Livre V.
1806
OVIDE
Traduction nouvelle avec le texte latin, suivie d'une analyse de l'explication des fables, de notes géographiques, historiques, mythologiques et critiques par M. G. T. Villenave ; ornée de gravures d'après les dessins de MM. Lebarbier, Monsiau, et Moreau.
© Théâtre classique - Version du texte du 06/08/2017 à 23:16:24.
LIVRE V
ARGUMENT. Métamorphoses de Phinée et de ses compagnons en rochers ; d'un enfant en lézard ; de Lyncus en lynx ; d'Ascalaphus en hibou ; de Cyané et d'Aréthuse en fontaines, et des Piérides en pies. Enlèvement de Proserpine. Voyages de Cérès et de Triptolème.
PHINÉE (V, 1-235).
Tandis que le fils de Danaé raconte ces merveilles, le palais de Céphée retentit de cris tumultueux. Ce ne sont plus les chants des fêtes de l'Hymen ; c'est le bruit terrible précurseur du meurtre et des combats. Le trouble et la confusion succèdent à l'allégresse, à la joie du festin. Telle frémit la tranquille surface des ondes, quand les vents déchaînés ont troublé le repos des mers.
[8] L'imprudent Phinée, auteur de ce tumulte, s'avance à la tête de ses compagnons, et agitant un javelot de frêne, à la pointe d'airain : "Me voici, s'écrie-t-il, perfide ravisseur de mon épouse ! me voici prêt à me venger. Ni tes ailes, ni Jupiter, que tu feins auteur de ta naissance, ne pourront te sauver de ma fureur" ! Il dit, et s'apprête à lancer son javelot : "Que faites-vous ? lui crie Céphée : ô mon frère ! quel aveugle transport vous entraîne ? Est-ce là le salaire dû à de tels bienfaits ? est-ce là le prix du salut de ma fille ? Ah ! si la vérité peut ici se faire entendre, ce n'est point ce héros qui vous ravit Andromède : c'est la colère des Néréides ; c'est l'oracle d'Ammon ; c'est le monstre odieux qui, du sein des mers, venait la dévorer ! Vous la perdîtes dès lors qu'elle fut condamnée. Cruel ! pourriez-vous préférer qu'elle eût perdu la vie ? et la douleur d'un père vous consolerait-elle de sa mort ? C'est donc peu qu'enchaînée sous vos yeux, vous ne l'ayez secourue ni comme oncle, ni comme époux. Vous plaindriez-vous encore qu'un autre l'eût délivrée, et voudriez-vous lui arracher le prix de sa victoire ? Si ce prix paraît si cher à vos yeux, il fallait le mériter sur ce rocher même où ma fille était enchaînée. Souffrez du moins que le héros qui l'a sauvée, qui, en la sauvant, a consolé ma vieillesse, reçoive la récompense qui lui est due, que je lui ai promise, et réfléchissez enfin que ce n'est pas à vous qu'on le préfère, mais à la mort inévitable qui allait nous la ravir".
[30] Phinée se tait ; il menace de ses regards et son frère et Persée, incertain sur lequel il dirigera ses premiers coups. Il n'hésite pas longtemps, et lance sur son rival, avec la force et l'égarement de la fureur, le javelot qui s'enfonce dans le siège du héros. Soudain le héros se lève, et du même trait qu'il arrache, il eût atteint son superbe ennemi, s'il ne se fût caché derrière un autel, qui n'eût pas dû le protéger. Cependant le trait ne vole pas en vain ; il frappe au front Rhétus, qui tombe, palpite, et des flots de son sang souille les tables du festin.
Les compagnons de Phinée sont transportés d'une aveugle fureur. Les traits volent. On s'écrie que Céphée doit périr avec son gendre : mais Céphée s'est déjà retiré, attestant et la foi qu'il a jurée et les dieux de l'hospitalité, qu'il est innocent de ces désordres et de ces excès.
[46] La guerrière Pallas vole au secours du fils de Jupiter ; elle le couvre de son égide, et soutient son courage. Athis, jeune Indien, avait suivi le parti de Phinée. Limnéé, fille du Gange, lui donna, dit-on, le jour dans ses grottes humides. Seize ans étaient son âge. Il relevait sa beauté de tout l'éclat de la parure. Vêtu d'une robe de pourpre ornée de franges d'or, il portait un riche collier ; un superbe bandeau rattachait ses cheveux parfumés de myrrhe. Quelque grande que fût son adresse à lancer au loin le javelot, il était encore plus habile à tirer de l'arc. Mais tandis qu'il le courbe avec effort, Persée saisit un tison sur l'autel, l'atteint au front, l'écrase, et le renverse expirant.
[59] L'assyrien Lycabas verse des pleurs de rage, en voyant le bel Athis, qu'il aime tendrement, étendu sur le marbre, exhalant sa vie par sa large blessure. Il saisit l'arc qu'Athis avait tendu : "Combats avec moi, barbare ! crie-t-il à Persée. Tu n'auras pas longtemps à t'applaudir de la mort d'un enfant et d'une victoire qui te rend plus odieux qu'elle ne t'honore". Il achevait à peine : le trait vole avec force lancé ; le petit-fils d'Acrisius l'évite, le reçoit dans les plis de sa robe, et levant sur Lycabas cette épée qu'il avait teinte du sang de Méduse, il la plonge dans son sein. L'Assyrien, tournant sur Athis des yeux qui déjà s'éteignent dans les ombres de la mort, tombe sur le corps de son jeune ami, et emporte aux Enfers la consolation de le suivre et de mourir avec lui.
