ; du même coup perce sa cuirasse et son coeur. Ménétès tombe et roule mourant sur l'arène sanglante. Achille retire sa lance, et s'écrie  : "Voilà la main, voilà le fer avec lesquels je viens de vaincre. Employons-les contre mon superbe ennemi ; et que les dieux m'accordent le même succès !"

Il dit, et tourne contre Cycnus sa lance inévitable ; il l'atteint à l'épaule gauche ; le fer y retentit repoussé comme par un mur d'airain, comme par un rocher. Cependant Achille voit sur la cuirasse du Troyen quelques traces de sang ; il s'en réjouit en vain  : Cycnus n'est point blessé. C'est le sang de Ménétès qui rougit son armure.

[128] Transporté de fureur, Achille s'élance de son char ; et l'épée à la main il vole au Troyen, qui l'attend avec une assurance tranquille. Il perce son bouclier, il fend son casque et sa cuirasse ; mais le fer retentit sur son corps, et s'émousse sans l'entamer. Achille ne se possède plus. Trois et quatre fois de son bouclier pesant il le frappe au visage. Cycnus recule, Achille le presse, et le trouble, et l'accable ; il l'étourdit et le frappe sans relâche. La terreur le saisit ; il voit devant ses yeux égarés des ténèbres flottantes. Il portait en arrière ses pas, son pied rencontre une pierre ennemie, il chancelle, il tombe avec violence. Achille fond sur lui. Il le presse de tout le poids de son vaste bouclier ; de son genou nerveux il comprime son sein ; les courroies de son casque, il les enlace à sa gorge fortement étreinte, et Cycnus perd en même temps et l'haleine et la vie. Achille allait enlever au vaincu son armure ; mais il ne voit plus qu'elle. Le dieu des mers venait de changer Cycnus en cet oiseau blanc qui conserve son nom.

CÉNÉE.
(XII, 146-209).

Ces premiers travaux et ces premiers combats amènent une trêve de plusieurs jours. La guerre a suspendu ses fureurs ; et, tandis que les Troyens veillent sur leurs remparts, et les Grecs dans leurs retranchements, le vainqueur de Cycnus veut célébrer son triomphe, et sacrifie une génisse à Pallas. La flamme sacrée dévore les entrailles de la victime ; la fumée du sacrifice, accepté par les dieux, s'élève jusqu'aux astres  : c'est la part des Immortels ; le reste est servi sur la table d'Achille.

Les rois grecs y prennent place. Ils se nourrissent des chairs rôties de la victime. Le vin étanche leur soif et chasse leurs soucis. Ni la lyre, ni les vers, ni la flûte, ne charment leurs loisirs ; mais c'est en discourant qu'ils prolongent la nuit. Les combats sont le sujet de leurs entretiens. Ils racontent leurs exploits, ceux de leurs ennemis. Ils aiment à dire les dangers par eux cherchés et surmontés  : car sur quel autre objet pourrait parler Achille et de quel autre objet pourrait-on entretenir Achille ?

[164] Son combat avec Cycnus est le plus long sujet de leurs longs entretiens. Chacun s'étonne comment, impénétrable à tous les traits, le corps du Troyen pouvait, repoussant les plus rudes atteintes, émousser le fer le plus tranchant. C'est ce que les Grecs admiraient, ce qu'Achille lui-même ne pouvait concevoir.

Mais Nestor prenant la parole  : "Cycnus, dit-il, est le seul mortel de votre âge que vous ayez vu braver le fer, et le seul à tous les coups invulnérable. Ce prodige n'est pas nouveau pour moi. Dans mon printemps, j ai vu Cénée recevoir sur son corps mille traits sans en être blessé. Perrhèbe le vit naître, il remplit l'Othrys de ses exploits ; mais ce qui dans Cénée était plus étonnant encore, Cénée était né fille". Surpris de la nouveauté de ce prodige, tous les convives demandent à Nestor qu'il en conte l'histoire  : "Parlez, dit Achille, parlez, éloquent vieillard, oracle de notre âge. Chacun de nous a le même désir de vous entendre. Dites ce qu'était Cénée ; comment son sexe fut changé, dans quels combats, par quels exploits il se fit connaître à vous, et quel fut son vainqueur, si toutefois il put avoir un vainqueur ?"

