LES NUITS

1852.

PAR ALFRED DE MUSSET

PARIS, CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR, 19 rue de Lille.

PARIS. - IMPRIMERIE DE Mme Ve DONDEY-DUPRE, rue Saint Louis, 46, au Marais


Texte établi par Paul FIEVRE mars 2023.

publié par Paul FIEVRE, avril 2023

© Théâtre classique - Version du texte du 30/03/2023 à 07:09:59.


PERSONNAGES.

LE POÈTE.

LA MUSE.

LA VISION.

La scène est à Paris.

Textes issus de "Poésies nouvelles de Alfred de Musset. 1836-1852. Nouve"- 1834. pp. 46-355


LES NUITS

LA NUIT DE MAI.

LA MUSE.

Poète, prends ton luth, et me donne un baiser ;

La fleur de l'églantier sent ses bourgeons éclore.

Le printemps naît ce soir ; les vents vont s'embraser ;

Et la bergeronnette, en attendant l'aurore,

5   Aux premiers buissons verts commence à se poser.

Poète, prends ton luth, et me donne un baiser.

LE POÈTE.

Comme il fait noir dans la vallée !

J'ai cru qu'une forme voilée

Flottait là bas sur la forêt.

10   Elle sortait de la prairie ;

Son pied rasait l'herbe fleurie ;

C'est une étrange rêverie ;

Elle s'efface et disparaît.

LA MUSE.

Poète, prends ton luth ; la nuit, sur la pelouse,

15   Balance le zéphir dans son voile odorant.

La rose, vierge encor, se referme jalouse

Sur le frelon nacré qu'elle enivre en mourant.

Écoute ! tout se tait ; songe à la bien-aimée.

Ce soir, sous les tilleuls, à la sombre ramée

20   Le rayon du couchant laisse un adieu plus doux.

Ce soir, tout va fleurir ; l'immortelle nature

Se remplit de parfums, d'amour et de murmure,

Comme le lit joyeux de deux jeunes époux.

LE POÈTE.

Pourquoi mon coeur bat-il si vite ?

25   Qu'ai-je donc en moi qui s'agite,

Dont je me sens épouvanté ?

Ne frappe-t-on pas à ma porte ?

Pourquoi ma lampe à demi morte

M'éblouit-elle de clarté ?

30   Dieu puissant ! Tout mon corps frissonne.

Qui vient ? Qui m'appelle ? - Personne.

Je suis seul ; c'est l'heure qui sonne ;

Ô solitude ! Ô pauvreté !

LA MUSE.

Poète, prends ton luth ; le vin de la jeunesse

35   Fermente cette nuit dans les veines de Dieu.

Mon sein est inquiet ; la volupté l'oppresse,

Et les vents altérés m'ont mis la lèvre en feu.

Ô paresseux enfant, regarde, je suis belle.

Notre premier baiser, ne t'en souviens-tu pas,

40   Quand je te vis si pâle au toucher de mon aile,

Et que, les yeux en pleurs, tu tombas dans mes bras ?

Ah ! Je t'ai consolé d'une amère souffrance !

Hélas ! Bien jeune encor, tu te mourais d'amour.

Console-moi ce soir, je me meurs d'espérance ;

45   J'ai besoin de prier pour vivre jusqu'au jour.

LE POÈTE.

Est-ce toi dont la voix m'appelle,

Ô ma pauvre Muse, est-ce toi ?

Ô ma fleur ! Ô mon immortelle !

Seul être pudique et fidèle

50   Où vive encor l'amour de moi !

Oui, te voilà, c'est toi, ma blonde,

C'est toi, ma maîtresse et ma soeur !

Et je sens dans la nuit profonde,

De ta robe d'or qui m'inonde,

55   Les rayons glisser dans mon coeur.

LA MUSE.

Poète, prends ton luth, c'est moi, ton immortelle,

Qui t'ai vu cette nuit triste et silencieux ;

Et qui, comme un oiseau que sa couvée appelle,

Pour pleurer avec toi, descends du haut des cieux.

60   Viens, tu souffres, ami. Quelque ennui solitaire

Te ronge ; quelque chose a gémi dans ton coeur ;

Quelque amour t'est venu, comme on en voit sur terre,

Une ombre de plaisir, un semblant de bonheur.

Viens ! Chantons devant Dieu ; chantons dans tes pensées,

65   Dans tes plaisirs perdus, dans tes peines passées,

Partons, dans un baiser, pour un monde inconnu.

Éveillons au hasard les échos de ta vie,

Parlons-nous de bonheur, de gloire, et de folie,

Et que ce soit un rêve, et le premier venu.

70   Inventons quelque part des lieux où l'on oublie ;

Partons, nous sommes seuls ; l'univers est à nous.

Voilà la verte Écosse, et la brune Italie,

Et la Grèce, ma mère, où le miel est si doux ;

Argos, et Ptéléon, ville des hécatombes,

75   Et Messa la divine, agréable aux colombes ;

Et le front chevelu du Pélion changeant ;

Et le bleu Titarèse, et le golfe d'argent

Qui montre dans ses eaux où le cygne se mire,

La blanche Oloossone à la blanche Camyre.

80   Dis-moi, quel songe d'or nos chants vont-ils bercer ?

D'où vont venir les pleurs que nous allons verser ?

Ce matin, quand le jour a frappé ta paupière,

Quel séraphin pensif, courbé sur ton chevet,

Secouait des lilas dans sa robe légère,

85   Et te contait tout bas les amours qu'il rêvait ?

Chanterons-nous l'espoir, la tristesse ou la joie ?

