DORISE

TRAGI-COMÉDIE

M. DC. XXIV.

D'ALEXANDRE HARDY PARISIEN.


© Théâtre classique - Version du texte du 31/07/2024 à 22:10:07.


MONSEIGNEUR LE PREMIER.

MONSEIGNEUR,

Ainsi que le Soleil ne choisit dans le Ciel que douze signes pour en faire ses Palais ordinaires, la prudence des Rois ne disperse leurs faveurs, qu'aux sujets qui le méritent, plutôt par une excellence de vertu, que par un bénéfice de fortune : encor osé-je dire après toute la France, que ce grand Soleil des Monarques de l'Europe, qui s'est si justement acquis le titre de JUSTE, vous oblige plus, MONSEIGNEUR, aux effets de sa Justice, qu'aux présents de sa faveur, comme celui qu'une singulière modération d'esprit, une connaissance de soi-même, une jeunesse mure, et vieille en ses sages actions, mettent au dessus de la calomnie, et de l'envie : comme celui qui ne pouvait plus espérer que ce qu'il a, ne plus avoir que ce qu'il mérite. Or à l'imitation de ces mauvais joueurs de luth, qui font beaucoup pour eux, de ne toucher que quelques simples accords, qu'ils savent passablement mal : J'aime mieux n'entrer plus avant en vos louanges, que de me perdre dans leur dédale, et en dire peu avec la vérité, que beaucoup avec la flatterie. Mon intention n'est ici que de vous offrir pour arrhes d'une humble affection, ce recueil de Tragédies, qui passe hardiment au jour, sous la lumière d'un nouvel astre de la France. Le style Tragique un peu rude, offense ordinairement ces délicats esprits de Cour, qui désirent voir une tragédie, aussi polie qu'une ode, où quelque élégie; mais aucune loi n'oblige à l'impossible, et la carrière des Muses ouverte à tout le monde, permet de mieux faire à qui pourra. Il me suffit que ce simple présent découvre la sincérité du courage d'un pauvre esclave qui se jette MONSEIGNEUR, en la franchise de votre autel, et se sentira toujours trop honoré de l'aveu de Hardy III.

Votre plus humble, et affectionné serviteur.

A. HARDY.


AU LECTEUR.

L'honneur et la vérité, m'obligent d'avertir le Lecteur par forme d'Apologie, que l'Oracle de ce grand Ronsard, dans une sienne élégie à Grévin, s'accomplit de nos jours, et que la poésie passe désormais chez quelque autre nation plus judicieuse, et moins ingrate que la nôtre : car l'apparence de retenir davantage les Muses chez nous, après les avoir dépouillées, et réduites à telle pauvreté, qu'à peine se peuvent elles servir de quelques paroles affectées, qui passent à la pluralité des voix, par le suffrage de l'ignorance, pour déplorer notre folie, et leur misère. L'excellence des poètes d'aujourd'hui, consiste en la profession que faisait Socrate, (mais plus à propos qu'eux) de ne rien savoir ; qu'ainsi ne soit, examinons la tyrannique reformation, que les principaux d'entre eux veulent faire, et que des Arbitres sans passion, jugent après, s'il est licite de détruire les principes d'une Science pour la réformer en perfection : Leur première censure condamne entièrement les fictions, ainsi que superflues, au lieu qu'une infinité de belles conceptions s'y rapportent, et se fortifient en leur appui : les épithètes, les patronymiques, la recherche des mots plus significatifs, et propres à l'expression d'une chose, tout cela ne leur sent que sa pédanterie : les rythmes pour lesquelles ils font tant de bruit, ce sont eux qui les observent le moins, aussi se veulent elles puiser dans une source plus profonde. Si bien que notre langue, pauvre d'elle-même, devient totalement gueuse en passant par leur friperie, et par l'alambic de ces timbres fêlés. J'approuve fort une grande douceur au vers, une liaison sans jour, un choix de rares conceptions, exprimées en bons termes, et sans force, telles qu'on les admire dans les chef d'oeuvres du sieur de Malherbe ; mais de vouloir restreindre une tragédie dans les bornes d'une ode, où d'une élégie ; cela ne se peut ni ne se doit, non plus que se rendre passionné partisan de Montaigne, pour mettre en usage ces mots de propreté, politesse, et autres, plutôt que suivre l'autorité d'Amiot qui dit, polissure, et propriété, de meilleure grâce. Nos champignons de rimeurs, trouvent étrange aussi, qu'en poèmes si laborieux et de longue étendue que les Dramatiques, je fasse dire aux personnages, exclus, perclus, expulsés, sans pouvoir au demeurant trouver une seule rime licencieuse, où forcée : mais lorsque ces vénérables censeurs auront pu mettre au jour cinq cents poèmes de ce genre, je crois qu'on y trouvera bien autrement à reprendre, non que la qualité ne soit ici préférable à la quantité, et que je fasse gloire du nombre qui me déplaît ; au contraire, et à ma volonté, que telle abondance défectueuse, se pût restreindre dans les bornes de la perfection. La force de leur calomnie m'a contraint de prendre ce bouclier plus que suffisant d'en rabattre les coups : quiconque au surplus s'imagine que la simple inclination dépourvue de science puisse faire un bon poète, il a le jugement de travers, et croirait à un besoin que le corps pût subsister sans âme, attendu que la poésie s'anime des plus rares secrets de toutes les sciences, comme les oeuvres d'Homère, et de Virgile en font foi, [d]esquelles plus on admire, plus on trouve à admirer, qui n'appartient qu'aux esprits solides, et capables d'asseoir un jugement définitif, sur la controverse de laquelle, il s'agît ici.


ARGUMENT.

Rosset en ses amants volages met cette Histoire comme véritable, et avenue de notre temps, sous noms supposez : le sommaire est, que Salmacis jeune gentilhomme extrait d'illustre et riche famille, s'amourache de Dorise, Damoiselle aussi chaste qu'accomplie en beauté, mais inégale quant aux biens de fortune : le père de Salmacis averti du mariage que son fils brassait clandestinement, l'emmène aux champs, tant pour distraire sa fantaisie, qu'à dessein de lui proposer un parti plus avantageux en Sydere, Damoiselle riche et belle en perfection. Salmacis forcé du vouloir paternel, ratifie sa foi, et promet l'accomplissement du mariage à sa chère maîtresse au retour du volage, la recommande à Licanor sien cousin, qui la suborne à son absence, usant de l'entremise de Sydere qui ne respirait que l'alliance de Salmacis : leur fraude réussit, de sorte que Salmacis au retour condamné de sa crédule paravant qu'être ouï, comme désespéré se confine en la grotte d'un vieil hermite, où il en prend l'habit : Sydere avertie croit le conseil d'une vieille magicienne qui la guide jusques à l'Hermitage, où ôtant certain charme pendu à l'oreille de Salmacis, elle réconcilie et unit ce couple d'amants, qui consomme le mariage un peu après, ainsi que fait Licanor avec sa chère Dorise, ce qui ferme le sujet.


LES ACTEURS

SALMACIS.

LICANOR.

DORISE.

SYDERE.

NOURRICE DE SIDERE.

L'ERMITE DU DÉSERT.

PAGE DE SALMACIS.

SOPHRONIE MAGICIENNE.

MELAMPE, Père de Salmacis.

CLÉON.

LE PÈRE DE SIDERE.

[Le lieu de la scène n'est pas mentionné.]


ACTE I

SCENE I.
SALMACIS, LICANOR, DORISE.

SALMACIS.

Si le sage doit craindre un revers de fortune

Lors qu'à tous ses desseins elle rit opportune,

Si le calme excessif imprime aux matelots

Une triste frayeur de la rage des flots,

5   Qui suit inséparable, entraînant pêle-mêle

Les vents, les feux, la nuit, le tonnerre et la grêle,

Bref, si quelque démon envieux suscité

Contrepoise notre heur de plus d'adversité,

Que dois-tu Salmacis, selon la conjecture

10   Dans peu n'appréhender d'infortune future ?

Qui seul sembles tarir la source du bonheur,

Comblé de biens, d'amis, de richesses, d'honneur,

Qu'un Monarque chérit, que l'âge favorise,

Et de qui la valeur le crédit autorise,

15   Et de qui la valeur sans pareille ici bas

Ne laisse aucune preuve à donner aux combats,

Qui des plus vieux guerriers obscurcit la mémoire.

Or ne consiste là ta principale gloire,

Là ta béatitude encor ne trouve point

20   Son centre plus parfait, son véritable point,

Le Phoenix Amoureux d'une beauté divine

En est, certes en est la première origine,

La base, le motif, le ferme fondement,

L'Amour plus que le sort a mon commandement,

25   D'une chaste Cypris, sous le nom de Dorise,

D'une belle qui tient captive ma franchise,

Qui ne m'aime pas moins que son coeur, que ses yeux

Me doit rendre jaloux les hommes, et les Dieux :

D'autant qu'on ne la peut admirer sans envie :

30   La pâle défiance accompagne ma vie,

Mille divers pensers en l'esprit repassez

Intimident mes sens, et confus et glacez,

Que tout autre méchef ( ô Célestes, ) m'arrive

Pourvu qu'à ses faveurs Salmacis ne survive,

35   Pourvu que mes travaux moissonnent quelque jour

La palme des dons faits d'un mutuel amour,

Pourquoi non ? Qui jamais osera téméraire

Entreprendre le rapt de ce juste salaire ?

Nul, que soudain ma dextre expiant le forfait,

40   Du désastre prévu ne détourne l'effet,

Ôte, ôte plus remis l'ombrageuse folie,

Qu'engendrent les vapeurs, d'une mélancolie,

L'impossible suspect, ha ! N'aperçois-je pas ?

Oui, mon cher Licanor s'achemine au grand pas,

45   Licanor de nos feux fidèle secrétaire,

Peut être m'apportant quelque avis salutaire.

LICANOR.

La guerre du soldat le penser entretient,

Celui des Amoureux à l'objet appartient,

Que l'enfant de Cypris leur empreint dedans l'âme

50   Même alors que l'espoir en augmente la flamme,

Qu'une perfection de divine beauté

Se monstre ainsi qu'a vous haïr la cruauté,

Et m'assure que seul tel agréable idée

Au change me serait d'un Empire cédée,

55   Qu'importun survenu trop indiscrètement

Je vous tire l'esprit de son contentement.

SALMACIS.

Ne me dis pas cela, ta présence chérie

Le réjouit ainsi que l'oeil une prairie,

Elle sert de Nepenthe à mes soins journaliers,

60   Qui n'eus onc et n'aurai de soins particuliers,

Qui t'honore, qui t'aime à l'égal de moi-même,

Certaine sympathie en nos humeurs extrême,

Ou certaine influence occulte de pouvoir

Qui me permet à peine être un jour sans te voir.

65   Sache qu'ores l'excès de ma béatitude

Présuppose dans peu quelque vicissitude,

Deux Déités me font volages redouter,

Et leurs faveurs quasi me viennent dégoûter.

LICANOR.

Nous plaindre sans sujet de la bonne fortune

70   Mérite comme ingrats à bon droit sa rancune,

Usons du bien présent, vu que de l'avenir

Nous ne pouvons le cours presser ou retenir.

SALMACIS.

