Livre IV.
1806
OVIDE
Traduction nouvelle avec le texte latin, suivie d'une analyse de l'explication des fables, de notes géographiques, historiques, mythologiques et critiques par M. G. T. Villenave ; ornée de gravures d'après les dessins de MM. Lebarbier, Monsiau, et Moreau.
© Théâtre classique - Version du texte du 06/08/2017 à 00:29:28.
LIVRE IV
ARGUMENT. Fêtes de Bacchus. Amours de Pyrame et de Thisbé, de Mars et de Vénus, d'Apollon et de Leucothoé, de Salmacis et d'Hermaphrodite. Enfers poétiques. Métamorphoses des filles de Minyas en chauves-souris, de leurs toiles en vignes et en feuilles de lierre ; d'Ino et de Mélicerte en dieux marins, de leurs compagnes en rochers et en oiseaux ; de Cadmus et d'Hermione en serpents ; d'Atlas en montagne. Persée délivre et épouse Andromède.
LES FILLES DE MYNIAS.
(IV, 1-54).
Cependant la fille de Minyas, Alcithoé, rejette le culte de Bacchus ; elle ose nier qu'il soit fils de Jupiter, et ses soeurs sont complices de son impiété. Déjà le prêtre qui préside aux orgies ordonne de les célébrer. Il annonce que le dieu terrible qui l'inspire vengera son culte, méprisé. À sa voix, les maîtresses et les esclaves, les mères et les filles, ont suspendu leurs travaux ; elles quittent leurs toiles et leurs fuseaux ; des peaux de tigre couvrent leur sein ; le pampre couronne leurs cheveux épars ; le thyrse arme leurs mains ; l'encens fume, l'hymne sacré retentit dans les airs. Ô Bacchus ! les Thébaines t'invoquent sous les noms de Bromius et de Lyéus. Elles t'appellent enfant né du feu, dieu deux fois né, dieu porté par deux mères. Elles ajoutent à ces noms ceux de Nysée, de Thyonée aux longs cheveux, de Lénéus, créateur de la vigne, de Nyctélius, de père Élélée, d'lacchus, d'Évhan : elles te donnent enfin tous les noms que jadis la Grèce inventa pour te célébrer : "Gloire, disent-elles, au dieu toujours jeune, au dieu toujours enfant ! Tu brilles au haut des cieux d'un éclat immortel. Lorsque tu dépouilles les cornes dont ton front est paré, ton visage a toute la beauté, toutes les grâces d'une jeune vierge. L'Orient est soumis à tes lois jusqu'aux dernières limites de l'Inde, jusqu'au Gange, qui voit sur ses bords des peuples inconnus. Dieu redoutable ! tu sus punir l'impiété de Lycurgue et le sacrilège de Penthée. Tu précipitas dans les flots les parjures Tyrrhéniens. Ta main presse et guide les lynx attelés à ton char. Les Bacchantes, les Satyres forment ton cortège. Armé d'un bâton, et chancelant sur le dos courbé de son âne, Silène te suit appesanti de vieillesse et de vin. Tu parais, et soudain retentissent de toutes parts les cris tumultueux des hommes et des femmes, le son éclatant des trompettes, le bruit des timbales, des flûtes, et des tambours. Ô Bacchus ! montre-toi propice aux voeux des Isménides et protège les Thébains, qui célèbrent avec joie tes mystères sacrés".
[32] Seules, les Minéides, à l'ombre de leurs toits, profanent, par un travail téméraire, les fêtes de Bacchus. Leurs doigts agiles filent la laine, ou forment de riches tissus, tandis qu'elles excitent leurs esclaves à les imiter.
L'une d'elle, sous un doigt délié pressant une laine légère, dit à ses soeurs : "Tandis que les Thébaines interrompent leurs travaux, et s'empressent aux vains mystères de Bacchus, nous, que Pallas, déesse moins frivole, retient en ces lieux, égayons, par d'agréables discours, l'ouvrage utile de nos mains, et, occupant nos oreilles oisives, faisons tour à tour quelque récit qui du temps et du travail puisse amuser le cours". Elle dit, ses soeurs l'applaudissent, et l'invitent à commencer.
[43] Elle hésite : plusieurs fables s'offrent à sa mémoire ; le choix semble l'embarrasser. Parlera-t-elle de toi qu'honore Babylone, Dercétis, qui vis ton corps se revêtir d'écailles, et dont les Syriens placent le séjour aux marais d'Ascalon ? ou racontera-t-elle l'histoire de Sémiramis, ta fille, qui, changée en colombe, acheva sa vie sur le faîte des tours ? ou dira-t-elle comment une Naïade, par la douceur de ses chants, et plus encore par la vertu de quelques plantes, transforma ses amants en poissons, et subit à son tour la même métamorphose ? ou fera-t-elle connaître pourquoi le mûrier changea ses fruits jadis blancs en des fruits teints de sang ? Elle choisit cette dernière aventure, parce qu'elle est peu connue ; et parlant et filant, elle commence en ces mots :
PYRAME ET THISBÉ.
(IV, 55-166).
Pyrame et Thisbé effaçaient en beauté tous les hommes, toutes les filles de l'Orient. Ils habitaient deux maisons contiguës dans cette ville que Sémiramis entoura, dit-on, de superbes remparts. Le voisinage favorisa leur connaissance et forma leurs premiers noeuds. Leur amour s'accrut avec l'âge. L'hymen aurait dû les unir ; leurs parents s'y opposèrent, mais ils ne purent les empêcher de s'aimer secrètement. Ils n'avaient pour confidents que leurs gestes et leurs regards ; et leurs jeux plus cachés n'en étaient que plus ardents.
[65] Entre leurs maisons s'élevait un mur ouvert, du moment qu'il fut bâti, par une fente légère. Des siècles s'étaient écoulés sans que personne s'en fût aperçu. Mais que ne remarque point l'amour ? Tendres amants, vous observâtes cette ouverture ; elle servit de passage à votre voix ; et, par elle, un léger murmure vous transmettait sans crainte vos amoureux transports.
Souvent Pyrame, placé d'un côté du mur, et Thisbé de l'autre, avaient respiré leurs soupirs et leur douce haleine : "Ô mur jaloux, disaient-ils, pourquoi t'opposes-tu à notre bonheur ? pourquoi nous défends tu de voler dans nos bras ? pourquoi du moins ne permets-tu pas à nos baisers de se confondre ? Cependant nous ne sommes point ingrats. Nous reconnaissons le bien que tu nous fais. C'est à toi que nous devons le plaisir de nous entendre et de nous parler".
C'est ainsi qu'ils s'entretenaient le jour ; et quand la nuit ramenait les ombres, ils se disaient adieu, et s'envoyaient des baisers que retenait le mur envieux. Le lendemain, à peine les premiers feux du jour avaient fait pâlir les astres de la nuit ; à peine les premiers rayons du soleil avaient séché sur les fleurs les larmes de l'Aurore, ils se rejoignaient au même rendez-vous.
