******************************************************** DC.Title = ZULIME, TRAGÉDIE DC.Author = VOLTAIRE DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 01/12/2021 à 22:57:15. DC.Coverage = Afrique DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/VOLTAIRE_ZULIME.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k61534998 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** ZULIME Tragédie en cinq actes. Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 8 juin 1740. AN IX. (1801). VOLTAIRE EXTRAIT D'UNE LETTRE DE VOLTAIRE SUR LA TRAGÉDIE DE ZULIME (1761) Dans le nombre immense des tragédies, comédies, opéras comiques, discours moraux et facéties, au nombre d'environ cinq cent mille, qui font l'honneur éternel de la France, on vient d'imprimer une tragédie sous mon nom, intitulée Zulime. La scène est en Afrique. Il est bien vrai qu'ayant été autrefois avec Alzire en Amérique, je fis un petit tour en Afrique avec Zulime avant que d'aller voir Idamé à la Chine ; mais mon voyage d'Afrique ne me réussit point : presque personne dans le parterre ne connaissait la ville d'Arsénié, qui était le lieu de la scène. C'est pourtant une colonie romaine nommée Arsenaria, et c'est encore par cette raison-là qu'on ne la connaissait pas. Trémizène est un nom bien sonore ; c'est un joli petit royaume : mais on n'en avait aucune idée. La pièce ne donna nulle envie de s'informer du gisement de ses côtes. Je retirai prudemment ma flotte : Et, quae Desperat tractata nitescere posse, relinquit. Hor., Art. Poet. Des corsaires se sont enfin saisis de la pièce et l'ont fait imprimer ; mais, par droit de conquête, ils ont supprimé deux ou trois cents vers de ma façon, et en ont mis autant de la leur. Je crois qu'ils ont très bien fait : je ne veux point leur voler leur gloire comme ils m'ont volé mon ouvrage. J'avoue que le dénouement leur appartient, et qu'il est aussi mauvais que l'était le mien. Les rieurs auront beau jeu ; car, au lieu d'avoir une pièce à siffler, ils en auront deux. Il est vrai que les rieurs seront en petit nombre, car peu de gens pourraient lire les deux pièces. Je suis de ce nombre ; et de tous ceux qui prisent ces bagatelles ce qu'elles valent, je suis peut-être celui qui y met le plus bas prix. Enchanté des chefs-d'oeuvre du siècle passé autant que dégoûté du fatras prodigieux de nos médiocrités, je vais expier les miennes en me faisant le commentateur de P. Corneille. L'académie agrée ce travail : je me flatte que le public le secondera en faveur des héritiers de ce grand nom. Il vaut mieux commenter Héraclius que de faire Tancrède ; on risque bien moins. Le premier jour que l'on joua ce Tancrède, beaucoup de spectateurs étaient venus armés d'un manuscrit qui courait le monde, et qu'on assurait être mon ouvrage : il ressemblait à cette Zulime imprimée. PERSONNAGES BÉNASSAR, shérif de Trémizène. ZULIME, sa fille. MOHADIR, ministre de Bénassar. RAMIRE, esclave espagnol. ATIDE, esclave espagnole. IDAMORE, esclave espagnol. SÉRAME, attachée à Zulime SUITE. La scène est dans un château de la province de Trémizène, sur le bord de la mer d'Afrique. Texte extrait du "Théâtre de Voltaire, Tome Quatrième.", Pris, Firmin Didot, 1801. pp 6-72. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. Zulime, Atide, Mohadir. ZULIME, d'une voix basse et entrecoupée, les yeux baissés, et regardant à peine Mohadir. Allez, laissez Zulime aux remparts d'Arsénié ;Partez ; loin de vos yeux je vais cacher ma vie ;Je vais mettre à jamais, dans un autre univers,Entre mon père et moi la barrière des mers.Je n'ai plus de patrie, et mon destin m'entraîne. Retournez, Mohadir, aux murs de Trémizène ;Consolez les vieux ans de mon père affligé :Je l'outrage, et je l'aime ; il est assez vengé.Puissent les justes cieux changer sa destinée !Puisse-t-il oublier sa fille infortunée ! MOHADIR. Qui, lui ! vous oublier ! grand dieu, qu'il en est loin !Que vous prenez, Zulime, un déplorable soin !Outragez-vous ainsi le père le plus tendre,Qui pour vous de son trône était prêt à descendre ;Qui, vous laissant le choix de tant de souverains, De son sceptre avec joie aurait orné vos mains ?Quoi ! dans vous, dans sa fille, il trouve une ennemie !Dans cet affreux dessein seriez-vous affermie ?Ah ! ne l'irritez point, revenez dans ses bras.Mes conseils autrefois ne vous révoltaient pas ; Cette voix d'un vieillard qui nourrit votre enfanceQuelquefois de Zulime obtint plus d'indulgence ;Bénassar votre père espérait aujourd'huiQue mes soins plus heureux pourraient vous rendre à lui.À son coeur ulcéré que faut-il que j'annonce ? ZULIME. Porte-lui mes soupirs et mes pleurs pour réponse :C'est tout ce que je puis ; et c'est t'en dire assez. MOHADIR. Vous pleurez, vous, Zulime ! et vous le trahissez ! ZULIME. Je ne le trahis point. Le destin qui l'outrageAux cruels Turcomans livrait son héritage ; Par ces brigands nouveaux pressé de toutes parts,De Trémizène en cendre il quitta les remparts ;Et, quel que soit l'objet du soin qui me dévore,J'ai suivi son exemple. MOHADIR. Hélas ! Suivez-le encore.Il revient ; revenez, dissipez tant d'ennuis : Remplissez vos devoirs, croyez-moi. ZULIME. Je ne puis. MOHADIR. Vous le pouvez. Sachez que nos tristes rivagesOnt vu fuir à la fin nos destructeurs sauvages,Dispersés, affaiblis, et lassés désormaisDes maux qu'ils ont soufferts et des maux qu'ils ont faits. Trémizène renaît, et va revoir son maître :Sans sa fille, sans vous, le verrons-nous paraître ?Vous avez dans ce fort entraîné ses soldats ;Des esclaves d'Europe accompagnent vos pas :Ces chrétiens, ces captifs, le prix de son courage, Dont jadis la victoire avait fait son partage,Ont arraché Zulime à ses bras paternels.Avec qui fuyez-vous ? ZULIME. Ah, reproches cruels !Arrêtez, Mohadir. MOHADIR. Non, je ne puis me taire ;Le reproche est trop juste, et vous m'êtes trop chère : Non, je ne puis penser sans honte et sans horreurQue l'esclave Ramire a fait votre malheur. ZULIME. Ramire esclave ! MOHADIR. Il l'est, il était fait pour l'être :Il naquit dans nos fers ; Bénassar est son maître.N'est-il pas descendu de ces Goths odieux, Dans leurs propres foyers vaincus par nos aïeux ?Son père à Trémizène est mort dans l'esclavage,Et la bonté d'un maître est son seul héritage. ZULIME. Ramire esclave ! lui ? MOHADIR. C'est un titre qui rendNotre affront plus sensible, et son crime plus grand. Quoi donc ! un Espagnol ici commande en maître !À peine devant vous m'a-t-on laissé paraître ;À peine ai-je percé la foule des soldatsQui veillent à sa garde, et qui suivent vos pas.Vous pleurez malgré vous ; la nature outragée Déchire, en s'indignant, votre âme partagée.À vos justes remords n'osez-vous vous livrer ?Quand on pleure sa faute on va la réparer. ATIDE. Respectez plus ses pleurs, et calmez votre zèle :Il ne m'appartient pas de répondre pour elle ; Mais je suis dans le rang de ces infortunésQu'un maître redemande, et que vous condamnez.Je fus comme eux esclave, et de leur innocencePeut-être il m'appartient de prendre la défense.Oui, Ramire a d'un maître éprouvé les bienfaits ; Mais vous lui devez plus qu'il ne vous dut jamais.C'est Ramire, c'est lui, dont l'étonnant courage,Dans vos murs pris d'assaut et fumants de carnage,Délivra votre émir, et lui donna le tempsDe dérober sa tête au fer des Turcomans ; C'est lui qui, comme un dieu, veillant sur sa famille,Ayant sauvé le père, a défendu la fille :C'est par ses seuls exploits enfin que vous vivez.Quel prix a-t-il reçu ? seigneur, vous le savez.Loin des murs tout sanglants de sa ville alarmée Bénassar avec peine assemblait une armée ;Et quand vos citoyens, par nos soins respirants,À quelque ombre de paix ont porté vos tyrans,Ces Turcs impérieux, qu'aucun devoir n'arrête,De Ramire et des siens ont demandé la tête ; Et de votre divan la basse cruautéSouscrivait en tremblant à cet affreux traité.De Zulime pour nous la bonté généreuseVous épargna du moins une paix si honteuse.Elle acquitte envers nous ce que vous nous devez. N'insultez point ici ceux qui vous ont sauvés :Respectez plus Ramire et ses guerriers si braves :Ils sont vos défenseurs, et non plus vos esclaves. MOHADIR, à Zulime. Votre secret, Zulime, est enfin révélé :Ainsi donc par sa voix votre coeur a parlé ? ZULIME. Oui, je l'avoue. MOHADIR. Ah dieu ! ZULIME. Coupable, mais sincère,Je ne puis vous tromper... Tel est mon caractère. MOHADIR. Vous voulez donc charger d'un affront si nouveauUn père infortuné qui touche à son tombeau ? ZULIME. Vous me faites frémir. MOHADIR. Repentez-vous, Zulime ; Croyez-moi, votre coeur n'est point né pour le crime. ZULIME. Je me repens en vain ; tout va se déclarer :Il est des attentats qu'on ne peut réparer.Il ne m'appartient pas de soutenir sa vue ;J'emporte, en le quittant, le remords qui me tue. Allez ; votre présence en ces funestes lieuxAugmente ma douleur, et blesse trop mes yeux.Mohadir... ah ! Partez. MOHADIR. Hélas ! Je vais peut-êtrePorter les derniers coups au sein qui vous fît naître ! SCÈNE II. Zulime, Atide. ZULIME. Ah ! je succombe, Atide ; et ce coeur désolé Ne soutient plus le poids dont il est accablé.Vous voyez ce que j'aime, et ce que je redoute,Une patrie, un père ; Atide, ah, qu'il en coûte !Que de retours sur moi ! que de tristes efforts !Je n'ai clans mon amour senti que des remords.