Tu dis vrai, toutefois la misère prévue

N'afflige pas si fort que frappant impourvu.

LICANOR.

75   Sur ce défi conçu l'homme fait de ses jours

Un enfer qui le suit misérable toujours.

SALMACIS.

Le sort ébranlerait à peine ma constance,

Amour la trouverait faible de résistance.

LICANOR.

Dorise volontiers décline à la froideur.

SALMACIS.

80   Au contraire elle croît en sa pudique ardeur.

LICANOR.

Dont trop d'aise éblouit l'âme qui le méprise

Mis à même le choix de Sidere ou Dorise.

SALMACIS.

Sidere n'a que voir sur mon affection.

LICANOR.

Sa rivale pourtant cède en perfection.

SALMACIS.

85   Mes yeux et mon désir le jugent d'autre sorte.

LICANOR.

Au jugement commun le sage se rapporte.

SALMACIS.

Tu trouveras plutôt la nuit parmi le jour,

Que sagesse quelconque où domine l'Amour.

LICANOR.

Ô que le Peintre avait bien connu sa nature,

90   Qui le peignit aveugle errant à l'aventure !

SALMACIS.

En quoi présumes-tu Sydere, l'exceller ?

LICANOR.

La chose peut de soi véritable parler,

Recevez à témoin un monde qui le chante,

Que cette chaste Circé à son aspect enchante,

95   Qui lui donne le prix des mortelles beautés,

Et dont un Dieu voudrait briguer les privautés.

SALMACIS.

Ma main te signera le transport de sa grâce

Si tu veux l'occuper et y tenir ma place.

LICANOR.

Plut au Ciel que ce change inspirât son désir,

100   Qu'elle daignât sans plus, esclave me choisir.

SALMACIS.

Pires difficultés le temps nous facilite,

Joint qu'elle ne saurait faire meilleure élite ;

Or proche du séjour de mon bel Orient

Je le vois sur le seuil m'attendre souriant,

105   Ne bouge pas, attends, pareille conférence

Où préside l'honneur porte toute assurance,

Trois mots dits au surplus, tu me retiens qui veux

Te subroger absent à parfaire mes voeux.

LICANOR, seul.

Tu me vas ravir l'âme, ô voleur homicide !

110   Sans que j'ose crier sous ta force perfide,

Tu dédaignes l'acquis désirant conquérir

La crédule beauté qui me fait remourir,

Résiste juste Ciel à si grande injustice

Donnant que sa poursuite en rien se convertisse.

DORISE.

115   D'où procède mon heur, que ce front soucieux

Aujourd'hui me dérobe un printemps gracieux ?

Quel sujet de tristesse altère notre joie

Ores que ton retour à peine la déploie,

L'un des principaux fruits qu'apporte l'amitié

120   Est que pareil fardeau se divise à moitié,

Qu'ensemble nous ayons toute chose commune,

Tout accident de bonne ou mauvaise fortune,

Ne me le veuille donc davantage celer

Et selon mon pouvoir te laisse consoler.

SALMACIS.

125   Ne douleur ne souci ne m'attristent ma sainte,

Ôte de ton esprit cette ocieuse crainte  [ 1 Ocieuse : Terme vieilli. Oisif. [L]]

Un congé de trois jours permis.

DORISE.

Hélas ! Cruel

Tu files ton exil ainsi perpétuel

Depuis que succombée à l'appas de tes charmes

130   Un soleil accompli ne me passe sans larmes,

Quelque guerre tantôt d'excuse te fournit,

Un voyage renaît de l'autre qui finit,

Ulysse vagabond qui (fière destinée ! )

Veuve ne fait gémir paravant l'Hyménée,

135   Tu nous peux bien barbare au partir de ce lieu

Pour la dernière fois dire un dernier adieu.

SALMACIS.

Ne t'afflige plutôt que la vérité sue.

DORISE.

Plutôt que du mensonge ordinaire déçue.

SALMACIS.

Écoute patiente et me condamne après.

DORISE.

140   Que ce myrte fuitif me coûte de cyprès.  [ 2 Fuitif : Action de fuir quelqu'un ou quelque chose. [L]]

SALMACIS.

Mon père aux champs d'escorte à sa suite m'emmène,

Avise maintenant si cela vaut la peine.

DORISE.

Tu n'oserais jurer.

SALMACIS.

Menteur puissent les Cieux

Me bannir à jamais du Soleil de tes yeux.

DORISE.

145   Ton parjure se donne une légère amende.

SALMACIS.

Mon idolâtre Amour n'en connaît de plus grande.

DORISE.

Ne te pourrais-tu pas dispenser ce devoir ?

SALMACIS.

Le vieillard me l'enjoint d'un absolu pouvoir.

DORISE.

Quel terme bornera ton retour désirable ?

150   Quel temps meurtriras-tu ta dame inexorable ?

SALMACIS.

Le terme trompera son incrédulité,

Bref, et du tout conforme à ma fidélité,

Ne présume au surplus tel voyage inutile,

Là séquestrez du bruit d'une tourbe civile,

155   Seul que je saurai bien l'occasion choisir,

Et le bonhomme pris au point de son loisir,

Gagner la volonté paternelle requise

A l'effet d'une foi mutuelle promise,

Tandis chaque moment nos coeurs se parleront

160   De lettres tour à tour, que les mains écriront.

DORISE.

Plutôt le Ciel perdra ses nocturnes étoiles,

Hymette ses odeurs, Amphitrite ses voiles,

Que tu demeures nu de trompeuses raisons :

Au malade en la sorte avaler nous faisons

165   Sous un miel apparent une horrible amertume,

Ainsi se passe en loi ta mauvaise coutume :

Or trois jours expirés, non plus, ne pense pas

À faute de me voir prolonger mon trépas,

Excuse, subterfuge, occasion, cautèle  [ 3 Cautèle : Précaution mêlée de défiance et de ruse. [L]]

170   Ne t'exemptent après de ma haine mortelle.

SALMACIS.

Coupable à deux genoux te requérir merci

Possible amollirait le courage endurci.

DORISE.

Tu révèles déjà la trahison brassée.

SALMACIS.

Tu soupçonnes 0 tort, je meure, ma pensée,

175   Oncques chose plus vraie oracle ne prédit,

Que tu me reverras dedans le terme dit,

À la charge qu'alors on souffre moins farouche

Ma flamme s'amortir sur cette belle bouche,

Qu'au départ chacun sait me devoir le baiser,

180   Dieux faudra-il toujours de violence user ?

DORISE.

Impudent que pourra dire ce gentilhomme ?

SALMACIS.

Que Tantale une soif dans les eaux me consomme,

Approche Licanor à qui seul je remets

De voir Madame absent le pouvoir désormais,

185   Mon vertueux amour te désigne vers elle

Es écrits envoyez son Mercure fidèle,

Avise néanmoins à ne la suborner,

Car on ne la dut voir sans se passionner.

LICANOR.

Telle crainte s'éclipse en mon peu de mérite,

190   Une plus belle image en sa belle âme écrite

Porte toute assurance et sèvre mon espoir,

Nous ferons au surplus comme ailleurs le devoir.

SALMACIS.

Adieu ma chère vie, un pluvieux présage

Me fâche ternissant le Ciel de ce visage.

SCÈNE II.
Nourrice, Sidere.

NOURRICE.

195   Que ces profonds soupirs, que ces larmes perdues,

Que ces plaintes en l'air stériles épandues,

Commencent à lasser mon oreille et mes yeux,

Commencent d'acquérir un titre vicieux ;

Obtenez dessus vous la plus rare victoire

200   En l'oubli d'un ingrat, qu'homme je ne puis croire,

Que Borée engendra des Rochers Caspiens,

Qui passe en cruauté les tigres libyens,

Plus digne des faveurs d'une Louve brutale,

Que de vous captiver sous la torche jugale,  [ 4 Jugal : Terme d'anatomie. Synonyme de zygomatique. [L]]

205   Trop belle, trop pudique, et parfaite pour lui,

Sur qui jamais Phoebus que funeste n'a lui.

SIDERE.

Ma coulpe ne saurait s'excuser infinie,  [ 5 Coulpe : D'une façon générale, faute. [L]]

Ma gloire n'être point de mes larmes ternie,

Sans pouvoir néanmoins que dedans le tombeau

210   Éteindre avec mes jours un amoureux flambeau.

NOURRICE.

Depuis que la vertu s'efforce magnanime,

Il n'y a mon souci, vice qu'elle n'opprime,

Semez prudente ailleurs un terroir plus fécond,

Et où la récompense à la peine répond,

215   Mille heureux à l'envi de posséder la place,

Préférables de los, de mérites, de race,  [ 6 Los : Vieux mot qui signifie louange. [L]]

Suppléent ce défaut, ne faites que choisir,

Ne faites que changer d'illicite désir.

SIDERE.

Autre objet ne me peut plaire, étrange manie,

220   Contente d'expirer dessous sa tyrannie.

NOURRICE.

Dites nous la raison valable qui le fait

À vos sens aveuglés un miracle parfait.

SIDERE.

Quelque charme inconnu me possède réduite

À me pouvoir esclave, ou plus prendre la fuite.

NOURRICE.

225   Tel charme disparaît soumise à la raison,

Elle brise les fers de semblable prison.

SIDERE.

J'approuve ce conseil d'affection sincère,

Qui ne sert néanmoins que d'aigrir mon ulcère.

NOURRICE.

Dieux, bons Dieux appliquez votre puissante main

230   Où désormais ne peut aucun secours humain.

SIDERE.

Ah ! Que tu le prends bien pauvre amante éplorée,

La guérison du mal s'en va désespérée

Si la Parque ou le Ciel ne donnent par pitié

Quelque prompte allégeance à ma forte amitié.

ACTE II

SCÈNE I.
Licanor, Sidere, Dorise.

LICANOR.

235   Amant infortuné qui ne suis que de flamme,

Mille orages à coup se lèvent dans mon âme

Incertaine, confuse, et qu'un aveugle nuit

À travers des écueils effroyables conduit,

Mes projets insensés méritent qu'on me lie

240   Coupable convaincu d'une pure folie :

Prétendre sur l'amour de Salmacis absent ?

Croire que Jupiter, d'ailleurs assez puissant,

Inspirât à sa Dame une perfide envie,

Devint ce beau pair animé d'une vie ?

245   L'apparence répugne, et de tes prop[r]es yeux

(Souvenir qui mon mal rengrège furieux, )  [ 7 Terme vieilli. Augmenter, en parlant du mal, des maladies. [L]]

Tu as vu quel ciment leurs courages assemble,

Vu qu'à peine Clotho les sépare d'ensemble,  [ 8 Clotho : Terme de mythologie. Celle des trois Parques qui file le fil de la vie des hommes. [L]]

Ô grande iniquité des astres et d'amour !

250   Une chaste beauté, le Soleil de la Cour,

Adore Salmacis qui la dédaigne acquise,

Afin de me ravir ma palme moins exquise,

Ce superbe Narcis[se], ains Cerbère envieux

Arrête sous sa griffe, ou dévore des yeux,

255   Dévore sans savoir ménager sa fortune,

La récompense à deux suffisante et commune :

Or sur ce précipice irrésolu pendant,

La mort chaque minute infaillible attendant,

Ma curiosité me porte superflue,

260   L'heure et l'occasion plus opportune élève,

À vouloir seule à seul, Sidere consulter :

On voit outre l'espoir des choses résulter,

Que les difficultés embrouillent davantage,

Si l'une où l'autre au moins m'échoit en partage,

265   Ha ! La voilà qui sort, dont l'oeil battu de pleurs

Ne découvre que trop ses muettes douleurs.