[74] Cependant le fils de Métion, Phorbas, qui naquit à Syène, et Amphimédon de Libye, trop empressés au combat, glissent et tombent dans le sang dont le palais était inondé. Ils se relevaient : le fatal cimeterre atteint l'un à la gorge, et frappe l'autre dans les flancs. Mais il faut d'autres armes contre Érytus, fils d'Actor, qui s'avance portant, au lieu d'un javelot léger, une pesante hache d'airain. Le héros saisit sur la table, à deux mains, une urne, masse énorme, ciselée par une main savante, et la jette sur son ennemi, qui, vomissant un sang épais, presse la terre de son corps palpitant. Déjà Polydegmon, qui se disait issu de Sémiramis ; Abaris, qui fut nourri sur le Caucase ; Lycétus, né sur les bords du Sperchius ; Hélix, à la longue chevelure ; et Clytus, et Phlégyas, sont tombés sous les coups du fils de Jupiter. Il foule aux pieds des monceaux de morts ou de mourants.
N'osant combattre de près son redoutable ennemi, Phinée lui lance un second javelot, qui s'égare et va percer Idas, Idas, qui, malgré lui témoin du combat, n'avait pas combattu. Il lance un regard terrible sur Phinée, et s'écrie : "Puisque tu me forces à prendre un parti, défends-toi de l'ennemi que tu viens de te faire, et paie de ton sang le mien par tes mains répandu !". Il dit, et veut lui renvoyer le fer qu'il arrache de sa blessure ; mais le sang en jaillit avec trop de violence ; il tombe, il expire sans pouvoir se venger.
[97] Hoditès, qui ne reconnaît au-dessus de lui que Céphée, est abattu par Clymène ; Prothoénor, par Hypsée ; Hypsée lui-même par le Lyncide. Au milieu de cette foule au carnage échauffée, paraît Émathion, vieillard, ami de la Justice, et qui craint les dieux. Le poids des ans le rend inhabile aux combats : il combat de la voix. Il maudit ces funestes divisions et ces armes impies. Mais tandis que ses mains tremblantes embrassent l'autel, Chromis fait tomber sa tête dans les feux sacrés ; et son âme s'exhale dans les flammes, en murmurant des imprécations contre les meurtriers.
Phinée fait descendre chez les morts Ammon et Brotéas, qui furent portés ensemble dans le même sein, et qui eussent été invincibles, si le ceste eût pu vaincre l'épée. Il immole Ampycus, prêtre de Cérès, dont le front est ceint du bandeau sacré. Tu péris aussi, fils de Japet, toi qui n'étais pas né pour les jeux sanglants de la guerre, mais pour célébrer sur ta lyre les douceurs de la paix, et qui n'étais venu dans ces lieux que pour chanter l'Hymen, sa fête, et ses plaisirs. Pettalus l'avait vu s'éloignant de la scène du carnage, et tenant sa lyre, arme trop inutile : "Va, dit-il, avec un ris moqueur, achever tes chants dans les Enfers". Il le frappe alors à la tempe gauche : l'infortuné chancelle, tombe, et les cordes de sa lyre rendent un son lamentable sous ses doigts mourants.
[119] L'intrépide Lycormas ne laisse point ce meurtre sans vengeance. D'un bras nerveux il arrache de la porte une barre de fer, et frappe Pettalus, qu'il écrase, qu'il abat, comme sous la massue tombe un jeune taureau. Pélatès, qui naquit sur les bords du Cinyps, voulait arracher un autre barreau : Corythus, qui vint de la Marmarique, perce d'un trait aigu sa main, qui reste attachée à la porte. Abas l'achève en lui perçant le flanc, et, sans tomber, Pélatès expire suspendu par la main.
On voit périr Mélanée, qui avait suivi le parti du héros, et Dorylas, le plus riche des Nasamons, qui possédait de vastes champs, d'innombrables moissons. Le fer qui l'a blessé s'arrête dans l'aine, où les coups sont mortels. Le bactrien Halcyonée, qui l'a frappé, voyant ses yeux déjà couverts des ombres du trépas, insulte à ses derniers soupirs : "De tant de champs dont tu fus le maître, qu'il te reste seulement l'espace qui couvre ton corps !" Il dit, et s'éloignait ; mais Persée va venger Dorylas ; il arrache de sa blessure fumante le javelot qu'il renvoie au Bactrien. Le fer l'atteint au front, le traverse, s'y fixe, et paraît également des deux côtés de la tête.
[140] Tandis que la fortune seconde son courage, le fils de Jupiter frappe diversement Clytius et Clanis, nés d'une même mère. Un trait fortement lancé perce les deux cuisses du premier ; le second reçoit un javelot qu'il mord avec rage dans sa bouche sanglante. Persée immole Céladon, de Mendès ; Astrée qui doit le jour à une mère de Syrie, et dont le père est incertain ; Éthion, habile autrefois dans l'art de connaître l'avenir, mais qui dans ce jour n'a pu prévoir sa destinée ; et Thoactès, écuyer de Phinée ; et Agyrtès, infâme par le meurtre de son père.
Cependant les ennemis à vaincre l'emportent par le nombre sur ceux qui sont vaincus. À la perte d'un seul, mille sont encore acharnés. Tous combattent contre la justice, contre la foi donnée. Le héros n'a pour lui que les pleurs de son beau-père, de la reine, et de sa nouvelle épouse, qui remplissent le palais de vains gémissements. Leurs voix sont étouffées par le bruit des armes et par les cris des mourants. Bellone arrose de sang les pénates du palais, et renouvelle sans cesse la mêlée et la fureur des combattants.
[157] Phinée et ses mille compagnons entourent et pressent le héros. Les traits volent autour de lui, brillent à ses yeux, sifflent à ses oreilles : telle et moins épaisse est la grêle qui tombe en hiver. Il appuie son dos contre une haute colonne, et ne pouvant plus être surpris par derrière, tourné contre la foule, il en soutient tous les efforts. Mais à la fois l'attaquent et le pressent d'un côté Molpée, de Chaonie, de l'autre le nabathéen Échemmon. Tel qu'un tigre qui, pressé par la faim, s'il entend mugir deux troupeaux dans diverses vallées, hésite sur celui qu'il doit attaquer, et voudrait les attaquer ensemble : tel Persée, incertain s'il doit frapper à droite ou à gauche, blesse enfin Molpée au-dessus du genou ; Molpée s'éloigne, et sa fuite suffit au héros. Échemmon furieux le presse ; il veut l'atteindre à la tête ; mais dans son aveugle transport il frappe la colonne, le fer se brise et vole en éclat : un éclat rejaillit et se fixe dans sa gorge. Cependant la blessure n'était pas mortelle. Échemmon frémit ; il tend des bras suppliants au vainqueur, qui enfonce dans son flanc le glaive de Mercure.
