MÉLITE

COMÉDIE

M. DC. LXXXII.

AVEC PRIVILÈGE DU ROI.

À PARIS, Chez GULLAUME DE LUYNE, Libraire juré, au Palais, en la Galerie des Merciers, sous la montée de la Cour des Aides, à la Justice.

Représenté pour la première fois en 1642 au Théâtre du Marais


Texte établi par Paul FIEVRE, Mai 2006, revu août 2018

publié par Paul FIEVRE, Mai 2006, revu mai 2015, revu août 2018

© Théâtre classique - Version du texte du 31/08/2023 à 16:12:03.


À MONSIEUR DE LIANCOUR

MONSIEUR,

Mélite serait trop ingrate de rechercher une autre protection que la vôtre ; elle vous doit cet hommage et cette légère reconnaissance de tant d'obligations qu'elle vous a : non qu'elle présume par là s'en acquitter en quelque sorte, mais seulement pour les publier à toute la France. Quand je considère le peu de bruit qu'elle fit à son arrivée à Paris, venant d'un homme qui ne pouvait sentir que la rudesse de son pays, et tellement inconnu qu'il était avantageux d'en taire le nom, quand je me souviens, dis-je, que ses trois premières représentations ensemble n'eurent point tant d'affluence que la moindre de celles qui les suivirent dans le même hiver, je ne puis rapporter de si faibles commencements qu'au loisir qu'il fallait au monde pour apprendre que vous en faisiez état, ni des progrès si peu attendus qu'à votre approbation, que chacun se croyait obligé de suivre après l'avoir sue. C'est de là, monsieur, qu'est venu tout le bonheur de Mélite ; et quelques hauts effets qu'elle ait produits depuis, celui dont je me tiens le plus glorieux, c'est l'honneur d'être connu de vous, et de vous pouvoir souvent assurer de bouche que je serai toute ma vie,

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

CORNEILLE.


Au lecteur

Je sais bien que l'impression d'une pièce en affaiblit la réputation : la publier, c'est l'avilir ; et même il s'y rencontre un particulier désavantage pour moi, vu que ma façon d'écrire étant simple et familière, la lecture fera prendre mes naïvetés pour des bassesses. Aussi beaucoup de mes amis m'ont toujours conseillé de ne rien mettre sous la presse, et ont raison, comme je crois ; mais, par je ne sais quel malheur, c'est un conseil que reçoivent de tout le monde ceux qui écrivent, et pas un d'eux ne s'en sert. Ronsard, Malherbe et Théophile l'ont méprisé ; et si je ne les puis imiter en leurs grâces, je les veux du moins imiter en leurs fautes, si c'en est une que de faire imprimer. Je contenterai par là deux sortes de personnes, mes amis et mes envieux, donnant aux uns de quoi se divertir, aux autres de quoi censurer : et j'espère que les premiers me conserveront encore la même affection qu'ils m'ont témoignée par le passé ; que des derniers, si beaucoup font mieux, peu réussiront plus heureusement, et que le reste fera encore quelque sorte d'estime de cette pièce, soit par coutume de l'approuver, soit par honte de se dédire. En tout cas, elle est mon coup d'essai ; et d'autres que moi ont intérêt à la défendre, puisque, si elle n'est pas bonne, celles qui sont demeurées au-dessous doivent être fort mauvaises.


Argument

Eraste, amoureux de Mélite, la fait connaître à son ami Tircis, et, devenu peu après jaloux de leur hantise, fait rendre des lettres d'amour supposées, de la part de Mélite, à Philandre, accordé de Cloris, soeur de Tircis. Philandre s'étant résolu, par l'artifice et les suasions d'Eraste, de quitter Cloris pour Mélite, montre ces lettres à Tircis. Ce pauvre amant en tombe en désespoir, et se retire chez Lisis, qui vient donner à Mélite de fausses alarmes de sa mort. Elle se pâme à cette nouvelle, et témoignant par là son affection, Lisis la désabuse, et fait revenir Tircis, qui l'épouse. Cependant Cliton, ayant vu Mélite pâmée, la croit morte, et en porte la nouvelle à Eraste, aussi bien que de la mort de Tircis. Eraste, saisi de remords, entre en folie ; et remis en son bon sens par la nourrice de Mélite, dont il apprend qu'elle et Tircis sont vivants, il lui va demander pardon de sa fourbe, et obtient de ces deux amants Cloris, qui ne voulait plus de Philandre après sa légèreté.


EXAMEN DES POÈMES CONTENUS EN CETTE PREMIÈRE PARTIE. MÉLITE.

Cette pièce fut mon coup d'essai, et elle n'a garde d'être dans les règles, puisque je ne savais pas alors qu'il y en eût. Je n'avais pour guide qu'un peu de sens commun, avec les exemples de feu Hardy, dont la veine était plus féconde que polie, et de quelques modernes qui commençaient à se produire, et qui n'étaient pas plus réguliers que lui. Le succès en fut surprenant : il établit une nouvelle troupe de comédiens à Paris, malgré le mérite de celle qui était en possession de s'y voir l'unique ; il égala tout ce qui s'était fait de plus beau jusques alors, et me fit connaître à la cour. Ce sens commun, qui était toute ma règle, m'avait fait trouver l'unité d'action pour brouiller quatre amants par un seul intrique, et m'avait donné assez d'aversion de cet horrible dérèglement qui mettait Paris, Rome et Constantinople sur le même théâtre, pour réduire le mien dans une seule ville.

La nouveauté de ce genre de comédie, dont il n'y a point d'exemple en aucune langue, et le style naïf qui faisait une peinture de la conversation des honnêtes gens, furent sans doute cause de ce bonheur surprenant, qui fit alors tant de bruit. On n'avait jamais vu jusque-là que la comédie fît rire sans personnages ridicules, tels que les valets bouffons, les parasites, les capitans, les docteurs, etc. Celle-ci faisait son effet par l'humeur enjouée de gens d'une condition au-dessus de ceux qu'on voit dans les comédies de Plaute et de Térence, qui n'étaient que des marchands. Avec tout cela, j'avoue que l'auditeur fut bien facile à donner son approbation à une pièce dont le noeud n'avait aucune justesse. Eraste y fait contrefaire des lettres de Mélite, et les porter à Philandre. Ce Philandre est bien crédule de se persuader d'être aimé d'une personne qu'il n'a jamais entretenue, dont il ne connaît point l'écriture, et qui lui défend de l'aller voir, cependant qu'elle reçoit les visites d'un autre avec qui il doit avoir une amitié assez étroite, puisqu'il est accordé de sa soeur. Il fait plus : sur la légèreté d'une croyance si peu raisonnable, il renonce à une affection dont il était assuré, et qui était prête d'avoir son effet. Eraste n'est pas moins ridicule que lui, de s'imaginer que sa fourbe causera cette rupture, qui serait toutefois inutile à son dessein, s'il ne savait de certitude que Philandre, malgré le secret qu'il lui fait demander par Mélite dans ces fausses lettres, ne manquera pas à les montrer à Tircis ; que cet amant favorisé croira plutôt un caractère qu'il n'a jamais vu, que les assurances d'amour qu'il reçoit tous les jours de sa maîtresse, et qu'il rompra avec elle sans lui parler, de peur de s'en éclaircir. Cette prétention d'Eraste ne pouvait être supportable à moins d'une révélation ; et Tircis, qui est l'honnête homme de la pièce, n'a pas l'esprit moins léger que les deux autres, de s'abandonner au désespoir par une même facilité de croyance à la vue de ce caractère inconnu. Les sentiments de douleur qu'il en peut légitimement concevoir devraient du moins l'emporter à faire quelques reproches à celle dont il se croit trahi, et lui donner par là l'occasion de le désabuser. La folie d'Eraste n'est pas de meilleure trempe. Je la condamnais dès lors en mon âme ; mais comme c'était un ornement de théâtre qui ne manquait jamais de plaire, et se faisait souvent admirer, j'affectai volontiers ces grands égarements, et en tirai un effet que je tiendrais encore admirable en ce temps : c'est la manière dont Eraste fait connaître à Philandre, en le prenant pour Minos, la fourbe qu'il lui a faite et l'erreur où il l'a jeté. Dans tout ce que j'ai fait depuis, je ne pense pas qu'il se rencontre rien de plus adroit pour un dénouement.

Tout le cinquième acte peut passer pour inutile. Tircis et Mélite se sont raccommodés avant qu'il commence, et par conséquent l'action est terminée. Il n'est plus question que de savoir qui a fait la supposition des lettres ; et ils pouvaient l'avoir su de Cloris à qui Philandre l'avait dit pour se justifier. Il est vrai que cet acte retire Eraste de folie, qu'il le réconcilie avec les deux amants, et fait son mariage avec Cloris ; mais tout cela ne regarde plus qu'une action épisodique, qui ne doit pas amuser le théâtre quand la principale est finie ; et surtout ce mariage a si peu d'apparence, qu'il est aisé de voir qu'on ne le propose que pour satisfaire à la coutume de ce temps-là, qui était de marier tout ce qu'on introduisait sur la scène. Il semble même que le personnage de Philandre, qui part avec un ressentiment ridicule dont on ne craint pas l'effet, ne soit point achevé, et qu'il lui fallait quelque cousine de Mélite ou quelque soeur d'Eraste pour le réunir avec les autres. Mais dès lors je ne m'assujettissais pas tout à fait à cette mode, et je me contentai de faire voir l'assiette de son esprit sans prendre soin de le pourvoir d'une autre femme.

Quant à la durée de l'action, il est assez visible qu'elle passe l'unité de jour ; mais ce n'en est pas le seul défaut ; il y a de plus une inégalité d'intervalle entre les actes qu'il faut éviter. Il doit s'être passé huit ou quinze jours entre le premier et le second, et autant entre le second et le troisième ; mais du troisième au quatrième, il n'est pas besoin de plus d'une heure, et il en faut encore moins entre les deux derniers, de peur de donner le temps de se ralentir à cette chaleur qui jette Eraste dans l'égarement d'esprit. Je ne sais même si les personnages qui paraissent deux fois dans un même acte (posé que cela soit permis, ce que j'examinerai ailleurs), je ne sais, dis-je, s'ils ont le loisir d'aller d'un quartier de la ville à l'autre, puisque ces quartiers doivent être si éloignés l'un de l'autre, que les acteurs aient lieu de ne pas s'entreconnaître. Au premier acte, Tircis, après avoir quitté Mélite chez elle, n'a que le temps d'environ soixante vers pour aller chez lui, où il rencontre Philandre avec sa soeur, et n'en a guère davantage au second à refaire le même chemin. Je sais bien que la représentation raccourcit la durée de l'action, et qu'elle fait voir en deux heures, sans sortir de la règle, ce qui souvent a besoin d'un jour entier pour s'effectuer ; mais je voudrais que, pour mettre les choses dans leur justesse, ce raccourcissement se ménageât dans les intervalles des actes, et que le temps qu'il faut perdre s'y perdît en sorte que chaque acte n'en eût, pour la partie de l'action qu'il représente, que ce qu'il en faut pour sa représentation.

Ce coup d'essai a sans doute encore d'autres irrégularités ; mais je ne m'attache pas à les examiner si ponctuellement que je m'obstine à n'en vouloir oublier aucune. Je pense avoir marqué les plus notables ; et pour peu que le lecteur ait d'indulgence pour moi, j'espère qu'il ne s'offensera pas d'un peu de négligence pour le reste.


ACTEURS

ÉRASTE, amoureux de Mélite.

TIRCIS, ami d'Éraste et son rival.

PHILANDRE, amant de Cloris.

MÉLITE, maîtresse d'Eraste et de Tircis.

CLORIS, soeur de Tircis.

LISIS, ami de Tircis.

CLITON, voisin de Mélite.

LA NOURRICE DE MÉLITE.

La scène est à Paris.


ACTE I

SCÈNE PREMIÈRE.
Eraste, Tircis.

ERASTE.

Je te l'avoue, ami, mon mal est incurable ;

Je n'y sais qu'un remède, et j'en suis incapable :

Le change serait juste, après tant de rigueur ;

Mais malgré ses dédains, Mélite a tout mon coeur ;

5   Elle a sur tous mes sens une entière puissance ;

Si j'ose en murmurer, ce n'est qu'en son absence,

Et je ménage en vain dans un éloignement

Un peu de liberté pour mon ressentiment ;

D'un seul de ses regards l'adorable contrainte

10   Me rend tous mes liens, en resserre l'étreinte,

Et par un si doux charme aveugle ma raison,

Que je cherche mon mal et fuis ma guérison.

Son oeil agit sur moi d'une vertu si forte,

Qu'il ranime soudain mon espérance morte,

15   Combat les déplaisirs de mon coeur irrité,

Et soutient mon amour contre sa cruauté ;

Mais ce flatteur espoir qu'il rejette en mon âme

N'est qu'un doux imposteur qu'autorise ma flamme,

Et qui, sans m'assurer ce qu'il semble m'offrir,

20   Me fait plaire en ma peine, et m'obstine à souffrir.

TIRCIS.

Que je te trouve, ami, d'une humeur admirable !

Pour paraître éloquent tu te feins misérable :

Est-ce à dessein de voir avec quelles couleurs

Je saurais adoucir les traits de tes malheurs ?

25   Ne t'imagine pas qu'ainsi, sur ta parole,

D'une fausse douleur un ami te console ;

Ce que chacun en dit ne m'a que trop appris

Que Mélite pour toi n'eut jamais de mépris.

ERASTE.

Son gracieux accueil et ma persévérance

30   Font naître ce faux bruit d'une vaine apparence :

Ses mépris sont cachés, et s'en font mieux sentir ;

Et n'étant point connus, on n'y peut compatir.

TIRCIS.

En étant bien reçu, du reste que t'importe ?

C'est tout ce que tu veux des filles de sa sorte.

ERASTE.

35   Cet accès favorable, ouvert et libre à tous,

Ne me fait pas trouver mon martyre plus doux :

Elle souffre aisément mes soins et mon service ;

Mais loin de se résoudre à leur rendre justice,

Parler de l'hyménée à ce coeur de rocher,

40   C'est l'unique moyen de n'en plus approcher.

TIRCIS.

Ne dissimulons point ; tu règles mieux ta flamme,

Et tu n'es pas si fou que d'en faire ta femme.

ERASTE.

Quoi ! Tu sembles douter de mes intentions ?

TIRCIS.

Je crois malaisément que tes affections,

45   Sur l'éclat d'un beau teint qu'on voit si périssable,

Règlent d'une moitié le choix invariable.

Tu serais incivil, de la voir chaque jour

Et ne lui pas tenir quelques propos d'amour ;

Mais d'un vain compliment ta passion bornée

50   Laisse aller tes desseins ailleurs pour l'hyménée.

Tu sais qu'on te souhaite aux plus riches maisons,

Que les meilleurs partis...

ERASTE.

Trêve de ces raisons ;

Mon amour s'en offense, et tiendrait pour supplice

De recevoir des lois d'une sale avarice :

55   Il me rend insensible aux faux attraits de l'or,

Et trouve en sa personne un assez grand trésor.

TIRCIS.

Si c'est là le chemin qu'en aimant tu veux suivre,

Tu ne sais guère encor ce que c'est que de vivre.

Ces visages d'éclat sont bons à cajoler,

60   C'est là qu'un apprenti doit s'instruire à parler ;

J'aime à remplir de feux ma bouche en leur présence ;

La mode nous oblige à cette complaisance ;

Tous ces discours de livre alors sont de raison :

Il faut feindre des maux, demander guérison,

65   Donner sur le Phébus, promettre des miracles,

Jurer qu'on brisera toutes sortes d'obstacles ;

Mais du vent et cela doivent être tout un.

ERASTE.

Passe pour des beautés qui sont dans le commun ;

C'est ainsi qu'autrefois j'amusai Chrysolithe :

70   Mais c'est d'autre façon qu'on doit servir Mélite.

Malgré tes sentiments, il me faut accorder

Que le souverain bien n'est qu'à la posséder.

Le jour qu'elle naquit, Vénus, bien qu'immortelle,

Pensa mourir de honte en la voyant si belle ;

75   Les Grâces, à l'envi, descendirent des cieux

Pour se donner l'honneur d'accompagner ses yeux ;

Et l'Amour, qui ne put entrer dans son courage,

Voulut obstinément loger sur son visage.

