MOLIÈRE

(17 février 1673)

ESSAI DRAMATIQUE EN VERS

Adolphe JOLY

PARIS, A. HURÉ, Libraire-Éditeur, 14 rue du Petit-Carreau.

Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Cirque Olympique, le 16 Septembre 1817.


Texte établi en décembre 1019 par Paul FIEVRE

publié par Paul FIEVRE, janvier 2020

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:40.


PERSONNAGES.

MOLIÈRE.

LE MARQUIS DE DANGEAU.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

Texte extrait de "Essais et Monologues drmatiques d'Adolphe Joly, jouées sur les principaux théâtres de Paris", Adolphe Joly, Paris : A. Huré, 1873. [cote BnF YF 9642]


MOLIÈRE

Le théâtre représente la chambre à coucher de Molière, rue de Richelieu. - Meubles style Louis XIV. ? Une table sur laquelle il y a un encrier et des plumes. - Chaises. - Fauteuils. ? Fenêtre à droite. - Portes au fond et à gauche. - Au lever du rideau, Molière repose dans un fauteuil. - Trémolo.

SCÈNE I.

MOLIÈRE, s'éveillant.

Où suis-je ?... Laforêt... Oh ! mon front est de glace.

Devant mes yeux troublés, toute forme s'efface...

Que je souffre ! Pourquoi ce Sinistre linceul,

Le silence de plomb ? Pourquoi suis?je ici seul ?

5   À ma voix nulle voix ne répond... Quoi ! Personne !

Armande m'a quitté... Ma femme m'abandonne.

Me faut-il donc mourir ? Mourir sans la revoir !

Pourquoi n'est-elle pas ici ? C'est son devoir.

Son devoir ! Qu'as-tu dit ? Eh ! Mon pauvre Molière,

10   L'orme qui va tomber n'attire plus le lierre.

Ta femme est une enfant, songes-y bien, vieillard ;

Veux-tu donc l'attrister ? La coquette, avec art,

Devant son grand miroir rajuste sa coiffure.

Peut-être un galantin...  [ 1 Galantin : Terme familier. Homme ridiculement galant. [L]]

Il se lève.

Non ! c'est lui faire injure.

15   Armande a conservé du respect pour mon nom ;

Je suis son bienfaiteur, son seul ami, non ! non !

Un temps.

C'est dans un pauvre bourg, perdu dans la campagne,

Qu'il me fallait choisir une douce compagne :

J4ai compoSé trop tard l'École des maris...

20   Celle qui règne seul en ce coeur trop épris

Est une comédienne, et son regard attire

Mille regards ardents, qui causent mon martyre.

J'entends louer ses bras et vanter ses cheveux;

Chacun redit tout haut ses désirs et ses voeux

25   Devant moi : le mari, le barbon, le bonhomme.

On ne peut m'offenser ! Suis?je donc gentilhomme ?

Ah ! Riez du bouffon !...

Avec force.

Quant à l'époux, malheur

À qui l'insultera ! Respect à son honneur !

Silence ! Veux-tu donc éveiller les scandales ?

30   Bailleur, qui vis le jour sous les piliers des halles,

Ton arme est la marotte... agite tes grelots,

Frappe, frappe toujours les méchants et les sots.

Enfant du peuple, 0 toi ces marquis ridicules,

Ces traitants gorgés d'or ; fustige, sans scrupules,

35   Le fat, le libertin, l'insolent parvenu !

Bas les masques, messieurs ; montrez le vice à nu.

Sautez, sautez, Marquis, vos plaisantes grimaces,

Vos gambades, vos tours, vont égayer les masses.

Quoi ! Vous vous attaquez à l'enfant de Paris !

40   Ma blessure est mortelle, et cependant je ris ;

Et l'on rira de vous, pâles bustes de plâtre.

