LES MÉTAMORPHOSES

Livre XI.

1806

OVIDE

Traduction nouvelle avec le texte latin, suivie d'une analyse de l'explication des fables, de notes géographiques, historiques, mythologiques et critiques par M. G. T. Villenave ; ornée de gravures d'après les dessins de MM. Lebarbier, Monsiau, et Moreau.


© Théâtre classique - Version du texte du 06/08/2017 à 23:16:19.



LIVRE XI

ARGUMENT. Orphée est déchiré par les Bacchantes. Changement d'un serpent en pierre ; des Ménades en arbres. Midas change tout en or. Il reçoit des oreilles d'âne. Neptune et Apollon bâtissent les murs de Troie. Thétis épouse de Pélée. Parjure de Laomédon. Hésione délivrée épouse Télamon. Métamorphoses de Dédalion en épervier, et d'un loup en rocher. Céyx et Alcyone. Palais du Sommeil. Esaque changé en plongeon.

MORT D'ORPHÉE.
(XI, 1-66).

Tandis qu'autour de lui, par le charme de ses vers, Orphée entraîne les hôtes des forêts et les forêts et les rochers, les Ménades, qu'agitent les fureurs de Bacchus, et qui portent en écharpe la dépouille des tigres et des léopards, aperçoivent, du haut. d'une colline, le chantre de la Thrace, des sons divins de sa lyre accompagnant sa voix. Une d'elles, dont les cheveux épars flottent abandonnés aux vents, s'écrie "Le voilà ! le voilà celui qui nous méprise !" Et soudain son thyrse va frapper la tête du prêtre d'Apollon. Mais, enveloppé de pampre et de verdure, le thyrse n'y fait qu'une empreinte légère, sans la blesser. Une autre lance un dur caillou, qui fend les airs, mais, vaincu par les sons de la lyre, tombe aux pieds du poète, et semble implorer le pardon de cette indigne offense. Cependant le trouble augmente. La fureur des Ménades est poussée à l'excès. La terrible Érynis les échauffe. Sans doute les chants d'Orphée auraient émoussé tous les traits ; mais leurs cris, et leurs flûtes, et leurs tambourins, et le bruit qu'elles font en frappant dans leurs mains, et les hurlements affreux dont elles remplissent les airs, étouffent les sons de la lyre  : la voix d'Orphée n'est plus entendue, et les rochers du Rhodope sont teints de son sang.

[20] D'abord, dans leur fureur, les Bacchantes ont chassé ces oiseaux sans nombre, ces serpents, et ces hôtes des forêts, qu'en cercle autour du poète la lyre avait rangés. Alors elles portent sur lui leurs mains criminelles. Tel l'oiseau de Pallas, si par hasard il erre à la lumière du jour, voit les oiseaux se réunir contre lui, et le poursuivre dans les plaines de l'air. Tel le matin, dans le cirque romain, où il va devenir la proie des chiens, un cerf léger est entouré d'une meute barbare. On voit les Ménades à l'envi attaquer Orphée, et le frapper de leurs thyrses façonnés pour un autre usage. Elles font voler contre lui des pierres, des masses de terre, des branches d'arbre violemment arrachées. Les armes ne manquent point à leur fureur.

[31] Non loin de là, des boeufs paisibles, courbés sous le joug, traçaient dans les champs de larges sillons. D'agrestes laboureurs, d'un bras nerveux, avec la bêche ouvraient la terre, et préparaient les doux fruits de leurs pénibles sueurs. À l'aspect des Ménades, ils ont fui, épouvantés, abandonnant, épars dans les champs, leurs bêches, leurs longs râteaux, et leurs hoyaux pesants  : chacune s'en empare. Dans leur fureur, elles arrachent aux boeufs même leurs cornes menaçantes, et reviennent de l'interprète des dieux achever les destins. Il leur tendait des mains désarmées. Ses prières les irritent. Pour la première fois, les sons de sa voix ont perdu leur pouvoir. Ces femmes sacrilèges consomment leur crime ; il expire, et son âme, grands dieux ! s'exhale à travers cette bouche dont les accents étaient entendus par les rochers, et qui apprivoisait les hôtes sauvages des forêts.

[44] Chantre divin, les oiseaux instruits par tes chants, les monstres des déserts, les rochers du Rhodope, les bois qui te suivaient, tout pleure ta mort. Les arbres en deuil se dépouillent de leur feuillage. De leurs pleurs les fleuves se grossissent. Les naïades, les dryades, couvertes de voiles funèbres, gémissent les cheveux épars.

[50] Ses membres sont dispersés. Hèbre glacé, tu reçois dans ton sein et sa tête et sa lyre. Ô prodige ! et sa lyre et sa tête roulant sur les flots, murmurent je ne sais quels sons lugubres et quels sanglots plaintifs, et la rive attendrie répond à ces tristes accents. Déjà entraînées au vaste sein des mers, elles quittent le lit du fleuve bordé de peupliers, et sont portées sur le rivage de Méthymne, dans l'île de Lesbos. Déjà un affreux serpent menace cette tête exposée sur des bords étrangers. Il lèche ses cheveux épars, par les vagues mouillés, et va déchirer cette bouche harmonieuse qui chantait les louanges des immortels. Apollon paraît, et prévient cet outrage. Il arrête le reptile prêt à mordre ; il le change en pierre, la gueule béante, et conservant son attitude.

[61] L'ombre d'Orphée descend dans l'empire des morts. Il reconnaît ces mêmes lieux qu'il avait déjà parcourus. Errant dans le séjour qu'habitent les mânes pieux, il y retrouve Eurydice, et vole dans ses bras. Dès lors, l'amour sans cesse les rassemble. Ils se promènent à côté l'un de l'autre. Quelquefois il la suit, quelquefois il marche devant elle. Il la regarde, et la voit sans craindre que désormais elle lui soit ravie..

CHÂTIMENT DES MÉNADES.
(XI, 67-84).

Cependant Bacchus regrette et veut venger la mort du poète qui chantait ses mystères sacrés. Soudain dans les forêts, il enchaîne les pas des Ménades sanguinaires. Leurs pieds s'allongent en racines tortueuses, et se plongent dans la terre, plus ou moins profondément, suivant le degré de fureur qui les anima dans leur crime.

[73] Semblables à l'oiseau qui, surpris dans un piège adroitement tendu, se plaint, et, en se débattant, resserre lui-même le lacet dont il veut se dégager  : plus, dans leur effroi, les Ménades s'agitent pour arracher leurs pieds de la terre qui les retient, plus leurs pieds s'enfoncent dans la terre, et leurs efforts sont vains. Elles cherchent où sont leurs pieds, et leurs doigts, et leurs ongles  : déjà leurs jambes ne sont plus que des tiges. Dans leur douleur, elles veulent se frapper, et ne frappent qu'un tronc d'arbre. Bientôt l'écorce s'élève et couvre leur sein. Leurs bras verdissent et s'étendent ; on les prendrait pour des rameaux ; et ce ne serait pas se méprendre..

