LES MÉTAMORPHOSES

Livre VI.

1806

OVIDE

Traduction nouvelle avec le texte latin, suivie d'une analyse de l'explication des fables, de notes géographiques, historiques, mythologiques et critiques par M. G. T. Villenave ; ornée de gravures d'après les dessins de MM. Lebarbier, Monsiau, et Moreau.


© Théâtre classique - Version du texte du 06/08/2017 à 23:16:25.



LIVRE VI

ARGUMENT. Métamorphoses d'Arachné en araignée ; d'Hémus et de Rhodope en montagnes ; de la reine des Pygmées en grue ; d'Antigone en cigogne ; des filles de Cinyre en pierres ; de Niobé en rocher ; des paysans de Lydie en grenouilles ; de Térée en huppe ; de Progné en hirondelle ; de Philomèle en rossignol ; de Marsyas, écorché par Apollon, en fleuve. Épaule d'ivoire de Pélops. Enlèvement d'Orythie. Zéthès et Calaïs.

PALLAS ET ARACHNÉ.
(VI, 1-145).

Pallas avait écouté ce récit et ces chants ; elle avait approuvé la vengeance des neuf Soeurs  : "Mais ce n'est pas assez de louer, dit-elle ensuite en elle-même ; je dois mériter d'être louée à mon tour, et ne pas souffrir qu'on méprise impunément ma divinité". Alors elle se rappelle l'orgueil de la lydienne Arachné, qui se vante de la surpasser dans l'art d'ourdir une toile savante. Arachné n'était illustre ni par sa patrie, ni par ses aïeux  : elle devait tout à son art. Natif de Colophon, Idmon, son père, humble artisan, teignait les laines en pourpre de Phocide. Née dans un rang obscur, assortie à cet époux vulgaire, sa mère n'était plus. Cependant, malgré son origine, et quoiqu'elle habitât la petite ville d'Hypaepa, Arachné, par son travail, s'était fait un nom célèbre dans toutes les villes de la Lydie.

[14] Souvent les Nymphes de Tmole descendirent de leurs verts coteaux ; souvent les Nymphes du Pactole sortirent de leurs grottes humides pour admirer son art et ses travaux. On aimait à voir et les chefs-d'oeuvre qu'elle avait terminés, et les trames que sa main ourdissait encore avec plus de grâce et de légèreté.

Soit qu'elle trace à l'aiguille les premiers traits ; soit qu'elle dévide la laine en globes arrondie ; soit que, mollement pressés, de longs fils s'étendent imitant, par leur blancheur et leur finesse, des nuages légers ; soit que le fuseau roule sous ses doigts délicats ; soit enfin que l'aiguille dessine ou peigne sur sa trame, on croirait reconnaître l'élève de Pallas. Mais Arachné rejette cet éloge. Elle ne peut souffrir qu'on lui donne pour maîtresse une immortelle  : "Qu'elle ose me disputer le prix, disait-elle ! si je suis vaincue, à tout je me soumets".

[26] Pallas irritée prend les traits d'une vieille. Quelques faux cheveux blancs ombragent son front, et sur son bâton elle courbe une feinte vieillesse.

Elle aborde Arachné, et lui tient ce discours  : "On a tort de mépriser et de fuir les vieillards. L'expérience est le fruit des longues années. Ne rejetez pas mes conseils. Ayez, j'y consens, l'ambition d'exceller parmi les mortelles, dans votre art ; mais cédez à Pallas. Invoquez l'oubli de votre orgueil téméraire, de vos superbes discours, et la déesse pourra vous pardonner".

[34] Arachné jette sur elle un regard irrité. Elle quitte l'ouvrage qu'elle a commencé, et retenant à peine sa main prête à frapper, et la colère qui anime ses traits  : "Insensée, dit-elle à la déesse qu'elle ne reconnaît pas, le poids de l'âge qui courbe ton corps affaiblit aussi ta raison. C'est un malheur pour toi d'avoir vécu si longtemps. Que ta fille, ou ta bru, si tu as un fille, si tu as une bru, écoutent tes leçons. Je sais me conseiller moi-même ; et, pour te convaincre que tes remontrances sont vaines, apprends que je n'ai point changé d'avis. Pourquoi Minerve refuse-t-elle d'accepter mon défi ? pourquoi ne vient-elle pas elle-même me disputer le prix ?"

"Elle est venue !" s'écria la déesse  : et soudain, dépouillant les traits de la vieille, elle lui montre Pallas. Les Nymphes la saluent. Les femmes de Lydie s'inclinent avec respect devant elle. Arachné seule n'est point émue ; elle rougit pourtant. Un éclat subit a teint involontairement ses traits, et s'est bientôt évanoui, pareil à l'air qui se teinte de pourpre au lever de l'Aurore, et qu'on voit blanchir aux premiers feux du jour.

[50] Emportée par le désir d'une gloire insensée, elle persiste dans son entreprise, et court à sa ruine. La fille de Jupiter accepte le défi ; et renonçant à donner des conseils inutiles, elle s'apprête à disputer le prix. Aussitôt l'une et l'autre se placent de différents côtés. Elles étendent la chaîne de leurs toiles, et l'attachent au métier. Un roseau sépare les fils. Entre les fils court la navette agile. Le peigne les rassemble sous ses dents, et les frappe, et les resserre. Les deux rivales hâtent leur ouvrage. Leurs robes sont rattachées vers le sein. Leurs bras se meuvent avec rapidité ; et le désir de vaincre leur fait oublier la fatigue du travail.

[61] Dans leurs riches tissus, elles emploient les couleurs que Tyr a préparées ; elles unissent et varient avec art leurs nuances légères  : tel brille, en décrivant un cercle immense dans la nue, cet arc que de ses rayons le soleil forme sous un ciel orageux ; il brille de mille couleurs  : mais l'oeil séduit n'en peut saisir l'accord imperceptible, et séparer les nuances, qui semblent en même temps se distinguer et se confondre. Telle est la délicatesse de leur travail. Sous leurs doigts, de longs fils d'or s'unissent à la laine, et sur leurs tissus elles représentent des faits héroïques.