SIDERE.

Hé ! De grâce Monsieur, quel bon vent vous amène ?

LICANOR.

Pourvu que le vouliez, une fertile peine.

SIDERE.

Promettre sans savoir ne se doit nullement,

270   Éclaircissez premier le sujet seulement.

LICANOR.

L'entreprise d'abord apparaîtra hardie,

Remède toutefois selon la maladie.

SIDERE.

N'importe que ce soit, l'honneur sauf proposé

Et de si peu que j'ai de pouvoir disposé.

LICANOR.

275   Un vertueux Amour persévère en votre âme

Vers l'ingrat Salmacis que tout le monde blâme.

SIDERE.

La honte sur ce point ma réponse interdit,

Ainsi le crime tû du criminel se dit.

LICANOR.

Dorise le soustrait, Dorise le possède

280   Qui de perfections et de beauté vous cède

Autant qu'un petit fleuve à l'Océan profond,

Qu'une colline basse à un superbe mont[.]

SIDERE.

Telles comparaisons sentent leur moquerie[.]

LICANOR.

Ha ! Si dissimulé j'use de flatterie,

285   M'extermine le Ciel, dissimuler pourquoi ?

Ou l'univers témoin, ou la vue en fait foi.

SIDERE.

Salmacis principal à parfaire ce nombre,

Telles opinions me ressemblent un ombre.

LICANOR.

Le sortilège ôté qui lui scille les yeux.

290   Vous et moi d'un enfer passerons dans les Cieux.

SIDERE.

Mon esprit peu subtil propre à choses frivoles

Encore n'a compris le sens de ces paroles.

LICANOR.

Beauté plus que mortelle, inestimable fleur,

Qui me faites compagne heureux en mon malheur

295   Sachez qu'un feu secret, (car Dorise l'ignore)

À son occasion mes entrailles dévore,

Même inique destin modère nos Amours,

Or peut la prévoyance interrompre son cours,

Dorise d'une humeur jalousement crédule,

300   Seconde Déjanire à l'endroit d'un Hercule,

Sous quelque faux rapport confirmé de nous deux

Qui n'aura du tout rien pénible, ou hasardeux,

Sans doute démordra l'hameçon qui l'attire,

Sans doute allégera notre commun martyre,

305   Chacun libre à poursuivre un sujet diverti,

Et par la jalousie à demi converti[.]

SIDERE.

Moyennant que la bouche exprime le courage,

Et que qui le désigne exécute l'ouvrage,

On leur pourrait jeter la pomme de discord,

310   Vous entr'autres autant ingénieux qu'accort.  [ 9 Accort : Qui est de gentil esprit, qui est à la fois avisé et gracieux. [L]]

LICANOR.

Afin de l'attirer dans l'embûche impourvue,

Madame ne manquez à sa première vue,

Mise sur les discours des divers amoureux

Que la Perse renomme, ou bien, ou malheureux,

315   De dire, Sal[a]macis la perfection même,

N'était qu'un peu changeant sa médisance extrême,

Mérite que l'honneur du sexe féminin

Fuit d'heure un aspic si mortel de venin ;  [ 10 Aspic : Fig. C'est un aspic, se dit d'un homme dangereux par sa médisance. Une langue d'aspic, une méchante langue. [L]]

Que l'exemple ne va plus outre que chez elle,

320   Diffamée au rapport du volage infidèle,

La renvoyant chercher mon témoignage exprès

Qui docte saurai bien la manier après.

SIDERE.

Ce moyen me plaît fort, et d'heure convenue

Active je ne fais qu'attendre sa venue.

325   Parlons bas, quelque bruit, ah certes [l]a voici,

Adieu, mais demeurez embusqué près d'ici.

LICANOR.

Comment donc, vous commise à détourner la bête,

Piqueur laissez m'en faire une certaine quête.

SIDERE.

J'estime que le Ciel t'envoie à mon secours.

DORISE.

330   Et touchant quoi mo[n] âme ?

SIDERE.

  Un envieux discours

Me lassait désormais avec ce gentilhomme.

DORISE.

Sa faconde à la Cour néanmoins le renomme,

Sa faconde que suit la courtoise douceur.

SIDERE.

Tous sujets de devis ne plaisent pas ma soeur.  [ 11 Devis : Menus propos, entretien familier. De joyeux devis. [L]]

DORISE.

335   Je me doute qu'il veut s'installer en ta grâce,

Chez elle s'acquérir une première place,

Ce petit vermillon de honte avant-coureur.

SIDERE.

L'imagination te plonge en cet erreur,

Encor que cela soit le moins de son mérite

340   L'honneur me demeurant de semblable poursuite.

DORISE.

Tu me confesseras Salmacis sans pareil

Entre nos cavaliers apparaître un soleil.

SIDERE.

Sans doute sa vertu n'aurait point de seconde,

Mais nul entièrement ne vit parfait au monde.

DORISE.

345   Ce mais le présuppose être défectueux.

SIDERE.

Presque tous les amants ont ce vice chez eux.

DORISE.

Ma mignonne ôte moi de scrupule éclaircie,

Sur tel si qui l'esprit martelé me soucie.

SIDERE.

J'aimerais beaucoup mieux qu'un autre te le dit.

DORISE.

350   Ma prière importune obtiendra ce crédit.

SIDERE.

Dispense moi mon coeur, la chose m'épouvante,

Dont l'indiscret selon sa coutume se vante.

DORISE.

Qu'importe sa vantise à qui ne le craint pas ?  [ 12 Vantise : Vantardise, fait de se vanter, défaut de celui qui se vante. [CNRTL]]

SIDERE.

Elle importe à ta gloire un vergogneux trépas.  [ 13 Vergogneux : Terme vieilli. Qui a de la vergogne ; honte. [L]]

DORISE.

355   Ha ! Ne me retiens plus sur la gêne étendue,

Que la facilité trop grande aura perdue[.]

SIDERE.

Ce folâtre en public fait courir un faux bruit

Que ta pudicité lui prodigua son fruit.

DORISE.

Moi ?

SIDERE.

Si tu es Dorise.

DORISE.

Hé ! D'où vient la nouvelle ?

SIDERE.

360   De son propre cousin qui l'abhorre infidèle.

DORISE.

Ô exécrable monstre ! Ô Célestes puissants !

Qui vengez protecteurs les faibles innocents,

Qu'un tonnerre du moins me rende la justice,

Ou que l'Érèbe ouvert ce pervers engloutisse :

365   Ha ! Traître Salmacis, homme double, homme feint,

Mon renom pour un blâme imposteur ne s'éteint,

L'opprobre du mensonge à ta honte demeure,

Il faut que par ma main ce noir vipère meure.

SIDERE.

Avant qu'une rancoeur plus âpre concevoir

370   Allez de Licanor la vérité savoir,

L'affaire sérieux en mérite la peine,

Tout à propos là-bas seul, et il se pourmène.  [ 14 Pourmener : Déplacer, faire avancer. [CNRTL]]

DORISE.

L'occasion meilleure on ne saurait choisir,

Tantôt je vous retrouve avec plus de loisir.

SIDERE, seule.

375   Onc fourbe à mon souhait ne réussit pareille,

Le martel en la tête et la pince à l'oreille,  [ 15 Martel : Fig. Inquiétude, ombrage, souci. [L]]

Mon dédaigneux se peut assurer qu'au retour

Elle lui garde plus de haine que d'amour.

DORISE.

Dieux ! Osera ma bouche informer effrontée,

380   Dessus la trahison du barbare attentée ?

Osera ta pudeur virginale enquérir,

Sur ce qui ne lui va que du blâme acquérir,

Qui toujours à travers ton courroux équitable

Montre d'un trait d'amour l'atteinte détestable :

385   Tu le dois, le silence avoue appartement

Ce que le criminel passe tacitement,

Qui n'a fait mal ne craint qu'on censure sa vie,

Du mensonge vainqueur ainsi que de l'envie :

Monsieur, Monsieur un mot, un mot par charité,

390   Nul ne me dira mieux que vous la vérité.

LICANOR.

Et nul plus volontiers ne servira fidèle

Une chaste beauté des vertus le modèle.

DORISE.

Beaucoup d'autres ne l'ont en ce prédicament.  [ 16 Prédicament : Terme de logique. Attribut. Dans une proposition comme Dieu est saint, Dieu est le sujet, et saint le prédicament. [L]]

LICANOR.

Tel porte qui ne l'est, l'heureux titre d'amant[.]

DORISE.

395   Ha ! Sensible propos, ta première ouverture

Ne renforce que trop ma triste conjecture.

LICANOR.

En quoi puis-je servir la Reine des beautés ?

DORISE.

Salmacis m'a-t-on dit, vante mes privautés,

Plus grandes envers lui que l'effet véritable,

400   Que ne souffre l'honneur, méchanceté notable,

Si tel faux bruit épars le reconnaît auteur,

Sa source ne tirant d'un vulgaire menteur :

Or la preuve certaine en votre témoignage,

Comme intimes amis et de même lignage,

405   Douteuse me contraint son Oracle informer,

Veuillez donc là-dessus magnanime affirmer,

Sans que la parentelle à la vérité nuise,

Sans permettre que plus l'innocence on séduise,

Acte que rémunère un beau los immortel,

410   Qui de suite s'érige en mon âme un autel.

LICANOR.

Madame, plut au Ciel pouvoir semblable office

Racheter de ma vie offerte en sacrifice,

La perdre vous servant me contenterait plus

Que de remémorer les propos superflus,

415   Qu'à la honte des miens commune résultée,

Faire de rapporteur la charge détestée[.]

DORISE.

Ô pauvre ! Ô pauvre fille, à ce commencement

Présume que Sidere ennuyeuse ne ment,

Las ! Monsieur excusez la douleur qui m'emporte,

420   Et qu'un discours suivi de ce doute me sorte.

LICANOR.

A[d]vienne qui pourra, ne crainte ne respect

Ne me rendront jamais de trahison suspect,

La conscience point, la pitié me surmonte,

Oui Madame, un ingrat volage vous affronte,

425   Son indiscrétion ose tant s'oublier,

Que vos chastes faveurs, lascives publier,

Ô cieux ! Le souvenir me glace la parole,

Devinez le surplus d'un mensonge frivole.

DORISE.

Dites, me découvrir l'imposture à demi,

430   Laisse l'honneur en gage ès mains de l'ennemi,

Jusques où se prévaut, jusques à quelle grâce

Chez ma crédulité sa téméraire audace ?

LICANOR.

Jusques à moissonner d'ordinaire avec vous

Ce que peut sur sa femme un légitime époux[.]

DORISE.

435   Le parjure a menti, le traître, l'hypocrite,

Où m'écrase le Ciel de sa chute subite,

Onc baiser seulement permis qu'à contre-coeur,

Sur ma pudicité ne le rendit vainqueur,

Indulgence excessive, et première et dernière

440   Dont il ne jouit plus, libre de prisonnière,

Sage, bien qu'un peu tard au scandale reçu,

Mais quelle autre n'eut pas l'apparence déçu ?