Tremperons-nous de sang les bataillons d'acier ?

Suspendrons-nous l'amant sur l'échelle de soie ?

Jetterons-nous au vent l'écume du coursier ?

90   Dirons-nous quelle main, dans les lampes sans nombre

De la maison céleste, allume nuit et jour

L'huile sainte de vie et d'éternel amour ?

Crierons-nous à Tarquin : « Il est temps, voici l'ombre ? »

Descendrons-nous cueillir la perle au fond des mers ?

95   Mènerons-nous la chèvre aux ébéniers amers ?  [ 1 Ébénier : Arbre des Indes, qui fournit l'ébène. [L]]

Montrerons-nous le ciel à la Mélancolie ?

Suivrons-nous le chasseur sur les monts escarpés ?

La biche le regarde ; elle pleure et supplie.

Sa bruyère l'attend ; ses faons sont nouveau-nés ;

100   Il se baisse, il l'égorge ; il jette à la curée

Sur les chiens en sueur son coeur encor vivant.

Peindrons-nous une vierge, à la joue empourprée,

S'en allant à la messe, un page la suivant.

Et d'un regard distrait, à côté de sa mère,

105   Sur sa lèvre entr'ouverte oubliant sa prière ?

Elle écoute en tremblant dans l'écho du pilier

Résonner l'éperon d'un hardi cavalier.

Dirons-nous aux héros des vieux temps de la France

De monter tout armés aux créneaux de leurs tours.

110   Et de ressusciter la naïve romance

Que leur gloire oubliée apprit aux troubadours ?

Vêtirons-nous de blanc une molle élégie ?

L'homme de Waterloo nous dira-t-il sa vie,

Et ce qu'il a fauché du troupeau des humains,

115   Avant que l'envoyé de la nuit éternelle

Vînt sur son tertre vert l'abattre d'un coup d'aile,

Et sur son coeur de fer lui croiser les deux mains ?

Clouerons-nous au poteau d'une satire altière

Le nom sept fois vendu d'un pâle pamphlétaire,

120   Qui, poussé par la faim, du fond de son oubli,

S'en vient tout grelottant d'envie et d'impuissance,

Sur le front du génie insulter l'espérance,

Et mordre le laurier que son souffle a sali ?

Prends ton luth ! prends ton luth ! je ne peux plus me taire.

125   Mon aile me soulève au souffle du printemps.

Le vent va m'emporter ; je vais quitter la terre.

Une larme de toi ! Dieu m'écoute ; il est temps.

LE POÈTE.

S'il ne te faut, ma soeur chérie,

Qu'un baiser d'une lèvre amie,

130   Et qu'une larme de mes yeux,

Je te les donnerai sans peine ;

De nos amours qu'il te souvienne,

Si tu remontes dans les cieux.

Je ne chante ni l'espérance,

135   Ni la gloire, ni le bonheur,

Hélas ! pas même la souffrance.

La bouche garde le silence,

Pour écouter parler le coeur.

LA MUSE.

Crois-tu donc que je sois comme le vent d'automne,

140   Qui se nourrit de pleurs jusque sur un tombeau,

Et pour qui la douleur n'est qu'une goutte d'eau ?

Ô poète ! un baiser, c'est moi qui te le donne ;

L'herbe que je voulais arracher de ce lieu,

C'est ton oisiveté ; ta douleur est à Dieu.

145   Quel que soit le souci que ta jeunesse endure,

Laisse-la s'élargir cette sainte blessure,

Que les noirs séraphins t'ont faite au fond du coeur ;

Rien ne nous rend si grands qu'une grande douleur.

Mais pour en être atteint ne crois pas, ô poète,

150   Que ta voix ici bas doive rester muette.

Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,

Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.

Lorsque le pélican, lassé d'un long voyage,

Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux,

155   Ses petits affamés courent sur le rivage

En le voyant au loin s'abattre sur les eaux.

Déjà, croyant saisir et partager leur proie,

Ils courent à leur père avec des cris de joie,

En secouant leurs becs sur leurs goitres hideux.

160   Lui, gagnant à pas lents une roche élevée,

De son aile pendante abritant sa couvée,

Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux.

Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte ;

En vain il a des mers fouillé la profondeur ;

165   L'océan était vide, et la plage déserte ;

Pour toute nourriture il apporte son coeur.

Sombre et silencieux, étendu sur la pierre,

Partageant à ses fils ses entrailles de père,

Dans son amour sublime il berce sa douleur ;

170   Et regardant couler sa sanglante mamelle,

Sur son festin de mort il s'affaisse et chancelle,

Ivre de volupté, de tendresse et d'horreur.

Mais parfois, au milieu du divin sacrifice,

Fatigué de mourir dans un trop long supplice,

175   Il craint que ses enfants ne le laissent vivant ;

Alors il se soulève, ouvre son aile au vent,

Et se frappant le coeur avec un cri sauvage,

Il pousse dans la nuit un si funèbre adieu,

Que les oiseaux des mers désertent le rivage,

180   Et que le voyageur attardé sur la plage,

Sentant passer la mort, se recommande à Dieu.

Poète, c'est ainsi que font les grands poètes.

Ils laissent s'égayer ceux qui vivent un temps ;

Mais les festins humains qu'ils servent à leurs fêtes

185   Ressemblent la plupart à ceux des pélicans.

Quand ils parlent ainsi d'espérances trompées,

De tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur,

Ce n'est pas un concert à dilater le coeur.

Leurs déclamations sont comme des épées ;

190   Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant ;

Mais il y pend toujours quelque goutte de sang.

LE POÈTE.

