******************************************************** DC.Title = LE FESTIN DE PIERRE ou LE FILS CRIMINEL, TRAGI-COMÉDIE. DC.Author = VILLIERS, Claude DESCHAMPS de DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragi-comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 10/05/2021 à 11:32:04. DC.Coverage = Espagne DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/VILLIERS_FESTINDEPIERRE.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LE FESTIN DE PIERRE ou LE FILS CRIMINEL TRAGI-COMÉDIE M. DC. LX. Avec Privilège du Roi. Traduite de l'italien en français par Le Sieur de VILLIERS. À PARIS, Chez CHARLES DE SERCY. Représenté pour le première fois en août 1659 au théâtre de l'Hôtel de Bourgogne. PERSONNAGES DON ALVAROS, père de Don Juan. DON JUAN. DON PHILIPPE, amant d'Amarille. AMARILLE. LUCIE, servante d'Amarille. DON PIERRE, père d'Amarille. LE PRÉVÔT. PREMIER ARCHER. DEUXIÈME ARCHER. UN PÈLERIN. ORIANE, bergère. BÉLINDE, bergère. PHILÉMON, paysan. MACETTE, femme de Philémon. LE MARIÉ. LA MARIÉE. L'OMBRE DE DON PIERRE. PHILIPIN, valet de Don Juan. VALETS DE DON PIERRE La scène est à Séville et dans quelques lieux fort proches de la ville. ACTE I SCÈNE I. Amarille, Lucie. AMARILLE. Vraiment, vous tardez bien à me venir trouver ! LUCIE. Don Philippe, Madame... AMARILLE. Eh bien ? LUCIE. Vient d'arriver. AMARILLE. Ah ! ne me surprends point par une fausse joie. LUCIE. Il marche sur mes pas, et de plus, il m'envoie... AMARILLE. Comment ! Il t'a parlé ? LUCIE. Si bien que vous verrez Si je suis véritable, et si vous me croirez. Il m'a dit qu'il ne peut supporter votre absence, Qu'il a quitté Madrid avec diligence, Que de voir sa maîtresse il veut avoir l'honneur, Avant que de parler à notre gouverneur. AMARILLE. Lucie, une sueur me couvre le visage, Qui, si je ne me trompe, est de mauvais présage. LUCIE. Madame, laissez là la superstition, Et songez seulement à la réception Que vous lui devez faire ; après tout, il me semble Que vous vous préparez fort mal... AMARILLE. Hélas ! je tremble, Je suis toute interdite, et je ne sais comment Je pourrai, sans rougir, l'aborder seulement. LUCIE. Comment ? Quitter la cour, venir à toute bride, Ne prendre que l'amour pour escorte et pour guide, À vous voir seulement borner tous ses plaisirs, Et vous lui répondrez de pleurs et de soupirs ! AMARILLE. Pour te dire le vrai, ton début m'a surprise, Lucie ; attends un peu que je me sois remise : Quand je me ressouviens, quoiqu'il fut éloigné, Que dans sa passion il n'a rien épargné, Et que par tant de soins, et tant de bons offices, Il m'a forcée enfin d'agréer ses services, Qu'il a tout méprisé pour se donner à moi, Je me sens obligée à lui donner ma foi : Mais mon père a pour lui quelque froideur secrète. LUCIE. Je m'en vais, s'il vous plaît, être son Interprète. C'est que dans l'Entreprise, où tous les révoltés Attaquaient cet Etat presque de tous côtés, Où Don Philippe fit des actions si belles, Quand d'un bras indomptable il chassa les rebelles, Qu'au retour du combat, ce vainqueur généreux Pour la première fois vous présenta ses voeux, Qu'en présence de tous on lui donna la gloire D'avoir contribué lui seul à la victoire ; Votre père en conçut dans le coeur un dépit, Présumant que par là s'abaissait son crédit. Je l'ai su par adresse, et que porté d'envie Il ne l'a pu depuis revoir sans jalousie. AMARILLE. Hélas ! depuis ce temps nous ne l'avions pas vu ; Mais étant ce qu'il est, le gouverneur a cru Qu'il ne lui pouvait pas ravir sans injustice L'honneur que méritait cet important service Mais il ne peut aussi ravir, sans être ingrat, La gloire que mon père acquit en ce combat, Et qu'en la faction entièrement détruite Il doit tout à son bras ainsi qu'à sa conduite. Mais il tarde beaucoup ! LUCIE. Comment ! Le coeur vous bat ! AMARILLE. Il ne rendit jamais un si rude combat Et s'il n'est secouru... LUCIE. N'en soyez plus en peine, Il vient, que votre esprit ne soit plus à la gêne ; Car nous voyons assez que ce coeur innocent Ne saurait plus cacher l'aise qu'il en ressent. AMARILLE. Hélas ! parle pour moi. LUCIE. Vous êtes admirable ! Si j'étais à ses yeux autant que vous aimable, Ne vous en pensez pas moquer, je sais fort bien Qu'il ne s'ennuierait pas dedans mon entretien. SCÈNE II. Don Philippe, Amarille, Lucie. DON PHILIPPE. Adorable beauté pour qui mon coeur soupire, Incomparable objet dont j'adore l'empire, Beaux yeux, mes seuls vainqueurs, dont les regards puissants Ont captivé mon âme, et ravi tous mes sens, Ouvrage le plus beau qu'ait produit la Nature, Tiendrez-vous plus longtemps mon âme à la torture ? N'aurez-vous point pitié de voir à vos genoux Un amant si fidèle, et qui se meurt pour vous ? J'ai cent fois imploré le secours de la Parque, J'ai de mon désespoir donné plus d'une marque, Et loin de m'affranchir de tant de maux soufferts, Je redouble ma chaîne, et resserre mes fers : N'avez-vous point encore assez de connaissance De mes soumissions ? de ma persévérance ? Mes soins et mes respects vous sont-ils inconnus ? AMARILLE. Ah ! Don Philippe, au point qu'éclatent vos vertus, Que vous avez grand tort d'accuser d'injustice Un coeur reconnaissant, et qui hait l'artifice ! Vos services m'ont plu, je ne le puis cacher, Et sans qu'il faille ici davantage en parler, Je les sais, je les crois, j'ai pour eux de l'estime, Ils sont exempts de feinte, ils sont exempts de crime ; Celui qui me les rend les grave dans mon coeur ; Par eux il s'est acquis le nom de mon vainqueur, Ce coeur reconnaissant lui dit bien qu'il espère ; Mais enfin je suis fille, et je dépends d'un père. DON PHILIPPE. Ah ! père trop cruel ! tyrannique pouvoir, Qui va bientôt réduire une âme au désespoir. Eh quoi! par une loi si dure et si barbare, Faudra-t-il qu'une Amour si constante et si rare... AMARILLE. Arrêtez-vous, de grâce, épargnez un discours Qui n'a rien, de commun avec vos amours : Vous m'outragez sans doute, et vous feriez un crime De cette passion que je crois légitime : Réfléchissez un peu sur ces prompts mouvements, Vous travaillez fort mal à vos contentements, Et vous obscurcissez par cette violence... DON PHILIPPE. Eh bien donc ! je m'impose un éternel silence, Madame, et je suis prêt de brûler, de souffrir, Que dis-je de brûler ? je suis prêt à mourir. Oui, je mourrai plutôt qu'un insolent murmure Choque ce que l'on doit aux lois de la Nature ; Et plutôt qu'irriter un chef-d'oeuvre si beau, À vos pieds maintenant je ferai mon tombeau. AMARILLE. Ah ! ne triomphez pas ici de ma faiblesse, Mourir ! ce mot me choque, et bien plus, il me blesse. Je vous aime, et mon coeur, prêt à vous secourir, Vous défend de jamais me parler de mourir. Cet aveu dit assez que mon âme ingénue, En choquant mon devoir, se montre toute nue, Et qu'enfin, mon amour veut exiger de moi En faveur de Philippe une sincère foi, Et lui jurer que rien désormais n'est capable De lui faire changer le titre d'immuable. DON PHILIPPE. Merveille des beautés, divin charme des yeux, Que ces mots sont touchants ! que j'en suis glorieux ! Mais parmi tant de biens, que ma peine est extrême! Je sais, pour m'affliger, qu'un Don Juan vous aime, Qu'il dit que vous l'aimez, qu'il a la vanité D'assurer en tous lieux qu'il en est écouté, Que vous prêtez l'oreille à ses discours infâmes : Et que vous approuvez et ses soins, et ses flammes : Mais si vous permettez que je lui fasse voir Comme il doit, l'insolent, rentrer dans son devoir, Quel qu'il puisse être enfin, je lui ferai connaître Que ce discours ne part que d'un lâche et d'un traître. AMARILLE. Sans passion, de grâce, il n'est pas de besoin, Ni de vous emporter, ni de prendre ce soin. Quoi qu'il puisse arriver, je vous serai fidèle. Tous les tourments offerts, la mort la plus cruelle Ne détourneraient pas un si juste dessein. À vous seul je réserve et mon coeur et ma main, Je puis, sans m'offenser, avoir cette pensée, Et ma vertu par là ne peut être blessée. DON PHILIPPE. Ah, divine Amarille ! arrêtez-vous un peu : Par ces mots si charmants vous augmentez mon feu ; Et rien dorénavant ne peut être capable D'altérer une amour qui n'a point de semblable. Sur cette vérité puis-je espérer ce soir, Pour vous la confirmer, le bonheur de vous voir ? Si j'obtiens cette grâce à nulle autre seconde, Amarille, je suis le plus heureux du monde. AMARILLE. Aussitôt que le jour fera place à la nuit, Venez assurément sans escorte, et sans bruit, Je vous entretiendrai dessous cette fenêtre. SCÈNE III. Don Juan, Don Philippe, Amarille. DON JUAN. Je vous y préviendrai, pour vous faire connaître Qu'un amant méprisé méprise le danger, Quand son jaloux dépit l'oblige à se venger. DON PHILIPPE. J'attends ces doux moments avec impatience, Pour montrer qu'il n'est rien d'égal à ma constance. AMARILLE. Et pour montrer la mienne, adieu, soyez certain Qu'à vous seul je réserve et mon coeur et ma main. DON PHILIPPE. Ah, que vous me livrez de sensibles atteintes ! Il faut, belle Amarille, il faut bannir les craintes, Votre foi m'en assure ; et