MIDAS.
(XI, 85-144).

Mais ce n'est pas. assez pour Bacchus. Il déserte les champs de la Thrace ; et, suivi d'un choeur plus fidèle à ses lois, il visite le Tmole, fertile en raisins, et les bords riants du Pactole, fleuve qui, dans ce temps, ne roulait point un sable d'or envié des mortels. Les Satyres et les Bacchantes forment le cortège du dieu. Mais Silène est absent. Des pâtres de Phrygie l'ont surpris chancelant sous le poids de l'âge et du vin. Ils l'enchaînent de guirlandes de fleurs, et le conduisent à Midas, qui régnait dans ces contrées. Ce prince avait appris du chantre de la Thrace et de l'athénien Eumolpe les mystères de Bacchus. Il reconnaît le nourricier, le fidèle ministre de ce dieu. Il célèbre l'arrivée d'un tel hôte par une orgie pendant dix jours et dix nuits prolongée ; et lorsque l'aurore vient, pour la onzième fois chasser les astres de la nuit, il ramène le vieux Silène dans les champs de Lydie, et le rend au jeune dieu qu'il a nourri.

[100] Satisfait d'avoir retrouvé son compagnon, Bacchus permet à Midas le choix d'une demande. Mais ce prince qui doit mal user de ce don, le rendra inutile  : "Fais, dit-il, que tout se change en or sous ma main". Sa demande est accordée, mais le bien qu'il vient de recevoir lui deviendra funeste ; et le dieu regrette que son souhait n'ait pas été plus sage.

Midas se retire transporté de joie, et se félicite de son malheur. Il veut sur le champ essayer l'effet des promesses du dieu. Il touche tout ce qui s'offre devant lui. D'un arbre il détache une branche, et il tient un rameau d'or. Il croit à peine ce qu'il voit. Il ramasse une pierre, elle jaunit dans ses mains. Il touche une glèbe, c'est une masse d'or. Il coupe des épis, c'est une gerbe d'or. Il cueille une pomme, on la dirait un fruit des Hespérides. Il touche aux portes de son palais, et l'or rayonne sous ses doigts. À peine reçoit-il l'onde liquide qu'on verse sur ses mains, c'est une pluie d'or qui eût pu tromper Danaé.

[118] Tandis que tout est or dans sa pensée, qu'il contient à peine sa joie et son espoir, les esclaves dressent sa table et la chargent de viandes et de fruits ; mais le pain qu'il touche, il le sent se durcir. Il porte des mets à sa bouche, et c'est un or solide sur lequel ses dents se fatiguent en vain. L'onde pure que dans sa coupe il mêle avec le vin, sur ses lèvres ruisselle en or fluide.

Étonné d'un malheur si nouveau, se trouvant à la fois riche et misérable, il maudit ses trésors. L'objet naguère de ses voeux devient l'objet de sa haine. Au sein de l'abondance, la faim le tourmente, la soif brûle sa gorge aride. L'or qu'il a désiré punit ses coupables désirs.

[131] Il lève au ciel les mains ; il tend ses bras resplendissant de l'or qu'ils ont touché ; il s'écrie  : "Ô Bacchus ! pardonne  : je reconnais mon erreur. Pardonne, et prive-moi d'un bien qui m'a rendu si misérable !"

Les dieux sont indulgents. Bacchus écoute favorablement l'infortuné qui s'accuse, et lui retire un si funeste présent  : "Pour que tes mains, dit-il, ne soient plus empreintes de cet or, si mal à propos demandé, va vers le fleuve qui coule près de la puissante ville de Sardes. Prends ton chemin par le mont escarpé d'où son onde descend ; remonte vers sa source ; plonge ta tête dans ses flots écumants, et lave à la fois et ton corps et ton crime."

[142] Midas arrive aux sources du Pactole. Il s'y baigne ; soudain l'onde jaunit ; le fleuve reçoit la vertu qu'il dépose, et depuis il roule un sable d'or ; l'or brille à sa surface, sur ses rives, et dans les champs qu'il baigne de ses flots..

LES OREILLES DE MIDAS.
(XI, 146-193).

Désormais, ennemi des richesses, Midas n'aime plus que les champs et les bois. Il suit le dieu Pan, qui dans les antres des montagnes a fixé son séjour ; mais il conserve un esprit épais, et bientôt sa sottise lui deviendra encore funeste. Le Tmole, dont le sommet s'élève dans la nue et domine au loin les mers, voit à ses pieds, d'un côté, les tours de la superbe Sardes ; de l'autre, les murs de l'humble Hypaepa. C'est là qu'au son de ses pipeaux légers, Pan attire les nymphes d'alentour, et par ses chants rustiques amuse leurs loisirs. Il ose préférer ses pipeaux à la lyre. Il défie Apollon, et le dieu du mont est pris pour juge de ce combat inégal.

[157] Sur son roc assis, le vieux Tmole, pour mieux les écouter, écarte la forêt qui couvre sa tête. Une couronne de chêne ombrage seule son front, et sur ses tempes profondes pendent des festons de feuilles et de glands. Puis, s'adressant au dieu des bergers  : "Le juge est prêt, dit-il". Pan souffle aussitôt dans ses pipeaux rustiques, et charme, par son aigre harmonie, l'oreille grossière de Midas, présent à ce combat. Le dieu pris pour juge tourne ensuite sa tête vers Apollon, et la forêt a suivi ce mouvement.

Apollon se lève le front couronné de lauriers au Parnasse cueillis, et revêtu d'une longue robe que Tyr vit teindre dans ses murs. Son attitude seule annonce le dieu de l'harmonie. D'une main savante, il touche l'instrument de sa gloire. Ravi par la douceur de ses accords, le vieux Tmole prononce que la flûte champêtre est vaincue par la lyre.

[172] Tel est son jugement ; les nymphes et les bergers applaudissent ; Midas seul le trouve injuste, et le condamne. Le dieu de Délos ne peut souffrir que des oreilles si grossières, de l'oreille de l'homme conservent la figure. Il les allonge, il les couvre d'un poil grisâtre ; elles ne sont plus fixes, et peuvent se mouvoir. C'est le seul changement que Midas éprouve. Il n'est puni que dans sa partie coupable. Il a seulement des oreilles d'âne.

Il les couvre avec soin. Une tiare de pourpre descend sur ses tempes, et cache son affront. Mais il n'a pu le soustraire aux regards de l'esclave dont l'emploi consiste à couper ses cheveux. N'osant révéler ce qu'il a vu, et néanmoins ne pouvant se taire, l'esclave s'éloigne, creuse la terre, et dans le trou qu'il a fait, murmurant à voix basse, il confie la honte et le secret de Midas. Il recouvre de terre ces mots indiscrets, comme s'il eût voulu les ensevelir, et se retire en silence. Mais bientôt, en ce lieu même, on vit croître d'innombrables roseaux ; et lorsque après le terme d'une année, ils eurent acquis toute leur force et toute leur hauteur, ils trahirent celui qui les avait fait naître, et dès que le Zéphyr agitait leurs cimes légères, ils redisaient ces mots confiés à la terre  : Le roi Midas a des oreilles d'âne.