[1] D'un père infortuné vous concevez l'injure ;Il est affreux pour moi d'offenser la nature :Mais Ramire expirait, vous éliez en danger.Est-ce un crime, après tout, que de vous protéger ?Je dois tout à Ramire ; il a sauvé ma vie. À ce départ enfin vous m'avez enhardie :Vos périls, vos vertus, vos amis malheureux,Tant de motifs puissants, et l'amour avec eux,L'amour qui me conduit ; hélas ! si l'on m'accuse,Voilà tous mes forfaits, mais voilà mon excuse. Je tremble cependant ; de pleurs toujours noyés,De l'abyme où je suis mes yeux sont effrayés. ATIDE. Hélas ! Ramire et moi nous vous devons la vie ;Vous rendez un héros, un prince à sa patrie :Le ciel peut-il haïr un soin si généreux ? Arrachez votre amant à ces bords dangereux.Ma vie est peu de chose, et je ne suis encoreQu'une esclave tremblante en des lieux que j'abhorre.Quoique d'assez grands rois mes aïeux soient issus,Tout ce que vous quittez est encore au dessus. Jetais votre captive, et vous ma protectrice ;Je ne pouvais prétendre à ce grand sacrifice :Mais Ramire ! un héros du ciel abandonné,Lui qui, de Bénassar esclave infortuné,A prodigué son sang pour Bénassar lui-même ; Enfin que vous aimez... ZULIME. Atide, si je l'aime !C'est toi qui découvris, dans mes esprits troublés,De mon secret penchant les traits mal démêlés ;C'est toi qui les nourris, chère Atide ; et peut-êtreEn me parlant de lui c'est toi qui les fis naître : C'est toi qui commenças mon téméraire amour ;Ramire a fait le reste en me sauvant le jour,J'ai cru fuir nos tyrans, et j'ai suivi Ramire.J'abandonne pour lui parents, peuples, empire ;Et, frémissant encor de ses périls passés, J'ai craint dans mon amour de n'en point faire assez.Cependant loin de moi se peut-il qu'il s'arrête ?Quoi ! Ramire aujourd'hui, trop sûr de sa conquête,Ne prévient point mes pas, ne vient point consolerCe coeur trop asservi que lui seul peut troubler ! ATIDE. Eh ! ne voyez-vous pas avec quelle prudenceDe l'envoyé d'un père il fuyait la présence ? ZULIME. J'ai tort, je te l'avoue : il a dû s'écarter ;Mais pourquoi si longtemps ? ATIDE. À ne vous point flatter,Tant d'amour, tant de crainte et de délicatesse Conviennent mal peut-être au péril qui nous presse ;Un moment peut nous perdre et nous ravir le prixDe tant d'heureux travaux par l'amour entrepris ;Entre cet océan, ces rochers, et l'armée,Ce jour, ce même jour peut vous voir enfermée. Trop d'amour vous égare ; et les coeurs si troublésSur leurs vrais intérêts sont toujours aveuglés. ZULIME. Non, sur mes intérêts c'est l'amour qui m'éclaire ;Ramire va presser ce départ nécessaire :L'ordre dépend de lui, tout est entre ses mains ; Souverain de mon âme, il l'est de mes destins.Que fait-il ? est-ce vous, est-ce moi qu'il évite ? ATIDE. Le voici... Ciel, témoin du trouble qui m'agite,Ciel, renferme à jamais dans ce sein malheureuxLe funeste secret qui nous perdrait tous deux. SCÈNE III. Zulime, Atide, Ramire. RAMIRE. Madame, enfin des cieux la clémence suprêmeSemble en notre défense agir comme vous-même ;Et les mers et les vents, secondant vos bontés,Vont nous conduire aux bords si longtemps souhaités.Valence, de ma race autrefois l'héritage, À vos pieds plus qu'aux miens portera son hommage.Madame, Atide et moi, libres par vos secours,Nous sommes vos sujets, nous léserons toujours.Quoi ! vos yeux à ma voix répondent par des larmes ! ZULIME. Et pouvez-vous penser que je sois sans alarmes ? L'amour veut que je parte, il lui faut obéir :Vous savez qui je quitte et qui j'ai pu trahir.J'ai mis entre vos mains ma fortune, ma vie,Ma gloire encor plus chère et que je sacrifie.Je dépends de vous seul... Ah ! prince, avant ce jour, Plus d'un coeur a gémi d'écouter trop d'amour ;Plus d'une amante, hélas ! cruellement séduite,A pleuré vainement sa faiblesse et sa fuite. RAMIRE. Je ne condamne point de si justes terreurs.Vous faites tout pour nous ; oui, madame, et nos coeurs N'ont pour vous rassurer dans votre défianceQu'un hommage inutile et beaucoup d'espérance.Esclave auprès de vous, mes yeux à peine ouvertsOnt connu vos grandeurs, ma misère et des fers ;Mais j'atteste le dieu qui soutient mon courage, Et qui donne à son gré l'empire et l'esclavage,Que ma reconnaissance et mes engagements... ZULIME. Pour me prouver vos feux vous faut-il des serments ?En ai-je demandé quand cette main tremblanteA détourné la mort à vos regards présente ? Si mon âme aux frayeurs se peut abandonner,Je ne crains que mon sort ; puis-je vous soupçonner ?Ah ! Les serments sont faits pour un coeur qui peut feindre.Si j'en avais besoin, nous serions trop à plaindre.[2] RAMIRE. Que mes jours immolés à votre sûreté... ZULIME. Conservez-les, cher prince ; ils m'ont assez coûté.Peut-être que je suis trop faible et trop sensible ;Mais enfin tout m'alarme en ce séjour horrible :Vous-même, devant moi, triste, sombre, égaré,Vous ressentez le trouble où mon coeur est livré. ATIDE. Vous vous faites tous deux une pénible étudeDe nourrir vos chagrins et votre inquiétude.Dérobez-vous, madame, aux peuples irritésQui poursuivent sur nous l'excès de vos bontés.Ce palais est peut-être un rempart inutile ; Le vaisseau vous attend, Valence est votre asile.Calmez de vos chagrins l'importune douleur :Vous avez tant de droits sur nous... et sur son coeur !Vous condamnez sans doute une crainte odieuse.Votre amant vous doit tout ; vous êtes trop heureuse ! ZULIME. Je dois l'être, et l'hymen qui va nous engager... SCÈNE IV. Zulime, Atide, Ramire, Idamore. IDAMORE. Dans ce moment, madame, on vient vous assiéger. ATIDE. Ciel ! IDAMORE. On entend de loin la trompette guerrière ;On voit des tourbillons de flamme, de poussière ;D'étendards menaçants les champs sont inondés. Le peu de nos amis dont nos murs sont gardés,Sur ces bords escarpés qu'a formés la nature,Et qui de ce palais entourent la structure,En défendront l'approche, et seront glorieuxDe chercher un trépas honoré par vos yeux. RAMIRE. Dans ce malheur pressant je goûte quelque joie.Eh bien ! pour vous servir le ciel m'ouvre une voie :De vos peuples unis je brave le courroux ;J'ai combattu pour eux, je combattrai pour vous.Pour mériter vos soins je puis tout entreprendre ; Et mon sort en tout temps sera de vous défendre. ZULIME. Que dis-tu ? contre un père ! arrête, épargne-moi.L'amour n'entraîne-t-il que le crime après soi ?Tombe sur moi des cieux l'éternelle colère,Plutôt que mon amant ose attaquer mon père ! Avant que ses soldats environnent nos tours,Les flots nous ouvriront un plus juste secours.Mon séjour en ces lieux me rendrait trop coupable ;D'un père courroucé fuyons l'oeil respectable :Je vais hâter ma fuite, et j'y cours de ce pas. RAMIRE, à Atide. Moi, je vais fuir la honte et hâter mon trépas. SCÈNE V. Zamire, Atide. ATIDE. Vous n'irez point sans moi : non, cruel que vous êtes ;Je ne souffrirai point vos fureurs indiscrètes.Cher objet de ma crainte, arbitre de mon sort,Cher époux, commencez par me donner la mort. Au nom des noeuds secrets qu'à son heure dernièreDe ses mourantes mains vient de former mon père,De ces noeuds dangereux dont nous avons promisDe dérober l'étreinte à des yeux ennemis,Songez aux droits sacrés que j'ai sur votre vie ; Songez qu'elle est à moi, qu'elle est à la patrie ;Que Valence dans vous redemande un vengeur.Allez la délivrer de l'Arabe oppresseur ;Quittez sans plus tarder cette rive fatale ;Partez, vivez, régnez, fût-ce avec ma rivale. RAMIRE. Non, désormais ma vie est un tissu d'horreurs :Je rougis de moi-même, et surtout de vos pleurs.Je suis né vertueux, j'ai voulu toujours l'être ;Voulez-vous me changer ? chéririez-vous un traître ?J'ai subi l'esclavage et son poids rigoureux : Le fardeau de la feinte est cent fois plus affreux.J'ai connu tous les maux, la vertu les surmonte ;Mais quel coeur généreux peut supporter la honte ?Quel supplice effroyable alors qu'il faut tromper,Et que tout mon secret est prêt à m'échapper ! ATIDE. Eh bien ! Allez, parlez, armez sa jalousie,J'y consens ; mais, cruel, n'exposez que ma vie ;N'immolez que l'objet pour qui vous rougissez,Qui vous forçait à feindre, et que vous haïssez. RAMIRE. Je vous adore, Atide, et l'amour qui m'enflamme Ferme à tout autre objet tout accès dans mon âme :Mais plus je vous adore, et plus je dois rougirDe fuir avec Zulime afin de la trahir.Je suis bien malheureux, si votre jalousieJoint ses poisons nouveaux aux horreurs de ma vie. Entouré de forfaits et d'infidélités,Je les commets pour vous, et vous seule en doutez.Ah ! Mon crime est trop vrai, trop affreux envers elle ;Ce coeur est un perfide, et c'est pour vous, cruelle ! ATIDE. Non, il est généreux ; le mien n'est point jaloux : La fraude et les soupçons ne sont point faits pour vous.Zulime, en écoutant son amour malheureuse,N'a point reçu de vous de promesse trompeuse.Idamore a parlé : sûre de ses appas,Elle a cru des discours que vous ne dictiez pas. Eh ! Peut-on s'étonner que vous ayez-su plaire ?Peut-on vous reprocher ce charme involontaireQui vous soumit un coeur prompt à se désarmer ?Ah ! Le mien m'est témoin que l'on doit vous aimer. RAMIRE. Eh ! Pourquoi, profanant de si saintes tendresses, De Zulime abusée enhardir les faiblesses ?Pourquoi, déshonorant votre amant, votre époux,Promettre à d'autres yeux un coeur qui n'est qu'à vous ?Dans quel piège Idamore a conduit l'innocence !Des bienfaits de Zulime affreuse récompense ! Ah, cruelle ! À quel prix le jour m'est conservé ! ATIDE. Eh bien, punissez-moi de vous avoir sauvé.Idamore, il est vrai, n'est pas le seul coupable,J'ai parlé comme lui ; comme lui condamnable.J'engageai trop Ramire, et sans le consulter ; Je n'y survivrai pas, vous n'en pouvez douter.Je sens qu'à vos vertus je faisais trop d'injure ;Je vous épargnerai la honte d'un parjure :Vivez, il me suffit... Ciel ! Quel tumulte affreux ! RAMIRE. Il m'annonce un combat moins grand, moins douloureux ; Le ciel m'y peut au moins accorder quelque gloire ;J'y vole... ATIDE. Je vous suis ; la chute ou la victoire,Les fers ou le trépas, je sais tout partager.Puis-je être loin de vous ? vous êtes en danger. RAMIRE. Ah ! ne laissez qu'à moi le destin qui m'opprime. Chère épouse, craignez... ATIDE. Je ne crains que Zulime. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Ramire, Idamore. IDAMORE. Oui, Dieu même est pour nous ; oui, ce dieu de la guerreNous appelle sur l'onde et désarme la terre.Vous voyez les sujets du triste BénassarSuspendre leurs fureurs au pied de ce rempart : Ils ont quitté ces traits, ces funestes machinesQui des murs d'Arsénié apportaient les ruines,Tout ce grand appareil qui dans quelques momentsPouvait de ce palais briser les fondements.Cependant l'heure approche où la mer favorable Va quitter avec nous ce rivage effroyable.Seigneur, au nom d'Atide, au nom de nos malheurs,Et de tant de périls, et de tant de douleurs,Par le salut public devant qui tout s'efface,Par ce premier devoir des rois de notre race, Ne songez qu'à partir, et ne rougissez pasDes bontés de Zulime et de ses attentats :Ne fuyez point les dons de sa main bienfaisante,Envers les siens coupable, envers nous innocente.Entouré d'ennemis dans ce séjour d'horreur, Craignez... RAMIRE. Mes ennemis sont au fond de mon coeur.Atide l'a voulu ; c'est assez, Idamore. IDAMORE. Comment ! quel repentir peut vous troubler encore ?Qui vous retient ? RAMIRE. L'honneur. Crois-tu qu'il soit permisD'être injuste, infidèle, et traître à ses amis ? IDAMORE. Non, sans doute, seigneur, et ce crime est infâme. RAMIRE. Est-il donc plus permis de trahir une femme,De la conduire au piège, et de l'abandonner ? IDAMORE. Un plus grand intérêt doit vous déterminer.Voudriez-vous livrer à l'horreur des supplices Ceux qui vous ont voué leur vie et leurs services ?Entre Zulime et nous il est temps de choisir. RAMIRE. Eh bien ! qui de vous tous me faut-il donc trahir ?Faut-il que, malgré nous, il soit des conjoncturesOù le coeur égaré flotte entre les parjures ; Où la vertu sans force, et prête à succomber,Ne voit que des écueils et tremble d'y tomber ?Tu sais ce que pour nous Zulime a daigné faire ;Elle renonce à tout, à son trône, à son père,À sa gloire en un mot ; il faut en convenir. Armé de ses bienfaits, moi, j'irais l'en punir !C'est trop rougir de moi : plains ma douleur mortelle. IDAMORE. Rougissez de tarder, Valence vous appelle ;Les moments sont bien chers ; et si vous hésitez... RAMIRE. Non ; je vais m'expliquer, et lui dire... IDAMORE. Arrêtez ; Gardez-vous d'arracher un voile nécessaire :Laissez-lui son erreur, cette erreur est trop chère.Pour entraîner Zulime à ses égarementsVous n'employâtes point l'art trompeur des amants.Sensible, généreuse, et sans expérience, Elle a cru n'écouter que la reconnaissance ;Elle ne savait pas qu'elle écoutait l'amour.Tous vos soins empressés la perdaient sans retour ;Dans son illusion nous l'avons confirmée :Enfin elle vous aime, elle se croit aimée. De quel jour odieux ses yeux seraient frappés !Il n'est de malheureux que les coeurs détrompés.Réservez pour un temps plus sûr et plus tranquilleDe ces droits délicats l'examen difficile.Lorsque vous serez roi, jugez et décidez : Ici Zulime règne, et vous en dépendez. RAMIRE. Je dépends de l'honneur ; votre discours m'offense.Je crains l'ingratitude, et non pas sa vengeance.Quoi qu'il puisse arriver, un coeur tel que le mienLui tiendra sa parole, ou ne promettra rien. IDAMORE. Tremblez donc : son amour peut se tourner en rage.Atide de son sang peut payer cet outrage. RAMIRE. Cher Idamore, au bruit de son moindre danger,De ces lieux ennemis va, cours la dégager.Sois sûr que de Zulime arrêtant la poursuite, Avant que d'expirer j'assurerai sa fuite. IDAMORE. Vous vous connaissez mal en ces extrémités ;Atide et vos amis mourront à vos côtés.Mais non, votre prudence et la faveur célesteNe nous annoncent point une fin si funeste. Zulime est encor loin de vouloir se venger ;Peut-elle craindre, hélas ! qu'on la veuille outrager ?Son âme toute entière à son espoir livrée,Aveugle en ses bontés et d'amour enivrée,Goûte d'un calme heureux le dangereux sommeil... RAMIRE. Que je crains le moment de son affreux réveil ! IDAMORE. Cachez donc à ses yeux la vérité cruelle,Au nom de la patrie... On approche, c'est elle. RAMIRE. Va, cours après Atide, et reviens m'avertirSi les mers et les vents m'ordonnent de partir. SCÈNE II. Zulime, Ramire, Sérame. ZULIME. Oui, nous touchons, Ramire, à ce moment prospèreQui met en sûreté cette tête si chère.En vain nos ennemis (car j'ose ainsi nommerQui voudrait désunir deux coeurs nés pour s'aimer),En vain tous ces guerriers, ces peuples que j'offense, De mon malheureux père ont armé la vengeance.Profitons des instants qui nous sont accordés :L'amour nous conduira puisqu'il nous a gardés ;Et je puis dès demain rendre à votre patrieCe dépôt précieux qu'à moi seule il confie. Il ne me reste plus qu'à m'attacher à vousPar les noeuds éternels et de femme et d'époux :Grâce à ces noms si saints, ma tendresse épuréeEn est plus respectable et non plus assurée.Le père, les amis que j'ose abandonner, Le ciel, tout l'univers, doivent me pardonner,Si de tant de héros la déplorable fillePour un époux si cher oublia sa famille.Prenons donc à témoin ce Dieu de l'univers,Que nous servons tous deux par des cultes divers ; Attestons cet auteur de l'amour qui nous lie,Non que votre grande âme à la mienne est unie,Nos coeurs n'ont pas besoin de ces voeux solennels,Mais que bientôt, seigneur, au pied de vos autelsVos peuples béniront, dans la même journée, Et votre heureux retour, et ce grand hyménée.Mettons près des humains ma gloire en sûreté ;Du Dieu qui nous entend méritons la bonté :Et cessons de mêler, par trop de prévoyance,Le poison de la crainte à la douce espérance. RAMIRE. Ah ! vous percez un coeur destiné désormaisÀ d'éternels tourments, plus grands que vos bienfaits. ZULIME. Eh ! qui peut vous troubler, quand vous m'avez su plaire ?Les chagrins sont pour moi ; la douleur de mon père,Sa vertu, cet opprobre à ma fuite attaché, Voilà les déplaisirs dont mon coeur est touché :Mais vous qui retrouvez un sceptre, une couronne,Vos parents, vos amis, tout ce que j'abandonne,Qui de votre bonheur n'avez point à rougir ;Vous qui m'aimez enfin... RAMIRE. Pourrais-je vous trahir ? Non, je ne puis. ZULIME. Hélas ! Je vous en crois sans peine :Vous sauvâtes mes jours, je brisai votre chaîne ;Je vois en vous, Ramire, un vengeur, un époux :Vos bienfaits et les miens, tout me répond de vous. RAMIRE. Sous un ciel inconnu le destin vous envoie. ZULIME. Je le sais, je le veux, je le cherche avec joie ;C'est vous qui m'y guidez. RAMIRE. C'est à vous de jugerQu'on a tout à souffrir chez un peuple étranger ;Coutumes, préjugés, moeurs, contraintes nouvelles,Abus devenus droits, et lois souvent cruelles. ZULIME. Qu'importe à notre amour ou leurs moeurs ou leurs droits ?Votre peuple est le mien, vos lois seront mes lois.J'en ai quitté pour vous, hélas ! de plus sacrées.El qu'ai-je à redouter des moeurs de vos contrées ?Quels sont donc les humains qui peuplent vos états ? Ont-ils fait quelques lois pour former des ingrats ? RAMIRE. Je suis loin d'être ingrat, non, mon coeur ne peut l'être. ZULIME. Sans doute... RAMIRE. Mais en moi vous ne verriez qu'un traître,Si, tout prêt à partir, je cachais à vos yeuxUn obstacle fatal opposé par les cieux. ZULIME. Un obstacle ! RAMIRE. Une loi formidable, éternelle. ZULIME. Vous m'arrachez le coeur ; achevez, quelle est-elle ? RAMIRE. C'est la religion... Je sais qu'en vos climats,Où vingt peuples mêlés ont changé tant d'états,L'hymen unit souvent ceux que leur loi divise. En Espagne autrefois cette indulgence admiseDésormais parmi nous est un crime odieux :La loi dépend toujours et des temps et des lieux,Mon sang dans mes états m'appelle au rang suprême,Mais il est un pouvoir au dessus de moi-même. ZULIME. Je t'entends ; cher Ramire, il faut t'ouvrir mon coeur :Pour ma religion j'ai connu ton horreur,J'en ai souvent gémi ; mais, s'il ne faut rien taire,À mon âme en secret tu la rendis moins chère.Soit erreur ou raison, soit ou crime ou devoir, Soit du plus tendre amour l'invincible pouvoir,(Puisse le juste ciel excuser mes faiblesses !)Du sang en ta faveur j'ai bravé les tendresses ;Je pourrai t'immoler, par de plus grands efforts,Ce culte mal connu de ce sang dont je sors : Puisqu'il t'est odieux, il doit un jour me l'être.Fidèle à mon époux, et soumise à mon maître,J'attendrai tout du temps et d'un si cher lien.Mon coeur servirait-il d'autre dieu que le tien ?Je vois couler tes pleurs ; tant de soin, tant de flamme, Tant d'abandonnement, ont pénétré ton âme.Adressons l'un et l'autre au dieu de tes autelsCes pleurs que l'amour verse, et ces voeux solennels.Qu'Atide y soit présente ; elle approche ; elle m'aime :Que son amitié tendre ajoute à l'amour même. Atide ! RAMIRE. C'en est trop ; et mon coeur déchiré... SCÈNE III. Zulime, Ramire, Atide, Sérame. ATIDE. Madame, dans ces murs votre père est entré. ZULIME. Mon père ! RAMIRE. Lui ! ZULIME. Grands dieux ! ATIDE. Sans soldats, sans escorte,Sa voix de ce palais s'est fait ouvrir la porte.