vivre sous vos lois, C'est être plus heureux que commander aux rois. DON JUAN, seul. Ne te réjouis point d'une telle promesse, Tu ne possèdes pas encore ta maîtresse, Et quoique mon amour ne soit pas violent, Que je ne veuille ici passer que pour galant, Je te veux faire voir dedans cette poursuite Que je ne manque pas d'adresse et de conduite : Je sais feindre des maux, et d'un ton innocent, Je fais l'extasié, je fais le languissant ; Je fais adroitement mes approches, j'assiège, Je fais donner ainsi la beauté dans le piège : Je jure que je suis plein de fidélité, J'atteste tous les dieux sur cette vérité ; Je lui dis que ses yeux ont fait naître en mon âme Des désirs tous brûlants, des transports tous de flamme, Et qu'au piteux état où me réduit l'amour, Il faut me secourir ou me ravir le jour. C'est de cette façon, c'est dessous cette feinte Qu'on voit enfin l'amour l'emporter sur la crainte : Amarille, c'est là que votre passion Ne pourra l'emporter sur ma précaution, Et que je réduirai vos projets en fumée. Aimez, aimez Philippe, et soyez-en aimée ; Je vais vous prévenir, et dans la fin du jour Vous verrez si je sais contenter mon amour. J'entends quelqu'un, sortons. SCÈNE IV. Don Alvaros, Philipin. DON ALVAROS. Ah, malheur déplorable ! Père trop malheureux d'un enfant exécrable ! De quels yeux maintenant oserai-je plus voir Un fils qui foule aux pieds l'honneur et le devoir ? Qui n'a qu'impiété et que fureurs dans l'âme, Qui va porter partout et le fer et la flamme, Et qui, sans respecter le sexe ni le rang, Tue, enlève, assassine, et s'abreuve de sang ? Honneur que j'emportais dedans la sépulture, Fallait-il qu'un prodige horrible en la Nature Par des crimes si grands eut bien osé ternir Un renom éclatant qui n'aurait pu finir ? Hélas ! que me sert-il d'avoir porté ma gloire Aux oreilles des rois et jusque dans l'Histoire, Si celui qui devait l'accroître et l'éclaircir L'efface d'un seul trait et s'en va l'obscurcir ? Las ! il n'est que trop vrai que les vertus des pères Ne sont pas aux enfants des biens héréditaires, Et que le soin qu'on prend à les bien élever Souvent les précipite au lieu de les sauver. Après ceux que j'ai pris, grands Dieux ! faites le reste, Détournez un malheur si grand et si funeste Ou si vous le voulez punir de ses forfaits, Dieux ! accordez la mort à mes justes souhaits. PHILIPIN. Monsieur, un tel souhait n'est pas fort raisonnable ; Si Madame la Mort au coeur impitoyable Se présentait à vous avec son nez camus, Vous en appelleriez, ma foi, comme d'abus. Mais voulez-vous m'entendre et voulez vous me croire ? Puisqu'il n'a point de soin d'avoir place en l'Histoire, Il faut présentement, et sans plus consulter, Ne lui donner plus rien et le déshériter ; Et s'il ne devient point par là plus raisonnable, Il faudra le maudire et l'envoyer au Diable. DON ALVAROS. Taisez-vous, Philipin, vos importuns discours Ne sont pas de saison. PHILIPIN. Non, mais aussi toujours... DON ALVAROS. Juste Ciel ! justes Dieux ! détournez la tempête, Sauvez mon fils du coup qui menace sa tête Ou si votre bonté ne veut le secourir, Accordez à mes voeux la grâce de mourir. PHILIPIN. Sans les importuner de vos cris lamentables, Vaut-il pas mieux qu'il soit à tous les mille diables ? DON ALVAROS. Une seconde fois, taisez-vous, Philipin. PHILIPIN. Car pour vous dire vrai, c'est un maître Gonin, Qui n'a point de repos, qui furète sans cesse, Qui fait le langoureux auprès d'une maîtresse, Et qui, sur un refus ou le moindre détour, Ou de force ou de gré contente son amour. DON ALVAROS. C'est ce qui m'épouvante et c'est ce qui me tue. PHILIPIN. Il n'a pas plutôt dit que le drôle effectue. DON ALVAROS. C'est par là que je perds le sens et la raison. PHILIPIN. C'est par là que mes maux sont sans comparaison, Car pendant sa folie et tout ce badinage, Je ne bois ni ne mange, et c'est de quoi j'enrage. Le voici. DON ALVAROS. Prends pitié d'un père malheureux, Ciel, et touche son coeur, en exauçant mes voeux. SCÈNE V. Don Juan, Don Alvaros, Philipin. DON JUAN. Quoi, mon père est ici ! que je suis misérable ! Il s'en va me conter sans doute quelque fable. Mais s'il nous fait encore des discours ennuyeux, Sortons, et sans réplique abandonnons ces lieux. DON ALVAROS. Don Juan, aujourd'hui le sang et la nature, Joints à l'affection sincère et toute pure Que je vous porte encore, veut que vous écoutiez De solides conseils, que vous en profitiez, Et que, ne foulant pas aux pieds mes remontrances, Vous imploriez des dieux les hautes assistances. Que si vous ne songez, ingrat, à les fléchir, Votre abîme est ouvert, vous n'y sauriez gauchir. Regardez sous vos pas un gouffre épouvantable Prêt à vous engloutir au lit comme à la table. Pour vous en retirer je vous prête la main ; Travaillez, travaillez, sans attendre à demain. Ne fermez pas l'oreille aux avis d'un bon père, Servez-vous des conseils que le Ciel lui suggère. Reprenez, reprenez de meilleurs sentiments, Étouffez pour jamais ces brutaux mouvements. Je sais qu'il est des temps où la chaleur de l'âge À quelques libertés peut porter un courage, Mais que dans celui dont vous touchez la saison, Vous perdiez lâchement le sens et la raison, C'est ce qui, sans mentir, me surprend et m'afflige. Voyez les sentiments à quoi l'amour m'oblige ; Ôtez de votre esprit ces lâches passions Qui ternissent l'éclat des belles actions. DON JUAN. Si les miennes étaient sujettes à l'envie, Vous prendriez moins de soins à censurer ma vie, Vous songeriez ailleurs et n'outrageriez point Un fils que vos discours choquent au dernier point, Et qui n'entreprend rien que l'âge n'autorise. DON ALVAROS. Ce propos insolent a mon âme surprise : Quoi ! l'âge t'autorise en tes lâches desseins ? Que je plains ta manie ! hélas, que je la crains ! Esprit pernicieux, sont-ce là tes pensées ? Des filles de maison surprises et forcées, Mettre crime sur crime en un même moment, L'âge te le peut-il permettre impunément ? L'âge autorise-t-il des forfaits si damnables ? PHILIPIN. Il dit qu'il en a vu bien d'autres dans les fables. DON ALVAROS. Tu crois que l'on t'estime et qu'on nomme valeur D'être ainsi redoutable à tous les gens d'honneur ? Mais viença, sais tu bien jusqu'où va cette estime ? À t'appeler impie, à détester ton crime, Comme le plus horrible et le plus odieux Qui fut jamais commis à la face des dieux. Sans exercer ici ta fureur et ta rage, Va dans l'occasion signaler ton courage, C'est là qu'il faut montrer tes inclinations, C'est là qu'il faut borner toutes tes passions : Qu'il faut surprendre un fort et forcer des murailles, Non pas perdre le temps à livrer des batailles À des coeurs innocents qui n'aiment que la paix Et qui tremblent sans cesse au bruit de tes forfaits. DON JUAN. Souffrirai je longtemps toutes vos rêveries ? De sinistres effets elles seront suivies, Si vous portez plus loin vos importunités. Ah, Dieux ! que la vieillesse a d'incommodités ! De grâce, finissez ces importuns reproches, Je sens d'une fureur les secrètes approches, Qui pourraient... DON ALVAROS. À ton père, esprit pernicieux ! Tu ne peux éviter la colère des dieux, Leur justice... DON JUAN. Le feu de mes jeunes années Ne peut souffrir encor mes passions bornées ; Il ne saurait donner de règle à mes désirs Et je ne prescris point de borne à mes plaisirs. Je ne vous connais plus, ni ne vous veux connaître, Je ne veux plus souffrir de père ni de maître, Et si les dieux voulaient m'imposer une loi, Je ne voudrais ni dieux, père, maître, ni roi. DON ALVAROS. Qu'ai-je plus à tenter sur cette âme insensée, Dont le crime aujourd'hui fait toute la pensée ? Grands Dieux ! voyez ma peine, et ne permettez pas Qu'il tombe où le Démon précipite ses pas. Ah, mon fils ! par l'amour, par la bonté d'un père Pendant à tes genoux, et qui se désespère, Par le généreux sang de tes nobles aïeux, Par le sacré respect que nous devons aux dieux, Par mes sensibles maux, par ma douleur amère, Permets que je respire et permets que j'espère, Décille-toi les yeux et n'abandonne pas Trop inhumainement ton vieux père au trépas. Si toujours ma tendresse excita ta colère, Si ta main d'un soufflet a fait rougir ton père, Et si ton coeur ne veut cesser d'être inhumain, Et si tu l'aimes mieux, tiens, je t'ouvre mon sein : Frappe, frappe, cruel, et plonges-y tes armes, Un père t'en conjure avec l'eau de ses larmes DON JUAN. Écoutez en deux mots ma résolution : Mon âme condamnée aux peines d'Ixion, Souffrir tous les tourments de l'altérée Tantale, Et épuiser moi seul la justice infernale, Lasser tous ses bourreaux dessus moi tour à tour, M'exposer cent mille ans au dévorant Vautour, Tout cela dans mon coeur n'imprime aucune crainte ; Et si d'un repentir mon âme était atteinte... DON ALVAROS. Justes Dieux, épargnez à ce fils criminel, À ma prière ardente, un supplice éternel. DON JUAN. Allez les invoquer, c'est ce que je désire. DON ALVAROS. Mon sort est malheureux, mais le tien sera pire. DON JUAN. Que le sort soit prospère, ou qu'il soit ennuyeux, Je suis