LAOMÉDON ET HÉSIONE.
(XI, 194-220).

Après s'être vengé, le dieu quitte le Tmole. Il s'élève dans les airs ; il franchit l'Hellespont, et descend dans les campagnes où règne Laomédon.

Entre le promontoire de Sigée, qui est à droite, et celui de Rhétée, qui s'avance sur les flots, est un autel antique consacré à Jupiter Panomphée. Là le dieu de Délos voit Laomédon élevant, avec de longs efforts, les murs de la naissante Troie ; ouvrage immense, difficile, qui demande de grands trésors. Apollon et le dieu dont le trident apaise ou soulève les mers, ont pris la forme humaine. Ils bâtissent les remparts de Pergame, et sont convenus avec Laomédon du prix de leurs travaux.

[205] L'ouvrage est achevé. Laomédon refuse le salaire promis, et, pour comble de perfidie, il ajoute le parjure à l'infidélité  : "Tu seras puni", s'écrie le dieu du terrible trident ; et soudain vers les rives de l'avare Troie, il incline toutes les eaux de son empire. Les champs de Phrygie ne sont plus qu'une vaste mer. L'espérance du laboureur est détruite, et les flots emportent les trésors de Cérès.

Mais ce n'est pas assez pour sa vengeance. La fille de Laomédon d'un monstre marin doit devenir la proie. Déjà elle est enchaînée sur un rocher. Hercule la délivre. Il réclame les coursiers promis à son courage. Deux fois parjure, Laomédon refuse le salaire d'un tel bienfait ; et par le héros indigné, Pergame est prise et saccagée.

[216] Télamon, qui dans ce combat a partagé la gloire et les dangers d'Alcide, reçoit la main d'Hésione pour prix de sa valeur. Frère de Télamon, Pélée, époux d'une déesse, n'était pas moins fier du nom de son beau-père, que de celui de son aïeul ; car si plusieurs mortels ont eu Jupiter pour père, quel autre que Pélée a pour épouse une immortelle !.

PÉLÉE ET THÉTIS.
(XI, 221-265).

"Déesse de l'onde, dit un jour à Thétis le vieux Protée, "Cesse de fuir l'hymen. De toi doit naître un héros qui, par l'éclat de sa gloire, effacera la gloire de son père, et dont le nom sera plus grand que le sien". La beauté de Thétis n'avait que trop su plaire au souverain des dieux. Mais voulant que le monde n'ait rien de plus grand que Jupiter, il craignit de s'unir à la reine des mers, et commanda que Pélée, son petit-fils, recherchât cette déesse, et devînt son époux.

[229] Il est dans la Thessalie un large bassin en forme de croissant, dont les deux bras s'avancent dans la mer. Il offrirait aux nautoniers un port tranquille, si ses eaux étaient plus profondes, mais à peine couvrent-elles un sable léger. Le rivage sec et solide ne garde point l'empreinte des pieds du voyageur ; rien n'y retarde ses pas. L'algue ne croît point sur ses humides bords. Non loin est un bois de myrtes et d'oliviers ; une grotte est au milieu  : fut-elle creusée par la nature, ou bien est-elle l'ouvrage de l'art ? C'est ce qui paraît douteux. Mais on dirait plutôt que l'art voulut imiter la nature. Thétis, c'est dans cet antre qu'un dauphin te portait souvent, nue, assise sur son dos. C'est là que Pélée le surprit un jour sans défense, vaincue par le sommeil. Ta pudeur combattait son amour ; ses prières étaient vaines, il a recours à la force, il te serre dans ses bras  : tu succombais, si tu n'eusses opposé à la violence la ruse, en trompant ses regards sous des formes nouvelles. Oiseau, tu voulais fuir, il te retient ; tu deviens arbre, il embrasse ton écorce. Enfin tu parais sous les traits hideux d'une tigresse tavelée  : le fils d'Éaque s'épouvante, et te laisse échapper de ses bras.

[247] Il invoque alors les divinités des mers. Il fait des libations de vin dans les ondes ; il les rougit du sang d'une victime, et l'encens fume sur le rivage. Bientôt le vieux Protée s'élevant sur les flots, lui tient ce discours  : "Éacide, l'hymen objet de tes voeux doit s'accomplir. Mais il faut surprendre Thétis dans son antre endormie. Il faut l'enchaîner par des liens qu'elle ne puisse rompre. Quelque forme qu'elle prenne, ne crains rien. Retiens-la captive dans tes chaînes et dans tes bras, jusqu'à ce qu'enfin elle ait repris ses véritables traits". Il dit, et se replongeant au vaste sein des mers, les derniers mots qu'il prononce expirent dans les flots.

[258] Le dieu du jour, achevant sa carrière, inclinait déjà son char aux bords de l'Hespérie, quand la belle Néréide, sortant du sein de l'onde, vient dans l'antre accoutumé se livrer au doux repos. À peine Pélée a-t-il attaché et saisi ses membres délicats, elle s'éveille, prend mille formes vaines ; et s'apercevant qu'elle est enchaînée, elle étend ses bras qu'elle ne peut dégager ; elle gémit et s'écrie  : "Tu l'emportes, les dieux favorisent ta victoire". Alors elle reprend sa forme naturelle. Le héros l'embrasse, elle cède à ses voeux, et dans ses flancs porte le grand Achille..

PÉLÉE CHEZ CÉYX.
(XI, 266-290).

Heureux époux, heureux père, qu'eût-il manqué au bonheur de Pélée, si du sang de Phocus, son frère, il n'avait rougi ses mains ! Coupable de ce grand crime, banni du toit paternel et de sa patrie, il trouve un asile dans la terre de Trachine. Là, cher à ses sujets, prince ami de la paix, règne Céyx, fils de l'Astre du matin, et dont le front pur offre l'image de son père. Mais alors la douleur altérait l'éclat de sa beauté. Il pleurait le triste destin de son frère.

[274] Pélée arrive accablé de fatigue et d'ennuis. Il entre dans la ville suivi de peu des siens. Il a laissé, non loin de son enceinte, dans un vallon, à l'ombre d'un épais feuillage, ses boeufs et ses troupeaux. Dès que l'entrée du palais lui est permise, il aborde le roi, tenant en main un rameau d'olivier couvert d'un voile, à la manière des suppliants. Il dit son nom, sa naissance, et ne tait que son crime. Il donne un prétexte à sa fuite, et demande un asile ou dans la ville, ou dans les environs. Céyx lui répond avec bonté  : "Mes états sont ouverts à tout le monde. Je ne règne point sur un peuple inhospitalier. Mais si le moindre étranger est favorablement accueilli, que ne devez-vous point attendre de l'éclat de votre nom et de votre origine ! Il est inutile de me prier plus longtemps. Tout ce que vous demandez vous est accordé. Regardez-vous comme ayant votre part de tout ce qui m'appartient. Que ne puis-je, hélas ! vous voir en des jours plus heureux !"