[182] "Quoique, reprend Nestor, la vieillesse pesante ait émoussé mes sens, quoique j'aie oublié beaucoup de faits mémorables dont mon jeune âge fut témoin, j'en ai cependant retenu un plus grand nombre ; mais de tous ceux que j'ai vus, soit dans la paix, soit dans la guerre, aucun n'est plus présent à ma mémoire que celui dont vous allez entendre le récit. Ma longue vie m'a rendu spectateur de mille événements. J'ai vu deux cents hivers, et maintenant le troisième âge commence pour moi.

"Cénis, fille d'Élatus, célèbre par ses charmes était la plus belle des vierges de Thessalie. Elle fut en vain recherchée par les princes les plus riches des villes voisines, et des villes de vos états, Achille, car elle y prit naissance. Pélée peut-être eût aussi désiré sa main ; mais Thétis votre mère était déjà donnée ou promise à ses voeux. Cénis fuyait l'hymen. Un jour qu'elle errait solitaire sur le rivage des mers, le dieu qui en tient l'empire triompha de sa pudeur. C'est du moins ce que publiait la Renommée. Pour prix de sa victoire  : "Tu peux, dit Neptune, former des souhaits ; ne crains point un refus, parle, ils seront accomplis". C'est aussi ce que la Renommée publiait.

[201] "Mon affront, répond-elle, me fait former cet unique voeu, de ne pouvoir plus désormais en souffrir de pareils. Que je ne sois plus femme, et tu m'auras tout accordé " ! Cénis a prononcé d'un ton plus mâle les derniers de ces mots. Sa voix pourrait passer pour celle d'un homme  : elle est homme en effet. Déjà le dieu des mers avait exaucé sa prière, et, par un nouveau don, il veut que le corps de Cénis soit impénétrable et ne puisse succomber sous le fer. Heureux de son nouveau destin, Cénis parcourt les champs du Pénée, et ne se livre qu'à de nobles travaux..

COMBATS DES LAPITHES ET DES CENTAURES.
(XII, 210-458).

"Le fils de l'audacieux Ixion venait d'épouser Hippodamie. Les Centaures cruels, enfants de la Nue, invités au festin, avaient pris place, suivant leur rang, à la table dressée dans un antre spacieux, environné d'arbres touffus. Les rois de Thessalie étaient présents, et moi- même avec eux. L'air retentissait au loin des cris confus inspirés par la joie. On chantait l'Hyménée, et les feux sacrés brûlaient dans le parvis.

"Hippodamie paraît, brillante de sa beauté et de l'éclat de ses atours. Un cortège nombreux de jeunes mères et de matrones la suit. Nous félicitons Pirithoüs, nous célébrons le bonheur qui l'attend ; et ce doux présage semble au moment même démenti. Le plus sauvage des sauvages enfants de la nue, Eurytus, échauffé par le vin, s'enflamme encore à la vue d'Hippodamie, et d'une double ivresse éprouve les transports.

[222] "Soudain les tables sont renversées, le désordre est extrême. Le violent Eurytus saisit aux cheveux la belle Hippodamie. En même temps les Centaures enlèvent les femmes que le choix ou le hasard fait tomber sous leurs mains. C'est le désordre d'une ville prise d'assaut. L'antre profond retentit de cris déchirants. Nous nous levons, et Thésée le premier s'écrie  : "Eurytus, quelle est ta fureur insensée ! Je vis, je suis présent, et tu oses outrager Pirithoüs ! Ne sais-tu pas que l'offenser, c'est m'offenser moi-même !"

"Le héros n'a point ainsi parlé en vain. Il s'élance, il écarte tout ce qui s'offre à son passage, il arrache Hippodamie aux ravisseurs furieux. Eurytus se tait. Et comment pourrait-il par de vains discours justifier son crime ? Mais il lève sa main audacieuse sur le vengeur de Pirithoüs ; il le menace au visage, et le frappe à la poitrine.

[235] "Près de là était un vase antique, énorme, dont diverses figures ornaient les contours. Malgré son poids, le puissant fils d'Égée le saisit et le lance à la tête de son ennemi. Eurytus tombe, roule et se débat sur l'arène, vomissant à la fois par sa bouche, sa cervelle et des flots de sang et de vin. Irrités du meurtre de leur frère  : Aux armes ! s'écrient les Centaures, aux armes ! Le vin échauffait leur courage. Leurs premières armes sont les coupes fragiles et les vases du festin, qui, destinés à de plus doux emplois, volent de toutes parts soudainement changés en instruments de guerre et de carnage.