mon roi, mon maître et mon sort et mes dieux. PHILIPIN. Monsieur. DON JUAN. Que me veux tu ? PHILIPIN. Deux petits mots, de grâce. DON JUAN. Parle. PHILIPIN. Dites un peu ce qu'il faut que je fasse ; Si je vous entends bien, vous renoncez à tout, Dieux, Diables, Hommes, Cieux, de l'un à l'autre bout ; Et si ces Messieurs là vous renoncent de même, Où diable aller souper ? DON JUAN, en lui donnant un coup de pied. Ô l'insolence extrême ! PHILIPIN. Ayez pitié de moi, Monsieur, car je suis mort ; Je veux qu'il soit pendu, mais en dernier ressort. (En aparté) DON ALVAROS. Ah ! le Ciel punira ton extrême insolence. DON JUAN. Mais retenez la vôtre. DON ALVAROS. Ah, Ciel ! prends ma défense, Et ne lui permets pas... DON JUAN, lui donnant un coup de poing. Vos cris sont superflus, Allez, retirez vous. DON ALVAROS. Hélas ! Je n'en puis plus. DON JUAN. Suis-moi. PHILIPIN. Pauvre valet, à quelles aventures, Gourmades, coups de pieds, coups de bâtons, injures... DON JUAN. Quoi ? PHILIPIN. Rien du tout ; allons, il me rouerait de coups. DON JUAN, seul. Trop pitoyable Ciel, c'est maintenant à vous, Oui, Dieux, c'est maintenant à vous que je m'adresse, Considérez mes pleurs, regardez ma tristesse, Et si vous n'êtes pas sans armes, et sans yeux, Punissez l'attentat de ce monstre odieux. Quoi ! Vous voyez un fils avec tant d'insolence Contre son père user de tant de violence ? Quoi ! Vous voyez ici des coupables mortels Avec impiété renverser vos autels, Et vos bras sont oisifs, et retiennent la foudre Qui dût avoir déjà réduit ce monstre en poudre ! Mais où m'emporte ici l'excès de la douleur ? Hélas ! Je suis aveugle en un si grand malheur ; Faites plutôt, grands Dieux ! qu'il conçoive l'envie De quitter pour jamais sa détestable vie ; Ou si votre bonté n'écoute pas ma voix, Il ne faut plus languir, la mort seule est mon choix, Oui, plutôt que de voir les maux que j'appréhende, Dieux, donnez-moi la mort que mon coeur vous demande. ACTE II SCÈNE I. Dans l'entracte, Don Juan passe dans un balcon, et laisse Philipin en sentinelle. PHILIPIN, seul. [Note : Le vers 377 ne rime avec aucun autre.]Je voudrais bien savoir que veut dire cela ? SCÈNE II. Aamrille, Don Pèdre, Don Juan, Philipin, Valets. AMARILLE. À la force, au secours, on m'enlève ! On me tue ! PHILIPIN. Il ne faut pas ici faire le pied de grue ; Dénichons vitement. DON PÈDRE. Quel désordre est ceci ? Effronté ravisseur, que viens-tu faire ici ? Jusques entre mes bras venir ravir ma fille ! S'attaquer à l'honneur d'une illustre famille ! Il faut mourir... Ah, Ciel ! mon unique recours. DON JUAN, lui portant un coup d'épée. Appelle maintenant le Ciel à ton secours, Voilà ce que mérite un insolent langage. DON PÈDRE. À moi, je suis blessé. AMARILLE, aux valets. Poursuivez-le, courage ! DON JUAN. Insolents, le premier qui s'avance d'un pas, Qui branle seulement, je l'envoie au trépas. AMARILLE. Canailles, vous fuyez, vous épargnez un traître, Alors qu'il faut venger la mort d'un si bon maître. DON PÈDRE. Ma fille, je me meurs, adieu, souvenez-vous Que Don Philippe doit être un jour votre époux : J'avais pour cet hymen un peu de répugnance ; C'était, je le confesse, avec peu d'apparence, Mais vous en étiez cause, à présent dites lui Que je le reconnais pour mon gendre aujourd'hui, Comme tel qu'il se doit venger en sa colère De l'affront de la fille, et de la mort du père ; Et pour vous acquitter d'un si juste devoir, Montrez ce que sur lui vous avez de pouvoir, Adieu, je n'en puis plus, c'en est fait, et j'expire. AMARILLE. Commandement funeste ! Ah, trop cruel martyre ! Mon père, mon cher père, ah ! De grâce, écoutez. Au secours, ah ! j'appelle en vain de tous côtés ; Il ne respire plus, sa belle âme est partie, Ciel, donnez à la mienne une même sortie, C'est mon sang qui s'écoule, et qui se perd ici, Et si mon père meurt, je veux mourir aussi. Justes Dieux, à quel sort m'avez-vous réservée ? J'évite le malheur de me voir enlevée, Mais un plus grand cent fois me fait au même pas Perdre un père si bon, qui meurt entre mes bras ; Mais les pleurs à nos maux donnent-ils allégeance ? Non, non, séchons nos yeux, courons à la vengeance ; Puisqu'un père mourant nous le commande ainsi, Plutôt qu'en ce dessein, mon coeur n'ait réussi, Perçons-le, et faisons voir par un effet visible À quel point cette mort nous doit être sensible : Mais je n'aperçois pas que je perds du temps ici, Tandis qu'il faut chercher... SCÈNE III. Don Philippe, Amarille. DON PHILIPPE. Quel désordre est ceci ? Amarille, d'où vient la douleur apparente... AMARILLE. Mon père est mort, voyez Amarille mourante. DON PHILIPPE. Amarille, mon âme ! Ah ! Je comprends assez Combien en ce malheur mes voeux sont traversés ; Mais nommez moi l'auteur d'un coup si plein de rage Et quel est le démon qui fait tout ce ravage. AMARILLE. Hélas ! C'est Don Juan. DON PHILIPPE. Don Juan ! L'inhumain ! Quoi qu'il fasse, il ne peut se sauver de ma main ; Non, je le poursuivrai jusques dans les abîmes, Je ne crois point d'asile au monde pour ses crimes ; Quelque part qu'il se cache, il ne peut éviter La mort que dans le sein mon bras va lui porter. AMARILLE. Mais le connaissez vous ? DON PHILIPPE. J'ai si peu vu ce traître, Que j'aurai, sans mentir, peine à le reconnaître ; Mais avec tant de soins je m'en informerai, Qu'au bruit de ses forfaits je le découvrirai. AMARILLE. Il ne peut être loin, on le joindra sans doute, Si nous mettons bientôt le prévôt sur sa route. DON PHILIPPE. Sa taille ? AMARILLE. Belle, et riche. DON PHILIPPE. Son air ? AMARILLE. Audacieux. DON PHILIPPE. Et son poil ? AMARILLE. Assez blond. DON PHILIPPE. Et son port ? AMARILLE. Glorieux ; Mais au reste, un infâme, un brutal. DON PHILIPPE. Amarille, Il faut faire fermer les portes de la ville ; Mais comment s'est donc fait un coup si malheureux ? AMARILLE. Qu'un moment coûte cher souvent aux amoureux ! SCÈNE IV. PHILIPIN, sortant d'où il s'était caché. Les tueurs sont partis, sortons de ma cachette ; Je suis presque aveuglé de faire l'échauguette, Pour voir ce que ferait ce malheureux causeur : Larron pris sur le fait n'eut jamais tant de peur : Je crois que le meilleur serait d'aller bien vite Chercher... Ce n'est pas moi, Messieurs, je cherche gîte : Ah ! par la teste bleu je pensais être pris ; Si je tombe au pouvoir de ces malins esprits, Qui vont rodant de nuit, tout de bon, que dirai-je ? Je suis un pauvre hère attrapé dans le piège, Qui sert le plus méchant, le plus capricieux Qu'on puisse voir dessous la calotte des cieux. Un qui commet partout des crimes effroyables, Qui se moque de tout, ne craint ni dieux ni diables, Qui tue et qui viole ; au reste, homme de bien ; Malepeste, nenni, cela ne vaudrait rien. Qui va là ? Philipin. Çà la bourse, demeure ; Je n'en portais jamais, ni d'argent, ou je meure : Quelqu'un vient, je suis pris, hélas ! c'est tout de bon. Par où faut-il fuir ? par où se sauve-t-on ? SCÈNE V. Don Juan, Philipin. DON JUAN. J'entends du bruit. Qui va là ? PHILIPIN. Hem ! DON JUAN. Parlez. PHILIPIN. La Justice. DON JUAN. La Justice ! craignons ici quelque artifice. PHILIPIN. Ils ont peur. DON JUAN. Qui va là ? PHILIPIN. Personne. DON JUAN. Qui ? PHILIPIN. Moi, toi. DON JUAN. La Justice. PHILIPIN. Ah ! Madame, hélas ! ce n'est pas moi, Je suis fort innocent, mais Don Juan mon maître... DON JUAN. Au son de cette voix, c'est mon valet, le traître. Est ce toi, Philipin ? PHILIPIN. Monsieur, je crois que oui ; De grâce, un peu de vin, je suis évanoui. DON JUAN. La peste, le faquin, tu m'as mis en cervelle. PHILIPIN. Taisez-vous, parlez bas, je fais la sentinelle ; On vous cherche partout pour vous prendre au collet, Et pour gripper aussi votre pauvre valet ; J'ai passé par la place où le gibet s'apprête ; Je suis aussi prié de danser à la fête ; De peur du mauvais air, on vous gardera peu. DON JUAN. Apprends que les tourments, ni le fer, ni le feu, Ne sauraient imprimer sur ce coeur ferme et stable. PHILIPIN. Pas si ferme que moi quand je suis à la table. DON JUAN. Taisez vous, insolent, ivrogne, et sans raison, Vos discours effrontés ne sont pas de saison, Vous raillez hors de temps. PHILIPIN. Nommez-vous raillerie D'exposer à tous coups sa misérable vie ? Courir comme un lutin, jour et nuit, sans manger ? Si vous continuez d'être ainsi ménager, Vous ne dépenserez rien, ou fort peu de chose, Pour nourrir vos valets. DON JUAN, après avoir rêvé. Oui, la métamorphose Sera bonne, sans doute, et nous réussira, Sous ce déguisement vienne après qui pourra. Donne-moi tes habits. PHILIPIN. Mes habits ! Pourquoi faire ? DON JUAN. Mêlez-vous seulement d'obéir, et vous taire. PHILIPIN. Moi ! Mes habits, Monsieur ? DON JUAN. Oui, vous prendrez les miens. PHILIPIN. Vous vous moquez de moi ! DON JUAN. Tant de sots entretiens Me choquent à la fin, dépêchons. PHILIPIN. Ah ! Pauvre homme ! Si je suis rencontré le premier, on m'assomme ; Et pour dire cent fois, Monsieur, ce n'est pas moi, On me pendra, sans doute, et sans dire pourquoi. DON JUAN. Si vous contestez