Il dit, et il pleurait. Pélée et ses compagnons le pressent de raconter la cause de sa douleur. Il leur tient ce discours.

DÉDALION ET CHIONÉ.
(XI, 291-345).

"Peut-être croyez-vous que cet oiseau qui vit de rapine et porte le carnage et l'effroi dans les plaines de l'air, a toujours été revêtu d'un plumage. Naguère encore c'était un homme, et, sous sa forme nouvelle, il conserve l'audace, la férocité, la violence qu'il eut sous le nom de Daedalion. Ainsi que moi, il eut pour père l'Astre qui appelle l'Aurore et qui le dernier s'enfuit devant les feux du jour. Je cultivai la paix, j'aimai l'hymen et ses tendres liens. Mon frère n'aima que les guerres cruelles. Il vainquit des rois, il subjugua des peuples puissants, comme il poursuit maintenant, sous sa forme nouvelle, les colombes timides aux remparts de Thisbé. Chioné était sa fille. Elle avait quatorze ans ; et son jeune âge et sa beauté de mille amants lui valurent l'hommage.

[303] "Apollon et le fils de Maia, revenant l'un de Delphes, l'autre, du mont Cyllène, en même temps ont vu Chioné, en même temps ils sont atteints d'une flamme imprévue. Apollon jusqu'à la nuit diffère ses plaisirs. Mercure, plus impatient, touche Chioné de son caducée, et soudain à ce dieu le sommeil la livre sans défense. Déjà la nuit semait d'étoiles l'azur des cieux ; Apollon, à son tour, paraît sous les traits d'une vieille, et sous cette forme, il trompe la fille de Dédalion.

"Neuf mois s'écoulent  : elle devient mère de deux jumeaux. Fils de Mercure, Autolycus est, comme son père, fertile en ruses, adroit dans toute espèce de vol. Il peut changer le noir en blanc, changer le blanc en noir. Fils du dieu des vers et de l'harmonie, Philammon devient célèbre par ses chants et par sa lyre.

[318] "Mais que sert à Chioné d'avoir su plaire à deux immortels ! que lui sert d'être mère de deux enfants renommés, d'être née elle-même d'un père puissant, et de compter le grand Jupiter parmi ses aïeux ! La gloire est-elle donc l'écueil de beaucoup de mortels ! Elle perdit Chioné. Insensée ! elle se préfère à Diane ; elle ose mépriser sa beauté. La déesse indignée s'écrie  : "Tu ne pourras du moins méconnaître mon pouvoir" ! Soudain elle courbe l'arc vengeur, la flèche siffle, et va percer sa langue criminelle. Chioné veut se plaindre, et fait d'inutiles efforts. Elle perd ensemble et sa voix, et son sang, et la vie.

[329] "Ô malheur ! ô nature ! quelle fut alors ma douleur ! Cependant je cherche à consoler un frère qui m'est cher. Mais, plus sourd à mes discours que ne l'est un rocher au bruit des flots écumants, il pleure sans cesse le trépas de sa fille. Dès qu'il voit son corps dans les feux du bûcher, il veut lui-même y terminer sa déplorable vie. Trois fois il s'élance, trois fois on le retient. Enfin il s'échappe, il fuit à travers les champs, tel qu'un taureau piqué par des frelons. Il presse ses pas dans les lieux mêmes où aucun sentier n'est tracé. Bientôt, il ne paraît plus courir comme un mortel. Ses pieds semblent ailés. Nul ne peut l'atteindre. Le désespoir double sa vitesse  : il va chercher la mort. Il arrive au sommet du Parnasse, et se précipite. Apollon a pitié de son sort. Changé en oiseau, Dédalion se soutient dans les airs. En bec crochu sa bouche est allongée. Ses doigts recourbés deviennent des serres cruelles. Son courage est le même, et sa force est plus grande que son corps. Maintenant, épervier cruel, il fait à tous les oiseaux une guerre sanglante, et leur porte sans cesse le deuil dont il est affligé"..

LE LOUP DE PÉLÉE.
(XI, 346-409).

Tandis que de son frère, Céyx raconte en ces termes la merveilleuse histoire, Onétor, né dans la Phocide, gardien des troupeaux de Pélée, accourt tout hors d'haleine  : "Ô Pélée ! Pélée ! s'écrie-t-il, je vous apporte une nouvelle funeste". - "Quel que soit le malheur que tu viennes m'apprendre, parle, dit le héros" ! Cependant il ne peut cacher le trouble qui l'agite, et Céyx écoute en frémissant.

Onétor reprend en ces mots  : "Tandis qu'au milieu de sa carrière, le soleil était également éloigné des portes de l'Aurore et des bords de l'Occident, j'avais conduit vos boeufs fatigués du vallon au rivage. Les uns, sur les genoux couchés, contemplaient l'immense surface des mers ; les autres erraient à pas tardifs sur l'arène ; plusieurs en nageant élevaient leur tête au-dessus de l'onde.

[359] "Non loin de ces bords est un temple agreste où ne brillent ni le marbre, ni l'or, et qu'un bois antique et sombre environne. Il est consacré à Nérée et aux Nymphes de la mer  : je l'ai su d'un pêcheur qui séchait ses filets sur le rivage. Près du temple, des saules épais couvrent un marais que le flux de la mer a formé. Soudain l'air mugit de longs hurlements qui portent la terreur dans les lieux d'alentour ; et du bois marécageux s'élance un loup terrible, monstre énorme à la gueule béante, souillée d'écume et de sang. Ses yeux étincellent d'un feu rouge et ardent. La faim et la rage l'excitent également ; mais il cherche à assouvir sa faim bien moins que sa rage. Il fond sur vos troupeaux ; il les déchire, il veut tout égorger. En vain nous prétendons arrêter sa furie. Plusieurs de mes compagnons expirent sous sa dent cruelle. Le rivage, et l'onde, et le marais, sont rougis de sang, et retentissent de douloureux mugissements. Mais tout retard est funeste. Ce n'est pas le temps de délibérer. Armons-nous, courons, et réunissons nos efforts pour sauver ce qui reste."

[379] Ainsi parle Onétor. Pélée est peu touché de la perte de ses troupeaux ; mais il se souvient de son crime. Il sent que la Néréide, mère de Phocus, a voulu le punir du meurtre de son fils, et qu'elle s'est vengée.

Céyx ordonne aux siens de saisir leurs redoutables traits. Il veut lui-même marcher à leur tête  : mais Alcyone, son épouse, attirée par le bruit des armes, accourt, rejetant en arrière ses cheveux qu'elle n'a pas eu le temps d'arranger. Elle embrasse Céyx ; elle emploie la prière et les larmes, en le conjurant d'envoyer des secours sans s'exposer lui-même, et de sauver deux vies en conservant la sienne.

