LES MÉTAMORPHOSES

Livre VIII.

1806

OVIDE

Traduction nouvelle avec le texte latin, suivie d'une analyse de l'explication des fables, de notes géographiques, historiques, mythologiques et critiques par M. G. T. Villenave ; ornée de gravures d'après les dessins de MM. Lebarbier, Monsiau, et Moreau.


© Théâtre classique - Version du texte du 06/08/2017 à 23:16:21.



LIVRE VIII.

ARGUMENT. Minos assiège Mégare. Métamorphoses de Nisus en aigle de mer, et de Scylla en alouette. Thésée tue le Minotaure. Ariane enlevée et abandonnée. Fable de Dédale et d'Icare. Sanglier de Calydon. Atalante ; Althée ; Méléagre. Thésée reçu par le fleuve Achéloüs. Histoire des Échinades. Philémon et Baucis. Impiété d'Érysichthon, et son châtiment.

NISUS ET SCYLLA.
(VIII, 1-151).

Déjà l'étoile de Vénus a chassé la nuit sombre et ramené le jour. L'Eurus tombe ; les nuages humides s'élèvent dans les airs, et l'Auster paisible ouvre un chemin facile sur les flots mollement agités. Les envoyés d'Athènes et les soldats d'Éaque montent sur leurs vaisseaux ; ils partent ; et plutôt qu'ils n'osaient l'espérer, ils entrent au port désiré.

Cependant Minos ravage les côtes de Mégare. Il porte bientôt la guerre et toutes ses fureurs sous les murs de cette ville que bâtit Alcathoé, où règne Nisus, Nisus, qui, parmi ses cheveux blancs, cache un cheveu de pourpre auquel est attaché le salut de l'empire. Pour la sixième fois Phébé renouvelait son croissant, et le Destin des combats, servant ou trahissant tour à tour les deux partis, tenait encore la victoire incertaine.

[14] Sur les remparts de Mégare s'élevait une tour, où l'on dit que le fils de Latone déposa sa lyre d'or ; les murs ont retenu les sons de cette lyre. C'est là que la fille de Nisus, longtemps avant la guerre, se plaisait à lancer des cailloux légers sur la pierre sonore ; c'est là que, pendant la guerre, elle venait voir balancer la fortune dans les sanglants travaux de Mars. Déjà la longue durée du siège de Mégare lui avait appris les noms des principaux guerriers. Elle distinguait les soldats de Crète, et leurs armes, et leurs coursiers. Elle connaissait surtout Minos, et plus qu'elle n'eût dû le connaître. S'il couvre sa tête d'un casque surmonté d'un panache flottant, elle le trouve beau sous le casque ; s'il prend son bouclier où l'or étincelle, le bouclier sied à son audace ; s'il lance au loin un javelot, elle admire en lui l'accord de la force et de l'adresse ; s'il place sur son arc tendu une flèche rapide, c'est l'air et l'attitude d'Apollon quand il lance ses traits. Mais lorsque son front n'est plus armé de l'airain qui le couvre dans les combats ; lorsqu'il paraît revêtu d'une robe de pourpre, pressant les flancs d'un superbe coursier, et gouvernant le frein que mord une bouche écumante, alors la fille de Nisus se possède à peine, et ne peut maîtriser le trouble dont son esprit est agité. Elle porte envie au javelot qu'il touche, aux rênes que dirige sa main.

[48] Souvent elle voudrait, s'il lui était permis de céder à son penchant, porter ses pas timides au milieu des escadrons ennemis, s'élancer du haut de la tour dans le camp des Crétois, ouvrir à Minos la ville de Mégare et ses portes d'airain, et faire plus encore, si Minos l'exigeait. Un jour qu'assise elle tenait ses regards attachés sur la tente du roi de Crète  : "Dois-je, dit-elle, me réjouir ou m'affliger de cette guerre funeste ? le ne sais. C'est un malheur d'avoir pour ennemi le héros qu'on adore. Mais si Minos n'eût point attaqué Mégare, aurais-je connu Minos ? En m'acceptant pour otage, il pourrait déposer les armes ; je deviendrais sa compagne et le gage de la paix.

"Si celle qui te donna le jour, ô le plus beau des mortels, fut aussi belle que toi, elle mérita qu'un dieu brûlât pour elle. Que je serais heureuse, si, portée sur des ailes, je pouvais traverser les airs, voler jusqu'au camp des Crétois, déclarer ma flamme, et demander à quel prix j'obtiendrais le plus tendre retour ! J'accorderais tout, tout, excepté de trahir mon père. Périsse plutôt le bonheur que j'attends, s'il doit être acheté par la trahison. Mais souvent on a vu, par la clémence du vainqueur, les vaincus plus heureux après la guerre qu'ils ne l'étaient pendant la paix.

[59] "Certes, Minos a pour lui la force et la justice. Il veut venger la mort de son fils. Sa cause et ses armes l'emporteront ; nous serons vaincus, je le crois ; et si tel doit être notre destin, pourquoi Minos devrait-il à Mars une ville qu'il peut devoir à l'amour ? Ne vaut-il pas mieux qu'il triomphe sans retard, sans carnage, sans qu'il me faille trembler pour ses jours ? Ah ! Minos, je crains qu'un guerrier imprudent ne te blesse au milieu des hasards ; car s'il te connaissait, quel ennemi serait assez barbare pour diriger contre toi ses homicides traits ? Oui, je l'ai résolu, je te livrerai, avec moi, ma patrie pour dot. Ainsi je mettrai fin à cette guerre cruelle. Mais est-ce donc assez de le vouloir ? Une garde puissante veille aux portes de Mégare, et mon père en garde les clefs. Mon père ! infortunée ! c'est lui seul que je crains. Lui seul arrête mes desseins et s'oppose à mes voeux. Plût aux dieux que je n'eusse point de père ! Mais chacun, quand il veut, devient un dieu pour lui-même. La fortune rejette les lâches qui se bornent à faire des voeux. Une autre à ma place, brûlant des mêmes feux, eût depuis longtemps méprisé tous les obstacles, et tout osé pour les surmonter. Et pourquoi une autre aurait-elle plus de courage que moi ? Je braverais, je le sens, et le fer et la flamme ; je n'ai cependant à craindre, dans mon entreprise, ni la flamme, ni le fer. Il ne me faut qu'un cheveu de mon père. Ce cheveu de pourpre est plus précieux pour moi que tous les trésors. Il doit me rendre heureuse, et combler tous mes voeux".

[81] Tels étaient ses discours, quand la nuit, qui nourrit des mortels la sombre inquiétude, vient, et par ses ténèbres accroît et favorise l'audace de Scylla. C'était l'heure du premier repos, lorsque le sommeil commence à délasser les corps des fatigues du jour. Elle approche en silence du chevet de son père, et sa main, ô crime ! sa main détache le cheveu fatal. Fière de cette proie funeste, larcin sacrilège, elle l'emporte, sort de Mégare, traverse sans effroi le camp ennemi, se présente à Minos, qui frémit de la voir, et lui tient ce discours  :

"L'amour m'a fait commettre un crime. Je suis Scylla, la fille de Nisus. Je te livre mon père et ma patrie. Ton coeur est la seule récompense que j'exige de toi. Prends ce cheveu de pourpre ; reçois-le comme un gage de ma foi. Ce n'est pas un cheveu seul que je te livre, c'est mon père lui-même". Elle dit, et sa main criminelle offrait cet horrible présent. Minos le repousse, et s'écrie, indigné d'un forfait aussi inouï  :

[97] "Fille dénaturée, opprobre de notre âge, que les dieux te rejettent de ce monde, ouvrage de leurs mains ! que la terre, que la mer te refuse un asile ! Fuis ! La présence d'un monstre tel que toi ne souillera jamais l'île qui est mon empire, et qui fut le berceau de Jupiter".