Venez tous parader sur les bancs du théâtre,

Devant les bons bourgeois, les croquants méprisés,

Mes alliés à moi... Vous êtes bien osés,

45   Les croquants ont toujours le bon sens en partage.

Que voulez-vous, messieurs, c'est un vieil héritage

Qu'ils veulent conserver... Pantins, mes bons amis,

J'agite tous vos fils ; sautez, sautez, Marquis !

Si j'avais de mon père écouté la logique,

50   On lirait, au sommet d'une sombre boutique :

Baptiste Poquelin, - puis : Marchand tapissier.

Je serais bon bourgeois, échevin, marguillier.

De la porte Montmartre au clos Sainte-Opportune,

Du citerait mon nom, mes meubles, ma fortune,

55   J'aurais pignon sur rue et, vivant à loisir,

Après chaque repas, gaiment, j'irais dormir.

J'ai cédé les douceurs et le calme de l'âtre ;

Il me fallait, à moi, l'horizon du théâtre,

Sa vie, au jour le jour, ses mille émotions ;

60   Ses luttes, ses périls et ses ovations.

J'enrôlai Ducroizy, Béjard et de La Grange,  [ 2 On écrit plus communément Du Croisy.]

Et la modeste troupe alla de grange en grange.

Le beau roman comique ! On vit, les jours forains.

Accourir, à ma voix, frondeurs et mazarins.  [ 3 Mazarin : Nom par lequel les frondeurs désignaient les partisans de Mazarin. [L]]

65   Braves gens ! Qui venaient nous fêter à la ronde,

Tout en jouant aussi leur impromptu : la Fronde !

On demandait du neuf, et nous n'en avions pas.

En tremblant, en tombant, je fis mes premiers pas.

Aux poètes anciens j'allai de préférence :

70   Je pris Aristophane, après Plaute et Térence,

Et, taillant mes crayons, je criai, plein d'émoi :

Charmants peintres de moeurs, gais conteurs, dictez-moi !

Bientôt, brisant le joug, foulant ces servitudes,

Je vis dans la nature un vaste champ d'études ;

75   Cette ample comédie aux cent actes divers

Me montra les vertus, les vices, les travers.

Je méditai longtemps sur le grand art d'écrire.

On goûta mes essais ; il est si bon de rire !

Je déclarai la guerre aux grossiers appétits ;

80   Sans les flatter, je sus défendre les petits ;

Observateur profond, je dotai notre scène ;

Le public fut mon juge, il devint mon Mécène,

Et le nouvel auteur, gardant sa liberté,

Vu sa muse applaudie et son nom respecté !

Trémolo.

85   Ils viennent, barbouillés de lie,

Sains, bien portants, audacieux,

Ces joyeux enfants de Thalie,  [ 4 Thalie : L'une des neuf Muses ; elle préside à la comédie. [L]]

Le rire aux dents, la vie aux yeux.

Les vers entre les astérisques sont coupés Il la représentation. [NdA]

Voici Don Juan, - Dorimène, -

90   Puis, Vadius et Trissotin ;

Là-bas, Alceste et Célimène, -

Cléanthis, Sosie et Scapin. -

     

Dorine rit avec Nicole ; -

Monsieur Josse fait voir son sac ; -

95   Lysidas ouvre sen école ; -

Philinte encense Pourceaugnac.

     

J'entends Jourdain et Mascarille ; -

Maître Jacques suit Harpagon ; -

Près du pauvre Argan, qu'on étrille,

100   J'aperçois Toinette et Purgon.

     

Ils viennent, barbouillés de lie,

Sains, bien portants, audacieux,

Les joyeux enfants de Thalie,

Le rire aux dents, la vie aux yeux.

     

105   La vieille cité dort !... La nuit et le silence

La couvrent d'un manteau de lourde somnolence

Favorable aux voleurs... Hier, il m'en souvient,

À mon faible cerveau la mémoire revient,

Souffrant, pâle, abattu, je jouais le Malade -

110   Imaginaire, avec Duparc, mon vieux Pylade ;  [ 5 Pylade est un personnage de confident et ami d'Oreste dans la tragédie d'Andromaque de Jean Racine.]