[83] Un jour, après s'être plaints longtemps et sans bruit de leur destinée, ils projettent de tromper leurs gardiens, d'ouvrir les portes dans le silence de la nuit, de sortir de leurs maisons et de la ville ; et, pour ne pas s'égarer dans les vastes campagnes, ils conviennent de se trouver au tombeau de Ninus ; c'est là que doit leur prêter l'abri de son feuillage un mûrier portant des fruits blancs, et placé près d'une source pure.
Ce projet les satisfait l'un et l'autre. Déjà le soleil, qui dans son cours leur avait paru plus lent qu'à l'ordinaire, venait de descendre dans les mers, et la nuit en sortait à son tour ; Thisbé, tendrement émue, favorisée par les ténèbres, couverte de son voile, fait tourner sans bruit la porte sur ses gonds ; elle sort, elle échappe à la vigilance de ses parents ; elle arrive au tombeau de Ninus, et s'assied sous l'arbre convenu. L'amour inspirait, l'amour soutenait son courage. Soudain s'avance une lionne qui, rassasiée du carnage des boeufs déchirés par ses dents, vient, la gueule sanglante, étancher sa soif dans la source voisine. Thisbé l'aperçoit aux rayons de la lune ; elle fuit d'un pied timide, et cherche un asile dans un antre voisin. Mais tandis qu'elle s'éloigne, son voile est tombé sur ses pas. La lionne, après s'être désaltérée, regagnait la forêt. Elle rencontre par hasard ce voile abandonné, le mord, le déchire, et le rejette teint du sang dont elle est encore souillée.
[105] Sorti plus tard, Pyrame voit sur la poussière les traces de la bête cruelle, et son front se couvre d'une affreuse pâleur. Mais lorsqu'il a vu, lorsqu'il a reconnu le voile sanglant de Thisbé : "Une même nuit, s'écrie-t-il, va rejoindre dans la mort deux amants dont un du moins n'aurait pas dû périr. Ah ! je suis seul coupable. Thisbé ! c'est moi qui fus ton assassin ! c'est moi qui t'ai perdue ! Infortunée ! je te pressai de venir seule, pendant la nuit, dans ces lieux dangereux ! et n'aurais-je point dû y devancer tes pas ! Ô vous, hôtes sanglants de ces rochers, lions ! venez me déchirer, et punissez mon crime. Mais que dis-je ? les lâches seuls se bornent à désirer la mort".
À ces mots il prend ce tissu fatal ; il le porte sous cet arbre où Thisbé dût l'attendre ; il le couvre de ses baisers, il l'arrose de ses larmes ; il s'écrie : "Voile baigné du sang de ma Thisbé, reçois aussi le mien". Il saisit son épée, la plonge dans son sein, et mourant la retire avec effort de sa large blessure.
[121] Il tombe ; son sang s'élance avec rapidité. Telle, pressée dans un canal étroit, lorsqu'il vient à se rompre, l'onde s'échappe, s'élève, et siffle dans les airs. Le sang qui rejaillit sur les racines du mûrier rougit le fruit d'albâtre à ses branches suspendu.
Cependant Thisbé, encore tremblante, mais craignant de faire attendre son amant, revient, le cherche et des yeux et du coeur. Elle veut lui raconter les dangers qu'elle vient d'éviter. Elle reconnaît le lieu, elle reconnaît l'arbre qu'elle a déjà vu ; mais la nouvelle couleur de ses fruits la rend incertaine ; et tandis qu'elle hésite, elle voit un corps palpitant presser la terre ensanglantée. Elle pâlit d'épouvante et d'horreur. Elle recule et frémit comme l'onde que ride le zéphyr. Mais, ramenée vers cet objet terrible, à peine a-t-elle reconnu son malheureux amant, elle meurtrit son sein ; elle remplit l'air de ses cris, arrache ses cheveux, embrasse Pyrame, pleure sur sa blessure, mêle ses larmes avec son sang, et couvrant de baisers ce front glacé : "Pyrame, s'écrie-t-elle, quel malheur nous a séparés ! cher Pyrame, réponds ! c'est ton amante, c'est Thisbé qui t'appelle ! entends sa voix, et soulève cette tête attachée à la terre !"
[145] À ce nom de Thisbé, il ouvre ses yeux déjà chargés des ombres de la mort ; ses yeux ont vu son amante, il les referme soudain. L'infortunée aperçoit alors son voile ensanglanté ; elle voit le fourreau d'ivoire vide de son épée ; elle s'écrie : "Malheureux ! c'est donc ta main, c'est l'amour qui vient de t'immoler ! Eh bien ! n'ai-je pas aussi une main, n'ai-je pas mon amour pour t'imiter et m'arracher la vie ? Je te suivrai dans la nuit du tombeau. On dira du moins, Elle fut la cause et la compagne de sa mort. Hélas ! le trépas seul pouvait nous séparer : qu'il n'ait pas même aujourd'hui ce pouvoir ! Ô vous, parents trop malheureux ! vous, mon père, et vous qui fûtes le sien, écoutez ma dernière prière ! ne refusez pas un même tombeau à ceux qu'un même amour, un même trépas a voulu réunir ! Et toi, arbre fatal, qui de ton ombre couvres le corps de Pyrame, et vas bientôt couvrir le mien, conserve l'empreinte de notre sang ! porte désormais des fruits symboles de douleur et de larmes, sanglant témoignage du double sacrifice de deux amants" ! Elle dit, et saisissant le fer encore fumant du sang de Pyrame, elle l'appuie sur son sein, et tombe et meurt sur le corps de son amant.
Ses voeux furent exaucés, les dieux les entendirent : ils touchèrent leurs parents ; la mûre se teignit de pourpre en mûrissant ; une même urne renferma la cendre des deux amants.
VÉNUS ET MARS.
(IV, 167-189).
La Minéide avait achevé. Après un court intervalle, Leuconoé commence, et ses soeurs silencieuses l'écoutent en travaillant.
[169] L'amour a soumis aussi à sa puissance ce Soleil, qui féconde tout de sa lumière éclatante. Je raconterai les amours du Soleil. Comme le premier il voit tout dans le monde, le premier il avait vu l'adultère de Mars et de Vénus. Il en rougit ; et, découvrant au fils de Junon l'opprobre de son lit, il lui montra le théâtre de sa honte. Vulcain consterné s'indigne, laisse échapper le fer que travaille sa main, et soudain il fabrique et lime des chaînes d'airain. Il en forme des rets, tissu léger, délicat, et presque imperceptible. Le lin arrondi sur le fuseau, la toile qu'Arachné ourdit sous de vieux toits, n'égalent point en finesse ce tissu merveilleux. Le dieu de Lemnos en combine avec art les ressorts, qui doivent obéir aux moindres mouvements. Il attache ce piège au lit des deux amants ; et dès qu'ils sont réunis, il étend son réseau, les surprend, et les retient dans leurs embrassements.
Alors, ouvrant les portes d'ivoire de son palais, à ce spectacle il appelle tous les dieux. Il leur montre le couple enchaîné, honteux, et confus. On rapporte que les dieux rirent de cette aventure. On dit même que, dans un joyeux délire, quelques immortels osèrent souhaiter la même honte au même prix.