Ô muse, spectre insatiable,

Ne m'en demande pas si long.

L'homme n'écrit rien sur le sable

195   À l'heure où passe l'aquilon.

J'ai vu le temps où ma jeunesse

Sur mes lèvres était sans cesse

Prête à chanter comme un oiseau.

Mais j'ai souffert un dur martyre,

200   Et le moins que j'en pourrais dire,

Si je l'essayais sur ma lyre,

La briserait comme un roseau.

LA NUIT D'AOÛT.

LA MUSE.

Depuis que le soleil, dans l'horizon immense,

A franchi le Cancer sur son axe enflammé,

205   Le bonheur m'a quittée, et j'attends en silence

L'heure où m'appellera mon ami bien-aimé.

Hélas ! Depuis longtemps sa demeure est déserte.

Des beaux jours d'autrefois rien n'y semble vivant.

Seule, je viens encor, de mon voile couverte,

210   Poser mon front brûlant sur sa porte entr'ouverte,

Comme une veuve en pleurs au tombeau d'un enfant.

LE POÈTE.

Salut à ma fidèle amie.

Salut, ma gloire et mon amour.

La meilleure et la plus chérie

215   Est celle qu'on trouve au retour.

L'opinion et l'avarice

Viennent un temps de m'emporter.

Salut, ma mère et ma nourrice !

Salut, salut consolatrice !

220   Ouvre tes bras, je viens chanter.

LA MUSE.

Pourquoi, coeur altéré, coeur lassé d'espérance,

T'enfuis-tu si souvent pour revenir si tard ?

Que t'en vas-tu chercher, sinon quelque hasard,

Et que rapportes-tu, sinon quelque souffrance ?

225   Que fais-tu loin de moi, quand j'attends jusqu'au jour ?

Tu suis un pâle éclair dans une nuit profonde.

Il ne te restera de tes plaisirs du monde

Qu'un impuissant mépris pour notre honnête amour.

Ton cabinet d'étude est vide quand j'arrive ;

230   Tandis qu'à ce balcon, inquiète et pensive,

Je regarde en rêvant les murs de ton jardin,

Tu te livres dans l'ombre à ton mauvais destin.

Quelque fière beauté te retient dans sa chaîne,

Et tu laisses mourir cette pauvre verveine

235   Dont les derniers rameaux, en des temps plus heureux,

Devaient être arrosés des larmes de tes yeux.

Cette triste verdure est mon vivant symbole,

Ami, de ton oubli nous mourrons toutes deux,

Et son parfum léger, comme l'oiseau qui vole,

240   Avec mon souvenir s'enfuira dans les cieux.

LE POÈTE.

Quand j'ai passé par la prairie,

J'ai vu, ce soir, dans le sentier,

Une fleur tremblante et flétrie,

Une pâle fleur d'églantier.

245   Un bourgeon vert à côté d'elle

Se balançait sur l'arbrisseau ;

Je vis poindre une fleur nouvelle ;

La plus jeune était la plus belle :

L'homme est ainsi, toujours nouveau.

LA MUSE.

250   Hélas ! Toujours un homme, hélas ! Toujours des larmes !

Toujours les pieds poudreux et la sueur au front !

Toujours d'affreux combats et de sanglantes armes ;

Le coeur a beau mentir, la blessure est au fond.

Hélas ! par tous pays, toujours la même vie :

255   Convoiter, regretter, prendre et tendre la main.

Toujours mêmes acteurs et même comédie,

Et, quoi qu'ait inventé l'humaine hypocrisie,

Rien de vrai là-dessous que le squelette humain.

Hélas ! Mon bien-aimé, vous n'êtes plus poète.

260   Rien ne réveille plus votre lyre muette ;

Vous vous noyez le coeur dans un rêve inconstant ;

Et vous ne savez pas que l'amour de la femme

Change et dissipe en pleurs les trésors de votre âme,

Et que Dieu compte plus les larmes que le sang.

LE POÈTE.

265   Quand j'ai traversé la vallée,

Un oiseau chantait sur son nid.

Ses petits, sa chère couvée,

Venaient de mourir dans la nuit.

Cependant il chantait l'aurore ;

270   Ô ma Muse ! Ne pleurez pas,

À qui perd tout, Dieu reste encore,

Dieu là-haut, l'espoir ici-bas.

LA MUSE.

Et que trouveras-tu, le jour où la misère

Te ramènera seul au paternel foyer ?

275   Quand tes tremblantes mains essuieront la poussière

De ce pauvre réduit que tu crois oublier, -

De quel front viendras-tu, dans ta propre demeure,

Chercher un peu de calme et d'hospitalité ?

Une voix sera là, pour crier à toute heure :

280   Qu'as-tu fait de ta vie et de ta liberté ?

Crois-tu donc qu'on oublie autant qu'on le souhaite ?

Crois-tu qu'en te cherchant tu te retrouveras ?

De ton coeur ou de toi lequel est le poète ?

C'est ton coeur, et ton coeur ne te répondra pas.

285   L'amour l'aura brisé ; les passions funestes

L'auront rendu de pierre au contact des méchants ;

Tu n'en sentiras plus que d'effroyables restes,

Qui remueront encor, comme ceux des serpents.

Ô ciel ! Qui t'aidera ? Que ferai-je moi-même,

290   Quand celui qui peut tout défendra que je t'aime,

Et quand mes ailes d'or, frémissant malgré moi,

M'emporteront à lui pour me sauver de toi ?