Il dit  : et maître de la ville, lorsqu'il a donné de sages lois aux Mégariens soumis, il ordonne à sa flotte de lever l'ancre, aux rameurs de sillonner les flots. Scylla, qui voit s'enfler les voiles, et qui perd le prix qu'elle attendait de son crime, lasse enfin de prier, se livre aux aveugles transports de sa colère ; et, les bras tendus vers les vaisseaux qui s'éloignent, et dans sa fureur s'arrachant les cheveux  :

[108] "Où fuis-tu, s'écrie-t-elle ? tu abandonnes celle par qui tu as vaincu, celle qui put te préférer à sa patrie et à son père ! où fuis-tu barbare ? ta victoire est le crime de Scylla, mais elle est aussi le bienfait que tu lui dois. Hélas ! ni mes dons, ni mon amour, n'ont pu te toucher ! ce que j'ai fait pour toi t'a rendu mon seul refuge et ma seule espérance  : et si tu m'abandonnes, où sera mon recours ? ma patrie ? elle n'est plus, ou si elle est encore, ma trahison m'en a bannie sans retour ; mon père ? je te l'ai livré ; son peuple ? il doit me haïr ; les villes voisines ? elles redoutent l'exemple de ma trahison. Pour m'ouvrir les portes de Crète, je me suis fermé le reste de l'univers.

[119] "Si tu me défends les rivages de ton île, si tu m'abandonnes, ingrat ! non, tu n'es point le fils d'Europe ; tu naquis dans les déserts de la Libye ; ou les tigres d'Arménie, ou l'horrible Charybde t'ont porté dans leurs flancs ; non, Jupiter n'est point ton père ; ta mère ne fut point trompée par le taureau qui cachait le maître des dieux. C'est une fable vaine qu'on inventa pour illustrer ton origine. Ton véritable père fut un taureau sauvage et sans amour. À mon père ! ô Nisus ! vengez-vous. Réjouissez-vous, peuple que j'ai trahi. J'ai mérité ma destinée, je l'avoue ; j'ai mérité de mourir. Que quelqu'un de ceux dont mon impiété a causé la ruine m'arrache le jour ! Mais toi, qui triomphas par mon crime, pourquoi t'es-tu chargé de le punir ? Ce crime envers mon père et ma patrie fut un bienfait pour toi. Que tu méritas bien d'avoir pour épouse cette infâme adultère qui, trompant un taureau farouche, porta dans son sein le fruit monstrueux de ses exécrables amours ! Mais, hélas ! mes cris arrivent-ils jusqu'à toi, et les vents n'emportent-ils pas avec tes vaisseaux mes plaintes inutiles ? Je ne m'étonne plus que Pasiphaé t'ait quitté pour un taureau  : il n'avait pas ta barbarie. Malheureuse que je suis ! il se hâte, il s'éloigne du bord ; il presse les matelots ; l'onde retentit sous la rame. Il quitte en même temps et ma patrie et moi. Mais, ingrat ! ta résistance est vaine ; je te suivrai malgré toi. J'embrasserai la poupe de ton. vaisseau, et je serai portée sur la vaste mer". Elle dit, et s'élance dans les flots. Elle suit les voiles de Crète ; l'amour soutient sa force et son courage ; elle atteint la flotte, et s'attache à la poupe du vaisseau de Minos.

[145] Son père l'aperçoit  : il planait déjà dans les airs ; et, couvert d'un plumage fauve, il était changé en aigle de mer. Il s'élance sur sa fille pour la déchirer à coups de bec. Saisie d'effroi, Scylla quitte la poupe, mais en tombant, elle se soutient sur l'onde, et ne l'effleure pas. Oiseau léger, elle vole, et son nouveau nom, Ciris, rappelle encore le crime qu'elle a commis.

LE MINOTAURE ET LE LABYRINTHE.
(VIII, 152-168).

La flotte de Minos rentre dans les ports de Crète ; le vainqueur immole cent taureaux à Jupiter, et suspend dans son palais les dépouilles des vaincus. Cependant, opprobre de son lit, fruit horrible d'un adultère odieux, le monstre à double forme croissait de jour en jour. Minos veut dérober au monde la honte de son hymen  : il enferme le Minotaure dans l'enceinte profonde, dans les détours obscurs du labyrinthe. Le plus célèbre des architectes, Dédale, en a tracé les fondements. L'oeil s'égare dans des sentiers infinis, sans terme et sans issue, qui se croisent, se mêlent, se confondent entre eux.

Tel le Méandre se joue dans les champs de Phrygie  : dans sa course ambiguë, il suit sa pente ou revient sur ses pas, et détournant ses ondes vers leur source, ou les ramenant vers la mer, en mille détours il égare sa route, et roule ses flots incertains. Ainsi Dédale confond tous les sentiers du labyrinthe. À peine lui-même il peut en retrouver l'issue, tant sont merveilleux et son ouvrage et son art !

LA COURONNE D'ARIANE.
(VIII, 169-182).

Enfermé dans le labyrinthe, le monstre, moitié homme et moitié taureau, s'était engraissé deux fois du sang athénien. Après neuf ans, il tomba sous les coups du héros que le sort d'un troisième tribut condamnait à être dévoré. Thésée, à l'aide du fil d'Ariane, revient à la porte du labyrinthe qu'avant lui nul autre n'avait pu retrouver. Soudain, il part avec sa libératrice ; il dirige ses voiles vers l'île de Naxos, et sur ce rivage l'ingrat abandonne celle qui l'a sauvé. L'écho des rochers retentissait de ses plaintes et de ses cris. Bacchus paraît, et dans les bras du dieu qui la console, le héros est oublié. La couronne d'Ariane, de son front par le dieu détachée, est lancée vers le ciel ; et tandis que d'un vol rapide elle fend les airs légers, les saphirs dont elle brille sont changés en étoiles  : elle conserve sa forme, et se place entre Hercule à genoux et Ophinée, qu'on reconnaît au serpent qu'il tient dans ses mains.

DÉDALE ET ICARE.
(VIII, 183-235).

Cependant Dédale, que lasse un long exil, ne peut résister au désir si doux de revoir sa patrie. Mais la mer qui l'emprisonne est un obstacle à ses désirs  : de la terre et de la mer Minos, dit-il, me ferme le passage, la route de l'air est libre, et c'est par là que j'irai. Que Minos étende son empire sur la terre et sur les flots, le ciel du moins n'est pas sous ses lois. Il dit, et d'un art inconnu occupant sa pensée, il veut vaincre la nature par un prodige nouveau. Il prend des plumes qu'il assortit avec choix  : il les dispose par degrés suivant leur longueur ; il en forme des ailes. Telle jadis la flûte champêtre se forma, sous les doigts de Pan, en tubes inégaux. Avec le lin, Dédale attache les plumes du milieu ; avec la cire, celles qui sont aux extrémités. Il leur donne une courbure légère ; elles imitent ainsi les ailes de l'oiseau. Icare est auprès de lui ; ignorant qu'il prépare son malheur, tantôt en folâtrant il court après le duvet qu'emporte le Zéphyr, tantôt il amollit la cire sous ses doigts, et par ses jeux innocents, il retarde l'admirable travail de son père. Dès qu'il est achevé, Dédale balance son corps sur ses ailes ; il s'essaie, et s'élève suspendu dans les airs.