LEUCOTHOÉ ET CLYTIE.
(IV, 190-270).
Cythérée voulut tirer de son injure une vengeance mémorable. Phébus l'avait trahie dans ses amours secrets, Phébus sera trahi dans de semblables amours. Ô fils d'Hypérion, que te servent désormais ta beauté, ton éclat, ta lumière immortelle ? toi, dont les feux embrasent la nature, tu te sens brûler d'un feu nouveau ! toi, dont l'oeil doit embrasser le monde, tu ne vois plus que Leucothoé, et tu arrêtes sur une jeune mortelle les regards que tu dois à l'univers. Pour elle, tu parais plus matin à l'orient ; pour elle, tu descends plus tard dans les ondes. Tu prolonges les jours de l'hiver pour la voir plus longtemps. Quelquefois même tes chagrins obscurcissent tes traits. Les sombres ennuis de ton coeur se communiquent à tes rayons. Ta lumière affaiblie épouvante les humains, et ce n'est point Phébé qui te couvre de son ombre, c'est l'amour seul qui produit ta pâleur. Tu n'aimes que Leucothoé. Ce n'est plus ni Clymène, ni Rhodos, ni la brillante mère de Circé, qui règnent sur ton coeur. En vain Clytie soupire encore pour toi. En vain, depuis longtemps profondément blessée, elle gémit implorant la fin de tes mépris. Leucothoé l'emporte, et tout le reste est oublié.
[209] La plus belle femme de l'Arabie, Eurynome, lui donna le jour. Elle grandit, et bientôt le temps développa ses charmes. Bientôt, par sa beauté, Leucothoé surpassa sa mère, comme sa mère surpassait les femmes de l'orient. Son père, Orchamus, qui régnait sur la Perse, était le septième descendant du vieux Bélus.
C'est sous l'axe de l'Hespérie que sont les pâturages des coursiers du Soleil ; ils s'y nourrissent d'ambroisie. Ces sucs délicieux leur donnent de nouvelles forces, et les délassent des fatigues du jour. Tandis qu'ils se repaissent du céleste aliment, et que la nuit étend son voile sur l'univers, Phébus, prenant les traits d'Eurynome, se rend au palais de Leucothoé. Il la voit au milieu de douze esclaves, qui filaient à la clarté des flambeaux. Après lui avoir donné quelques baisers, comme une tendre mère en donne à sa fille chérie : "Je veux, dit-il, te parler en secret. Esclaves, éloignez-vous, et n'empêchez pas une mère de causer librement avec son enfant" ! Les esclaves obéissent. À peine le dieu est-il seul avec elle, et sans témoins : "Je suis, dit-il, celui qui mesure les jours, les saisons, et les ans ; celui qui voit tout, et par qui l'on voit tout dans le monde. Je suis l'oeil de l'univers ; je vous aime, gardez-vous d'en douter". Leucothoé pâlit, sa main tremblante laisse échapper et sa quenouille et ses fuseaux. Son timide embarras l'embellit encore. En ce moment, le dieu reprend sa forme immortelle. Leucothoé est effrayée de ce changement soudain ; mais vaincue par l'éclat dont il brille, elle ne sait plus se défendre, et cède à son amant.
[234] Clytie aimait encore. Son amour s'irritait, aigri par le triomphe de sa rivale. Elle voulut le publier, elle osa le dénoncer à Orchamos. Ce père cruel et sans pitié fait saisir sa fille. En vain, tendant les bras vers l'astre du jour, elle s'écrie : "Il employa la violence, il triompha malgré moi" ! le barbare l'ensevelissant vivante dans la terre, d'un sable pesant fit couvrir son tombeau. Le Soleil, par la force de ses rayons, travaille à te dégager, à t'ouvrir un chemin à la lumière, à la vie. Mais, accablée sous le poids qui te couvre, nymphe infortunée, tu ne peux soulever ta tête, et déjà tu n'es plus.
Depuis la mort funeste de Phaéthon, le dieu dont la main guide les rapides coursiers du jour n'avait point éprouvé, dit-on, de douleur si profonde. Il essaie encore, en redoublant les traits de sa lumière, de ranimer ses membres glacés, d'y rappeler la chaleur et la vie. Mais le Destin jaloux s'oppose à tous ses efforts. Le dieu épanche alors sur le sable, et sur le corps de son amante, un nectar odorant ; et, après de longs gémissements : "Du moins, dit-il, tu porteras ta tête vers le ciel" ! En ce même moment, le corps de la Nymphe s'amollit pénétré d'une essence divine, la terre en est parfumée. Un arbre dans son sein étend ses racines, perce la tombe, s'élève et distille l'encens.
[256] Quoique l'amour pût excuser Clytie ; quoique le repentir de sa faute fût digne de pardon, le dieu du jour s'éloigna d'elle, et la laissa tout entière en proie aux fureurs de Vénus. Désespérée, fuyant les Nymphes ses compagnes, les cheveux épars sur son sein dépouillé, elle s'assied sur la terre ; et le jour et la nuit elle y reste nue exposée aux injures de l'air. Déjà Phébus avait recommencé sa carrière : insensible à la faim, à la soif, Clytie n'avait nourri son jeûne que de pleurs et de rosée ; toujours assise sur le même gazon, elle suivait dans son cours ce Soleil qu'elle adore ; et ses regards étaient continuellement tournés vers lui. Enfin. ses pieds s'attachent à la terre. Son corps n'est plus qu'une longue tige sans couleur ; mais elle semble encore chercher l'astre du jour, et vers lui incessamment elle incline son diadème d'or. Ce n'est plus qu'une fleur, mais pourtant c'est encore une amante.
SALMACIS.
(IV, 271-284).
Ainsi parle Leuconoé. Ses soeurs s'étonnent au récit de ces merveilles ; les unes les révoquent en doute ; les autres pensent que rien n'est impossible aux dieux : mais, par les Minéides, au nombre de ces dieux le fils de Sémélé n'est point admis. Bientôt elles se taisent ; et sur son tissu promenant sa navette d'ivoire, Alcithoé commence ce discours : "Je ne dirai pas l'aventure trop connue de ce berger du mont Ida, de Daphnis, qui, par le ressentiment d'une Nymphe jalouse, fut transformé en rocher ; tant l'amour méprisé peut inspirer de fureur ! Je ne vous entretiendrai pas du double sexe de Sithon. Je ne parlerai pas non plus de toi, jeune Celmis, jadis si fidèle à Jupiter, aujourd'hui devenu diamant. Je passerai sous silence et les Curètes, enfants d'une pluie féconde ; et Crocus, et Smilax, qui furent changés en fleurs. Je veux, par une histoire plus agréable et moins vulgaire, fixer votre attention.
HERMAPHRODITE.
(IV, 285-415).
Apprenez pourquoi Salmacis est une source impure ; pourquoi dans ses ondes l'homme s'énerve et s'amollit. On ne peut méconnaître l'effet, j'en vais conter la cause.