"Le fils d'Ophion, Amycus, ose le premier dépouiller l'autel domestique de ses dons. Il saisit un candélabre où pendent plusieurs lampes allumées ; il l'élève en l'air, comme la hache des sacrifices prête à tomber entre les cornes d'un taureau, et frappe au front le Lapithe Céladon. Ses os brisés s'enfoncent dans sa tête. Ses yeux sortent sanglants de leur orbite ; son nez repoussé descend dans son palais, et sa figure n'a plus rien qu'on puisse reconnaître. Pelatès, qui naquit à Pella, arrache le support d'une table, en frappe encore Céladon, le terrasse, et plonge son menton dans son sein. Le Lapithe vomit ses dents mêlées dans des flots d'un sang noir, et, par une double blessure, descend dans les Enfers.

[258] "Grynée, placé près de l'autel où l'encens fume encore, et tournant sur lui des regards furieux  : "Pourquoi, s'écrie-t-il, craindrais-je d'employer ces armes !" Et soudain il soulève dans ses bras l'autel où brûlent les feux sacrés, et le lance au milieu des Lapithes. Cette énorme masse tombe, écrase Brotéas et Orios, fils de la nymphe Mycalé, dont les charmes puissants forçaient, disait-on, la lune à descendre du ciel. "Qu'une arme s'offre à mes regards, crie Exadius, et ton crime aura son châtiment". Il dit, et des branches d'un pin, il arrache un bois de cerf voué à Diane. Il enfonce ce double dard dans les yeux du Centaure. L'un de ces yeux s'attache au trait qui l'a percé ; l'autre roule sur le visage, et le sang figé le retient dans la barbe.

[271] "Rhoetus enlève de l'autel le tison sacré, qui brûle encore, atteint Charaxus, et brise sa tempe droite, que protège en vain sa blonde chevelure. Sa chevelure s'enflamme, pareille aux chaumes embrasés. Le sang qui sort de sa blessure, pénétré par les feux dévorants, bouillonne avec un bruit terrible, tel que le fer étincelant, saisi dans les brasiers d'une forge, avec des tenailles recourbées, plongé dans l'eau, siffle et fait autour de lui frémir l'onde fumante. Cependant Charaxus éteint la flamme avide qui dévore ses cheveux épais ; il élève de la terre, il charge sur ses épaules le seuil d'une porte qui eût fait gémir l'essieu d'un char sous son poids. Mais cette masse l'accable ; il ne peut la lancer sur son ennemi ; elle retombe et écrase Cométès, son compagnon, placé trop près de lui.

"Rhoetus fait éclater sa joie  : "Puissent les tiens, dit-il, contre nous déployer la même force, et se signaler par de mêmes exploits" ! À ces mots, il lui fait avec le tison fumant une seconde blessure. Il le frappe, il le refrappe encore, et fracasse son crâne, dont les débris se fixent dans son cerveau.

[290] "Vainqueur, il attaque Evagrus, et Corythus, et Dryas. Corythus, dont un léger duvet ombrage à peine le menton, expire le premier sous ses coups. "Quelle gloire te revient de la mort d'un enfant" ? s'écrie Evagrus. Il achevait ces mots, Rhoetus enfonce le tison brûlant dans sa bouche, et la flamme l'étouffe et consume son sein. Il te poursuit aussi, impétueux Dryas, et fait devant toi tournoyer ses homicides feux. Mais trop fier de ses premiers succès, son orgueil l'abuse. Tu le perces de ton épieu à l'endroit où la tête se joint à l'épaule. Il gémit, il arrache avec effort le bois de sa blessure, et fuit laissant sa trace teinte de son sang.

"On voit fuir en même temps Ornéus et Lycabas, et Médon blessé à l'épaule droite, et Pisénor et Thaumas, et Merméros, naguère vainqueur à la course de tous ses compagnons, mais qui, blessé dans le combat, s'éloigne d'un pas lent et tardif. Avec eux fuyaient aussi Pholus, Mélaneus, Abas, chasseur redoutable aux sangliers, et le devin Astylos, qui vainement avait voulu détourner les Centaures de ce combat, dont d'avance il connaissait l'issue. Nessus, effrayé, s'éloignait des dangers  : "Arrête, et ne fuis point, lui dit Astylos ; le Destin te réserve pour les flèches d'Alcide !"