[177] Voyant enfin que son courage allait succomber sous le nombre, "Puisque c'est vous-mêmes qui m'y forcez, s'écria-t-il, j'emprunterai pour vous vaincre le secours de l'ennemi que j'ai vaincu. S'il me reste quelque ami parmi vous, qu'il détourne les yeux" ! et il présente à ses ennemis la tête de la Gorgone : "Cherche ailleurs, dit Thescélus, quelqu'un qui se laisse effrayer par de vains prodiges" ! et levant sa main pour lancer un trait fatal, il devient marbre, et garde son attitude. Ampyx était auprès de lui : il allait frapper de son glaive le vaillant et généreux Lyncide ; son bras s'arrête immobile, et durcit étendu. Nilée, qui se vantait faussement d'être fils du Nil, et qui portait sur son bouclier les sept bouches du fleuve gravées en or et en argent, s'avance sur Persée : "Regarde, lui disait-il, les preuves de ma superbe origine, et emporte aux Enfers la consolation et l'honneur de mourir de ma main ." Il ne peut achever ces derniers mots à demi prononcés. Sa bouche reste ouverte, mais ne peut plus faire entendre aucun son.
"Lâches, leur crie Éryx, ce n'est point le tête de la Gorgone, c'est l'effroi qui glace vos coeurs et vos bras. Avancez avec moi, et faites mordre la poussière à ce jeune audacieux qui n'a d'autres armes que de vains enchantements". Il voulait s'élancer : ses pieds s'attachent à la terre ; ce n'est plus qu'un rocher inanimé, qu'un simulacre de guerrier.
[200] Ils avaient tous mérité ce châtiment : mais un soldat qui suivait le parti de Persée, l'imprudent Acontée, regarde par hasard, au milieu du combat, la tête de la Gorgone, et soudain il demeure immobile et transformé. Astyage, qui le croit encore vivant, le frappe de son épée, qui rebondit et rend un son aigu ; et tandis qu'il s'étonne de ce prodige, il est marbre lui-même, et conserve dans ses traits un air de surprise et d'étonnement.
Il serait inutile de dire tous les noms des guerriers de Phinée. Deux cents restaient encore échappés au glaive des combats : deux cents furent par la Gorgone en pierre transformés.
Phinée se repent enfin d'avoir allumé cette injuste guerre. Mais à quoi se résoudra-t-il ? il n'aperçoit que des simulacres inanimés, dans diverses attitudes. Il reconnaît en eux ses amis ; il les nomme, il les appelle, il invoque leur secours. Ne pouvant en croire ses yeux, il touche ceux qui sont près de lui : c'est du marbre que presse sa main. Il recule, il détourne la tété, et tendant à son ennemi des mains vaincues et des bras suppliants, il s'écrie : "Tu triomphes, Persée ! écarte le visage de ce monstre, s'il fait lui-même ces prodiges ! écarte-le, je t'en conjure. Ce n'est ni la haine, ni la soif de régner qui ont armé mon bras. J'ai combattu pour une épouse. Tes droits sont tes bienfaits ; les miens sont le temps et mon amour. Je me repens d'avoir disputé ta conquête.Ô vaillant Persée, ne m'accorde plus rien que la vie. Tout le reste est à toi."
[223] Il dit, et n'ose regarder celui qu'il implore, "Rassure-toi, timide Phinée, répond le héros. Je t'accorderai ce que tu demandes, ce qui est d'un si grand prix pour les lâches : tu ne périras point par le fer. Je ferai plus : tu seras un monument éternel de ma clémence. On te verra toujours dans le palais de mon beau-père ; et mon Andromède y sera consolée par ta vue de la perte d'un époux qui lui fut destiné."
Il dit, et présente la tête de la Gorgone du côté vers lequel Phinée détournait ses regards effrayés. Phinée veut l'éviter : sa tête et son cou se raidissent ; ses yeux sont du marbre ; ses larmes, du cristal. Il conserve son air timide, son humble visage, ses mains suppliantes, et son front où reste empreinte la bassesse du crime.
PRÉTUS (V, 236-241).
Persée vainqueur revient avec son épouse dans sa patrie. Il entre dans Argos ; et vengeant Acrisius, son aïeul, trop indigne de ses bienfaits, il attaque Prétus, qui l'avait chassé du trône, et qui régnait dans ses états par la force usurpés. Ni le secours des armes, ni l'abri de ses remparts ne purent le défendre de l'aspect funeste de cette tête du monstre hérissée de serpents.
POLYDECTÈS (V, 242-249).
Et toi qui régnais sur es rochers de Sériphos, Polydectès, que tant de hauts faits, tant de renommée, et tant de travaux, n'avaient pu désarmer ; toi qui nourrissais contre le héros une haine immortelle (les haines injustes n'ont point de fin), tu voulais rabaisser sa gloire ; tu prétendais que le vainqueur de la Gorgone se vantait d'un triomphe imposteur : "Je vais, s'écrie Persée, donner à la vérité un témoignage éclatant. Amis ! fermez les yeux". Soudain il élève la tête de la Gorgone, et Polydectès n'est plus qu'un rocher de son île.
HIPPOCRÈNE.
LES PIÉRIDES (V, 250-340).