[288] Dans les antres du mont Ida fut jadis nourri, par les Naïades, un enfant fruit des amours d'Aphrodite et d'Hermès. On pouvait à ses traits facilement reconnaître l'auteur de ses jours ; il tira son nom de tous les deux. À peine avait-il atteint son troisième lustre, il abandonna les monts, berceau de son jeune âge ; et, loin de l'Ida, il se réjouissait d'errer dans des lieux inconnus, de voir des peuples et des fleuves nouveaux. Un instinct curieux lui rendait plus légers les travaux, les fatigues du voyage. Il avait parcouru les villes de la Lycie ; il venait de quitter cette contrée pour entrer dans la Carie, lorsqu'à ses yeux se découvre un canal immobile, dont l'onde pure et transparente permet à l'oeil d'en pénétrer la profondeur. Ni le roseau des marais, ni l'algue stérile, ni le jonc aigu, n'en souillent le cristal. Cette fontaine est environnée d'une verte ceinture, abordée d'un gazon toujours frais. Une Nymphe l'habite ; inhabile aux exercices de Diane, elle ne sait ni tirer de l'arc, ni suivre un cerf à la course ; et c'est la seule des Naïades qui soit inconnue à la déesse des forêts.
[305] On raconte que souvent ses soeurs lui disaient : "Salmacis, prends un javelot, arme-toi d'un carquois, mêle à tes doux loisirs les travaux pénibles de la chasse". Mais elle ne prit ni javelot, ni carquois ; elle méprisa la chasse, et n'aima que sa solitude et son oisiveté. Tantôt elle baigne dans des flots purs ses membres délicats ; tantôt avec art elle arrange ses cheveux, ou consulte pour se parer le miroir de son onde. Quelquefois, couvrant son corps d'un tissu transparent, elle se couche sur la feuille légère, ou sur l'herbe tendre. Souvent elle cueille des fleurs ; et peut- être ce dernier soin l'occupait lorsque le jeune Hermaphrodite s'offrit à ses regards. Elle le vit, et l'aima. Elle se hâtait de l'aborder ; mais avant d'arriver à lui, elle arrange sa parure ; elle compose son visage, et son regard, et son maintien. Elle brille enfin de tout l'éclat de ses attraits.
"Bel enfant, lui dit-elle, croirai-je que tu sois un mortel ? es-tu dieu ? Si tu l'es, je vois sans doute l'Amour, ou, si c'est à une mortelle que tu dois le jour, ah ! combien heureuse est ta mère ! combien heureux ton frère et ta soeur, si tu as une soeur ! heureuse encore la nourrice qui t'a donné son sein ! mais heureuse surtout, et mille fois heureuse celle que l'hymen a rendu ta compagne, ou celle que tu trouveras digne de ce bonheur ! Si ton choix est déjà fait, permets du moins qu'un doux larcin soit le prix de ma flamme ; et si ta main peut encore se donner, oh ! que je sois ton épouse, et comble tous mes voeux ! "
[329] La Naïade se tait. Hermaphrodite rougit. Il ignore ce que c'est que l'amour ; mais sa rougeur l'embellit encore ; et son visage ressemble à la pomme vermeille ; à l'ivoire, qui reçut une teinte de pourpre ; au rouge de Phébé, quand l'airain sonore appelle en vain, pour la délivrer, un magique secours.
Souvent la Nymphe implore, au moins ces baisers innocents qu'une soeur donne et reçoit d'un frère. Déjà ses mains étendues allaient toucher l'ivoire de son cou : "Cessez, dit-il, ou je fuis ; et j'abandonne et ces lieux et vous-même" ! Salmacis a frémi : "Jeune étranger, répond-elle, je te laisse ; sois libre et maître dans ces lieux" ! À ces mots, elle feint de s'éloigner ; et se glissant sous un épais feuillage, elle plie un genou, s'appuie sur l'autre, regarde, et voit, sans pouvoir être vue. Se croyant seul et sans témoins, le fils de Mercure et de Vénus joue sur le gazon, va, revient, essaie un pied timide sur une eau riante et tranquille, le plonge ensuite jusqu'au talon ; et bientôt, invité par l'onde tiède et limpide, de son corps délicat il détache le vêtement léger. La Nymphe le voit, l'admire, et s'enflamme. Ses yeux étincellent, semblables aux rayons que reflète une glace pure exposée aux feux brillants de l'astre du jour. À peine la Nymphe diffère ; elle retient à peine ses transports, et déjà éperdue, hors d'elle-même, elle brûle, et ne se contient plus.
[352] Hermaphrodite frappe légèrement son corps de ses mains, et s'élance dans les flots. Il les divise en étendant les bras, et brille dans l'onde limpide comme une statue d'ivoire, comme de jeunes lis brilleraient sous un verre transparent. "Je triomphe, s'écrie la Nymphe, il est à moi" ! À l'instant même, dégagée de sa robe légère, elle est au milieu des flots. Elle saisit Hermaphrodite, qui résiste ; elle ravit des baisers, qu'il dispute ; écarte et retient ses mains ; malgré lui, presse son sein sur son sein ; l'enlace dans ses bras, s'enlace elle-même dans les siens ; rend enfin inutiles tous les efforts qu'il fait pour s'échapper. Tel, emporté vers les cieux par le roi des airs, un serpent, la tête pendante, embarrasse de ses longs anneaux les serres et les ailes étendues de son ennemi ; tel au tronc d'un vieux chêne s'entrelace le lierre tortueux ; tel déployant, resserrant ses réseaux, le polype au fond des mers enveloppe sa proie.
[368] Hermaphrodite se débat, et résiste, et refuse. La Nymphe s'attache à lui, redouble ses efforts, le presse, et s'écrie : "Tu te défends en vain, ingrat ! Tu n'échapperas pas. Dieux, daignez l'ordonner ainsi ! Que rien ne me sépare de lui, que rien ne le détache de moi !"
Les dieux ont exaucé sa prière. Au même instant, sous une seule tête, les deux corps se sont unis. Tels deux jeunes rameaux, liés l'un à l'autre, croissent sous la même écorce, et ne font qu'une tige. Hermaphrodite et la Nymphe ne sont plus ni l'un ni l'autre, et sont les deux ensemble. Ils paraissent avoir les deux sexes et ils n'en ont aucun.
[380] Hermaphrodite s'étonne d'avoir perdu dans cette onde limpide son sexe et sa vigueur ; il lève les mains au ciel, et s'écrie : "Divinités dont je porte le nom, vous, auteurs de mes jours, accordez-moi la grâce que j'implore ! que tous ceux qui viendront après moi se baigner dans ces eaux y perdent la moitié de leur sexe !" Mercure et Vénus, touchés de sa prière, daignèrent l'exaucer ; et sur ces eaux répandant une essence inconnue, leur donnèrent la vertu de rendre les sexes indécis.