[310] "Mais Eurynomus, Lycidas, Aréos, Imbreus n'évitent point la mort. Ils osent attendre Dryas, et tombent sous ses coups. Et toi, Crénéus, tu fuyais, il t'atteint ; tu veux regarder en arrière, et le fer pénètre dans ton front, entre les yeux, et les couvre des ombres du trépas.

Au milieu de ce tumulte affreux, plongé par le vin dans un sommeil léthargique, Aphidas est étendu sur la peau d'un ours que l'Ossa vit croître dans ses forêts ; il tient d'une main tremblante une coupe à demi répandue. Phorbas le voit agiter cette arme inutile, et secouant son javelot  : "Va, dit-il, aux ondes du Styx mêler le vin que tu as bu". Il parle et lance son javelot. Le fer dont il est armé atteint à la gorge Aphidas sur le dos renversé. Il ne sent point le coup mortel qui le frappe. Son sang coule à grands flots sur sa couche, et rejaillit dans la coupe qu'il tient.

[327] Je vis Pétréus s'efforcer d'arracher de terre un chêne chargé de tous ses glands. Tandis qu'il l'embrasse, le secoue, et l'ébranle, la lance de Pirithoüs l'atteint dans les flancs, le perce d'outre en outre, et le cloue à l'arbre qu'il voulait arracher. On dit aussi que Pirithoüs triompha de Lycus, que Chromis tomba sous ses coups. Mais leur trépas lui valut moins de gloire que la défaite de Dictys et d'Hélops. Hélops est atteint à la tempe droite d'un javelot qui pénètre à travers ses oreilles. Dictys fuyait tremblant devant le fils d'Ixion qui le presse. Du haut d'un roc escarpé il tombe, se précipite, brise du poids de son corps le tronc d'un orme, et laisse ses entrailles éparses sur ses vastes débris.

[341] Apharée accourt pour le venger. Il détache du rocher une masse énorme, et veut, avec effort, la lancer contre le héros. Thésée le prévient, fracasse avec sa massue les os gigantesques de son bras, et n'a pas le temps, ou, le voyant hors de combat, dédaigne de lui donner la mort. Le héros saute sur la croupe du puissant Bienor, centaure qui jusque-là n'avait porté que lui-même. D'un genou nerveux, il presse ses flancs ; de sa main gauche il saisit sa chevelure flottante ; il le frappe à la tête des noeuds de sa massue et brise son front menaçant. Avec cette arme terrible, il abat encore Nédymnus, et Lycopès adroit à lancer un javelot, et Hippasos dont la barbe épaisse descend sur son sein, et Riphée qui surpasse en hauteur les arbres des forêts, et Térée qui aimait à prendre des ours sur les monts de Thessalie, qui les chargeait sur ses épaules, et les portait vivants et grondants dans l'antre qu'il habitait.

Démoléon, que ces exploits indignent, prétend en arrêter le cours. Il réunit tous ses efforts pour déraciner un pin altier qu'un siècle affermissait sur sa base. Ne pouvant l'arracher, il le rompt et le lance à la tête du héros. Cette masse l'eût écrasé, mais il se détourne et l'évite, inspiré par Pallas  : c'est du moins ce qu'il voulait faire croire lui-même. Cependant le coup ne fut pas vain. Il atteint le superbe Crantor, et rompt son sein, son épaule, et ses flancs.

[363] Achille, ce Crantor fut l'écuyer de votre illustre père. Le roi des Dolopes, Amyntor, vaincu par Pélée, le lui donna pour gage de la paix et de la foi jurée. Pélée le voit étendu et déchiré d'une triple blessure. "Cher Crantor, s'écrie-t-il, reçois la victime que je vais immoler à tes mânes sanglants". Il dit, et d'un bras nerveux que la vengeance anime, il lance à Démoléon un javelot qui s'enfonce dans ses os et frémit dans ses flancs. Le bois est arraché avec effort par le Centaure, mais le fer reste engagé dans son sein. La douleur accroît sa rage. Malgré sa blessure, il se cabre contre son ennemi, l'attaque, et le frappe de la corne de ses pieds. Sous ses coups redoublés le casque et le bouclier retentissent. Le héros se défend ; il se couvre de son bouclier. Il soutient les assauts du monstre, et du même dard perce le double sein de l'homme et du cheval.