La guerrière Pallas, soeur de Persée, invisible à ses yeux, avait jusqu'alors accompagné ses pas. Mais, s'enveloppant d'une nue épaisse, elle quitte Sériphos, laissant à sa droite et Cythnos et Gyaros. Elle plane sur les mers pour abréger sa route, découvre les murs de Thèbes, s'arrête sur l'Hélicon, aborde les neuf Soeurs, et leur tient ce langage : "La Renommée a porté jusqu'à moi la merveille de cette fontaine nouvellement sortie de la terre sous les pieds de Pégase. J'ai voulu voir ce prodige opéré par le coursier ailé qui naquit, en ma présence, du sang de la Gorgone."
[260] "Déesse, répond Uranie, quel que soit le motif qui vous amène, votre présence nous est toujours agréable. La Renommée n'a point semé un bruit mensonger. Oui, Pégase a fait jaillir cette onde merveilleuse". Et la muse conduit la déesse vers la source sacrée. Pallas admire le prodige de cette onde et de son origine. Elle visite l'Hélicon, ses bois antiques et sacrés, ses grottes, ses lits de verdure et de fleurs ; et trouve les filles de Mnémosyne également heureuses et par leurs nobles études et par les charmes de leur séjour. Une des neuf Soeurs lui adresse alors ce discours :
"Si votre courage ne vous portait à de plus hautes entreprises, déesse, vous eussiez pu vous mêler dans nos choeurs. Oui : vous louez avec justice et nos travaux et notre asile. Notre destin serait plus heureux, s'il était plus tranquille. Mais il n'est rien que le crime n'ose tenter. Tout alarme des vierges timides ; et, la sacrilège audace de Pyrénée vient sans cesse se retracer à mon esprit troublé.
[277] "Le barbare, à la tête des Thraces inhumains, s'était emparé de Daulis, des champs de la Phocide, et maintenait ses injustes conquêtes. Nous suivions le chemin du Parnasse. Il vient à nous, et nous rend les honneurs qu'on doit à des déesses (car il nous connaissait) ; mais ses hommages étaient trompeurs : "Filles de Mnémosyne, dit-il, arrêtez ici vos pas : ne craignez rien ; entrez dans mon palais ; vous y trouverez un asile contre l'orage et la pluie (il pleuvait effectivement). Souvent les dieux ont honoré de leur présence les simples cabanes des mortels." Cédant à sa prière, et vaincues par le temps, nous entrons dans le vestibule de son palais. L'orage était dissipé. Vainqueur de l'Auster pluvieux, l'Aquilon chassait au loin les sombres nuages, et le ciel redevenait serein. Nous sortions : Pyrénée ferme les portes, et se dispose à la violence. Soudain, nous élevant sur des ailes, nous fuyons à travers les airs. Le tyran étonné veut nous suivre, et monte au sommet d'une tour : "Quelque route que vous preniez, je la prendrai moi-même". Il dit, et, furieux, s'élance, se précipite, et, brisé dans sa chute, il arrose la terre de son sang odieux."
[294] Ainsi parlait la muse, lorsque l'air frémit d'un bruit confus de battements ailés ; et, du haut des arbres, une voix semble saluer Minerve. La déesse lève les yeux, et cherche d'où partent des sons si bien articulés. Elle croit qu'une voix humaine a frappé son oreille. C'était celle d'un oiseau ; c'était celle des pies qui, au nombre de neuf, déploraient leurs nouveaux destins, et, placées sur des branches élevées, imitaient de l'homme la voix et le langage.
Minerve s'étonne et la muse reprend : "C'est depuis peu que, vaincues dans un défi, celles que vous entendez augmentent le nombre des oiseaux. Elles naquirent d'Évippé, de Péonie, et de Piéros, qui règne sur les riches campagnes de Pella. Évippé invoqua neuf fois Lucine, et neuf fois féconde mit neuf vierges au jour. Fières de leur nombre au nôtre égal, elles traversent les villes de l'Hémonie et de l'Achaïe, arrivent sur la double Colline, et, par ces mots, nous défient au combat :
[308] "Cessez, Thespiades, cessez d'abuser par de vains accords les esprits ignorants. Osez aujourd'hui nous disputer le prix du chant. Vous ne l'emporterez ni par votre voix, ni par votre art. Notre nombre égale le vôtre. Cédez-nous, si vous êtes vaincues, les sources d'Hippocrène et d'Aganippe ; ou recevez pour prix de la victoire les campagnes d'Émathie jusqu'aux monts couverts de neige qu'habitent les Péoniens. Que les Nymphes soient les juges du combat."
"Il était peu glorieux sans doute d'accepter un tel défi ; mais il eût paru honteux de le refuser. Les Nymphes prises pour arbitres jurèrent par les fleuves qu'elles jugeraient avec équité, et s'assirent sur des bancs de rocher.
[318] Alors sans que le sort eût réglé l'ordre du chant, celle des Piérides qui proposa le défi chante la guerre des Géants, dégrade la majesté des dieux, et célèbre l'audace de leurs coupables ennemis. Elle raconte que Typhée, sorti des entrailles de la terre, porta la terreur aux plaines de l'éther ; que les dieux prirent la fuite, et ne s'arrêtèrent qu'aux sept bouches du Nil. Elle ajoute que, toujours poursuivis par ce monstrueux enfant de la Terre, les immortels effrayés se dérobèrent à sa fureur, sous les formes de divers animaux. Jupiter, dit-elle, devint le chef de ce troupeau ; et c'est depuis ce temps que la Libye, lui donnant des cornes recourbées, l'adore sous le nom d'Ammon. Le dieu de Délos prit la noire figure d'un corbeau ; Bacchus se cacha sous la forme d'un bouc ; on vit Diane se changer en chatte ; et Junon en génisse. Vénus se couvrit de l'écaille d'un poisson, et Mercure emprunta les traits et l'aile de l'ibis.