À l'aspect de ses pleurs et de ses cheveux blancs, De ce front couronné, respecté si longtemps,Vos gardes interdits, baissant pour lui les armes,N'ont pas cru vous trahir en partageant ses larmes.Il approche, il vous cherche. ZULIME. Ô mon père ! Ô mon roi !Devoir, nature, amour, qu'exigez-vous de moi ? ATIDE. Il va, n'en doutez point, demander notre vie. RAMIRE. Donnez-lui tout mon sang, je vous le sacrifie ;Mais conservez du moins... ZULIME. Dans l'état où je suis,Pouvez-vous bien, cruel, irriter mes ennuis ?Tombent, tombent sur moi les traits de sa vengeance ! Allez, Atide ; et vous, évitez sa présence.C'est le premier moment où je puis souhaiterDe me voir sans Ramire et de vous éviter.Allez, trop digne époux de la triste Zulime ;Ce titre si sacré me laisse au moins sans crime. ATIDE. Qu'entends-je ? son époux ! RAMIRE. On vient, suivez mes pas ;Plaignez mon sort, Atide, et ne m'accusez pas. SCÈNE IV. Zulime, Bénassar, Sérame. ZULIME. Le voici, je frissonne, et mes yeux s'obscurcissent.Terre, que devant lui tes gouffres m'engloutissent !Sérame, soutiens-moi. BÉNASSAR. C'est elle. ZULIME. Ô désespoir ! BÉNASSAR. Tu détournes les yeux, et tu crains de me voir. ZULIME. Je me meurs ! Ah, mon père ! BÉNASSAR. Ô toi qui fus ma fille,Cher espoir autrefois de ma triste famille,Toi qui clans mes chagrins étais mon seul recours !Tu ne me connais plus ? ZULIME, à genoux. Je vous connais toujours ; Je tombe en frémissant à ces pieds que j'embrasse,Je les baigne de pleurs, et je n'ai point l'audaceDe lever jusqu'à vous un regard criminelQui ferait trop rougir votre front paternel. BÉNASSAR. Sais-tu quelle est l'horreur dont ton crime m'accable ? ZULIME. Je sais trop qu'à vos yeux il est inexcusable. BÉNASSAR. J'aurais pu te punir, j'aurais pu dans ces toursEnsevelir ma honte et tes coupables jours. ZULIME. Votre colère est juste, et je l'ai méritée. BÉNASSAR. Tu vois trop que mon coeur ne l'a point écoutée. Lève-toi : ta douleur commence à m'attendrir, Elle se relève.Et le coeur de ton père attend ton repentir.Tu sais si dans ce coeur, trop indulgent, trop tendre,Les cris de la nature ont su se faire entendre.Je vivais dans toi seule, el jusques à ce jour Jamais père à son sang n'a marqué plus d'amour ;Tu sais si j'attendais qu'au bout de ma carrièreMa bouche en expirant nommât mon héritière,Et cédât malgré moi, par des soins superflus,Ce qui dans ces moments ne nous appartient plus. Je n'ai que trop vécu ; ma prodigue tendressePrévenait par ses dons ma caduque vieillesse.Je te donnais pour dot, en engageant ta foi,Ces trésors, ces états, que je quittais pour toi,Et tu pouvais choisir entre les plus grands princes Qui des bords syriens gouvernent les provinces ;Et c'est dans ces moments que, fuyant de mes bras,Toi seule à la révolte excites mes soldats,M'arraches mes sujets, m'enlèves mes esclaves,Outrages mes vieux ans, m'abandonnes, me braves ! Quel démon t'a conduite à cet excès d'horreur ?Quel monstre a corrompu les vertus de ton coeur ?Veux-tu ravir un rang que je te sacrifie ?Veux-tu me dépouiller de ce reste de vie ?Ah, Zulime ! ah, mon sang ! par tant de cruauté Veux-tu punir ainsi l'excès de ma bonté ? ZULIME. Seigneur, mon souverain, j'ose dire mon père,Je vous aime encor plus que je ne vous fus chère.Régnez, vivez heureux, ne vous consumez plusPour cette criminelle en regrets superflus. De mon aveuglement moi-même épouvantée,Expirant des regrets dont je suis tourmentée,Et de votre tendresse, et de votre courroux,Je pleure ici mon crime à vos sacrés genoux :Mais ce crime si cher a sur moi trop d'empire ; Vous n'avez plus de fille, et je suis à Ramire. BÉNASSAR. Que dis-tu ? Malheureuse ! Opprobre de mon sort !Quoi, tu joins tant de honte à l'horreur de ma mort !Qui ? Ramire ! Un captif ! Ramire t'a séduite !Un barbare t'enlève, et te force à la fuite ! Non, dans ton coeur séduit, d'un fol amour atteint,Tout l'honneur de mon sang n'est pas encore éteint ;Tu ne souilleras point d'une tache si noireLa race des héros, ma vieillesse et ma gloire :Quelle honte, grand Dieu ! Suivrait un sort si beau ! Veux-tu déshonorer ma vie et mon tombeau ?De mes folles bontés quel horrible salaire !Ma fille, un suborneur est-il donc plus qu'un père ?Repens-toi, suis mes pas, viens sans plus m'outrager. ZULIME. Je voudrais obéir ; mon sort ne peut changer. Approuvée en Europe, en vos climats flétrie,Il n'est plus de retour pour moi dans ma patrie.Mais si le nom d'esclave aigrit votre courroux,Songez que cet esclave a combattu pour vous ;Qu'il vous a délivré d'une main ennemie ; Que vos persécuteurs ont demandé sa vie ;Que j'acquitte envers lui ce que vous lui devez ;Qu'à d'assez grands honneurs ses jours sont réservés :Qu'il est du sang des rois, et qu'un héros pour gendre,Un prince vertueux... BÉNASSAR. Je ne veux plus t'entendre, Barbare ! Que les cieux partagent ma douleur !Que ton indigne amant soit un jour mon vengeur !Il le sera sans doute, et j'en reçois l'augure :Tous les enlèvements sont suivis du parjure.Puisse la perfidie et la division Être le digne fruit d'une telle union !J'espère que le ciel, sensible à mon outrage,Accourcira bientôt dans les pleurs, dans la rage,Les jours infortunés que ma bouche a maudits,Et qu'on te trahira comme tu me trahis. Coupable de la mort qu'ici tu me prépares,Lâche, tu périras par des mains plus barbares :Je le demande aux cieux ; perfide, tu mourrasAux pieds de ton amant, qui ne te plaindra pas.Mais avant de combler son opprobre et sa rage, Avant que le cruel t'arrache à ce rivage,J'y cours, et nous verrons si tes lâches soldatsSeront assez hardis pour t'ôter de mes bras ;Et si, pour se ranger sous les drapeaux d'un traître,Ils fouleront aux pieds et ton père et leur maître. SCÈNE V. Zulime, Sérame. ZULIME. Seigneur... Ah, cher auteur de mes coupables jours !Voilà quel est le fruit de mes tristes amours !Dieu qui l'as entendu, Dieu puissant que j'irrite,Aurais-tu confirmé l'arrêt que je mérite ?La mort et les enfers paraissent devant moi : Ramire, avec plaisir j'y descendrais pour toi.Tu me plaindras sans doute... Ah, passion funeste !Quoi ! Les larmes d'un père, et le courroux céleste,Les malédictions prêtes à m'accabler,Tout irrite les feux dont je, me sens brûler ! Dieu ! Je me livre à toi ; si tu veux que j'expire,Frappe, mais réponds-moi des larmes de Ramire. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Zulime, Atide. ZULIME. Hélas ! Vous n'aimez point : vous ne concevez pasTous ces soulèvements, ces craintes, ces combats,Ce reflux orageux du remords et du crime. Que je me hais ! J'outrage un père magnanime,Un père qui m'est cher, et qui me tend les bras.Que dis-je, l'outrager ! J'avance son trépas :Malheureuse ! ATIDE. Après tout, si votre âme attendrieCraint d'accabler un père, et tremble pour sa vie, Pardonnez, mais je sens qu'en de tels déplaisirsUn grand coeur quelquefois commande à ses soupirs,Qu'on peut sacrifier... ZULIME. Que prétends-tu me dire ?Sacrifier l'amour qui m'enchaîne à Ramire !À quels conseils, grand Dieu, faut-il s'abandonner ! Ai-je pu les entendre ! ose-t-on les donner !Toute prête à partir, vous proposez, barbare,Que moi qui l'ai conduit, de lui je me sépare !Non, mon père en courroux, mes remords, ma douleur,De ce conseil affreux n'égalent point l'horreur. ATIDE. Mais vous-même à l'instant, à vos devoirs fidèle,Vous disiez que l'amour vous rend trop criminelle. ZULIME. Non, je ne l'ai point dit, mon trouble m'emportait ;Si je parlais ainsi, mon coeur me démentait. ATIDE. Qui ne connaît l'état d'une âme combattue ? J'éprouve, croyez-moi, le chagrin qui vous tue :Et ma triste amitié... ZULIME. Vous m'en devez, du moins.Mais que cette amitié prend de funestes soins !Ne me parlez jamais que d'adorer Ramire ;Redoublez dans mon coeur tout l'amour qu'il m'inspire. Hélas ! m'assurez-vous qu'il réponde à mes voeuxComme il le doit, Atide, et comme je le veux ? ATIDE. Ce n'est point à des coeurs nourris dans l'amertume,Que la crainte a glacés, que la douleur consume ;Ce n'est point à des yeux aux larmes condamnés, De lire dans les coeurs des amants fortunés.Est-ce à moi d'observer leur joie et leur caprice ?Ne vous suffit-il pas qu'on vous rende justice,Qu'on soit à vos bontés asservi pour jamais ? ZULIME. Non, il semble accablé du poids de mes bienfaits ; Son âme est inquiète et n'est point attendrie.Atide, il me parlait des lois de sa patrie.Il est tranquille assez, maître assez de ses voeuxPour voir en ma présence un obstacle à nos feux.Ma tendresse un moment s'est sentie alarmée. Chère Atide, est-ce ainsi que je dois être aimée ?Après ce que j'ai fait, après ma fuite, hélas !Atide, il me trahit, s'il ne m'adore pas ;Si de quelque intérêt son âme est occupée,Si je n'y suis pas seule, Atide, il m'a trompée. SCÈNE II. Zulime, Atide, Idamore. IDAMORE. Madame, votre père appelle ses soldats,Résolvez votre fuite, et ne différez pas.Déjà quelques guerriers, qui devaient vous défendreAux pleurs de Bénassar étaient prêts à se rendre.Honteux de vous prêter un sacrilège appui, Leurs fronts en rougissant se baissaient devant lui.De ces murs odieux je garde le passage :Ce sentier détourné nous conduit au rivage.Ramire, impatient, de vous seule occupé,De vos bontés rempli, de vos charmes frappe. Et prêt pour son épouse à prodiguer sa vie,Dispose en ce