Pauvre enfant ! nos amours n'étaient pas menacées,

Quand dans les bois d'Auteuil, perdu dans tes pensées,

295   Sous les verts marronniers et les peupliers blancs,

Je t'agaçais le soir en détours nonchalants.

Ah ! J'étais jeune alors et nymphe, et les dryades

Entr'ouvraient pour me voir l'écorce des bouleaux,

Et les pleurs qui coulaient durant nos promenades

300   Tombaient, purs comme l'or, dans le cristal des eaux.

Qu'as-tu fait, mon amant, des jours de ta jeunesse ?

Qui m'a cueilli mon fruit sur mon arbre enchanté ?

Hélas ! ta joue en fleur plaisait à la Déesse

Qui porte dans ses mains la force et la santé.

305   De tes yeux insensés les larmes l'ont pâlie ;

Ainsi que ta beauté, tu perdras ta vertu.

Et moi qui t'aimerai comme une unique amie,

Quand les Dieux irrités m'ôteront ton génie,

Si je tombe des cieux, que me répondras-tu ?

LE POÈTE.

310   Puisque l'oiseau des bois voltige et chante encore,

Sur la branche où ses oeufs sont brisés dans le nid ;

Puisque la fleur des champs entr'ouverte à l'aurore,

Voyant sur la pelouse une autre fleur éclore,

S'incline sans murmure et tombe avec la nuit ;

315   Puisque au fond des forêts, sous les toits de verdure,

On entend le bois mort craquer dans le sentier,

Et puisqu'en traversant l'immortelle nature

L'homme n'a su trouver de science qui dure

Que de marcher toujours et toujours oublier ;

320   Puisque, jusqu'aux rochers, tout se change en poussière ;

Puisque tout meurt ce soir pour revivre demain ;

Puisque c'est un engrais que le meurtre et la guerre ;

Puisque sur une tombe on voit sortir de terre

Le brin d'herbe sacré qui nous donne le pain ;

325   Ô Muse ! que m'importe ou la mort ou la vie ?

J'aime, et je veux pâlir ; j'aime et je veux souffrir ;

J'aime, et pour un baiser je donne mon génie ;

J'aime, et je veux sentir sur ma joue amaigrie

Ruisseler une source impossible à tarir.

330   J'aime, et je veux chanter la joie et la paresse,

Ma folle expérience et mes soucis d'un jour,

Et je veux raconter et répéter sans cesse

Qu'après avoir juré de vivre sans maîtresse,

J'ai fait serment de vivre et de mourir d'amour.

335   Dépouille devant tous l'orgueil qui te dévore,

Coeur gonflé d'amertume et qui t'es cru fermé.

Aime, et tu renaîtras ; fais-toi fleur, pour éclore ;

Après avoir souffert, il faut souffrir encore ;

Il faut aimer sans cesse, après avoir aimé.

LA NUIT D'OCTOBRE.

LE POÈTE.

340   Le mal dont j'ai souffert s'est enfui comme un rêve.

Je n'en puis comparer le lointain souvenir

Qu'à ces brouillards légers que l'aurore soulève

Et qu'avec la rosée on voit s'évanouir.

LA MUSE.

Qu'aviez-vous donc, ô mon poète !

345   Et quelle est la peine secrète

Qui de moi vous a séparé ?

Hélas ! je m'en ressens encore.

Quel est donc ce mal que j'ignore

Et dont j'ai si longtemps pleuré ?

LE POÈTE.

350   C'était un mal vulgaire et bien connu des hommes ;

Mais, lorsque nous avons quelque ennui dans le coeur,

Nous nous imaginons, pauvres fous que nous sommes,

Que personne avant nous n'a senti la douleur.

LA MUSE.

Il n'est de vulgaire chagrin

355   Que celui d'une âme vulgaire.

Ami, que ce triste mystère

S'échappe aujourd'hui de ton sein.

Crois-moi, parle avec confiance ;

Le sévère Dieu du silence

360   Est un des frères de la Mort ;

En se plaignant on se console,

Et quelquefois une parole

Nous a délivrés d'un remord.

LE POÈTE.

S'il fallait maintenant parler de ma souffrance,

365   Je ne sais trop quel nom elle devrait porter,

Si c'est amour, folie, orgueil, expérience,

Ni si personne au monde en pourrait profiter.

Je veux bien toutefois t'en raconter l'histoire,

Puisque nous voilà seuls, assis près du foyer.

370   Prends cette lyre, approche, et laisse ma mémoire

Au son de tes accords doucement s'éveiller.

LA MUSE.

Avant de me dire ta peine,

Ô poète ! en es-tu guéri ?

Songe qu'il t'en faut aujourd'hui

375   Parler sans amour et sans haine.

S'il te souvient que j'ai reçu

Le doux nom de consolatrice,

Ne fais pas de moi la complice

Des passions qui t'ont perdu.

LE POÈTE.

380   Je suis si bien guéri de cette maladie,

Que j'en doute parfois lorsque j'y veux songer ;

Et, quand je pense aux lieux où j'ai risqué ma vie,

J'y crois voir à ma place un visage étranger.

Muse, sois donc sans crainte ; au souffle qui t'inspire

385   Nous pouvons sans péril tous deux nous confier.

Il est doux de pleurer, il est doux de sourire

Au souvenir des maux qu'on pourrait oublier.

LA MUSE.

Comme une mère vigilante

Au berceau d'un fils bien-aimé,

390   Ainsi je me penche tremblante

Sur ce coeur qui m'était fermé.

Parle, ami, - ma lyre attentive

D'une note faible et plaintive

Suit déjà l'accent de ta voix,

395   Et dans un rayon de lumière,

Comme une vision légère,

Passent les ombres d'autrefois.