[203] "En même temps, il enseigne à son fils cet art qu'il vient d'inventer  : "Icare, lui dit-il, je t'exhorte à prendre le milieu des airs. Si tu descends trop bas, la vapeur de l'onde appesantira tes ailes ; si tu voles trop haut, le soleil fondra la cire qui les retient. Évite dans ta course ces deux dangers. Garde-toi de trop approcher de Bootès, et du char de l'Ourse, et de l'étoile d'Orion. Imite-moi, et suis la route que je vais parcourir". Il lui donne encore d'autres conseils. Il attache à ses épaules les ailes qu'il a faites pour lui ; et dans ce moment les joues du vieillard sont mouillées de larmes ; il sent trembler ses mains paternelles ; il embrasse son fils, hélas ! pour la dernière fois  : et bientôt s'élevant dans les airs, inquiet et frémissant, il vole devant lui. Telle une tendre mère instruit l'oiseau novice encore, le fait sortir de son nid, essaie et dirige son premier essor. Dédale exhorte Icare à le suivre ; il lui montre l'usage de son art périlleux ; il agite ses ailes, se détourne, et regarde les ailes de son fils.

[217] Le pêcheur qui surprend le poisson au fer de sa ligne tremblante, le berger appuyé sur sa houlette, et le laboureur sur sa charrue, en voyant des mortels voler au-dessus de leurs têtes, s'étonnent d'un tel prodige, et les prennent pour des dieux. Déjà ils avaient laissé à gauche Samos, consacrée à Junon ; derrière eux étaient Délos et Paros. Ils se trouvaient à la droite de Lébynthos et de Calymné, en miel si fertile, lorsque le jeune Icare, devenu trop imprudent dans ce vol qui plaît à son audace, veut s'élever jusqu'au cieux, abandonne son guide, et prend plus haut son essor. Les feux du soleil amollissent la cire de ses ailes ; elle fond dans les airs ; il agite, mais en vain, ses bras, qui, dépouillés du plumage propice, ne le soutiennent plus. Pâle et tremblant, il appelle son père, et tombe dans la mer, qui reçoit et conserve son nom.

Son père infortuné, qui déjà n'était plus père, s'écriait cependant  : "Icare ! où es-tu ? Icare ! dans quels lieux dois-je te chercher ?" Il aperçoit le fatal plumage qui flotte sur les eaux. Alors il maudit un art trop funeste ; il recueille le corps de son fils, l'ensevelit sur le rivage, et ce rivage retient aussi son nom.

PERDRIX.
(VIII, 236-259).

La perdrix, sur un rameau, fut témoin de la douleur de Dédale, lorsqu'il plaçait dans le tombeau les restes de son fils. Elle battit de l'aile, et par son chant elle annonça sa joie. C'était alors un oiseau unique dans son espèce, on n'en avait point vu de semblable dans les premiers âges. Nouvel hôte de l'air, il devait à jamais, ô Dédale, instruire de ton crime l'univers. Ta soeur, ignorant l'avenir, avait confié son fils à tes soins. À peine pour la douzième fois cet enfant voyait recommencer l'année, et déjà son esprit recevait avidement tes leçons. Un jour qu'il avait examiné l'arête des poissons, il voulut l'imiter. Il aiguisa sur le fer des dents continues, et la scie fut inventée. Il réunit, par un noeud commun, deux baguettes d'acier, dont l'une portait sur un point fixe, tandis que l'autre décrivait un cercle, et le compas fut trouvé.

Jaloux de l'inventeur, Dédale le précipita du haut de la tour de Pallas, et publia que sa chute était due au hasard ; mais Pallas, qui protège les arts, le soutint, et le couvrit de plumes au milieu des airs. Cette vigueur si prompte qu'il eut dans son esprit passa dans ses ailes et dans ses pieds. Il conserva le nom qu'il avait auparavant. Cependant cet oiseau est humble dans son essor. Il ne construit point son nid sur les rameaux d'un arbre ou sur les hauteurs, mais il vole en rasant les sillons ; il cache ses oeufs à l'ombre des buissons, et se souvenant de sa chute, il craint de s'élever.

LE SANGLIER DE CALYDON.
(VIII, 260-297).

Fatigué d'un long vol, Dédale était enfin arrivé dans la Sicile ; Cocale y régnait  : il prit les armes pour défendre Dédale, et mérita le nom de prince bienfaisant. Délivrée d'un horrible tribut, Athènes célèbre la valeur de Thésée. Les portes des temples sont ornées de festons et de fleurs ; le peuple invoque la guerrière Pallas, le grand Jupiter, et les dieux protecteurs. Les autels sont chargés d'offrandes ; le sang des victimes coule, et l'encens fume et s'élève vers les cieux. La Renommée avait porté le nom de Thésée dans toutes les villes de la Grèce, et les peuples de la riche Achaïe imploraient le bras du héros dans leurs pressants dangers. Calydon, par de vives prières, invoqua son secours, quoiqu'elle eût un héros dans Méléagre, lorsque ses campagnes étaient désolées par un sanglier terrible, ministre des vengeances de Diane, et vengeur de son culte oublié.

On raconte que, comblé des faveurs de l'année, Oenée offrit à Cérès les prémices des fruits ; à Bacchus, les raisins ; à Minerve, l'olive. Après les dieux des champs, tous les autres dieux obtinrent aussi des sacrifices. Diane seule fut négligée ; aucun encens ne fuma sur ses autels abandonnés.

[279] La colère agite donc aussi le coeur des immortels ! "Je ne souffrirai point impunément cet outrage, s'écria la déesse, et l'on ne pourra dire  : On vit l'insulte, on n'en connaît pas le châtiment". Soudain, dans les champs de Calydon, elle envoie un sanglier furieux. L'Épire, dans ses gras pâturages, n'a point de taureaux qui le surpassent en grandeur, et la Sicile n'en nourrit aucun qui l'égale. Ses yeux étincellent d'un feu rouge et sanglant. Sa tête est horrible et menaçante. Son dos couvert de soies longues et épaisses, semble se hérisser de dards. De ses larges flancs découle une sueur brûlante. Les dents de l'éléphant indien sont moins terribles que ses dents. La foudre part de sa hure écumante. Son haleine brûle les feuilles, dessèche le gazon. Tantôt il foule les moissons qui sont encore une herbe naissante, espoir trompé du laboureur ; tantôt il détruit les épis prêts à tomber sous la faucille ; et l'aire et les greniers attendent en vain les dons de Cérès. Il brise et renverse les longs ceps et les grappes pendantes, et l'olive sacrée, et l'arbre qui la produit. Il étend sa fureur sur les troupeaux. Ni les bergers, ni les chiens, ne peuvent les défendre. Les taureaux les plus fiers n'osent affronter sa rage.

MÉLÉAGRE.
(VIII, 298-444).

Partout l'habitant des campagnes fuit épouvanté. Il cherche un asile dans les cités, et ne se croit en sûreté qu'à l'abri de leurs remparts. Enfin Méléagre rassemble l'élite des héros de la Grèce, pour attaquer le monstre furieux.

À sa voix accourent les deux fils de Tyndare, célèbres, l'un par sa force dans les combats du ceste, l'autre par son adresse à conduire un coursier ; Jason, qui le premier sur les vastes mers osa se frayer une route inconnue ; Thésée et Pirithoüs, qu'unit la plus tendre amitié ; les deux fils de Thestius ; Lyncée, qui naquit d'Apharée ; Idas, aux pieds légers ; Cénée, qui, redevenu homme, n'est plus une femme timide ; le violent Leucippe ; Acaste, si adroit à lancer un javelot ; Hippothoüs ; Dryas ; Phénix, né d'Amyntor ; les deux fils d'Actor ; et Phylée, envoyé de l'Élide. On remarque encore parmi les compagnons de Méléagre, Télamon et le père du grand Achille ; le fils de Phérès ; le béotien Iolaüs ; l'infatigable Eurytion ; Échion, invincible à la course ; Lélex, de Naryx ; Panopée ; Hylée ; le farouche Hippase, et Nestor, qui, jeune alors, entrait dans la carrière des combats ; et les fils d'Hippocoon, qui viennent de l'antique Amyclées ; le beau-père de Pénélope ; l'arcadien Ancée ; l'adroit Ampycide ; Amphiaraüs, que son épouse n'a point encore trahi ; et la belle Atalante, l'honneur des bois du Lycée, qui vient s'associer à la gloire de tant de héros.