LICANOR.

L'honneur sauf garanti de ce funèbre piège

Ce trésor échappant sa griffe sacrilège,

445   Substituez quelqu'un capable gardien,

Que conjoigne l'Hymen de son noeud gordien,  [ 17 Noeud gordien : Fig., difficulté qu'on ne peut résoudre. [L]]

Qui vous sache adorer à l'égal des mérites

Qui porte vos beautés toujours en l'âme écrites,

Qui se donne fidèle un siècle à éprouver,

450   Vous n'aurez guère loin grand peine à le trouver[.]

DORISE.

Sème l'amour ailleurs ses appas et ses charmes,

Mes feux dorénavant noyés dedans mes larmes,

Ne se rallument plus, tombée en même erreur,

Une seconde fois sentirait sa fureur.

LICANOR.

455   Si le change supplée à la perte reçue,

Alors ne serez vous qu'heureusement déçue.

DORISE.

Le change proposé se borne du cercueil,

Adieu, je ne puis plus résister à ce deuil.

LICANOR, seul.

Pallas ne pouvait mieux conduire l'entreprise,

460   Reste à te prévaloir d'une discorde éprise,

Salmacis ébloui tellement au retour,

Qu'il ne sache d'où vient ce charitable tour :

Sache, ou non, ma valeur ne redoute personne,

Ma fortune à la sienne en tout se parangonne,  [ 18 Parangonne : Comparer (sens vieilli). [L]]

465   La plus belle beauté qui vive sous les Cieux,

Suffise à limiter son vol audacieux ;

Maxime qu'en matière et d'Amour et d'Empire

La seule utilité la foi nous doit prescrire,

Après sans co-rival, Dorise peu à peu

470   Dessus qui tu as fait étinceler ton feu,

Se lairra subjug[u]er : de sorte poursuivie,

Et d'une affection si candide servie,

Que tu la forcerais induite par pitié,

Ores qu'elle ne pût concevoir d'amitié.

ACTE III

SCÈNE I.
Salmacis, Licanor.

SALMACIS.

475   Confus, désespéré la misère du monde,

Que déjà ne m'enserre une lame profonde,

Dorise me niant les rayons de ses yeux,

Pourquoi m'éclaire plus le Soleil odieux ?

Dorise désormais capitale ennemie,

480   Retourne le chaos en sa masse endormie.

Dorise te pouvoir (certes trop inhumain)

Cette homicide lettre écrire de sa main ?

Recours la derechef : oui son mauvais courage

Se laisse maîtriser d'une jalouse rage,

485   Se laisse décevoir d'une crédulité,

Sans marque expresse, en quoi gît l'infidélité,

En quoi l'affection première me varie,

Ne quel autre sujet mon désir s'apparie,

Sous ces termes obscurs la frénétique dit,

490   Que de sa renommée un pipeur a médit,

Vous savez Immortels, si le forfait me touche,

Si de los que le sien me résonne en la bouche,

Si mes voeux onc ailleurs eurent dévotion,

Si ma foi ne s'égale à ma discrétion,

495   Las ! Au moins tu devais avec la même plume

Découvrir l'imposteur qui ton courroux allume,

Afin de te donner le plaisir de le voir,

Sur l'heure démenti, son guerdon recevoir :   [ 19 Guerdon : Terme vieilli. Récompense.]

Traître, qui que tu sois, ah ! L'âme suspendue,

500   Ma sentence de vie, ou de mort attendue,

Endure impatiente un merveilleux effort,

Voici mon messager morne triste de port,

Qui me confirme assez l'implacable obstinée

Ordonner que ce fer tranche ma destinée.

LICANOR.

505   Résout n'espérez plus un courage plier,

De qui la dureté croît à s'humilier,

Le temps l'amollira dissipant cette nue,

Avec la vérité tôt ou tard reconnue.

SALMACIS.

Ô frêle ! ô fol espoir plein de déception !

510   Hé ! Ma missive donc quelle réception ?

LICANOR.

Onc lionne sitôt n'a proie déchirée,

Que sa pressante faim rencontra de curée,

Comme la furieuse en pièces a soudain

Mis votre lettre au feu de l'une et l'autre main.

SALMACIS.

515   Sans lecture ?

LICANOR.

  Sans voir l'inscription première.

SALMACIS.

Viens tigresse d'un coup me ravir la lumière,

Saoule ta cruauté sur ce mourable corps,

Tire son coeur empreint de ton portrait dehors,

Bois le sang épuisé qui coule de mes veines,

520   Et fini t'apaisant mes amoureuses peines.

Ô pervers animal ennemi de raison !

Tous maux à ton égard sont sans comparaison,

Tu les surpasses tous chez quiconque t'adore,

Quel discours t'a tenu l'impitoyable encore ?

LICANOR.

525   Mon chef se hérissait l'entendant proférer,

Et ma bouche quasi n'ose les référer,

Qu'à peine de sentir l'effet de sa rancune,

Dessus votre sujet, plus on ne l'importune,

Que son principal heur dépend à l'avenir

530   De ne vous voir jamais, et ne s'en souvenir.

SALMACIS.

De ne me voir jamais ? Ô crédule homicide !

Dessous le désespoir furieux qui me guide,

Ton souhait adviendra, tu ne me verras plus,

Modère Salmacis tes regrets superflus,

535   Et banni te relègue en quelque part du monde ;

Ains fais que de tes jours la course vagabonde

Ne goûte aucun repos paravant le tombeau,

Qu'elle imite d'erreurs le céleste flambeau.

LICANOR.

Opposez vertueux une brave constance.

SALMACIS.

540   Ma douleur ne veut pas ne conseil n'assistance,

Retire toi soudain, ce terrestre univers

Ne foisonne infecté que de traîtres divers.

LICANOR.

Tu dusses pour le prix en dire davantage,

Licanor maintenant use de l'avantage,

545   Que te donnent le temps, la fortune, et l'Amour,

Va jouir des faveurs de Dorise à ton tour,

Va les feux cypriens rallumer en son âme.

De celle qui finit commence une autre trame,

Sage d'expérience après ne souffrant pas

550   Qu'un rival frauduleux s'avance sur tes pas.

SCÈNE II.
Dorise, Licanor.

DORISE.

Ô Cieux que ma douleur éprouve d'allégeance,

Depuis l'exécution de sa faible vengeance,

Depuis que ce parjure infidèle a reçu

Le suprême décret de ma volonté su,

555   Que mes avides mains ont le feu pour supplice

À ce papier donné de sa fraude complice,

Tel Charybde affranchi, Dorise pourrais-tu

Derechef te soumettre au péril combattu,

Rien moins, Diane fuis le commerce des hommes

560   Tout fardez de courage au dur siècle où nous sommes,

Licanor toutefois, quoi que proche parent,

Se montre de nature à lui plus différent

Qu'un lion généreux du renard qui se glisse

Toujours en peur, ou croit profiter sa malice,

565   Mais à le figurer quelque chose de plus,

Ne te rempêtre aussi d'une nouvelle glue,  [ 20 Rempêtrer : Empêtrer de nouveau. [L]]

Point, cette humeur me plaît ouverte, magnanime

Cas étrange, un penser après l'autre l'anime,

Sus retranche leur donc le cours pernicieux :

570   Mais voyez que l'Amour archer malicieux,

Représente l'objet redouté de mon âme,

Qui les approches sent d'une seconde flamme,

Ô pitoyable Ciel ! Envoie moi la mort

Plutôt que retomber dessous le même sort.

LICANOR.

575   L'Arrêt de son exil prononcé bouche à bouche,

Immobile d'abord, plus muet qu'une souche,

Ce trompeur découvert fulmine maintenant,

Menace tout le monde, à part soi forcenant,

À peu près comparable au matin qui aboie

580   Contre la Lune après avoir perdu sa proie,

Où au loup affamé qui hurle de courroux,

Sitôt que le pasteur sa brebis a recous[u],

L'Ixion trébuché du Ciel de votre grâce,

Un véritable amant vous demande sa place,

585   Un qui a beaucoup moins de discours que d'effet,

Un Phoenix en constance amoureuse parfait[.]

DORISE.

Le moyen qu'éperdue après ce coup d'orage,

Qui tremblotte, qui n'ai ni force ni courage,

Neptune me retienne à la merci des flots,

590   Un péril retenté premier que d'être clos ?

L'honneur directement répugne à telle envie,

Fanal perpétuel qui guidera ma vie :

Quelque temps écoulé alors ne dis je pas

Que le désir ne croisse et ne goûte à l'appas.

LICANOR.

595   Telle action de soi louable, vertueuse,

Qui légitime n'a sa fin voluptueuse,

Précipite ne peut naître hors de propos,

Ne peut que vous causer de l'aise et du repos.

DORISE.

Telle action mérite à loisir digérée,

600   Jusqu'à l'extrémité se traîner différée,

Mérite jour d'avis qui ne voudra sentir

D'une première faute un second repentir.

LICANOR.

Que le temps sur ma foi tire l'expérience,

Pourvu qu'un rais d'espoir aide ma patience,

605   Que les chastes faveurs de l'amante à l'amant

Modèrent un brasier sans cesse s'enflammant.

DORISE.

Voilà capituler trop tôt pour le salaire,

Qu'une Dame au labeur disperse volontaire.

LICANOR.

Ha ! Combien le forçat proche des ennemis

610   Rame mieux, un guerdon de liberté promis.

DORISE.

Suffit que mon humeur l'ingratitude abhorre,

Quiconque la connue est à s'en plaindre encore.

LICANOR.

Vous me permettrez bien vous revoir chaque jour

Beau temple, où se rendront les voeux de mon amour ?

DORISE.

615   Oui, oui qu'à cela près le Ciel en qui j'espère,

M'inspire de mon mieux, et vos desseins prospère[.]

LICANOR.

Ô parole divine ! Oracle gracieux !

Plus à moi qu'un Empire asservi, précieux,

Passeport qui me vaut désormais la franchise

620   Qu'obtint la piété du brave fils d'Anchise,

Qui dans ces élisés amoureux m'introduit

Où ne se trouvent point ni d'hiver, ni de nuit.

DORISE.

Quelque espion pourrait d'une embûche impourvue

Surprendre nos discours, à demain la reçue,

625   Demain à la même heure, environ sur le soir,

Ne manquez à venir, vous consolant d'espoir.

LICANOR.

Adieu mon beau Soleil, précipite ta ronde,

Si tu désires vif me retrouver au monde,

Ô long siècle à qui souffre et porte là-dedans

630   Des Vésuves cachés, et des fourneaux ardents !

SCÈNE III.
L'Hermite, Salmacis.

L'ERMITE.