LE POÈTE.

Jours de travail ! seuls jours où j'ai vécu !

Ô trois fois chère solitude !

400   Dieu soit loué, j'y suis donc revenu,

À ce vieux cabinet d'étude !

Pauvre réduit, murs tant de fois déserts,

Fauteuils poudreux, lampe fidèle,

Ô mon palais, mon petit univers,

405   Et toi, Muse, ô jeune immortelle,

Dieu soit loué, nous allons donc chanter !

Oui, je veux vous ouvrir mon âme.

Vous saurez tout, et je vais vous conter

Le mal que peut faire une femme ;

410   Car c'en est une, ô mes pauvres amis

(Hélas ! vous le saviez peut-être),

C'est une femme à qui je fus soumis

Comme le serf l'est à son maître.

Joug détesté ! c'est par là que mon coeur

415   Perdit sa force et sa jeunesse ; -

Et cependant, auprès de ma maîtresse,

J'avais entrevu le bonheur.

Près du ruisseau quand nous marchions ensemble,

Le soir, sur le sable argentin,

420   Quand devant nous le blanc spectre du tremble

De loin nous montrait le chemin ;

Je vois encore, aux rayons de la lune,

Ce beau corps plier dans mes bras?

N'en parlons plus? - je ne prévoyais pas

425   Où me conduisait la Fortune.

Sans doute alors la colère des dieux

Avait besoin d'une victime ;

Car elle m'a puni comme d'un crime

D'avoir essayé d'être heureux.

LA MUSE.

430   L'image d'un doux souvenir

Vient de s'offrir à ta pensée.

Sur la trace qu'il a laissée

Pourquoi crains-tu de revenir !

Est-ce faire un récit fidèle

435   Que de renier ses beaux jours ?

Si ta fortune fut cruelle,

Jeune homme, fais du moins comme elle,

Souris à tes premiers amours.

LE POÈTE.

Non, - c'est à mes malheurs que je prétends sourire.

440   Muse, je te l'ai dit : je veux, sans passion,

Te conter mes ennuis, mes rêves, mon délire,

Et t'en dire le temps, l'heure et l'occasion.

C'était, il m'en souvient, par une nuit d'automne,

Triste et froide, à peu près semblable à celle-ci ;

445   Le murmure du vent, de son bruit monotone,

Dans mon cerveau lassé berçait mon noir souci.

J'étais à la fenêtre, attendant ma maîtresse ;

Et, tout en écoutant dans cette obscurité,

Je me sentais dans l'âme une telle détresse,

450   Qu'il me vint le soupçon d'une infidélité.

La rue où je logeais était sombre et déserte ;

Quelques ombres passaient, un falot à la main ;

Quand la bise sifflait dans la porte entr'ouverte,

On entendait de loin comme un soupir humain.

455   Je ne sais, à vrai dire, à quel fâcheux présage

Mon esprit inquiet alors s'abandonna.

Je rappelais en vain un reste de courage,

Et me sentis frémir lorsque l'heure sonna.

Elle ne venait pas. Seul, la tête baissée,

460   Je regardai longtemps les murs et le chemin, -

Et je ne t'ai pas dit quelle ardeur insensée

Cette inconstante femme allumait en mon sein ;

Je n'aimais qu'elle au monde, et vivre un jour sans elle

Me semblait un destin plus affreux que la mort.

465   Je me souviens pourtant qu'en cette nuit cruelle

Pour briser mon lien je fis un long effort.

Je la nommai cent fois perfide et déloyale,

Je comptai tous les maux qu'elle m'avait causés.

Hélas ! au souvenir de sa beauté fatale,

470   Quels maux et quels chagrins n'étaient pas apaisés !

Le jour parut enfin. - Las d'une vaine attente,

Sur le bord du balcon je m'étais assoupi ;

Je rouvris la paupière à l'aurore naissante,

Et je laissai flotter mon regard ébloui.

475   Tout à coup, au détour de l'étroite ruelle,

J'entends sur le gravier marcher à petit bruit?

Grand Dieu ! préservez-moi ! je l'aperçois, c'est elle ;

Elle entre. - D'où viens-tu ? qu'as-tu fait cette nuit ?

Réponds, que me veux-tu ? qui t'amène à cette heure ?

480   Ce beau corps, jusqu'au jour, où s'est-il étendu ?

Tandis qu'à ce balcon, seul, je veille et je pleure,

En quel lieu, dans quel lit, à qui souriais-tu ?

Perfide ! audacieuse ! est-il encor possible

Que tu viennes offrir ta bouche à mes baisers ?

485   Que demandes-tu donc ? par quelle soif horrible

Oses-tu m'attirer dans tes bras épuisés ?

Va-t'en, retire-toi, spectre de ma maîtresse !

Rentre dans ton tombeau si tu t'en es levé ;

Laisse-moi pour toujours oublier ma jeunesse,

490   Et, quand je pense à toi, croire que j'ai rêvé !

LA MUSE.

Apaise-toi, je t'en conjure ;

Tes paroles m'ont fait frémir.

Ô mon bien-aimé ! ta blessure

Est encor prête à se rouvrir.

495   Hélas ! elle est donc bien profonde ?

Et les misères de ce monde

Sont si lentes à s'effacer !

Oublie, enfant, et de ton âme

Chasse le nom de cette femme,

500   Que je ne veux pas prononcer.

LE POÈTE.

Honte à toi qui la première

M'as appris la trahison,

Et d'horreur et de colère

M'as fait perdre la raison !