TIRCIS.

Tu le prends d'un haut ton, et je crois qu'au besoin

80   Ce discours emphatique irait encore bien loin.

Pauvre amant, je te plains qui ne sais pas encore

Que bien qu'une beauté mérite qu'on l'adore,

Pour en perdre le goût, on n'a qu'à l'épouser.

Un bien qui nous est dû se fait si peu priser,

85   Qu'une femme, fût-elle entre toutes choisie,

On en voit en six mois passer la fantaisie.

Tel au bout de ce temps n'en voit plus la beauté

Qu'avec un esprit sombre, inquiet, agité ;

Au premier qui lui parle, ou jette l'oeil sur elle,

90   Mille sottes frayeurs lui brouillent la cervelle ;

Ce n'est plus lors qu'une aide à faire un favori,

Un charme pour tout autre, et non pour un mari.

ERASTE.

Ces caprices honteux et ces chimères vaines

Ne sauraient ébranler des cervelles bien saines ;

95   Et quiconque a su prendre une fille d'honneur

N'a point à redouter l'appât d'un suborneur.

TIRCIS.

Peut-être dis-tu vrai, mais ce choix difficile

Assez et trop souvent trompe le plus habile ;

Et l'hymen de soi-même est un si lourd fardeau,

100   Qu'il faut l'appréhender à l'égal du tombeau.

S'attacher pour jamais aux côtés d'une femme !

Perdre pour des enfants le repos de son âme !

Voir leur nombre importun remplir une maison !

Ah ! Qu'on aime ce joug avec peu de raison !

ERASTE.

105   Mais il y faut venir ; c'est en vain qu'on recule,

C'est en vain qu'on refuit, tôt ou tard on s'y brûle ;

Pour libertin qu'on soit, on s'y trouve attrapé :

Toi-même, qui fais tant le cheval échappé,

Nous te verrons un jour songer au mariage.

TIRCIS.

110   Alors ne pense pas que j'épouse un visage :

Je règle mes désirs suivant mon intérêt.

Si Doris me voulait, toute laide qu'elle est,

Je l'estimerais plus qu'Aminte et qu'Hippolyte ;

Son revenu chez moi tiendrait lieu de mérite :

115   C'est comme il faut aimer. L'abondance des biens

Pour l'amour conjugal a de puissants liens :

La beauté, les attraits, l'esprit, la bonne mine,

Échauffent bien le coeur, mais non pas la cuisine ;

Et l'hymen qui succède à ces folles amours,

120   Après quelques douceurs, a bien de mauvais jours.

Une amitié si longue est fort mal assurée

Dessus des fondements de si peu de durée.

L'argent dans le ménage a certaine splendeur

Qui donne un teint d'éclat à la même laideur ;

125   Et tu ne peux trouver de si douces caresses

Dont le goût dure autant que celui des richesses.

ERASTE.

Auprès de ce bel oeil qui tient mes sens ravis,

A peine pourrais-tu conserver ton avis.

TIRCIS.

La raison en tous lieux est également forte.

ERASTE.

130   L'essai n'en coûte rien ; Mélite est à sa porte ;

Allons, et tu verras dans ses aimables traits

Tant de charmants appas, tant de brillants attraits,

Que tu seras forcé toi-même à reconnaître

Que si je suis un fou, j'ai bien raison de l'être.

TIRCIS.

135   Allons, et tu verras que toute sa beauté

Ne saura me tourner contre la vérité.

SCÈNE II.
Eraste, Mélite, Tircis.

ERASTE.

De deux amis, madame, apaisez la querelle.

Un esclave d'amour le défend d'un rebelle,

Si toutefois un coeur qui n'a jamais aimé,

140   Fier et vain qu'il en est, peut être ainsi nommé.

Comme, dès le moment que je vous ai servie,

J'ai cru qu'il était seul la véritable vie,

Il n'est pas merveilleux que ce peu de rapport

Entre nos deux esprits sème quelque discord.

145   Je me suis donc piqué contre sa médisance

Avec tant de malheur, ou tant d'insuffisance,

Que des droits si sacrés et si pleins d'équité

N'ont pu se garantir de sa subtilité,

Et je l'amène ici, n'ayant plus que répondre,

150   Assuré que vos yeux le sauront mieux confondre.

MÉLITE.

Vous deviez l'assurer plutôt qu'il trouverait,

En ce mépris d'amour, qui le seconderait.

TIRCIS.

Si le coeur ne dédit ce que la bouche exprime,

Et ne fait de l'amour une plus haute estime,

155   Je plains les malheureux à qui vous en donnez,

Comme à d'étranges maux par leur sort destinés.

MÉLITE.

Ce reproche sans cause avec raison m'étonne :

Je ne reçois d'amour et n'en donne à personne.

Les moyens de donner ce que je n'eus jamais ?

ERASTE.

160   Ils vous sont trop aisés ; et par vous désormais

La nature pour moi montre son injustice

À pervertir son cours pour me faire un supplice.

MÉLITE.

Supplice imaginaire, et qui sent son moqueur.

ERASTE.

Supplice qui déchire et mon âme et mon coeur.

MÉLITE.

165   Il est rare qu'on porte avec si bon visage

L'âme et le coeur ensemble en si triste équipage.

ERASTE.

Votre charmant aspect suspendant mes douleurs,

Mon visage du vôtre emprunte les couleurs.

MÉLITE.

Faites mieux ; pour finir vos maux et votre flamme,

170   Empruntez tout d'un temps les froideurs de mon âme.

ERASTE.

Vous voyant, les froideurs perdent tout leur pouvoir ;

Et vous n'en conservez que faute de vous voir.

MÉLITE.

Eh quoi ! Tous les miroirs ont-ils de fausses glaces ?

ERASTE.

Penseriez-vous y voir la moindre de vos grâces ?

175   De si frêles sujets ne sauraient exprimer

Ce que l'amour aux coeurs peut lui seul imprimer ;

Et quand vous en voudrez croire leurs impuissances,

Cette légère idée et faible connaissance

Que vous aurez par eux de tant de raretés

180   Vous mettra hors de pair de toutes les beautés.

MÉLITE.

Voilà trop vous tenir dans une complaisance

Que vous dussiez quitter, du moins en ma présence,

Et ne démentir pas le rapport de vos yeux,

Afin d'avoir sujet de m'entreprendre mieux.

ERASTE.

185   Le rapport de mes yeux, aux dépens de mes larmes,

Ne m'a que trop appris le pouvoir de vos charmes.

TIRCIS.

Sur peine d'être ingrate, il faut de votre part

Reconnaître les dons que le ciel vous départ.

ERASTE.

Voyez que d'un second mon droit se fortifie.

MÉLITE.

190   Voyez que son secours montre qu'il s'en défie.

TIRCIS.

Je me range toujours d'avec la vérité.

MÉLITE.

Si vous la voulez suivre, elle est de mon côté.

TIRCIS.

Oui, sur votre visage, et non en vos paroles.

Mais cessez de chercher ces refuites frivoles ;  [ 1 Refuite : Fig. Retardements, détours d'une personne qui veut échapper à quelque chose. [L]]

195   Et prenant désormais des sentiments plus doux,

Ne soyez plus de glace à qui brûle pour vous.

MÉLITE.

Un ennemi d'amour me tenir ce langage !

Accordez votre bouche avec votre courage ;

Pratiquez vos conseils, ou ne m'en donnez pas.

TIRCIS.

200   J'ai connu mon erreur auprès de vos appas.

Il vous l'avait bien dit.

ERASTE.

Ainsi donc, par l'issue

Mon âme sur ce point n'a point été déçue ?

TIRCIS.

Si tes feux en son coeur produisaient même effet,

Crois-moi, que ton bonheur serait bientôt parfait.

MÉLITE.

205   Pour voir si peu de chose aussitôt vous dédire,

Me donne à vos dépens de beaux sujets de rire ;

Mais je pourrais bientôt à m'entendre flatter

Concevoir quelque orgueil qu'il vaut mieux éviter.

Excusez ma retraite.

ERASTE.

Adieu, belle inhumaine,

210   De qui seule dépend, et ma joie, et ma peine.

MÉLITE.

Plus sage à l'avenir, quittez ces vains propos,

Et laissez votre esprit et le mien en repos.

SCÈNE III.
Eraste, Tircis.

ERASTE.

Maintenant suis-je un fou ? Méritai-je du blâme ?

Que dis-tu de l'objet ? Que dis-tu de ma flamme ?

TIRCIS.

215   Que veux-tu que j'en die ? Elle a je ne sais quoi

Qui ne peut consentir que l'on demeure à soi.

Mon coeur, jusqu'à présent à l'amour invincible,

Ne se maintient qu'à force aux termes d'insensible ;

Tout autre que Tircis mourrait pour la servir.

ERASTE.

220   Confesse franchement qu'elle a su te ravir,

Et que tu ne veux pas prendre pour cette belle

Avec le nom d'amant le titre d'infidèle.

Rien que notre amitié ne t'en peut détourner ;

Mais ta muse du moins, facile à suborner,

225   Avec plaisir déjà prépare quelques veilles

A de puissants efforts pour de telles merveilles.

TIRCIS.

En effet, ayant vu tant et de tels appas,

Que je ne rime point, je ne le promets pas.

ERASTE.

Tes feux n'iront-ils point plus avant que la rime ?

TIRCIS.

230   Si je brûle jamais, je veux brûler sans crime.

ERASTE.

Mais si sans y penser tu te trouvais surpris ?

TIRCIS.

Quitte pour décharger mon coeur dans mes écrits.

J'aime bien ces discours de plaintes et d'alarmes,

De soupirs, de sanglots, de tourments et de larmes ;

235   C'est de quoi fort souvent je bâtis ma chanson,

Mais j'en connais, sans plus, la cadence et le son.

Souffre qu'en un sonnet je m'efforce à dépeindre

Cet agréable feu que tu ne peux éteindre :

Tu le pourras donner comme venant de toi.

ERASTE.

240   Ainsi ce coeur d'acier qui me tient sous sa loi,

Verra ma passion pour le moins en peinture.

Je doute néanmoins qu'en cette portraiture

Tu ne suives plutôt tes propres sentiments.

TIRCIS.

Me prépare le ciel de nouveaux châtiments,

245   Si jamais un tel crime entre dans mon courage !

ERASTE.

Adieu. Je suis content, j'ai ta parole en gage,

Et sais trop que l'honneur t'en fera souvenir.

TIRCIS, seul.

En matière d'amour rien n'oblige à tenir ;

Et les meilleurs amis, lorsque son feu les presse,

250   Font bientôt vanité d'oublier leur promesse.

SCÈNE IV.
Philandre, Cloris.

PHILANDRE.

Je meure, mon souci, tu dois bien me haïr ;

Tous mes soins depuis peu ne vont qu'à te trahir.

CLORIS.

Ne m'épouvante point ; à ta mine, je pense

Que le pardon suivra de fort près cette offense,

255   Sitôt que j'aurai su quel est ce mauvais tour.

PHILANDRE.

Sache donc qu'il ne vient sinon de trop d'amour.

CLORIS.

J'eusse osé le gager, qu'ainsi par quelque ruse

Ton crime officieux porterait son excuse.

PHILANDRE.

Ton adorable objet, mon unique vainqueur,

260   Fait naître chaque jour tant de feux en mon coeur,

Que leur excès m'accable, et que pour m'en défaire

J'y cherche des défauts qui puissent me déplaire :

J'examine ton teint dont l'éclat me surprit,

Les traits de ton visage et ceux de ton esprit ;

265   Mais je n'en puis trouver un seul qui ne me charme.

CLORIS.

Et moi, je suis ravie, après ce peu d'alarme,

Qu'ainsi tes sens trompés te puissent obliger

À chérir ta Cloris, et jamais ne changer.

PHILANDRE.

Ta beauté te répond de ma persévérance,

270   Et ma foi qui t'en donne une entière assurance...

CLORIS.

Voilà fort doucement dire que, sans ta foi,

Ma beauté ne pourrait te conserver à moi.

PHILANDRE.

Je traiterais trop mal une telle maîtresse

De l'aimer seulement pour tenir ma promesse :

275   Ma passion en est la cause et non l'effet ;

Outre que tu n'as rien qui ne soit si parfait,

Qu'on ne peut te servir sans voir sur ton visage

De quoi rendre constant l'esprit le plus volage.

CLORIS.

Ne m'en conte point tant de ma perfection :

280   Tu dois être assuré de mon affection ;

Et tu perds tout l'effort de ta galanterie,

Si tu crois l'augmenter par une flatterie.

Une fausse louange est un blâme secret :

Je suis belle à tes yeux, il suffit, sois discret ;

285   C'est mon plus grand bonheur, et le seul où j'aspire.

PHILANDRE.

Tu sais adroitement adoucir mon martyre.

Mais parmi les plaisirs qu'avec toi je ressens,

A peine mon esprit ose croire mes sens,

Toujours entre la crainte et l'espoir en balance ;

290   Car s'il faut que l'amour naisse de ressemblance,

Mes imperfections nous éloignant si fort,

Qu'oserais-je prétendre en ce peu de rapport ?

CLORIS.

Du moins ne prétends pas qu'à présent je te loue,

Et qu'un mépris rusé, que ton coeur désavoue,

295   Me mette sur la langue un babil affété,

Pour te rendre à mon tour ce que tu m'as prêté :

Au contraire, je veux que tout le monde sache

Que je connais en toi des défauts que je cache.

Quiconque avec raison peut être négligé

300   A qui le veut aimer est bien plus obligé.

PHILANDRE.

Quant à toi, tu te crois de beaucoup plus aimable ?

CLORIS.

Sans doute ; et qu'aurais-tu qui me fût comparable ?

PHILANDRE.

Regarde dans mes yeux, et reconnais qu'en moi

On peut voir quelque chose aussi parfait que toi.

CLORIS.

305   C'est sans difficulté, m'y voyant exprimée.

PHILANDRE.

Quitte ce vain orgueil dont ta vue est charmée.

Tu n'y vois que mon coeur, qui n'a plus un seul trait,

Que ceux qu'il a reçus de ton charmant portrait,

Et qui, tout aussitôt que tu t'es fait paraître,

310   Afin de te mieux voir, s'est mis à la fenêtre.

CLORIS.

Le trait n'est pas mauvais ; mais puisqu'il te plaît tant,

Regarde dans mes yeux, ils t'en montrent autant ;

Et nos feux tout pareils ont mêmes étincelles.

PHILANDRE.

Ainsi, chère Cloris, nos ardeurs mutuelles,

315   Dedans cette union prenant un même cours,

Nous préparent un heur qui durera toujours.

Cependant, en faveur de ma longue souffrance...

CLORIS.

Tais-toi, mon frère vient.

SCÈNE V.
Tircis, Philandre, Cloris.

TIRCIS.

Si j'en crois l'apparence,

Mon arrivée ici fait quelque contretemps.

PHILANDRE.

320   Que t'en semble, Tircis ?

TIRCIS.

  Je vous vois si contents,

Qu'à ne vous rien celer touchant ce qu'il me semble

Du divertissement que vous preniez ensemble,

De moins sorciers que moi pourraient bien deviner

Qu'un troisième ne fait que vous importuner.

CLORIS.

325   Dis ce que tu voudras ; nos feux n'ont point de crimes,

Et pour t'appréhender ils sont trop légitimes,

Puisqu'un hymen sacré promis ces jours passés,

Sous ton consentement, les autorise assez.

TIRCIS.

Ou je te connais mal, ou son heure tardive

330   Te désoblige fort de ce qu'elle n'arrive.

CLORIS.

Ta belle humeur te tient, mon frère.

TIRCIS.

Assurément.

CLORIS.

Le sujet ?

TIRCIS.

J'en ai trop dans ton contentement.

CLORIS.

Le coeur t'en dit d'ailleurs.

TIRCIS.

Il est vrai, je te jure ;

J'ai vu je ne sais quoi...

CLORIS.

Dis tout, je t'en conjure.

TIRCIS.

335   Ma foi, si ton Philandre avait vu de mes yeux,

Tes affaires, ma soeur, n'en iraient guère mieux.

CLORIS.

J'ai trop de vanité pour croire que Philandre

Trouve encore après moi qui puisse le surprendre.

TIRCIS.

Tes vanités à part, repose-t'en sur moi

340   Que celle que j'ai vue est bien autre que toi.

PHILANDRE.