Monarque souverain qui dardes le tonnerre,

Qui fis d'une parole, et le Ciel et la Terre,

Qui nous formes ainsi, déplorables humains,

Que l'artiste potier l'argile entre ses mains,

635   Cettui vaisseau de gloire, et cet autre d'ordure  [ 21 Cettui : Ce, cet. Il n'est plus usité ; mais on le trouve encore dans le style marotique. [L]]

Sans qu'eux puissent user d'un rebelle murmure :

Seigneur combien ta grâce opéra dessus moi,

Alors que je quittai le monde que j'aimai,

Que ton service pris d'éternel héritage,

640   Mon Palais orgueilleux fut ce sombre ermitage,

Où le corps macéré donne à l'esprit content  [ 22 Macérer : Fig. Affliger son corps par diverses austérités. [L]]

L'usufruit du bonheur céleste qu'il attend,

Où nulle ambition, que ta gloire chantée,

Que tes faits admirés, ne tient l'âme arrêtée,

645   Où mon oeil se ravit de miracles divers,

Que produit la Nature au champ de l'Univers,

Où tout ce qui s'objecte attire ma louange,

Pauvre pêcheur créé d'une bourbeuse fange,

Que dévore ton zèle assez de fois éteint,

650   Lors que la chair, le monde, et l'ennemi l'atteint :

Pitoyable soutien ma fragilité grande ;

Mais quelque homme égaré son adresse demande,

Le bel adolescent ! Volontiers que la nuit

À pouvoir discerner le vrai chemin vous nuit ?

SALMACIS.

655   Furieux dévoyé du sentier salutaire,

Que garde votre vie en ce lieu solitaire,

Radressez-moi bon père, où ma sanglante main

Clora mon désespoir d'un trépas inhumain.

L'ERMITE.

Dieu veuille refréner cette damnable envie,

660   Qui tuerait l'âme ôtant au corps sa frêle vie,

Possible transporté de haine ou de courroux,

Qu'un homicide a mis tel désespoir en vous.

SALMACIS.

Rien moins, hélas ! Le tan de l'amoureuse rage  [ 23 Tan : Écorce pulvérisée du chêne, du sumac, du châtaignier, etc. qu'on emploie à tanner les peaux. [L]]

Me souffle tel dessein frénétique au courage.

L'ERMITE.

665   Frénétique vraiment, que Satan le pervers

Fait naître en nos désirs à la luxure ouverts,

Luxure qui jadis les plus saints personnages

Contraignit perpétrer de terribles outrages ;

Or mon fils, la prière et le jeune opposés,

670   Nos coeurs au repentir humblement disposés,

On surmonte la chair, on triomphe du vice

Que fomente, qu'accroît l'oisiveté nourrice :

Mais dites si de voeu capable de l'effet,

Vous voulez renoncer au monde tout à fait ?

SALMACIS.

675   L'esprit vague n'a pas bien résolu ce doute,

Il y consent, le corps seul infirme redoute

De ne pouvoir longtemps ces fatigues nourrir,

Qui nous font la Couronne immortelle acquérir[.]

L'ERMITE.

Voila bien procéder, l'entreprise importante

680   Veut avant le combat que ses forces on tente,

Veut que chacun s'éprouve, et ne présume pas,

En la lice venu rebrousser sur ses pas,

Un voeu promis n'est plus par après révocable,

Qui s'en acquitte mal sous son faix il accable,

685   Or la nuit arrivée allons ensemblement

En ma grotte un repas prendre amiablement,

Repas de quelques fruits, de pain noir, et d'eau pure,

Bien fait du Tout puissant envers sa créature,

Après selon le peu à mes forces permis,

690   Je vous consolerai sous sa crainte remis.

SCÈNE IV.
Sidere, Page, Nourrice, Sophronie.

SIDERE.

Dis-tu que le regret d'une dame perfide

L'emporte vagabond où sa fureur le guide ?

Qu'aucun chez vous ne sait la route qu'il a pris,

Hé ! Dieu que ce rapport afflige mes esprits.

PAGE.

695   Chacun le tient perdu, le bonhomme de père

Au sujet entendu lui-même en désespère,

Et moi qui ne vous puis tenir plus long discours

Informer çà et là sans conduite je cours[.]

SIDERE.

Ô funèbre nouvelle ! Ô malheureuse fille,

700   Ta jalouse rancoeur déserte une famille,

Seule, seule tu es l'autrice de sa mort,

Seule, seule tu es le tison de discord,

Seule tu as détruit la merveille du monde,

Et sur toi ta malice exécrable redonde,

705   Qui ne dois, qui ne peux survivre ce délit :

Nourrice, vitement que l'on me mette au lit,

Sur le point d'expirer malade outre mesure,

Ô que déjà ce corps n'est en la sépulture[.]

NOURRICE.

Ma fille d'où provient ce subit accident ?

710   Qui ce Soleil d'Amour penche à son Occident ?

SIDERE.

Mon imprudence va dévaler criminelle,

L'innocent Salmacis en la nuit éternelle.

NOURRICE.

Toujours ce Salmacis nous cause du malheur.

SIDERE.

Ton blasphème impieux rengrège ma douleur.  [ 24 Rengéger : Terme vieilli. Augmenter, en parlant du mal, des maladies. [L]]

NOURRICE.

715   Mais plutôt avouez, que faute de me croire,

Faute d'ensevelir en l'oubli sa mémoire,

Mille ennuis soucieux viennent à tous propos

Me rompre la douceur d'un aimable repos.

SIDERE.

Hélas ! Ma téméraire et frivole entreprise

720   De sa coulpe légère a trop d'usure prise,

Trop contre ce chétif de vengeance exercé,

Trop commis d'injustice et son heur traversé.

NOURRICE.

Comme quoi ?

SIDERE.

Le secret de mon âme demeure,

Te suffise qu'il faut qu'homicide je meure,

725   Que mon assassinat, n'appelle du trépas,

Nourrice, on me vient voir, ah ! Ne le souffre pas,

Qui que ce soit, le mal incroyable m'excuse.

NOURRICE.

La sage Sophronie, ou bien mon oeil s'abuse.

SIDERE.

Sophronie, ha ! Bon Dieu le nom me réjouit,

730   La tristesse du coeur presque s'évanouit,

Qu'elle entre.

SOPHRONIE.

Tu la vois, pauvre fille amoureuse,

Et si n'éprouveras sa visite qu'heureuse,

Or sus Nourrice allez, retirez vous d'ici,

La malade traiter importe à mon souci.

NOURRICE.

735   Qui pourrait mieux que vous entreprendre sa cure,

Versée en des secrets surpassant la nature ?

Elle n'a plus que plaindre et plus qu'appréhender

Es mains d'une qui sait aux douleurs commander.

SIDERE.

Ma mère vous avez choisi l'heure opportune,

740   Paravant que Clotho borne mon infortune,  [ 25 Paravant que : conjonc. Avant que. [L]]

Que je charge l'esquif du fatal nautonier,

À recevoir l'adieu qui se donne dernier.

SOPHRONIE.

Admire le pouvoir d'une occulte science,

Et d'elle tes destins écoute en patience,

745   Destins que consultés naguère m'ont appris,

(Journalier passe-temps) les nocturnes esprits,

L'amant désespéré qui cause ton martyre,

Chez l'ermite dévot du désert se retire,

Nous le trouverons là fléchible converti,

750   De l'amour de Dorise à jamais diverti ;

Or serait néanmoins la procédure vaine,

Qui n'ôtera le charme où s'entretient sa haine,

Charme malicieux que porte l'imprudent,

Et que lui mit Soline à l'oreille pendant,

755   Voici l'occasion, cette infâme sorcière,

Qui nourrit Salmacis dès l'enfance première,

À cause qu'un sien fils avec juste raison

Fut de ton oncle occis, hait dès lors ta maison,  [ 26 Occire : vieux. terme vieilli.]

À tes affections contraire le suscite,

760   Et le futur prévu davantage l'incite,

Sachant que l'alliance heureuse de vous deux

Arrache la racine à ce discord hideux,

Gaillarde lève toi, que dessous ma conduite

Les douleurs, les soucis, on aille mettre en fuite,

765   Que mon art merveilleux, que ma tendre pitié

T'aillent récompenser d'une sainte amitié.

SIDERE.

Vénérable Sibylle à ta simple parole

Tu me remplis d'espoir, le coeur d'aise s'envole,

Sidere te suivra la part que tu voudras,

770   Où l'ingrat fugitif de séjour tu tiendras.

SOPHRONIE.

Certain petit hameau qui joint son ermitage

Nous donne à l'attraper un notable avantage,

L'embuscade couverte, or sus prépare toi,

Donnant à ma promesse une solide foi.

ACTE IV

SCÈNE I.
Salmacis, Sidere, Sophronie, L'Ermite.

SALMACIS.

775   L'Homme éprouve toujours la Déité propice,

Qui veut des voluptés gauchir le précipice,

Pourvu que son désir s'efforce seulement,

De la victoire il doit ne douter nullement,

La tâche du labeur se parfait insensible,

780   Tout cède, tout se rend à ses forces possible :

Ma propre expérience heureuse me suffit,

Du dommage souffert dérive le profit,

Ce scorpion d'amour tué sur sa pointure

Me délivre guéri d'une étrange torture,

785   L'âme n'a plus de goût aux charnels appétits,

Dans la ferveur du zèle à même heure engloutis,

Qui ne durent non plus qu'en l'ardente fournaise

Quelque goutte d'humeur aliment de sa braise :

Bien fait à ta clémence incomparable dû,

790   Père sans qui perdu j'étais plus que perdu,

Refuge des chétifs, juste arbitre du monde,

En qui plus la pitié que la justice abonde,

Ici dessous le joug de ta crainte réduit,

J'abhorre ces plaisirs qui trompeurs m'ont séduit,

795   Je dépite le chant mortel de ces sirènes,

Qui d'os humains épars blanchissent leurs arènes ;

Ici les bons discours de ce pieux vieillard,

Douce manne plutôt que le Ciel me départ,

Paissent l'esprit content, ores sur la structure

800   De ce grand ciel voûté par l'auteur de Nature :

Tantôt sur la rondeur du plus lourd élément,

Qui de son contrepoids subsiste seulement,

Autrefois il dira la merveille des plantes,

Ores ce qui se trouve es minier es relentes,  [ 27 Relent : Mauvais goût que contracte une viande dans un lieu humide. Goût de relent. Odeur de relent. [L]]

805   Après la nuit venue attire son discours

Sur les feux étoilés, leur assiette, leurs cours :

Ô Trois et quatre fois heureuse solitude !

Ne me sépare plus de ta béatitude,

Coule chez toi mon âge, et à l'oeuvre entrepris

810   Prépare dans l'Olympe un victorieux prix,

Mais toi plutôt Soleil d'éternelle lumière,

Ne me laisse faillir d'haleine en la carrière,

Poursuis de bien en mieux, ah ! Ce petit ruisseau

M'invite le sommeil au murmure de l'eau,

815   Un lit appareillé dessus ce gai fleurage,  [ 28 Fleurage : Terme de gravure. Cristallisations formées sur la planche de verre dans la gravure par l'acide fluorhydrique. [L]]

Que les saules épais encourtinent d'ombrage,  [ 29 Encourtiner : Garnir de courtines, de tapisseries, de rideaux. [L]]

Laissons passer ici la grand chaleur du jour,

L'heure propre à cueillir le repos à son tour.

SIDERE.

Pâle, défiguré, vrai squelette qui porte

820   L'effroyable semblant d'une personne morte,

Sous cet austère habit, mon oeil las ne peut plus

De ces humides pleurs tenir le raide flux,

Que voulons nous tarder ? Abordez la première,

Une vierge pudeur s'oppose à ma prière.