505   Honte à toi, femme à l'oeil sombre,

Dont les funestes amours

Ont enseveli dans l'ombre

Mon printemps et mes beaux jours !

C'est ta voix, c'est ton sourire,

510   C'est ton regard corrupteur,

Qui m'ont appris à maudire

Jusqu'au semblant du bonheur ;

C'est ta jeunesse et tes charmes

Qui m'ont fait désespérer,

515   Et si je doute des larmes,

C'est que je t'ai vu pleurer.

Honte à toi, j'étais encore

Aussi simple qu'un enfant ;

Comme une fleur à l'aurore,

520   Mon coeur s'ouvrait en t'aimant.

Certes, ce coeur sans défense

Put sans peine être abusé ;

Mais lui laisser l'innocence

Était encor plus aisé.

525   Honte à toi ! tu fus la mère

De mes premières douleurs,

Et tu fis de ma paupière

Jaillir la source des pleurs !

Elle coule, sois-en sûre,

530   Et rien ne la tarira ;

Elle sort d'une blessure

Qui jamais ne guérira ;

Mais dans cette source amère

Du moins je me laverai,

535   Et j'y laisserai, j'espère,

Ton souvenir abhorré !

LA MUSE.

Poète, c'est assez. Auprès d'une infidèle

Quand ton illusion n'aurait duré qu'un jour,

N'outrage pas ce jour lorsque tu parles d'elle ;

540   Si tu veux être aimé, respecte ton amour.

Si l'effort est trop grand pour la faiblesse humaine

De pardonner les maux qui nous viennent d'autrui,

Épargne-toi du moins le tourment de la haine ;

À défaut du pardon, laisse venir l'oubli.

545   Les morts dorment en paix dans le sein de la terre :

Ainsi doivent dormir nos sentiments éteints.

Ces reliques du coeur ont aussi leur poussière ;

Sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains.

Pourquoi, dans ce récit d'une vive souffrance,

550   Ne veux-tu voir qu'un rêve et qu'un amour trompé ?

Est-ce donc sans motif qu'agit la Providence

Et crois-tu donc distrait le Dieu qui t'a frappé ?

Le coup dont tu te plains t'a préservé peut-être,

Enfant ; car c'est par là que ton coeur s'est ouvert.

555   L'homme est un apprenti, la douleur est son maître,

Et nul ne se connaît tant qu'il n'a pas souffert.

C'est une dure loi, mais une loi suprême

Vieille comme le monde et la fatalité,

Qu'il nous faut du malheur recevoir le baptême,

560   Et qu'à ce triste prix tout doit être acheté.

Les moissons pour mûrir ont besoin de rosée ;

Pour vivre et pour sentir l'homme a besoin des pleurs ;

La joie a pour symbole une plante brisée,

Humide encor de pluie et couverte de fleurs.

565   Ne te disais-tu pas guéri de ta folie ?

N'es-tu pas jeune, heureux, partout le bienvenu ?

Et ces plaisirs légers qui font aimer la vie,

Si tu n'avais pleuré, quel cas en ferais-tu ?

Lorsqu'au déclin du jour, assis sur la bruyère,

570   Avec un vieil ami tu bois en liberté,

Dis-moi, d'aussi bon coeur lèverais-tu ton verre,

Si tu n'avais senti le prix de la gaieté ?

Aimerais-tu les fleurs, les prés et la verdure,

Les sonnets de Pétrarque et le chant des oiseaux,

575   Michel-Ange et les arts, Shakespeare et la nature,

Si tu n'y retrouvais quelques anciens sanglots ?

Comprendrais-tu des cieux l'ineffable harmonie,

Le silence des nuits, le murmure des flots,

Si quelque part là-bas la fièvre et l'insomnie

580   Ne t'avaient fait songer à l'éternel repos ?

N'as-tu pas maintenant une belle maîtresse ?

Et, lorsqu'en t'endormant tu lui serres la main,

Le lointain souvenir des maux de ta jeunesse

Ne rend-il pas plus doux son sourire divin ?

585   N'allez-vous pas aussi vous promener ensemble

Au fond des bois fleuris, sur le sable argentin ?

Et, dans ce vert palais, le blanc spectre du tremble

Ne sait-il plus, le soir, vous montrer le chemin ?

Ne vois-tu pas alors, aux rayons de la lune,

590   Plier comme autrefois un beau corps dans tes bras,

Et si dans le sentier tu trouvais la Fortune,

Derrière elle, en chantant, ne marcherais-tu pas ?

De quoi te plains-tu donc ? L'immortelle espérance

S'est retrempée en toi sous la main du malheur.

595   Pourquoi veux-tu haïr ta jeune expérience,

Et détester un mal qui t'a rendu meilleur ?

Ô mon enfant ! plains-la, cette belle infidèle

Qui fit couler jadis les larmes de tes yeux ;

Plains-la ! c'est une femme, et Dieu t'a fait, près d'elle,

600   Deviner, en souffrant, le secret des heureux.

Sa tâche fut pénible ; elle t'aimait peut-être ;

Mais le destin voulait qu'elle brisât ton coeur.

Elle savait la vie, et te l'a fait connaître ;

Une autre a recueilli le fruit de ta douleur.

605   Plains-la ! son triste amour a passé comme un songe ;

Elle a vu ta blessure et n'a pu la fermer.

Dans ses larmes, crois-moi, tout n'était pas mensonge.

Quand tout l'aurait été, plains-la ! tu sais aimer.

LE POÈTE.

Tu dis vrai : la haine est impie,

610   Et c'est un frisson plein d'horreur

Quand cette vipère assoupie

Se déroule dans notre coeur.