Les Minéides ont cessé de parler : elles travaillent encore ; elles méprisent Bacchus, et profanent sa fête. Tout à coup les tambours et les flûtes recourbées, à l'airain retentissant, mêlent leur bruit confus. L'air est embaumé de myrrhe et de parfums. Les filles de Minyas voient verdir leurs toiles ; le lierre y serpente ; la vigne y pend en festons. En longs ceps s'arrondit la laine qui charge leurs fuseaux. Le pampre s'ourdit à leurs trames ; et de la pourpre dont brillaient les tissus, soudain les grappes se colorent. Déjà le soleil était descendu dans le vaste sein des mers. C'était l'heure où règne une clarté douteuse entre la lumière et les ombres ; l'heure où n'étant plus jour, il n'est pas encore nuit. Soudain le toit s'ébranle ; on voit briller des torches ardentes ; des lueurs effrayantes s'attachent aux lambris, et des tigres, simulacres horribles, hurlent parmi les feux.
[405] Tandis que, saisies de terreur, les Minéides, fuyant la lumière et les flammes, se sauvent en divers lieux, dans l'ombre et la fumée, une membrane déliée s'étend sur leurs corps rétrécis ; des ailes légères enveloppent leurs bras. L'obscurité ne leur permet pas de voir comment elles ont subi ce changement. Sans le secours d'aucun plumage, elles s'élèvent dans l'air ; elles sont soutenues par des ailes d'un tissu transparent. Elles veulent se plaindre, et leur voix n'est plus qu'un cri faible qui part d'un faible corps, un murmure aigu, seul langage permis à leurs regrets. Elles n'habitent point les forêts, mais les toits des maisons. Ennemies du jour, elles ne paraissent que la nuit ; elles volent le soir, et, compagnes de Vesper, on les nomme Vespérides.
ATHAMAS ET INO.
(IV, 416-431).
Cette aventure affermit dans Thèbes le culte de Bacchus. Ino, tante de ce dieu, racontait partout et sa puissance et ses merveilles. Seule exempte des malheurs qui affligeaient sa famille, elle n'avait de chagrins que les maux de ses soeurs. Junon l'aperçut fière de son hymen avec Athamas, fière de ses enfants, et plus encore d'avoir été la nourrice d'un dieu. La déesse jalouse s'irrite de son bonheur : "Eh quoi, dit-elle, le fils d'une vile adultère a pu précipiter dans la mer et changer en poissons des nautoniers qui l'avaient méprisé ! il a pu, du meurtre horrible d'un fils, ensanglanter sa mère ! il a pu donner des ailes d'une espèce nouvelle aux filles de Minée ! et Junon ne pourrait que verser des pleurs impuissants sur ses nombreux ennemis ! Est-ce donc assez pour moi ? est-ce là tout mon pouvoir ? Non, le fils de Sémélé m'enseigne lui-même ce qu'il me reste à faire. On peut prendre des leçons de son ennemi. Par le meurtre de Penthée il m'a suffisamment fait connaître ce que peut la fureur. Eh ! pourquoi Ino, agitée par d'aveugles transports, ne partagerait-elle pas les crimes de ses soeurs ?"
LES ENFERS.
(IV, 432-463).
Il est un chemin enfoncé, bordé d'ifs funèbres, où règne un vaste silence, une ténébreuse horreur ; il conduit aux Enfers. Là, le Styx immobile exhale de noires et d'épaisses vapeurs. C'est là que descendent les ombres des mortels qui ont reçu les honneurs du tombeau ; c'est là, dans d'immenses déserts, qu'habitent le Froid et la Pâleur ; c'est là qu'errent les mânes nouveaux, incertains de la route qui mène à la cité des ombres, au palais terrible où le noir Pluton a fixé son séjour. Cet empire redoutable a cependant mille avenues spacieuses, et par d'innombrables portes on peut y pénétrer. Semblable à l'Océan, qui reçoit tous les fleuves de la terre, il rassemble toutes les âmes de l'univers. Sans cesse les âmes y arrivent, et ne l'emplissent jamais. On les voit errer dégagées de leurs corps. Les unes fréquentent le barreau, les autres la cour du souverain, les autres suivant leurs premiers emplois, imitent aux Enfers ce qu'elles ont fait sur la terre, tandis que les méchants souffrent dans le Tartare des tourments, châtiments de leurs crimes.
[447] La fille de Saturne (tant la haine et la colère lui font oublier sa dignité !) descend du ciel dans cet affreux séjour ; elle arrive : sous ses pieds sacrés le seuil tremble ; et, par son triple gosier, Cerbère pousse une triple voix. L'épouse de Jupiter appelle les trois soeurs, fille de la Nuit. Déités cruelles, inexorables, elles étaient assises devant les portes de diamant qui ferment le Tartare, et peignaient de leurs cheveux les horribles couleuvres.
Les Furies ayant reconnu la déesse à travers les ténèbres humides, se lèvent : le lieu qu'elles gardent est celui des tortures. Là, Tityos, couché sur la terre, où son corps occupe un espace de neuf arpents, voit ses entrailles à peine dévorées, renaissant sous le bec de l'avide vautour. C'est là, Tantale, qu'au milieu de l'onde la soif te tourmente, et que le fruit se présente et échappe à ta main. C'est là que Sisyphe incessamment roule ou retient un rocher qui retombe ; qu'Ixion se suit et s'évite en tournant sur sa roue ; et que les Danaïdes, qui donnèrent la mort à leurs époux, puisent sans relâche des ondes qui s'écoulent toujours.
TISIPHONE.
(IV, 464-562).
Junon ayant jeté sur eux, sur Ixion surtout, un regard irrité, se retourne encore vers Sisyphe, et s'écrie : "Pourquoi celui-ci, seul de sa famille, doit-il souffrir un supplice éternel, tandis qu'Athamas et sa coupable épouse bravent ma puissance, et sont comblés d'honneurs dans leur palais ?" Elle expose alors le sujet de sa haine, celui qui l'amène et ce qu'elle désire. Elle veut que la maison de Cadmus périsse, et que les Euménides répandent tous leurs poisons dans le sein d'Athamas. Elle ordonne, prie, sollicite, et promet à la fois. Enfin elle se tait. L'horrible Tisiphone, agitant alors ses cheveux blancs, et rejetant en arrière les couleuvres qui souillent son visage : "C'en est assez, dit-elle, vos ordres seront remplis. Abandonnez cet empire odieux, et remontez dans l'air pur des célestes demeures".
Junon part sûre de sa vengeance ; mais, avant de rentrer dans l'Olympe, elle reçoit l'essence qu'Iris épanche sur elle, pour la purifier.