SOPHRONIE.

825   Froide retiens l'excès du désir violent,

Le dessein réussit par un moyen plus lent,

Attentive ne bouge et me laisse avancée,

Voir si le somme tient sa paupière pressée,

Que de suite j'arrache avec un doux effort

830   Ce traître caractère où se cache le sort :

Ô belle occasion ! Favorable fortune !

Endymion attend les baisers de la Lune,

Couché comme on le voit, sus, sus ôtons soudain

Cette organe de haine et ce rogue dédain :

835   Le voila je le tiens, Sidere qui t'assure,

Au retour du héros, sa bienveillance sûre,

Ne feins plus d'approcher opposée à ses yeux,

Que quittent les pavots du somme gracieux.

SALMACIS.

Quel songe fantastique en sursaut me réveille ?

840   Une fille parue à Sidere pareille

Me semblait arracher doucement hors du sein

Le coeur qui l'a suivie ainsi que par dessein,

Sidere ah ! Ce mépris de ton amour pudique,

Bien que tard, d'un remords équitable me pique,

845   Tu devais t'obtenir nonpareille beauté,

Sur mes affections un droit de primauté,

Mais l'imprudence traîne à sa suite ordinaire

Tels regrets importuns qu'il n'est plus temps de faire.

SIDERE.

Si, si plus que jamais tu n'as que trop souffert[.]

SALMACIS.

850   Ô Dieu délivre moi de ce fantôme offert.

SIDERE.

Illustre Cavalier n'offense ton courage,

Ta Sidere estimée une fantasque image,

Elle-même te vient humaine requérir,

Que tu veuilles ta gloire au besoin secourir,

855   Ta gloire incompatible à telle austère vie ;

Ou si de persister te demeure l'envie,

Termine mes langueurs, ta favorable main

Fera qu'aucun trépas ne me semble inhumain.

SALMACIS.

Ô parfait abrégé des merveilles du monde !

860   Qu'en beautés, qu'en vertus nulle autre ne seconde,

Quelle inspiration divine te conduit ?

T'a le lieu révélé où tu me vois réduit ?

Certes ton seul objet se présente capable

De fléchir à l'amour un courage coupable,

865   Un ingrat aveuglé qui te dédaigna tant,

À poursuivre sans plus sa ruine constant,

Hé ! Dieu, bon Dieu, ma vue encore n'ose croire

Que Sidere tu sois, qui garde ma mémoire.

SOPHRONIE.

Apprends que ma conduite et mon savoir aussi,

870   Du cercueil préparé te l'amènent ici,

L'innocente, au rapport de ta fuite soudaine,

Dessous terre s'allait dévaler ombre vaine,

Sinon que divertie elle a cru te pouvoir,

Infaillible destin, ranger à ton devoir :

875   Oui, ton Amour lui doit répondre mutuelle,

Eusses-tu d'un dragon la nature cruelle,

Le Ciel veut qu'accouplés sous la nocière loi,

Votre couple en bon heur n'ait semblable que soi.

SALMACIS.

Ton Oracle suffit, sage Magicienne

880   À repurger du tout une erreur ancienne,

Tandis que Salmacis, ou aveugle, ou charmé,

Tandis que sa rigueur l'a dédaigneux armé

Contre ce parangon de vertu féminine,

Contre ce beau soleil dissipant ma bruine,

885   Contre ce beau soleil qui me vient d'arriver,

N'ayant peu jusqu'ici mon âme captiver,

Coulpe qu'amendera le futur (j'en atteste

Ce Monarque qui sied dans le trône céleste)

Coulpe que mon service expie à l'avenir ;

890   Voici tout à propos ce bon père venir,

Vers qui la charité m'oblige incomparable,

Outre un remerciement à quelque offre honorable.

L'ERMITE.

La belle compagnie, hé ! Mon fils ôte moi

Sur pareil incident d'un soucieux émoi,

895   Qui ces tentations étranges nous amène,

Que le plus chaste coeur surmonte à toute peine.

SALMACIS.

Sache pieux vieillard, que ma déloyauté

Ingrate à cette douce et pucelle beauté,

Désire s'acquitter vers elle sans remise,

900   De l'immuable foi nuptiale promise,

Promise, ou due au moins et je ne doute point,

Que ton prudent avis ne s'accorde à ce point.

L'ERMITE.

Non, puis que le désir unanime conspire,

Désir saint, que le Ciel en vos âmes inspire,

905   Nous usurpons le Ciel improprement, au lieu

Des effets infinis de la bonté de Dieu,

Qui vous puisse bénir, et qui vous donne ensemble

Un essaim de neveux qui ses parents ressemble,

Allez, que l'on me vive en sa crainte toujours,

910   Que sa paix, que sa grâce accompagne vos jours.

SALMACIS.

Prends de ton serviteur, non pas en mercenaire,

Quelque petit présent comme on fait d'ordinaire,

Qui te laisse de nous l'indigne souvenir,

Nous fasse en ta prière une place obtenir.

L'ERMITE.

915   Ah ! Vous m'offensez trop, ma richesse assez grande

Se réserve là haut et rien plus ne demande,

Là mon trésor ne craint l'embûche des larrons,

Là des biens qui n'ont point de fin nous jouirons,

Or derechef adieu, demeurer davantage

920   Ne ferait qu'attendrir de regret mon courage.

SALMACIS.

Rémunère le Ciel de ses présents infus

Ton hospitalité charitable au refus,

Adieu mon père, adieu, vis franc de tous désastres,

Tant que l'esprit heureux s'envole dans les astres.

L'ERMITE, seul.

925   Tu ne me trompe pas jeune homme à rechercher

Parmi le monde infect les plaisirs de la chair,

Il faut, il faut que l'âme ait sa trempe plus forte,

Qui veut persévérer à vivre de la sorte,

Persévérer Seigneur, qu'à ta grâce je dois,

930   Qui me daigne remplir de courage et de foi.

SCÈNE II.
Licanor, Dorise.

LICANOR.

Mon âme vous dira que l'affection lasse

De voir ses feux glisser sur une dure glace

Commence à devenir, non plus froide, mais bien

Désirant ne sais quoi de plus ferme lien,

935   Le laboureur contraint laisse en friche la terre,

Qui l'espoir de Cérès au printemps ne desserre,

. . . . . . . . . . . . . . . .

Si du butin conquis on lui soustrait sa part,

Qu'un oui proféré pure et simple parole,

940   Au service amoureux de Dorise m'envole,

Et que je souffre après tout ce qu'elle voudra :

Ma douleur par la voix jamais ne se plaindra.

DORISE.

Mes prodigues faveurs d'heure à autre plus grandes

Font que plus importun de même tu te rendes ;

945   Ainsi moins désaltère et se creuse un tombeau

L'hydropique, tant plus on lui augmente l'eau.

LICANOR.

Ô les froides faveurs, puis que ma bouche n'ose

Recueillir un baiser sur ces lèvres de rose !

DORISE.

Témoin qu'hier au soir surprise traîtrement

950   Tu m'en dérobas deux.

LICANOR.

  Qui ne peut autrement ?

DORISE.

Où la force absolue exige le salaire,

De récompense après il n'est besoin de faire.

LICANOR.

Où réside vainqueur un véritable amour,

Sans surprise et sans force on moissonne à son tour.

DORISE.

955   Non premier que le champ du nocier Hyménée,

Ainsi que meurt, en ait la licence donnée.

LICANOR.

Ma sainte veuille donc presser l'occasion,

Ne fais plus que notre heur semble une illusion,

L'âge fuit à grands pas, subtile larronnesse

960   Des solides plaisirs que produit la jeunesse,

Ta mère qui te croit ne te dédira point

Du lien proposé qui nos moitiés conjoint,

Où si tu le permets, ma plus humble prière

Lui en fait de ce pas l'ouverture première.

DORISE.

965   Ce devoir t'appartient, dire ma volonté

Paravant qu'informée est un trait effronté ;

Or afin que l'effet découvre ma pensée,

Qu'on ne m'estime plus insensible et glacée,

Ne prends terme plus long que ce soir à venir

970   Avec peu de labeur ta demande obtenir,

Quelque propos déjà la tiennent assurée

D'une amitié secrète entre nous conjurée,

Tu trouveras un arbre ébranlé que t'abat

Le moindre petit coup par manière d'ébat.

LICANOR.

975   Ne crains plus Jupiter, que mon heureuse vie

Porte à ton alliance, ou à ta gloire envie,

Content, voire content et plus que satisfait,

Ma félicité n'a rien qui manque imparfait :

Mais baiserai-je point d'hommage cette bouche,

980   Qui montre maintenant que ma langueur la touche ?

Qui prononce l'Oracle ainsi que je le veux,

Qui m'élève immortel au comble de mes voeux,

Tu me confirmeras veuilles où non la chose

D'un baiser languissant pris à lèvre déclose,

985   L'otage me suffit, otage précieux,

Qui me consolera l'éclipse de tes yeux.

DORISE.

Téméraire m'user de telle violence ?

Écoute, mon humeur n'aime pas l'insolence,

Ne t'émancipe plus à cette privauté,

990   Où tu m'éprouveras la même cruauté,

Possible que quelqu'un espion nous regarde,

Ainsi ma renommée un moment le hasarde.

LICANOR.

Ô cruelle ! Combien les baisers sont plus doux,

Qu'assaisonne l'aigreur de ce petit courroux,

995   À peine volontiers.

DORISE.

  Adieu, la frénésie

Récidive paraît dedans ta fantais[i]e,

Tantôt nous te verrons plus sage et plus remis ;

Au reste tien pour fait ce que l'on t'a promis.

LICANOR.

La Déité ne ment, sa parole donnée

1000   De mon heur accompli porte la destinée,

À Dieu, mais ne crois pas que l'enfant de Cypris

Qui domine mes sens, te quitte pour le prix.

SCÈNE III.
Melampe, Salmacis, Sidere.

MELAMPE.

Cher espoir où es-tu ? Mon fils, ma géniture,

Que m'impute le Ciel d'horrible forfaiture,

1005   Comparable à ta perte ? Au sinistre accident

Qui décharge sur moi son courroux évident ?

L'âme ne me pâlit du remords d'un inceste,

La fureur ne me tient d'Alemaeon, ou d'Oreste,

Mon banquet Atréide au Soleil odieux,

1010   D'horreur n'a rebroussé son coche radieux,

La vertu compassa les gestes de ma vie,

Nue d'ambition, de rapine et d'envie,

L'affligé m'éprouva secourable toujours,

Un malheur toutefois vers la fin de mes jours,

1015   Une perte encourue, horrible, irréparable,

Plus que jamais mortel m'a rendu misérable,

L'aveugle désespoir d'une rage d'Amour,

Mon unique ravit dans le pâle séjour,

Hélas ! Il ne vit plus, ma vieillesse orpheline

1020   N'a même ce soulas (influence maline !)  [ 30 Soulas : Terme vieilli. Soulagement, consolation, joie, plaisir. [L]]

De lui rendre au tombeau les funèbres honneurs,

Et d'épandre dessus mon âme avec mes pleurs,

Ô passion maudite ! ô brutale manie,

Qui l'humaine raison perd sous sa tyrannie !