Parle mieux de l'objet dont mon âme est ravie ;

Ce blasphème à tout autre aurait coûté la vie.

TIRCIS.

Nous tomberons d'accord sans nous mettre en pourpoint.

CLORIS.

Encor, cette beauté, ne la nomme-t-on point ?

TIRCIS.

345   Non, pas si tôt. Adieu : ma présence importune

Te laisse à la merci d'Amour et de la brune.

Continuez les jeux que vous avez quittés.

CLORIS.

Ne crois pas éviter mes importunités :

Ou tu diras le nom de cette incomparable,

350   Ou je vais de tes pas me rendre inséparable.

TIRCIS.

Il n'est pas fort aisé d'arracher ce secret.

Adieu : ne perds point temps.

CLORIS.

Ô l'amoureux discret !

Eh bien ? Nous allons voir si tu sauras te taire.

PHILANDRE.

Il retient Cloris, qui suit son frère.

C'est donc ainsi qu'on quitte un amant pour un frère ?

CLORIS.

355   Philandre, avoir un peu de curiosité,

Ce n'est pas envers toi grande infidélité :

Souffre que je dérobe un moment à ma flamme,

Pour lire malgré lui jusqu'au fond de son âme.

Nous en rirons après ensemble, si tu veux.

PHILANDRE.

360   Quoi ! C'est là tout l'état que tu fais de mes feux ?

CLORIS.

Je ne t'aime pas moins, pour être curieuse,

Et ta flamme à mon coeur n'est pas moins précieuse.

Conserve-moi le tien, et sois sûr de ma foi.

PHILANDRE.

Ah, folle ! Qu'en t'aimant il faut souffrir de toi !

ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE.

ERASTE, seul.

365   Je l'avais bien prévu que ce coeur infidèle

Ne se défendrait point des yeux de ma cruelle,

Qui traite mille amants avec mille mépris,

Et n'a point de faveurs que pour le dernier pris.

Sitôt qu'il l'aborda, je lus sur son visage

370   De sa déloyauté l'infaillible présage ;

Un inconnu frisson dans mon corps épandu

Me donna les avis de ce que j'ai perdu.

Depuis, cette volage évite ma rencontre,

Ou, si malgré ses soins le hasard me la montre,

375   Si je puis l'aborder, son discours se confond,

Son esprit en désordre à peine me répond ;

Une réflexion vers le traître qu'elle aime

Presques à tous moments le ramène en lui-même ;

Et tout rêveur qu'il est, il n'a point de soucis

380   Qu'un soupir ne trahisse au seul nom de Tircis.

Lors, par le prompt effet d'un changement étrange,

Son silence rompu se déborde en louange.

Elle remarque en lui tant de perfections,

Que les moins éclairés verraient ses passions ;

385   Sa bouche ne se plaît qu'en cette flatterie,

Et tout autre propos lui rend sa rêverie.

Cependant, chaque jour aux discours attachés,

Ils ne retiennent plus leurs sentiments cachés ;

Ils ont des rendez-vous où l'amour les assemble ;

390   Encor hier sur le soir je les surpris ensemble ;

Encor tout de nouveau je la vois qui l'attend.

Que cet oeil assuré marque un esprit content !

Perds tout respect, Eraste, et tout soin de lui plaire :

Rends, sans plus différer, ta vengeance exemplaire ;

395   Mais il vaut mieux t'en rire, et pour dernier effort

Lui montrer en raillant combien elle a de tort.

SCÈNE II.
Eraste, Mélite.

ERASTE.

Quoi ! Seule et sans Tircis ! Vraiment c'est un prodige ;

Et ce nouvel amant déjà trop vous néglige,

Laissant ainsi couler la belle occasion

400   De vous conter l'excès de son affection.

MÉLITE.

Vous savez que son âme en est fort dépourvue.

ERASTE.

Toutefois, ce dit-on, depuis qu'il vous a vue,

Il en porte dans l'âme un si doux souvenir,

Qu'il n'a plus de plaisirs qu'à vous entretenir.

MÉLITE.

405   Il a lieu de s'y plaire avec quelque justice.

L'amour ainsi qu'à lui me paraît un supplice ;

Et sa froideur, qu'augmente un si lourd entretien,

Le résout d'autant mieux à n'aimer jamais rien.

ERASTE.

Dites : à n'aimer rien que la belle Mélite.

MÉLITE.

410   Pour tant de vanité j'ai trop peu de mérite.

ERASTE.

En faut-il tant avoir pour ce nouveau venu ?

MÉLITE.

Un peu plus que pour vous.

ERASTE.

De vrai, j'ai reconnu,

Vous ayant pu servir deux ans, et davantage,

Qu'il faut si peu que rien à toucher mon courage.

MÉLITE.

415   Encor si peu que c'est vous étant refusé,

Présumez comme ailleurs vous serez méprisé.

ERASTE.

Vos mépris ne sont pas de grande conséquence,

Et ne vaudront jamais la peine que j'y pense ;

Sachant qu'il vous voyait, je m'étais bien douté

420   Que je ne serais plus que fort mal écouté.

MÉLITE.

Sans que mes actions de plus près j'examine,

A la meilleure humeur je fais meilleure mine ;

Et s'il m'osait tenir de semblables discours,

Nous romprions ensemble avant qu'il fût deux jours.

ERASTE.

425   Si chaque objet nouveau de même vous engage,

Il changera bientôt d'humeur et de langage.

Caressé maintenant aussitôt qu'aperçu

Qu'aurait-il à se plaindre, étant si bien reçu ?

MÉLITE.

Eraste, voyez-vous, trêve de jalousie ;

430   Purgez votre cerveau de cette frénésie :

Laissez en liberté mes inclinations.

Qui vous a fait censeur de mes affections ?

Est-ce à votre chagrin que j'en dois rendre conte ?

ERASTE.

Non, mais j'ai malgré moi pour vous un peu de honte,

435   De ce qu'on dit partout du trop de privauté

Que déjà vous souffrez à sa témérité.

MÉLITE.

Ne soyez en souci que de ce qui vous touche.

ERASTE.

Le moyen, sans regret, de vous voir si farouche

Aux légitimes voeux de tant de gens d'honneur,

440   Et d'ailleurs si facile à ceux d'un suborneur ?

MÉLITE.

Ce n'est pas contre lui qu'il faut en ma présence

Lâcher les traits jaloux de votre médisance.

Adieu. Souvenez-vous que ces mots insensés

L'avanceront chez moi plus que vous ne pensez.

SCÈNE III.

ERASTE, seul.

445   C'est là donc ce qu'enfin me gardait ton caprice ?

C'est ce que j'ai gagné par deux ans de service ?

C'est ainsi que mon feu, s'étant trop abaissé,

D'un outrageux mépris se voit récompensé ?

Tu m'oses préférer un traître qui te flatte ;

450   Mais dans ta lâcheté ne crois pas que j'éclate,

Et que par la grandeur de mes ressentiments

Je laisse aller au jour celle de mes tourments.

Un aveu si public qu'en ferait ma colère

Enflerait trop l'orgueil de ton âme légère,

455   Et me convaincrait trop de ce désir abject

Qui m'a fait soupirer pour un indigne objet.

Je saurai me venger, mais avec l'apparence

De n'avoir pour tous deux que de l'indifférence.

Il fut toujours permis de tirer sa raison

460   D'une infidélité par une trahison.

Tiens, déloyal ami, tiens ton âme assurée

Que ton heur surprenant aura peu de durée,

Et que, par une adresse égale à tes forfaits,

Je mettrai le désordre où tu crois voir la paix.

465   L'esprit fourbe et vénal d'un voisin de Mélite

Donnera prompte issue à ce que je médite.

A servir qui l'achète il est toujours tout prêt,

Et ne voit rien d'injuste où brille l'intérêt.

Allons sans perdre temps lui payer ma vengeance,

470   Et la pistole en main presser sa diligence.

SCÈNE IV.
Tircis, Cloris.

TIRCIS.

Ma soeur, un mot d'avis sur un méchant sonnet

Que je viens de brouiller dedans mon cabinet.

CLORIS.

C'est à quelque beauté que ta muse l'adresse ?

TIRCIS.

En faveur d'un ami je flatte sa maîtresse.

475   Vois si tu le connais, et si, parlant pour lui,

J'ai su m'accommoder aux passions d'autrui.

Sonnet

Après l'oeil de Mélite il n'est rien d'admirable...

CLORIS.

Ah ! Frère, il n'en faut plus.

TIRCIS.

Tu n'es pas supportable

De me rompre sitôt.

CLORIS.

C'était sans y penser ;

480   Achève.

TIRCIS.

  Tais-toi donc, je vais recommencer.

Sonnet

Après l'oeil de Mélite il n'est rien d'admirable ;

Il n'est rien de solide après ma loyauté.

Mon feu, comme son teint, se rend incomparable ;

Et je suis en amour ce qu'elle est en beauté.

     

485   Quoi que puisse à mes sens offrir la nouveauté,

Mon coeur à tous ses traits demeure invulnérable,

Et bien qu'elle ait au sien la même cruauté,

Ma foi pour ses rigueurs n'en est pas moins durable.

     

C'est donc avec raison que mon extrême ardeur

490   Trouve chez cette belle une extrême froideur,

Et que sans être aimé je brûle pour Mélite :

     

Car de ce que les dieux, nous envoyant au jour

Donnèrent pour nous deux d'amour et de mérite,

Elle a tout le mérite, et moi j'ai tout l'amour.

     

CLORIS.

495   Tu l'as fait pour Eraste ?

TIRCIS.

  Oui, j'ai dépeint sa flamme.

CLORIS.

Comme tu la ressens peut-être dans ton âme ?

TIRCIS.

Tu sais mieux qui je suis, et que ma libre humeur

N'a de part en mes vers que celle de rimeur.

CLORIS.

Pauvre frère, vois-tu, ton silence t'abuse,

500   De la langue ou des yeux, n'importe qui t'accuse :

Les tiens m'avaient bien dit malgré toi que ton coeur

Soupirait sous les lois de quelque objet vainqueur,

Mais j'ignorais encore qui tenait ta franchise,

Et le nom de Mélite a causé ma surprise

505   Sitôt qu'au premier vers ton sonnet m'a fait voir

Ce que depuis huit jours je brûlais de savoir.

TIRCIS.

Tu crois donc que j'en tiens ?

CLORIS.

Fort avant.

TIRCIS.

Pour Mélite ?

CLORIS.

Pour Mélite, et, de plus que ta flamme n'excite

Au coeur de cette belle aucun embrasement.

TIRCIS.

510   Qui t'en a tant appris ? Mon sonnet ?

CLORIS.

  Justement.

TIRCIS.

Et c'est ce qui te trompe avec tes conjectures,

Et par où ta finesse a mal pris ses mesures.

Un visage jamais ne m'aurait arrêté

S'il fallait que l'amour fût tout de mon côté.

515   Ma rime seulement est un portrait fidèle

De ce qu'Eraste souffre en servant cette belle ;

Mais quand je l'entretiens de mon affection,

J'en ai toujours assez de satisfaction.

CLORIS.

Montre, si tu dis vrai, quelque peu plus de joie,

520   Et rends-toi moins rêveur, afin que je te croie.

TIRCIS.

Je rêve, et mon esprit ne s'en peut exempter ;

Car sitôt que je viens à me représenter

Qu'une vieille amitié de mon amour s'irrite,

Qu'Eraste s'en offense, et s'oppose à Mélite,

525   Tantôt je suis ami, tantôt je suis rival,

Et, toujours balancé d'un contrepoids égal,

J'ai honte de me voir insensible, ou perfide.

Si l'amour m'enhardit, l'amitié m'intimide,

Entre ces mouvements mon esprit partagé

530   Ne sait duquel des deux il doit prendre congé.

CLORIS.

Voilà bien des détours pour dire, au bout du compte

Que c'est contre ton gré que l'amour te surmonte ;

Tu présumes par là me le persuader,

Mais ce n'est pas ainsi qu'on m'en donne à garder.

535   À la mode du temps, quand nous servons quelqu'autre,

C'est seulement alors qu'il n'y va rien du nôtre,

Chacun en son affaire est son meilleur ami,

Et tout autre intérêt ne touche qu'à demi.

TIRCIS.

Que du foudre à tes yeux j'éprouve la furie,

540   Si rien que ce rival cause ma rêverie.

CLORIS.

C'est donc assurément son bien qui t'est suspect,

Son bien te fait rêver, et non pas son respect

Et, toute amitié bas, tu crains que sa richesse

En dépit de tes feux n'obtienne ta maîtresse.

TIRCIS.

545   Tu devines, ma soeur ; cela me fait mourir.

CLORIS.

Ce sont vaines frayeurs dont je veux te guérir.

Depuis quand ton Eraste en tient-il pour Mélite ?

TIRCIS.

Il rend depuis deux ans hommage à son mérite.

CLORIS.

Mais dit-il les grands mots ? Parle-t-il d'épouser ?

TIRCIS.

550   Presque à chaque moment.

CLORIS.

  Laisse-le donc jaser.

Ce malheureux amant ne vaut pas qu'on le craigne.

Quelque riche qu'il soit, Mélite le dédaigne :

Puisqu'on voit sans effet deux ans d'affection,

Tu ne dois plus douter de son aversion.

555   Le temps ne la rendra que plus grande et plus forte,

On prend soudain au mot les hommes de sa sorte,

Et sans rien hasarder à la moindre longueur

On leur donne la main dès qu'ils offrent le coeur.

TIRCIS.

Sa mère peut agir de puissance absolue.

CLORIS.

560   Crois que déjà l'affaire en serait résolue,

Et qu'il aurait déjà de quoi se contenter

Si sa mère était femme à la violenter.

TIRCIS.

Ma crainte diminue, et ma douleur s'apaise,

Mais si je t'abandonne, excuse mon trop d'aise,

565   Avec cette lumière et ma dextérité

J'en veux aller savoir toute la vérité.

Adieu.

CLORIS.

Moi, je m'en vais paisiblement attendre

Le retour désiré du paresseux Philandre.

Un moment de froideur lui fera souvenir

570   Qu'il faut une autre fois tarder moins à venir.

SCÈNE V.
Eraste, Cliton.

ERASTE, lui donnant une lettre.

Va-t'en chercher Philandre, et dis-lui que Mélite

A dedans ce billet sa passion décrite,

Dis-lui que sa pudeur ne saurait plus cacher

Un feu qui la consume et qu'elle tient si cher,

575   Mais prends garde surtout à bien jouer ton rôle,

Remarque sa couleur, son maintien, sa parole,

Vois si dans la lecture un peu d'émotion

Ne te montrera rien de son intention.

CLITON.

Cela vaut fait, Monsieur.

ERASTE.

Mais, après ce message

580   Sache avec tant d'adresse ébranler son courage,

Que tu viennes à bout de sa fidélité.

CLITON.

Monsieur, reposez-vous sur ma subtilité,

Il faudra malgré lui qu'il donne dans le piège,

Ma tête sur ce point vous servira de pleige,  [ 2 Pleige : Ancien terme de jurisprudence. Celui qui sert de garant, de caution. [L]]

585   Mais aussi vous savez...

ERASTE.

  Oui, va, sois diligent.

Ces âmes du commun n'ont pour but que l'argent,

Et je n'ai que trop vu par mon expérience...

Mais tu reviens bientôt ?

CLITON.

Donnez-vous patience,

Monsieur, il ne nous faut qu'un moment de loisir,

590   Et vous pourrez vous-même en avoir le plaisir.

ERASTE.

Comment ?

CLITON.

De ce carrefour j'ai vu venir Philandre,

Cachez-vous en ce coin, et de là sachez prendre

L'occasion commode à seconder mes coups.

Par là nous le tenons. Le voici, sauvez-vous.

SCÈNE VI.
Philandre, Eraste, Cliton.

PHILANDRE.

Eraste est caché et les écoute.

595   Quelle réception me fera ma maîtresse ?

Le moyen d'excuser une telle paresse ?

CLITON.

Monsieur, tout à propos je vous rencontre ici,

Expressément chargé de vous rendre ceci.

PHILANDRE.

Qu'est-ce ?

CLITON.

Vous allez voir, en lisant cette lettre

600   Ce qu'un homme jamais n'oserait se promettre.

Ouvrez-la seulement.