plus, insolent, je proteste ... PHILIPIN. Ah ! pauvre habit, sous qui je paraissais si leste, Faut-il t'abandonner ? DON JUAN. Passe dedans ce coin, Il nous sert de retraite en ce présent besoin. Tu trembles ! Le coeur bat. PHILIPIN. J'en ai plus qu'Encelade ; Je prendrais mieux que lui le Ciel par escalade ; Cachons-nous, j'ouïe du bruit, j'entends quelqu'un marcher : N'est-ce point le Prévôt qui viendrait nous chercher ? SCÈNE VI. Amarille, Le Prévôt, Les Archers. LE PRÉVÔT. Madame, je sais trop le sujet de vos plaintes, Je sais avec combien de sensibles atteintes Vous supportez la mort d'un père généreux Qui méritait sans doute un destin plus heureux, Et je suis obligé de vous dire moi-même Que j'en ai, sans mentir, un déplaisir extrême. Aussi ne croyez pas qu'en cette occasion Je ne vous fasse voir quelle est ma passion À poursuivre un tel crime ; oui, bientôt la Justice En punira l'auteur par un cruel supplice. Modérez donc vos pleurs et calmez vos ennuis. AMARILLE. Dans l'état malheureux des peines où je suis, Je n'ai jamais douté que de votre assistance Je ne dusse espérer une entière vengeance, Et qu'un si déplorable et surprenant trépas N'armât en ma faveur votre invincible bras ; Mais sachez qu'en ceci la diligence importe, Il faut bien empêcher que l'assassin ne sorte, Car s'il peut une fois se voir en liberté... LE PRÉVÔT. On m'a du Gouverneur l'ordre exprès apporté. Je viens de lui parler, il a voulu m'instruire Comment en cette affaire il fallait me conduire ; Il est sorti lui-même avec peu de ses gens Et des plus résolus et plus intelligents, Pour voir s'il serait point encore dans la ville, Et rendre à peu de bruit sa prise plus facile. Don Philippe encore à vous venger est prêt, Avec beaucoup d'ardeur, il prend votre intérêt, Et je suis assuré qu'il y perdra la vie, Ou qu'il verra dans peu sa vengeance assouvie ; Pour moi je vous promets, quoi qu'ordonne le Sort, De vous livrer ici l'assassin vif, ou mort. AMARILLE. Après tant de faveurs que faut-il que je fasse ? Et de quelle façon vous puis-je rendre grâce De toutes les bontés que vous avez pour moi ? LE PRÉVÔT. Allons, reposez vous seulement sur ma foi, Je prends assez de part en tout ce qui vous touche, Mon ordre est pressant, et... AMARILLE. Vous me fermez la bouche. LE PRÉVÔT. Venez, que je vous mène en votre appartement. AMARILLE. Non, non, songez plutôt... LE PRÉVÔT. Allons ; dans un moment, Croyez que vous aurez des nouvelles certaines De celui dont la mort mettra fin à vos peines. Quoi qui puisse arriver, fidèles Compagnons, Ne mettez pas le coeur ni la force aux talons ; Car dans cette capture où je prends la conduite, Le premier que je vois s'ébranler à la fuite, Que la peur du péril vient saisir au collet, Je le renverse mort d'un coup de pistolet. Donc que chacun de vous examine, regarde, Soyez tous attentifs, et tous sous bonne garde ; Car souvent en des coups semblables entrepris, Tel qui croyait surprendre, a souvent été pris. Pour ne rien hasarder, qui que ce soit qui passe, Il faut soigneusement le remarquer en face, Voir à son action s'il s'épouvantera ; S'il parle, remarquer comment il parlera ; Et surtout, que chacun ait la main occupée À ne lui laisser pas d'abord tirer l'épée, Le traître en cet état nous incommoderait, Et dans l'extrémité la peur le porterait ; Soyez donc vigilants, car en pareille affaire Vous ne savez que trop ce que la peur fait faire. ARCHER. Monsieur, je vous promets, quand il aurait cent bras, Dès que je le joindrai, de le porter à bas ; Et je lui serrerai si bien la gargamelle, Qu'il n'aura pas le temps de tirer l'alumelle. LE PRÉVÔT. Or sus, je suis ravi de vous voir résolus, En cette affaire-ci, nous sommes absolus, Nous avons liberté de tuer, ou de prendre, C'est pourquoi gardons bien de nous laisser surprendre. ARCHER. Monsieur, j'ai de bons yeux, et de meilleures mains. LE PRÉVÔT. Mais nous avons affaire au pire des humains, Qui se reconnaissant chargé de tant de crimes, Est incapable encore de remords légitimes, Qui risque pour tout perdre, et qui va faire effort Pour nous faire acheter bien chèrement sa mort. J'ouïe du bruit, compagnons. Avance, la Montagne. ARCHER. Roquetaillade, avance à moi. SCÈNE VII. Philipin, Le Prévôt, Les Archers. PHILIPIN. Le Ciel m'accompagne, Je vais être pendu dedans mes beaux habits, Si le Ciel par bonté ne me garde de pis. LE PRÉVÔT. Abordons finement, si nous le voulons prendre. ARCHER. Mais prenons garde aussi, Monsieur, de nous méprendre. LE PRÉVÔT. Qui va là ? PHILIPIN. Hem ! Qui branle ? LE PRÉVÔT. Il faut demeurer là. PHILIPIN. Me voilà demeuré ; Quels faquins sont-ce là? LE PRÉVÔT. Arrêtez, et sachons qui vous êtes. PHILIPIN. Le Comte, Qu'impunément jamais qui que ce soit n'affronte ; Vite, faites moi largue, ou de cent mille coups... LE PRÉVÔT. Hé de grâce ! Seigneur ... PHILIPIN. Comment ? LE PRÉVÔT. Pardonnez-nous, Nous nous sommes mépris. PHILIPIN. Je vous ferai tous pendre ; Qui vous fait si hardis d'oser ainsi surprendre Votre Seigneur et maître, alors que nuitamment ... LE PRÉVÔT. Seigneur... PHILIPIN. Si vous osez dire un mot seulement... LE PRÉVÔT. Seigneur, vous savez bien ce que votre ordre porte, Il nous défend qu'aucun ni n'entre, ni ne sorte, Sans... PHILIPIN. Je le sais fort bien, mais ce n'est pas ainsi Qu'il faut l'exécuter, retirez vous d'ici. LE PRÉVÔT. Enfants, retirons-nous, et craignons sa puissance. PHILIPIN. Ventre ! LE PRÉVÔT. Nous vous rendrons entière obéissance, Seigneur. PHILIPIN. Vos compliments sont ici superflus ; Mais que dans mon chemin je ne vous trouve plus. Où diable ai-je donc pris ce morceau de courage ? Mais ne demeurons pas en ce lieu d'avantage ; Car s'il faut par malheur que j'y sois découvert, C'est là que je serai, sans doute, pris sans vert. La malepeste ! ils ont diablement pris la fuite, De notre part aussi ménageons bien la suite ; Sortons à petit bruit, je sais certains endroits D'un mur rompu par où j'ai passé d'autres fois, Allons-y de ce pas, et surtout, pour bien faire, De ces maudits habits tâchons de nous défaire ; J'y sue à même temps, et j'y transis d'effroi, Et j'y serais pendu malgré mes dents et moi. ACTE III SCÈNE I. UN PÈLERIN. Cour, jadis mes plus grandes délices, Cour, le plus grand de mes supplices, Et l'écueil d'un tas, d'insensés, Qui d'une âme inconstante, autant qu'irrésolue, Ont les yeux couverts d'une nuée Qui leur cache les maux dont ils sont menacés. Bois, Antres, Rochers, Solitude, Charmeurs de mon inquiétude, Ô que je bénis l'heureux jour, Qu'après toutes les mers affreuses traversées Je puis élever mes pensées, Sans craindre la tempête au céleste séjour. J'ai vu, menacé du naufrage, Le Nil, le Jourdain et le Tage Et mille fois près du tombeau, J'ai vu le Rhin, le Gange, et l'Euphrate et le Tigre, J'ai vu le Danube et le Tibre, Enfin tout le vieux monde, et le monde nouveau. Après tant d'erreurs vagabondes, Après des peines sans secondes, Bienheureux, je surgis au port, Et ravi d'échapper à tant d'écueils funestes, Pour en consacrer les vieux restes, Aux volontés du Ciel je viens régler mon sort. Mais insensiblement je sens sur la paupière Distiller des pavots qui m'ôtent la lumière, Et m'obligent à prendre un paisible sommeil ; De peur que les passants ne causent mon réveil, Cherchons quelque gazon de mousse ou de verdure, Pour prendre le repos qu'on doit à la Nature, Sans qui le faible corps ne saurait subsister, Non plus qu'à ses travaux journaliers résister ; Ce lieu s'offre à propos, aussi bien il me semble Entendre près d'ici des gens parler ensemble. SCÈNE II. Don Juan, Philippin. PHILIPIN. Comment ! vous en doutez ? dites un peu pourquoi. DON JUAN. Pour te croire, il faudrait ne manquer pas de foi. PHILIPIN. Il n'est rien de plus vrai, Monsieur, ils étaient seize ; D'abord l'épée au poing j'en ai renversé treize ; Les trois qui sont restés avec le prévôt, Je leur ai fait gagner la guérite bientôt Peste ! comme ils fuyaient ces pauvres misérables ! Je vous les ai battus en trente mille diables ; Enfin treize sont morts, et pour les trois restés Ils mourront dans demain au plus tard ; écoutez. DON JUAN. C'est là ce grand courage ? ah, le vaillant pagnotte ! PHILIPIN. Si j'avais mon habit avec quoi je les frotte... DON JUAN. Vaillance à part, dis moi ? comment m'as-tu trouvé ? PHILIPIN. Monsieur, je suis sorti par un vieux mur crevé, Au hasard de gâter mes habits magnifiques J'ai fait cent mille tours par des chemins obliques, J'allais tantôt à gauche, et puis tantôt à droite, Et n'espérant plus rien, je me suis trouvé droit Au pied de ce grand chêne, au carrefour des routes, J'ai pris celle des pins toujours dedans mes doutes, De voir où je pourrais enfin vous attraper, Et principalement où je pourrais souper, Quand par bonheur j'ai vu ce malheureux village Où je vous ai trouvé si remis, et si sage : Les Dieux en soient loués, mais dites-moi comment Je vous ai rencontré si fortuitement ; Au moins si ce n'est pas, Monsieur, faire une offense, Que de valet à maître entrer en