[70] Pallas peint sur le sien le rocher de Mars, et le différend qu'elle eut avec Neptune sur le nom que porterait la ville de Cécrops. Les douze grands dieux sont assis sur des trônes élevés ; ils brillent de tout l'éclat de l'immortalité. Leurs traits indiquent leur rang et leur grandeur. Au milieu d'eux, Jupiter porte sur son front la majesté suprême du monarque de l'univers. Neptune est debout. Il frappe le rocher de son trident, et de ses flancs ouverts s'élance un coursier vigoureux. C'est par ce prodige qu'il prétend au droit de nommer cette antique contrée. La déesse se peint elle-même, armée de sa lance et de son bouclier. Le casque brille sur sa tête, et la redoutable égide couvre son sein. De sa lance elle frappe la terre, qui soudain produit un olivier riche de son feuillage et de ses fruits. Les dieux admirent ; et Pallas, par sa victoire, termine la dispute, et couronne son travail.

Mais afin que sa rivale apprenne, par l'exemple, ce qu'elle doit attendre de son audace insensée, elle représente dans les angles de son tissu quatre combats pareils. Les figures sont beaucoup moins grandes ; mais elles ont toutes le caractère qui leur est propre, et l'oeil les distingue facilement.

[87] Ici la déesse peint Hémus, roi de Thrace, et Rhodope, son épouse, qui, dans leur fol orgueil, osèrent prendre les noms de Jupiter et de Junon. Autrefois souverains, ils sont aujourd'hui deux monts couronnés de frimas.

Là, elle représente le destin déplorable de la reine des Pygmées. Elle avait osé défier l'épouse du maître des dieux. Changée en grue, elle est condamnée à faire la guerre à ses sujets.

Plus loin, elle trace l'aventure d'Antigone, qui avait eu l'audace de se comparer à Junon. Ni les murs d'Ilion, ni Laomédon, son père, ne purent la garantir du courroux de la déesse ; et, changée en cigogne, elle est encore vaine de la blancheur de son plumage.

Dans le dernier coin du tissu on voit le malheureux Cyniras embrassant, dans les marches d'un temple, ses filles, ainsi métamorphosées par Junon. Il est étendu sur le marbre, et semble le baigner de ses pleurs.

[101] Minerve borde enfin ce tissu de rameaux d'olivier. Tel est son ouvrage  : elle le termine par l'arbre qui lui est consacré.

Arachné peint sur sa toile Europe enlevée par Jupiter. L'oeil croit voir un taureau vivant, une mer véritable. La fille d'Agénor semble regarder le rivage qui fuit ; elle semble appeler ses compagnes, et craindre de toucher, d'un pied timide, le flot qui blanchit, gronde, et rejaillit à ses côtés.

Elle peint Astérie résistant, mais en vain, à l'aigle qui cache Jupiter ; Léda, qui, sous l'aile d'un cygne, repose dans les bras de ce dieu ; ce dieu, qui, sous les traits d'un satyre, triomphe de la fille de Nyctéus [Antiope] et la rend mère de deux enfants ; qui trompe Alcmène sous les traits d'Amphytrion ; qui devient or avec Danaé, feu pur avec Égine, berger pour Mnémosyne, et qui, serpent, rampe et se glisse aux pieds de la fille de Déo.

[115] Et toi, Neptune, aussi, elle te peint auprès de la fille d'Éole, sous les traits d'un taureau. Tu plais à la mère des Aloïdes, sous la figure du fleuve Énipée ; faux bélier, tu trompes Bisaltis ; coursier fougueux, tu triomphes de la déesse des moissons ; mère du cheval ailé, Méduse, aux cheveux de serpent, t'aime sous la forme d'un oiseau, et Mélantho, sous celle d'un dauphin.

Elle donne aux personnages, elle donne aux lieux les traits qui leur conviennent. On voit Apollon prendre un habit champêtre, ou le plumage d'un vautour, ou la longue crinière d'un lion ; enfin, sous les traits d'un berger, il séduit Issé, fille de Macarée. Arachné n'a point oublié Érigone abusée, qui presse Bacchus caché dans un raisin ; ni Saturne, qui bondit en coursier près de Phylire, et fait naître le centaure Chiron. L'ouvrage est achevé ; la toile est ornée d'une riche bordure, où serpente en festons légers le lierre entrelacé de fleurs.

[129] Pallas et l'Envie n'y pourraient rien reprendre. La déesse, qu'irrite le succès de sa rivale, déchire cette toile, où sont si bien représentées les faiblesses des Dieux ; et de la navette que tient encore sa main, elle attaque Arachné, et trois fois la frappe au visage. L'infortunée ne peut endurer cet affront ; dans son désespoir, elle court, se suspend, et cherche à s'étrangler. Pallas, légèrement émue, et la soutenant en l'air  : "Vis, lui dit-elle, malheureuse ! vis  : mais néanmoins sois toujours suspendue. N'espère pas que ton sort puisse changer. Tu transmettras d'âge en âge ton châtiment à la postérité".

Elle dit, et s'éloigne, après avoir répandu sur elle le suc d'une herbe empoisonnée. Atteints de cet affreux poison, ses cheveux tombent, ses traits s'effacent, sa tête et toutes les parties de son corps se resserrent. Ses doigts amincis s'attachent à ses flancs. Fileuse araignée, elle exerce encore son premier talent, et tire du ventre arrondi qui remplace son corps les fils déliés dont elle ourdit sa toile.

NIOBÉ.
(VI, 146-312).

La Lydie frémit de ce châtiment. La Renommée en porta le bruit dans les villes de la Phrygie, et le propagea dans tout l'univers. Niobé, avant son hymen, et lorsqu'elle habitait encore Sipyle, dans la Méonie, avait connu la malheureuse Arachné ; mais elle apprit son malheur, qu'elle regarda comme le châtiment d'une fille vulgaire, et n'en retira pas cette leçon qu'il lui convenait de s'abaisser devant les dieux, et d'être moins superbe dans ses discours. Tout contribuait à la rendre présomptueuse et vaine ; mais quoique son amour-propre en fût flatté, ce n'étaient ni les murs bâtis aux accords de la lyre de son époux, ni le sang des dieux qui coulait dans ses veines, ni le sceptre des rois, qui l'enivraient d'un orgueilleux délire  : c'étaient ses enfants ; et Niobé eût pu être la plus heureuse des mères, si elle n'eût été elle-même trop fière de ce bonheur.

[157] La fille de Tirésias, Manto, qui connaît l'avenir, agitée par un esprit divin, prédisait un jour dans la rue de Thèbes  : "Isménides, criait-elle, courez ceindre vos têtes de laurier ! empressez-vous ! offrez vos voeux ! faites fumer l'encens aux autels de Latone et de ses enfants ! C'est Latone elle-même qui vous le commande par ma voix" ! Elle dit  : les Thébaines obéissent. Elles couronnent leur front du feuillage sacré. L'encens fume sur les autels, et la prière monte avec lui vers les cieux.