Je veux lutter, je fais des efforts superflus ;

J'articule Juro, mais mon coeur ne bat plus...  [ 6 Juro : mot latin prononcé plusieurs fois dans le Malade Imaginaire lors du troisième intermède.]

Je tombe lourdement, j'ensanglante l'arène,

Frappé dans le combat, comme le grand Turenne  [ 7 Turenne : Henri de la Tour d'Auvergne, célèbre militaire mort le 27 juillet 1675, or Molière décède en 1673.]

115   J'ai ri des médecins, de leur docte jargon :

Je m'amende : je veux voir Guénault et Fagon.  [ 8 Guy-Crescent Fagon (1638-1718), médecin du Roi.]

Le théâtre me brise, il me tue, il me mine :

Il faudrait du repos à ma faible poitrine.

Du repos !... Quand je puis, parodiant le roi,

120   Dire : « Sachez le bien, le Théâtre, c'est moi ! »

Les veilles, le travail, augmentent ma souffrance.

Si je pouvais revoir le midi de la France,

Ce splendide jardin, au ciel d'or et d'azur,

Emplirait mes poumons d'un air plus chaud, plus pur.

125   J'irais droit devant moi, caressé par la brise,

Marchant, allégrement, de surprise en surprise,

lDemandant aux buissons. au chêne, au sansonnet,

Ma jeunesse envolée et mon premier sonnet.

- Car j'ai fait des sonnets ! - J'arpenterais la berge,

130   Le soir, je souperais dans une bonne auberge

Avec des paysans; j'aurais le plus grand lit ;

J'irais a Pézenas, voir le barbier Gély.

Un temps.

Non ! Il me faut rester sur mon champ de batailles,

Dérider tour à tour et Paris et Versailles :

135   Le public, qui sourit pour nous récompenser,

Est un vieux roi chagrin, que je dois amuser.

Aussi, je marche au but, sans trêve ni relâche,

Et, courbé sous le faix, je succombe à la tâche :

Aux quarante ouvriers que j'occupe, demain,

140   Si j'osais m'arrêter, qui donnerait du pain ?

Sa figure s'illumine doucement.

Mais. sans quitter Paris, où je prendrai racine,

Je puis voir La Fontaine, et Chapelle, et Racine :

Un voyage bien court, puisqu'en traversant l'eau

J'arrive a la maison où réside Boileau,

145   Rue du Vieux-Colombier. - Voyage sans obstacle :

J'irai me retremper dans le petit cénacle.

Où sont-ils ? Que font-i1s ?... Chapelle, avec Faret,

Fête un gros rouge-bord au fond d'un cabaret ; -

Boileau, sur le métier, a remis une rime,

150   Et le froid ciseleur la lime et la relime ; ?

Racine, à quelque intrigue, est tendrement mêlé ;

Il baise les beaux bras de cette Champmeslé

Dont il est amoureux. ? Quant au bon La Fontaine,

Depuis son déjeuner il court la prétentaine,

155   Sans désirs, sans soucis, content de son lopin ;

Cherchant maître Renard, saluant Jean Lapin.

Lequel est le plus fou ? Lequel est le plus sage ?

Amis, fêtez le vin, la femme au frais visage,

La muse et le printemps, mais donnez quelques jours

160   Au pauvre Poquelin, qui vous aime toujours !

Il va doucement vers la porte de gauche.

Dans la chambre voisine on voit de la lumière,

Il écoute.

On murmure, à voix basse, une sainte prière,

Mon nom est prononcé dans un acte de foi ;

Ô soeurs de charité, priez. priez pour moi!

Il se laisse tomber dans un fauteuil.

165   Pauvres soeurs ! Leurs regards imploraient un asile

Quand je les rencontrai, cheminant par la ville.

Ma maison est ouverte à tout coeur attristé :

J'ai pour anges gardiens deux soeurs de charité.

Trémolo ; il s'assoupit.

SCÈNE II.
Molière, Mademoiselle Molière.