moment votre heureuse sortie. ZULIME. Ramire, dites-vous ? IDAMORE. Ardent, rempli d'espoir,Il revient vous servir, surtout il veut vous voir. ZULIME. Ah ! Je renais, Atide, et mon âme est en proie À tout l'emportement de l'excès de ma joie.Pardonne à des soupçons indignement conçus ;Ils sont évanouis, ils ne renaîtront plus.J'ai douté, j'en rougis, je craignais, et l'on m'aime !Ah, prince ! SCÈNE III. Zulime, Atide, Ramire, Idamore. IDAMORE, à Ramire. J'ai parlé, seigneur, comme vous-même ; J'ai peint de votre coeur les justes sentiments ;Zulime en est bien digne : achevez, il est temps.Pressons l'heureux instant de notre délivrance ;Rien ne nous retient plus : je cours, je vous devance. Il sort. RAMIRE. Nous voici parvenus à ce moment fatal Où d'un départ trop lent on donne le signal.Bénassar de ces lieux n'est point encor le maître ;Pour peu que nous tardions, madame, il pourrait l'être.Vous voulez de, l'Afrique abandonner les bords ;Venez, ne craignez point ses impuissants efforts. ZULIME. Moi craindre ! Ah ! C'est pour vous que j'ai connu la crainte,Croyez-moi ; je commande encor dans cette enceinte ;La porte de la mer ne s'ouvre qu'à ma voix.Sauvez ma gloire au moins pour la dernière fois.Apprenons à l'Espagne, à l'Afrique jalouse, Que je suis mon devoir en partant votre épouse. RAMIRE. C'est braver votre père et le désespérer ;Pour le salut des miens je ne puis différer... ZULIME. Ramire ! RAMIRE. Si le ciel me rend mon héritage,Valence est à vos pieds. ZULIME. Tu promis davantage. Que m'importait un trône ? ATIDE. Eh, madame ! est-il tempsDe s'oublier ici dans ces périls pressants ?Songez... ZULIME. De ce péril soyez moins occupée ;Il en est un plus grand. Ciel ! serais-je trompée ?Ah, Ramire ! RAMIRE. Attendez qu'au sein de ses états L'infortuné Ramire ait pu guider vos pas. ZULIME. Qu'entends-je ? Quel discours à tous les trois funeste !Ramire, attendais-tu qu'immolant tout le reste,Perfide à ma patrie, à mon père, à mon roi,Je n'eusse en ces climats d'autre maître que toi ? Sur ces rochers déserts, ingrat, m'as-tu conduitePour traîner en Europe une esclave à ta suite ? RAMIRE. Je vous y mène en reine, et mon peuple à genouxAvec son souverain fléchira devant vous. ATIDE. Croyez que vos bienfaits... ZULIME. Ah ! C'en est trop, Atide ; C'est trop vous efforcer d'excuser un perfide :Le voile est déchiré : je vois mon sort affreux.Quel père j'offensais ! et pour qui ? malheureux !Des plus sacrés devoirs la barrière est franchie :Mais il reste un retour à ma vertu trahie ; Je revole à mon père ; il a plaint mes erreurs,Il est sensible, il m'aime ; il vengera mes pleurs :Et de sa main du moins il faudra que j'obtienne,Dirai-je, hélas ! ta mort ? non, ingrat, mais la mienne.Tu l'as voulu, j'y cours. ATIDE. Madame. RAMIRE. Atide ! ô ciel ! ATIDE. Madame, écoutez-vous ce désespoir mortel ?C'est votre ouvrage, hélas ! que vous allez détruire.Vous vous perdez ! Eh quoi, vous balancez, Ramire ! ZULIME. Madame, épargnez-vous ces transports empressés !Son silence et vos pleurs m'en ont appris assez. Je vois sur mon malheur ce qu'il faut que je pense,Et je n'ai pas besoin de tant de confidence,Ni des secours honteux d'une telle pitié.J'ai prodigué pour vous la plus tendre amitié :Vous m'en payez le prix ; je vais le reconnaître. Sortez, rentrez aux fers où vous avez dû naître ;Esclaves, redoutez mes ordres absolus ;À mes yeux indignés ne vous présentez plus :Laissez-moi. RAMIRE. Non, Madame, et je perdrai la vieAvant d'être témoin de tant d'ignominie. Vous ne flétrirez point cet objet malheureux,Ce coeur digne de vous, comme vous généreux.Si vous le connaissiez, si vous saviez... ZULIME. Parjure,Ta fureur à ce point insulte à mon injure !Tu m'outrages pour elle ! Ah, vil couple d'ingrats ! Du fruit de mes douleurs vous ne jouirez pas ;Vous expierez tous deux mes feux illégitimes :Tremblez, ce jour affreux sera le jour des crimes.Je n'en ai commis qu'un, ce fut de vous servir,Ce fut de vous sauver ; je cours vous en punir... Tu me braves encore, et tu présumes, traître,Que des lieux où je suis tu t'es rendu le maître,Ainsi que tu l'étais de mes voeux égarés :Tu te trompes, barbare... À moi, gardes, courez,Suivez-moi tous, ouvrez aux soldats de mon père ; Que mon sang satisfasse à sa juste colère :Qu'il efface ma honte, et que mes yeux mourantsContemplent deux ingrats à mes pieds expirants. SCÈNE IV. Atide, Ramire. RAMIRE. Ah ! Fuyez sa vengeance, Atide, et que je meure. ATIDE. Non, je veux qu'à ses pieds vous vous jetiez sur l'heure : Ramire, il faut me perdre et vous justifier,Laisser périr Atide, et même l'oublier. RAMIRE. Vous ! ATIDE. Vos jours, vos devoirs, votre reconnaissance,Avec ce triste hymen n'entrent point en balance.Nos liens sont sacrés, et je les brise tous : Mon coeur vous idolâtre... et je renonce à vous. RAMIRE. Vous, Atide ! ATIDE. Il le faut ; partez sous ces auspices :Ma rivale aura fait de moindres sacrifices ;Mes mains auront brisé de plus puissants liens ;Et mes derniers bienfaits sont au dessus des siens. RAMIRE. Vos bienfaits sont affreux ! l'idée en est un crime.Ô chère et tendre épouse ! ô coeur trop magnanime !Il faut périr ensemble, il faut qu'un noble effortAssure la retraite, ou nous mène à la mort. ATIDE. Je mourrai, j'y consens ; mais espérez encore ; Tout est entre vos mains ; Zulime vous adore :Ce n'est pas votre sang qu'elle prétend verser.Pensez-vous qu'à son père elle osât s'adresser ?Vous voyez ces remparts qui ceignent notre asile,Sont-ils pleins d'ennemis ? tout n'est-il pas tranquille ? A-t-elle seulement marché de ce côté ?Sa colère trompait son esprit agité.Confiez-vous à moi ; mon amour le mérite.Je vous réponds de tout, souffrez que je vous quitte ;Souffrez... Elle sort. RAMIRE. Non... je vous suis. SCÈNE V. Ramire, Bénassar. BÉNASSAR. Demeure, malheureux ! Demeure. RAMIRE. Que veux-tu ? BÉNASSAR. Cruel, ce que je veux ?Après tes attentats, après ta fuite infâme,L'humanité, l'honneur, entrent-ils dans ton âme ? RAMIRE. Crois-moi, l'humanité règne au fond de ce coeur,Qui pardonne à ton doute, et qui plaint ton malheur : L'honneur est dans ce coeur qui brava la misère. BÉNASSAR. Tu ne braves, ingrat, que les larmes d'un père :Tu laisses le poignard dans ce coeur déchiré ;Tu pars, et cet assaut est encor différé.La mer t'ouvre ses flots pour enlever ta proie. Eh bien, prends donc pitié des pleurs où je me noie ;Prends pitié d'un vieillard trahi, déshonoré,D'un père qui chérit un coeur dénaturé.Je te crus vertueux, Ramire, autant que brave ;Je corrigeai le sort qui te fit mon esclave : Je te devais beaucoup, je t'en donnais le prix ;J'allais avec les tiens te rendre à ton pays.Le ciel sait si mon coeur abhorrait l'injusticeQui voulait de ton sang le fatal sacrifice.Ma fille a cru, sans doute, une indigne terreur ; Et son aveuglement a causé son erreur.Je t'adresse, cruel, une plainte impuissante :Ton fol amour insulte à ma voix expirante.Contre les passions que peut mon désespoir ?Que veux-tu ? Je me mets moi-même en ton pouvoir : Accepte tous mes biens, je te les sacrifie ;Rends-moi mon sang, rends-moi mon honneur et ma vie.Tu ne me réponds rien, barbare ! RAMIRE. Écoute-moi.Tes trésors, tes bienfaits, ta fille, sont à toi.Soit vertu, soit pitié, soit intérêt plus tendre, Au péril de sa gloire elle osa nous défendre ;Pour toi de mille morts elle eût bravé les coups.Elle adore son père, et le trahit pour nous ;Et je crois la payer du plus noble salaireEn la rendant aux mains d'un si vertueux père. BÉNASSAR. Toi, Ramire ? RAMIRE. Zulime est un objet sacréQue mes profanes yeux n'ont point déshonoré.Tu coûtas plus de pleurs à son âme séduiteQue n'en coûte à tes yeux sa déplorable fuite.Le temps fera le reste ; et tu verras un jour Qu'il soutient la nature et qu'il détruit l'amour.Et si dans ton courroux je te croyais capableD'oublier pour jamais que ta fille est coupable,Si ton coeur généreux pouvait se désarmer,Chérir encor Zulime... BÉNASSAR. Ah ! Si je puis l'aimer ! Que me demandes-tu ? Conçois-tu bien la joieDu plus sensible père au désespoir en proie,Qui, noyé si longtemps dans des pleurs superflus,Reprend sa fille enfin, quand il ne l'attend plus ?Moi, ne la plus chérir ! Va, ma chère Zulime Peut avec un remords effacer tout son crime ;Va, tout est oublié, j'en jure mon amour.Mais puis-je à tes serments me fier à mon tour ?Zulime m'a trompé ! Quel coeur n'est point parjure ?Quel coeur n'est point ingrat ? RAMIRE. Que le tien se rassure. Atide est dans ces lieux ; Atide est, comme moi,Du sang infortuné de notre premier roi :Nos captifs malheureux, brûlant du même zèle,N'ont tout fait avec moi, tout tenté que pour elle ;Je la livre en otage, et la mets dans tes mains. Toi, si je fais un pas contraire à tes desseins,Sur mon corps tout sanglant verse le sang d'Atide ;Mais si je suis fidèle, et si l'honneur me guide,Toi-même arrache Atide à ces bords ennemis.Appelle tous les tiens, délivre nos amis. Le temps presse : peux-tu me donner ta parole ?Peux-tu me seconder ? BÉNASSAR. Je le puis, et j'y vole.Déjà quelques guerriers, honteux de me trahir,Reconnaissent leur maître, et sont prêts d'obéir.Mais aurais-tu, Ramire, une âme assez cruelle Pour abuser encor mon amour paternelle ?Pardonne à mes soupçons. RAMIRE. Va, ne soupçonne rien ;Mon plus cher intérêt s'accorde avec le tien.Je te vois comme un père. BÉNASSAR. À toi je m'abandonne.Dieu voit du haut des cieux la foi