Cependant Niobé s'avance au milieu de sa nombreuse cour. On la reconnaît à sa robe de pourpre tissue d'or. Belle, malgré sa colère, elle agite sa tête superbe et ses cheveux sur son épaule ondoyants. Elle s'arrête, et promenant devant elle l'orgueil de ses regards  : "Quelle est, s'écria-t-elle, votre folie ? Pourquoi préférer ainsi les dieux qu'on vous annonce aux dieux que vous voyez ? Pourquoi Latone a-t-elle des autels, tandis que j'en attends encore ? Moi ! fille de Tantale, qui seul de tous les mortels fut admis à la table des dieux ! Moi, fille d'une soeur des Pléiades, et petite-fille d'Atlas, qui sur sa tête soutient l'axe des cieux ! Moi, dont le père fut fils de Jupiter ! Moi, dont Jupiter est encore le beau-père ! "

[177] "Les peuples de la Phrygie sont soumis à mes lois. Je règne dans le palais de Cadmus. Ces murs, qui s'élevèrent aux accords de mon époux, et le Thébain qui les habite, reconnaissent son pouvoir et le mien. Je possède d'immenses richesses qui s'offrent partout à mes regards. J'ai les traits et la majesté d'une déesse. Ajoutez à tant d'éclat sept filles et sept fils ; ajoutez bientôt sept gendres et sept brus ; et demandez ensuite d'où peut naître mon orgueil !"

[185] "Je ne sais pourquoi vous osez me préférer une Titanide, la fille de Céus, Latone, à qui la Terre refusa une retraite où elle pût enfanter. Votre divinité ne put trouver un asile ni dans le ciel, ni sur la terre, ni sur les mers. Elle fut exilée du monde jusqu'à ce que Délos, touchée de ses malheurs, et, pour arrêter sa course vagabonde, lui dit  : "Vous errez sur la terre, comme moi sur les mers" ; et elle lui offrit son sein mobile et flottant sur les ondes. Latone y devint mère de deux enfants. Mais ce n'est que la septième partie de ceux qui me doivent le jour. Je suis heureuse  : qui pourrait le nier ? Je serai toujours heureuse  : qui oserait en douter ? C'est ma fécondité qui assure mon bonheur. Je suis au-dessus des revers de la fortune. Quelque bien qu'elle puisse m'ôter, elle m'en laissera toujours plus que n'en possède Latone ; et ma félicité est trop élevée pour que rien puisse désormais en borner le cours. Quand même dans ce peuple d'enfants le Destin m'en ravirait plusieurs, je ne serai jamais réduite, comme Latone, à n'en avoir que deux. Ah ! combien elle sera toujours éloignée du nombre qui me restera ! Allez donc  : détachez de vos fronts ces couronnes, et cessez des sacrifices vains". Les Thébaines obéissent. Elles détachent le laurier qui ceint leurs cheveux ; elles interrompent leurs sacrifices ; mais elles continuent d'adorer la déesse en silence.

[204] Latone est indignée. Elle se transporte sur le sommet du Cynthe, et parle ainsi à ses enfants  : "C'est en vain que je suis votre mère ! c'est en vain que, fière de votre naissance, je croyais ne céder qu'à l'auguste Junon. Je doute maintenant de ma divinité. Si vous ne les protégez, on va s'éloigner des autels où, depuis tant de siècles, on m'adresse des voeux. Mais ce n'est pas tout encore. La fille de Tantale ajoute l'insulte à son impiété. Elle ose vous préférer ses enfants ; et, imitant le crime de son père, elle ose me mépriser, se comparer à moi, et flétrir ma maternité d'un reproche odieux. Je suis à peine mère, dit-elle ! Ah ! puisse-t-elle incessamment l'être moins que moi-même."

La déesse allait ajouter la prière à ce discours  : "C'en est assez, dit Apollon  : une plus longue plainte retarderait la vengeance" - " C'en est assez, s'écrie Diane" ! et l'un et l'autre, cachés dans un nuage, s'élancent rapidement dans les airs, et arrivent sur les remparts thébains.

[218] Hors des portes s'étend une plaine immense, sans cesse foulée par les chevaux rapides, sans cesse aplanie par les chars qui volent sur l'arène. C'est là que s'étaient rendus les enfants de Niobé, montés sur des coursiers ardents que pare la pourpre de Tyr, et qui obéissent à des freins d'or.

Tandis qu'Ismène, le premier qui fit sentir à Niobé l'orgueil d'être mère, modérant ses coursiers écumants, tourne et retourne en cercle, il jette un cri soudain. Un trait mortel le frappe et pénètre son coeur. Sa main mourante abandonne les rênes ; il penche lentement à gauche ; il tombe, et ses yeux se couvrent des ombres de la mort.

Au bruit du trait fatal qui siffle et résonne dans l'air, Sipyle presse son coursier  : tel qu'un pilote qui, présageant la tempête, à l'aspect du nuage menaçant, déploie toutes ses voiles et appelle le rivage   : tel Sipyle presse sa fuite. Mais le trait inévitable le suit ; il frémit sur sa tête, s'y fixe, et sort par sa bouche sanglante. Le cou tendu, il courait penché sur son coursier. Il glisse sur la crinière, et tombe, et roule sur l'arène.

[239] L'infortuné Phédime, et Tantale, qui porte le nom de son aïeul, après avoir terminé leur course, exerçaient à la lutte leur force et leur adresse. Ils aiment ces jeux d'une jeunesse ardente et vigoureuse. Déjà leurs seins se touchaient fortement pressés. Un même trait les atteint, les perce l'un et l'autre. En même temps ils gémissent, ils tombent ; leurs corps sont encore entrelacés. En même temps ils ferment les yeux et descendent chez les morts.

Alphénor, qui les voit expirants, se frappe, se meurtrit, accourt, soulève leurs corps glacés, veut les réchauffer, les embrasse, et meurt dans ce pieux devoir. Un trait lancé par Apollon lui perce le sein. Le fer qu'il en retire entraîne une partie du poumon. Son sang jaillit, et son âme s'évapore dans les airs.

[254] Le jeune Damasichthon ne meurt pas d'une seule blessure. Une flèche le frappe entre le genou et les noeuds souples de son jarret nerveux. Tandis que sa main veut arracher le trait fatal, un nouveau trait l'atteint à la gorge  : le sang qui s'élance avec force repousse le trait, et retombe avec lui.