PHILANDRE.

Va, tu n'es qu'un conteur.

CLITON.

Je veux mourir, au cas qu'on me trouve menteur.

Lettre supposée de Mélite à Philandre.

Malgré le devoir et la bienséance du sexe, celle-ci m'échappe en faveur de vos mérites, pour vous apprendre que c'est Mélite qui vous écrit, et qui vous aime. Si elle est assez heureuse pour recevoir de vous une réciproque affection, contentez-vous de cet entretien par lettres, jusqu'à ce qu'elle ait ôté de l'esprit de sa mère quelques personnes qui n'y sont que trop bien pour son contentement.

ERASTE, feignant d'avoir lu la lettre par-dessus son épaule.

C'est donc la vérité que la belle Mélite

Fait du brave Philandre une louable élite,

605   Et qu'il obtient ainsi de sa seule vertu

Ce qu'Eraste et Tircis ont en vain débattu !

Vraiment dans un tel choix mon regret diminue,

Outre qu'une froideur depuis peu survenue,

De tant de voeux perdus ayant su me lasser,

610   N'attendait qu'un prétexte à m'en débarrasser.

PHILANDRE.

Me dis-tu que Tircis brûle pour cette belle ?

ERASTE.

Il en meurt.

PHILANDRE.

Ce courage à l'amour si rebelle ?

ERASTE.

Lui-même.

PHILANDRE.

Si ton coeur ne tient plus qu'à demi,

Tu peux le retirer en faveur d'un ami ;

615   Sinon, pour mon regard ne cesse de prétendre,

Étant pris une fois, je ne suis plus à prendre.

Tout ce que je puis faire à ce beau feu naissant,

C'est de m'en revancher par un zèle impuissant ;

Et ma Cloris la prie, afin de s'en distraire,

620   De tourner, s'il se peut, sa flamme vers son frère.

ERASTE.

Auprès de sa beauté qu'est-ce que ta Cloris ?

PHILANDRE.

Un peu plus de respect pour ce que je chéris.

ERASTE.

Je veux qu'elle ait en soi quelque chose d'aimable,

Mais enfin à Mélite est-elle comparable ?

PHILANDRE.

625   Qu'elle le soit ou non, je n'examine pas

Si des deux l'une ou l'autre a plus ou moins d'appas.

J'aime l'une, et mon coeur pour toute autre insensible.

ERASTE.

Avise toutefois, le prétexte est plausible.

PHILANDRE.

J'en serais mal voulu des hommes et des Dieux.

ERASTE.

630   On pardonne aisément à qui trouve son mieux ?

PHILANDRE.

Mais en quoi gît ce mieux ?

ERASTE.

En esprit, en richesse.

PHILANDRE.

Ô le honteux motif à changer de maîtresse !

ERASTE.

En amour.

PHILANDRE.

Cloris m'aime, et si je m'y connais,

Rien ne peut égaler celui qu'elle a pour moi.

ERASTE.

635   Tu te détromperas si tu veux prendre garde

À ce qu'à ton sujet l'une et l'autre hasarde.

L'une en t'aimant s'expose au péril d'un mépris,

L'autre ne t'aime point que tu n'en sois épris :

L'une t'aime engagé vers une autre moins belle,

640   L'autre se rend sensible à qui n'aime rien qu'elle :

L'une au-dessus des siens te montre son ardeur,

Et l'autre après leur choix quitte un peu sa froideur :

L'une...

PHILANDRE.

Adieu, des raisons de si peu d'importance

Ne pourraient en un siècle ébranler ma constance.

Il dit ce vers à Cliton tout bas.

645   Dans deux heures d'ici tu viendras me revoir.

CLITON.

Disposez librement de mon petit pouvoir.

ERASTE, seul.

Il a beau déguiser, il a goûté l'amorce ;

Cloris déjà sur lui n'a presque plus de force,

Ainsi je suis deux fois vengé du ravisseur,

650   Ruinant tout ensemble, et le frère, et la soeur.

SCÈNE VII.
Tircis, Eraste, Mélite.

TIRCIS.

Eraste, arrête un peu.

ERASTE.

Que me veux-tu ?

TIRCIS.

Te rendre

Ce sonnet que pour toi j'ai promis d'entreprendre.

MÉLITE, au travers d'une jalousie, cependant qu'Eraste lit le sonnet.

Que font-ils là tous deux ? Qu'ont-ils à démêler ?

Ce jaloux à la fin le pourra quereller,

655   Du moins les compliments dont peut-être ils se jouent

Sont des civilités qu'en l'âme ils désavouent.

TIRCIS.

J'y donne une raison de ton sort inhumain,

Allons, je le veux voir présenter de ta main

À ce charmant objet dont ton âme est blessée.

ERASTE, lui rendant son sonnet.

660   Une autre fois, Tircis, quelque affaire pressée

Fait que je ne saurais pour l'heure m'en charger,

Tu trouveras ailleurs un meilleur messager.

TIRCIS, seul.

La belle humeur de l'homme ! Ô dieux, quel personnage !

Quel ami j'avais fait de ce plaisant visage !

665   Une mine froncée, un regard de travers.

C'est le remerciement que j'aurai de mes vers.

Je manque à son avis d'assurance, ou d'adresse

Pour les donner moi-même à sa jeune maîtresse,

Et prendre ainsi le temps de dire à sa beauté

670   L'empire que ses yeux ont sur ma liberté.

Je pense l'entrevoir par cette jalousie :

Oui, mon âme de joie en est toute saisie.

Hélas ! Et le moyen de pouvoir lui parler,

Si mon premier aspect l'oblige à s'en aller ?

675   Que cette joie est courte, et qu'elle est cher vendue !

Toutefois tout va bien, la voilà descendue,

Ses regards pleins de feu s'entendent avec moi,

Que dis-je ! En s'avançant elle m'appelle à soi.

SCÈNE VIII.
Mélite, Tircis.

MÉLITE.

Eh bien qu'avez-vous fait de votre compagnie ?

TIRCIS.

680   Je ne puis rien juger de ce qui l'a bannie :

À peine ai-je eu loisir de lui dire deux mots,

Qu'aussitôt le fantasque, en me tournant le dos

S'est échappé de moi.

MÉLITE.

Sans doute il m'aura vue,

Et c'est de là que vient cette fuite imprévue.

TIRCIS.

685   Vous aimant comme il fait, qui l'eût jamais pensé ?

MÉLITE.

Vous ne savez donc rien de ce qui s'est passé ?

TIRCIS.

J'aimerais beaucoup mieux savoir ce qui se passe,

Et la part qu'a Tircis en votre bonne grâce.

MÉLITE.

Meilleur aucunement qu'Eraste ne voudrait.

690   Je n'ai jamais connu d'amant si maladroit,

Il ne saurait souffrir qu'autre que lui m'approche.

Dieux ! Qu'à votre sujet il m'a fait de reproche !

Vous ne sauriez me voir sans le désobliger.

TIRCIS.

Et de tous mes soucis c'est là le plus léger,

695   Toute une légion de rivaux de sa sorte

Ne divertirait pas l'amour que je vous porte,

Qui ne craindra jamais les humeurs d'un jaloux.

MÉLITE.

Aussi le croit-il bien, ou je me trompe.

TIRCIS.

Et vous ?

MÉLITE.

Bien que cette croyance à quelque erreur m'expose,

700   Pour lui faire dépit, j'en croirai quelque chose.

TIRCIS.

Mais afin qu'il reçût un entier déplaisir,

Il faudrait que nos coeurs n'eussent plus qu'un désir,

Et quitter ces discours de volontés sujettes,

Qui ne sont point de mise en l'état où vous êtes.

705   Vous-même consultez un moment vos appas,

Songez à leurs effets, et ne présumez pas

Avoir sur tous les coeurs un pouvoir si suprême,

Sans qu'il vous soit permis d'en user sur vous-même ;

Un si digne sujet ne reçoit point de loi,

710   De règle, ni d'avis d'un autre que de soi.

MÉLITE.

Ton mérite plus fort que ta raison flatteuse

Me rend, je le confesse, un peu moins scrupuleuse.

Je dois tout à ma mère, et pour tout autre amant

Je voudrais tout remettre à son commandement :

715   Mais attendre pour toi l'effet de sa puissance,

Sans te rien témoigner que par obéissance,

Tircis, ce serait trop, tes rares qualités

Dispensent mon devoir de ces formalités.

TIRCIS.

Que d'amour et de joie un tel aveu me donne !

MÉLITE.

720   C'est peut-être en trop dire, et me montrer trop bonne,

Mais par là tu peux voir que mon affection

Prend confiance entière en ta discrétion.

TIRCIS.

Vous la verrez toujours dans un respect sincère

Attacher mon bonheur à celui de vous plaire,

725   N'avoir point d'autre soin, n'avoir point d'autre esprit,

Et si vous en voulez un serment par écrit,

Ce sonnet que pour vous vient de tracer ma flamme

Vous fera voir à nu jusqu'au fond de mon âme.

MÉLITE.

Garde bien ton sonnet, et pense qu'aujourd'hui

730   Mélite veut te croire autant et plus que lui.

Je le prends toutefois comme un précieux gage

Du pouvoir que mes yeux ont pris sur ton courage.

Adieu, sois-moi fidèle en dépit du jaloux.

TIRCIS.

Ô ciel ! Jamais amant eut-il un sort plus doux !

ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE

PHILANDRE[, seul.].

735   Tu l'as gagné, Mélite, il ne m'est pas possible

D'être à tant de faveurs plus longtemps insensible :

Tes lettres où sans fard tu dépeins ton esprit,

Tes lettres où ton coeur est si bien par écrit

Ont charmé tous mes sens par leurs douces promesses,

740   Leur attente vaut mieux, Cloris, que tes caresses,

Ah, Mélite, pardon, je t'offense à nommer

Celle qui m'empêcha si longtemps de t'aimer.

Souvenirs importuns d'une amante laissée,

Qui venez malgré moi remettre en ma pensée

745   Un portrait que j'en veux tellement effacer

Que le sommeil ait peine à me le retracer,

Hâtez-vous de sortir sans plus troubler ma joie,

Et retournant trouver celle qui vous envoie,

Dites-lui de ma part pour la dernière fois

750   Qu'elle est en liberté de faire un autre choix,

Que ma fidélité n'entretient plus ma flamme,

Ou que s'il m'en demeure encore un peu dans l'âme,

Je souhaite en faveur de ce reste de foi

Qu'elle puisse gagner au change autant que moi.

755   Dites-lui que Mélite, ainsi qu'une Déesse

Est de tous nos désirs souveraine maîtresse,

Dispose de nos coeurs, force nos volontés,

Et que par son pouvoir nos destins surmontés

Se tiennent trop heureux de prendre l'ordre d'elle,

760   Enfin que tous mes voeux...

SCÈNE II.
Tircis, Philandre.

TIRCIS.

Philandre.

PHILANDRE.

  Qui m'appelle ?

TIRCIS.

Tircis, dont le bonheur au plus haut point monté

Ne peut être parfait sans te l'avoir conté.

PHILANDRE.

Tu me fais trop d'honneur par cette confidence.

TIRCIS.

J'userais envers toi d'une sotte prudence,

765   Si je faisais dessein de te dissimuler

Ce qu'aussi bien mes yeux ne sauraient te celer.

PHILANDRE.

En effet, si l'on peut te juger au visage,

Si l'on peut par tes yeux lire dans ton courage,

Ce qu'ils montrent de joie à tel point me surprend,

770   Que je n'en puis trouver de sujet assez grand.

Rien n'atteint, ce me semble, aux signes qu'ils en donnent.

TIRCIS.

Que fera le sujet, si les signes t'étonnent ?

Mon bonheur est plus grand qu'on ne peut soupçonner.

C'est quand tu l'auras su qu'il faudra t'étonner.

PHILANDRE.

775   Je ne le saurai pas sans marque plus expresse.

TIRCIS.

Possesseur, autant vaut...

PHILANDRE.

De quoi ?

TIRCIS.

D'une maîtresse

Belle, honnête, jolie, et dont l'esprit charmant

De son seul entretien peut ravir un amant,

En un mot, de Mélite.

PHILANDRE.

Il est vrai qu'elle est belle,

780   Tu n'as pas mal choisi, mais...

TIRCIS.

Quoi, mais ?

PHILANDRE.

  T'aime-t-elle ?

TIRCIS.

Cela n'est plus en doute.

PHILANDRE.

Et de coeur ?

TIRCIS.

Et de coeur,

Je t'en réponds.

PHILANDRE.

Souvent un visage moqueur

N'a que le beau semblant d'une mine hypocrite.

TIRCIS.

Je ne crains rien de tel du côté de Mélite.

PHILANDRE.

785   Écoute, j'en ai vu de toutes les façons.

J'en ai vu qui semblaient n'être que des glaçons,

Dont le feu retenu par une adroite feinte

S'allumait d'autant plus qu'il souffrait de contrainte ?

J'en ai vu, mais beaucoup, qui sous le faux appas

790   Des preuves d'un amour qui ne les touchait pas,

Prenaient du passe-temps d'une folle jeunesse,

Qui se laisse affiner à ces traits de souplesse,

Et pratiquaient sous main d'autres affections :

Mais j'en ai vu fort peu de qui les passions

795   Fussent d'intelligence avec tout le visage.

TIRCIS.

Et de ce petit nombre est celle qui m'engage.

De sa passion je me tiens aussi sûr

Que tu te peux tenir de celle de ma soeur.

PHILANDRE.

Donc, si ton espérance à la fin n'est déçue,

800   Ces deux amours auront une pareille issue ?

TIRCIS.

Si cela n'arrivait, je me tromperais fort.

PHILANDRE.

Pour te faire plaisir j'en veux être d'accord.

Cependant apprends-moi comment elle te traite,

Et qui te fait juger son ardeur si parfaite.

TIRCIS.

805   Une parfaite ardeur a trop de truchements

Par qui se faire entendre aux esprits des amants,

Un coup d'oeil, un soupir...

PHILANDRE.

Ces faveurs ridicules

Ne servent qu'à duper des âmes trop crédules.

N'as-tu rien que cela ?

TIRCIS.

Sa parole et sa foi.

PHILANDRE.

810   Encor c'est quelque chose, achève et conte moi

Les petites douceurs, les aimables tendresses,

Qu'elle se plaît à joindre à de telles promesses.

Quelques lettres du moins te daignent confirmer

Ce voeu qu'entre tes mains elle a fait de t'aimer ?

TIRCIS.

815   Recherche qui voudra ces menus badinages,

Qui n'en sont pas toujours de fort sûrs témoignages,

Je n'ai que sa parole, et ne veux que sa foi.

PHILANDRE.

Je connais donc quelqu'un plus avancé que toi.

TIRCIS.

J'entends qui tu veux dire, et pour ne te rien feindre,

820   Ce rival est bien moins à redouter qu'à plaindre.

Eraste, qu'ont banni ses dédains rigoureux...

PHILANDRE.

Je parle de quelque autre un peu moins malheureux.

TIRCIS.

Je ne connais que lui qui soupire pour elle.

PHILANDRE.

Je ne te tiendrai point plus longtemps en cervelle :

825   Pendant qu'elle t'amuse avec ses beaux discours,

Un rival inconnu possède ses amours,

Et la dissimulée, au mépris de ta flamme,

Par lettres chaque jour lui fait don de son âme.

TIRCIS.

De telles trahisons lui sont trop en horreur.

PHILANDRE.

830   Je te veux, par pitié, tirer de cette erreur.

Tantôt, sans y penser, j'ai trouvé cette lettre,

Tiens, vois ce que tu peux désormais t'en promettre.

Lettre supposée de Mélite à Philandre.

Je commence à m'estimer quelque chose puisque je vous plais, et mon miroir m'offense tous les jours, ne me représentant pas assez belle, comme je m'imagine qu'il faut être pour mériter votre affection. Aussi je veux bien que vous sachiez que Mélite ne croit la posséder que par faveur, ou comme une récompense extraordinaire d'un excès d'amour, dont elle tâche de suppléer au défaut des grâces que le ciel lui a refusées.

PHILANDRE.

Maintenant qu'en dis-tu ? N'est-ce pas t'affronter ?

TIRCIS.

Cette lettre en tes mains ne peut m'épouvanter.

PHILANDRE.

835   La raison ?

TIRCIS.