[332] C'est ainsi que la fille de Piérus chanta sur sa lyre la guerre des Géants. Les Nymphes nous invitèrent à commencer nos concerts... Mais peut-être, déesse, un soin plus important vous appelle loin de nous. -- Non, répond l'immortelle ; répétez fidèlement ce que vous chantâtes ; et elle s'assied sous les ombrages verts.
La muse reprend : Une seule de nous, ce fut Calliope, soutint l'honneur du combat. Elle se lève, et ceignant de lierre ses cheveux flottants, ses doigts légers préludent savamment sur les cordes de sa lyre. Elle chante, et sa voix harmonieuse s'unit à ses brillants accords.
CÉRÈS ET PROSERPINE (V, 341-408).
Cérès inventa le soc qui déchire et féconde la terre. L'homme lui doit ses premiers fruits, des aliments plus doux, et ses premières lois. Nous devons tout aux bienfaits de Cérès. C'est elle que je vais chanter. Puissent mes vers être dignes de la déesse ! certes, la déesse est digne de mes vers.
[346] L'île de Trinacrie couvre le vaste corps d'un Géant foudroyé par Jupiter. L'orgueilleux Typhée, qui dans son audace osa lui disputer l'Olympe, gémit et souvent s'agite en vain sous cette énorme masse. Sur sa main droite est le cap de Péloros ; sur sa gauche, le promontoire de Pachynos ; sur ses pieds, l'immense Lilybée. L'Etna charge sa tête. C'est par le sommet de ce mont que sa bouche ardente lance vers les cieux des flammes et des sables hurlants. Il lutte pour briser ses fers. Il veut secouer les cités, les montagnes qui l'écrasent ; et la terre tremble jusqu'en ses fondements. Pluton lui-même craint qu'elle ne s'entrouvre, et que le jour pénétrant dans son empire n'épouvante les ombres dans l'éternelle nuit.
[359] Il descend de son trône ténébreux. Il parcourt la Sicile, guidant les noirs coursiers qui sont attelés à son char ; il examine avec soin les fondements de l'île. Tout lui paraît solide. Aucun danger ne le menace, et sa terreur s'évanouit. Du haut du mont Éryx, Vénus aperçoit le monarque errant dans la plaine ; elle embrasse son fils, et lui dit : "Ô toi, mon appui, ma puissance, et ma gloire, Cupidon, prends ces traits qui soumettent tout à ton empire ; lance les plus rapides sur ce dieu, à qui, dans le triple partage du monde, échurent les Enfers. Tu as triomphé de tous les dieux de l'Olympe, de Jupiter lui-même ; des divinités de la mer, et de celui qui leur donne des lois. Pourquoi laisserais-tu tranquille l'empire des morts ? pourquoi n'y pas étendre ton pouvoir et celui de ta mère ? Il s'agit de la troisième partie de l'univers. Déjà dans le ciel on méconnaît notre puissance ; ton autorité et la mienne s'y affaiblissent tous les jours. Ne vois-tu pas la guerrière Pallas et la déesse des forêts échapper à mon pouvoir ? La fille de Cérès, si nous le souffrons, nous prépare la même injure. Elle ambitionne aussi la gloire de garder sa virginité. Ah ! si je te suis chère, fais que Pluton épouse sa nièce, et partage avec elle le trône des Enfers" ! Vénus dit, et l'Amour a détaché son carquois. Il y prend, sous les yeux de sa mère, un trait qu'il choisit entre mille. Il n'en est point de plus aigu, de plus certain, de plus rapide. Il courbe l'arc sur son genou : le trait acéré part, vole, et perce le coeur du farouche Pluton.
[385] Non loin des murs d'Henna est un lac profond qu'on appelle Pergus. Jamais le Caÿstre ne vit autant de cygnes sur ses bords. Des arbres à l'épais feuillage couronnent le lac d'un berceau de verdure impénétrable aux rayons du soleil. La terre que baigne cette onde paisible est émaillée de fleurs. Là règnent, avec les Zéphyrs, l'ombre, la fraîcheur, un printemps éternel ; là, dans un bocage, jouait Proserpine. Elle allait, dans la joie ingénue de son sexe et de son âge, cueillant la violette ou le lis, en parant son sein, en remplissant dés corbeilles, en disputant à ses compagnes à qui rassemblerait les fleurs les plus belles.
Pluton l'aperçoit et s'enflamme. La voir, l'aimer, et l'enlever, n'est pour lui qu'un moment. La jeune déesse, dans son trouble et dans son effroi, appelle en gémissant sa mère, ses compagnes, et sa mère surtout. Sa moisson de lis s'échappe de sa robe déchirée. Ô candeur de son âge ! dans ce moment terrible la perte de ses fleurs excite encore ses regrets.
[402] Cependant le ravisseur hâte ses coursiers ; il les excite et les nomme tour à tour. Il agite sur leur cou, sur leur longue crinière les rênes et le frein que rouille et noircit leur écume. Il traverse les lacs profonds, les étangs des Palices, dont les eaux bouillantes s'imprègnent du soufre qui sort de la terre ardente ; et les champs où les Bacchiades, qui de l'île de Corinthe abordèrent en Sicile, bâtirent Syracuse entre deux ports d'inégale grandeur.
CYANÉ (V, 409-532).
Entre Aréthuse et Cyané, deux écueils forment une étroite mer. C'est là qu'habite Cyané, la plus belle des Nymphes de Sicile, et le lac porte son nom. Elle s'élève, de la moitié du corps, au-dessus des eaux profondes ; elle aperçoit le ravisseur, et s'écrie : "Vous n'irez pas plus loin. Vous ne pouvez, en dépit de Cérès, être l'époux de sa fille. Il fallait la demander, et non la ravir. Moi-même (si pourtant il m'est permis de faire cette comparaison) je fus aimée d'Anapis, et je l'épousai, vaincue par ses prières, et non par cet effroi dont la jeune déesse est saisie."
[419] Elle dit, et étendant ses bras, elle s'oppose à son passage. Le fils de Saturne ne peut plus retenir sa colère, Il lance d'un bras nerveux son sceptre dans le fond du lac ; la terre frappée reçoit le char dans ses flancs, et lui ouvre le chemin des Enfers.