Le dernier de tous, Ilionée, élève en vain ses bras vers le ciel, et lui adresse d'inutiles prières  : "Pardonnez, grands dieux", s'écriait-il, ignorant qu'il n'en avait que deux à fléchir. Apollon fut ému ; mais il n'était plus temps. La flèche meurtrière était déjà lancée ; elle frappe légèrement au coeur de cet enfant, qui expire dans de moindres douleurs.

Bientôt la Renommée, les cris du peuple, et le deuil de la cour, annoncent à Niobé le meurtre rapide de ses enfants ; elle s'étonne, elle s'indigne que les Dieux aient eu tant d'audace et tant de pouvoir. En même temps elle apprend qu'Amphion, son époux, vient de terminer, par le fer, sa vie et sa douleur.

[273] Oh ! qu'en ce moment Niobé était différente de cette reine superbe qui éloignait le peuple des autels de Latone ! Niobé, qui portait sa tête altière dans les murs de Thèbes, Niobé, enviée par les flatteurs qui formaient son cortège, de ses ennemis même pourrait maintenant obtenir la pitié. Elle presse, elle embrasse les corps glacés de ses enfants ; elle leur donne les derniers baisers. Levant ensuite vers le ciel ses bras décolorés  : "Jouis, s'écrie-t-elle, cruelle Latone ! jouis de ma douleur. Assouvis ton coeur de mes larmes. Repais ce coeur barbare du sang de mes enfants. Je souffre, et tu triomphes, implacable ennemie. Tu triomphes ! Mais que dis-je ? si mon malheur est extrême, moins heureuse que moi, tu me cèdes encore ; et, après tant de funérailles, je l'emporte sur toi."

Elle parle, et déjà résonne dans l'air l'arc tendu par la main de Diane. Les Thébains ont frémi  : Niobé seule est intrépide. L'excès du malheur ajoute à son audace. Couvertes de longs voiles de deuil, les cheveux épars, ses filles étaient debout rangées autour des lits funèbres de leurs malheureux frères. Soudain, l'une d'elles frappée arrache de son sein le trait déchirant, tombe sur le corps d'un de ses frères, et meurt en l'embrassant. Une autre s'efforçait de consoler sa mère infortunée ; elle parlait encore, elle expire atteinte par une invisible main. L'une tombe en fuyant ; une autre succombe à ses côtés ; une autre en vain se cache ; une autre tremble, et ne peut éviter son destin. Une seule restait. Sa mère la couvre de tout son corps, de tous ses habits, et s'écrie  : "De sept filles que j'eus, ah ! laisse-m'en du moins une  : je n'en demande qu'une, et la plus jeune encore !"

[301] Mais tandis qu'elle implorait Latone, cette tendre et dernière victime expirait dans ses bras. Veuve de son époux, ayant perdu tous ses enfants, Niobé s'assied au milieu d'eux. Tant de malheurs ont épuisé sa sensibilité. Déjà le vent n'agite plus ses longs cheveux. Son sang s'est arrêté, et son visage a perdu sa couleur. Son oeil est immobile. Tout cesse de vivre en elle. Sa langue se glace dans sa bouche durcie. Le mouvement s'arrête dans ses veines. Sa tête n'a plus rien de flexible ; ses bras et ses pieds ne peuvent se mouvoir. Ses entrailles sont du marbre. Cependant ses yeux versent des pleurs. Un tourbillon l'emporte dans sa patrie. Là, placée sur le sommet d'une montagne, elle pleure encore, et les larmes coulent sans cesse de son rocher.

LES PAYSANS DE LYCIE.
(VI, 313-381).

Par cet exemple, tous les mortels apprirent à redouter le courroux de Latone. Tous rendirent un culte plus religieux à la mère de Diane et d'Apollon. Et comme il arrive qu'un événement récent en rappelle de plus anciens, un vieillard raconta celui-ci  : "Les habitants de la fertile Lycie ne méprisèrent pas impunément cette grande déesse. C'est une histoire peu connue, parce qu'elle se rapporte à des hommes vulgaires ; mais elle est cependant remarquable ; et j'ai vu l'étang, j'ai vu les lieux qui ont gardé la mémoire de ce prodige. Chargé du poids des ans, ne pouvant supporter la fatigue d'un long voyage, mon père m'avait ordonné de lui amener des boeufs de Lycie, et m'avait donné pour guide un homme de cette nation. Tandis que je parcourais ses riches pâturages, j'aperçois au milieu d'un lac un autel antique, noirci par la fumée des sacrifices, et environné de roseaux qu'agite un vent léger. Mon guide s'arrête, et d'une voix qu'affaiblit la crainte  : "Sois-moi propice, dit-il" ! Je répète comme lui  : "Sois-moi propice" ! et cependant, je lui demande si cet autel est consacré aux Naïades, aux Faunes, ou à quelque dieu de ces contrées. L'étranger me répond  :

[331] "Jeune homme, ce n'est pas un dieu champêtre qu'on honore sur cet autel. Il appartient à cette déesse que Junon exila de l'univers, et qui obtint à peine un asile de la pitié de Délos, île qui flottait alors errante sur les mers. Là, sous l'arbre de Pallas, Latone donna le jour à deux jumeaux divins, en dépit de l'implacable Junon. Mais bientôt après, obligée de se soustraire au courroux de sa rivale, elle fuit, emportant dans ses bras le tendre et double fruit de son amour. Elle arrive dans la Lycie, contrée fameuse par la Chimère. Un jour que le soleil lançait sur les campagnes ses feux dévorants, Latone allait succomber à la fatigue d'un long voyage, au besoin d'étancher une soif ardente ; et ses enfants avaient tari ses mamelles arides. Elle découvre enfin, dans le creux d'un vallon fangeux, une source d'eau pure. Là des rustres coupaient alors l'osier en rejetons fertile, le jonc, et les herbes qui se plaisent dans les marais. Elle approche ; elle plie un genou, et, penchée sur les bords de l'onde propice, elle allait se désaltérer  : cette troupe grossière s'oppose à ses désirs  : "Pourquoi, dit la déesse, me défendez vous ces eaux ? Les eaux appartiennent à tous les humains. La nature, bonne et sage, fit pour eux l'air, la lumière, et les ondes. Je viens ici jouir d'un bien commun à tous. Cependant, comme un bienfait, je l'implore de vous. Mon dessein n'est pas de rafraîchir mon corps fatigué dans un bain salutaire. Je ne veux qu'apaiser ma soif. Ma bouche est desséchée ; elle laisse à peine un passage aride à ma faible voix. Cette onde sera pour moi un nectar précieux ; permettez m'en l'usage  : en vous le devant, j'avouerai que je vous dois la vie. Ah ! laissez-vous toucher par ces deux enfants qui, suspendus à mon sein, vous tendent leurs faibles bras" ; (et par hasard ils leur tendaient les bras.)