Écoute-moi donc, ô déesse !

Et sois témoin de mon serment :

615   Par les yeux bleus de ma maîtresse,

Et par l'azur du firmament ;

Par cette étincelle brillante

Qui de Vénus porte le nom,

Et comme une perle tremblante,

620   Scintille au loin sur l'horizon ;

Par la grandeur de la nature,

Par la bonté du Créateur ;

Par la clarté tranquille et pure

De l'astre cher au voyageur ;

625   Par les herbes de la prairie,

Par les forêts, par les prés verts,

Par la puissance de la vie,

Par la sève de l'univers ;

Je te bannis de ma mémoire,

630   Reste d'un amour insensé,

Mystérieuse et sombre histoire

Qui dormiras dans le passé !

Et toi qui, jadis, d'une amie

Portas la forme et le doux nom,

635   L'instant suprême où je t'oublie

Doit être celui du pardon.

Pardonnons-nous ; - je romps le charme

Qui nous unissait devant Dieu.

Avec une dernière larme

640   Reçois un éternel adieu.

- Et maintenant, blonde rêveuse,

Maintenant, Muse, à nos amours !

Dis-moi quelque chanson joyeuse,

Comme au premier temps des beaux jours.

645   Déjà la pelouse embaumée

Sent les approches du matin ;

Viens éveiller ma bien-aimée,

Et cueillir les fleurs du jardin.

Viens voir la nature immortelle

650   Sortir des voiles du sommeil ;

Nous allons renaître avec elle

Au premier rayon du soleil !

LA NUIT DE DÉCEMBRE.

LE POÈTE.

Du temps que j'étais écolier,

Je restais un soir à veiller

655   Dans notre salle solitaire.

Devant ma table vint s'asseoir

Un pauvre enfant vêtu de noir,

Qui me ressemblait comme un frère.

Son visage était triste et beau :

660   À la lueur de mon flambeau,

Dans mon livre ouvert il vint lire.

Il pencha son front sur ma main,

Et resta jusqu'au lendemain,

Pensif, avec un doux sourire.

665   Comme j'allais avoir quinze ans,

Je marchais un jour, à pas lents,

Dans un bois, sur une bruyère.

Au pied d'un arbre vint s'asseoir

Un jeune homme vêtu de noir,

670   Qui me ressemblait comme un frère,

Je lui demandai mon chemin ;

Il tenait un luth d'une main,

De l'autre un bouquet d'églantine.

Il me fit un salut d'ami,

675   Et, se détournant à demi,

Me montra du doigt la colline.

À l'âge où l'on croit à l'amour,

J'étais seul dans ma chambre un jour,

Pleurant ma première misère.

680   Au coin de mon feu vint s'asseoir

Un étranger vêtu de noir,

Qui me ressemblait comme un frère.

Il était morne et soucieux ;

D'une main il montrait les cieux,

685   Et de l'autre il tenait un glaive.

De ma peine il semblait souffrir ;

Mais il ne poussa qu'un soupir,

Et s'évanouit comme un rêve.

À l'âge où l'on est libertin,

690   Pour boire un toast en un festin

Un jour je soulevais mon verre.

En face de moi vint s'asseoir

Un convive vêtu de noir,

Qui me ressemblait comme un frère.

695   Il secouait sous son manteau

Un haillon de pourpre en lambeau,

Sur sa tête un myrte stérile.

Son bras maigre cherchait le mien,

Et mon verre, en touchant le sien.

700   Se brisa dans ma main débile.

Un an après, il était nuit ;

J'étais à genoux près du lit

Où venait de mourir mon père.

Au chevet du lit vint s'asseoir

705   Un orphelin vêtu de noir,

Qui me ressemblait comme un frère.

Ses yeux étaient noyés de pleurs ;

Comme les anges de douleurs,

Il était couronné d'épine ;

710   Son luth à terre était gisant,

Sa pourpre de couleur de sang,

Et son glaive dans sa poitrine.

Je m'en suis si bien souvenu,

Que je l'ai toujours reconnu

715   À tous les instants de ma vie.

C'est une étrange vision.

Et cependant, ange ou démon,

J'ai vu partout cette ombre amie.

Lorsque plus tard, las de souffrir,

720   Pour renaître ou pour en finir,

J'ai voulu m'exiler de France ;

Lorsque impatient de marcher

J'ai voulu partir, et chercher

Les vestiges d'une espérance ;

725   À Pise, au pied de l'Apennin ;

À Cologne, en face du Rhin ;

À Nice, au penchant des vallées ;

À Florence, au fond des palais ;

À Brigues, dans les vieux chalets ;

730   Au sein des Alpes désolées ;

À Gênes, sous les citronniers ;

À Vevey, sous les verts pommiers :

Au Havre, devant l'Atlantique ;

À Venise, à l'affreux Lido,

735   Où vient sur l'herbe d'un tombeau

Mourir la pâle Adriatique ;

Partout où, sous ces vastes cieux,

J'ai lassé mon coeur et mes yeux,

Saignant d'une éternelle plaie ;

740   Partout où le boiteux Ennui,

Traînant ma fatigue après lui,

M'a promené sur une claie ;

Partout où, sans cesse altéré

De la soif d'un monde ignoré,

745   J'ai suivi l'ombre de mes songes.

Partout où, sans avoir vécu,

J'ai revu ce que j'avais vu,

La face humaine et ses mensonges ;

Partout où, le long des chemins,

750   J'ai posé mon front dans mes mains,

Et sangloté comme une femme,

Partout où j'ai, comme un mouton,

Qui laisse sa laine au buisson,

Senti se dénuer mon âme ;

755   Partout où j'ai voulu dormir,

Partout où j'ai voulu mourir,

Partout où j'ai touché la terre,

Sur ma route est venu s'asseoir

Un malheureux vêtu de noir,

760   Qui me ressemblait comme un frère.

Qui donc es-tu, toi que dans cette vie

?Je vois toujours sur mon chemin ?