[318] Une agrafe légère retient sa robe flottante. Un simple noeud relève ses cheveux. Sur son dos pend et résonne un carquois d'ivoire, et dans sa main est un arc, instrument de sa gloire. Telle est sa parure ; et quant à sa beauté, on dirait un jeune héros avec les grâces d'une vierge ; on dirait une vierge avec la noble audace d'un héros. Méléagre la voit, et soudain il aime, il soupire ; mais à son amour les dieux refusent leur aveu  : "Heureux, s'écrie-t-il, le mortel qu'elle jugera digne de son coeur et de sa main !" Le temps et le lieu l'empêchent de poursuivre, et son amour se tait quand la gloire l'appelle à de plus grands travaux.

Non loin est une forêt épaisse que le temps et le fer ont respectée. Elle s'élève de la plaine sur les collines, et domine les campagnes d'alentour. La troupe guerrière pénètre dans son enceinte. Les uns tendent les toiles, les autres lancent les chiens. Plusieurs suivent les traces du sanglier. Tous cherchent et hâtent le moment du danger.

[334] Dans la forêt est une vallée profonde où les torrents formés par les pluies réunissent leurs eaux. Là croissent de toutes parts le saule flexible, l'algue rampante, le jonc des marécages, l'osier souple, et le roseau à la tige si longue et si légère. C'est du fond de ce marais que le sanglier excité s'élance avec furie. Tel l'éclair rapide déchire et fend la nue. Dans sa course violente, les arbres heurtés tombent avec fracas, et la forêt s'ébranle et retentit. Les chasseurs s'écrient ; d'un bras ferme ils agitent, ils présentent leurs dards armés d'un large fer. Le monstre se précipite. Il disperse, il dissipe, il frappe au hasard la meute aboyante qui voudrait en vain l'arrêter dans sa course.

Échion, le premier, fait partir un dard inutile. Il n'atteint qu'un érable, qu'il blesse légèrement. Un second javelot, s'il n'eût été lancé avec trop de force, se fût enfoncé dans le dos du monstre ; mais il vole au-delà du but  : Jason l'avait lancé.

[350] "Apollon, s'écrie Ampycide, si j'ai toujours chéri ton culte, si je le chéris encore, permets que ce trait ne parte pas en vain !" Autant qu'il est en son pouvoir, le dieu exauce sa prière. Le monstre est atteint, mais il n'est point blessé. Tandis que le trait fendait les airs, Diane avait arraché le fer dont il était armé.

Cependant le sanglier, que le bois a frappé, s'irrite, et la foudre est moins ardente. Son oeil étincelle, il vomit une haleine brûlante. Tel que le pesant bélier, dirigé par de puissants efforts, bat à coups redoublés les remparts des cités, ou des tours que défendent d'intrépides soldats, tel sur ses ennemis il frappe et tombe. Il renverse Hippalmos et Pélagon, qui défendaient la droite des guerriers. On les relève, on les soustrait à sa fureur.

[362] Le fils d'Hippocoon, Énésime, n'évite pas ses coups mortels. Agité de terreur, il allait fuir, lorsque le sanglier lui coupe les jarrets. Nestor, qui doit régner à Pylos, n'eût peut-être jamais vu les remparts de Troie, si, s'appuyant sur son javelot, il ne se fût élancé sur un arbre voisin. Là, sans danger, il regarde le monstre, qui, dans sa rage toujours croissante, sur le tronc d'un chêne, au meurtre exerce ses dents, semble renouveler son audace en les aiguisant, et dans la cuisse du grand Othriade enfonce leur ivoire tranchant.

[372] Cependant les deux frères gémeaux, qui ne brillent point encore dans l'azur des cieux, montés sur deux coursiers plus blancs que la neige, brandissent dans l'air retentissant la pointe de leurs dards. Ils auraient sans doute atteint le monstre, s'il ne se fût jeté dans un taillis épais, également impénétrable aux traits et aux chevaux. Télamon dans ce fort le relance ; mais, dans son ardeur imprudente, un tronc d'arbre l'arrête ; il le heurte, il tombe ; et tandis que Pélée, son frère, le relève, Atalante pose sur la corde de son arc une flèche rapide ; elle part avec force lancée. Le sanglier est atteint sous l'oreille, et ses soies hérissées se rougissent d'un peu de sang. Elle s'applaudit ; mais Méléagre, encore plus charmé qu'elle, fut le premier, dit-on, qui vit le trait ensanglanté ; le premier qui le fit remarquer à ses compagnons  : "Oui, s'écria-t-il, l'honneur du combat vous appartient, et le prix vous est dû".

Il dit, et les héros rougissent. Ils s'exhortent, et s'animent par leurs cris, et lancent sans ordre, à la fois, une foule de traits qui se choquent, se nuisent, et volent au hasard.

[391] Armé d'une hache, l'arcadien Ancée, que sa fureur entraîne à sa perte  : "Compagnons, s'écrie-t-il, apprenez à distinguer les exploits d'un guerrier de ceux d'une femme, et cédez le prix aux miens. Que Pallas elle-même protège ce monstre et le défende avec ses armes, malgré Pallas je l'abattrai sous mes coups". Il achevait à peine ce superbe discours, il prend à deux mains sa hache à double tranchant, se dresse sur ses pieds, mesure le coup qu'il va porter, lorsque le sanglier l'attaque, et le blesse dans l'aine, où toute atteinte est mortelle. Ancée tombe ; ses entrailles sortent avec son sang, dont les flots souillent la terre autour de lui.

Le fils d'Ixion, Pirithoüs, brandissant un épieu redoutable, marche au monstre  : "Où vas-tu ?, lui crie Thésée, ami trop cher, ô toi, la moitié de moi-même ! arrête ; ici le courage est forcé d'être prudent. Un excès de bravoure a fait la perte d'Ancée". Il dit, et prend un javelot d'un bois pesant, armé d'une pointe d'airain, il le lance avec force, et le sanglier eût été mortellement atteint, si dans le feuillage touffu d'un chêne le trait ne se fût égaré.

[411] Le fils d'Éson envoie aussi son javelot, qui, par un jeu cruel du hasard, se trompe de proie, perce les flancs d'un limier aboyant, s'enfonce dans la terre, et y tient l'animal attaché. Méléagre, à son tour, lance deux traits avec un succès différent  : l'un tombe près de l'ennemi ; l'autre se fixe au milieu de son dos.

Tandis que, furieux, il se débat, se roule, et vomit en rugissant des flots d'écume et de sang, le héros s'avance, et l'excite, et le presse, et plonge son épieu dans ses flancs. Soudain des cris de joie s'élèvent de toutes parts ; les compagnons du vainqueur de leurs mains pressent sa main. Ils regardent avec horreur le monstre, qui, renversé sur la terre, y couvre un long espace ; ils craignent de le toucher encore, et de son sang ils abreuvent leurs dards.

[425] Méléagre, pressant du pied la tête du sanglier  : "Atalante, dit-il, recevez ce prix de ma conquête, et partagez-en la gloire avec moi" ! À ces mots, il lui présente la dépouille aux crins hérissés, et la hure sanglante.

Atalante reçoit avec joie ce don de la victoire, qui la flatte encore moins que l'hommage du vainqueur. Mais cet hommage excite l'envie, et l'on entend un murmure général. Toxée et Plexippe élèvent un bras menaçant, et s'écrient à haute voix  : "C'en est trop ; arrête, femme orgueilleuse, et n'usurpe pas ici nos droits et nos honneurs. Que ta confiance dans ta beauté ne t'abuse point, et crains de réclamer vainement celui qu'elle a séduit". À ces mots, ils osent lui arracher la hure et ravir à Méléagre le droit d'en disposer.