1025   Ta peste furieuse errant par l'Univers,

Le superbe Ilion mit jadis à l'envers,

Elle infecte le coeur, et se trouve passage,

Se coule dans l'esprit hébété du plus sage,

Force sa résistance ; ainsi le preux Thébain,

1030   Tant de monstres divers abattus sous sa main,

Ne te peut atterrer ton embûche au contraire ;

Mais quelques uns viendront importuns me distraire,

Me priver du soulas que goûte un malheureux

Lors qu'il soupire à part son destin funéreux,

1035   J'aperçois Salmacis, où l'ombre trépassée

Veut adoucir mon deuil, de Charon repassée,

Serait-ce toi support de ton vieil géniteur ?

Toi mon fils que j'embrasse, ou un spectre menteur ?

SALMACIS.

Grâces au Tout puissant, qui m'a voulu d'organe

1040   Secourable envoyer cette belle Diane,

Vous me voyez Monsieur, qui ne veux désormais

De vos commandements me départir jamais,

Qui pour ne plus rechoir en l'offense, désire  [ 31 Rechoir : Terme vieilli, qui n'est guère usité qu'à l'infinitif et au participe passé rechu ; Tomber de nouveau. [L]]

Une stable retraite et heureuse m'élire,

1045   Sidere concédée à mon élection,

Rendez donc l'entreprise à sa perfection.

MELAMPE.

Que ce change me plaît, en la terre habitable

Tu ne saurais m'offrir de bru plus souhaitable,

De bru qui me contente et me plaise à l'égal,

1050   Quantes fois discourant du lien conjugal

Ai-je voulu t'induire à préférer Sidere,

Chez laquelle ton mieux prévu se considère ?

Que Dorise n'approche indiscrète d'humeur,

Moindre d'extraction, qui n'a l'esprit si mûr,

1055   Qui lui cède en beautés, qui lui cède en fortune :

Mais d'où te vient mon fils, sa rencontre opportune ?

Où t'aura fugitif ce bel ange repris ?

Un doute là-dessus travaille mes esprits.

SALMACIS.

Ce qui reste du jour ne suffit à l'histoire

1060   Digne d'être gravée en l'airain de mémoire,

Longue, prodigieuse, et pleine d'accidents,

La commune créance étranges excédents,

Que vous saurez Monsieur, l'heure propre choisie :

Maintenant un devoir exprès de courtoisie

1065   M'oblige à remener Madame chez les siens,

M'oblige à leur offrir le courage et les biens,

La proposition du mariage faite,

Où ma félicité se repose parfaite,

Où trouvent mes désirs leur salutaire port,

1070   Les vôtres d'un enfant le mérité support.

MELAMPE.

Allons, ô Dieu le coeur d'allégresse me vole !

Moi-même en porterai la première parole,

Toute autre d'efficace, et plus requise afin

Que l'oeuvre commencée ait une prompte fin,

1075   Que vos yeux amoureux ne languissent d'attente,

Une moisson soudaine au double nous contente,

Allons, l'égalité qui se trouve aux partis,

D'extractions, de biens, de désirs assortis,

M'assure d'obtenir sans peine la demande,

1080   Ains le destin le veut, le Ciel nous le commande,

Ce mariage saint porte un faire le faut,

Conclu miraculeux premièrement là-haut.

ACTE V

SCÈNE I.
Dorise, Salmacis, Licanor.

DORISE.

Bon Dieu ! Qui ne rirait de la feinte grossière ?

Ce déloyal déjà mesurant sa carrière,

1085   Du plutôt qu'on a dit la bague être mon prix,

Le courre a refusé par forme de mépris,  [ 32 Courre : Au sens de courir, emploi dans lequel il a vieilli et est aujourd'hui hors d'usage. [L]]

Et seule sans salut entre plusieurs laissée,

Une oeillade farouche au passer élancée,

Soudain près de Sidere assis nous l'avons vu,

1090   Courtisan frauduleux, d'artifice pourvu,

Lui baisoter les mains et lui rire à la bouche,

Bien que tel faux semblant le courage ne touche,

Que l'affronteur m'ait dit un million de fois,

Ne la pouvoir aimer encore qu'à son choix,

1095   Vive présomption de l'embûche traîtresse,

Qu'à la pudicité de l'imprudente on dresse,

Vive présomption qu'un oiseau passager

Prendra bientôt l'essor désireux de changer :

Déplorable Sidere à mon exemple sage

1100   Tu dusses esquiver de ce mauvais passage,

Ton conseil te devrait comme à moi profiter,

Le voici, je lui veux quelque atteinte porter,

Quelque mot en passant, qui poigne jusqu'à l'âme :

Vous m'obligez Monsieur, d'une nouvelle flamme,

1105   Qui flambe à mon avis trop âpre pour durer,

Et nous fait plus de peur que de mal endurer.

SALMACIS.

La peur qui du péril des autres se soucie,

Négligeant le sien propre, on la nomme ineptie.

DORISE.

Doncques par ceux qui n'ont aucune charité,

1110   Ou ne savent Sidere avoir mieux mérité.

SALMACIS.

Sa prudence s'oppose à une folle crainte

Qui les autres plutôt doit plaindre qu'être plainte.

DORISE.

Vous avez depuis peu bien changé de propos.

SALMACIS.

Depuis qu'un bon avis pourvoit à mon repos.

DORISE.

1115   L'inconstance jamais ne s'acquit de louange,

Or montrera le temps qui gagne plus au change.

SALMACIS.

L'avantage sera lors tout de mon côté.

DORISE.

Sidere n'a qu'un mets que je me suis ôté.

SALMACIS.

Certain proverbe dit, que tel souvent refuse

1120   Qui le regrette après, que sa finesse abuse[.]

DORISE.

Dorise heureuse vit contente de son sort[.]

SALMACIS.

Du même à meilleur droit Salmacis se fait fort.

DORISE.

Qui le contentement aux richesses mesure,

Oui certes, son amour a meilleure aventure[.]

SALMACIS.

1125   Qui le contentement mesure à la beauté,

A l'honneur, aux moyens, et à la loyauté.

DORISE.

L'honneur ? Ôtons ce point, ou nulle autre n'excelle,

Nonobstant le faux bruit d'une langue infidèle.

SALMACIS.

Égales en cela, Sidere obtient au moins

1130   L'avantage du reste avec trop de témoins.

DORISE.

Qu'elle le garde bien l'avantage, et chacune

Se tienne désormais à sa bonne fortune.

SALMACIS.

N'en doutez pas, hé Dieu ! Crédule quelque jour

Un repentir suivra le parjure à son tour.

DORISE.

1135   Plût au Ciel voir déjà la chose réussie.

SALMACIS.

La chose indifférente ores ne me soucie,

Adieu, pareil discours frivole m'arrêtant

Je perds l'occasion d'un baiser qui m'attend.

DORISE, seule.

Comme bouffi d'orgueil le traître dissimule,

1140   Et bravache forfait sur forfait accumule,

Croyant par son mépris me rallumer au coeur

Quelque désir éclos de jalouse rancoeur :

Tu te trompes, premier que le malheur arrive,

Titan se lèvera de l'Espagnole rive,

1145   La cigogne premier aimera les serpents,

Qu'un imposteur jamais se moque à mes dépens :

Licanor plus aimable en sa moindre partie,

À qui ma chasteté doit sa fleur garantie,

Bravera ton audace outre l'espoir conçu,

1150   Aux faveurs d'Hyménée en ma couche reçu,

Tout obstacle franchi, toute demeure ôtée,

Le voici mon Soleil, écoute, ce Prothée,

Tu l'auras peu trouver qui ma présence fuit,

De son ingratitude une moisson produit,

1155   Son infélicité parvenue à l'extrême,

Des voeux de notre amour accomplit le suprême,

M'entends-tu ?

LICANOR.

Nullement, ma Reine conte moi

Quels discours l'imprudent aurait eus avec toi.

DORISE.

Ce renard découvert rusé, épie, tournoie,

1160   Désespéré, marri d'avoir perdu sa proie.

LICANOR.

Non sans cause, et se veut ores justifier ?

DORISE.

Ains plutôt comme ayant bien fait glorifier.

LICANOR.

Souvent le criminel a l'orgueil de refuge,

Et croit que l'apparence intimide son juge,

1165   Mais quel heur promets-tu me résulter de là ?

DORISE.

Pour accroître la rage envieuse qu'il a,

Assure toi demain la moisson fortunée,

Qu'un amoureux dépouille es champs de l'Hyménée.

LICANOR.

Que demain Licanor passe en son Paradis ?

1170   Au plus loin du penser possible tu le dis.

DORISE.

La raison ?

LICANOR.

Ce charmeur qui te tiendrait reprise,

Crainte que soupçonneux je sente la surprise,

Conseille tout promettre et ne me rien tenir.

DORISE.

Tu ferais importun ce mensonge avenir.

LICANOR.

1175   Ma Déesse, mon mieux, mon désir, ma pensée

Ne m'impute de grâce une joie insensée,

Qui transporte les sens, qui ravit les esprits,

Prononce derechef ce destin, ma Cypris.

DORISE.

Non, suis moi, que l'effet précède ma parole,

1180   Mes libres actions ne craignent le contrôle,

Un avis à ma mère inventé là-dessus,

Nos trompeurs ennemis se trouveront déçus,

Tu possèdes Dorise entière qui désire

Au trône t'élever de l'amoureux Empire,

1185   Qui stable t'aimera jusques dans le tombeau,

Allons donc allumer ce nuptial flambeau.

LICANOR.

Le bon soldat ne suit un brave capitaine,

Si joyeux pour cueillir la victoire certaine,

Que je sais ma Sybille es champs élysiens,

1190   Ains ma chaste Diane aux bois Idaliens.

SCÈNE II.
Salmacis, Sidere.

SALMACIS.

Ce plaisir a manqué de ta seule présence,

L'indiscrète n'ayant esprit ne suffisance,

Présume retenir de l'antique pouvoir,

Que ma raison se laisse au charme décevoir,

1195   Et que le repentir me prendra de bien faire,

De permuter son ombre à ton aurore claire,

Imbécile cerveau que la vanité suit,

Et que l'opinion de soi-même séduit[.]

SIDERE.

Toujours as-tu senti quelque faible étincelle

1200   Rejaillir du brandon qui te brûla pour elle,

Déplorable en ce point, que crédule nous trois,

Sa simplesse grossière abusons à la fois,  [ 33 Simplesse : Naturel sans déguisement, doux et facile. [L]]

Que la fraude sans plus cause son inconstance,

Qu'un bon juge ne peut t'absoudre en cette instance.

SALMACIS.

1205   Veux-tu que je retourne implorer sa merci ?

SIDERE.

Pourquoi non ? L'équité te le commande ainsi.

SALMACIS.

L'équité son pareil ores lui apparie,

L'équité ma raison léthargique a guérie.

SIDERE.

Après toi Licanor préférable me plait.

SALMACIS.

1210   Et son idée après la tienne me repaît,

Dorise sans Sidere aurait placé en mon âme,

Mais l'Amour conjugal ne divise sa flamme.

SIDERE.

Vidons un autre point, or sus tu me promets

Ne couver de rancune encontre lui jamais,

1215   Qui rival te supplante heureuse perfidie,

Ruse à moi profitable autant qu'à lui hardie.