[481] Cependant l'horrible Tisiphone prend sa torche fumante, et, des noeuds d'un serpent ceignant sa robe ensanglantée, elle sort des Enfers. Avec elle marchent le Deuil, l'Épouvante, la Terreur, et la Rage au front égaré. Elle arrive devant le palais d'Athamas. Ses superbes portiques tremblent ébranlés ; de noirs venins ses portes se ternissent, et l'astre du jour voit pâlir sa clarté. Épouvantés par ces prodiges, Athamas et son épouse se préparaient à fuir. L'inexorable Érinys se précipite au-devant d'eux, leur ferme le chemin ; étend ses bras entourés de hideuses vipères ; secoue sa tête ; et ses couleuvres agitées frémissent, roulent sur son épaule livide, ou rampent sur son front, sifflent, vomissent leur venin, et allongent un triple dard. Soudain, du milieu de ses cheveux, l'Euménide arrache deux serpents, et de sa main empestée lance l'un sur Athamas, et l'autre sur Ino. Ils errent sur leur sein et le pénètrent d'une rage cruelle. Leur corps n'est point blessé ; leur raison seule est égarée.
[500] Tisiphone avait apporté avec elle des poisons plus terribles, mélange monstrueux de l'écume de Cerbère et du venin de l'Hydre ; elle y joignit les vagues erreurs, l'oubli de la raison, et le crime, et les pleurs, et l'ardeur du meurtre. Elle fit bouillir cette liqueur homicide, avec de la ciguë, dans un vase d'airain, qu'elle remplit d'un sang nouvellement répandu. Les deux époux frémissaient d'horreur. L'Euménide répand sur eux ces terribles poisons, et les pénètre de toutes ses fureurs. Elle secoue en cercles redoublés sa torche, dont la flamme en tournoyant s'agite ; et, triomphante et fière d'avoir exécuté les ordres qu'elle a reçus, elle redescend aux Enfers, et délie le serpent qui lui sert de ceinture.
Cependant, saisi de soudaines fureurs, Athamas, dans son palais, s'écrie : "Compagnons, accourez ! tendez vos toiles dans ces forêts ; j'aperçois une lionne avec deux lionceaux". Insensé ! c'est sa femme qu'il méconnaît et qu'il poursuit. Elle tient sur son sein le jeune Léarque, qui tend les bras à son père, et qui lui souriait. Il le saisit, et trois fois, comme une fronde, le roulant en cercle dans les airs, le barbare le lance et l'écrase sur le marbre sanglant. Alors Ino, d'horreur troublée, jette des cris affreux arrachés par la douleur qui l'égare, ou par la force du poison répandu dans ses veines : elle fuit échevelée, hors d'elle-même ; et, te portant dans ses bras, tendre Mélicerte, elle crie, Évohé ! Elle appelle Bacchus. Au nom de ce dieu, l'épouse de Jupiter souriant : "Reçois, dit-elle, le salaire des soins que tu pris de son enfance".
[525] Non loin s'élève et penche sur la mer d'Ionie un rocher dont la base creusée par les flots, défend ces mêmes flots des eaux du ciel et des orages. Forte de sa fureur, Ino monte sur le roc, en atteint le sommet escarpé ; et, sans craindre la mort, s'élançant avec son fils, frappe l'onde qui bouillonne et blanchit.
À l'aspect des malheurs non mérités de sa petite-fille, Vénus s'émeut, et adresse à Neptune cette prière : "Dieu des mers, à qui échut en partage le second empire du monde, j'attends beaucoup de toi. Prends pitié des miens, déplorables jouets des flots, place-les parmi les dieux soumis à ton trident. Ce ne sera pas pour moi le premier bienfait de ta puissance. Je naquis de l'écume de l'onde ; et le nom d'Aphrodite atteste que l'onde fut mon berceau".
[539] Neptune exauce ses voeux. Il dépouille les corps flottants de ce qu'ils ont de mortel ; il imprime sur leur front une majesté divine ; et changeant à la fois et leur nom et leur nature, Ino est Leucothoé, Mélicerte est Palémon.
Les compagnes d'Ino ayant suivi de loin ses pas en trouvent les dernières traces au sommet du rocher ; et sûres qu'elle a cherché le trépas dans l'onde, elles déplorent la chute de la maison de Cadmus, arrachent leurs cheveux, déchirent leurs vêtements, osent accuser la jalouse Junon de trop d'injustice, de trop de cruauté. La déesse s'offense, et leurs cris irritant sa colère : "Eh bien ! soyez aussi des monuments terribles de ma vengeance". Elle dit, et l'effet est aussi prompt que la menace. Celle qu'un plus tendre attachement unissait à la reine s'écriait : "Ô chère Ino, je vais vous suivre dans les flots !". Elle veut s'élancer et ne peut plus se mouvoir ; elle reste attachée au rocher. Une autre, dans son désespoir, veut meurtrir ses charmes, et ses bras levés sont privés de mouvement. Celle-ci étend ses mains sur l'abîme des flots, ses mains durcissent étendues. Celle-là portait ses doigts à ses cheveux, et ses doigts et ses cheveux en pierre sont changés. Toutes demeurent attachées sur le rocher, et conservent diverses attitudes. Quelques-unes pourtant voltigent sur ce rivage, nouveaux hôtes de l'air, et de leurs ailes légères rasent la surface des eaux.
CADMUS ET HARMONIE.
(IV, 563-603).
Cependant Cadmus ignore que sa fille et son petit-fils sont au nombre des divinités de la mer. Cédant à sa douleur, vaincu par tant de revers l'un à l'autre enchaînés, par tant de prodiges dont il fut témoin, il abandonne la cité qu'il a bâtie, comme si ses désastres étaient attachés aux lieux qu'il habite, et non à sa fortune. Après avoir longtemps erré avec son épouse, compagne de son exil, il arrive au fond de l'Illyrie. Surchargés du poids des ans et des disgrâces, ces deux époux retracent à leur mémoire les premières infortunes de leur maison, et soulagent leurs peines en se les racontant. "Ah ! s'écria Cadmus, était-il donc sacré ce dragon que je perçai de ma lance, lorsque je fuyais de Tyr ; ce dragon dont les dents par moi semées produisirent une race de guerriers ? Dieux ! si c'est un serpent que venge avec tant de constance votre courroux, achevez, et que serpent moi-même je rampe comme lui !"
[576] Il dit, et déjà son corps se resserre et s'allonge ; sa peau se couvre d'écailles ; son dos brille émaillé d'or et d'azur. Il tombe, et ses jambes réunies se recourbent en longs anneaux. Il conservait encore ses bras : il les tend à son épouse ; et laissant couler des pleurs sur son visage, qui n'est pas encore changé : "Approche, dit-il, malheureuse Hermione ! approche ; puisqu'il reste encore quelque chose de moi, touche, prends cette main, tandis qu'il me reste une main, tandis que le serpent ne m'enveloppe pas tout entier" ! Il voulait poursuivre : sa langue se fend, s'aiguise en dard ; il ne peut plus parler. Il voulait se plaindre, il siffle : c'est la seule voix que lui laisse la nature.
Hermione se frappant, se meurtrissant le sein : "Arrête, cher époux, arrête, cria-t-elle ! dépouille cette forme hideuse. Cadmus ! que vois-je ? où sont et tes pieds et tes mains ? et, tandis que je parle, que sont devenus ton corps, ton visage, et tout ce que tu fus ? Ô dieux! pourquoi ne me changez-vous pas comme lui ?"