conférence. DON JUAN. Le Bourgeois n'étant point encore averti, Je suis, sous tes habits, facilement sorti ; Et sachant qu'après moi l'on se mettait en quête, J'ai choisi ce hameau pour plus sûre retraite ; Certain que les prévôts cherchant en mille endroits Me croiront moins ici qu'en l'épaisseur du Bois. PHILIPIN. Mais à présent, Monsieur, que prétendez-vous faire ? DON JUAN. Je veux voir, si je puis, l'un et l'autre hémisphère ; Je veux chercher la guerre aux pays étrangers, Je veux abandonner ces mouvements légers Qui m'ont fait jusqu'ici l'horreur de tout le monde, Et par une valeur à nulle autre seconde, Je veux par l'avenir réparer le passé. PHILIPIN. Ô le saint homme ! Ô Ciel ! quiescat in pace. DON JUAN. Oui, je veux éloigner cette maudite terre Où je me vois toujours menacé du tonnerre ; Peut-être qu'en quittant ce pays malheureux, Nous trouverons ailleurs des destins plus heureux. PHILIPIN. Que ferez vous tout seul ? DON JUAN. Je veux que tu me suives. PHILIPIN. Moi ? DON JUAN. Toi sans contester. PHILIPIN. Ah ! Pointures trop vives ! Moi ! Quitter mon pays, et mes pauvres parents ! Si j'avais comme vous fait cent maux différents, Déshonoré la soeur, assassiné le frère, Renversé les autels, et fait mourir mon père ... DON JUAN. Mon père ! PHILIPIN. Oui, votre père, il est mort. DON JUAN. Que dis-tu ? PHILIPIN. Accablé de douleurs, et l'esprit abattu, De vos crimes fréquents dont il mourait de honte, Il est allé devant là-bas en rendre compte. DON JUAN. Comment ! Mon père est mort ! À ce coup je connais Que le Ciel et l'Enfer sont ligués contre moi : Mais tu m'as bien longtemps caché cette nouvelle. PHILIPIN. Ce malheureux prévôt, et toute sa séquelle, Qu'à tous moments je crois me tenir au collet, M'ont fait en ce moment oublier mon rôle. DON JUAN. D'où le sais-tu ? PHILIPIN. De gens qui passaient par la ville. On n'a pu lui donner de secours qu'inutile, Disaient-ils assez haut, les crimes de son fils L'ont tellement saisi, l'ont tellement surpris, Que succombant aux maux qu'a commis cet infâme, Au milieu de ses gens il vient de rendre l'âme ; Or comme je sais bien que par tout recherchant On n'en saurait jamais trouver un si méchant, Si les crimes d'un fils ont fait mourir un père, Il faut que ce soit vous, ou je rêve, compère. DON JUAN. Ne m'importune plus. Eh bien ! mon père est mort, Voyons ce que de nous ordonnera le Sort Et si d'autres climats nous seront plus prospères. Philipin, un vaisseau, vite, et ne tarde guère. PHILIPIN. Pour vous tout seul ? DON JUAN. Non, fat, je vous ai déjà dit Que vous... PHILIPIN. Les matelots nous feront-ils crédit ? Car d'argent, pour celui qui tient cours dans le monde, La pièce dessus vous, sans doute, la plus ronde, C'est comme qui dirait ... DON JUAN. Effronté, que dis-tu ? PHILIPIN. C'est comme qui dirait... DON JUAN. Eh bien ? PHILIPIN. Lanturelu. DON JUAN. Tu ne sais pas encore ce qui me reste, approche. PHILIPIN. Auriez-vous bien coulé quelques joyaux en poche ? Pour comble de louange et de gloire et d'honneur, Il ne vous reste plus que d'être bon voleur. DON JUAN. Va, nous aurons et bien et disgrâce commune. PHILIPIN. Je vais donc voir au port si je ferai fortune, Et si je trouverai quelques bons matelots Qui nous puissent bientôt abîmer sous les flots ; Mais que vois-je sortir de cette grotte obscure ? SCÈNE III. Un Pélerin, Don Juan, Philipin. DON JUAN. Arrête, Philipin. PHILIPIN. Oh, l'étrange aventure ! DON JUAN. Quel homme vient ici me couper le chemin ? PHILIPIN. Vous voilà bien troublé, c'est... DON JUAN. C'est ? PHILIPIN. Un pèlerin. DON JUAN. En l'état où je suis chacun me fait ombrage, Avance, et va le voir si tu peux au visage. Je roule dans l'esprit un dessein, Philipin. PHILIPIN. Monsieur. DON JUAN. Il faut avoir l'habit du pèlerin. PHILIPIN. Ô Diable zot ! Monsieur, croyez-vous que cet homme ... DON JUAN. Tu répliques toujours, à la fin je t'assomme, Tes contestations te vaudront mille coups. PHILIPIN. Mais aussi tant d'habits, à quoi donc pensez vous ? Je n'ai point encore vu de telles incartades, Vous feriez bien vous seul cinq ou six mascarades ; L'habit d'un pèlerin, l'habit de son valet Et tout cela pourquoi ? pour aller au gibet. DON JUAN. Ôte-toi. Ce maraud ne sert qu'à m'interrompre. PHILIPIN. Il aura, que je crois, grand peine à le corrompre. DON JUAN. Le Ciel veuille donner le repos à vos jours. LE PÈLERIN. Le Ciel d'un oeil bénin vous regarde toujours. DON JUAN. Que faites-vous ainsi dans cette forêt sombre ? LE PÈLERIN. De même que le corps est suivi de son ombre, Je suis, par des sentiers que me prescrit le Sort, L'infaillible chemin qui nous mène à la mort. PHILIPIN. Que parle-t-il de mort ? est-ce qu'il vous annonce Que vous serez pendu ? DON JUAN. Non, attends sa réponse. PHILIPIN. Ah ! point de répondant ! quand il est question De grimper au gibet, jamais de caution. DON JUAN. Vous avez en ces lieux beaucoup d'inquiétude ? LE PÈLERIN. Tant s'en faut, le repos règne en ma solitude, J'y savoure à longs traits les biens délicieux Que verse à pleines mains la clémence des Cieux ; Éloigné de la cour, du bruit et des tempêtes, Je converse souvent avec de simples bêtes, En qui je vois cent fois plus de raisonnement Qu'aux hommes élevés trop délicatement. J'y connais des instincts, j'y vois des connaissances Que leur ont influé les célestes puissances, Et dont ces animaux savent mieux profiter Qu'un tas de réprouvés qu'il faudrait détester. Ô honte de ce siècle ! ô sources infinies D'abominations ! vous souffrez des impies, Vous souffrez des meurtriers, vous souffrez des brutaux S'élever tous les jours par des crimes nouveaux, Et vous n'employez pas les carreaux de la foudre Pour punir ces pervers, et les réduire en poudre. PHILIPIN. Remettez à demain la prédication, Car aujourd'hui mon maître est sans dévotion. LE PÈLERIN. Apprenez, esprit faible, et rempli d'ignorance, Que votre maître et vous êtes sous la puissance Des Dieux, justes vengeurs, qui sauront bien punir Et vos crimes passés, et ceux de l'avenir. Peut-être approchez vous de ce moment funeste. DON JUAN. Bonhomme, une autre fois vous nous direz le reste, Contentez seulement ma curiosité. LE PÈLERIN. Si c'est pour éclaircir quelque difficulté, Je suis trop ignorant en semblables matières, C'est au Ciel qu'il en faut adresser les prières. DON JUAN. Non, c'est qu'en un dessein où le Ciel me conduit J'ai nécessairement besoin de votre habit. LE PÈLERIN. Mon habit ? songez-vous à ce que vous me dites ? DON JUAN. Sans employer le temps en de vaines redites, J'en ai besoin, vous dis-je, et quoi que vous fissiez, Vous me fâcheriez fort, si vous me refusiez. LE PÈLERIN. Mon habit, quoi que fasse ici votre industrie, Ne se dépouillera jamais qu'avec ma vie. DON JUAN. Songez que je vous l'ai demandé par douceur, Qu'en ce moment j'en veux être le possesseur, Et qu'il n'est rien pour lui que je ne vous octroie. LE PÈLERIN. Monsieur, vous perdez temps, car par aucune voie Vous ne pourrez tenter, ni le coeur, ni les yeux D'un homme qui ne craint que le courroux des dieux. DON JUAN. Ah ! C'est trop raisonner, et votre résistance... LE PÈLERIN. Quoi ! vous me l'ôteriez avec violence ? PHILIPIN. Il s'en va son épée en votre sang souiller : Ah ! ne le tuez pas, il se va dépouiller. DON JUAN. Vite donc, autrement... PHILIPIN. Dépêchez-vous, bonhomme, Vous en aurez, sans doute, une notable somme, Mon maître est libéral. LE PÈLERIN. Non, non, l'argent, ni l'or, Ne m'ont jamais tenté. DON JUAN. Vous résistez encor ? Je vous donne le mien. LE PÈLERIN. Mais il m'est inutile. DON JUAN. Je suis las de vous voir faire le difficile ; Que sert de contester ? Car enfin je le veux. PHILIPIN. Mon pauvre pèlerin, répondez à ses voeux, Au nom de Jupiter. LE PÈLERIN. Souffres-tu qu'on t'affronte ? Entrons dans cette grotte où j'aurai moins de honte. DON JUAN. Viens prendre mon épée et t'en va promptement Aussitôt que j'aurai changé d'habillement. PHILIPIN. Je vous attends au Port avec beaucoup de joie. Quels rubans vous faut-il pour une petite oie ? Pour cet habit de mode il en faut des plus beaux. DON JUAN. Je te chamarrerai le tien des plus nouveaux. PHILIPIN. Qui, je crois, n'auront pas coûté beaucoup à faire ; Mais par la teste bleu, si j'étais à refaire, Je m'empêcherais bien de servir de valet Au plus méchant... Mais las ! ce n'est pas encore fait. Qui diable vient ici ? fuyons, peur de surprise. SCÈNE IV. DON PHILIPPE. Dans la juste fureur dont mon âme est surprise, Je cherche vagabond, et cours de tous côtés, Sans pouvoir voir la fin de mes perplexités. Le Ciel dans mes erreurs, et ma peine soufferte, Me cache l'assassin qui m'anime à sa perte, Et me fait, en voyant mon dessein traversé, Douter qui de nous deux l'a le plus offensé. Quoi ! vous pouvez souffrir ici des parricides ! Des lâches assassins ? des cruels homicides ? Hélas ! Je m'extravague en ma juste douleur. Non, les Dieux en ceci n'y mêlent rien du leur, Et s'ils ne l'ont déjà puni de tous ses crimes, C'est qu'ils l'ont réservé pour les