"Déjà Pélée avait vaincu Phlégréos et Hylès. Iphinoüs et Clanis étaient tombés sous ses coups. Dorylas, qui, d'une peau de loup couvrant sa tête horrible, avait armé ses mains de deux cornes de boeuf, double dard abreuvé du sang des Lapithes, expira aussi sous les traits du héros  : "Vois, disais-je au Centaure, combien tes armes sont moins sûres que le fer" ! et je lui lance mon javelot. Ne pouvant l'éviter, il veut couvrir son front, et sa main à son front est clouée. On s'écrie. Placé plus près que moi du monstre, Pélée, qui le voit à lui-même attaché, déjà vaincu par sa blessure, plonge son glaive dans ses flancs. Le Centaure se cabre ; lui-même arrache ses entrailles, les traîne à terre, les foule sous ses pieds, dans leurs noeuds engage ses jarrets, et tombe et roule expirant sur l'arène.

[393] "Ta beauté, si toutefois ta forme peut mériter ce nom, ne te sauve point, jeune Cyllare, au milieu de ce tumulte affreux. Un blond duvet commence à briller sur ton menton. L'or de tes blonds cheveux sur ton cou se déroule flottant. La fraîcheur de ton teint montre un heureux mélange et de force et de grâce. Ta tête, tes bras, tes mains, ton buste entier, semblent être l'ouvrage d'un habile artiste. Tout ce qui est homme en toi est parfait ; tout ce qui tient du coursier n'est pas moins admirable. Si l'on te donne la tête et le cou du cheval, tu égaleras en beauté le coursier de Castor. Ta croupe est élégante, ton poitrail noble et relevé ; ton poil a le noir luisant du jais ; ta queue et tes jambes sont d'une blancheur éclatante.

"Parmi les filles des Centaures, mille avaient voulu lui plaire. Mais la seule Hylonomé obtint de lui un tendre retour. De toutes ses compagnes, hôtesses des forêts, elle est la plus aimable. Son amour, ses serments, ses caresses, ont subjugué Cyllare. Elle est aussi belle que lui. L'ivoire lisse ses cheveux légers ; elle y place le romarin, ou la violette, ou les roses ; quelquefois des lis blancs les couronnent. Chaque jour, dans l'onde pure d'une fontaine qui rafraîchit les bois de Pagasa, deux fois elle plonge sa tête, deux fois elle baigne son corps. Une riche fourrure s'attache avec grâce sur son épaule, ou descend à gauche sur son sein. Une tendresse égale unit les deux amants ; ils errent côte à côte sur les montagnes ; la nuit, le même antre les réunit. Ils étaient venus ensemble au festin des Lapithes, et côte à côte ils combattaient tous deux.

[419] Un trait part à leur gauche ; on ignore qui l'a lancé. Il s'y enfonce au-dessous du sein de Cyllare ; il effleure son coeur  : à peine est-il retiré, son coeur et son corps sont glacés par le froid du trépas. Hylonomé le reçoit mourant dans ses bras. Elle étend sa main sur sa blessure et cherche à la fermer ; elle joint sa bouche à sa bouche, et veut retenir son âme fugitive. Il expire  : soudain elle remplit l'air de ses plaintes douloureuses, que les cris des combattants empêchent d'arriver jusqu'à moi. Elle incline son sein sur le fer qui vient de percer Cyllare, et tombe et meurt en embrassant son époux.

"Je crois voir encore devant mes yeux l'effroyable Phacocomès, qui, de la dépouille de six lions, couvre en lui les flancs de l'homme et du cheval. Il lance un arbre que quatre boeufs attelés sous le joug auraient peine à mouvoir. Il atteint à la tête Thectaphos, fils d'Olénos. Sa tête est fracassée. Sa cervelle s'échappe par ses yeux, par son nez, par ses oreilles. Tel entre des joncs passe et sort un laitage pressé. Telle à travers les trous d'un crible, coule et s'exprime une épaisse liqueur.

[439] "Tandis que le Centaure s'apprête à dépouiller de ses armes son ennemi, j'accours. Pélée en fut témoin, et je plonge mon épée dans ses flancs. Chthonius et Télébous expirent aussi sous mes coups. Chthonius était armé d'un bois fourchu ; Télébous portait un javelot dont il me blessa. Voyez  : la cicatrice antique paraît encore. C'est alors qu'on eût dû m'envoyer au siège de Pergame. Alors j'aurais pu retarder les triomphes du grand Hector, et le vaincre peut-être. Mais, en ce temps, Hector n'était point encore ou n'était qu'un enfant ; et maintenant la vieillesse ennemie trahit mon courage.