[595] Elle se tait, et le serpent lèche sa tête, se glisse doucement sur son sein, qu'il embrassait jadis, cherche sa bouche, et s'attache à son cou. Ce prodige épouvante tous ceux qui sont présents (ce sont des compagnons de Cadmus). Ils voient Hermione presser d'une amoureuse main l'écaille du serpent. Soudain deux serpents s'offrent à leurs regards. Ils rampent côte à côte, et bientôt se perdent dans les détours d'une forêt voisine. Maintenant ils ne fuient point les hommes ; ils ne les blessent point ; et ces reptiles paisibles semblent encore se souve11nir de leurs premiers destins.
PERSÉE.
(IV, 604-662).
Cependant sous cette forme nouvelle, la gloire de leur petit-fils venait les consoler. Bacchus était adoré dans l'Inde, sa conquête. La Grèce lui avait élevé des autels. Seul, quoique issu du même dieu que lui, Acrisius, le fer en main, lui défend les murs d'Argos, et refuse de le reconnaître pour le fils de Jupiter. Il conteste la même origine au héros que Danaé sa fille conçut au milieu d'une pluie d'or. Mais bientôt (tel est l'éclat de la vérité !) il se repent d'avoir outragé Bacchus et méconnu Persée. Déjà le premier brillait dans l'Olympe ; le second, tenant en main la tête de la Gorgone hérissée de serpents, s'élevait d'un vol rapide dans les airs.
[617] Vainqueur du monstre, il planait sur les sables arides de la Libye : des gouttes de sang tombèrent de la tête de la Gorgone ; la terre les reçut, les anima, les convertit en serpents de diverses espèces ; et telle est l'origine de tous ceux que l'Afrique produit.
Bientôt, entraîné dans le vague des airs, semblable à la nue chargée de pluie, errante au gré des vents, Persée voit au-dessous de lui la terre, dont le sépare un espace immense. Il vole sur tout l'univers. Trois fois il voit l'Ourse glacée ; trois fois il se retrouve près des bras du Cancer. Tantôt il est emporté vers l'Aurore, tantôt aux bords de l'Occident. Déjà Vesper brillait dans les cieux. Le héros craint de se confier à la nuit. Il descend sur les terres de l'Hespérie, dans le palais d'Atlas. Il demande à prendre un repos léger, en attendant que l'étoile du matin appelle l'Aurore, et l'Aurore le retour du Soleil.
[631] Atlas était fils de Japet ; il surpassait par sa taille tous les mortels. Il régnait dans les dernières régions de la terre, sur les mers qui reçoivent dans leur sein les coursiers hors d'haleine et le char enflammé du Soleil. Il possédait de nombreux troupeaux errant dans d'immenses pâturages. Aucun état voisin ne touchait à son empire ; et dans ses jardins, les arbres, à l'or de leurs rameaux, que couvrent des feuilles d'un or léger, portaient des pommes d'or.
"Prince, lui dit Persée, si l'éclat d'une illustre origine peut te toucher, Jupiter est mon père ; ou si tu sais priser les faits mémorables, tu pourras admirer les miens". Alors le fils de Japet se rappelle cet ancien oracle que Thémis avait rendu sur le Parnasse : "Atlas, un jour viendra où tes arbres seront dépouillés de leur or ; et c'est à un fils de Jupiter que les Destins réservent cette gloire". Épouvanté de l'oracle, Atlas avait enfermé ses jardins de hautes murailles ; un dragon monstrueux veillait, gardien de leur enceinte ; et l'entrée de l'Hespérie était interdite aux étrangers : "Fuis, dit le prince au héros, ou crains de perdre l'honneur de tes exploits supposés, la gloire d'une naissance que tu ne dois point à Jupiter" ! Il ajoute l'insulte à la menace ; et tandis que Persée insiste avec douceur, mais avec fermeté, il s'avance pour le chasser de son palais.
[653] Persée était trop inférieur aux forces d'Atlas (car quel mortel pourrait les égaler !) : "Puisque, dit-il, tu, fais si peu de cas de ma prière, reçois le châtiment que tu mérites". À ces mots, il détourne à gauche sa tête, élève en l'air celle de Méduse et présente aux regards d'Atlas son visage sanglant. Soudain ce vaste colosse est changé en montagne. Sa barbe et ses cheveux s'élèvent et deviennent des forêts. Ses épaules, ses mains, se convertissent en coteaux. Sa tête est le sommet du mont. Ses os se durcissent en pierre : il s'accroît, devient immense, et, par la volonté des dieux, désormais le ciel et tous les astres reposent sur lui.
ANDROMÈDE.
(IV, 663-764).
Cependant Éole avait renfermé les vents dans leur prison éternelle. L'étoile brillante du matin, déjà levée dans les cieux, avertissait les humains de recommencer leurs travaux. Persée reprend ses ailes, les attache à ses pieds, s'arme d'un fer recourbé, et s'élance dans les airs, qu'il frappe et fend d'un vol rapide. Il a déjà laissé derrière lui d'innombrables contrées et cent peuples divers, lorsqu'il abaisse ses regards sur les champs d'Éthiopie, sur les états où règne Céphée.
[670] Là, par l'injuste oracle d'Ammon, Andromède expiait les superbes discours de sa mère. Persée la voit attachée sur un rocher, et, sans ses cheveux qu'agite le Zéphyr, sans les pleurs qui mouillent son visage, il l'eût prise pour un marbre qu'avait travaillé le ciseau. Atteint d'un feu nouveau, il admire ; et, séduit par les charmes qu'il aperçoit, il oublie presque l'usage de ses ailes. Il s'arrête, et descend : "Ô vous, dit-il, qui ne méritez pas de porter de pareilles chaînes ; vous que l'amour a formée pour de plus doux liens, apprenez-moi, de grâce, votre nom, celui de ces contrées, et pourquoi vos bras sont chargés d'indignes fers" ! Elle se tait : vierge, elle n'ose regarder un homme, elle n'ose lui parler. Elle eût même, si ses mains avaient été libres, caché son visage de ses mains. Du moins elle pouvait pleurer ; ses yeux se remplirent de larmes ; et comme Persée la pressait de répondre, craignant enfin qu'il n'imputât son silence à la honte qui naît du crime, elle lui dit son nom, celui de son pays, et combien sa mère avait été vaine de sa beauté. Elle parlait encore : l'onde écume et retentit ; un monstre horrible s'élève, s'avance sur l'immense Océan, et fait, sous ses vastes flancs, gémir de vastes ondes.
Andromède s'écrie ; son père affligé, sa mère criminelle, étaient présents à ce spectacle affreux. Tous deux malheureux, ils ne sont pas également coupables. Trop faibles pour secourir leur fille, ils ne font entendre que des plaintes stériles ; ils ne peuvent que pleurer, qu'embrasser leur fille attachée au rocher.