  Le porteur a su combien je t'aime,

Et par galanterie il t'a pris pour moi-même,

Comme aussi ce n'est qu'un de deux parfaits amis.

PHILANDRE.

Voilà bien te flatter plus qu'il ne t'est permis,

Et pour ton intérêt aimer à te méprendre.

TIRCIS.

840   On t'en aura donné quelque autre pour me rendre,

Afin qu'encore un coup je sois ainsi déçu.

PHILANDRE.

Oui, j'ai quelque billet que tantôt j'ai reçu,

Et puisqu'il est pour toi...

TIRCIS.

Que ta longueur me tue !

Dépêche.

PHILANDRE.

Le voilà que je te restitue.

Autre lettre supposée de Mélite à Philandre.

Vous n'avez plus affaire qu'à Tircis, je le souffre encore, afin que par sa hantise je remarque plus exactement ses défauts, et les fasse mieux goûter à ma mère. Après cela Philandre et Mélite auront tout loisir de rire ensemble des belles imaginations dont le frère et la soeur ont repu leurs espérances.

PHILANDRE.

845   Te voilà tout rêveur, cher ami, par ta foi

Crois-tu que ce billet s'adresse encore à toi ?

TIRCIS.

Traître ! C'est donc ainsi que ma soeur méprisée

Sert à ton changement d'un sujet de risée,

C'est ainsi qu'à sa foi Mélite osant manquer,

850   D'un parjure si noir ne fait que se moquer ?

C'est ainsi que sans honte à mes yeux tu subornes

Un amour qui pour moi devait être sans bornes ?

Suis-moi tout de ce pas, que l'épée à la main

Un si cruel affront se répare soudain ;

855   Il faut que pour tous deux ta tête me réponde.

PHILANDRE.

Si pour te voir trompé tu te déplais au Monde,

Cherche en ce désespoir qui t'en veuille arracher :

Quant à moi, ton trépas me coûterait trop cher.

TIRCIS.

Quoi, tu crains le duel !

PHILANDRE.

Non ; mais j'en crains la suite,

860   Où la mort du vaincu met le vainqueur en fuite,

Et du plus beau succès le dangereux éclat

Nous fait perdre l'objet et le prix du combat[.]

TIRCIS.

Tant de raisonnement et si peu de courage

Sont de tes lâchetés le digne témoignage.

865   Viens, ou dis que ton sang n'oserait s'exposer.

PHILANDRE.

Mon sang n'est plus à moi, je n'en puis disposer.

Mais puisque ta douleur de mes raisons s'irrite,

J'en prendrai dès ce soir le congé de Mélite.

Adieu.

SCÈNE III.

TIRCIS[, seul].

Tu fuis, perfide, et ta légèreté

870   T'ayant fait criminel, te met en sûreté !

Reviens, reviens défendre une place usurpée

Celle qui te chérit vaut bien un coup d'épée.

Fais voir que l'infidèle, en se donnant à toi

A fait choix d'un amant qui valait mieux que moi,

875   Soutiens son jugement, et sauve ainsi de blâme

Celle qui pour la tienne a négligé ma flamme.

Crois-tu qu'on la mérite à force de courir ?

Peux-tu m'abandonner ses faveurs sans mourir ?

Ô lettres, ô faveurs indignement placées,

880   À ma discrétion honteusement laissées,

Ô gages qu'il néglige ainsi que superflus,

Je ne sais qui de nous vous diffamez le plus,

Je ne sais qui des trois doit rougir davantage,

Car vous nous apprenez qu'elle est une volage,

885   Son amant un parjure, et moi sans jugement

De n'avoir rien prévu de leur déguisement.

Mais il le fallait bien que cette âme infidèle

Changeant d'affection prît un traître comme elle,

Et que le digne amant qu'elle a su rechercher

890   À sa déloyauté n'eût rien à reprocher.

Cependant j'en croyais cette fausse apparence,

Dont elle repaissait ma frivole espérance,

J'en croyais ses regards, qui tout remplis d'amour

Étaient de la partie en un si lâche tour.

895   Ô ciel ! Vit-on jamais tant de supercherie,

Que tout l'extérieur ne fût que tromperie ?

Non, non, il n'en est rien, une telle beauté

Ne fut jamais sujette à la déloyauté.

Faibles et seuls témoins du malheur qui me touche,

900   Vous êtes trop hardis de démentir sa bouche.

Mélite me chérit, elle me l'a juré ;

Son oracle reçu, je m'en tiens assuré.

Que dites-vous là contre ? Êtes-vous plus croyables ?

Caractères trompeurs, vous me contez des fables,

905   Vous voulez me trahir ; mais vos efforts sont vains :

Sa parole a laissé son coeur entre mes mains.

A ce doux souvenir ma flamme se rallume :

Je ne sais plus qui croire ou d'elle ou de sa plume :

L'une et l'autre en effet n'ont rien que de léger ;

910   Mais du plus ou du moins je n'en puis que juger.

Loin, loin, doutes flatteurs que mon feu me suggère ;

Je vois trop clairement qu'elle est la plus légère ;

La foi que j'en reçus s'en est allée en l'air,

Et ces traits de sa plume osent encor parler,

915   Et laissent en mes mains une honteuse image

Où son coeur, peint au vif, remplit le mien de rage.

Oui, j'enrage, je meurs, et tous mes sens troublés

D'un excès de douleur se trouvent accablés ;

Un si cruel tourment me gêne et me déchire,

920   Que je ne puis plus vivre avec un tel martyre.

Mais cachons-en la honte, et nous donnons du moins

Ce faux soulagement, en mourant sans témoins.

Que mon trépas secret empêche l'infidèle

D'avoir la vanité que je sois mort pour elle.

SCÈNE IV.
Cloris, Tircis.

CLORIS.

925   Mon frère, en ma faveur retourne sur tes pas,

Dis-moi la vérité ; tu ne me cherchais pas.

Et quoi, tu fais semblant de ne me pas connaître ?

Ô dieux ! En quel état te vois-je ici paraître !

Tu pâlis tout à coup, et tes louches regards

930   S'élancent incertains presque de toutes parts !

Tu manques à la fois de couleur et d'haleine !

Ton pied mal affermi ne te soutient qu'à peine !

Quel accident nouveau te trouble ainsi les sens ?

TIRCIS.

Puisque tu veux savoir le mal que je ressens,

935   Avant que d'assouvir l'inexorable envie

De mon sort rigoureux qui demande ma vie,

Je vais t'assassiner d'un fatal entretien,

Et te dire en deux mots mon malheur et le tien :

En nos chastes amours de tous deux on se moque,

940   Philandre... Ah ! La douleur m'étouffe et me suffoque.

Adieu, ma soeur, adieu, je ne puis plus parler,

Lis, et, si tu le peux, tâche à te consoler.

CLORIS.

Ne m'échappe donc pas.

TIRCIS.

Ma soeur, je te supplie...

CLORIS.

Quoi ! Que je t'abandonne à ta mélancolie ?

945   Voyons auparavant ce qui te fait mourir,

Et nous aviserons à te laisser courir.

TIRCIS.

Hélas ! Quelle injustice !

CLORIS, après avoir lu les lettres qu'il lui a données.

Est-ce là tout, fantasque ?

Quoi ! Si la déloyale enfin lève le masque,

Oses-tu te fâcher d'être désabusé ?

950   Apprends qu'il te faut être en amour plus rusé,

Apprends que les discours des filles bien sensées

Découvrent rarement le fond de leurs pensées,

Et que les yeux aidant à ce déguisement,

Notre sexe a le don de tromper finement.

955   Apprends aussi de moi que ta raison s'égare,

Que Mélite n'est pas une pièce si rare,

Qu'elle soit seule ici qui vaille la servir :

Assez d'autres objets, y sauront te ravir.

Ne t'inquiète point pour une écervelée,

960   Qui n'a d'ambition que d'être cajolée,

Et rend à plaindre ceux qui flattant ses beautés

Ont assez de malheur pour en être écoutés.

Damon lui plut jadis, Aristandre, et Géronte ;

Eraste après deux ans n'y voit pas mieux son compte,

965   Elle t'a trouvé bon seulement pour huit jours,

Philandre est aujourd'hui l'objet de ses amours ;

Et peut-être déjà (tant elle aime le change)

Quelque autre nouveauté le supplante et nous venge.

Ce n'est qu'une coquette avec tous ses attraits,  [ 3 Coquette : Ce mot se prend en mauvaise part. Celle qui s'ajuste pour donner dans la vue des galants, celle qui aime qu'on lui dise des douceurs, qui se plaît aux fleurettes que l'on lui conte, et qui n'a pas d'attachement qui lui fasse peine. [R]]

970   Sa langue avec son coeur ne s'accorde jamais.

Les infidélités sont ses jeux ordinaires,

Et ses plus doux appas sont tellement vulgaires,

Qu'en elle homme d'esprit n'admira jamais rien,

Que le sujet pourquoi tu lui voulais du bien.

TIRCIS.

975   Penses-tu m'arrêter par ce torrent d'injures ?

Que ce soient vérités, que ce soient impostures,

Tu redoubles mes maux au lieu de les guérir :

Adieu, rien que la mort ne peut me secourir.

SCÈNE V.

CLORIS, seule.

Mon frère. Il s'est sauvé ; son désespoir l'emporte,

980   Me préserve le ciel d'en user de la sorte,

Un volage me quitte, et je le quitte aussi,

Je l'obligerais trop de m'en mettre en souci.

Pour perdre des amants, celles qui s'en affligent

Donnent trop d'avantage à ceux qui les négligent,

985   Il n'est lors que la joie, elle nous venge mieux ;

Et la fit-on à faux éclater par les yeux,

C'est montrer par bravade à leur vaine inconstance

Qu'elle est pour nous toucher de trop peu d'importance.

Que Philandre à son gré rende ses voeux contents;

990   S'il attend que j'en pleure, il attendra longtemps,

Son coeur est un trésor dont j'aime qu'il dispose,

Le larcin qu'il m'en fait me vole peu de chose,

Et l'amour qui pour lui m'éprit si follement

M'avait fait bonne part de son aveuglement.

995   On enchérit pourtant sur ma faute passée,

Dans la même folie une autre embarrassée

Le rend encor parjure, et sans âme, et sans foi,

Pour se donner l'honneur de faillir après moi.

Je meure, s'il n'est vrai, que la moitié du monde

1000   Sur l'exemple d'autrui se conduit et se fonde,

À cause qu'il parut quelque temps m'enflammer,

La pauvre fille a cru qu'il valait bien l'aimer,

Et sur cette croyance elle en a pris envie ;

Lui pût-elle durer jusqu'au bout de sa vie ;

1005   Si Mélite a failli me l'ayant débauché,

Dieux, par là seulement punissez son péché.

Elle verra bientôt que sa digne conquête

N'est pas une aventure à me rompre la tête,

Un si plaisant malheur m'en console à l'instant.

1010   Ah, si mon fou de frère en pouvait faire autant,

Que j'en aurais de joie, et que j'en ferais gloire !

Si je puis le rejoindre, et qu'il me veuille croire,

Nous leur ferons bien voir que leur change indiscret

Ne vaut pas un soupir, ne vaut pas un regret.

1015   Je me veux toutefois en venger par malice ;

Me divertir une heure à m'en faire justice ;

Ces lettres fourniront assez d'occasion

D'un peu de défiance, et de division.

Si je prends bien mon temps, j'aurai pleine matière

1020   À les jouer tous deux d'une belle manière.

En voici déjà l'un qui craint de m'aborder.

SCÈNE VI.
Philandre, Cloris.

CLORIS.

Quoi ! Tu passes, Philandre, et sans me regarder ?

PHILANDRE.

Pardonne-moi, de grâce, une affaire importune

M'empêche de jouir de ma bonne fortune,

1025   Et son empressement, qui porte ailleurs mes pas,

Me remplissait l'esprit jusqu'à ne te voir pas.

CLORIS.

J'ai donc souvent le don d'aimer plus qu'on ne m'aime,

Je ne pense qu'à toi, j'en parlais en moi-même.

PHILANDRE.

Me veux-tu quelque chose ?

CLORIS.

Il t'ennuie avec moi ;

1030   Mais comme de tes feux j'ai pour garant ta foi,

Je ne m'alarme point. N'était ce qui te presse,

Ta flamme un peu plus loin eût porté la tendresse,

Et je t'aurais fait voir quelques vers de Tircis

Pour le charmant objet de ses nouveaux soucis.

1035   Je viens de les surprendre, et j'y pourrais encore,

Joindre quelques billets de l'objet qu'il adore,

Mais tu n'a pas le temps. Toutefois, si tu veux

Perdre un demi-quart d 'heure à les lire nous deux...

PHILANDRE.

Voyons donc ce que c'est, sans plus longue demeure ;

1040   Ma curiosité pour ce demi-quart d 'heure ;

S'osera dispenser.

CLORIS.

Aussi tu me promets,

Quand tu les auras lus, de n'en parler jamais ;

Autrement, ne crois pas...

PHILANDRE, reconnaissant les lettres.

Cela s'en va sans dire,

Donne, donne-les-moi, tu ne les saurais lire,

1045   Et nous aurions ainsi besoin de trop de temps[.]

CLORIS, les resserrant.

Philandre, tu n'es pas encore où tu prétends ;

Quelque hautes faveurs que ton mérite obtienne,

Elles sont aussi bien en ma main qu'en la tienne,

Je les garderai mieux, tu peux en assurer

1050   La belle qui pour toi daigne se parjurer.

PHILANDRE.

Un homme doit souffrir d'une fille en colère,

Mais je sais comme il faut les ravoir de ton frère,

Tout exprès je le cherche, et son sang, ou le mien...

CLORIS.

Quoi, Philandre est vaillant, et je n'en savais rien !

1055   Tes coups sont dangereux quand tu ne veux pas feindre,

Mais ils ont le bonheur de se faire peu craindre,

Et mon frère, qui sait comme il s'en faut guérir,

Quand tu l'aurais tué, pourrait n'en pas mourir.

PHILANDRE.

L'effet en fera foi, s'il en a le courage.

1060   Adieu. J'en perds le temps à parler davantage.

Tremble.

CLORIS.

J'en ai grand lieu, connaissant ta vertu,

Pourvu qu'il y consente, il sera bien battu.

ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE.
Mélite, la Nourrice.

LA NOURRICE.

Cette obstination à faire la secrète

M'accuse injustement d'être trop peu discrète.

MÉLITE.

1065   Ton importunité n'est pas à supporter,

Ce que je ne sais point, te le puis-je conter ?

LA NOURRICE.

Les visites d'Eraste un peu moins assidues,

Témoignent quelque ennui de ses peines perdues,

Et ce qu'on voit par là de refroidissement

1070   Ne fait que trop juger son mécontentement :

Tu m'en veux cependant cacher tout le mystère,

Mais je pourrais enfin en croire ma colère,

Et pour punition te priver des avis

Qu'a jusqu'ici ton coeur si doucement suivis.

MÉLITE.

1075   C'est à moi de trembler après cette menace,

Et toute autre du moins tremblerait à ma place.

LA NOURRICE.

Ne raillons point, le fruit qui t'en est demeuré

(Je parle sans reproche, et tout considéré)

Vaut bien... Mais revenons à notre humeur chagrine,

1080   Apprends-moi ce que c'est.

MÉLITE.

  Veux-tu que je devine ?

Dégoûté d'un esprit si grossier que le mien,

Il cherche ailleurs peut-être un meilleur entretien.

LA NOURRICE.

Ce n'est pas bien ainsi qu'un amant perd l'envie

D'une chose deux ans ardemment poursuivie ;

1085   D'assurance un mépris l'oblige à se piquer,

Mais ce n'est pas un trait qu'il faille pratiquer,

Une fille qui voit, et que voit la jeunesse,

Ne s'y doit gouverner qu'avec beaucoup d'adresse,

Le dédain lui messied, ou, quand elle s'en sert,  [ 4 Messeoir : N'être pas séant, convenable. [L]]

1090   Que ce soit pour reprendre un amant qu'elle perd ;

Une heure de froideur à propos ménagée,

Peut rembraser une âme à demi dégagée,

Qu'un traitement trop doux dispense à des mépris

D'un bien dont cet orgueil fait mieux savoir le prix.