MADEMOISELLE MOLIÈRE entre doucement, un flambeau allumé à la main. Elle s'avance près du fauteuil dans lequel Molière s'est laissé tomber, puis elle s'approche de la porte par laquelle elle est entrée et dit à la cantonade :

Daignez vous reposer.

Elle revient près de Molière et le contemple.

Comme son front est pâle,

170   Toujours ces longs soupirs et ce sinistre râle !

Il me disait souvent : J'ai lutté, j'ai vaincu ;

Je veux vivre !... Demain Molière aura vécu.

MOLIÈRE, s'éveillaut.

N'ai-je pas entendu sa voix pleine de charme ?

Ciel ! Sur mon front brûlant, une brûlante larme.

Il lève la tête.

175   Armande !... Elle était là !... Comme je m'abusais :

Elle veillait sur moi, sur moi, qui l'accusais.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

Mon ami, Louis le Grand vous aime, vous estime :

Il envoie, à l'instant son confident intime.

MOLIÈRE, se soulevant avec effort.

Ah !

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

Monsieur le marquis de Dangeau vient ici

180   Pour rassurer le Roi sur votre état.

MOLIÈRE.

  Merci !

SCÈNE III.
Molière, Mademoiselle Molière, Le Marquis de Dangeau.

MOLIÈRE, au Marquis.

Il est donc vrai, Monsieur : quoi! Sa Majesté daigne...

LE MARQUIS.

Molière, vous avez, sur son glorieux règne,

Jeté l'éclat d'un nom qui grandira toujours ;

Avec bouté.

Il faut vivre Molière; il faut soigner vos jours.

MADEMOISELLE MOLIÈRE, à part.

185   Hélas ! Il est bien tard... je n'ai plus d'espérance.

LE MARQUIS.

De chefs-d'oeuvre nouveaux il faut doter la France.

MADEMOISELLE MOLIÈRE, à part.

L'illusion fait place à la réalité :

Dieu dotera son nom de l'immortalité.

MOLIÈRE, essayant de sourire.

Sincère historien, j'appartiens à l'histoire.

LE MARQUIS, à part.

190   Bientôt on redira : Rien ne manque à sa gloire!

MOLIÈRE.

Vous avez, dans vos flots, noyé bien des travers ;

On vous a diffamés, je vous absous, mes vers !

Dieu me rappelle à lui, je suis prêt et m'incline ;

J'ai fait un peu de bien, j'ai deviné Racine ;

195   J'ai secouru Corneille et protégé Baron.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

Souvent le pauvre a dit : Que Poquelin est bon !

MOLIÈRE.

Armande, votre main, amenez-moi ma fille.

MADEMOISELLE MOLIÈRE, essuyant ses larmes.

Mansart, Duparc sont là...

MOLIÈRE.

Mes amis, ma famille

Viennent auprès de moi : c'est le dernier adieu.

200   Je meurs plus doucement ; soyez béni, mon Dieu !

Je vécus en chrétien ; à mon heure dernière

J'espère en vous, Seigneur...

Un temps.

Seigneur, voici Molière !

Il meurt.

Mademoiselle Molière et le marquis de Dangeau s'agenouillent près de lui. - Tableau.

 



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Notes

[1] Galantin : Terme familier. Homme ridiculement galant. [L]

[2] On écrit plus communément Du Croisy.

[3] Mazarin : Nom par lequel les frondeurs désignaient les partisans de Mazarin. [L]

[4] Thalie : L'une des neuf Muses ; elle préside à la comédie. [L]

[5] Pylade est un personnage de confident et ami d'Oreste dans la tragédie d'Andromaque de Jean Racine.

[6] Juro : mot latin prononcé plusieurs fois dans le Malade Imaginaire lors du troisième intermède.

[7] Turenne : Henri de la Tour d'Auvergne, célèbre militaire mort le 27 juillet 1675, or Molière décède en 1673.

[8] Guy-Crescent Fagon (1638-1718), médecin du Roi.

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