[389] "Ô reine, dit Pélée, dissipez ces touchantes et pieuses frayeurs. L'offre des secours de Céyx suffit à mes désirs. Je ne veux point contre le monstre employer les armes des combats. Aux divinités des mers j'adresserai mes voeux". Près du rivage est une tour élevée qui, la nuit, par des feux allumés, annonce un doux asile aux vaisseaux égarés, battus par la tempête. Céyx y monte avec Pélée. Ils voient, en gémissant, les boeufs déchirés, morts ou mourants sur l'arène, et le monstre encore affamé de carnage, sa gueule dégouttante, et ses longs poils hérissés et sanglants.

Les bras tendus vers l'empire des mers. Pélée conjure Psammathé de lui pardonner un crime qu'il déteste, et d'avoir pitié de son malheur. Mais elle ne se laisse point fléchir aux prières de l'Éacide, et jamais il n'aurait désarmé sa colère, si Thétis n'eût enfin rendu la Néréide plus propice aux voeux de son époux. Cependant, par la soif du sang échauffé, le monstre poursuivait son vaste carnage ; mais tandis que d'un boeuf qu'il déchire il mord le cou nerveux, en marbre il est changé. Il conserve ses traits hideux, il n'a perdu que sa couleur  : celle du marbre annonce que ce n'est pas un loup, et qu'il n'est plus à craindre.

Le Destin ne permet pas à Pélée de s'arrêter plus longtemps dans les états de Céyx. Errant et fugitif, il arrive enfin aux champs de Magnésie, où Acaste l'expie du meurtre de son frère..

CÉYX ET ALCYONE.
(XI, 410-580).

Cependant, Céyx, inquiet et troublé par le prodige de son frère en oiseau transformé, et par ceux dont il vient d'être témoin, ô vain désir de l'homme d'interroger ! veut aller consulter l'oracle de Claros, car l'impie Phorbas, avec ses Phlégyens, de l'oracle de Delphes infestait les chemins. Il te fait connaître son pieux dessein, tendre et fidèle Alcyone. Un froid soudain a glacé tous tes sens. Ton visage du buis prend la pâleur. Les pleurs coulent sur tes joues décolorées. Trois fois tu t'efforces de parler, et trois fois tes larmes ont arrêté ta voix. Enfin, elle laisse échapper ces douces plaintes qu'entrecoupent ses pleurs et ses sanglots  :

[421] "Cher époux, quel est donc le crime de ton Alcyone ! Qui a pu changer ainsi ton coeur ! Que sont devenus et cette tendre inquiétude, et ces soins empressés, et ton premier amour ! Tu peux déjà t'éloigner de moi, tranquille et sans regrets. Déjà un voyage lointain occupe ta pensée. Déjà tu m'aimes mieux absente. Ah ! du moins, si tu n'allais traverser les mers fertiles en naufrages, je m'affligerais sans doute, mais je ne craindrais pas ; et mes ennuis alors seraient sans pénibles alarmes. Mais la mer, la triste image de la mer m'épouvante. Hier encore, sur ses bords, j'ai vu les débris d'un naufrage. Souvent j'y ai lu de vains noms inscrits sur des tombeaux. Qu'une fausse confiance ne t'abuse point parce qu'Éole est ton beau-père. Il tient les vents renfermés dans des prisons profondes. Il peut, quand il le veut, calmer les flots soulevés. Mais lorsqu'une fois déchaînés, les vents règnent sur l'onde, ils osent tout. Ils agitent et la terre entière et le vaste sein des mers. Au ciel même ils déclarent la guerre, et leur choc impétueux fait jaillir de la nue embrasée la foudre et les éclairs. Plus je les connais (et je les connais bien ; enfant, je les ai vus souvent dans le palais de mon père), plus je les crois redoutables. Que si mes prières ne peuvent t'émouvoir, cher époux ; si rien ne peut te détourner de ce funeste voyage, permets du moins que je te suive. Errant tous deux sur les flots, les dangers que je craindrai pour toi me seront moins pénibles ; je les partagerai, nous les supporterons également, voguant ensemble sur le vaste abîme des mers."

[444] Céyx est attendri par ce discours et par les pleurs de son épouse. Il l'aime comme il est aimé d'elle. Mais son dessein est pris. Il ne veut ni retarder son voyage, ni souffrir qu'Alcyone en coure les dangers. Que ne lui dit-il pas pour rassurer son coeur timide, et calmer ses alarmes ! Mais ses efforts sont vains. Il apporte enfin quelque calme à sa douleur, il la fléchit en ajoutant ces mots  : "Le temps que je passe loin d'Alcyone est toujours long pour moi. Je te jure par l'astre du matin qui m'a donné le jour, que si les destins le permettent, je serai de retour avant que la lune ait deux fois arrondi son croissant."

Il la console ainsi par ses promesses ; elle espère. On équipe un vaisseau dans le port. En le voyant son coeur est agité de sombres présages. Ses yeux se remplissent de larmes. Elle embrasse Céyx. Enfin, éplorée, éperdue, d'une voix mourante, elle lui dit un dernier adieu, et tombe évanouie.

[461] Cependant les matelots empressés craignent de vains retards, et la rame, à coups égaux, redoublés, frappe et sillonne les flots. Alcyone rouvre ses yeux baignés de larmes. Elle voit Céyx, qui, debout sur la poupe, lui parle du geste ; elle le voit, et lui répond. Cependant le vaisseau s'éloigne. Déjà aux regards des deux époux les objets se confondent. Alcyone cherche à suivre de l'oeil, sur la plaine azurée, la voile au haut du mât flottant, et qui s'enfuit et disparaît. Elle rentre au palais ; elle mouille de ses pleurs sa couche solitaire. Le lieu, les objets qui l'environnent renouvellent sa douleur. Tout l'avertit, tout lui rappelle que Céyx est absent d'auprès d'elle.

Déjà le vaisseau est en pleine mer. Les vents enflent la voile. Le matelot suspend la rame oisive. Il élève les antennes, déploie toutes les voiles, et se confie à la faveur des vents.