1095   Hors ce cas il lui faut complaire à tout le monde,

Faire qu'aux voeux de tous l'apparence réponde,

Et sans embarrasser son coeur de leurs amours,

Leur faire bonne mine, et souffrir leurs discours.

Qu'à part ils pensent tous avoir la préférence :

1100   Et paraissent ensemble entrer en concurrence ?

Que tout l'extérieur de son visage égal

Ne rende aucun jaloux du bonheur d'un rival ;

Que ses yeux partagés leur donnent de quoi craindre

Sans donner à pas-un aucun lieu de se plaindre ;  [ 5 Pas-un : Pas un se dit avec la même signification sans ne. [L]]

1105   Qu'ils vivent tous d'espoir jusqu'au choix d'un mari,

Mais qu'aucun cependant ne soit le plus chéri,

Et qu'elle cède enfin, puisqu'il faut qu'elle cède,

À qui paiera le mieux le bien qu'elle possède,

Si tu n'eusses jamais quitté cette leçon,

1110   Ton Eraste avec toi vivrait d'autre façon.

MÉLITE.

Ce n'est pas son humeur de souffrir ce partage,

Il croit que mes regards soient son propre héritage,

Et prend ceux que je donne à tout autre qu'à lui

Pour autant de larcins faits sur le bien d'autrui.

LA NOURRICE.

1115   J'entends à demi-mot, achève, et m'expédie

Promptement le motif de cette maladie.

MÉLITE.

Si tu m'avais, Nourrice, entendue à demi,

Tu saurais que Tircis...

LA NOURRICE.

Quoi son meilleur ami !

N'a-ce pas été lui qui te l'a fait connaître ?

MÉLITE.

1120   Il voudrait que le jour en fût encore à naître,

Et si d'auprès de moi je l'avais écarté,

Tu verrais tout à l'heure Eraste à mon côté.

LA NOURRICE.

J'ai regret que tu sois leur pomme de discorde ;  [ 6 Pomme de discorde : sujet de discussion, locution tirée de la pomme que la déesse Discorde jeta entre les dieux avec cette inscription : à la plus belle, et qui émut entre Junon, Minerve et Vénus une querelle d'où sortit plus tard la guerre de Troie. [L]]

Mais puisque leur humeur ensemble ne s'accorde,

1125   Eraste n'est pas homme à laisser échapper,

Un semblable pigeon ne se peut rattraper,

Il a deux fois le bien de l'autre, et davantage.

MÉLITE.

Le bien ne touche point un généreux courage.

LA NOURRICE.

Tout le monde l'adore, et tâche d'en jouir.

MÉLITE.

1130   Il suit un faux éclat qui ne peut m'éblouir.

LA NOURRICE.

Auprès de sa splendeur toute autre est fort petite.

MÉLITE.

Tu le places au rang qui n'est dû qu'au mérite.

LA NOURRICE.

On a trop de mérite étant riche à ce point.

MÉLITE.

Les biens en donnent-ils à ceux qui n'en ont point ?

LA NOURRICE.

1135   Oui, ce n'est que par là qu'on est considérable.

MÉLITE.

Mais ce n'est que par là qu'on devient méprisable.

Un homme dont les biens font toutes les vertus,

Ne peut être estimé que des coeurs abattus.

LA NOURRICE.

Est-il quelques défauts que les biens ne réparent ?

MÉLITE.

1140   Mais plutôt en est-il où les biens ne préparent ?

Étant riche, on méprise assez communément

Des belles qualités le solide ornement,

Et d'un luxe honteux la richesse suivie

Souvent par l'abondance aux vices nous convie.

LA NOURRICE.

1145   Enfin je reconnais...

MÉLITE.

  Qu'avec tout ce grand bien

Un jaloux sur mon coeur n'obtiendra jamais rien.

LA NOURRICE.

Et que d'un cajoleur la nouvelle conquête

T'imprime, à mon regret ces erreurs dans la tête ;

Si ta mère le sait...

MÉLITE.

Laisse-moi ces soucis

1150   Et rentre, que je parle à la soeur de Tircis.

LA NOURRICE.

Peut-être elle t'en veut dire quelque nouvelle.

MÉLITE.

Ta curiosité te met trop en cervelle,

Rentre sans t'informer de ce qu'elle prétend,

Un meilleur entretien avec elle m'attend.

SCÈNE II.
Cloris, Mélite.

CLORIS.

1155   Je chéris tellement celles de votre sorte,

Et prends tant d'intérêt en ce qui leur importe,

Qu'aux pièces qu'on leur fait je ne puis consentir,

Ni même en rien savoir sans les avertir.

Ainsi donc, au hasard d'être la malvenue,

1160   Encor que je vous sois, peu s'en faut, inconnue,

Je viens vous faire voir que votre affection

N'a pas été fort juste en son élection.

MÉLITE.

Vous pourriez, sous couleur de rendre un bon office,

Mettre quelque autre en peine avec cet artifice,

1165   Mais pour m'en repentir j'ai fait un trop bon choix,

Je renonce à choisir une seconde fois,

Et mon affection ne s'est point arrêtée

Que chez un cavalier qui l'a trop méritée.

CLORIS.

Vous me pardonnerez, j'en ai de bons témoins,

1170   C'est l'homme qui de tous la mérite le moins.

MÉLITE.

Si je n'avais de lui qu'une faible assurance,

Vous me feriez entrer en quelque défiance :

Mais je m'étonne fort que vous l'osiez blâmer,

Ayant quelque intérêt vous-même à l'estimer.

CLORIS.

1175   Je l'estimai jadis, et je l'aime, et l'estime

Plus que je ne faisais auparavant son crime,

Ce n'est qu'en ma faveur qu'il ose vous trahir.

Et vous pouvez juger si je le puis haïr,

Lorsque sa trahison m'est un clair témoignage

1180   Du pouvoir absolu que j'ai sur son courage.

MÉLITE.

Le pousser à me faire une infidélité,

C'est assez mal user de cette autorité.

CLORIS.

Me le faut-il pousser où son devoir l'oblige,

C'est son devoir qu'il suit alors qu'il vous néglige.

MÉLITE.

1185   Quoi, le devoir chez vous oblige aux trahisons.

CLORIS.

Quand il n'en aurait point de plus justes raisons.

La parole donnée, il faut que l'on la tienne.

MÉLITE.

Cela fait contre vous ; il m'a donné la sienne.

CLORIS.

Oui, mais ayant déjà reçu mon amitié

1190   Sur un voeu solennel d'être un jour sa moitié,

Peut-il s'en départir pour accepter la vôtre ?

MÉLITE.

De grâce, excusez-moi, je vous prends pour une autre,

Et c'était à Cloris que je croyais parler.

CLORIS.

Vous ne vous trompez pas.

MÉLITE.

Donc, pour mieux me railler,

1195   La soeur de mon amant contrefait ma rivale ?

CLORIS.

Donc, pour mieux m'éblouir, une âme déloyale

Contrefait la fidèle ? Ah, Mélite, sachez

Que je ne sais que trop ce que vous me cachez.

Philandre m'a tout dit : vous pensez qu'il vous aime ;

1200   Mais, sortant d'avec vous, il me conte lui-même

Jusqu'aux moindres discours dont votre passion

Tâche de suborner son inclination.

MÉLITE.

Moi, suborner Philandre ! Ah, que m'osez-vous dire ?

CLORIS.

La pure vérité.

MÉLITE.

Vraiment, en voulant rire

1205   Vous passez trop avant, brisons là, s'il vous plaît.  [ 7 Briser : Briser un discours, cesser de parler. Absolument et familièrement. Brisons là, brisez là-dessus, ne continuons pas ce discours, n'insistez pas sur ce point. [L]]

Je ne vois point Philandre, et ne sais quel il est.

CLORIS.

Vous en croirez du moins votre propre écriture.

Tenez, voyez, lisez.

MÉLITE.

Ah, Dieux, quelle imposture !

Jamais un de ces traits ne partit de ma main.

CLORIS.

1210   Nous pourrions demeurer ici jusqu'à demain

Que vous persisteriez dans la méconnaissance,

Je les vous laisse, adieu.

MÉLITE.

Tout beau, mon innocence

Veut apprendre de vous le nom de l'imposteur,

Pour faire retomber l'affront sur son auteur.

CLORIS.

1215   Vous pensez me duper, et perdez votre peine.

Que sert le désaveu, quand la preuve est certaine,

À quoi bon démentir, a quoi bon dénier...

MÉLITE.

Ne vous obstinez point à me calomnier,

Je veux que si jamais j'ai dit mot à Philandre...

CLORIS.

1220   Remettons ce discours : quelqu'un vient nous surprendre,

C'est le brave Lisis, qui semble sur le front

Porter empreints les traits d'un déplaisir profond.

SCÈNE III.
Lisis, Mélite, Cloris.

LISIS, à Cloris.

Préparez vos soupirs à la triste nouvelle

Du malheur où nous plonge un esprit infidèle,

1225   Quittez son entretien, et venez avec moi

Plaindre un frère au cercueil par son manque de foi.

MÉLITE.

Quoi ! Son frère au cercueil !

LISIS.

Oui, Tircis plein de rage

De voir que votre change indignement l'outrage,

Maudissant mille fois le détestable jour

1230   Que votre bon accueil lui donna de l'amour,

Dedans ce désespoir a chez moi rendu l'âme,

Et mes yeux désolés...

MÉLITE.

Je n'en puis plus, je pâme.

CLORIS.

Au secours ! Au secours !

SCÈNE IV.
Cliton, la Nourrice, Mélite, Lisis, Cloris.

CLITON.

D'où provient cette voix ?

LA NOURRICE.

Qu'avez-vous, mes enfants ?

CLORIS.

Mélite, que tu vois...

LA NOURRICE.

1235   Hélas, elle se meurt ; son teint vermeil s'efface,

Sa chaleur se dissipe, elle n'est plus que glace.

LISIS, à Cliton.

Va quérir un peu d'eau, mais il faut te hâter.

CLITON, à Lisis.

Si proches du logis, il vaut mieux l'y porter.

CLORIS.

Aidez mes faibles pas, les forces me défaillent,

1240   Et je vais succomber aux douleurs qui m'assaillent.

SCÈNE V.

ERASTE[, seul].

À la fin je triomphe, et les destins amis

M'ont donné le succès que je m'étais promis,

Me voilà trop heureux, puisque par mon adresse

Mélite est sans amant et Tircis sans maîtresse,

1245   Et comme si c'était trop peu pour me venger,

Philandre et sa Cloris courent même danger.

Mais par quelle raison leurs âmes désunies

Pour les crimes d'autrui seront-elles punies !

Que m'ont-ils fait tous deux pour troubler leurs accords ?

1250   Fuyez de ma pensée, inutiles remords,

La joie y veut régner, cessez de m'en distraire,

Cloris m'offense trop d'être soeur d'un tel frère,

Et Philandre, si prompt à l'infidélité,

N'a que la peine due à sa crédulité.

1255   Mais que me veut Cliton qui sort de chez Mélite ?

SCÈNE VI.
Eraste, Cliton.

CLITON.

Monsieur, tout est perdu, votre fourbe maudite,

Dont je fus à regret le damnable instrument,

A couché de douleur Tircis au monument.

ERASTE.

Courage, tout va bien, le traître m'a fait place,

1260   Le seul qui me rendait son courage de glace,

D'un favorable coup la mort me l'a ravi.

CLITON.

Monsieur, ce n'est pas tout, Mélite l'a suivi.

ERASTE.

Mélite l'a suivi ! Que dis-tu, misérable ?

CLITON.

Monsieur, il est trop vrai, le moment déplorable

1265   Qu'elle a su son trépas, a terminé ses jours.

ERASTE.

Ha Ciel ! S'il est ainsi...

CLITON.

Laissez là ces discours,

Et vantez-vous plutôt que par votre imposture

Ces malheureux amants trouvent la sépulture,

Et que votre artifice a mis dans le tombeau

1270   Ce que le monde avait de parfait et de beau.

ERASTE.

Tu m'oses donc flatter, infâme, et tu supprimes

Par ce reproche obscur la moitié de mes crimes ?

Est-ce ainsi qu'il te faut n'en parler qu'à demi ?

Achève tout d'un coup, dis que maîtresse, ami,

1275   Tout ce que je chéris, tout ce qui dans mon âme

Sut jamais allumer une pudique flamme,

Tout ce que l'amitié me rendit précieux,

Par ma fourbe a perdu la lumière des Cieux.

Dis que j'ai violé les deux lois les plus saintes

1280   Qui nous rendent heureux par leurs douces contraintes,

Dis que j'ai corrompu, dis que j'ai suborné,

Falsifié, trahi, séduit, assassiné,

Tu n'en diras encor que la moindre partie.

Quoi, Tircis est donc mort, et Mélite est sans vie !

1285   Je ne l'avais pas su, Parques, jusqu'à ce jour,

Que vous relevassiez de l'empire d'Amour ;

J'ignorais qu'aussitôt qu'il assemble deux âmes

Il vous pût commander d'unir aussi leurs trames.

Vous en relevez donc, et montrez aujourd'hui

1290   Que vous êtes pour nous aveugles comme lui !

Vous en relevez donc, et vos ciseaux barbares

Tranchent comme il lui plaît les destins les plus rares !

Mais je m'en prends à vous, moi qui suis l'imposteur,

Moi qui suis de leurs maux le détestable auteur.

1295   Hélas ! Et fallait-il que ma supercherie

Tournât si lâchement tant d'amour en furie ?

Inutiles regrets, repentirs superflus,

Vous ne me rendez pas Mélite qui n'est plus,

Vos mouvements tardifs ne la font pas revivre,

1300   Elle a suivi Tircis, et moi je la veux suivre.

Il faut que de mon sang je lui fasse raison,

Et de ma jalousie, et de ma trahison,

Et que de ma main propre une âme si fidèle

Reçoive... Mais d'où vient que tout mon corps chancelle ?

1305   Quel murmure confus ? Et qu'entends-je hurler ?

Que de pointes de feu se perdent parmi l'air ?

Les dieux à mes forfaits ont dénoncé la guerre,

Leur foudre décoché vient de fendre la terre,

Et, pour leur obéir, son sein me recevant

1310   M'engloutit, et me plonge aux Enfers tout vivant.

Je vous entends, grands dieux, c'est là-bas que leurs âmes

Aux champs Elysiens éternisent leurs flammes,

C'est là-bas qu'à leurs pieds il faut verser mon sang :

La Terre à ce dessein m'ouvre son large flanc,

1315   Et jusqu'aux bords du Styx me fait libre passage.  [ 8 Styx : Fleuve qui, selon la mythologie, coulait aux enfers ; les dieux juraient par le Styx, et ce serment ne pouvait être violé. [L]]

Je l'aperçois déjà, je suis sur son rivage.

Fleuve, dont le saint nom est redoutable aux Dieux,

Et dont les neuf replis ceignent ces tristes lieux,

N'entre point en courroux contre mon insolence

1320   Si j'ose avec mes cris violer ton silence :

Je ne te veux qu'un mot. Tircis est-il passé ?

Mélite est-elle ici ?... Mais qu'attends-je, insensé ?

Ils sont tous deux si chers à ton funeste Empire,

Que tu crains de les perdre, et n'oses m'en rien dire.

1325   Vous donc, esprits légers, qui manque de tombeaux

Tournoyez vagabonds à l'entour de ces eaux,

A qui Charon cent ans refuse sa nacelle,

Ne m'en pourriez-vous point donner quelque nouvelle ?

Parlez, et je promets d'employer mon crédit

1330   À vous faciliter ce passage interdit.

CLITON.

Monsieur, que faites-vous, votre raison troublée

Par l'effort des douleurs dont elle est accablée

Figure à votre vue...

ERASTE.

Ah ! Te voilà, Charon,

Dépêche promptement, et d'un coup d'aviron

1335   Passe-moi, si tu peux, jusqu'à l'autre rivage.

CLITON.

Monsieur, rentrez en vous, regardez mon visage,

Reconnaissez Cliton.

ERASTE.

Dépêche, vieux nocher,

Avant que ces esprits nous puissent approcher,

Ton bateau de leur poids fondrait dans les abîmes,

1340   Il n'en aura que trop d'Eraste et de ses crimes.

Quoi, tu veux te sauver à l'autre bord sans moi ?

Si faut-il qu'à ton cou je passe malgré toi.