"Vous parlerai-je de Périphas, vainqueur de Pyraethus à double forme ? Dirai-je Ampyx, qui, d'une lance sans fer, perce l'affreux visage de Echélus dressé sur ses quatre ; et Macarée du Péléthronium, qui, brandissant un levier pesant, frappe et renverse le lapithe Erigdupus ? Je me souviens que Nestor enfonça son javelot dans les flancs de Cymélus. Ne croyez pas que le fils d'Ampyx, Mopsus, ne se montre habile qu'à prédire l'avenir. Le centaure Hoditès, atteint par ses flèches rapides, veut en vain s'écrier  : un dard attache sa langue à son menton, et son menton à sa poitrine..

CÉNÉE.
(XII, 459-535).

"Cénée seul avait fait descendre aux Enfers cinq des enfants de la Nue, Styphélus, Bromus, Antimaque, Élymus, et Piractès, dont une hache armait les mains. J'ai oublié quelles furent leurs blessures ; il n'est resté dans ma mémoire que le nombre des vaincus et les noms qu'ils portaient.

"Le plus grand et le plus fort des Centaures, Latrée, accourt, fier de porter la dépouille de l'Émathien Halétus, qui tomba sous ses coups. Il n'est plus jeune et n'est pas vieux encore. Ses cheveux commencent à blanchir. Il porte un bouclier, un casque, une longue pique, comme les guerriers macédoniens, et promenant ses regards sur l'une et l'autre troupes des combattants, il agite ses armes, décrit un vaste cercle en caracolant, et, fier, impétueux, prononce ces mots y qui se perdent dans le vague des airs.

[470] "Eh quoi ! Cénis, souffrirais-je que tu combattes encore ! car à mes yeux, Cénis, tu seras toujours une femme. As-tu donc oublié ton origine ? Ne te souvient-il plus comment d'un autre sexe tu reçus l'apparence trompeuse, et de quelle injure ce don fut le prix ? Songe que tu naquis femme, songe à ton affront. Retourne à ta quenouille, reprends tes fuseaux, tords le fil entre tes doigts, et laisse aux hommes les combats et les dangers ". À peine il achevait ce superbe discours, Cénée lance son javelot, qui l'atteint à l'endroit où, cessant d'être homme, il commence à devenir cheval. La douleur le rend furieux. De sa longue pique, il frappe et refrappe la tête nue de son jeune ennemi ; mais la pique rejaillit comme la grêle qui bat le toit d'une maison, comme la pierre légère qui bondit sur un tambour. Le Centaure l'attaque de plus près. Il veut dans ses flancs enfoncer son épée, mais ses flancs sont impénétrables  : "Et néanmoins, s'écrie-t-il, tu n'échapperas pas. Si la pointe du fer est émoussée, son tranchant va t'immoler". Il dit, présente de côté le glaive, mesure de son large tranchant les flancs de Cépée, il frappe, et ses coups semblent retentir sur le marbre ou l'airain  : son fer se brise et vole en éclats.

"Après avoir ainsi, pendant quelque temps, offert son corps invulnérable aux terribles armes du Centaure étonné  : "Voyons, dit enfin Cénée, si contre toi mon glaive aura plus de vertu". Soudain il le plonge tout entier dans les flancs de Latrée ; il le tourne, le retourne, et dans la blessure même il fait d'autres blessures.

[494] "Les Centaures furieux, poussant d'horribles cris, se réunissent tous contre un seul ennemi. Ils lancent mille dards qui sifflent, frappent Cénée, s'émoussent, et retombent. Cénée n'est blessé d'aucun trait, aucun trait n'est rougi de son sang. Ce nouveau prodige étonne les Centaures  : "Ô honte ! s'écrie Monychus, un peuple entier est vaincu par un seul homme qui mérite à peine ce nom. Que dis-je ? il est homme par son courage, et ce qu'il fut autrefois, nous le sommes aujourd'hui. De quoi nous servent nos vastes corps et notre double force ? de quoi nous sert que la nature ait réuni dans nous les deux êtres les plus puissants ? Faudra-t-il nous croire encore nés d'une déesse, et fils d'Ixion, qui jusqu'à Junon même osa porter ses téméraires voeux ? Nous sommes vaincus par un ennemi moitié homme et moitié femme ! Faites rouler sur lui des rochers, des arbres, des montagnes ! Ensevelissez-le vivant sous l'immense dépouille des forêts ! Que cette masse le presse, l'étouffe, et lui tienne lieu des blessures qu'il ne peut recevoir ! "