que je te donne. RAMIRE. Adieu ; reçois la mienne. SCÈNE VI. Ramire, Atide. ATIDE. Ah, prince ! On vous attend.Il n'est plus de danger, l'amour seul vous défend.Zulime est apaisée, et tant de violence,Tant de transports affreux, tant d'apprêts de vengeance,Tout cède à la douceur d'un repentir profond : L'orage était soudain, le calme est aussi prompt.J'ai dit ce que j'ai dû pour adoucir sa rage ;Et l'amour à son coeur en disait davantage.Ses yeux, auparavant si fiers, si courroucés,Mêlaient des pleurs de joie aux pleurs que j'ai versés. J'ai saisi cet instant favorable à la fuite ;Jusqu'au pied du vaisseau soudain je l'ai conduite ;J'ai hâté vos amis : la moitié suit mes pas,L'autre moitié s'embarque, ainsi que vos soldats ;On n'attend plus que vous : la voile se déploie. RAMIRE. Ah, ciel ! qu'avez-vous fait ? ATIDE. Les pleurs où je me noieSeront les derniers pleurs que vous verrez couler.C'en est fait, cher amant ; je ne veux plus troublerLe bonheur de Zulime, et le vôtre peut-être.Vous êtes trop aimé, vous méritez de l'être. Allez, de ma rivale heureux et cher époux,Remplir tous les serments qu'Atide a faits pour vous. RAMIRE. Quoi ! Vous l'avez conduite à ce vaisseau funeste ? ATIDE. Elle vous y demande. RAMIRE. Ô puissance céleste !Elle part, dites-vous ? ATIDE. Oui, sauvez-la, seigneur, Des lieux que pour vous seul elle avait en horreur. RAMIRE. Atide ! en ce moment c'est fait de votre vie. ATIDE. Eh ! Ne savez-vous pas que je la sacrifie ? RAMIRE. Vous êtes en otage auprès de Bénassar.Il n'est plus d'espérance, il n'est plus de départ ; Tout est perdu. ATIDE. Comment ? RAMIRE. Où courir ? Et que faire ?Et comment réparer mon crime involontaire ? ATIDE. Que dites-vous ? quel crime, et quel engagement ? RAMIRE. Ah, ciel ! ATIDE. Qu'ai-je donc fait ? SCÈNE VII. Ramire, Atide, Idamore. IDAMORE. En ce même momentBénassar vous poursuit, vous, Atide, et Zulime. Le péril le plus grand est celui qui m'anime.Seigneur, je viens combattre et mourir avec vous.J'ai vu ce Bénassar, enflammé de courroux,Aux siens qui l'attendaient lui-même ouvrir la porte,Rentrer accompagné de leur fatale escorte, Courir à ses vaisseaux la flamme dans les mains :Il attestait le ciel vengeur des souverains ;Sa fureur échauffait les glaces de son âge.Déjà de tous côtés commençait le carnage ;Je me fraye un chemin, je revole en ces lieux. Sortons... Entendez-vous tous ces cris furieux ?D'où vient que Bénassar, au fort de la mêlée,Accuse votre foi lâchement violée ?Des soldats de Zulime ont quitté ses drapeaux :Ils ont suivi son père, ils marchent aux vaisseaux. D'où peut naître un revers si prompt et si funeste ? RAMIRE. Allons le réparer, le désespoir nous reste,Sauvons du moins Atide ; et, le fer à la main,Parmi ces malheureux ouvrons-nous un chemin.Suivez-moi. Dieu puissant ! daignez enfin défendre La vertu la plus pure et l'amour le plus tendre.Suivez-moi, dis-je. ATIDE. Ô ciel ! Ramire ! Ah, jour affreux ! RAMIRE. Si vous vivez, ce jour est encor trop heureux. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Zulime, Sérame. SÉRAME. Remerciez le ciel, au comble des tourments,D'avoir longtemps perdu l'usage de vos sens ; Il vous a dérobé, propice en sa colère,Ce combat effrayant d'un amant et d'un père. ZULIME, jetée dans un fauteuil, et revenant de son évanouissement. Ô jour ! tu luis encore à mes yeux alarmésQu'une éternelle nuit devrait avoir fermés !Ô sommeil des douleurs ! mort douce et passagère ! Seul moment de repos goûté dans ma misère !Que n'es-tu plus durable ? et pourquoi laisses-tuRentrer encor la vie en ce coeur abattu ? Se relevant.Où suis-je ? Qu'a-t-on fait ? Ô crime ! Ô perfidie !Ramire va périr ! Quel monstre m'a trahie ? J'ai tout fait, malheureuse ! Et moi seule, en un jour,J'ai bravé la nature, et j'ai trahi l'amour.Quoi ! Mon père, dis-tu, défend que je l'approche ? SÉRAME. Plus le combat, madame, et le péril est proche,Plus il veut vous sauver de ces objets d'horreur, Qui, présentés de près à votre faible coeur,Et redoublant les maux dont l'excès vous dévore,Peut-être vous rendraient plus criminelle encore. ZULIME. Qu'est devenu Ramire ? SÉRAME. Ai-je donc pu songer,Dans ces malheurs communs, qu'à votre seul danger ? Ai-je pu m'occuper que du mal qui vous tue ? ZULIME. Qu'est-ce qui s'est passé ? Quelle erreur m'a perdue ?Ah ! N'ai-je pas tantôt, dans mes transports jaloux,Des miens contre Ramire allumé le courroux ?J'accusais mon amant ; j'eus trop de violence : On m'a trop obéi : je meurs de ma vengeance.Va, cours, informe-toi des funestes effetsEt des crimes nouveaux qu'ont produits mes forfaits.Juste ciel ! Je partais, et sur la foi d'Atide !M'aurait-elle trahie ? On m'arrête. Ah, perfide ! N'importe, apprends-moi tout, ne me déguise rien ;[Note : Rappel du vers du Cid de Pierre COrneille : "Vas, cours, vole et me venge."]Rapporte-moi ma mort : va, cours, vole et reviens. SÉRAME. Je vous laisse à regret dans ces horreurs mortelles. ZULIME. Va, dis-je. Ah ! J'en mérite encor de plus cruelles ! SCÈNE II. ZULIME. M'as-tu trompée, Atide, avec tant de noirceur ? Quoi ! les pleurs quelquefois ne partent point du coeur !Mais non ; en me perdant tu te perdrais toi-même,Toi, tes amis, ton peuple, et ce cruel que j'aime.Non ; trop de vérité parlait dans tes douleurs :L'imposture, après tout, ne verse point de pleurs. Ton âme m'est connue, elle est sans artifice ;Et qui m'eût fait jamais un pareil sacrifice ?Loin de moi, loin de lui tu voulais demeurer.Ah ! de Ramire ainsi se peut-on séparer ?Atide n'aime point : j'étais peut-être aimée ; Ma jalouse fureur s'est trop tôt allumée.J'assassine Ramire. SCÈNE III. Zulime, Sérame. ZULIME. Hé bien, que t'a-t-on dit ?Parle. SÉRAME. Un désordre horrible accable mon esprit :On ne voit, on n'entend que des troupes plaintives,Au dehors, au dedans, aux portes, sur les rives, Au palais, sur le port, autour de ce rempart ;On se rassemble, on court, on combat au hasard ;La mort vole en tous lieux. Votre esclave perfidePartout oppose au nombre une audace intrépide.Pressé de tous côtés, Ramire allait périr : Croiriez-vous quelle main vient de le secourir ?Atide... ZULIME. Atide ! ô ciel ! SÉRAME. Au milieu du carnage,D'un pas déterminé, d'un oeil plein de courage,S'élançant dans la foule, étonnant les soldats,Sa beauté, son audace, ont arrêté leurs bras. Vos guerriers, qui pensaient venger votre querelle,Unis avec les siens, se rangent autour d'elle.Voilà ce qu'on m'a dit, et j'en frémis d'effroi. ZULIME. Ramire vit encore, et ne vit point pour moi !Ramire doit la vie à d'autres qu'à moi-même ! Une autre le défend ; c'est une autre qu'il aime !Et c'est Atide... Allons, le charme est dissipé :Je déchire un bandeau de mes larmes trempé ;Je revois la lumière, et je sors de l'abymeOù me précipitaient ma faiblesse et leur crime. Ciel ! quel tissu d'horreurs ! ah ! j'en avais besoin ;De guérir ma blessure ils ont pris l'heureux soin.Va, je renonce à tout, et même à la vengeance :Je verrai leur supplice avec l'indifférenceQu'inspirent des forfaits qui ne nous touchent pas. Que m'importe en effet leur vie ou leur trépas ?C'en est fait. SCÈNE IV. Zulime, Mohadir, Sérame ZULIME. Mohadir, parlez, que fait mon père ?Puisse sur moi le ciel épuisant sa colèreSur ses jours vertueux prodiguer sa faveur !Qu'il soit vengé surtout. MOHADIR. Madame, il est vainqueur. ZULIME. Ah ! Ramire est donc mort ? MOHADIR. Sa valeur malheureuseA cherché vainement une mort glorieuse :Lassé, couvert de sang, l'esclave révoltéEst tombé dans les mains de son maître irrité.Je ne vous nierai point que son coeur magnanime Semblait justifier les fautes de Zulime.Madame, je l'ai vu, maître de son courroux,Respecter votre père, en détourner ses coups :Je l'ai vu, des siens même arrêtant la vengeance,Abandonner le soin de sa propre défense. ZULIME. Lui ! MOHADIR. Cependant on dit qu'il nous a trahis tous ;Qu'il trompait à la fois et Bénassar et vous.Mais, sans approfondir tant de sujets d'alarmes,Sans plus empoisonner la source de vos larmes,Il faut de votre père obtenir un pardon ; Il le faut mériter. Je vais en votre nomDes rebelles armés poursuivre ce qui reste :Terminons sans retour un trouble si funeste.Zulime, avec un père il n'est point de traité ;Votre repentir seul est votre sûreté : La nature dans lui reprendra son empire,Quand elle aura dans vous triomphé de Ramire. ZULIME. Il me suffit : je sais tout ce que j'ai commis,Et combien de devoirs en un jour j'ai trahis.Aux pieds de Bénassar il faut que je me jette : Hâtons-nous. MOHADIR. Retenez cette ardeur indiscrète ;Gardez en ce moment de vous y présenter. ZULIME. Mohadir, et c'est vous qui m'osez arrêter ? MOHADIR. Respectez la défense heureuse et nécessaireD'un père au désespoir, et d'un maître en colère. Vous devez obéir, et surtout épargnerSa blessure trop vive et trop prompte à saigner.Il vous aime, il est vrai ; mais, après tant d'injures,Si vos ressentiments s'échappaient en murmures ;Frémissez pour vous-même, un affront si cruel Serait le dernier coup à ce coeur paternel ;Dans Ramire et dans vous il confondrait peut-être... ZULIME. Osez-vous bien penser que je protège un traître ? MOHADIR. Madame, pardonnez un injuste soupçon ;Votre âme détrompée a repris sa raison : Je le vois, et je cours, en serviteur fidèle,Apprendre à Bénassar le succès de mon zèle ;Daignez de sa justice attendre ici l'effet. SCÈNE V. Zulime, Sérame. ZULIME. Ah ! J'attends le