Il se jette sur les épaules de Cliton qui l'emporte derrière le théâtre.

SCÈNE VII.

PHILANDRE[, seul].

Présomptueux rival, dont l'absence importune

Retarde le succès de ma bonne fortune,

1345   As-tu sitôt perdu cette ombre de valeur

Que te prêtait tantôt l'effort de ta douleur ?

Que devient à présent cette bouillante envie

De punir ta volage aux dépens de ma vie ?

Il ne tient plus qu'à toi que tu ne sois content,

1350   Ton ennemi t'appelle, et ton rival t'attend,

Je te cherche en tous lieux, et cependant ta fuite

Se rit impunément de ma vaine poursuite.

Crois-tu, laissant mon bien dans les mains de ta soeur,

En demeurer toujours l'injuste possesseur,

1355   Ou que ma patience à la fin échappée

(Puisque tu ne veux pas le débattre à l'épée),

Oubliant le respect du sexe, et tout devoir,

Ne laisse point sur elle agir mon désespoir ?

SCÈNE VIII.
Eraste, Philandre.

ERASTE.

Détacher Ixion pour me mettre en sa place !

1360   Mégères, c'est à vous une indiscrète audace,

Ai-je, avec même front que cet ambitieux

Attenté sur le lit du Monarque des Cieux ?

Vous travaillez en vain, barbares Euménides :  [ 9 Euménides : nom donné aux Furies par antiphrase. [B]]

Non, ce n'est pas ainsi qu'on punit les perfides.

1365   Quoi, me presser encor ! Sus, de pieds et de mains ;

Essayons d'écarter ces monstres inhumains,

À mon secours, esprits, vengez-vous de vos peines,

Écrasons leurs serpents, Chargeons-les de vos chaînes,

Pour ces filles d'Enfer nous sommes trop puissants.

PHILANDRE.

1370   Il semble à ce discours qu'il ait perdu le sens.

Eraste, cher ami, quelle mélancolie

Te met dans le cerveau cet excès de folie !  [ 10 On lit un point virgule en fin de de vers 1372.]

ERASTE.

Équitable Minos, grand juge des Enfers,

Voyez qu'injustement on m'apprête des fers.

1375   Faire un tour d'amoureux, supposer une lettre,

Ce n'est pas un forfait qu'on ne puisse remettre.

Il est vrai que Tircis en est mort de douleur,

Que Mélite après lui redouble ce malheur,

Que Cloris sans amant ne sait à qui s'en prendre,

1380   Mais la faute n'en est qu'au crédule Philandre,

Lui seul en est la cause et son esprit léger,

Qui trop facilement résolut de changer,

Car ces lettres, qu'il croit l'effet de ses mérites,

La main que vous voyez les a toutes écrites.

PHILANDRE.

1385   Je te laisse impuni, traître, de tels remords

Te donnent des tourments pires que mille morts,

Je t'obligerais trop de t'arracher la vie,

Et ma juste vengeance est bien mieux assouvie

Par les folles horreurs de cette illusion.

1390   Ah, grands Dieux, que je suis plein de confusion !

SCÈNE IX.

ERASTE[, seul].

Tu t'enfuis donc, barbare ! Et me laissant en proie

À ces cruelles soeurs, tu les combles de joie ?

Non, non, retirez-vous, Tisiphone, Alecton,

Et tout ce que je vois d'officiers de Pluton.

1395   Vous me connaissez mal, dans le corps d'un perfide

Je porte le courage et les forces d'Alcide.

Je vais tout renverser dans ces Royaumes noirs,

Et saccager moi seul ces ténébreux manoirs :

Une seconde fois le triple chien Cerbère

1400   Vomira l'aconit en voyant la lumière.  [ 11 Aconit : Terme de botanique. Plante fort vénéneuse, de la famille des renonculacées. [L]]

J'irai du fond d'Enfer dégager les Titans,

Et si Pluton s'oppose à ce que je prétends,

Passant dessus le ventre à sa troupe mutine,

J'irai d'entre ses bras enlever Proserpine.  [ 12 Proserpine : Femme de Pluton et déesse des Enfers, était fille de Jupiter et de Cérès. [B]]

SCÈNE X.
Lisis, Cloris.

LISIS.

1405   N'en doute plus, Cloris, ton frère n'est point mort,

Mais ayant su de lui son déplorable sort,

Je voulais éprouver, par cette triste feinte,

Si celle qu'il adore aucunement atteinte,

Deviendrait plus sensible aux traits de la pitié,

1410   Qu'aux sincères ardeurs d'une sainte amitié.

Maintenant que je vois qu'il faut qu'on nous abuse,

Afin que nous puissions découvrir cette ruse,

Et que Tircis en soit de tout point éclairci,

Sois sûre que dans peu je te le rends ici.

1415   Ma parole sera d'un prompt effet suivie ;

Tu reverras bientôt ce frère plein de vie,

C'est assez que je passe une fois pour trompeur.

CLORIS.

Si bien qu'au lieu du mal nous n'aurons que la peur ?

Le coeur me le disait, je sentais que mes larmes

1420   Refusaient de couler pour de fausses alarmes,

Dont les plus dangereux et plus rudes assauts

Avaient beaucoup de peine à m'émouvoir à faux,

Et je n'étudiai cette douleur menteuse,

Qu'à cause qu'en effet j'étais un peu honteuse

1425   Qu'une autre en témoignât plus de ressentiment.

LISIS.

Après tout, entre nous, confesse franchement

Qu'une fille en ces lieux qui perd un frère unique

Jusques au désespoir fort rarement se pique :

Ce beau nom d'héritière a de telles douceurs,

1430   Qu'il devient souverain à consoler des soeurs.

CLORIS.

Adieu, railleur, adieu son intérêt me presse

D'aller rendre d'un mot la vie à sa maîtresse :

Autrement je saurais t'apprendre à discourir.

LISIS.

Et moi, de ces frayeurs de nouveau te guérir.

ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE.
Cliton, la Nourrice.

CLITON.

1435   Je ne t'ai rien celé ; tu sais toute l'affaire.

LA NOURRICE.

Tu m'en as bien conté. Mais se pourrait-il faire

Qu'Eraste eût des remords si vifs et si pressants,

Que de violenter sa raison et ses sens ?

CLITON.

Eût-il pu, sans en perdre entièrement l'usage,

1440   Se figurer Charon des traits de mon visage,

Et de plus, me prenant pour ce vieux nautonier,

Me payer à bons coups des droits de son denier ?

LA NOURRICE.

Plaisante illusion !

CLITON.

Mais funeste à ma tête,

Sur qui se déchargeait une telle tempête,

1445   Que je tiens maintenant à miracle évident

Qu'il me soit demeuré dans la bouche une dent.

LA NOURRICE.

C'était mal reconnaître un si rare service.

ERASTE, derrière le théâtre.

Arrêtez, arrêtez, poltrons.

CLITON.

Adieu, nourrice.

Voici ce fou qui vient, je l'entends à la voix,

1450   Crois que ce n'est pas moi qu'il attrape deux fois.

LA NOURRICE.

Pour moi, quand je devrais passer pour Proserpine,

Je veux voir à quel point sa fureur le domine.

CLITON.

Contente à tes périls ton curieux désir.

LA NOURRICE.

Quoi qu'il puisse arriver, j'en aurai le plaisir.

SCÈNE II.
Eraste, la Nourrice.

ERASTE.

1455   En vain je les rappelle, en vain pour se défendre

La honte et le devoir leur parlent de m'attendre,

Ces lâches escadrons de fantômes affreux

Cherchent leur assurance aux cachots les plus creux,

Et se fiant à peine à la nuit qui les couvre

1460   Souhaitent sous l'Enfer qu'un autre Enfer s'entr'ouvre.

Ma voix met tout en fuite, et dans ce vaste effroi

La peur saisit si bien les ombres et leur roi,

Que se précipitant à de promptes retraites,

Tous leurs soucis ne vont qu'à les rendre secrètes.

1465   Le bouillant Phlégéthon parmi ses flots pierreux

Pour les favoriser ne roule plus de feux :

Tisiphone tremblante, Alecton et Mégère,  [ 13 Tisiphone tremblante, Alecton et Mégère sont les trois furies.]

Ont de leurs flambeaux noirs étouffé la lumière :

Les Parques même en hâte emportent leurs fuseaux,

1470   Et dans ce grand désordre oubliant leurs ciseaux,

Charon, les bras croisés, dans sa barque s'étonne

De ce qu'après Eraste il n'a passé personne.

Trop heureux accident, s'il avait prévenu

Le déplorable coup du malheur avenu,

1475   Trop heureux accident, si la terre entr'ouverte

Avant ce jour fatal eût consenti ma perte,

Et si ce que le ciel me donne ici d'accès

Eût de ma trahison devancé le succès.

Dieux que vous savez mal gouverner votre foudre !

1480   N'était-ce pas assez pour me réduire en poudre

Que le simple dessein d'un si lâche forfait ?

Injustes, deviez-vous en attendre l'effet ?

Ah Mélite ! Ah Tircis ! Leur cruelle justice

Aux dépens de vos jours me choisit un supplice,

1485   Ils doutaient que l'Enfer eût de quoi me punir

Sans le triste secours de ce dur souvenir,

Tout ce qu'ont les Enfers de feux, de fouets, de chaînes,

Ne sont auprès de lui que de légères peines,

On reçoit d'Alecton un plus doux traitement.

1490   Souvenir rigoureux, trêve, trêve un moment,

Qu'au moins avant ma mort, dans ces demeures sombres

Je puisse rencontrer ces bienheureuses Ombres ;

Use après, si tu veux, de toute ta rigueur,

Et si pour m'achever tu manques de vigueur,

Il met la main sur son épée.

1495   Voici qui t'aidera ; mais derechef, de grâce,

Cesse de me gêner durant ce peu d'espace.

Je vois déjà Mélite, ah ! belle ombre, voici

L'ennemi de votre heur qui vous cherchait ici ,

C'est Eraste, c'est lui qui n'a plus d'autre envie

1500   Que d'épandre à vos pieds son sang avec sa vie,

Ainsi le veut le sort, et tout exprès les Dieux

L'ont abîmé vivant en ces funestes lieux.

LA NOURRICE.

Pourquoi permettez-vous que cette frénésie

Règne si puissamment sur votre fantaisie ?

1505   L'enfer voit-il jamais une telle clarté ?

ERASTE.

Aussi ne la tient-il que de votre beauté,

Ce n'est que de vos yeux que part cette lumière.

LA NOURRICE.

Ce n'est que de mes yeux ! Dessillez la paupière,

Et d'un sens plus rassis jugez de leur éclat.

ERASTE.

1510   Ils ont de vérité je ne sais quoi de plat ;

Et plus je vous contemple, et plus sur ce visage

Je m'étonne de voir un autre air, un autre âge,

Je ne reconnais plus aucun de vos attraits,

Jadis votre nourrice avait ainsi les traits,

1515   Le front ainsi ridé, la couleur ainsi blême,

Le poil ainsi grison. Ô dieux ! C'est elle-même.

Nourrice, qui t'amène en ces lieux pleins d'effroi ?

Y viens-tu rechercher Mélite comme moi ?

LA NOURRICE.

Cliton la vit pâmer, et se brouilla de sorte,

1520   Que la voyant si pâle, il la crut être morte,

Cet étourdi trompé vous trompa comme lui

Au reste, elle est vivante, et peut-être aujourd'hui

Tircis, de qui la mort n'était qu'imaginaire,

De sa fidélité recevra le salaire.

ERASTE.

1525   Désormais donc en vain je les cherche ici-bas,

En vain pour les trouver je rends tant de combats.

LA NOURRICE.

Votre douleur vous trouble, et forme des nuages

Qui séduisent vos sens par de fausses images,

Cet enfer, ces combats ne sont qu'illusions.

ERASTE.

1530   Je ne m'abuse point de fausses visions,

Mes propres yeux ont vu tous ces monstres en fuite,

Et Pluton de frayeur en quitter la conduite.

LA NOURRICE.

Peut-être que chacun s'enfuyait devant vous,

Craignant votre fureur et le poids de vos coups.

1535   Mais voyez si l'enfer ressemble à cette place,

Ces murs, ces bâtiments ont-ils la même face ?

Le logis de Mélite et celui de Cliton

Ont-ils quelque rapport à celui de Pluton ?

Quoi, n'y remarquez-vous aucune différence ?

ERASTE.

1540   De vrai ce que tu dis a beaucoup d'apparence,

Nourrice, prends pitié d'un esprit égaré,

Qu'ont mes vives douleurs d'avec moi séparé,

Ma guérison dépend de parler à Mélite.

LA NOURRICE.

Différez, pour le mieux un peu cette visite,

1545   Tant que maître absolu de votre jugement

Vous soyez en état de faire un compliment,

Votre teint et vos yeux n'ont rien d'un homme sage ?

Donnez-vous le loisir de changer de visage,

Un moment de repos que vous prendrez chez vous...

ERASTE.

1550   Ne peut, si tu n'y viens, rendre mon sort plus doux,

Et ma faible raison de guide dépourvue

Va de nouveau se perdre en te perdant de vue.

LA NOURRICE.

Si je vous suis utile, allons, je ne veux pas

Pour un si bon sujet vous épargner mes pas.

SCÈNE III.
Cloris, Philandre.

CLORIS.

1555   Ne m'importune plus, Philandre, je t'en prie,

Me rapaiser jamais passe ton industrie,

Ton meilleur, je t'assure, est de n'y plus penser,

Tes protestations ne font que m'offenser,

Savante, à mes dépens de leur peu de durée,

1560   Je ne veux point en gage une foi parjurée,

Un coeur que d'autres yeux peuvent si tôt brûler,

Qu'un billet supposé peut si tôt ébranler.

PHILANDRE.

Ah ! Ne remettez plus dedans votre mémoire

L'indigne souvenir d'une action si noire,

1565   Et pour rendre à jamais nos premiers voeux contents,

Étouffez l'ennemi du pardon que j'attends.

Mon crime est sans égal, mais enfin, ma chère âme...

CLORIS.

Laisse là désormais ces petits mots de flamme,

Et par ces faux témoins d'un feu mal allumé

1570   Ne me reproche plus que je t'ai trop aimé.

PHILANDRE.

De grâce, redonnez à l'amitié passée

Le rang que je tenais dedans votre pensée :

Derechef, ma Cloris, par ces doux entretiens,

Par ces feux qui volaient de vos yeux dans les miens,

1575   Par ce que votre foi me permettait d'attendre...

CLORIS.

C'est où dorénavant tu ne dois plus prétendre,

Ta sottise m'instruit, et par là je vois bien

Qu'un visage commun, et fait comme le mien,

N'a point assez d'appas, ni de chaîne assez forte,

1580   Pour tenir en devoir un homme de ta sorte.

Mélite a des attraits qui savent tout dompter,

Mais elle ne pourrait qu'à peine t'arrêter,

Il te faut un sujet qui la passe, ou l'égale ;

C'est en vain que vers moi ton amour se ravale ;

1585   Fais-lui, si tu m'en crois, agréer tes ardeurs.

Je ne veux point devoir mon bien à ses froideurs.

PHILANDRE.

Ne me déguisez rien, un autre a pris ma place,

Une autre affection vous rend pour moi de glace.

CLORIS.

Aucun jusqu'à ce point n'est encore arrivé.

1590   Mais je te changerai pour le premier trouvé.

PHILANDRE.

C'en est trop, tes dédains épuisent ma souffrance.

Adieu, je ne veux plus avoir d'autre espérance,

Sinon qu'un jour le ciel te fera ressentir

De tant de cruautés le juste repentir.

CLORIS.

1595   Adieu, Mélite et moi nous aurons de quoi rire

De tous les beaux discours que tu me viens de dire.

Que lui veux-tu mander ?

PHILANDRE.

Va, dis-lui de ma part

Qu'elle, ton frère et toi, reconnaîtrez trop tard

Ce que c'est que d'aigrir un homme de ma sorte[.]

CLORIS.

1600   Ne crois pas la chaleur du courroux qui t'emporte

Tu nous ferais trembler plus d'un quart d 'heure, ou deux.

PHILANDRE.

Tu railles, mais bientôt nous verrons d'autres jeux,

Je sais trop comme on venge une flamme outragée.

CLORIS.

Le sais-tu mieux que moi, qui suis déjà vengée ?