Il dit, et soulevant avec violence un arbre que l'impétueux Auster avait déraciné, il le lance à son ennemi. Son exemple est suivi. En peu de temps, l'Othrys est dépouillé de sa forêt ; le Pélion n'a plus d'ombre. Cénée enseveli, haletant sous ces vastes débris, soulève sur ses épaules le faix qui l'accable. Mais les arbres s'amoncelant au-dessus de sa bouche, au-dessus de sa tête, l'air qu'il respirait cesse de soutenir ses forces. Il est près de succomber. Il fait encore de vains efforts pour se dégager, pour renverser la forêt. sous laquelle il gémit, et parfois il l'agite, il la soulève encore  : tel on voit l'Ida s'ébranler par de sourds tremblements.

[522] Le doute environne le destin de Cénée. On croit qu'étouffé sous les dépouilles de l'Othrys et du Pélion, il est descendu dans le sombre Tartare. Mais le fils d'Ampyx, le devin Mopsus, est d'un avis contraire. Il a vu sortir du milieu des troncs entassés sur le héros, un oiseau revêtu d'un plumage fauve et qui s'est élevé dans les airs. Moi-même aussi j'ai vu cet oiseau merveilleux pour la première et la dernière fois. Mopsus, qui suit des yeux, du coeur, et de la voix, son vol léger autour de notre troupe, et qui l'entend jeter de grands cris  : "Je te salue, dit-il, ô toi, honneur du nom lapithe, Cénée, homme unique entre tous les hommes, et maintenant unique entre tous les oiseaux ! Ce prodige est cru sur la foi de Mopsus. Cependant la douleur de sa perte irrite encore notre colère. Nous nous indignons, d'avoir vu contre un seul s'armer tant d'ennemis ; et nos glaives ne cessent de s'abreuver de sang et de carnage, qu'après que la plupart des Centaures sont tombés sous nos coups, ou que la fuite et la nuit ont dérobé le reste à la mort."

PÉRICLYMÈNE.
(XII, 536-579).

Tlépolème a écouté le récit de ce combat, où le vieux roi de Pylos n'a oublié que les exploits du grand Alcide. Il ne peut taire le chagrin qu'il éprouve  : "Sage vieillard, dit-il, je m'étonne que vous n'ayez rien dit d'Hercule, qui m'a donné le jour, et de la gloire qu'il acquit dans ce combat mémorable. Il m'a souvent conté que la défaite des Centaures fut due à son courage."

Nestor soupirant à ces mots  : "Pourquoi, dit-il, me contraindre à retrouver le souvenir de mes malheurs, à réveiller dans mon coeur des chagrins assoupis par les ans ; à déclarer ma haine pour votre père, et les outrages qu'il m'a faits ? Il est trop vrai, grands dieux ! que ses exploits s'élèvent au-dessus de la foi des mortels, qu'il a rempli l'univers de son nom. Mais je voudrais me taire sur sa gloire  : car enfin, nous ne louons ni Déiphobe, ni Polydamas, ni même le grand Hector  : et qui peut vouloir louer son ennemi !

[549] "Hercule renversa jadis les remparts de Messène. Il détruisit Élis et Pylos, qui n'avaient point mérité sa vengeance. Il porta le fer et la flamme au palais de mon père ; et sans parler de toutes les victimes qu'il immola dans ce funeste jour, nous étions douze enfants de Nélée, déjà l'espoir et l'orgueil de la Grèce ; les douze enfants, moi seul excepté, tombèrent sous ses coups. On peut concevoir qu'ils aient succombé sous l'effort de son bras. Mais la mort de Périclymène peut être un sujet d'étonnement. Neptune, auteur de notre race, avait donné à Péryclimène le pouvoir de prendre, de quitter, de reprendre à volonté les formes qu'il voulait choisir.

"Il avait déjà, sous vingt aspects divers, combattu sans succès contre Alcide. Il revêt enfin la forme de l'oiseau que chérit Jupiter, et dont les serres sont armées de la foudre. Avec la force de l'aigle, de son bec aigu, de ses ailes, de sa tranchante serre il déchire le visage de son ennemi, et, vainqueur, s'élève dans les airs, Hercule tend son arc trop sûr de ses coups. Il l'atteint à l'endroit où l'aile au corps est attachée. La blessure est légère ; mais les nerfs rompus se détendent ; le mouvement se ralentit ; la force au vol nécessaire manque ; les ailes appesanties ne peuvent plus s'étendre sur l'air, ni l'embrasser  : il tombe, et le trait, à peine rougi de sang, pressé par le poids de son corps, s'enfonce dans ses flancs, et ressort par son gosier.