[351] Quel coeur assez barbare eût pu rester insensible à ces douces prières ! Mais ces pâtres grossiers les rejettent, et persistent dans leur refus. Bientôt, à l'injure ajoutant la menace, ils lui commandent de se retirer. Ce n'est pas même assez pour eux. De leurs mains, de leurs pieds, ils agitent, ils troublent le lac ; ils y bondissent, et font monter à sa surface l'épais limon qui reposait sous l'onde.

La colère de Latone lui fait oublier sa soif ; et, sans descendre plus longtemps à des prières indignes de la majesté des dieux, elle élève ses mains vers le ciel, et s'écrie  : "Vivez donc éternellement dans la fange des marais" ! Déjà ses voeux sont accomplis. Ils se plongent dans les eaux. Tantôt ils disparaissent dans le fond de l'étang ; tantôt ils nagent à sa surface. Souvent ils s'élancent sur le rivage ; souvent ils sautent dans l'onde ; et, sans rougir de leur châtiment, ils exercent encore leur langue impure à l'outrage ; et même sous les eaux, on entend leurs cris qui insultent Latone. Mais déjà leur voix devient rauque, leur gorge s'enfle, leur bouche s'élargit sous l'injure, leur cou disparaît ; leur tête se joint à leurs épaules ; leur dos verdit, leur ventre, qui forme la plus grande partie de leur corps, blanchit ; et changés en grenouilles, ils s'élancent dans la bourbe du marais."

MARSYAS.
(VI, 382-400).

Après qu'on eut raconté la triste aventure des pâtres de Lycie, on se rappela celle du Satyre si cruellement puni par le fils de Latone, vainqueur au combat de la flûte inventée par Minerve   : "Pourquoi me déchires-tu ? s'écriait Marsyas. Ah ! je me repens de mon audace. Fallait-il qu'une flûte me coûtât si cher" ! Cependant tous ses membres sont dépouillés de la peau qui les couvre. Son corps n'est qu'une plaie. Son sang coule de toutes parts. Ses nerfs sont découverts. On voit le mouvement de ses veines ; on voit ses entrailles palpitantes, et l'oeil peut compter ses fibres transparentes.

[392] Les dieux des forêts, les Faunes champêtres, les Satyres ses frères, Olympus, son disciple célèbre, les Nymphes, et tous les bergers de ces contrées, donnent des pleurs à son malheureux sort. La terre s'abreuve de tant de larmes ; elle les rassemble, et les faisant couler sur son sein, elle en forme un nouveau fleuve, qui, sous le nom de Marsyas, roule les eaux les plus limpides de la Phrygie, et va, par une pente rapide, se perdre dans la mer.

PÉLOPS.
(VI, 401-411).

De ces vieux récits, on revient aux malheurs de ce jour. Le peuple thébain pleure la mort d'Amphion et celle de ses enfants ; mais l'orgueil de Niobé excite son indignation. On dit que Pélops, son frère, donna seul des larmes à sa mort. En déchirant ses vêtements, il découvrit son épaule d'ivoire. Lorsqu'il vint au monde, cette épaule gauche était de chair comme la droite. Son père l'ayant autrefois égorgé pour le servir aux dieux, on rapporte que les immortels rassemblèrent ses membres pour les joindre ensemble, et que n'ayant pu retrouver celui qui tient le milieu entre la gorge et le bras, ils remplirent ce vide par une pièce d'ivoire, et ranimèrent ainsi Pélops tout entier.

PROGNÉ ET PHILOMÈLE.
(VI, 412-674).

Tous les princes voisins se réunirent à Thèbes, et partagèrent son deuil. Les villes de la Grèce, Argos, et Sparte, et Mycènes où devaient régner un jour les Pélopides ; Calydon, que Diane n'avait pas encore voué à sa haine ; la superbe Orchomène, Corinthe, célèbre par son airain ; la fertile Messène, Patras, l'humble Cléones, Pylos, où devait régner le père de Nestor ; Trézène, où régna depuis l'aïeul de Thésée ; et toutes les cités que l'isthme renferme entre deux mers ; et toutes celles qui s'élèvent au-delà de l'isthme, engagèrent leurs rois à consoler la tristesse de Pélops. Athènes, qui l'eût cru ? manqua seule à ce pieux devoir.

[422] Mais la guerre était à ses portes. Les barbares avaient passé les mers, et menaçaient ses remparts. Térée, roi de Thrace, arme pour sa défense. Il vient, chasse les barbares, et rend son nom fameux par cette éclatante victoire. Pandion, roi d'Athènes, veut témoigner sa reconnaissance à ce prince, fils de Mars, puissant par ses richesses et par le nombre de ses sujets. Il l'unit à sa fille Progné. Mais Junon, qui préside à l'hymen, et le dieu Hyménée, n'ont point scellé l'union des deux époux. Les Grâces n'ont point orné le lit nuptial ; les Euménides le préparent et l'éclairent de leurs torches funèbres. Un hibou sinistre profane de ses regards cette couche fatale. C'est sous cet augure que sont unis Térée et Progné. C'est ce même augure qui préside à la naissance de leur premier enfant. Cependant toute la Thrace témoigne son allégresse, et rend grâces aux dieux. Elle consacre, par des fêtes solennelles, et le jour où la fille de Pandion devint l'épouse de son roi, et le jour funeste qui marqua la naissance d'Itys ; tant l'apparence abuse souvent les faibles mortels ! Déjà le soleil avait cinq fois ramené les saisons, quand Progné, mêlant les plus tendres caresses à ses discours  : "Si vous m'aimez, dit-elle à Térée, et si je vous suis chère, souffrez que j'aille voir ma soeur ; ou obtenez de Pandion qu'elle vienne en ces lieux. Vous promettrez à mon père qu'elle retournera bientôt auprès de lui ; la voir et l'embrasser est la plus grande faveur que je puisse demander aux dieux, et c'est à vous-même que je peux la devoir." Elle dit, et Térée ordonne qu'on prépare ses vaisseaux. Il part ; et secondé par la rame et les vents, il arrive aux remparts de Cécrops, il entre dans le port du Pirée.