1605   Par où t'y prendras-tu ? De quel air ?

PHILANDRE.

  Il suffit,

Je sais comme on se venge.

CLORIS.

Et moi comme on s'en rit.

SCÈNE IV.
Tircis, Mélite.

TIRCIS.

Maintenant que le sort attendri par nos plaintes,

Comble notre espérance et dissipe nos craintes,

Que nos contentements ne sont plus traversés

1610   Que par le souvenir de nos malheurs passés :

Ouvrons toute notre âme à ces douces tendresses

Qu'inspirent aux amants les pleines allégresses,

Et d'un commun accord chérissons nos ennuis

Dont nous voyons sortir de si précieux fruits.

1615   Adorables regards, fidèles interprètes

Par qui nous expliquions nos passions secrètes,

Doux truchements du coeur, qui déjà tant de fois

M'avez si bien appris ce que n'osait la voix,

Nous n'avons plus besoin de votre confidence,

1620   L'amour en liberté peut dire ce qu'il pense

Et dédaigne un secours qu'en naissante ardeur.

Lui faisaient mendier la crainte et la pudeur.

Beaux yeux, à mon transport pardonnez ce blasphème

La bouche est impuissante où l'amour est extrême,

1625   Quand l'espoir est permis, elle a droit de parler,

Mais vous allez plus loin qu'elle ne peut aller.

Ne vous lassez donc point d'en usurper l'usage,

Et quoi qu'elle m'ait dit, dites-moi davantage.

Mais tu ne me dis mot, ma vie, et quels soucis

1630   T'obligent à te taire auprès de ton Tircis ?

MÉLITE.

Tu parles à mes yeux, et mes yeux te répondent.

TIRCIS.

Ah ! Mon heur, il est vrai, si tes désirs secondent

Cet amour qui paraît et brille dans tes yeux,

Je n'ai rien désormais à demander aux Dieux.

MÉLITE.

1635   Tu t'en peux assurer ; mes yeux, si pleins de flamme

Suivent l'instruction des mouvements de l'âme.

On en a vu l'effet, lorsque ta fausse mort

A fait sur tous mes sens un véritable effort ;

On en a vu l'effet, quand te sachant en vie,

1640   De revivre avec toi j'ai pris aussi l'envie ?

On en a vu l'effet, lorsqu'à force de pleurs

Mon amour et mes soins aidés de mes douleurs,

Ont fléchi la rigueur d'une mère obstinée,

Et gagné cet aveu qui fait notre hyménée,

1645   Si bien qu'à ton retour ta chaste affection

Ne trouve plus d'obstacle à sa prétention.

Cependant l'aspect seul des lettres d'un faussaire

Te sut persuader tellement le contraire,

Que sans vouloir m'entendre, et sans me dire adieu,

1650   Jaloux et furieux tu partis de ce lieu.

TIRCIS.

J'en rougis ; mais apprends qu'il n'était pas possible

D'aimer comme j'aimais, et d'être moins sensible,

Qu'un juste déplaisir ne saurait écouter

La raison qui s'efforce à le violenter,

1655   Et qu'après des transports de telle promptitude,

Ma flamme ne te laisse aucune incertitude.

MÉLITE.

Tout cela serait peu, n'était que ma bonté

T'en accorde un oubli sans l'avoir mérité,

Et que tout criminel, tu m'es encore aimable.

TIRCIS.

1660   Je me tiens donc heureux d'avoir été coupable,

Puisque l'on me rappelle au lieu de me bannir,

Et qu'on me récompense au lieu de me punir.

J'en aimerai l'auteur de cette perfidie,

Et si jamais je sais quelle main si hardie...

SCÈNE V.
Cloris, Tircis, Mélite.

CLORIS.

1665   Il vous fait fort bon voir, mon frère, à cajoler,

Cependant qu'une soeur ne se peut consoler,

Et que le triste ennui d'une attente incertaine

Touchant votre retour la tient encore en peine.

TIRCIS.

L'amour a fait au sang un peu de trahison,

1670   Mais Philandre pour moi t'en aura fait raison.

Dis-nous, auprès de lui retrouves-tu ton compte ?

Et te peut-il revoir sans montrer quelque honte ?

CLORIS.

L'infidèle m'a fait tant de nouveaux serments,

Tant d'offres, tant de voeux, et tant de compliments

1675   Mêlés de repentirs...

MÉLITE.

  Qu'à la fin exorable,  [ 14 Exorable : Qui se laisse vaincre et persuader par les raisons, les prières ou la compassion. [F]]

Vous l'avez regardé d'un oeil plus favorable.

CLORIS.

Vous devinez fort mal.

TIRCIS.

Quoi ? Tu l'as dédaigné.

CLORIS.

Du moins, tous ses discours n'ont encor rien gagné.

MÉLITE.

Si bien qu'à n'aimer plus votre dépit s'obstine ?

CLORIS.

1680   Non pas cela du tout, mais je suis assez fine :

Pour la première fois il me dupe qui veut ;

Mais pour une seconde, il m'attrape qui peut.

MÉLITE.

C'est-à-dire, en un mot...

CLORIS.

Que son humeur volage

Ne me tient pas deux fois en un même passage.

1685   En vain dessous mes lois il revient se ranger,

Il m'est avantageux de l'avoir vu changer,

Avant que de l'hymen le joug impitoyable :

M'attachant avec lui, me rendît misérable :

Qu'il cherche femme ailleurs, tandis que de ma part

1690   J'attendrai du Destin quelque meilleur hasard.

MÉLITE.

Mais le peu qu'il voulut me rendre de service

Ne lui doit pas porter un si grand préjudice.

CLORIS.

Après un tel faux-bond, un change si soudain,

À volage, volage, et dédain pour dédain.

MÉLITE.

1695   Ma soeur, ce fut pour moi qu'il osa s'en dédire.

CLORIS.

Et pour l'amour de vous je n'en ferai que rire.

MÉLITE.

Et pour l'amour de moi vous lui pardonnerez.

CLORIS.

Et pour l'amour de moi vous m'en dispenserez.

MÉLITE.

Que vous êtes mauvaise ?

CLORIS.

Un peu plus qu'il ne semble.

MÉLITE.

1700   Je vous veux toutefois remettre bien ensemble.

CLORIS.

Ne l'entreprenez pas, peut-être qu'après tout

Votre dextérité n'en viendrait pas à bout.

SCÈNE VI.
Tircis, la Nourrice, Eraste, Mélite, Cloris.

TIRCIS.

De grâce, mon souci, laissons cette causeuse,

Qu'elle soit à son choix facile, ou rigoureuse,

1705   L'excès de mon ardeur ne saurait consentir

Que ces frivoles soins te viennent divertir :

Tous nos pensers sont dûs, en l'état où nous sommes,  [ 15 Penser : nom masculin au XVIIème pour « pensée ».]

À ce noeud qui me rend le plus heureux des hommes,

Et ma fidélité, qu'il va récompenser...

LA NOURRICE.

1710   Vous donnera bientôt autre chose à penser.

Votre rival vous cherche, et la main à l'épée

Vient demander raison de sa place usurpée.

ERASTE, à Mélite.

Non, non, vous ne voyez en moi qu'un criminel,

À qui l'âpre rigueur d'un remords éternel

1715   Rend le jour odieux, et fait naître l'envie

De sortir de sa gêne en sortant de la vie.

Il vient mettre à vos pieds sa tête à l'abandon ;

La mort lui sera douce à l'égal du pardon.

Vengez donc vos malheurs ; jugez ce que mérite

1720   La main qui sépara Tircis d'avec Mélite,

Et de qui l'imposture avec de faux écrits

A dérobé Philandre aux voeux de sa Cloris.

MÉLITE.

Éclaircis du seul point qui nous tenait en doute,

Que serais-tu d'avis de lui répondre ?

TIRCIS.

Écoute

1725   Quatre mots à quartier.

ERASTE.

  Que vous avez de tort

De prolonger ma peine en différant ma mort !

De grâce, hâtez-vous d'abréger mon supplice,

Ou ma main préviendra votre lente justice.

MÉLITE.

Voyez comme le ciel a de secrets ressorts

1730   Pour se faire obéir malgré nos vains efforts.

Votre fourbe inventée à dessein de nous nuire

Avance nos amours au lieu de les détruire,

De son fâcheux succès, dont nous devions périr,

Le sort tire un remède afin de nous guérir.

1735   Donc pour nous revancher de la faveur reçue,

Nous en aimons l'auteur à cause de l'issue,

Obligés désormais de ce que tour à tour

Nous nous sommes rendu tant de preuves d'amour,

Et de ce que l'excès de ma douleur sincère

1740   A mis tant de pitié dans le coeur de ma mère,

Que, cette occasion prise comme aux cheveux,

Tircis n'a rien trouvé de contrainte à ses voeux.

Outre qu'en fait d'amour la fraude est légitime,

Mais puisque vous voulez la prendre pour un crime,

1745   Regardez, acceptant le pardon, ou l'oubli,

Par où votre repos sera mieux établi.

ERASTE.

Tout confus et honteux de tant de courtoisie,

Je veux dorénavant chérir ma jalousie,

Et puisque c'est de là que vos félicités...

La NOURRICE, à Eraste.

1750   Quittez ces compliments, qu'ils n'ont pas mérités,

Ils ont tous deux leur compte, et sur cette assurance

Ils tiennent le passé dans quelque indifférence,

N'osant se hasarder à des ressentiments

Qui donneraient du trouble à leurs contentements.

1755   Mais Cloris qui s'en tait vous la gardera bonne,

Et seule intéressée, à ce que je soupçonne,

Saura bien se venger sur vous, à l'avenir,

D'un amant échappé qu'elle pensait tenir.

ERASTE, à Cloris.

Si vous pouviez souffrir qu'en votre bonne grâce

1760   Celui qui l'en tira pût occuper sa place,

Eraste, qu'un pardon purge de son forfait

Est prêt de réparer le tort qu'il vous a fait.

Mélite répondra de ma persévérance.

Je n'ai pu la quitter qu'en perdant l'espérance ;

1765   Encore avez-vous vu mon amour irrité

Mettre tout en usage en cette extrémité,

Et c'est avec raison que ma flamme contrainte

De réduire ses feux dans une amitié sainte,

Mes amoureux désirs, vers elle superflus

1770   Tournent vers la beauté qu'elle chérit le plus.

TIRCIS.

Que t'en semble, ma soeur ?

CLORIS.

Mais, toi-même, mon frère ?

TIRCIS.

Tu sais bien que jamais je ne te fus contraire.

CLORIS.

Tu sais qu'en tel sujet ce fut toujours de toi

Que mon affection voulut prendre la loi.

TIRCIS.

1775   Encor que dans tes yeux tes sentiments se lisent,

Tu veux qu'auparavant les miens les autorisent.

Parlons donc pour la forme, oui, ma soeur, j'y consens,

Bien sûr que mon avis s'accommode à ton sens.

Fassent les puissants Dieux que par cette alliance

1780   Il ne reste entre nous aucune défiance,

Et que m'aimant en frère, et ma maîtresse en soeur,

Nos ans puissent couler avec plus de douceur.

ERASTE.

Heureux dans mon malheur, c'est dont je les supplie,

Mais ma félicité ne peut être accomplie,

1785   Jusqu'à ce qu'après vous son aveu m'ait permis

D'aspirer à ce bien que vous m'avez promis.

CLORIS.

Aimez-moi seulement, et, pour la récompense

On me donnera bien le loisir que j'y pense.

TIRCIS.

Oui, sous condition qu'avant la fin du jour

1790   Vous vous rendrez sensible à ce naissant amour.

CLORIS.

Vous prodiguez en vain vos faibles artifices,

Je n'ai reçu de lui ni devoir, ni services.

MÉLITE.

C'est bien quelque raison, mais ceux qu'il m'a rendus,

Il ne les faut pas mettre au rang des pas perdus.

1795   Ma soeur, acquitte-moi d'une reconnaissance,

Dont un autre destin m'a mise en impuissance,

Accorde cette grâce à nos justes désirs.

TIRCIS.

Ne nous refuse pas ce comble à nos plaisirs.

ERASTE.

Donnez à leurs souhaits, donnez à leurs prières,

1800   Donnez à leurs raisons ces faveurs singulières ;

Et pour faire aujourd'hui le bonheur d'un amant,

Laissez-les disposer de votre sentiment.

CLORIS.

En vain en ta faveur chacun me sollicite,

J'en croirai seulement la mère de Mélite,

1805   Son avis m'ôtera la peur du repentir,

Et ton mérite alors m'y fera consentir.

TIRCIS.

Entrons donc ; et tandis que nous irons le prendre,

Nourrice, va t'offrir pour maîtresse à Philandre.

LA NOURRICE.

Tous rentrent, et elle demeure seule.

Là, là, n'en riez point ; autrefois en mon temps

1810   D'aussi beaux fils que vous étaient assez contents,

Et croyaient de leur peine avoir trop de salaire

Quand je quittais un peu mon dédain ordinaire.

À leur compte, mes yeux étaient de vrais soleils

Qui répandaient partout des rayons nonpareils,

1815   Je n'avais rien en moi qui ne fût un miracle,

Un seul mot de ma part leur était un oracle.

Mais je parle à moi seule ; amoureux, qu'est ceci ?

Vous êtes bien hâtés de me quitter ainsi ?

Allez, quelle que soit l'ardeur qui vous emporte,

1820   On ne se moque point des femmes de ma sorte,

Et je ferai bien voir à vos feux empressés

Que vous n'en êtes pas encor où vous pensez.

 


Extrait du privilège du Roi.

Par Grâce et Privilège du Roi, donné à Saint-Germain-en-Laye, le 17 jour d'Avril, l'an de grâce 1679. Signe, par le Roi en son conseil, D'ALENCE, il est permis à GUILLAUME DE LUYNES, Libraire Juré de notre bonne ville de Paris, d'imprimer les Oeuvres de Théâtre des Sieurs Corneille frères, pendant le temps de dix années entières et accomplies : Et défenses sont faites à qui que ce soit de les imprimer sans le consentement dudit de Luyne, à peine de trois mille lires d'amende, de tous dépens, dommages, et intérêts, comme il est plus amplement porté par lesdites Lettres.

Registré sur le livre de la Communauté, le 28 avril 1679, signé COUTEROT, syndic.

Et ledit Luyne a fait part du Privilège ci-dessus à Estienne Loison, et Pierre Trabouillet, suivant l'accord fait entre eux.

Achevé d'imprimer pour le première fois, le 26 Février 1682.


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Notes

[1] Refuite : Fig. Retardements, détours d'une personne qui veut échapper à quelque chose. [L]

[2] Pleige : Ancien terme de jurisprudence. Celui qui sert de garant, de caution. [L]

[3] Coquette : Ce mot se prend en mauvaise part. Celle qui s'ajuste pour donner dans la vue des galants, celle qui aime qu'on lui dise des douceurs, qui se plaît aux fleurettes que l'on lui conte, et qui n'a pas d'attachement qui lui fasse peine. [R]

[4] Messeoir : N'être pas séant, convenable. [L]

[5] Pas-un : Pas un se dit avec la même signification sans ne. [L]

[6] Pomme de discorde : sujet de discussion, locution tirée de la pomme que la déesse Discorde jeta entre les dieux avec cette inscription : à la plus belle, et qui émut entre Junon, Minerve et Vénus une querelle d'où sortit plus tard la guerre de Troie. [L]

[7] Briser : Briser un discours, cesser de parler. Absolument et familièrement. Brisons là, brisez là-dessus, ne continuons pas ce discours, n'insistez pas sur ce point. [L]

[8] Styx : Fleuve qui, selon la mythologie, coulait aux enfers ; les dieux juraient par le Styx, et ce serment ne pouvait être violé. [L]

[9] Euménides : nom donné aux Furies par antiphrase. [B]

[10] On lit un point virgule en fin de de vers 1372.

[11] Aconit : Terme de botanique. Plante fort vénéneuse, de la famille des renonculacées. [L]

[12] Proserpine : Femme de Pluton et déesse des Enfers, était fille de Jupiter et de Cérès. [B]

[13] Tisiphone tremblante, Alecton et Mégère sont les trois furies.

[14] Exorable : Qui se laisse vaincre et persuader par les raisons, les prières ou la compassion. [F]

[15] Penser : nom masculin au XVIIème pour « pensée ».

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