SALMACIS.

Que semblable soupçon te sorte du penser,

Ma vindicte ne tend qu'à le récompenser,

Toutes les fois qu'Amour tes lumières m'oppose,

1220   La honte du passé le silence m'impose,

Immobile, confus, ébahi que le sort

Sur l'intellect humain puisse agir le plus fort,

Qu'un siècle m'a tenu sans voir la différence

De deux beautés qui n'ont rien plus de conférence,

1225   Que la rose vermeille à ces fleurs qu'au printemps

Communes sous les pieds on foule par les champs :

Ta fraude Licanor salutaire mérite,

Que rendu possesseur de ma chère Charite,

J'érige à ta mémoire un temple somptueux,

1230   Où ce miracle peint délectera les yeux.

SIDERE.

On mettra donc auprès d'ordre la jalousie

De Dorise troublant la vague fantaisie,

Qui son chef dépouillé d'un myrte glorieux,

Le pose sur le mien comme victorieux,

1235   Ô Amour ! ô Amour que ta faveur extrême,

Mais qui là bas ravi de merveille en soi-même,

Lève la vue au Ciel ? Écoutons le parler,

La joie dans le coeur ne se peut plus celer.

CLÉON.

Ô superbe appareil digne de l'alliance !

SIDERE.

1240   Je me doute que c'est ma rivale fiance.  [ 34 Fiance : État de l'âme qui se fie. Terme vieilli. [L]]

CLÉON.

La fleur des Cavaliers, ce beau pair assistant

Un tournoi préparé magnifique l'attend,

Aussitôt que sorti du Temple[.]

SALMACIS.

Ami, de grâce

Approche, et en trois mots nous dit ce qui se passe.

CLÉON.

1245   Licanor et Dorise, heureux couple d'amants,

Acheminent l'effet de leurs contentements :

Selon le commun bruit la prochaine journée

Choisie à consommer cet illustre Hyménée ;

Aussi que les apprêts le témoignent assez,

1250   Apprêts à la grandeur des maisons compassées :

Or un monde qui court au spectacle m'attire,

Sur ce sujet voilà tout ce que je puis dire.

SALMACIS.

Peu de chose ravit le peuple curieux,

Le retient de merveille enchaîné par les yeux,

1255   Tu rêves mon souci, tu demeures pensive,

Apprends que ce qui rend leur noce ainsi hâtive

N'est que l'ambition simple de se vouloir,

D'un fruit premier cueilli, dessus nous prévaloir,

Avantage cruel qui langoureux me tue.

SIDERE.

1260   Avantage de rien pourvu qu'on s'évertue,

Que chacun ses parents dispose au même effet,

De ma part Salmacis crois que cela vaut fait,

Sidere n'omettra prière, n'artifice

Encore que ce soit le dû de ton office,

1265   Que ma honte répugne à ce projet qui sent

Un désir furieux de l'attente impuissant.

SALMACIS.

Nous ne pouvons que trop triompher de l'envie,

Les pouvoir si tu veux, lumière de ma vie.

SIDERE.

Ah ! Ne m'entame plus ce propos qui suspect

1270   Enfreint l'expresse loi d'un honnête respect,

Tu puises des faveurs avec pleine licence,

Qu'aucune autre que moi n'accorderait d'avance ;

Prétendre plus s'appelle importun désirer

Ma haine au lieu d'amour, implacable attirer.

SALMACIS.

1275   La bouche te l'a dit du courage éloignée,

Une pudique fleur en ta garde épargnée,

Qui ne me saurait fuir nonobstant ce soupçon,

Je ne voudrais cueillir qu'au temps de sa moisson,

Baisons nous pour t'ôter pareille fantaisie.

SIDERE.

1280   Quelle ruse voila, ô quelle hypocrisie !

Convaincu de mensonge, ou onc tu ne le fus,

Ah ! Qu'il se ferait bon fier à ce refus,

N'espère ta demande à l'épreuve reçue,

Dieux, voici de qui pend la favorable issue,

1285   Et l'accomplissement que respirent nos voeux,

Prenons l'occasion si présente aux cheveux.

MELAMPE.

Nous ensemble d'accord, le principal affaire,

De l'ouvrage entrepris consiste à le parfaire,

Consiste que plutôt aujourd'hui que demain

1290   Le lien nuptial, bonheur du genre humain,

Vous unisse à jamais, pourvu que volontaire

(Et l'importance ici ne permet de se taire,)

Chacun libre doit dire en son particulier

S'il veut, ou ne veut pas l'acte ratifier,

1295   La force au mariage est une tyrannie,

Qui ne dut aux parents demeurer impunie,

Est un joug inégal où l'horrible discord

Fait à qui le subit, pis que la pire mort,

Déclare Salmacis et de coeur ta pensée,

1300   Selon que tu m'en as la parole avancée :

SALMACIS.

Immuable d'avis, la même intention,

La même volonté, la même ambition

Me tiennent et tiendront tant que j'aurai de vie,

Si vous Monsieur daignez seconder telle envie,

1305   À qui ma sainte veut déférer ce pouvoir,

Elle que la prudence instruit de son devoir.

LE PÈRE DE SIDERE.

L'Univers n'a d'époux à mon gré plus capable,

Et d'orgueil excessif je la tiendrai coupable,

Refusant un parti que lui offrent les Cieux,

1310   Parti que la vertu me rend plus précieux,

Parti jà dès longtemps élu dedans mon âme,

Qui m'enverra content reposer sous la lame,

Tu l'acceptes, non pas ? Ha ! Ce souris honteux,

De son contentement ne me tient plus douteux.

SIDERE.

1315   Ma volonté Monsieur, à la vôtre enchaînée

Ne désirerait pas telle chose traînée,

Pour éviter le bruit d'un peuple médisant,

Aspic aux actions les plus justes nuisant,

Car feindre de n'aimer ce brave Gentilhomme,

1320   Qu'anime la valeur, que la vertu renomme,

Sidere ne le peut : sa fidèle moitié

Elle n'eût et n'aura que pour lui d'amitié :

LE PÈRE DE SIDERE.

Roi des Rois Tout puissant qui modères le monde,

Fais qu'à l'auspice heureux l'heureuse fin réponde,

1325   Épanche tes faveurs sur ce couple amoureux,

Fais que de beaux enfants un germe vigoureux

Réjouisse ma vue et honore sa couche,

Que jamais jalousie ou discord ne les touche,

Que premier que Phoebus achève son grand tour.

1330   Quelque mâle, beau fruit d'un conjugal amour,

Mon nom perpétué porte ma vive image,

Ne cède à ses aïeuls en gloire et en courage :

Or allons le mystère accomplir de ce pas,

Qui tire ces amants d'un assidu trépas,

1335   Allons faire dresser l'appareil magnifique

D'une pompe nocière en son espèce unique,

Où les festins publics, les joutes, les tournois

Ne laissent davantage à la grandeur des Rois.

 


EXTRAIT DU PRIVILÈGE DU ROI

Par grâce et privilège du Roi il est permis Jacques Quesnel, marchand Libraire à Paris, d'imprimer ou faire imprimer en telle forme et caractères que bon lui semblera, un livre intitulé. Le Théâtre d'Alexandre Hardy, Parisien, Tome 3. contenant Achille, Coriolan, Cornelie, Arsacome, Marianne, Alcée, le Ravissement de Proserpine la Force du Sang, la Gigantomachie, Felismene, Sidere, et le Jugement d'Amour, avec défenses à tous Libraires, Imprimeurs, et autres, de quelque qualité et condition qu'ils soient, d'imprimer, ou faire imprimer, vendre ni débiter le dit livre de Théâtre d'Alexandre Hardy, Tome troisième, ni aucunes des susdites pièces, séparément, ou en aucune forme que ce soit, pendant le temps et espace de six ans, à peine de confiscation des exemplaires, et de cinq cents livres d'amende, comme il est plus au long contenu en l'original. Donné a Paris le 28 mai, mille six cens vingt cinq, et de notre règne le seizième, scellé du grand sceau de cire jaune, et signé, Par le Roy en son son Conseil.

LE LONG.

Achevé d'imprimer le 20. Décembre, 1625.


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Notes

[1] Ocieuse : Terme vieilli. Oisif. [L]

[2] Fuitif : Action de fuir quelqu'un ou quelque chose. [L]

[3] Cautèle : Précaution mêlée de défiance et de ruse. [L]

[4] Jugal : Terme d'anatomie. Synonyme de zygomatique. [L]

[5] Coulpe : D'une façon générale, faute. [L]

[6] Los : Vieux mot qui signifie louange. [L]

[7] Terme vieilli. Augmenter, en parlant du mal, des maladies. [L]

[8] Clotho : Terme de mythologie. Celle des trois Parques qui file le fil de la vie des hommes. [L]

[9] Accort : Qui est de gentil esprit, qui est à la fois avisé et gracieux. [L]

[10] Aspic : Fig. C'est un aspic, se dit d'un homme dangereux par sa médisance. Une langue d'aspic, une méchante langue. [L]

[11] Devis : Menus propos, entretien familier. De joyeux devis. [L]

[12] Vantise : Vantardise, fait de se vanter, défaut de celui qui se vante. [CNRTL]

[13] Vergogneux : Terme vieilli. Qui a de la vergogne ; honte. [L]

[14] Pourmener : Déplacer, faire avancer. [CNRTL]

[15] Martel : Fig. Inquiétude, ombrage, souci. [L]

[16] Prédicament : Terme de logique. Attribut. Dans une proposition comme Dieu est saint, Dieu est le sujet, et saint le prédicament. [L]

[17] Noeud gordien : Fig., difficulté qu'on ne peut résoudre. [L]

[18] Parangonne : Comparer (sens vieilli). [L]

[19] Guerdon : Terme vieilli. Récompense.

[20] Rempêtrer : Empêtrer de nouveau. [L]

[21] Cettui : Ce, cet. Il n'est plus usité ; mais on le trouve encore dans le style marotique. [L]

[22] Macérer : Fig. Affliger son corps par diverses austérités. [L]

[23] Tan : Écorce pulvérisée du chêne, du sumac, du châtaignier, etc. qu'on emploie à tanner les peaux. [L]

[24] Rengéger : Terme vieilli. Augmenter, en parlant du mal, des maladies. [L]

[25] Paravant que : conjonc. Avant que. [L]

[26] Occire : vieux. terme vieilli.

[27] Relent : Mauvais goût que contracte une viande dans un lieu humide. Goût de relent. Odeur de relent. [L]

[28] Fleurage : Terme de gravure. Cristallisations formées sur la planche de verre dans la gravure par l'acide fluorhydrique. [L]

[29] Encourtiner : Garnir de courtines, de tapisseries, de rideaux. [L]

[30] Soulas : Terme vieilli. Soulagement, consolation, joie, plaisir. [L]

[31] Rechoir : Terme vieilli, qui n'est guère usité qu'à l'infinitif et au participe passé rechu ; Tomber de nouveau. [L]

[32] Courre : Au sens de courir, emploi dans lequel il a vieilli et est aujourd'hui hors d'usage. [L]

[33] Simplesse : Naturel sans déguisement, doux et facile. [L]

[34] Fiance : État de l'âme qui se fie. Terme vieilli. [L]

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