[447] Après avoir donné les premiers embrassements à son beau-père ; après avoir joint sa main à sa main, il commence son discours sous des auspices funestes. Il exposait déjà les motifs de son voyage ; il faisait connaître à Pandion les voeux de Progné. Il promettait que Philomèle serait bientôt rendue à son amour  : en ce moment paraît Philomèle, riche de sa parure, mais plus riche encore de sa beauté. Telles on peint les nymphes et les dryades lorsqu'elles se montrent dans les forêts, si cependant on leur suppose ces superbes ornements, cette riche parure.

Térée la voit et s'enflamme, comme s'allument le chaume ancien, la feuille aride, et l'herbe desséchée. Philomèle pouvait aisément séduire et plaire. Mais le naturel ardent de Térée l'excite encore. Le Thrace est prompt et violent dans ses passions ; et Térée brûle emporté par ses penchants et par ceux de sa nation.

[461] Dans ses désirs impétueux il médite de séduire les compagnes de Philomèle, de corrompre la fidélité de sa nourrice. Il veut la tenter elle-même par d'immenses présents ; perdre s'il le faut tout son royaume ; ou enlever la princesse, et armer pour elle tous ses soldats. Il n'est rien que n'ose son amour effréné ; et son coeur ne peut plus contenir tous les feux dont il est embrasé. Il s'irrite des délais qu'on lui oppose. Il revient avec une ardeur empressée aux voeux de son épouse ; en les disant, il exprime les siens. L'amour le rend éloquent ; et si son empressement semble trahir ses feux  : "C'est Progné, dit-il, qui parle par ma voix" ; et il pleure, comme si Progné lui eût recommandé de répandre des larmes.

[472] Dieux ! quelle nuit obscure empêche de lire dans le coeur des mortels ! Térée médite un crime, et on le croit tendre et vertueux ; on l'honore, on le loue  : que dis-je ? Philomèle partage le voeu qu'il exprime ; et, pressant Pandion dans ses bras, elle demande à voir sa soeur. Elle invoque l'aveu d'un père ; elle le conjure par elle-même et contre elle-même, de ne pas rejeter sa prière.

Térée l'observe dans ce tendre abandon. C'est un aliment de plus à sa flamme funeste. Les bras dont elle tient son père enlacé, les chastes baisers qu'elle imprime sur son front, tout est aiguillon, tout est feu, tout augmente son délire. Il voudrait être Pandion ; et s'il l'était, serait-il moins impie !

[483] Enfin Pandion se laisse vaincre à leurs vives instances. Philomèle charmée rend grâce, et s'applaudit, pour sa soeur et pour elle, d'un succès qui fera la perte et d'elle et de sa soeur.

Déjà les coursiers du soleil se précipitant dans la voie où s'incline l'Olympe, allaient toucher la barrière de l'occident. On dresse dans le palais les tables du festin. Le vin coule à longs flots dans des coupes d'or ; et chacun s'abandonne ensuite au repos de la nuit.

Mais, loin de Philomèle, Térée est encore en proie à son violent délire. Il se rappelle ses traits, sa démarche, ses bras ; et, pour tout le reste, son imagination seconde ses désirs. Il se plaît à nourrir les feux dont il est dévoré ; et son trouble et ses transports éloignent de lui les bienfaits du sommeil.

[494] Le jour luit, et déjà Térée est prêt à partir. Pandion l'embrasse, et lui recommande en pleurant sa chère Philomèle  : "Mon fils, dit-il, puisque le veulent ainsi Philomèle et Progné, puisque vous le voulez vous-même, et que la piété de mes enfants me force d'y consentir, je vous la confie. Mais, je vous en conjure, et par la foi que nous nous sommes donnée, et par les noeuds qui nous unissent, et par les dieux immortels, veillez sur elle avec la tendresse d'un père. Pressez ensuite son retour. Elle est la consolation, le doux appui de ma vieillesse. Quelque courte que soit son absence, elle sera longue pour moi. Et toi, ma chère Philomèle, si j'ai des droits à ton amour, hâte-toi de revenir auprès d'un père qui souffre déjà trop d'être séparé de ta soeur."

Il disait, et en pleurant il embrassait sa fille ; et ses pleurs mêlaient un charme secret à ses tendres chagrins. Il prend la main de sa fille et la main de Térée, gage de la foi de leurs promesses. Il les serre dans ses mains. Il donne à son gendre, il donne à Philomèle de doux embrassements pour Progné, pour le jeune Itys. Il allait dire les derniers adieux  : sa voix s'éteint dans les sanglots ; et son âme semble agitée par de noirs pressentiments.

[511] Philomèle est placée sur le vaisseau fatal. La rame fend les flots, et la terre semble s'éloigner  : "Je triomphe, s'écrie Térée ! j'emporte enfin cette proie objet de tous mes voeux" ! Sa joie est un délire ; et déjà il retient à peine la violence de ses transports. Le barbare a le regard sur elle, et ne le détourne jamais. Tel l'oiseau de Jupiter, sous sa tranchante serre, enlève un lièvre timide, et le porte dans son aire ; il ne craint plus de perdre sa proie, et cependant il fixe encore sur elle l'oeil avide d'un ravisseur.

Déjà le vaisseau touche aux rives de la Thrace. Déjà les matelots fatigués sont descendus sur le rivage. Térée conduit la fille de Pandion vers une haute tour, au fond d'une forêt antique et sauvage. Il l'entraîne pâle et tremblante. Elle craint tout, elle pleure, et demande où est sa soeur. Le barbare l'enferme ; et bientôt, avouant son crime, il triomphe par la violence d'une vierge qui, seule et sans appui, implore souvent par ses cris et son père, et sa soeur, et les dieux, qui ne l'entendent pas. Elle tremble et frémit  : telle la brebis timide craint encore lorsqu'un chien courageux vient de l'arracher, teinte de son sang, à la dent du loup avide. Telle la colombe, échappée au vautour, palpite en voyant son aile ensanglantée, et craint encore la serre cruelle qu'elle vient d'éviter.

[531] Bientôt, revenue à elle-même, Philomèle arrache ses cheveux, se meurtrit le sein et, dans son désespoir, tendant les bras vers Térée, elle s'écrie  : "Barbare ! qu'as-tu fait ? Cruel ! ni les prières de mon père, ni les larmes qui les rendirent si touchantes, ni le souvenir de ma soeur, ni ma timide innocence, ni les droits sacrés de l'hymen  : rien n'a pu t'arrêter. Tu as tout violé. Philomèle est donc la rivale de Progné ! Térée est l'époux des deux soeurs ! Ah ! méritais-je cette horrible destinée ! Perfide ! achève, arrache-moi la vie. Ce dernier crime manque à ta fureur. Eh ! que ne l'as-tu commis avant ton exécrable attentat ! mon ombre serait descendue sans tache chez les morts. S'il est des dieux vengeurs, s'ils ont vu mon outrage, si tout n'a pas péri avec mon innocence, tremble, je serai vengée. Je braverai la honte. Si tu m'en laisses le pouvoir, je raconterai moi-même tes forfaits ; je veux en épouvanter le monde. Si tu me retiens captive dans ces forêts, je les ferai retentir dans ces forêts. J'attendrirai ces rochers témoins de tes fureurs. Je frapperai le ciel de mes cris, et les dieux, s'il en est qui l'habitent, les dieux me vengeront !"