trépas. Juste ciel ! Qu'ai-je fait ? SÉRAME. Vous laissez un perfide au destin ! Qui l'accable : Vos jours sont à ce prix. ZULIME. Dieu ! Qu'Atide est coupable ! SÉRAME. Tous deux seront punis : ne songez plus qu'à vous :D'un père infortuné désarmez le courroux ;Détournez... ZULIME. Il ne voit en moi qu'une ennemie :Il ne sait point, hélas ! combien je suis punie : Mon châtiment, Sérame, est dans mes attentats ;J'étais dénaturée, et j'ai fait des ingrats. SÉRAME. Eh bien ! de leurs forfaits séparez votre cause :Quelque punition qu'un père se propose,Aux traits de son courroux son sang doit échapper, Et sa main s'amollit sur le point de frapper.Obtenez qu'il vous voie, et votre grâce est sûre :Unissez-vous à lui pour venger son injure ;Abandonnez les jours justement menacésDe ce parjure amant qu'enfin vous haïssez. ZULIME. De Ramire ! SÉRAME. De lui. Son indigne artificeVous faisait sa victime ainsi que sa complice. ZULIME. Je ne le sais que trop. Hélas ! que de forfaits ! SÉRAME. Que j'aime à voir vos yeux dessillés pour jamais !Des pleurs que vous versiez sa vanité s'honore : Il vous trompe, il vous hait. ZULIME. Sérame, je l'adore ! SÉRAME. Qui ? Vous ! ZULIME. Un dieu barbare assemble dans mon coeurL'excès de la faiblesse et celui de l'horreur :C'est en vain que j'ai cru triompher de moi-même ;Je déteste mon crime, et je sens que je l'aime. Je n'y résiste plus : ce poison détesté,Par mes tremblantes mains aujourd'hui rejeté,De toutes les fureurs m'embrase et me déchire ;Au bord de mon tombeau j'idolâtre Ramire.Tel est dans les replis de ce coeur dévoré Ce pouvoir malheureux de moi-même abhorré,Que si, pour couronner sa lâche perfidie,Ramire en me quittant eût demandé ma vie,S'il m'eût aux pieds d'Atide immolée en fuyant,S'il eût insulté même à mon dernier moment, Je l'eusse aimé toujours, et mes mains défaillantesAuraient cherché ses mains de mon sang dégoutantes.Quoi ! c'est ainsi que j'aime, et c'est moi qu'il trahit !Et c'est moi qui le perds ! c'est par moi qu'il périt !Non... je le sauverai, le parjure que j'aime, Dût-il me détester, et m'en punir lui-même.Mais Atide est aimée. SCÈNE VI. Zulime, Atide, amenée par des gardes. ZULIME. Ah ! Qu'est-ce que je voi ?Ma rivale à mes yeux ! Atide devant moi ! ATIDE. Oui, madame, il est vrai, je suis votre rivale ;Le malheur nous rejoint, le destin nous égale : Je sens les mêmes feux, je meurs des mêmes coups ;Et Ramire est perdu pour moi comme pour vous. ZULIME. Avez-vous vu Ramire ? ATIDE. Oui, je l'ai vu combattre,Et braver son destin, qui ne pouvait l'abattre ;Mais je ne l'ai point vu depuis qu'il est chargé De ces indignes fers où vous l'avez plongé.On prépare pour lui la mort la plus sanglante ;Vous le voulez, madame, et vous serez contente ;Il ne vous reste ici qu'à terminer mon sort,Avant d'avoir appris s'il vit ou s'il est mort. ZULIME. S'il est mort, je sais trop le parti qu'il faut prendre. ATIDE. Ah ! Si vous le vouliez, vous pourriez le défendre,Madame : vous l'aimez, et je connais l'amour ;Vous périrez des coups dont il perdra le jour ;Et, quelque sentiment qu'un père vous inspire, Le plus grand des forfaits est de trahir Ramire.Il n'eut jamais que vous et le ciel pour appui ;Et n'est-ce pas à vous d'avoir pitié de lui ?Quelques amis encore échappés au carnageVendent bien cher leur vie et marchent au rivage : Vous êtes mal gardée : on peut les réunir. ZULIME. Et vous me commandez encor de vous servir ? ATIDE. Quand je vous l'ai cédé, quand, vous donnant ma vie,Je me suis immolée à votre jalousie ;Quand j'osais en ces lieux vous presser à genoux De m'abandonner seule, et de suivre un époux,Puis-je encor mériter vos fureurs inquiètes ?Que vous faut-il ? parlez, cruelle que vous êtes.Quel fruit recueillez-vous de toutes vos erreurs ?Et qui peut contre moi vous irriter ? ZULIME. Vos pleurs, Votre attendrissement, votre excès de courage,Votre crainte pour lui, vos yeux, votre langage,Vos charmes, mon malheur, et mes transports jaloux,Tout m'irrite, cruelle, et m'arme contre vous.Vous avez mérité que Ramire vous aime ; Vous me forcez enfin d'immoler pour vous-mêmeEt l'amour paternel, et l'honneur de mes jours.Je vous sers, vous, madame, il le faut, et j'y cours ;Mais vous me répondrez... ATIDE. Ah ! C'en est trop, barbare !Eh bien ! j'aime Ramire : oui, je vous le déclare ; Je l'aime, je le cède, et vous vous indignez !J'ai sauvé votre amant, et vous vous en plaignez !Quel temps pour les fureurs de votre jalousie !Quel temps pour le reproche ! il s'agit de sa vie.Je jure ici par lui, par ce commun effroi, J'en atteste le jour, ce jour que je vous doi,Que vous n'aurez jamais à redouter Atide.Ne vous figurez pas que ma douleur timideS'exhale en vains serments qu'arrache le danger ;Je jure encor ce ciel, lent à nous protéger, Que s'il me permettait de délivrer Ramire,S'il osait me donner son coeur et son empire,Si du plus tendre amour il écoutait l'erreur,Je vous sacrifierais son empire et son coeur.Conservez-le à ce prix, au prix de mon sang même. Que voulez-vous de plus, s'il vit et s'il vous aime ?Je ne dispute rien, madame, à votre amour,Non, pas même l'honneur de lui sauver le jour.Vous en aurez la gloire, ayez-en l'avantage. ZULIME. Non, je ne vous crois point : je vois tout mon outrage ; Je vois jusqu'en vos pleurs un triomphe odieux ;La douceur d'être aimée éclate dans vos yeux.Mais cessez de prétendre au superbe partage,À l'honneur insultant d'exciter mon courage ;Ce courage, intrépide autant qu'il est jaloux, Pour braver cent trépas n'a pas besoin de vous.Suivez-moi seulement ; je vous ferai connaîtreQue je sais tout tenter, et même pour un traître.Je devrais l'oublier, je devrais le punir,Et je cours le sauver, le venger, ou périr. Sérame, quelle horreur a glacé ton visage ? SCÈNE VII. Zulime, Atide, Sérame. SÉRAME. Madame, il faut du sort dévorer tout l'outrage,Il faut d'un coeur soumis souffrir ce coup affreux.Vainement Mohadir, sensible et généreux,Du coupable Ramire a demandé la grâce ; Tous les chefs, irrités de sa perfide audace,L'ont condamné, madame, à ces tourments cruelsRéservés en ces lieux pour les grands criminels,Il vous faut oublier jusqu'au nom de Ramire. ZULIME. Il ne mourra pas seul, et devant qu'il expire... SÉRAME. Madame, ah ! Gardez-vous d'un téméraire effort ! ATIDE. Vous l'abandonneriez à cette indigne mort ?Oublieriez-vous ainsi la grandeur de votre âme ? ZULIME. Je préviens vos conseils, n'en doutez point, madame ;Ne les prodiguez plus. Et toi, nature, et toi, Droits éternels du sang, toujours sacrés pour moi,Dans cet égarement dont la fureur m'anime,Soutenez bien mon coeur, et gardez-moi d'un crime ! ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. Bénassar, Mohadir. MOHADIR. Ce dernier trait, sans doute, est le plus criminel.Je sens le désespoir de ce coeur paternel : Je partage en pleurant son trouble et sa colère.Mais vous avez toujours des entrailles de père,Et tous les attentats de ce funeste jourNe sont qu'un même crime, et ce crime est l'amour,Dans son aveuglement Zulime ensevelie Mérite d'être plainte encor plus que punie ;Et si votre bonté parlait à votre coeur... BÉNASSAR. Ma bonté fit son crime et fît tout mon malheur.Je me reproche assez mon excès d'indulgence ;Ciel ! tu m'en as donné l'horrible récompense. Ma fille était l'idole à qui mon amitié,Cette amitié fatale a tout sacrifié.Je lui tendais les bras quand sa main ennemieMe plongeait au tombeau chargé d'ignominie.Ah ! l'homme inexorable est le seul respecté : Si j'eusse été cruel, on eût moins attenté.La dureté de coeur est le frein légitimeQui peut épouvanter l'insolence et le crime.Ma facile tendresse enhardit aux forfaits :Le temps de la clémence est passé pour jamais. Je vais, en punissant leurs fureurs insensées,Égaler ma justice à mes bontés passées. MOHADIR. Je frémis comme vous de tous ces attentatsQue l'amour fait commettre en nos brûlants climats.En tout lieu dangereux, il est ici terrible ; Il rend plus furieux, plus on est né sensible.Ramire cependant, à ses erreurs livré,De leurs cruels poisons semble moins enivré :Vous-même l'avez dit, et j'ose le redire,Que ce même ennemi, ce malheureux Ramire, Est celui dont le bras vous avait défendu ;Qu'il n'a point aujourd'hui démenti sa vertu ;Que vous l'avez vu même, en ce combat horrible,Dans ces moments cruels où l'homme est inflexible,Où les yeux, les esprits, les sens sont égarés, Détourner loin de vous ses coups désespérés,Respecter votre sang, vous sauver, vous défendre,Et d'un bras assuré, d'un cri terrible et tendre,Arrêter, désarmer ses amis emportés,Qui levaient contre vous leurs bras ensanglantés. Oui, j'ai vu le moment où, malgré sa colère,Il semblait en effet combattre pour son père. BÉNASSAR. Ah ! Que n'a-t-il plutôt dans ce malheureux flancRecherché de ses mains le reste de mon sang !Que ne l'a-t-il versé, puisqu'il le déshonore ! Mais ma cruelle fille est plus coupable encore.Ce coeur, en un seul jour à jamais égaré,Est hardi dans sa honte, est faux, dénaturé ;Et, se précipitant d'abymes en abymes,Elle a contre son père accumulé les crimes. Que dis-je ! Au moment même où tu viens en son nomDe tant d'iniquités implorer le pardon,Son amour furieux la fait courir aux armes.Les suborneurs appas de ses trompeuses larmesOnt séduit les soldats à sa garde commis ; Sa voix a rassemblé ses perfides amis.Elle vient m'arracher son indigne conquête ;Les armes dans les mains, elle marche à leur tête.Cet amour insensé ne connaît plus de frein ;Zulime contre un père ose lever sa main ! Au comble de l'outrage on joint le parricide !Ah ! Courons, et nous-même immolons la perfide. SCÈNE II. Bénassar, Zulime, suivie de ses soldats dans l'enfoncement, Mohadir, Suite. ZULIME, les armes à la main, et jetant ses armes. Non, n'allez pas plus loin, frappez ; et vous, soldats,Laissez périr Zulime, et ne la vengez pas.Il suffit : votre zèle a servi mon audace. J'ai mérité la mort, méritez votre grâce.Sortez, dis-je. BÉNASSAR. Ah, cruelle ! Est-ce toi que je vois ? ZULIME. Pour la dernière fois, seigneur, écoutez-moi.Oui, cette fille indigne, et de crime enivrée,Vient d'armer contre vous sa main désespérée : J'allais vous arracher, au péril de vos jours,Ce déplorable objet de mes cruels amours.Oui, toutes les fureurs ont embrasé Zulime ;La nature en tremblait ; mais je volais au crime.Je vous vois ; un regard a détruit mes fureurs ; Le fer m'est échappé ; je n'ai plus que des pleurs ;Et ce coeur, tout brûlant d'amour et de colère,Tout forcené qu'il est, voit un dieu dans son père.Que ce dieu tonne enfin, qu'il frappe de ses coupsL'objet, le seul objet d'un si juste courroux. Faut-il pour mes forfaits que Ramire périsse ?Ah ! peut-être il est loin d'en être le complice ;Peut-être, pour combler l'horreur où je me voi,Si Ramire est un traître, il ne l'est qu'envers moi.