La Nymphe gémit et se plaint de l'enlèvement de Proserpine, et des droits violés de son onde. Elle conserve en secret dans son coeur une douleur que le temps ne peut guérir. Elle se fond en pleurs et se dissout dans les mêmes eaux dont elle fut la divinité. Alors on eût vu tous ses membres s'amollir, ses os devenir flexibles, ses ongles perdre leur dureté ; ses blonds cheveux, ses doigts légers, ses jambes et ses pieds délicats, se changer en limpides canaux ; ses épaules, son dos, ses flancs, et son sein, s'écouler en ruisseaux. Ce n'est plus du sang, c'est de l'eau qui court dans ses veines ; et de la Nymphe de l'onde il ne reste plus rien que la main puisse presser.
[438] Cependant, alarmée du sort de sa fille, Cérès la cherche en vain. Elle erre par toute la terre et sur toutes les mers, soit que l'Aurore, aux cheveux brillants de rosée, paraisse à l'orient, soit que Vesper ramène de l'occident le silence et les ombres. Elle allume aux feux de l'Etna deux flambeaux de sapin dont la lumière guide ses pas empressés dans les froides ténèbres de la nuit : et dès que le soleil a fait pâlir les étoiles, elle demande sa fille, et jusqu'au retour du soir la redemande encore.
Un jour qu'épuisée de fatigue et dévorée par une soif ardente, elle ne trouvait aucune onde propice à ses voeux, le hasard découvre à ses yeux le chaume d'une cabane. Elle frappe à son humble entrée ; une vieille paraît, et voit la déesse qui lui demande une eau pure pour se désaltérer. Aussitôt elle lui présente un breuvage d'orge et de lait qu'elle avait préparé. Tandis que Cérès boit à longs traits, un enfant au coeur dur la regarde avec audace, s'arrête devant elle, et rit de son avidité.
[453] Cérès ne peut souffrir cette insulte et jette sur l'enfant, qui parle encore, le reste de son breuvage. Au même instant, son visage se couvre de taches légères. Ses bras amincis descendent vers la terre. Une queue termine son corps, qui se rétrécit, pour qu'il ne puisse nuire. Il est changé en lézard. La vieille en pleurs s'étonne de ce prodige ; elle veut le toucher ; mais il rampe, il fuit, il se cache dans des trous obscurs ; et les taches sur sa peau, semées comme autant d'étoiles, lui ont fait donner le nom de Stellion.
Je ne dirai point quelles terres, quelles mers, parcourut la déesse. L'univers manqua bientôt à ses recherches vaines. Elle revient enfin dans la Sicile ; et tandis qu'elle s'informe toujours du destin de sa fille, elle arrive au lac de Cyané. Si cette Nymphe eût conservé sa première forme, elle aurait tout raconté ; mais elle n'a plus ni langue, ni voix. Elle donne cependant des indices certains. Elle montre à la déesse la ceinture de sa fille qui, tombée par hasard dans ces ondes sacrées, paraît encore à leur surface, et flotte à replis sinueux.
[471] Cérès la reconnaît ; et comme si alors elle recevait la première nouvelle de la perte de sa fille, elle arrache ses cheveux épars ; elle frappe et meurtrit son sein. Ignorant en quel lieu de la terre est Proserpine, elle maudit la terre entière, accuse son ingratitude, et la déclare indigne de ses bienfaits. Elle accable surtout de sa haine la Sicile, où elle a trouvé les premières traces de son malheur. De sa main irritée elle brise le soc et les instruments du laboureur. Elle frappe de mort le boeuf agricole, le colon innocent ; et, corrompant les germes, elle ordonne aux champs d'étouffer ceux qui leur sont confiés. Ainsi la Sicile perd sa fertilité, si célèbre dans le monde. Les semences périssent en naissant, brûlées par les feux du soleil, ou inondées par des torrents de pluie. Les astres et les vents exercent de funestes influences. D'avides oiseaux dévorent les grains que l'on confie à la terre ; et l'ivraie, le chardon, et l'herbe parasite, détruisent les moissons.
[487] Cependant Aréthuse élève sa tête au-dessus de ses ondes. Elle écarte de la main les cheveux humides qui couvraient, son visage, et s'écrie : "Mère des fruits de la terre, mère de Proserpine, que vous avez cherchée dans tout l'univers, suspendez vos vengeances cruelles : cessez de ravager une contrée qui n'a point mérité votre courroux. Elle est toujours fidèle à vos lois, et c'est en dépit d'elle que son sein s'est ouvert au ravisseur. Ce n'est point ici pour ma patrie que j'implore votre pitié. Étrangère dans cette île, Pise m'a vu naître, et je tire mon origine de l'Élide. Je voyage dans la Sicile ; mais cette terre m'est plus chère qu'aucune autre ; j'y ai transporté mes pénates ; j'y ai fixé ma demeure. Ô déesse! daignez l'épargner, et calmez votre courroux. Lorsque vous serez libre d'inquiétudes, et que votre front sera moins chargé de soucis, je vous raconterai comment, du sein de la Grèce, mon onde se fraie sous les mers, vers l'Ortygie, une route nouvelle. La terre m'ouvre son sein, je coule à travers ses cavernes profondes, et je reparais enfin dans ce lieu, où je revois le ciel si longtemps caché à mes regards. En traversant ces routes obscures et voisines, des gouffres du Styx, j'ai vu Proserpine. La tristesse et l'effroi sont encore empreints sur son visage ; mais elle règne dans l'empire des ombres, mais elle est la puissante épouse du roi des Enfers."