plus creux abîmes, Pour le faire souffrir, le faire déchirer, Lui faire mille morts, au lieu d'une endurer. Pardonnez, justes Dieux, dans ma douleur extrême, Si j'ose m'emporter et sortir de moi même, Et si je vous demande, en suivant mon dessein, Qu'il vous plaise punir ce traître par ma main. SCÈNE V. Don Juan, Don Philippe. DON JUAN. Enfin sous cet habit, on ne me peut connaître ; Mais vois-je pas là bas Don Philippe paraître ? Oui, c'est mon ennemi. DON PHILIPPE. Je vois un pèlerin. Mon ami, pourriez-vous me montrer le chemin ? DON JUAN. Où voulez-vous aller ? Me voilà sans épée, Et je connais par là mon attente trompée ; Déguisons notre voix le mieux que nous pourrons. DON PHILIPPE. Vous êtes pèlerin ? DON JUAN. Oui, grâce aux Dieux tous bons. DON PHILIPPE. Demeurez-vous toujours en ce lieu ? DON JUAN. D'ordinaire. DON PHILIPPE. Ne voyagez-vous point ? DON JUAN. Quand je ne sais que faire. DON PHILIPPE. Vous vous accordez mal, courir et demeurer ! DON JUAN. Je cherche le repos, quand je suis las d'errer. DON PHILIPPE. Vous visite-t-on pas quelquefois ? les visites À des gens retirés ne sont pas interdites. DON JUAN. Non, Monsieur. DON PHILIPPE. Parmi ceux qui vous sont venus voir, S'est-il point présenté le matin, ou le soir, Un jeune homme, à peu près... DON JUAN. Non, en ma conscience. DON PHILIPPE. Je n'ai pas achevé, donnez-vous patience ; Un jeune homme à peu près de mon port, de mon air, Et de teint... DON JUAN. Non, Monsieur. DON PHILIPPE. Mais laissez-moi parler. DON JUAN. C'est sans vous arrêter, que je n'ai vu personne : Il faut répondre peu, de peur qu'il me soupçonne. DON PHILIPPE. Quoi ! je courrai toujours, et sans trêve, et sans fin ? Je ne pourrai jamais rencontrer l'assassin Que mon malheur soustrait à ma juste colère ! Quoi ! les pleurs d'une fille ; eh quoi ! la mort d'un père Restera sans vengeance ! ah ! ne permettez pas Destins, que l'assassin évite le trépas ; Je dois cette victime à ma chère Amarille. DON JUAN. Vous en eussiez plutôt eu nouvelle à la ville. DON PHILIPPE. Le traître en est sorti, mais qu'il soit assuré Avant la fin du jour, que je me vengerai. DON JUAN. Vous savez que les Dieux défendent la vengeance ; Mais pour en obtenir une entière assistance, Il les faut supplier avec humilité De donner à nos voeux ce qu'ils ont souhaité. DON PHILIPPE. Ah ! Je les en supplie, et de toute mon âme, Grands Dieux, si dans mes mains vous remettez l'infâme... DON JUAN. Monsieur, pardonnez moi, si je vous interromps ; Ici vos mouvements, sans doute, sont trop prompts, Et vous priez les Dieux avec une indécence Qui les choque sans doute, et leur fait une offense : Il les faut supplier avec humilité, Et ne prier jamais les armes au côté. Posez les. DON PHILIPPE. De bon coeur, mon père, et je proteste De répandre plutôt tout le sang qui me reste, De n'en porter jamais, si je ne suis vengé. Faites moi donc, grands Dieux... DON JUAN. Détestable enragé, Qui vient de guet à pend assassiner un homme, Regarde qui je suis, apprends comme on me nomme. Je suis ce Don Juan que tu cherches partout, Pour qui tu vas courant de l'un à l'autre bout ; Je ne me suis caché qu'à dessein de surprendre Ce fer dont je saurai maintenant me défendre, Et dont je t'ôterais la vie en ce moment, Si je n'étais poussé par quelque mouvement D'en remettre l'effet ... DON PHILIPPE. Assassin, traître, infâme, Quoi ! Je te trouverais, et sans t'arracher l'âme ; Scélérat, parricide, effronté, suborneur, Il faut que de ces mains... DON JUAN. C'est trop, beau harangueur: Malgré les sentiments d'une injuste colère, Va dedans les Enfers rejoindre ton Beau-père. DON PHILIPPE. À l'aide, mes amis, au secours, je suis mort ; Adorable Amarille, hélas ! plaignez mon sort. ACTE IV SCÈNE I. Philémon, Macette. PHILÉMON. Non, non, je ne puis pas croire que de mon âge On ait jamais parlé d'un semblable naufrage : Les pauvres malheureux ! Savez-vous bien comment Ils ont gagné le bord si favorablement ? J'ai pris l'un sur un ais qui respirait à peine, L'autre embrassait à force un morceau de l'antenne, À laquelle tenait un petit bout du mât ; Aussitôt mis à terre, ah misérable ! Hélas ! A dit le plus petit, Dieux ! quelle barbarie ! J'avais tant bu de vin sans eau toute ma vie, Et si prêt de finir par un cruel destin, Faut-il tant boire d'eau sans y mettre de vin ? MACETTE. L'autre à qui le malheur semble encore plus rude, Témoigne, sans mentir, beaucoup d'inquiétude ; En séchant ses habits, il lâche des propos Qui marquent que l'esprit n'est pas bien en repos ; Quoi ! faudra-t-il encore que les dieux et les hommes Me viennent accabler dans les lieux où nous sommes, Disait-il ? PHILÉMON. En effet, depuis un certain temps On y voit arriver d'étranges accidents, Un certain Don Juan, d'une injuste colère, A tué depuis peu notre seigneur Don Pierre ; Et comme c'est ici son plus proche château, On a fait ériger en ce lieu son tombeau, Où l'on a fait graver dessus sa sépulture L'ouvrage le plus beau qui soit en la Nature ; Sa fille, et son amant, sont ici dès hier, Qui font chercher partout l'exécrable meurtrier ; Et s'il est attrapé, malgré son industrie, Il mourra que je pense en bonne compagnie. MACETTE. Cela n'est pas nouveau, chacun le sait assez ; Allons voir si nos gens sont secs et délassés ; Les voilà bien changés qui viennent ce me semble. SCÈNE II. Don Juan, Philipin. DON JUAN. Mon hôte, laissez nous un peu parler ensemble. PHILÉMON. Volontiers, aussi bien il faut que j'aille exprès Savoir pour le festin si tous nos gens sont prêts. DON JUAN. Sauvé de la tempête, échappé du naufrage, Sorti de mille écueils au plus fort de l'orage, Je viens, l'esprit remis, en ces aimables lieux Rendre grâce humblement à la bonté des dieux. PHILIPIN. Echappé du naufrage au fort de la tempête, Sauvé dessus un mât qui m'a cassé la tête, Ô beaux lieux, où la mer m'a voulu décharger, Ne trouverai-je point quelque chose à manger ? DON JUAN. Tais-toi. PHILIPIN. Pourquoi, Monsieur ? DON JUAN. Gourmand insatiable. PHILIPIN. Ne me verrai je point encore un coup à table ? DON JUAN. Je voudrais que la mer t'eût tantôt confondu. PHILIPIN. Nous pouvons bien manger, nous avons assez bu ; À quoi tant de discours ? la tempête est passée. DON JUAN. Hélas ! J'en tremble encore à la seule pensée ; Voir des gouffres affreux prêts à nous abîmer, Voir dans le même temps des montagnes de mer, Voir tomber dessus nous des vagues effroyables, Voir les cieux entrouverts, des feux épouvantables, Voir éclater la foudre, ouïr mugir les flots, Voir la mort sur le front de tous les matelots, Voir cette impitoyable errer de bande en bande, La voir faucher partout, et partout qui commande ; Enfin voir tout périr dans ces tristes moments Par la guerre allumée entre les éléments, Et seuls s'en garantir par la bonté céleste, Et s'en railler après, t'en doit-on pas de reste ? PHILIPIN. Tant s'en faut, je rends grâce à la bonté des flots De m'avoir mis ici sain et sauf: à propos, Avez-vous jamais mieux sauté de votre vie ? Dites-moi, songiez-vous à Cloris ? à Sylvie ? À Diane ? à Philis ? DON JUAN. Non, très assurément. PHILIPIN. Ma foi, ni moi non plus ; mais dites-moi comment Vous nommez ce Monsieur ? DON JUAN. Qui ? PHILIPIN. Celui qui préside Avec sa grande barbe, à l'élément liquide ? DON JUAN. C'est Neptune. PHILIPIN. Neptune ! Et tous ces Mirmidons Qui cornent devant lui, qui sont ils ? DON JUAN. Des Tritons. PHILIPIN. La peste les étouffe avec leur cornemuse ! Ils m'ont fait enrager ; mais si je ne m'abuse, Ces petits fripons là savent très bien nager : Ils vont comme sur terre au milieu du danger. DON JUAN. Ha, vous en savez plus que vous n'en voulez dire, Vous faites l'ignorant. PHILIPIN. Encore faut-il bien rire, Puisque nous n'avons plus à craindre le péril. DON JUAN. Tu te feras frotter avecque ton babil. PHILIPIN. Jeûner en bien servant, faire le diable à quatre, Et puis après cela me menacer à battre ! DON JUAN. C'est qu'à n'en point mentir tu te rends importun. PHILIPIN. Servir bien, servir mal, tout cela n'est donc qu'un ? DON JUAN. Donne moi, je te prie, un peu de patience. PHILIPIN. Vous m'en priez. DON JUAN. Je veux t'ouvrir ma conscience, Te dire ma pensée en trois ou quatre mots, Le péril que je viens de courir sur les flots, Me donne dans le coeur un repentir extrême, Car par là je vois bien que la bonté suprême, Loin de m'exterminer, me veut tendre la main : Travaillons, travaillons, sans attendre à demain, Profitons de ces mots les derniers de mon père, Forçons, forçons le Ciel à nous être prospère, Et par des actions qui n'aient rien de brutal, Faisons un peu de bien après beaucoup de mal. PHILIPIN. Le voilà repentant, tout de bon. DON JUAN. Oui, mon âme Ne concevra jamais d'illégitime flamme : Et je veux désormais que les Cieux ennemis Me puissent écraser... PHILIPIN. S'il ne fait encore pis. DON JUAN. Que dis tu ? PHILIPIN. Rien du tout, seulement j'examine Le souverain pouvoir de la Bonté Divine, Qui de diable vous fait ange en un seul moment, Et qui produit en