[549] Ces reproches, ces menaces agitent le tyran, et remplissent son âme de rage et de terreur. Emporté par l'une et l'autre, il tire le glaive qui pend à son côté ; il saisit par les cheveux sa victime, lui tord les bras, et l'enchaîne. Elle lui tend la gorge ; le glaive brille à ses yeux ; elle espérait la mort. Le monstre saisit et presse entre deux fers mordants, sa langue, qui essaie encore l'imprécation et le nom de son père ; il la coupe jusques à la racine ; elle tombe, palpite, et murmure sur la terre sanglante. Telle la queue d'un serpent que le fer a coupée s'agite, et cherche en mourant à rejoindre son corps.

[561] Après ce nouvel attentat, le monstre ose encore (si pourtant il est permis de le croire), il ose, dans d'horribles embrassements, profaner ce corps qu'il vient de mutiler. Il se présente ensuite devant Progné, qui lui demande sa soeur. Il verse des larmes trompeuses ; il annonce la mort de Philomèle, et sa feinte douleur achève de confirmer son récit. La reine abusée dépouille la pourpre et l'or de ses habits ; elle se couvre de longs voiles de deuil. Elle appelle en pleurant les mânes de Philomèle autour d'un vain tombeau, monument de sa douleur. Mais ce n'était pas ainsi qu'il fallait pleurer les destins de sa soeur.

[571] Le soleil avait parcouru les douze signes qui partagent l'année. Que faisait Philomèle ? des gardes l'empêchent de fuir. Les murs de sa prison sont trop élevés. Sa bouche muette ne peut révéler sa funeste aventure. Mais enfin sa douleur profonde la rend industrieuse, et le génie naît de l'adversité.

L'aiguille mêle sur la toile des fils de pourpre à des fils blancs ; et bientôt par un art nouveau ce tissu retrace le crime de Térée et le malheur de sa victime. Philomèle confie cet ouvrage à l'une de ses femmes, et, par ses gestes, l'invite à le porter à la reine. L'esclave remplit ce message sans en connaître l'objet. Progné déroule le tissu fatal ; elle y lit la déplorable aventure de sa soeur. Elle lit, et se tait. Quelles paroles, quels cris exprimeraient l'horreur dont elle est saisie ! Mais, sans s'arrêter à verser des larmes inutiles, prête à tout entreprendre, prête à tout oser, elle roule d'affreux desseins, et médite en silence une vengeance terrible.

[587] C'était le temps où les femmes de la Thrace célébraient les mystères triétériques. La nuit est consacrée à ces fêtes de Bacchus. La nuit a déployé ses voiles. La nuit, le Rhodope retentit du son aigu des instruments d'airain. La nuit, Progné sort de son palais. Elle connaît les rites des orgies ; elle prend les armes des Bacchantes. Le pampre couronne sa tête. À son côté gauche pend une peau de cerf ; elle porte sur son épaule une lance légère.

Terrible, agitée des fureurs de la vengeance, et feignant l'inspiration des fureurs de Bacchus, la reine parcourt les forêts ; elle est suivie de ses nombreuses compagnes. Elle arrive avec elles à la tour qui renferme Philomèle. Les échos répètent ses hurlements ; elle crie, Évohé ! brise les portes, enlève sa soeur, la revêt de l'habit des Bacchantes, couvre son front des lierres consacrés, l'entraîne épouvantée, et la conduit dans son palais.

[601] L'infortunée a frémi d'horreur. Tout son sang s'est glacé quand elle a touché le seuil de ce palais funeste. Progné la mène dans un lieu retiré ; elle la dépouille des signes mystérieux des orgies, et débarrasse du lierre son front, qui pâlit de honte et de douleur. Elle veut l'embrasser. mais Philomèle n'ose lever les yeux ; elle se regarde comme la rivale de sa soeur ; et tenant sa tête inclinée vers la terre, elle veut jurer, elle veut attester les dieux que sa volonté ne fut point complice de son crime ; et au défaut de la voix, le geste exprime sa pensée. Progné s'enflamme et s'abandonne aux transports de sa fureur. Elle blâme les pleurs de Philomèle  : "Ce ne sont pas des pleurs, s'écrie-t-elle, c'est du sang qu'il s'agit ici de répandre. C'est le fer qu'il faut saisir, ou tout ce qui peut être plus terrible encore que le fer. Oui, je suis prête à tous les crimes de la vengeance. Oui, je porterai la torche dans ce palais, et sous ses toits embrasés je précipiterai le coupable Térée ; ou j'arracherai à ce tigre et la langue et les yeux ; ou le fer éteindra dans son sang son détestable amour ; ou par mille blessures, je chasserai de son corps son âme criminelle. Je médite un grand crime ; mais j'ignore encore à quel affreux dessein s'arrêtera ma vengeance". Elle parlait. Itys en ce moment vient au-devant de sa mère ; et soudain sur tout ce qu'elle peut, la vue de cet enfant l'éclaire et la décide. Elle jette sur lui un regard farouche  : "Ah ! que tu ressembles à ton père" ! Elle dit, et se tait. Elle a conçu le crime le plus affreux  : sa fureur concentrée n'en est que plus terrible.

[624] Cependant, Itys s'approche de sa mère. Il lève, il tend ses petits bras pour l'embrasser. Suspendu à son cou, il lui donne de tendres baisers ; il lui prodigue les douces caresses de l'enfance. Sa mère est attendrie ; la colère n'anime plus ses traits ; et, malgré elle, ses yeux se remplissent de larmes. Mais bientôt elle sent que dans son coeur l'amour maternel va triompher de son ressentiment. Elle détourne ses regards attendris, et les reporte sur sa soeur. Tour à tour elle regarde Itys et Philomèle  : "Pourquoi, dit-elle, l'un me touche-t-il par ses caresses, tandis que l'autre, privée de l'organe de la voix, ne peut se faire entendre ! Il me nomme sa mère, pourquoi ne peut-elle me nommer sa soeur ! Fille de Pandion ! vois donc quel est ton époux ! songe au sang qui coule dans tes veines ! La piété est crime envers un époux tel que le tien".