"Maintenant, illustre chef de la flotte des Rhodiens, jugez si je dois vanter les hauts faits de votre père ! Mais ce n'est qu'en les taisant que je veux venger mes frères ; et votre amitié, Tlépolème, sera toujours chère à Nestor."

Ainsi parle le sage vieillard. Sa douce éloquence charme les héros. Le vin remplit encore les coupes du festin, et le reste de la nuit est donné au sommeil.

MORT D'ACHILLE.
(XII, 580-628).

Cependant le dieu qui de son trident soulève ou modère les flots, gémit sur le sort de Cycnus, son fils, changé en oiseau. Il conserve contre le fier Achille une haine implacable. Déjà, depuis le siège de Troie, un second lustre allait s'accomplir, lorsque Neptune adresse ce discours au dieu qu'on adore à Sminthe  :

"Ô toi qui, de tous les fils de mon frère, m'es le plus cher, toi qui élevas avec moi les murs d'Ilion, désormais impuissants, ne gémis-tu pas de voir ces tours prêtes à s'écrouler ! ne plains tu pas tant de héros expirés qui n'ont pu les défendre ! et, pour ne pas te les rappeler tous, ne crois-tu pas voir l'ombre gémissante d'Hector traîné sous ces remparts ? Et cependant, plus cruel que la guerre même, l'impitoyable Achille, qui détruit notre ouvrage, Achille vit encore ! Qu'il s'offre à moi, et je lui ferai connaître ce que peut mon trident ! Mais puisqu'il ne nous est pas donné de combattre notre ennemi de près, prends ton arc, atteins-le d'un trait caché qu'il n'aura pas prévu."

[597] Apollon va remplir le voeu de Neptune. Il partage sa haine et, caché dans un nuage, il descend au milieu des bataillons troyens. Il voit Pâris lancer quelques faibles dards, çà et là dans la plaine, contre des Grecs inconnus et sans nom. À ses regards le dieu se fait connaître  : "Pourquoi, dit-il, perdre tes flèches sur des guerriers vulgaires ! S'il te reste quelque amour pour ta patrie, tourne-les contre Achille, et venge ainsi tes frères égorgés !"

Il dit, et lui montre le fils de Pélée dont la lance renverse et moissonne les Troyens. Il tourne lui-même l'arc du Phrygien contre le héros, et sa main trop sûre dirige le trait inévitable. Ce fut la seule joie que goûta le vieux Priam depuis la mort d'Hector. Ainsi, vainqueur de tant de héros, Achille, tu péris par la main du lâche ravisseur d'Hélène. Si le destin avait réservé ta vie aux armes d'une femme, tu eusses mieux aimé tomber sous la hache d'une Amazone.

[612] Déjà le héros invincible dans les combats, qui fut la terreur des Phrygiens, la gloire et le bouclier des Grecs, a été placé sur le bûcher funèbre. Le même dieu qui forgea son armure la consume. Il n'est plus qu'un peu de cendre, et du grand Achille il reste je ne sais quoi qui ne peut remplir une urne légère. Mais que dis-je ? Achille vit toujours. L'univers tout entier est plein de sa gloire. C'est l'espace qui convient à la renommée de ses actions immortelles, et cette partie de lui-même n'est point descendue dans les Enfers.

Le bouclier d'Achille excitant dans le camp des Grecs une noble querelle, fait assez connaître quel était ce héros. Les armes sont disputées par les armes. Ni Diomède fils de Tydée, ni Ajax fils d'Oïlée, ni l'Atride Ménélas, ni Agamemnon lui-même qui commande à tous les Grecs, ni tant d'autres illustres capitaines, n'osent prétendre à ces nobles dépouilles. Les fils de Télamon et de Laërte, Ajax et Ulysse, se présentent seuls pour les disputer.

Agamemnon, qui craint le ressentiment du vaincu, ne veut point prononcer entre les deux rivaux. Il convoque les chefs de l'armée, qui prennent place au milieu du camp, et sont établis juges de ce grand différend.

 


À Paris, chez les éditeurs, F. Gay, Ch. Guestard, Quatre tomes, 1806.


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