[695] "Vous aurez, dit le héros, assez de temps pour répandre des larmes ; mais nous n'avons qu'un instant pour la sauver. Si je m'offrais pour votre gendre, moi, Persée, fils de Jupiter et de Danaé, qui, renfermée dans une tour, devint féconde au milieu d'une pluie d'or ; moi, Persée, vainqueur de la Gorgone à la tête hérissée de serpents ; moi, qui, soutenu sur des ailes légères, ose m'élancer dans les airs, vous me préféreriez sans doute à tous mes rivaux ; mais je veux, si les dieux me secondent, joindre à tant de titres, pour obtenir Andromède, celui de la mériter. Que, sauvée par mon courage, elle soit à moi : telle est ma condition". Céphée et Cassiopée l'acceptent (et comment la refuser !). Ils pressent, ils conjurent le héros, et lui promettent leur fille pour épouse, et le royaume pour dot.
Tel qu'un vaisseau à la proue aiguë, cédant aux efforts de rameurs ardents, sillonne et fend l'onde écumante, le monstre approche, divisant les flots qui résistent ; et déjà le jet d'une fronde eût mesuré l'espace qui le sépare du rivage. Soudain, frappant de ses pieds la terre, qu'il semble repousser, le héros impétueux s'élance au haut des airs ; son ombre réfléchie voltigeait sur les eaux ; le monstre voit cette ombre et la combat. Tel que l'oiseau de Jupiter apercevant dans les guérets un serpent qui expose son dos livide aux ardeurs du soleil, l'attaque par derrière, pour éviter son dard cruel, et enfonce ses serres dans son col écaillé ; tel Persée vole, et se précipite, et fond sur le dos du monstre, et plonge tout entier son fer dans ses flancs.
[721] Le monstre, qu'irrite une large blessure, bondit sur l'onde, ou se cache dans les flots, ou s'agite et se roule tel qu'un sanglier que poursuit une meute aboyante. Le héros, par l'agilité de ses ailes, se dérobe à ses dents avides, et de son glaive recourbé le frappe sans relâche sur son dos hérissé d'écailles, dans ses flancs, et sur sa queue, semblable à celle d'un poisson.
Avec des flots de sang le monstre vomissait l'onde, qui rejaillit sur les ailes du héros ; il les sent s'appesantir, et n'ose plus s'y confier. Il découvre un rocher dont le sommet domine l'onde tranquille, et disparaît quand la tempête agite les mers ; il s'y soutient, et d'une main saisissant la pointe du roc qui s'avance, de l'autre il plonge et replonge son fer dans les flancs du monstre, qui expire sous ses coups redoublés.
Au même instant, le rivage retentit de cris et d'acclamations qui montent jusqu'aux cieux. Céphée et Cassiopée, heureux et pleins de joie, saluent, dans le héros, leur gendre, et le proclament le sauveur de leur maison. Objet et prix de la victoire, Andromède, libre de ses fers, s'avance et vole dans leurs bras.
[740] Le vainqueur purifie ses mains dans l'onde. Il dépose la tête de Méduse ; et pour qu'elle ne soit pas endommagée par le sable du rivage, il lui fait un lit de feuilles et de légers arbustes qui croissent au fond de la mer ; il en couvre la tête de la Gorgone ; et ces tiges nouvellement coupées, vives encore et remplies d'une sève spongieuse, éprouvent le pouvoir de cette tête, rougissent et durcissent en la touchant. Les Nymphes de l'Océan essayèrent de renouveler ce prodige sur d'autres rameaux. La même épreuve obtint le même succès. Elles jetèrent ensuite dans la mer ces tiges, qui devinrent la source féconde du corail. Depuis ce temps cet arbuste conserve la même propriété ; osier tendre et flexible sous l'onde, il durcit à l'air, et n'est plus qu'une pierre.
[753] Cependant Persée élève à trois dieux trois autels de gazon : un à gauche, pour Mercure ; un à droite, pour la déesse des combats ; le troisième au centre, pour Jupiter. Il immole une génisse à Minerve, un veau à Mercure, un taureau superbe au maître des dieux. Il épouse ensuite Andromède. Il ne veut qu'elle-même pour prix de sa victoire. L'Amour et l'Hymen font briller leurs flambeaux. On verse sur les feux l'encens et les parfums. Les portiques sont ornés de festons ; dans des hymnes et dans des choeurs, sur le luth, et la lyre, et la flûte, on chante la publique allégresse. Le palais est décoré de toutes ses richesses ; les portes en sont ouvertes, et les grands de la cour prennent place au banquet de Céphée.
MÉDUSE.
(IV, 765-803).
Déjà Bacchus avait égayé les convives, animé les esprits, lorsque le fils de Danaé veut connaître les moeurs et les usages des peuples Céphéens. Lyncides le satisfait, et ajoute : "Maintenant, vaillant Persée, apprenez-nous par quels secours puissants, par quels prodiges vous avez pu trancher cette tête hérissée de serpents".
[772] Sous les flancs du froid Atlas, dit le héros, il est un lieu que d'affreux et longs rochers rendent inaccessible. L'entrée en est habitée par les deux filles de Phorcus, à qui les Destins n'ont accordé qu'un oeil, qu'elles se prêtent tour à tour. Tandis que l'une le remettait à l'autre, je substitue furtivement ma main à la main qui l'allait prendre, et je m'en saisis. Alors je marche par des sentiers entrecoupés ; je franchis des rochers escarpés, d'horribles forêts, et j'arrive au palais des Gorgones. J'avais aperçu partout, dans les champs, et sur mon chemin, des hommes devenus statues, et divers animaux transformés en pierres par l'aspect de Méduse. Ce visage hideux, je ne l'avais vu moi-même que réfléchi sur l'airain de mon bouclier ; et tandis que le sommeil versait ses pavots sur le monstre et sur ses couleuvres, je tranchai sa tête. Soudain Pégase, cheval ailé, et son frère Chrysaor, naquirent du sang que la Gorgone avait répandu.
Persée leur apprend ensuite les dangers qui l'ont menacé dans ses voyages ; il leur dit quelles mers, quelles terres il a vues du haut des airs ; vers quels astres ses ailes l'ont emporté. Il se tait enfin, on l'écoutait encore. Un des convives demande d'où vient que, seule de ses soeurs, Méduse avait sur sa tête des cheveux hérissés de serpents.
[793] Le petit-fils d'Acrisius reprend : Ce que vous demandez mérite d'être raconté. Apprenez que Méduse brillait jadis de tout l'éclat de la beauté ; qu'elle fut l'objet des voeux empressés de mille amants. J'ai connu des personnes qui l'ont vue, et qui rendent ce témoignage. On dit que le dieu des mers fut épris de ses charmes, et osa profaner avec elle le temple de Pallas. La déesse rougit, détourna ses yeux modestes, et les cacha sous son égide. Pour venger ses autels souillés, elle changea les cheveux de Méduse en serpents. Maintenant même, la fille de Jupiter, pour imprimer la crainte, porte sur la terrible égide qui couvre son sein la tête de la Gorgone et ses serpents affreux.
À Paris, chez les éditeurs, F. Gay, Ch. Guestard, Quatre tomes, 1806.
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