vous un si prompt changement. DON JUAN. Ce sont des coups du Ciel qu'on ne saurait comprendre ; Rentrons, j'entends du bruit. PHILIPIN. Allons nous faire pendre. SCÈNE III. Philémon, Philipin, Don Juan. PHILÉMON. Monsieur, le justaucorps que vous avez laissé ... PHILIPIN. Notre hôte, qu'avez-vous ? vous êtes bien pressé ! PHILÉMON. ... est tout sec, vous pouvez le vêtir tout à l'heure. PHILIPIN. Mon castor l'est aussi ? PHILÉMON. Tout est bien, ou je meure. PHILIPIN. Rentrons en cet état, ne nous laissons pas voir. SCÈNE IV. Bélinde, Oriane. BÉLINDE. Ma Mère, sans mentir, presse trop mon devoir. ORIANE. Mais l'on en pense mal. BÉLINDE. Où je suis sans offense, Il m'importe fort peu de ce que l'on en pense : Hé bien ! j'aime Damon, et Damon m'aime aussi, Une mère doit-elle en prendre du souci ? J'en use comme il faut ; il n'a point sur mon âme Le crédit de m'avoir fait répondre à sa flamme ; Je règle mes désirs, et je ne sais comment On a pu deviner qu'il était mon amant. ORIANE. Il est je ne sais quoi dans l'amoureux mystère Qui se découvre assez, bien qu'on tâche à le taire ; Ma Mère me disait un soir auprès du feu Que l'amour ne peut pas se cacher, ou bien peu ; Que l'Amant bien souvent, lors que moins il y pense, N'est pas avec soi-même en bonne intelligence ; Tout le trahit, on voit en lui des mouvements Qui ne s'accordent pas avec ses sentiments ; Il paraît interdit, ses discours sont sans suite, Tout ce qu'il fait parait sans ordre, et sans conduite : On le surprend souvent sur des yeux radoucis, On lui voit des langueurs, on lui voit des soucis, On voit couler des pleurs, il est mélancolique, Tout objet lui déplait, hors celui qui le pique ; Mais dès qu'il peut aussi le voir, et lui parler, Soupirs, pleurs, et soucis, s'évaporent en l'air ; Il n'en parait pas un, et son coeur, ce lui semble, Pâme d'aise et d'amour autant qu'ils sont ensemble ; Il voudrait expirer dans ce ravissement. Voilà, ma chère soeur, ce qu'on dit de l'amant ; Et si l'on tient encore pour vérité constante, Que l'amant est beaucoup moins touché que l'amante. BÉLINDE. Ma Compagne, vraiment, à vous ouïr parler, À si bien de l'amour les signes étaler, En déduire si bien toutes les circonstances, Vous en devez avoir de grandes connaissances. ORIANE. Point, ce que j'en ai dit n'est qu'un discours en l'air. BÉLINDE. Sans doute vous aimez. ORIANE. Qui ? Moi ? Plutôt brûler. BÉLINDE. Mais de quel feu ? ORIANE. Du Ciel. BÉLINDE. Mais de celui d'Évandre. ORIANE. C'est donc un feu caché dessous beaucoup de cendre. BÉLINDE. Il est vrai, car il est discret au dernier point. ORIANE. Parlez plus clairement, je ne vous entends point. BÉLINDE. Quoi ! Votre âme d'amour n'est pas préoccupée ? ORIANE. Pour Évandre ! Ah, ma soeur ! BÉLINDE. M'aurait-on bien dupée ? Et me prendrait-on bien pour un timbre fêlé, À laisser échapper ce qu'on m'a révélé ? ORIANE. Non, non, ma Soeur, croyez que pour l'amour d'Evandre Je ne m'empresserai jamais à m'en défendre ; Mais pour n'abuser pas ni du temps, ni de vous, Il ne saurait jamais devenir mon époux. BÉLINDE. C'est donc que vos parents y mettent quelque obstacle ? ORIANE. C'est que pour les fléchir il faudrait un miracle. BÉLINDE. Quoi ! vous faites la fine ! ah vraiment ! vous verrez Jusqu'où va ma colère, et vous l'éprouverez. À vous que je croyais la meilleure du monde, À vous pour qui mon âme ouverte, et sans seconde, N'avait rien de secret, ni rien de réservé, À qui j'ai dit d'abord ce qui m'a captivé, Vous cachez votre coeur ! ORIANE. Ah, ma chère Compagne ! Parmi le déplaisir qui toujours m'accompagne, Je suis inconsolable, un père est contre moi, Un que je n'aime point me veut faire la loi, Et je me vois réduite à ce malheur extrême De haïr tout le monde, et me haïr moi même. BÉLINDE. Votre oeil fripon le porte à cette extrémité. ORIANE. Non, non, pour lui mon oeil n'a que de la fierté ; Mais parce qu'il est riche, et qu'il a force terre, Il faut que je me livre une immortelle guerre, Que je sois malheureuse, et me sacrifier Pour les plaisirs d'un sot qui se veut marier. Non, je n'en ferai rien. BÉLINDE. Hélas ! Ma chère amie, On m'attache de même à mon antipathie ; Et parce que Damis a su gagner l'esprit De ma mère qui croit ce que ce fol lui dit, Sans aucun contredit, sans aucune réplique, Il faut que je l'épouse. ORIANE. Ah, pouvoir tyrannique ! BÉLINDE. Damis est assuré pour moi qu'il ne tient rien. ORIANE. J'en dis autant d'Orcas, et me ris de son bien. BÉLINDE. Changeons donc de discours ; Aminthe est mariée, Je m'en vais au festin. ORIANE. Je n'en suis pas priée ; Car je crois qu'aujourd'hui mon tyran obtiendra Ce qu'il veut de mon père, et qu'il m'épousera ; Et je dois, malgré moi, consentir et promettre. BÉLINDE. Mon cher Damon me donne avis par cette lettre Qu'il espère bientôt de fléchir mes parents ; Mais je vois peu d'espoir de vaincre nos tyrans. ORIANE. Resserrons, j'aperçois quelqu'un qui s'achemine. BÉLINDE. C'est un Monsieur fort brave, et de fort bonne mine. SCÈNE V. Don Juan, Philipin, Bélinde, Oriane. DON JUAN. Oui, mon cher Philipin, c'est un point arrêté, Je m'impose aujourd'hui cette nécessité... PHILIPIN. Quelle nécessité ? DON JUAN. De détester le vice, De fuir la violence, abhorrer l'injustice ; Et si la Beauté même osait en cet instant Venir se présenter à mon coeur repentant, Tu verrais... tu verrais si les objets me tentent... Mes Dieux ! Quelles beautés à mes yeux se présentent ? PHILIPIN. Monsieur, songez vous bien... DON JUAN. Tais-toi ; que fait ainsi L'honneur de la contrée ? ORIANE. Ô Dieux ! sortons d'ici. DON JUAN. Demeurez. BÉLINDE. Voulez-vous nous faire violence ? PHILIPIN. Vous ne songez donc plus à votre repentance ? DON JUAN. Non, je veux contenter ma curiosité. ORIANE. Dépêchez ; notre temps, Monsieur, est limité, Il nous faut vitement retourner au village. DON JUAN. Ah ! que facilement un pauvre coeur s'engage À l'abord imprévu de si grandes beautés. BÉLINDE. Est-ce là tout, Monsieur ? ah ! vous nous en contez ; Allons, ne tardons pas en ce lieu davantage. PHILIPIN. Monsieur, les matelots, les écueils, le naufrage ?... DON JUAN. Je n'ai jamais rien vu de si beau que tes yeux. PHILIPIN. Les vents... DON JUAN. Ah ! Que les tiens ont des traits radieux ! PHILIPIN. La tempête... DON JUAN. Ta taille est charmante au possible. PHILIPIN. Les tonnerres ... DON JUAN. Pour toi je suis extrêmement sensible. PHILIPIN. Les éléments ... DON JUAN. Tais-toi, malepeste du sot ! ORIANE. Il vous en faut donc bien, Monsieur ? DON JUAN. Encore un mot. Bergères à mes yeux cent fois plus adorables... PHILIPIN. Est-ce craindre les Dieux, que d'adorer les Diables ? DON JUAN. Ah! c'est trop, souviens toi qu'un insolent discours Fait de ce même jour le dernier de tes jours. BÉLINDE. Mais après tout, Monsieur, que voulez vous nous dire ? DON JUAN. Qu'il faut vous disposer à finir mon martyre, À m'être favorable, et dans ce même jour Payer de vos faveurs mon véritable amour. ORIANE. Ah, justes Dieux ! qu'entends-je ? BÉLINDE. Ah, Ciel ! Sois nous prospère. ORIANE. Évandre ! BÉLINDE. Cher Damon ! ORIANE. Au secours, mon cher père, Tu n'obtiendras jamais ce que tu veux de moi. PHILIPIN. Tu seras donc bien fine ; ah Dieux ! Monsieur. DON JUAN. Eh quoi ? PHILIPIN. J'entends du bruit. DON JUAN. Comment ! Vous fuyez, rigoureuses ! Mais il faut contenter mes flammes amoureuses. PHILIPIN, seul. Je ne sais tantôt plus de quel côté tourner. Mais dois-je encore ici bien longtemps séjourner ? Le grand Diable à son col puisse emporter le maître ; Sauvons-nous, aussi bien je vois quelqu'un paraître, Encore ne faut-il pas ainsi l'abandonner, Comme il est prompt à battre, il l'est à pardonner. La voici de retour, la pauvrette éplorée, Ne l'effarouchons point, elle est désespérée SCÈNE VI. Oriane, Philipin. ORIANE. Ah ! ma chère compagne ! Ô Ciel trop rigoureux ! Tu méritais sans doute un destin plus heureux : Hélas ! Où la trouver ? Sa perte est assurée, Le malheureux qu'il est l'aura déshonorée ; Mais de peur de tomber dans des malheurs si grands, Je vais me rassurer auprès de mes parents ; Là je ne craindrai point que sa brutale envie Attente à notre honneur, non plus qu'à notre vie. Mais quel est ce valet ? ah, bons Dieux ! c'est celui De ce traître qui m'a voulu perdre aujourd'hui. PHILIPIN. Ne craignez rien. ORIANE. Hélas ! PHILIPIN. Vous avez peur, peut-être ? Allez, je ne suis pas si diable que mon maître, Il s'en faut la moitié pour le moins. ORIANE. Laissez nous. PHILIPIN. Hé ! Qui diable vous tient ? ORIANE. Enfin que voulez vous ? PHILIPIN. Moi, je veux compatir à vos malheurs extrêmes. ORIANE. Les pitoyables dieux par leurs bontés suprêmes... PHILIPIN. Ou bien je vais pleurer, ou bien ne pleurez pas. ORIANE. J'aimerais mieux souffrir mille fois le trépas. PHILIPIN. Mais qu'avez-vous donc fait de cette autre bergère ? ORIANE. Ah ! je crois qu'à présent, elle se désespère, Son cher Damon devait l'épouser aujourd'hui ; Mais sachant son malheur il en mourra d'ennui. PHILIPIN. La consolation de tous