Le héros, s'écrie, les sens de colère éperdus  : "Lâches ravisseurs de la gloire d'autrui, apprenez combien les actions diffèrent de la menace" ; et il plonge son fer dans le sein de Plexippe, qui ne prévoyait pas son destin. Toxée frémit, incertain s'il doit venger son frère, ou craindre un semblable salaire. Mais tandis qu'il hésite, Méléagre lève sur lui le fer qui fume encore, et l'enfonce dans son flanc.

ALTHÉE.
(VIII, 445-525).

Cependant la mère du vainqueur, Althée, portait ses offrandes dans les temples des dieux. Ô douleur ! elle voit rapporter de ses frères les corps froids et sanglants. Elle s'écrie, elle remplit la ville de ses gémissements ; elle change en vêtements funèbres la pourpre et l'or de ses habits. Mais au nom du meurtrier, elle arrête ses cris, elle suspend ses larmes, et ne songe qu'à se venger.

Elle conservait un tison que les trois Parques jetèrent dans le foyer ardent, au moment où naquit Méléagre ; et soudain commençant à filer sous leurs doigts la trame fatale de ses jours  : "Enfant, dirent-elles, la durée de ce tison sera celle de ta vie" ; et les noires déesses se retirèrent après cet oracle funeste. La fille de Thestius arracha promptement aux flammes ce tison qu'elles allaient consumer ; elle l'éteignit dans l'onde, et le cachant au fond de son palais, elle avait ainsi, ô jeune Méléagre, jusqu'à ce jour prolongé ton destin.

[460] Elle retire ce gage de ta vie du lieu secret où il fut déposé ; elle commande qu'on prépare un bûcher, des flambeaux. Elle excite elle-même les feux que la Vengeance allume. Quatre fois elle veut y plonger le tison fatal ; quatre fois elle avance, étend, et retire sa main. Elle est soeur, elle est mère  : des sentiments contraires agitent et partagent son coeur. Souvent, à l'aspect du crime qu'elle prépare, elle frémit d'horreur ; souvent des feux de la colère ses yeux sont enflammés. Son visage exprime tour à tour la fureur qui menace, et ce qu'on pourrait croire une tendre pitié  : et lorsque la vengeance tarit ses pleurs, l'amour maternel vient en rouvrir la source. Telle qu'au gré des vents et des courants qui la repoussent ou l'entraînent, la nacelle flotte errante, incertaine, obéissant à deux forces contraires ; telle Althée passe des emportements de la fureur aux douces émotions de l'amour maternel, et successivement étouffe ou retient ses transports.

[475] Bientôt cependant elle est plus soeur que mère ; et, prête à immoler son fils aux mânes de ses frères, par trop de pitié elle devient impie et barbare. Sitôt qu'elle voit les flammes s'élever  : "Qu'elles consument, s'écrie-t-elle, mes entrailles !" Et saisissant le tison fatal d'une main que guide la rage, elle s'arrête devant cet autel voué aux funérailles  : "Triples Euménides, dit-elle, déesses des châtiments, voyez le sacrifice affreux que je vous fais. Je venge et je commets un crime ; que le meurtre soit par le meurtre expié ! Ajoutons forfaits à forfaits, cercueil à cercueil ; et dans des deuils entassés perdons cette maison impie. Eh quoi ! l'heureux Oenée jouirait de la présence d'un fils comblé de biens et d'honneurs, et Thestius pleurerait ses enfants ! Non, vous pleurerez tous les deux. Ô mânes de mes frères, ombres encore sanglantes, soyez consolés  : recevez dans les enfers cette victime, gage d'un hymen trop funeste. Hélas ! où me laissé-je emporter ! Ô mes frères, pardonnez aux douleurs d'une mère. Mon fils a mérité la mort  : mais faut-il donc qu'il la reçoive de mes mains ! Que dis-je ? mon fils jouirait en paix de son crime, et vivant, vainqueur du monstre, fier même de votre mort, il régnerait dans Calydon ! et vous ne seriez plus que des cendres inanimées et de froides ombres dans la nuit des tombeaux ! Non, je ne le souffrirai pas. Qu'il périsse, le barbare ; et qu'en mourant il emporte avec lui l'espérance d'un père, il entraîne la chute du trône, et la ruine de son pays !"

[499] "Mais quels horribles voeux ! qu'est devenue la pitié maternelle ? où sont les droits sacrés de la nature ? ai-je donc oublié que, pendant neuf mois, je l'ai porté dans mon sein ? pourquoi ne périt-il pas en naissant dans les premiers feux allumés par la Parque homicide ? Et plût aux dieux que je l'eusse souffert ! Tu as vécu par mes bienfaits, meurs par ton crime, et reçois-en le prix. Rends-moi ta vie, que tu me dus deux fois, et lorsque je t'enfantai, et quand je retirai des flammes le tison infernal, ou rejoins mon tombeau aux tombeaux de mes frères ! Je voudrais, et je n'ose me venger. Que dois-je faire ? Je vois les corps sanglants de mes frères, et cette horrible image sans cesse me poursuit ; mais la piété et le doux nom de mère déchirent mon coeur. Infortunée ! Ô mes frères, vous l'emportez avec peine, mais enfin vous l'emportez. Je vais consoler vos mânes, et moi-même après je vous suivrai". Elle dit, et d'une main tremblante, et détournant les yeux, elle jette le funeste tison dans le brasier ardent ; il gémit, ou du moins l'on croirait l'entendre et se plaindre et gémir ; et la flamme à regret semble le dévorer.

[515] Absent, ignorant son destin, Méléagre se consume dans les flammes du bûcher. Par des feux inconnus il sent ses entrailles brûler ; mais à ses cruelles douleurs il oppose un grand courage. Il se plaint seulement de trouver loin des champs de la gloire un trépas sans honneur. Il porte envie aux nobles blessures qui d'Ancée ont terminé les jours. Sa voix mourante appelle son père, courbé sous le fardeau des ans, et son frère, et ses tendres soeurs, et celle qui dut être sa compagne, et peut-être aussi sa trop barbare mère. Cependant la flamme et ses douleurs redoublent leur violence ; elles s'affaiblissent ensuite ; elles s'éteignent enfin ; et l'âme de Méléagre en légère vapeur s'exhale, dès qu'une cendre blanche couvre le tison consumé.

LES MÉLÉAGRIDES.
(VIII, 526-546).

La ville de Calydon est plongée dans le deuil. Les jeunes gens, les vieillards répandent des larmes. Le peuple et les grands gémissent. Les femmes, les cheveux épars, se meurtrissent le sein. Son vieux père, le front roulé dans la poussière, en couvre et ses rides et ses cheveux blancs. Il se plaint d'avoir vécu trop longtemps ; et sa mère coupable, armant sa main d'un poignard, se punit elle-même de son crime, et se donne la mort.

[533] Non, quand le dieu qui m'inspire m'aurait donné cent bouches et cent voix, tous les dons du génie et ceux de l'Hélicon, je ne pourrais peindre le deuil des soeurs de Méléagre et de leurs tendres douleurs. Oubliant leur beauté, et meurtrissant leurs charmes, elles se penchent sur un frère qui n'est plus, cherchent à réchauffer son corps pâle et glacé, le couvrent de baisers, embrassent le bûcher où il est placé, recueillent ses cendres, les pressent sur leur sein ; et couchées sur le marbre de son tombeau, baisent son nom et le baignent de pleurs.