[478] Le vaisseau voguait à une égale distance de Trachine et de Claros. Pendant la nuit, la mer s'enfle et blanchit. L'Auster impétueux souffle avec plus de violence ; "Baissez les antennes, s'écrie le pilote ! pliez les voiles" ! Il commande, mais la fureur des vents empêche d'obéir, et le bruit des vagues écumantes ne permet point qu'on entende sa voix. Plusieurs cependant, de leur propre mouvement, se hâtent de retirer les rames, d'autres de munir les flancs du navire, d'autres de détendre les voiles. Celui-ci pompe l'eau qui pénètre, et rejette les flots dans les flots ; celui-là enlève les antennes, tristes jouets des vents. La tempête augmente. De toutes parts les vents se combattent avec furie. Ils soulèvent et bouleversent l'onde. Le pilote frémit  : il avoue qu'il ne sait plus ce qu'il faut ordonner et ce qu'il faut défendre ; tant le mal est grand et surmonte son art. L'air retentit des cris des matelots, du bruit sifflant des cordages, du choc des flots contre les flots, des éclats de la foudre qu'allument les vents. Tantôt la mer s'élève, semble toucher aux cieux, et mêler son onde à l'onde des nuages ; tantôt les flots précipités au fond de leurs abîmes en arrachent le sable brillant, en prennent la couleur, et bientôt paraissent plus noirs que les ondes du Styx. Quelquefois la mer s'aplanit, et soudain elle mugit blanchissante d'écume. Le vaisseau de Trachine suit tous les mouvements de l'onde. Tantôt emporté comme sur le sommet d'une montagne, il voit au-dessous de lui les profonds abîmes et les gouffres des Enfers ; tantôt précipité dans les profonds abîmes, des gouffres des Enfers il semble porter ses regards vers les cieux. Souvent, par les vagues frappés, ses flancs d'un bruit affreux retentissent, pareils aux remparts qu'ébranle la baliste ou le fer du bélier.

[510] Tel qu'on voit un lion multipliant sa force par la vitesse de sa course, se précipiter sur les traits des chasseurs, tels les flots excités, soulevés par la fureur des vents, attaquent les flancs du navire, et s'élèvent au-dessus des mâts. Déjà toutes les pièces s'ébranlent, les coins se relâchent, le bitume tombe et aux vagues funestes ouvre plus d'un passage. La pluie en torrents s'échappe de la nue. Le ciel tout entier semble descendre dans la mer. La mer tout entière semble monter vers les cieux. Leurs eaux se mêlent et se confondent. La voile mouillée par les vagues, s'appesantit. Tous les astres ont disparu. Sur les flots règne une nuit affreuse, épaissie de ses ténèbres et de celles de la tempête  : la foudre les divise et les traverse de ses feux étincelants, et par ces feux l'onde semble embrasée.

[524] Cependant les flots pressent le navire et vont pénétrer dans ses flancs. Comme dans l'assaut d'une ville, un soldat plus intrépide que ses compagnons, après s'être élancé à plusieurs reprises vers des murs vaillamment défendus, animé par la gloire, seul entre mille, arrive au faîte des remparts, et en fait la conquête  : tel entre les flots qui battent le navire, le dixième flot, plus vaste et plus terrible, s'élance, roule, et tombe dans ses flancs, comme dans une forteresse prise d'assaut. D'autres flots tentent de le suivre, d'autres flots entrent après lui. Les nautoniers frémissent  : le tumulte est pareil au tumulte d'une ville assiégée en dehors, attaquée en dedans. L'art est impuissant le courage succombe, et chaque vague qui s'avance, s'élève, et tombe, offre la mort aux pâles matelots.

L'un s'abandonne aux larmes ; l'autre est immobile et glacé d'effroi. Celui-ci nomme heureux ceux que la sépulture attend après le trépas. Celui-là, invoquant les dieux, lève ses bras tremblants vers les cieux qu'il ne voit pas, et dont vainement il implore l'appui. Tous songent en pleurant à des parents qu'ils chérissent ; ils regrettent des enfants tendres gages de leur hymen, leur maison, et tout ce qu'ils ont abandonné.

[544] Céyx pleure Alcyone. Le nom d'Alcyone est le seul qui sorte de sa bouche. Il ne regrette qu'elle, et se croit pourtant heureux d'en être séparé. Il voudrait tourner les yeux vers sa douce patrie, à sa maison adresser un dernier regard. Mais dans cette horrible agitation d'une mer en furie, il ne sait où trouver et sa patrie et sa maison ! La tempête qui redouble les ténèbres, tout le ciel voilé par des nuages sombres, d'une double nuit lui présentent l'image.

[551] Le choc d'un horrible tourbillon brise le mât, brise le gouvernail. Fière de ces dépouillés, une vague puissante s'enfle et s'élève, semble regarder, en vainqueur, les flots qui grondent autour d'elle, et sur le vaisseau se précipite et tombe avec le même poids, le même fracas que le Pinde ou l'Athos, si, arrachés de leurs vieux fondements, ils s'écroulaient dans le gouffre des mers. Le navire est englouti. Les nochers, pour la plupart entraînés dans l'abîme, ne reparaissent plus à sa surface, et dans les flots terminent leurs destins. Les autres s'attachent aux débris du navire dispersés sur les eaux. De cette main dont il porta le sceptre, Céyx saisit une rame flottante. En vain il appelle à son secours Éole dont il est le gendre, et l'Astre du matin qui lui donna le jour. Mais plus souvent encore il invoque, il appelle Alcyone, Alcyone sans cesse occupant sa pensée, et comme présente à ses tristes regards. Il souhaite du moins que ses restes glacés portés par les flots sur le rivage de Trachine, y soient recueillis par une épouse et si tendre et si chère. Triste jouet des vagues, tant que sa tête s'élève au-dessus d'elles, il prononce le nom d'Alcyone ; il le murmure dans les flots. Mais en noir tourbillon l'onde s'élève sur sa tête, se courbe en arc, se crève, et l'engloutit.

[570] Son père est dans le deuil ; on ne peut le reconnaître en cette nuit funeste ; et ne pouvant abandonner les cieux, il cache son front obscurci dans de sombres nuages.

Cependant Alcyone ignore son malheur ; elle compte et les nuits et les jours. Elle hâte le travail des vêtements qu'elle prépare pour son époux, et de ceux dont elle veut se parer à son retour. D'un espoir inutile abusée, elle offre aux dieux des sacrifices ; tous les jours l'encens fume sur leurs autels. Elle fréquente surtout le temple de Junon ; elle invoque cette déesse pour un époux qui n'est plus. Elle demande qu'il vive, qu'il revienne promptement, qu'il lui soit fidèle. Hélas !, le dernier de ses voeux peut seul être exaucé..

LE SOMMEIL ET LES SONGES.
(XI, 581-748).

Junon ne peut souffrir qu'Alcyone lui adresse encore des prières pour un époux qui n'est plus, et voulant de son autel écarter ses mains funestes et des voeux superflus  : "Iris, dit-elle, de mes volontés fidèle interprète, pars, vole rapidement au palais du Sommeil ; ordonne-lui d'envoyer vers Alcyone un Songe qui, sous les traits de Céyx, lui fasse connaître son naufrage et sa mort."

Elle dit. Iris a revêtu sa robe aux mille couleurs ; elle part ; son arc brillant trace sa route. Elle vole vers l'antre du Sommeil.