[509] À ce discours, la déesse étonnée, pareille au marbre que travailla le ciseau, reste sans mouvement. Le dépit et la colère succèdent enfin à son égarement. Elle monte sur son char, qui l'emporte au céleste séjour, et s'arrêtant devant Jupiter, le visage baigné de larmes, les cheveux épars : "Souverain des dieux, dit-elle, je viens t'implorer pour mon sang et pour le tien. Si tu n'as point pitié d'une mère, que du moins ma fille puisse toucher le coeur de son père. Ne la punis point de me devoir le jour. Je la retrouve enfin cette fille que j'ai si longtemps cherchée, si pourtant c'est la retrouver que d'être plus certaine de l'avoir perdue ! si c'est la retrouver que de savoir où elle est ! Je puis pardonner à Pluton, pourvu qu'il me la rende. Ta fille, car, hélas ! elle n'est plus à moi ; ta fille ne peut être la proie d'un ravisseur".
[523] Jupiter lui répond :" Proserpine est le gage de notre amour, et l'objet commun de nos soins les plus chers. Mais, s'il faut donner aux choses leur véritable nom, l'action de Pluton est, non pas un outrage, mais un excès d'amour. Si vous consentez à son hymen, un gendre tel que lui ne saurait nous faire rougir. Sans parler de ses autres avantages, n'est-ce pas assez pour lui d'être frère de Jupiter ? Mais que lui manque-t-il ? il ne le cède qu'à moi ; et ma puissance absolue, je ne la dois qu'au sort. Si cependant vous persistez à vouloir arracher votre fille de ses bras, elle peut encore vous être rendue, pourvu qu'elle n'ait goûté à aucun fruit dans les Enfers. Tel est l'arrêt des Parques inflexibles."
ASCALAPHUS (V, 533-550).
Il dit, et Cérès croit déjà ramener sa fille de l'empire des morts ; mais les Destins s'opposent à ses voeux. La jeune déesse a déjà manqué aux conditions prescrites. Tandis qu'elle erre à l'aventure dans les jardins de Pluton, elle cueille une grenade, en tire sept grains, et les porte à sa bouche. Ascalaphus est seul témoin de cette action de la déesse. On dit qu'une des Nymphes les plus célèbres de l'Averne, Orphné, lui donna le jour dans un antre sombre qui baigne l'Achéron, son amant. Ascalaphus a vu Proserpine, il la décèle, et lui ôte ainsi tout espoir de retour.
[543] La reine de l'Érèbe gémit, et change en un vil oiseau son profane délateur. Elle arrose sa tête de l'eau du Phlégéthon ; et sa tête ne montre plus qu'un bec crochu, des plumes, et de grands yeux. Il se dépouille de sa forme naturelle ; il s'élève nonchalamment sur des ailes jaunâtres. Sa tête grossit, ses ongles s'allongent et se recourbent. Il agite pesamment le plumage qui couvre ses bras engourdis. Hideux hibou, oiseau des ténèbres, il n'annonce que des malheurs ; il ne présente aux mortels que de sinistres présages.
LES SIRÈNES (V, 551-571).
Ascalaphus peut paraître avoir mérité ce prix de son indiscrétion. Mais vous, fille d'Acheloüs, d'où vous viennent, avec un visage de vierge, ces pieds d'oiseaux et ces ailes légères ? serait-ce, ô doctes Sirènes, parce que, fidèles compagnes de Proserpine, vous suiviez ses pas, lorsque, dans les campagnes d'Henna, elle cueillait les fleurs du printemps ? Après avoir vainement parcouru toute la terre pour retrouver la déesse, vous voulûtes la chercher sur les vastes mers, et vous implorâtes des ailes. Vous éprouvâtes des dieux faciles. Ils exaucèrent vos voeux ; et, pour conserver vos chants, dont la mélodie charme l'oreille, ils vous laissèrent des humains les traits et le langage.
Cependant, arbitre équitable des différends de Pluton et de Cérès, Jupiter entre elle et lui veut partager l'année. Il ordonne que Proserpine prenant place tour à tour parmi les divinités des deux empires, accorde six mois à sa mère, et six mois à son époux. Alors le calme renaît dans l'âme de Cérès, et son visage a repris son auguste sérénité. Son front, qui eût pu paraître nébuleux même au sombre monarque des Enfers, s'est éclairci, pareil à l'astre du jour qui sort vainqueur des nuages qui le cachaient, et reparaît avec tout son éclat.
ARÉTHUSE (V, 572-641).
Maintenant qu'elle a retrouvé sa fille, la déesse, satisfaite et tranquille, veut savoir, ô belle Aréthuse, pourquoi tu quittas l'Élide, pourquoi tu devins une source sacrée.
La Naïade élève sa tête au-dessus de ses ondes, et ses ondes se taisent à son aspect. Elle presse sous ses doigts son humide chevelure, et d'Alphée raconte ainsi les anciennes amours : "Je fus une des Nymphes de l'Achaïe. Nulle ne fut plus habile à chasser dans les forêts, à tendre des filets. Quoique je n'eusse jamais ambitionné les éloges qu'on donne à la beauté, quoique la réputation de mon courage me suffit, on vantait cependant mes appas ; mais mon innocence me faisait rougir de ces avantages, dont les Nymphes tirent vanité, et le don de plaire passait pour un crime à mes yeux.
[585] Un jour, je m'en souviens, je revenais de la forêt de Stymphale, accablée du poids des chaleurs, que rendaient plus pesant les travaux pénibles de la chasse ; je trouve un ruisseau dont l'onde, qui paraît immobile, erre lentement sans murmure, et permettait à l'oeil de compter les cailloux que couvre son limpide cristal. Son cours est presque insensible ; et de vieux saules, de hauts peupliers, qu'entretient sa fraîcheur, l'abritent de leur ombre. Je m'approche de ses bords. Je mets un pied dans l'onde ; j'y descends ensuite jusqu'aux genoux. Je détache enfin mes vêtements légers ; je les suspends sur un saule courbé, et je me plonge dans les flots. Mais tandis que de mes mains je frappe l'onde, et l'agite, et la divise dans mes jeux, je ne sais quel murmure semble sortir du fond des eaux : je frémis, et, dans mon effroi, je m'élance sur le bord le plus prochain.