[542] La fille de Latone se trouve enfin assez vengée. Les soeurs de Méléagre, si l'on excepte Déjanire et Gorgé, sont changées en oiseaux. Leurs bras sont de longues ailes ; un bec remplace leur bouche qui gémit, et la déesse les fait errer dans les plaines de l'air.

THÉSÉE CHEZ ACHÉLOÃœS.
(VIII, 547-559).

Cependant Thésée, après avoir partagé les dangers de la chasse de Calydon, reportait ses pas vers la ville où régna Érechthée. Grossi par les torrents, Achéloüs l'arrête à son passage  : "Digne héros, lui dit le fleuve, entrez dans ma grotte profonde. Ne vous exposez point à mes flots soulevés. Je les ai vus entraîner avec fracas les troncs déracinés, les rocs arrachés à leur base ; je les ai vus emporter étables et troupeaux. Ni la force des taureaux, ni la vitesse des coursiers, ne pouvaient surmonter mes ondes. Grossies par les neiges qui fondent des montagnes, elles ont englouti souvent le pasteur fort et nerveux dans leurs gouffres tournoyants. Attendez qu'elles décroissent en s'écoulant, et qu'elles cessent de franchir leur premier rivage".

LES ÉCHINADES.
(VIII, 560-576).

Le fils d'Égée se rend à cette invitation  : "Je reçois à la fois, dit-il, votre offre et vos avis" ; et il entre dans la grotte d'Achéloüs.

Elle est creusée dans un roc de pierre ponce et dans le tuf léger. La mousse étend sous les pieds un gazon doux et frais ; et la voûte est ornée de coquillages divers en forme et en couleur.

Déjà le soleil avait fourni les deux tiers de sa course. Thésée et ses amis prennent place à table sur les sièges qui leur sont préparés  : ici le fils d'Ixion, là le héros de Trézène, Lélex, dont l'âge a éclairci et blanchi les cheveux ; et après eux tous les compagnons du héros, que le fleuve d'Acarnanie, joyeux de recevoir un tel hôte, a jugés dignes de cet honneur.

Aussitôt les Nymphes aux pieds nus servent les plats du festin ; elles enlèvent les mets, et font briller un vin pur dans de riches cristaux. Alors Thésée, les yeux tournés vers la vaste mer  : "Quelle est, demande-t-il, cette île (et il la montre de la main) on plutôt n'en aperçois-je pas plusieurs qui semblent réunies ?"

PÉRIMÈLE.
(VIII, 577-610).

Achéloüs répond  : "Ce n'est pas non plus une seule île que votre oeil aperçoit. Il y en a cinq qu'on appelle Échinades, et qui dans le lointain paraissent se confondre. Écoutez, et vous serez moins surpris des vengeances que Diane vient d'exercer à Calydon. Ces îles ont été des Naïades. Un jour elles avaient immolé dix taureaux. Tous les dieux des champs étaient invités à leur fête. Je fus seul oublié. Indigné de cet outrage, j'enfle mes ondes, je les soulève telles qu'on les voit après l'orage ; et fort de ma colère et de leur fureur, je détache les forêts des champs, les champs des forêts ; et j'entraîne dans l'océan le lieu, du sacrifice et les Nymphes, qui alors se souvinrent de moi. Mes eaux et celles de la mer, divisant et traversant ce terrain, le partagèrent en autant d'îles que vous en voyez au milieu des flots.

[590] "Plus loin cependant vous pouvez voir une île qui m'est chère  : son nom est Périmèle. Je ravis ses faveurs. Elle allait devenir mère, lorsque son père, Hippodamas, pour la punir de son amour, la précipite du haut d'un rocher dans la profonde mer. Je la reçois, je la soutiens sur les vagues émues  : "Ô toi, m'écriai-je, à qui le sort fit échoir en partage l'empire le plus voisin des cieux, puissant dieu du trident, qui vois incessamment les fleuves t'apporter à l'envi le tribut de leurs ondes, entends ma voix et reçois ma prière. J'ai perdu celle que je tiens dans mes bras ; si son père eût été plus juste et moins barbare, il se fût laissé fléchir. Moins impie, il eût eu pitié d'elle, il eût pardonné mon amour. Protège cette infortunée, que la fureur d'un père a jetée dans les flots soumis à ta puissance. Daigne lui donner une île pour retraite ; oui si tu le veux, qu'elle soit elle-même une île, et que mon onde amoureuse puisse l'embrasser dans son cours". Neptune incline sa tête, et l'humide élément tout entier s'émeut et se soulève. Périmèle frémit ; elle nage pourtant ; je la soutiens, je presse son sein palpitant. Soudain je sens son corps se durcir et s'étendre. Soudain la terre couvre ses membres flottants. Ce n'est plus la Nymphe que j'aimais  : c'est une île nouvelle".

PHILÉMON ET BAUCIS.
(VIII, 611-724).

Achéloüs se tait. Le récit qu'il achève a frappé tous les convives. Seul, superbe en ses discours, plein envers les dieux d'un mépris téméraire, le fils d'Ixion raille leur foi crédule  : "Ce sont, dit-il, des fables vaines que vous nous racontez. Achéloüs, vous supposez aux dieux trop de pouvoir, si vous croyez qu'il dépend d'eux de changer les corps, et de leur donner des formes merveilleuses".

[616] Tous les convives s'étonnent. Ils condamnent ce discours impie ; et le sage Lélex, dont l'âge a mûri la raison, prenant la parole  : "La puissance des dieux est, dit-il, immense, infinie ; et tout ce qu'ils désirent est soudain accompli. Pour vous en convaincre, écoutez  : On trouve sur les monts de Phrygie un tilleul à côté d'un vieux chêne, dans un enclos qu'enferme un mur léger. J'ai vu moi-même ce lieu sacré ; car Pitthée autrefois m'envoya dans les champs de Phrygie, où régnait son frère Pélops. Non loin de là est un vaste marais, jadis terre peuplée de nombreux habitants, aujourd'hui retraite des plongeons et des oiseaux des marécages.

"Jupiter, sous les traits d'un mortel, et le dieu du caducée qui avait quitté ses ailes, voulurent un jour visiter ces lieux. Ils frappent à mille portes, demandant partout l'hospitalité ; et partout l'hospitalité leur est refusée. Une seule maison leur offre un asile. C'était une cabane, humble assemblage de chaume et de roseaux. Là, Philémon et la pieuse Baucis, unis par un chaste hymen, ont vu s'écouler leurs beaux jours ; là, ils ont vieilli ensemble, supportant la pauvreté, et par leurs tendres soins la rendant plus douce et plus légère. Il ne faut chercher dans cette cabane, ni serviteurs, ni maîtres  : les deux époux commandent, obéissent, et seuls composent leur ménage champêtre.

[637] "Les dieux, en courbant la tête sous la porte, sont à peine entrés dans la cabane, le vieillard les invite à s'asseoir sur un banc rustique que Baucis s'empresse de couvrir d'une étoffe grossière. Sa main écarte ensuite les cendres tièdes du foyer ; elle ranime les charbons qu'elle a couverts la veille ; elle nourrit le feu d'écorces, de feuillages ; d'un souffle pénible excite la flamme, rassemble des éclats de chêne, détache du toit d'arides rameaux, les rompt, les arrange sous un vase d'airain, et prépare les légumes que son époux a cueillis dans son petit jardin. En même temps Philémon saisit une fourche à deux dents, enlève le vieux lard qui pend au plancher enfumé, en coupe une parcelle, et la plonge dans le vase bouillant.

"Cependant ils amusent leurs hôtes par différents discours, cherchant à tromper l'ennui du temps qui s'écoule pendant ces longs apprêts. Un bassin de hêtre était suspendu par son anse à un vieux poteau. Philémon le remplit d'une eau tiède, et lave les pieds des deux voyageurs. Au milieu de la cabane est un lit aux pieds de saule, couvert d'une natte de jonc. Les deux époux étendent sur ce meuble antique un tapis qui ne sert qu'aux jours de fête ; il est tout usé, grossièrement tissu, digne ornement de ce lit champêtre.