[592] Près du pays des Cimmériens, un mont creusé en voûte, recèle un antre profond, du Sommeil nonchalant retraite et palais solitaire. Soit que le soleil se lève à l'orient, soit qu'il arrive au milieu de sa carrière, ou que vers l'Hespérie il abaisse son char, jamais ses rayons ne pénètrent l'obscurité de ces lieux. D'humides brouillards les environnent. Un jour douteux à peine les éclaire. Jamais le chant du coq n'y appelle l'Aurore. Jamais le silence n'y est troublé par la voix des chiens vigilants, par celle de l'oiseau qui, plus fidèle encore, sauva le Capitole. On n'y entend jamais le lion rugissant, l'agneau bêlant, ni l'aquilon sifflant dans le feuillage, ni l'homme et ses clameurs. Le repos muet habite ce désert. Seulement du fond de la caverne obscure, sort un ruisseau, image du Léthé, qui, sur les cailloux roulant une onde paresseuse, par son doux murmure appelle le sommeil. Autour de l'antre croissent diverses plantes et fleurissent d'innombrables pavots. La Nuit exprime leurs sucs assoupissants, et les répand dans l'univers. Rien ne défend l'entrée de ce palais ; aucune garde n'y veille. Une porte tournant sur ses gonds du dieu fatiguerait l'oreille. Au fond s'élève un lit d'ébène fermé d'un rideau noir. Là, plongé dans un épais duvet, le dieu sans cesse repose ses membres languissants. Autour de lui, sous mille formes vaines, sont couchés des Songes, égaux en nombre aux épis des champs, aux feuilles des forêts, aux sables que la mer laisse sur le rivage.

[616] Iris écarte, de ses mains, les Songes fantastiques ; elle entre  : les feux dont brille son écharpe de ce palais éclairent les ténèbres. Le dieu ouvre à peine et referme ses yeux appesantis. Plusieurs fois il se soulève sur sa couche et retombe. Plusieurs fois son menton se relève et sur son sein redescend. Enfin il s'arrache à lui-même, et sur un bras languissamment penché, il reconnaît la déesse, et demande quel motif l'amène dans ces lieux  : "Sommeil, dit-elle, repos de la Nature ; ô toi, des dieux le plus paisible ; Sommeil, paix de l'âme, doux remède aux peines qu'elle endure ; qui du corps répares la fatigue et lui rends sa vigueur  : commande aux Songes, qui du vrai sont l'image fidèle, d'aller à Trachine, sous les traits de Céyx, apprendre à la triste Alcyone le naufrage de son époux. Tel est l'ordre de Junon". Iris a rempli son message, et s'envole soudain. Elle ne pouvait plus résister à la vapeur assoupissante qui déjà se glissait dans ses sens. Elle remonte au céleste séjour, sur cet arc brillant qui l'avait amenée.

[633] Parmi ses mille enfants, le Sommeil choisit Morphée habile à revêtir la forme et les traits des mortels. Nul ne sait mieux que lui prendre leur figure, leur démarche, leur langage, leurs habits, leurs discours familiers. Mais de l'homme seulement Morphée représente l'image. Un autre imite les quadrupèdes, les oiseaux, et des serpents les replis tortueux. Les dieux le nomment Icélos, les mortels Phobétor. Un troisième, c'est Phantasos, emploie des prestiges différents. Il se change en terre, en pierre, en onde, en arbre ; il occupe tous les objets qui sont privés de vie. Ces trois Songes voltigent, pendant la nuit, dans le palais des rois, sous les lambris des grands ; les autres, Songes subalternes, visitent la demeure des vulgaires mortels. Ce n'est point à ces derniers que le Sommeil s'adresse. Il n'appelle que Morphée. Il le charge de remplir les ordres de Junon, et succombant aux langueurs du repos, il retombe sur sa couche, abaisse sa paupière, et s'endort.

[650] Morphée vole à travers les ténèbres. Son aile taciturne ne trouble point le silence de l'air. Dans un instant il arrive aux remparts de Trachine. Il dépose son plumage sombre, prend les traits de Céyx, et, sous cette forme, nu, livide, et glacé, il s'arrête devant le lit de la triste Alcyone. Sa barbe est humide, et l'onde a mouillé ses cheveux épars. Il se penche sur le lit, et le visage baigné de larmes  : "Malheureuse épouse, dit-il, reconnais-tu Céyx? La mort a-t-elle pu changer mes traits ? Regarde  : c'est ton époux, ou plutôt c'est son ombre. Tes voeux, chère Alcyone, ne m'ont été d'aucun secours. J'ai cessé de vivre. Cesse d'espérer que je puisse être rendu à ton amour. Au sein de la mer Égée, la tempête a surpris mon vaisseau ; bientôt submergé, les vents l'ont englouti dans les ondes. J'appelais en vain Alcyone lorsque ma bouche a reçu le flot mortel. Tu ne vois point en moi l'auteur suspect d'une fausse nouvelle. Elle ne te parvient point par les bruits vagues de la renommée. C'est moi-même qui viens après mon naufrage te faire connaître mon triste destin. Éveille-toi, lève-toi, donne des larmes à ma mort. Revêts des voiles funèbres, et ne laisse point mon ombre descendre dans les Enfers, sans avoir reçu le tribut de tes larmes."

[ 671] Ainsi parle Morphée. Sa voix est celle de l'époux d'Alcyone. Il paraît verser des larmes véritables. Son geste est semblable au geste de Céyx.

Alcyone gémit ; elle pleure, elle agite ses bras en dormant. Elle veut embrasser son époux, et c'est l'air qu'elle embrasse  : "Demeure, s'écrie-t-elle, où fuis-tu? Nous irons ensemble chez les morts". Troublée par la voix et par l'image de Céyx, elle s'éveille. Ses esclaves ont entendu ses cris ; une lampe à la main, elles accourent  : Alcyone cherche l'ombre à ses yeux apparue. Ne la trouvant plus, ses mains meurtrissent son visage, elle déchire son sein et les voiles légers qui le couvrent, elle s'arrache les cheveux ; et lorsque sa nourrice fidèle veut connaître le sujet de sa douleur  : Tu n'as plus d'Alcyone, dit-elle, Alcyone n'est plus ; elle est morte avec son cher Céyx. Ne la console point, il a fait naufrage, il est mort ! Je l'ai vu, je l'ai reconnu. Comme il s'éloignait, je lui ai tendu les bras pour le retenir près de moi. L'ombre a fui ; mais c'était une ombre réelle, l'ombre manifeste de mon époux. À la vérité ses traits étaient changés. Son front n'avait plus cet éclat qu'il reçut de l'Astre. du matin. Hélas ! je l'ai vu pâle, nu, les cheveux dégouttants. Là, je l'ai vu paraître. Voici l'endroit même où le malheureux Céyx s'est arrêté (et son regard semble chercher encore les traces de l'ombre). Ah ! c'était là ce que me présageaient mes craintes, ma douleur, lorsque je te conjurais de ne pas me quitter, de ne pas te confier à la fureur des vents. Pourquoi, devant périr, avec toi refusas-tu de me conduire ! Il m'eût été plus doux de te suivre, de ne passer aucun instant de ma vie séparée de toi. La mort même n'eût pu nous désunir. Maintenant, absente du naufrage, avec toi j'y péris ; je roule dans les flots qui t'ont englouti, et sans me posséder, la mer m'a reçue dans son sein. Ah ! que mon coeur soit plus cruel que les gouffres de l'onde, si je consens à prolonger mes jours, si je cherche même à combattre ma douleur ! Mais je ne la combattrai point. Époux infortuné ! je ne t'abandonnerai pas. Maintenant du moins, je puis t'accompagner ; et si nos ossements ne sont pas rejoints dans le même tombeau, du moins nos noms s'y toucheront à jamais réunis."