Étouffez dans mon sang ce doute que j'abhorre, Qui déchire mes sens, qui vous outrage encore.J'idolâtre Ramire, et je ne puis, seigneur,Vivre un moment sans lui, ni vivre sans honneur.J'ai perdu mon amant, et mon père, et ma gloire :Perdez de tant d'erreurs la honteuse mémoire ; Arrachez-moi ce coeur que vous m'avez donné,De tous les coeurs, hélas ! le plus infortuné.Je baise cette main dont il faut que j'expire ;Mais, pour prix de mon sang, pardonnez à Ramire ;Ayez cette pitié pour mon dernier moment, Et qu'au moins votre fille expire en vous aimant. BÉNASSAR. Ô ciel qui l'entendez ! ô faiblesse d'un père !Quoi ! ses pleurs à ce point fléchiraient ma colère ?Me faudra-t-il les perdre, ou les sauver tous deux ?Faut-il, dans mon courroux, faire trois malheureux ? Ciel, prête tes clartés à mon âme attendrie !L'une est ma fille, hélas ! l'autre a sauvé ma vie ;La mort, la seule mort peut briser leurs liens.Gardes, que l'on m'amène et Ramire et les siens. MOHADIR. Seigneur, vous la voyez à vos pieds éperdue, Soumise, désarmée, à vos ordres rendue :Vous l'avez trop aimée, hélas ! pour la punir.Mais on conduit Ramire, et je le vois venir. SCÈNE III. Bénassar, Zulime, Atide, Ramire, Mohadir, Suite. RAMIRE, enchaîné. Achève de m'ôter cette vie importune.Depuis que je suis né, trahi par la fortune, Sorti du sang des rois, j'ai vécu dans les fers ;Et je meurs en coupable au fond de ces déserts :Mais de mon triste état l'outrage et la bassesseN'ont point de mon courage avili la noblesse :Ce coeur impénétrable aux coups qui l'ont frappé, Ne t'ayant jamais craint, ne t'a jamais trompé.Pour otage en tes mains je remettais Atide.Ni son coeur ni le mien ne peut être perfide.Va, Ramire était loin de te manquer de foi ;Bénassar, nos serments m'étaient plus chers qu'à toi ; Je sentais tes chagrins, j'effaçais ton injure ;De ce coeur paternel je fermais la blessure.Tout était réparé. Mes funestes destinsOnt tourné contre moi mes innocents desseins.Tu m'as trop mal connu, c'est ta seule injustice : Que ce soit la dernière, et que dans mon suppliceDes coeurs pleins de vertus ne soient point entraînés. BÉNASSAR. Le ciel à d'autres soins nous a tous destinés.Je devrais te haïr : tu me forces, Ramire,À reconnaître en toi des vertus que j'admire. Je n'ai point oublié tes services passés ;Et quoique par ton crime ils fussent effacés,J'ai trop vu, malgré moi, dans ce combat funeste,Que de ce sang glacé tu respectais le reste.Un amour emporté, source de nos malheurs, Plus fort que mes bontés, plus puissant que mes pleurs,M'arracha par tes mains et ma gloire et ma fille :C'est par toi que mon nom, mon état, ma famille,Sont accablés de honte ; et, pour comble d'horreurIl faut verser mon sang pour venger mon honneur. Après l'horrible éclat d'une amour effrénée,Il ne reste qu'un choix, la mort ou l'hyménée.Je dois tous deux vous perdre, ou la mettre en tes bras.Sois son époux, Ramire, et règne en mes états. RAMIRE. Moi ? ZULIME. Mon père ! ATIDE. Ah, grand Dieu ! BÉNASSAR. Souvent dans nos provinces On a vu nos émirs unis avec nos princes ;L'intérêt de l'état l'emporta sur la loi ;Et tous les intérêts parlent ici pour toi.J'ai besoin d'un appui, combats pour nous défendre ;Vis pour elle et pour moi ; sois mon fils, sois mon gendre. ZULIME. Ah, seigneur ! Ah, Ramire ! 1h, jour de mon bonheur ! ATIDE. Ô jour affreux pour tous ! RAMIRE. Vous me voyez, seigneur,Accablé de surprise, et confus d'une grâceQui ne semblait pas due à ma coupable audace.Votre fille sans doute est d'un prix à mes yeux Au dessus des états conquis par mes aïeux :Mais, pour combler nos maux, apprenez l'un et l'autreLe secret de ma vie, et mon sort, et le vôtre.Quand Zulime a daigné, par un si noble effort,Sauver Atide et moi des fers et de la mort, Idamore, un ami qu'aveuglait trop de zèle,Séduisait sa pitié qui la rend criminelle.Il promettait mon coeur, il promettait ma foi ;Il n'en était plus temps, je n'étais plus à moi ;Le ciel mit entre nous d'éternelles barrières. En vain j'adore en vous le plus tendre des pères,En vain vous m'accablez de gloire et de bienfaits,Je ne puis réparer les malheurs que j'ai faits.Madame, ainsi le veut la fortune jalouse.Vengez-vous sur moi seul, Atide est mon épouse. ZULIME. Ton épouse ? perfide ! RAMIRE. Élevés dans vos fers,Nos yeux sur nos malheurs à peine étaient ouverts,Quand son père, unissant notre espoir et nos larmes,Attacha pour jamais mes destins à ses charmes.Lui-même a resserré dans ses derniers moments Ces noeuds chers et sacrés, préparés dès longtemps ;Et la loi du secret nous était imposée. ZULIME. Ton épouse ! à ce point ils m'auraient abusée !Ils auront triomphé de ma crédulité !Seigneur, à vos bienfaits ils auront insulté ! Vous souffrirez qu'Atide, à ma honte, jouisseDu fruit de tant d'audace et de tant d'artifice ?Vengez-moi, vengez-vous de ses traîtres appas,De cet affreux tissu de fourbes, d'attentats.Les cruels ont nourri mes feux illégitimes. Mon heureuse rivale a commis tous mes crimes :Vous ne punissez pas cet objet odieux ? ATIDE. Vous devez me punir : mais connaissez-moi mieux ;Avant de me haïr, entendez ma réponse.Votre père est présent ; qu'il juge, et qu'il prononce. ZULIME. Ô ciel ! ATIDE. Ramire et moi, seigneur, si nous vivons,C'est votre auguste fille à qui nous le devons. À Zulime.Je l'avoue à vos pieds : et moi, pour récompense,Je vous coûte à la fois la gloire et l'innocence.Trahissant l'amitié, combattant vos attraits, Je m'armais contre vous de vos propres bienfaits :J'arrachais de vos bras, j'enlevais à vos charmesL'objet de tant de soins, le prix de tant de larmes :Et lorsque vous sortez de ce gouffre d'horreur,Ma main vous y replonge, et vous perce le coeur. Tout semble s'élever contre ma perfidie :Mais j'aimais comme vous ; ce mot me justifie ;Et d'un lien sacré l'invincible pouvoirAccrut cet amour même, et m'en fit un devoir.Il faut dire encor plus ; vous le savez, on m'aime. Mais malgré mon hymen, et malgré l'amour même,Je vous immolai tout ; je vous ai fait serment,Ce jour même, en ces lieux, de céder mon amant ;J'ai promis de servir votre fatale flamme :Le serment est affreux, vous le sentez, madame ! Renoncer à Ramire, et le voir en vos bras,C'est un effort trop grand, vous ne l'espérez pas :Mais je vous ai juré d'immoler ma tendresse ;Il n'est qu'un seul moyen de tenir ma promesse,Il n'est qu'un seul moyen de céder mon époux, Le voici. Elle tire un poignard pour se tuer. RAMIRE, la désarmant avec Zulime. Chère Atide ! ZULIME, se saisissant du poignard. Ô ciel ! que faites-vous ? BÉNASSAR. Hélas ! vivez pour lui. ZULIME. Suis-je assez confondue ?Tu l'emportes, cruelle, et Zulime est vaincue.Oui, je le suis en tout. J'avoue avec horreurQue ma rivale enfin mérite son bonheur. À Atide.J'admire en périssant jusqu'à ton amour même :C'est à moi de mourir, puisque c'est toi qu'on aime. À Ramire et à Atide.Eh bien ! soyez unis ; eh bien ! soyez heureuxAux dépens de ma vie, aux dépens de mes feux.Éloignez-vous, fuyez, dérobez à ma vue Ce spectacle effrayant d'un bonheur qui me tue.Votre joie est horrible, et je ne puis la voir :Fuyez, craignez encor Zulime au désespoir.Mon père, ayez pitié du moment qui me reste ;Sauvez mes yeux mourants d'un spectacle funeste. Elle tombe sur sa confidente. ATIDE. Nos deux coeurs sont à vous. RAMIRE. Vivez sans nous haïr. ZULIME. Moi, te haïr, cruel ! Ah ! Laisse-moi mourir !Va, laisse-moi. BÉNASSAR. Ma fille, objet funeste et tendre,Mérite enfin les pleurs que tu nous fais répandre. ZULIME. Mon père, par pitié, n'approchez point de moi. J'abjure un lâche amour ; il triompha de moi :Hélas ! Vous n'aurez plus de reproche à me faire. BÉNASSAR. Mon amitié t'attend, mon coeur s'ouvre. ZULIME. Ô mon père !J'en suis indigne. Elle se frappe. BÉNASSAR. Ô ciel ! RAMIRE et ATIDE. Zulime ! Ô désespoir ! BÉNASSAR. Ah, ma fille ! ZULIME. À la fin j'ai rempli mou devoir. Je l'aurais dû plus tôt... Pardonnez à Zulime...Souvenez-vous de moi ; mais oubliez mon crime. ==================================================