[660] "Les dieux daignent s'y placer. Baucis, la robe retroussée, dresse d'une main tremblante la table qui chancelle sur trois pieds inégaux ; des débris d'un vase elle étaie sa pente ; elle l'essuie, la frotte de menthe, et sert ensuite, dans des vases d'argile, des olives, des cormes confites dans du vin mousseux, des laitues, des racines, du lait caillé, des oeufs cuits sous la cendre. Elle apporte un grand vase de terre et des tasses de hêtre, qu'une cire jaune a polies.

"Bientôt après arrive le potage bouillant, et avec lui le vin de la dernière automne. À ce premier service succède le second. Il est composé de noix, de figues sèches, de dattes ridées. On voit dans des corbeilles la prune, et la pomme vermeille, et le raisin nouvellement cueilli ; enfin un rayon d'un miel savoureux couronne le banquet. Les dieux sont surtout satisfaits de l'accueil simple et vrai qu'il reçoivent. Les deux époux sont pauvres, mais leur coeur ne l'est pas.

Cependant, ils s'aperçoivent que plus le vin remplit la coupe, moins le vase qui le contient paraît se vider. Étonnés de ce prodige, saisis d'effroi, le timide Philémon et Baucis, joignant leurs mains suppliantes, les tendent à leurs hôtes, et les prient d'excuser leur repas champêtre et ses modiques apprêts.

[684] "Il leur restait une oie, gardienne de leur cabane. Ils se disposaient à l'égorger pour la servir aux dieux. Mais cet animal domestique, aidant de son aile la rapidité de sa fuite, fatigue leurs pas que l'âge a rendus trop pesants, et longtemps évite leurs tremblantes mains. Enfin il se réfugie aux pieds des immortels, qui défendent de le tuer  : "Nous sommes des dieux, disent-ils ; vos voisins impies recevront le châtiment qu'ils ont mérité. Vous seuls serez épargnés. Quittez cette cabane, suivez-nous, et sur cette montagne voisine prenez votre chemin". Ils obéissent ; et à l'aide d'un bâton qui soutient leur corps chancelant sous le poids des années, avec effort ils gravissent du mont escarpé la pente difficile.

"Le jet d'une flèche eût mesuré l'espace qui les sépare encore du sommet  : ils s'arrêtent, se retournent ; ô prodige ! tout était submergé. Leur cabane seule subsistait au milieu du marais.

[698] "Tandis qu'ils s'étonnent, déplorant le sort funeste de leurs voisins, cette chaumière antique et pauvre, pour deux maîtres trop étroite, est un temple. Les vieux troncs qui la soutiennent sont changés en colonnes ; le chaume qui la couvre jaunit ; la surface du sol devient marbre ; le toit est d'or, et la porte d'airain  : "Sage vieillard, et vous, femme d'un si pieux époux, leur dit alors avec bonté le maître du tonnerre, parlez, quels sont vos voeux" ? Philémon confère un moment avec Baucis, et reporte aux Dieux, en ces termes, le souhait qu'ils ont formé  : "Souffrez que nous soyons les prêtres de ce temple ; faites que nos destins, depuis si longtemps unis, se terminent ensemble ; que je ne voie jamais, le tombeau de Baucis ! que Philémon ne soit jamais enseveli par elle ! "

[711] "Leurs voeux sont exaucés. La garde du temple leur fut confiée, et tant qu'ils respirèrent ils desservirent ses autels. Un jour que, courbés sous le poids des ans, ils étaient assis sur les marches du temple, et qu'ils s'entretenaient des prodiges dont ils furent témoins, Baucis voit Philémon se couvrir de feuillage ; Philémon voit s'ombrager la tête de Baucis ; tandis que l'écorce s'étend et les embrasse, ils se parlent, se répondent encore  : "Adieu, cher époux ! Adieu, chère épouse !" Et l'écorce monte, les couvre, et leur ferme la voix. Le pâtre de Phrygie montre encore au voyageur les deux troncs voisins qui renferment leurs corps. De sages vieillards m'ont conté cette aventure ; ils n'avaient aucun intérêt à tromper ; j'ai dû les croire. J'ai vu des festons de fleurs pendre à ces arbres et les entrelacer ; je les ai moi-même ornés de guirlandes nouvelles, et j'ai dit  : "La piété des mortels est agréable aux dieux, et celui qui les honore mérite d'être honoré à son tour".

ÉRYSICHTHON.
(VIII, 725-776).

Lélex se tait. Son récit, appuyé par sa haute sagesse, persuade, émeut tous les convives ; Thésée surtout lui à prêté une oreille avide. Voyant qu'il écoute avec respect les merveilles des dieux, Achéloüs sur son lit se relève, et lui tient ce discours  :

"Vaillant héros, il est des corps qui, perdant leur forme première, conservent toujours leur nouvelle figure ; il en est d'autres qui peuvent en changer à leur choix. Tel je t'ai vu, Protée, pasteur des troupeaux d'Amphitrite, tantôt mortel aimable, tantôt lion rugissant, ou sanglier farouche, ou taureau menaçant, ou serpent redoutable. Souvent tu parais arbre ou rocher ; quelquefois onde rapide, ou flamme légère et de l'onde ennemie.

[738] "La fille d'Érysichthon, épouse d'Autolycus, possède encore un si merveilleux don. Son père méprisait les dieux, et jamais ne faisait fumer l'encens sur leurs autels. On dit même qu'armant d'un fer impie ses sacrilèges mains, il osa profaner une forêt à Cérès consacrée. Là s'élevait un chêne antique, qu'à son ombre prodigieuse on eût pris pour un bois tout entier. Il était orné de bandelettes, de guirlandes, de vers ; pieuses offrandes des mortels, monuments de leurs voeux exaucés. Souvent les choeurs des dryades vinrent se réunir en cadence sous ses vastes rameaux ; souvent en cercle rangées, elles embrassaient ses flancs  : quinze coudées formaient son immense contour. Il dominait les arbres de la forêt, autant qu'ils s'élevaient eux-mêmes au-dessus de l'herbe croissant humblement à leurs pieds.

"Le fils de Triopas eût dû respecter son grand âge. Il ordonne qu'il soit abattu. On hésite, il s'irrite, et des mains d'un esclave arrachant la cognée, il s'écrie  : "Peu m'importe qu'il soit cher à Cérès ; fût-il habité par Cérès elle-même, de son front superbe il va frapper la terre."

[757] "Il dit, et tandis que le fer levé, il s'apprête à porter les premiers coups, le chêne sacré tremble et gémit ; ses glands et ses feuilles pâlissent ; une froide sueur couvre son écorce, et dès que la cognée retentit sur ses flancs, le sang s'élance sur la terre  : tel il jaillit de la tête d'un taureau qu'on immole à l'autel.

"Les esclaves frémissent de terreur. Un seul ose blâmer son maître et veut suspendre le fer dans ses mains criminelles. Érysichthon lance sur lui un farouche regard, détourne le coup qu'au vieux tronc il destine, abat la tête de l'esclave ; elle roule à ses pieds. Soudain il frappe et refrappe le chêne, et de son sein qu'il déchire sort une voix plaintive qui prononce ces mots  :

[771] "Je suis une nymphe chère à Cérès. J'habite cet arbre, et je meurs par ton crime. Le ciel me vengera  : le châtiment qu'il te réserve et que je t'annonce en périssant, réjouira mon ombre dans la nuit du trépas."

Cependant Érysichthon veut achever son crime. Le chêne sous les coups redoublés s'ébranle ; un câble robuste l'entraîne, il tombe, et soudain, sous sa vaste ruine, les arbres d'alentour retentissent écrasés.