[708] La douleur ne lui permet pas d'en dire davantage. Sa voix s'étouffe dans les sanglots, et de son coeur oppressé sortent de longs gémissements.

Le jour luit. Elle sort du palais, elle court au rivage, elle revoit l'endroit fatal où s'embarqua Ceyx. Elle s'arrête  : "C'est ici, dit-elle, que j'ai reçu ses embrassements et son dernier baiser" ! Et tandis que son âme est occupée du souvenir de ces tristes adieux, tandis que sur la mer elle promène un regard inquiet, elle aperçoit dans le lointain, flottant sur l'onde, un objet inconnu qui semble un cadavre glacé. Elle ne peut d'abord distinguer ce qu'il est. Mais les flots l'approchant davantage, et quoiqu'il soit encore éloigné, elle reconnaît le corps d'un malheureux qui a péri dans le naufrage. Elle donne des larmes à son triste destin. "Ô qui que tu sois, dit-elle, que je te plains ! et que je plains ton épouse, s'il te reste une épouse" ! Cependant ce corps flotte plus près du rivage. Plus elle regarde, plus ses sens sont émus. Il approche ; déjà elle peut reconnaître ses traits. Elle regarde... C'était son époux  : "C'est lui-même ! s'écrie-t-elle". Et déchirant son visage et sa robe, arrachant ses cheveux, tendant ses mains tremblantes  : "Est-ce ainsi, cher époux, est-ce ainsi que tu devais m'être rendu" !

[728] Sur les bords de la mer est une digue, ouvrage de l'art, qui brise à ses pieds la première impétuosité des flots, fatigue et rompt leur violence. Elle y vole ; on s'étonnerait qu'elle pût y monter, mais elle vole en effet. De ses ailes naissantes elle frappait les airs légers ; oiseau plaintif, elle effleurait les vagues, et son bec aigu jetait un cri lugubre et gémissant. Elle vole à son époux ; elle presse, elle embrasse de ses ailes ce corps froid et glacé qu'elle aime, et de son bec cherche et caresse sa bouche. Témoin de ce prodige, le peuple ignore d'abord si Céyx a senti ses baisers, ou si le mouvement des ondes a soulevé sa tête ; il les avait sentis. Les dieux, touchés de leur malheur, en oiseau changent aussi le tendre époux d'Alcyone. Dans leurs nouveaux destins, ils conservent leur premier amour ; ils sont toujours unis. Au milieu de l'hiver, pendant sept jours calmes et sereins, l'Alcyon couve les tendres fruits de l'hymen dans des nids suspendus sur les mers. Alors le nautonier ne craint point les tempêtes. Éole enchaîne les vents, il les retient au fond de leurs cachots, et veut que ses petits-fils puissent éclore sans péril sur des flots unis et paisibles..

ESAQUE.
(XI, 749-795).

Un vieillard les voyant voler sur les plaines des mers, applaudit à des amours fidèles conservés si longtemps. Un autre vieillard, si ce n'est le même, dit alors  : Voyez-vous cet oiseau qui plonge sa tête dans l'onde (et il montrait un plongeon aux longs pieds, au long cou)? il sort du sang des rois ; et si vous voulez connaître son origine, il compte pour aïeux Ilus, Assaracus, Ganymède, qui verse aux dieux l'ambroisie ; le vieux Laomédon, et Priam, qui a vu les derniers jours de Troie. Il fut frère d'Hector, et peut-être si dans son printemps il eût pu se défendre de son destin funeste, il aurait égalé la gloire d'Hector, quoique d'Hector Hécube fût la mère, et qu'Éaque eût été enfanté secrètement dans les forêts d'Ida, par Alexirhoé, nymphe champêtre qui du Granique avait reçu le jour.

[764] Esaque haïssait le tumulte des villes ; il fuyait des cours la pompe ambitieuse, et se plaisait sur les monts solitaires, dans les champs, séjour du paisible bonheur. Il se montrait rarement au palais de son père. Mais son coeur n'était point sauvage et inaccessible aux traits de l'amour. Il aimait Hespérie, fille du fleuve Cébrène, et la cherchait dans les forêts. Un jour il la rencontre sur les rives du Cébrène. Elle séchait au soleil ses longs cheveux épars. La nymphe se voit surprise, et fuit, telle qu'une biche effrayée fuit devant le loup ravissant, telle que la canne aquatique devant l'épervier s'éloigne et laisse derrière elle l'étang qu'elle habitait. Le héros troyen poursuit Hespérie. L'amour le rend plus rapide ; la crainte rend la nymphe plus légère.

[775] Mais, hélas ! un serpent caché sous l'herbe mord le pied d'Hespérie, et de sa dent aiguë le poison terrible porte dans ses veines un rapide trépas. En même temps elle cesse de courir et de vivre. Esaque, au désespoir, et l'appelle et l'embrasse. Il se repent, il se repent de l'avoir poursuivie. "Mais, s'écrie-t-il, pouvais-je prévoir ce malheur ? J'ai souhaité de vaincre, mais non pas à ce prix. Infortunée ! deux ennemis t'ont perdue, le serpent qui te donne la mort, et moi qui l'ai causée. Ah ! que je sois plus coupable que lui, si j'hésite encore à venger ton trépas par le mien. "

Il dit, et d'un rocher dont les flots ont creusé la base, il s'élance dans la mer. Thétis, touchée de son malheur, le soutient dans sa chute. D'une aile naissante il effleure l'onde, et la mort qu'il appelle est refusée à ses voeux. Il s'indigne de conserver une vie odieuse, et voyant que son âme impatiente de quitter sa demeure, y est malgré lui retenue, il s'élève d'un vol rapide, et de nouveau s'élance dans les flots. La plume le soutient. Furieux, il se plonge et se replonge au fond des mers, cherchant le chemin du trépas, qu'il ne trouve jamais. L'amour a causé sa maigreur. Sa jambe est effilée. Sur un long cou sa tête s'éloigne de son corps. Il aime l'onde et tire son nom de son empressement à s'y plonger et replonger sans cesse.

 


À Paris, chez les éditeurs, F. Gay, Ch. Guestard, Quatre tomes, 1806.


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