[636] Soudain, telle qu'aux rives du Gange, une tigresse emporte un faon timide dans les sombres forêts, Progné saisit son fils et l'entraîne au fond de son palais ; et tandis que déjà, prévoyant son sort, il tend des bras suppliants, et s'écrie  : "Ô ma mère ! ô ma mère" ! et cherche à l'embrasser, elle plonge un poignard dans son coeur, sans détourner les yeux. Un seul coup avait suffi pour ce meurtre exécrable  : cependant Philomèle égorge aussi cette tendre victime. Une tante, une mère, déchirent ses membres palpitants, qu'un reste de vie semble animer encore. Elles en plongent une partie dans des vases d'airain. Elles placent le reste sur des charbons ardents ; et le lieu le plus retiré du palais est souillé de sang et de carnage.

[647] Progné fait servir ces mets exécrables à Térée, à Térée tranquille et libre de soupçon ; et feignant un banquet sacré, où, selon un usage antique et révéré dans Athènes, sa patrie, la reine seule peut être admise auprès de son époux, elle ordonne, et tous ceux qui sont présents se retirent. Térée, assis sur le trône de ses aïeux, se repaît de son propre sang, et engloutit dans ses entrailles les entrailles de son fils ; et telle est encore son erreur qu'il demande son fils ! "Faites venir mon fils" ! disait-il à son épouse. Elle ne peut plus contraindre une barbare joie, et impatiente de lui annoncer son malheur  : "Tu demandes Itys, dit-elle ! Itys est avec toi". Il regarde, il cherche autour de lui. Il appelait son fils  : Philomèle, les cheveux épars, de meurtre dégouttante, s'élance, élève en l'air la tête d'Itys, et la jette à son, père. Oh ! qu'elle aurait voulu pouvoir parler en ce moment, et, par ses discours furieux, exprimer l'affreuse joie d'une affreuse vengeance !

[661] Le roi de Thrace repousse la table, s'écrie, et appelle à son secours les terribles Euménides. Il voudrait de ses flancs entrouverts arracher ce mets exécrable, cette partie de lui-même qu'il a dévorée. Il pleure, il s'appelle lui-même le tombeau de son fils. Bientôt, le fer à la main, il poursuit les filles de Pandion ; elles semblent voler  : elles volent en effet dans les airs. Philomèle va gémir dans les forêts ; Progné voltige sous les toits ; mais elles conservent les marques de leur crime, et leur plumage est encore ensanglanté.

Emporté par sa douleur et par sa rage, Térée est aussi changé en oiseau. C'est la huppe. Une aigrette surmonte sa tête ; son bec, qui s'allonge, prend la forme d'un dard et sa tête est armée et menaçante.

BORÉE.
(VI, 675-701).

Cependant Pandion ne put se consoler du triste destin de ses enfants ; et longtemps avant les jours de la vieillesse, il descendit chez les morts.

[677] Le sceptre et le gouvernement d'Athènes passèrent entre les mains d'Érechthée, dont le règne fut aussi grand par la justice que puissant par les armes. Il avait quatre fils et quatre filles ; deux d'entre elles pouvaient se disputer le prix de la beauté. Aimable Procris, Céphale, petit-fils d'Éole, était votre heureux époux. Mais Borée soupira longtemps en vain pour Orithye. L'exemple de Térée et l'horreur qu'inspiraient les Thraces étaient un obstacle à son bonheur. Orithye lui fut refusée tant qu'il se borna à la demander, tant qu'il employa d'inutiles prières. Voyant enfin qu'il n'obtenait rien de ses soins respectueux, il s'abandonne à sa violence, et reprend son fougueux caractère  : "Je l'ai mérité, dit-il. Pourquoi me suis-je dépouillé des armes qui me conviennent, la force, la colère, et la violence ! pourquoi suis-je descendu à des prières, dont l'usage devrait m'être inconnu ! La force est mon partage  : par elle je dissipe les nuages ; par elle je soulève les mers, je déracine le chêne altier, je durcis les neiges sur la terre, je fais tomber la grêle qui bat les champs désolés. C'est moi qui, dans les plaines de l'air, car c'est là le théâtre de ma fureur, c'est moi qui rencontre mes frères, et les combats, et lutte avec un tel effort, que l'éther retentit et tonne de la violence de notre choc, et que, du sein des nuages qui s'entrouvrent, jaillissent la foudre et les éclairs. C'est moi qui pénétrant dans les antres de la terre, et qui soulevant mon dos dans ses vastes cavernes, par d'immenses secousses ébranle la terre et les enfers. C'est par de tels moyens qu'il me fallait prétendre à l'hymen d'Orithye. Je ne devais point prier Érechthée, mais employer la force, et lui donner un gendre malgré lui."

ZÉTÈS ET CALAÏS.
(VI, 702-721).

C'est en ces termes, ou en d'autres non moins violents, que s'exprime Borée. Il agite ses ailes, et soudain la terre est ébranlée, la mer profonde a frémi. Il déploie sur le sommet des monts sa robe, qui soulève des torrents de poussière. Il balaie au loin la terre ; et, enveloppé d'un sombre nuage, il embrasse de ses ailes la tremblante Orithye ; il l'enlève au milieu des airs ; et, dans son vol rapide, les feux dont il brûle deviennent plus ardents.

[708] Le ravisseur ne suspend sa course que lorsqu'il arrive aux champs de la Thrace, où il a fixé son empire. C'est dans la Thrace que la fille d'Érechthée devient épouse et mère. Elle y donne le jour à deux jumeaux qui réunirent les ailes de Borée aux attraits de leur mère. Mais on dit qu'ils ne reçurent point ces ailes en naissant, et qu'ils en furent privés jusqu'à ce que l'âge brunit l'or de leurs cheveux, jusqu'à ce qu'un poil naissant vint altérer la première fleur de leur teint. Alors, pareils aux oiseaux, leur dos se couvrit d'un superbe plumage, en même temps que leurs joues se cotonnèrent d'un léger duvet. Et lorsque l'enfance eut fait place à la jeunesse, ils montèrent avec les Argonautes sur le premier vaisseau qui osa fendre les ondes, et voguant sur des mers inconnues, ils accompagnèrent Jason à la conquête de la toison d'or.

 


À Paris, chez les éditeurs, F. Gay, Ch. Guestard, Quatre tomes, 1806.


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