LA FAIM.
(VIII, 777-842).

Les dryades épouvantées pleurent la perte de leur soeur, et la forêt de son honneur dépouillée. Elles se couvrent de vêtements funèbres, et vont, gémissantes, demander à Cérès qu'Érysichthon reçoive la peine due à son impiété. La déesse se rend à leurs prières ; elle agite sa tête, et les moissons s'ébranlent dans les plaines ; elle apprête un châtiment terrible, tel qu'il ferait plaindre le coupable, si son crime ne le rendait indigne de pitié. Elle veut le livrer en proie à la Faim dévorante. Mais comme elle ne peut elle-même aller trouver cette horrible déesse (puisque, selon la loi des Destins, la Faim et Cérès ne peuvent ensemble se trouver), elle appelle une nymphe des montagnes, oréade légère, et lui parle en ces mots  :

[788] "Sur les confins de la Scythie glacée est un affreux désert, sans fruit et sans verdure. Là le Froid languissant, la Pâleur et la Fièvre tremblante, habitent avec la Faim aux entrailles à jeun. Va trouver l'horrible déesse, ordonne, et dans le sein de l'impie qu'elle aille se cacher. Que ni l'Abondance, ni tous mes dons ne puissent la vaincre  : qu'elle triomphe de moi-même ! Ce long et difficile voyage ne doit pas t'effrayer  : prends mon char, mes dragons, et vole avec eux sur les vents".

L'oréade prend le char, les dragons, et s'élève dans les airs. Elle arrive dans la Scythie, s'arrête sur le sommet escarpé du mont Caucase, dételle les rapides serpents, cherche la Faim, et la voit arrachant péniblement, avec ses ongles, avec ses dents avides, quelques brins d'herbe rare, indigente, dans un champ hérissé de rochers. Ses cheveux se hérissent et couvrent son oeil éteint ; la Pâleur siège sur son front ; ses lèvres sont livides ; ses dents aiguës, noircies par la rouille ; sa peau rude, au travers de laquelle on peut voir ses entrailles ; ses os arides et décharnés se soutiennent en squelette courbé ; pour ventre elle a la place que le ventre occupe. Sa poitrine se creuse, et sa gorge desséchée semble pendre à l'épine du dos. La maigreur a grossi ses articulations ; ses genoux pointus ont une jointure énorme, et ses talons s'enflent et s'allongent en dehors.

D'aussi loin qu'elle la voit, et n'osant s'approcher d'elle, l'oréade lui transmet les ordres de Cérès. Elle s'arrête à peine, et cependant croit déjà sentir l'aiguillon de la Faim. Elle se hâte de remonter sur son char, tourne les rênes, et revole aux champs de Thessalie.

[814] La Faim, quoique dans tous les temps si contraire à Cérès, se dispose à exécuter l'ordre qu'elle reçoit. Un tourbillon rapide l'emporte au palais de l'impie. Elle entre alors que le sommeil sur ses yeux répandait ses pavots. La nuit couvrait la terre de son ombre. La faim s'étend sur lui, l'embrasse, le serre sur son sein  : sa bouche impure souffle dans sa bouche ; et quand de son haleine les poisons dévorants ont pénétré ses entrailles et courent dans ses veines, le monstre quitte une terre pour lui trop fertile, regagne ses rochers arides et son affreux désert.

Encore bercé dans les douces illusions du sommeil, Érysichthon demande et voit des mets imaginaires. Il ouvre une bouche avide, fatigue ses dents sur ses dents, et son gosier ne reçoit que du vent. Il s'éveille ; une faim ardente le presse et le déchire. Elle règne dans sa gorge aride et dans ses entrailles, gouffre toujours avide. Il ordonne, et sur sa table les mets se succèdent en vain. On dépeuple pour lui les airs, les forêts, et les mers. Il dévore sans cesse, demande d'autres mets, d'autres mets encore, et reste insatiable. Ce qui nourrirait un peuple tout entier ne peut lui suffire ; et plus il avale, il engloutit, et plus sa faim s'augmente. Tel l'Océan qui boit tous les fleuves de la terre, appelle encore leurs flots. Telle la flamme croît plus elle a d'aliments ; tout ce qui la nourrit étend sa rage au lieu de la calmer, et consumant sans cesse, elle s'irrite en consumant  : tel Érysichthon reçoit, dévore, et demande toujours. Rien ne peut apaiser l'horrible faim qui le travaille, et plus il veut l'assouvir, plus elle est implacable.

MESTRA, FILLE D'ÉRYSICHTHON.
(VIII, 843-884).

Dans ses flancs, vaste abîme, il avait bientôt englouti tous les biens de ses pères. Mais sa faim croît toujours. C'est un feu violent qu'il ne peut éteindre. Cependant de tous les trésors qu'il a consommés, il lui reste une fille digne d'un autre père. Dans sa misère, il la vend elle-même. Mais elle ne peut supporter la honte de ses fers ; et tendant ses mains suppliantes sur le rivage où elle est assise  : "Ô toi, qui triomphas de mon innocence, Neptune, s'écrie-t-elle, sauve-moi d'un indigne esclavage" ! Neptune entend, exauce sa prière ; et tandis que son maître est non loin d'elle arrêté, le dieu change sa forme, cache son sexe, lui donne les traits d'un homme et l'habit d'un pêcheur.

[855] Son maître ne peut la reconnaître  : "Ô toi, dit-il, qui, sous l'amorce trompeuse, caches l'hameçon qui pend à ta ligne, puisse, au gré de tes voeux, des flots la surface paisible t'offrir souvent une facile proie ! puisse le poisson crédule ne sentir le fer déchirant qu'après l'avoir mordu ! Mais, dis-moi, n'as-tu pas vu une esclave vêtue d'une robe grossière, en longs cheveux épars ? Tout à l'heure elle était sur ce rivage, ici même  : je l'ai vue. Où puis-je la trouver ? Je n'aperçois plus la trace de ses pas."

Mestra comprit alors que Neptune avait exaucé sa prière, et ravie de voir qu'on s'informât d'elle à elle-même  : "Qui que vous soyez, répond-elle, pardonnez si je ne puis vous satisfaire. Attentif à ma pêche, et l'oeil toujours fixé sur l'onde, je n'ai point regardé derrière moi. J'en atteste le dieu des mers  : et puisse-t-il ne jamais favoriser mon art, si j'ai vu sur ce rivage un autre homme ou une autre femme que moi" ! Son maître trompé la croit, et s'éloigne à grands pas ; alors elle reprend sa forme et ses traits.

[871] Érysichthon voyant que sa fille a le don de Protée la vend et la revend sans cesse. Ici cavale, ailleurs oiseau qui fend la nue, tantôt génisse et tantôt cerf aux pieds légers, elle échappe a ses maîtres, et fournit ainsi d'injustes aliments à la faim de son père.

Mais cette faim s'accroît toujours  : rien ne peut l'assouvir, et par le remède le mal s'irrite encore. Le malheureux se mord enfin dans sa rage ; il déchire ses membres, nourrit son corps de son corps, et se dévore lui-même.

"Pourquoi, continue Achéloüs, m'arrêter à des exemples étrangers ? Et moi aussi je puis me transformer. Mais mon pouvoir ne s'étend pas à tous les changements. Tantôt on me voit tel que je suis ; tantôt je me roule et me replie en serpent. Quelquefois, roi des troupeaux, deux cornes menaçantes s'élèvent sur mon front. Mais, que dis-je ? vous le voyez, il ne m'en reste plus qu'une". À ces mots il se tait et gémit.

 


À Paris, chez les éditeurs, F. Gay, Ch. Guestard, Quatre tomes, 1806.


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