"Où fuyez-vous, Aréthuse ? s'écrie Alphée, d'une voix sourde, du sein des flots : où fuyez-vous" ? répéta-t-il encore. Je m'échappe nue et craintive. J'avais laissé mes vêtements sur la rive opposée. Alphée me poursuit et s'enflamme ; et l'état où il me voit semble lui promettre un triomphe facile.
[604] Cependant je hâte ma fuite ; il précipite ses pas. Ainsi, d'une aile tremblante, la timide colombe fuit devant le vautour ; ainsi le vautour effraie et poursuit la timide colombe. Je cours jusqu'aux murs d'Orchomène, au-delà de Psophis. Je traverse le mont Cyllène, le Ménale, le froid Érymanthe, et j'arrive dans l'Élide. Alphée dans sa course n'était pas plus rapide que moi ; mais nos forces étaient trop inégales. Je ne pouvais soutenir longtemps mes efforts ; il pouvait encore continuer les siens. Cependant je courais à travers les campagnes. J'avais franchi des montagnes ombragées de forêts, des ravins, des rochers, et des lieux qui n'offraient aucun chemin.
Le soleil était derrière moi. Bientôt j'aperçois une ombre qui s'allonge et devance mes pas. J'aurais pu la croire une illusion née de mon effroi. Mais j'entendais sur l'arène ses pas retentissants. Déjà son haleine brûlante et pressée agitait mes cheveux. J'allais succomber à ma lassitude : "O toi, Diane, m'écriai-je, entends mes voeux ! protège une de tes nymphes, s'il est vrai que souvent tu me donnas à porter ton arc et ton carquois !"
[621] La déesse entend ma prière, saisit une nue épaisse, et la jette autour de moi. Alphée me cherche en vain. Il ne me voit plus ; il ignore où je suis. Deux fois il fait le tour du nuage qui me dérobe à ses regards. Deux fois il s'écrie : "Aréthuse ! ô Aréthuse ! où êtes-vous ?" Quel fut alors mon effroi ! Telle est la brebis lorsqu'elle entend le loup frémir autour de son étable : tel le lièvre timide qui, caché dans un buisson, voit la meute ennemie, et n'ose faire aucun mouvement.
Cependant Alphée persiste. Il n'aperçoit au-delà de la nue, au-delà de ce lieu, aucune trace de mes pas. Il ne s'éloigne ni de ce lieu, ni de la nue. Tout à coup une froide sueur se répand sur mes membres affaissés. L'onde coule de tout mon corps, elle naît partout sous mes pas. Mes cheveux se fondent en rosée, et je suis changée en fontaine, en moins de temps que je n'en mets à vous le raconter. Mais Alphée m'a bientôt reconnue dans cette onde qu'il aime encore. Il dépouille les traits mortels dont il s'était revêtu. Il redevient fleuve, et veut mêler ses flots avec les miens. Diane ouvre la terre. Je poursuis secrètement mon cours dans ses antres obscurs, roulant vers l'Ortygie qui m'est chère, puisqu'elle porte le nom de la déesse qui vint à mon secours ; et c'est dans cette île que je reparais au jour pour la première fois.
TRIPTOLÈME (V, 642-678).
Ainsi parle Aréthuse ; et la déesse des moissons attelle deux dragons, les soumet au frein, s'élance sur son char rapide, et le faisant rouler entre le ciel et la terre, dans le vague des airs, descend dans la ville consacrée à Minerve. Elle confie son char au jeune Triptolème, et lui remettant des semences fécondes, elle lui commande de fertiliser les champs que le soc a retournés jadis, et ceux dont le soc n'ouvrit jamais le sein.
[648] Déjà Triptolème avait traversé dans les airs et l'Europe et l'Asie. Il descend dans la Scythie, au palais de Lyncus. Lyncus régnait dans ces contrées. "Quel est, lui dit ce prince, le motif de ton voyage ? quel est ton nom ? et quelle est ta patrie ?". -- "Triptolème est mon nom ; la célèbre Athènes est ma patrie, lui répond l'étranger. Je ne suis venu ni par terre, à travers de longs chemins, ni sur un vaisseau qui sillonna les mers : je me suis ouvert un passage dans les plaines de l'éther. J'apporte avec moi les dons de Cérès, qui, confiés aux champs, produisent une nourriture salutaire et d'abondantes moissons."
Le barbare, jaloux d'une pareille découverte, et voulant en usurper l'honneur, reçoit Triptolème dans son palais ; et tandis que le sommeil le livre sans défense, il l'attaque le fer en main. Il allait achever son crime : Cérès le change en lynx, et ordonne au jeune Athénien de remonter sur son char, et de le guider dans les airs.
[662] Calliope avait fini ses chants. Les Nymphes, d'une voix unanime, décernent le prix aux déesses de l'Hélicon. Les Piérides vaincues murmurent l'injure et l'outrage. "Puisque, reprit la Muse, c'est peu pour vous d'avoir déjà mérité, par votre défi téméraire, un légitime châtiment, et que vous osez encore ajouter l'insulte à l'audace, la patience n'est plus en notre pouvoir ; et justement irritées, nous saurons vous punir et nous venger."
Elles écoutaient nos menaces avec un ris moqueur. Mais voulant joindre à la violence de leurs clameurs des gestes insolents, elles aperçoivent des plumes croître sur leurs doigts et sur leurs bras. Elles voient leur bouche se durcir en un bec allongé. Déjà changées en oiseaux, elles voulaient meurtrir leur sein, elles battent des ailes, et s'élèvent dans les airs. Elles vont se percher sur les arbres ; et transformées en pies, elles ont conservé leur caquet indiscret et leur cri rauque et babillard.
À Paris, chez les Éditeurs, F. Gay, Ch. Guestard, Quatre tomes, 1806.
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