Je ne puis croire, à ta mélancolie,

?Que tu sois mon mauvais Destin !

765   Ton doux sourire a trop de patience,

?Tes larmes ont trop de pitié

En te voyant, j'aime la Providence.

Ta douleur même est soeur de ma souffrance ;

?Elle ressemble à l'Amitié.

770   Qui donc es-tu ? - Tu n'es pas mon bon ange ;

?Jamais tu ne viens m'avertir.

Tu vois mes maux (c'est une chose étrange !),

?Et tu me regardes souffrir.

Depuis vingt ans tu marches dans ma voie,

775   ?Et je ne saurais t'appeler.

Qui donc es-tu, si c'est Dieu qui t'envoie ?

Tu me souris sans partager ma joie,

?Tu me plains sans me consoler !

Ce soir encor je t'ai vu m'apparaître.

780   ?C'était par une triste nuit.

L'aile des vents battait à ma fenêtre ;

?J'étais seul, courbé sur mon lit.

J'y regardais une place chérie,

?Tiède encor d'un baiser brûlant ;

785   Et je songeais comme la femme oublie,

Et je sentais un lambeau de ma vie

?Qui se déchirait lentement.

Je rassemblais des lettres de la veille,

?Des cheveux, des débris d'amour.

790   Tout ce passé me criait à l'oreille

?Ses éternels serments d'un jour.

Je contemplais ces reliques sacrées,

?Qui me faisaient trembler la main ;

Larmes du coeur, par le coeur dévorées,

795   Et que les yeux qui les avaient pleurées

?Ne reconnaîtront plus demain !

J'enveloppais dans un morceau de bure

?Ces ruines des jours heureux.

Je me disais qu'ici-bas ce qui dure,

800   ?C'est une mèche de cheveux.

Comme un plongeur dans une mer profonde,

?Je me perdais dans tant d'oubli.

De tous côtés j'y retournais la sonde,

Et je pleurais, seul, loin des yeux du monde,

805   ?Mon pauvre amour enseveli.

J'allais poser le sceau de cire noire

?Sur ce fragile et cher trésor.

J'allais le rendre, et, n'y pouvant pas croire,

?En pleurant j'en doutais encor.

810   Ah ! faible femme, orgueilleuse insensée,

?Malgré toi, tu t'en souviendras !

Pourquoi, grand Dieu ! mentir à sa pensée ?

Pourquoi ces pleurs, cette gorge oppressée,

?Ces sanglots, si tu n'aimais pas ?

815   Oui, tu languis, tu souffres et tu pleures :

?Mais ta chimère est entre nous.

Eh bien, adieu. Vous compterez les heures

?Qui me sépareront de vous.

Partez, partez, et dans ce coeur de glace

820   ?Emportez l'orgueil satisfait.

Je sens encor le mien jeune et vivace,

Et bien des maux pourront y trouver place

?Sur le mal que vous m'avez fait.

Partez, partez ! la Nature immortelle

825   ?N'a pas tout voulu vous donner.

Ah ! pauvre enfant, qui voulez être belle,

?Et ne savez pas pardonner !

Allez, allez, suivez la destinée ;

?Qui vous perd n'a pas tout perdu.

830   Jetez au vent notre amour consumée ; -

Éternel Dieu ! toi que j'ai tant aimée,

?Si tu pars, pourquoi m'aimes-tu ?

Mais tout à coup j'ai vu dans la nuit sombre

?Une forme glisser sans bruit.

835   Sur mon rideau j'ai vu passer une ombre ;

?Elle vient s'asseoir sur mon lit.

Qui donc es-tu, morne et pâle visage,

?Sombre portrait vêtu de noir ?

Que me veux-tu, triste oiseau de passage ?

840   Est-ce un vain rêve ? Est-ce ma propre image

?Que j'aperçois dans ce miroir ?

Qui donc es-tu, spectre de ma jeunesse,

?Pèlerin que rien n'a lassé ?

Dis-moi pourquoi je te trouve sans cesse

845   ?Assis dans l'ombre où j'ai passé.

Qui donc es-tu, visiteur solitaire,

?Hôte assidu de mes douleurs ?

Qu'as-tu donc fait pour me suivre sur terre ?

Qui donc es-tu, qui donc es-tu, mon frère,

850   ?Qui n'apparais qu'au jour des pleurs ?

LA VISION.

- Ami, notre père est le tien.

Je ne suis ni l'ange gardien,

Ni le mauvais destin des hommes.

Ceux que j'aime, je ne sais pas

855   De quel côté s'en vont leurs pas

Sur ce peu de fange où nous sommes.

Je ne suis ni dieu ni démon.

Et tu m'as nommé par mon nom

Quand tu m'as appelé ton frère ;

860   Où tu vas, j'y serai toujours,

Jusques au dernier de tes jours,

Où j'irai m'asseoir sur ta pierre.

Le ciel m'a confié ton coeur.

Quand tu seras dans la douleur,

865   Viens à moi sans inquiétude.

Je te suivrai sur le chemin ;

Mais je ne puis toucher ta main,

Ami, je suis la Solitude.

 



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Notes

[1] Ébénier : Arbre des Indes, qui fournit l'ébène. [L]

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