les misérables, Comme dit le proverbe, est d'avoir des semblables. Si cela n'est point faux, qu'elle sèche ses pleurs, D'autres ont eu par lui de semblables malheurs. J'en connais plus de cent : Amarille, Céphise, Violante, Marcelle, Amaranthe, Bélise, Lucrèce, qu'il surprit par un détour bien fin, Ce n'est pas celle-là de Monseigneur Tarquin ; Policrite, Aurélie et la belle Joconde, Dont l'oeil sait embraser les coeurs de tout le monde ; Pasithée, Auralinde, Orante aux noirs sourcils, Bérénice, Aréthuse, Aminthe, Anacarsis, Nérinde, Doralis, Lucie au teint d'albâtre, Qu'après avoir surprise il battit comme plâtre ; Que vous dirai-je encore ? Mélinte, Nitocris, À qui cela coûta bien des pleurs et des cris Perrette la boiteuse et Margot la camuse, Qui se laissa tromper comme une pauvre buse ; Catin, qui n'a qu'un oeil, et la pauvre Alizon, Aussi belle et du moins d'aussi bonne maison ; Claude, Fanchon, Paquette, Anne, Laure, Isabelle, Jacqueline, Suzon, Benoîte, Péronnelle ; Et si je pouvais bien du tout me souvenir, De quinze jours d'ici je ne pourrais finir. Ici il jette un papier roulé, où il y a beaucoup de noms de femmes écrits.Eh bien ! que dites-vous maintenant de mon maître ? ORIANE. Je dis que c'est un lâche, un scélérat, un traître. PHILIPIN. Mais bon aux dames. ORIANE. Mais un monstre en trahison, Dont la Justice enfin me va faire raison : Je n'en puis plus, sortons de ce lieu si funeste. PHILIPIN. Je ne suis pas gourmand, je prendrai bien son reste. Où diable maintenant pourra-t-il se cacher ? En quelque part qu'il aille, il faudra le chercher. Sur l'eau, je n'en veux pas avaler davantage ; Sur la terre, il n'est point de bourg ni de village, De grottes ni de trous propres à nous sauver, Où les chiens de prévôts ne nous viennent trouver ; Enfin point de château, de ville, de province, Où l'on puisse éviter les recherches du prince ; Ainsi pour bien conclure, et c'est fort bien conclu, Il ne peut éviter d'être bientôt pendu. Le voici qui revient ; quelle face effroyable ! Il porte au front la marque et la griffe du Diable. SCÈNE VII. Don Juan, Philipin. DON JUAN. Philipin. PHILIPIN. Quoi, Monsieur ? DON JUAN. Sortons d'ici, sortons. PHILIPIN. J'en voudrais être hors. DON JUAN. Mais vite, et nous hâtons, Nous n'avons plus affaire en ces lieux davantage. PHILIPIN. Vous devriez y rester, car vous y faites rage. DON JUAN. Tais-toi, ne me viens pas d'aujourd'hui raisonner ; Dans ce maudit climat tout me fait frissonner. Ta raillerie enfin me mettrait en colère. Flatte mes sens plutôt, et me dis que mon père Était par trop cruel, qu'Amarille eut grand tort, Qu'un peu de complaisance eût arrêté la mort De son père qui fut trop ardent à me suivre ; Ajoute que Philippe a dû cesser de vivre Aussitôt que j'ai vu son épée en ma main ; Dis que mon mouvement a paru trop humain ; Enfin dis-moi, pour tant de beautés enlevées, Que l'on m'aurait blâmé de les avoir sauvées ; Et si tu veux aider à mes contentements, Approuve mes desseins et suis mes mouvements. SCÈNE VIII. Don Juan, Philipin. L'ombre de Don Pedre à cheval sur sa sépulture. PHILIPIN. Monsieur, voyez-vous bien ? DON JUAN. C'est une sépulture. PHILIPIN. Ah ! Monsieur ! Quel fantôme ! DON JUAN. Il faut voir la sculpture, Voir qui c'est. PHILIPIN. Ah ! Monsieur. DON JUAN. Ces mots nous l'apprendront. PHILIPIN. Prenez garde, Monsieur, il vous regarde au front. DON JUAN, lit. ÉPITAPHE.Don Pèdre, l'ornement et l'honneur de Séville, Repose dessous ce tombeau, Traîtrement massacré dans le coeur de sa ville ; Don Juan en fut le bourreau. Passant, apprends ici que les plus creux abîmes Sont préparés pour tous ses crimes ; Qu'il ne peut plus les éviter, Et qu'après tant d'actes infâmes, Déjà les éternelles flammes S'allument pour le tourmenter. PHILIPIN. Nous le sommes assez, nous sortons du naufrage, D'où si nous n'eussions su nous sauver à la nage, Nous eussions bu, sans doute, à tous nos bons amis : Mais, sans doute, Monsieur, c'est par vos ennemis Que cette prophétie est là-dessous écrite. DON JUAN. Ou véritable ou fausse, enfin je la dépite : Fassent, fassent les Dieux ce qu'ils ont décrété, J'oppose à leurs décrets un esprit indompté, Un coeur grand, intrépide, une âme inébranlable. PHILIPIN. Il fait signe, Monsieur. DON JUAN. Fable, mon ami, fable ! PHILIPIN. Fable, ce dites vous, c'est une vérité. DON JUAN. Tes yeux sont éblouis par la timidité. PHILIPIN. Il recommence encore. Hélas ! Monsieur, de grâce, Souffrez que j'abandonne un moment cette place, Que je ne meure pas sans revoir mes parents. DON JUAN. Ce sont là de ta peur des signes apparents. PHILIPIN. Ah, Monsieur ! Prenez garde, il a branlé la tête. DON JUAN. Dis-lui qu'un coeur qui sait mépriser la tempête Ne craint pas un esprit qui n'a plus de pouvoir ; Que s'il veut prendre un corps, s'il veut me venir voir, Que ce soir je lui donne à souper à ma table Et que je lui réserve un mets fort délectable ; Qu'une seconde fois je serai son vainqueur Et que je suis un homme incapable de peur. PHILIPIN. Mon maître ! DON JUAN. Dépêchons vitement. PHILIPIN. Ah, je tremble ! DON JUAN. Faites ce que je dis. PHILIPIN. Mais raisonnons ensemble. DON JUAN. Raisonnement à part ; faisons, car je le veux. PHILIPIN. Monsieur. DON JUAN. Quoi ! PHILIPIN. Regardez hérisser mes cheveux. DON JUAN. Quand tu devrais mourir cent fois, il le faut faire. PHILIPIN. Eh bien ! Monsieur, eh bien ! il vous faut satisfaire : Esprit si bien monté dessus ton grand cheval, Qui m'as fait jusqu'ici plus de peur que de mal, Qui ne m'en feras pas, s'il te plait, davantage ; Mon maître Don Juan échappé du naufrage, Qui depuis ce temps là n'a ni bû, ni mangé, Ni son valet non plus, m'a dit, et m'a chargé, De te venir prier en toute révérence De souper avec lui, je ferai la dépense ; Et si tu veux venir sans me faire de peur, Je te ferai grand chère, et boire du meilleur. Il dit qu'il y viendra. DON JUAN. Il le dit ? PHILIPIN. Il me semble, Monsieur, qu'il a parlé. DON JUAN. Bien nous boirons ensemble. Portons encore la voix au fond de son cercueil. Esprit. PHILIPIN. Il me regarde, il fait signe de l'oeil. Mais comment viendra-t-il ? sait-il notre demeure ? DON JUAN. Dis-lui qu'il peut venir au plus tard dans une heure, Dans cette hôtellerie, à deux cents pas d'ici. PHILIPIN. Ombre, viendrez vous pas ? dites. L'OMBRE. Oui. PHILIPIN, en tombant. Grand merci. ACTE V SCÈNE I. Don Juan, Philipin. DON JUAN. Philipin. PHILIPIN. Monseigneur. DON JUAN. Viendras-tu pas tantôt ? Voici l'heure, et notre Ombre arrivera bientôt. Dépêchons. PHILIPIN. Tout est prêt, le souper est sur table, Les verres sont lavés, le vin est délectable, Les mets sont savoureux. DON JUAN. Notre Esprit invité, Penses-tu qu'il en mange ? PHILIPIN. Il serait bien gâté ! Mais si quelque démon affamé, d'aventure, De ce fantôme affreux revêtait la figure, Et qu'un mort, mort de faim, nous vint tout avaler... DON JUAN. Sans perdre ici le temps à sottement parler, Tu ferais beaucoup mieux de pourvoir à tout. PHILIPIN. Peste ! Vous êtes assuré que j'en aurai de reste, Si ce que j'appréhende enfin n'arrive point. Mais, Monsieur, regardons un peu de point en point Et ce que vous ferez ou ce qu'il faudra faire. Moi qui ne me trouvai jamais à tel mystère, Quand cet Esprit viendra, je voudrais bien savoir Comment il faut agir pour le bien recevoir, Car je crois qu'il faut bien avoir plus de faconde Avec les trépassés qu'avec ceux de ce monde. DON JUAN. Philipin, je verrai ce fantôme odieux Avec le même front, avec les mêmes yeux, Que quand, trop emporté de colère et de rage, Il vint à ses dépens éprouver mon courage ; Je l'envisagerai de la même façon. PHILIPIN. Mais encore une fois, si c'était un démon Qui d'abord de son souffle empoisonnât la viande, Où diable en trouver d'autre ? DON JUAN. Agréable demande ! Conception vraiment digne de ton esprit ! Ton sot raisonnement et me choque et m'aigrit. Tais-toi. PHILIPIN. Monsieur, souffrez que je parle à cette heure, Car je ne soufflerai pas tantôt, ou je meure : À propos, sommes-nous céans en sûreté ? Car, Monsieur, pour ne pas celer la vérité, Dans un lieu découvert, si proche de la ville, Il est presque impossible, ou du moins difficile, D'y pouvoir demeurer longtemps sans être pris, Et j'aimerais mieux être au pouvoir des Esprits Qu'en celui du prévôt et de ses satellites, Ces valets de bourreau qui font les hypocrites, Qui, vous ont-ils posé la main sur le collet, En disant : «Je t'agrippe, adieu pauvre valet !» Grippé, pris et conduit au haut de la potence, Un petit saut sur rien au bout de la cadence, Voilà, si le hasard ne détourne ses coups, Dans demain au plus tard comme on fera de nous. DON JUAN. Il faut bien te résoudre à trouver pis encore, À me suivre partout, car demain dès l'aurore Je veux être à Séville et voir mes ennemis. Oui, je veux, dans l'état où le destin m'a mis, Les braver tous ensemble et leur faire connaître Que Don Juan n'a point le visage d'un traître, Et qu'il porte partout, sans craindre le danger, Un coeur inébranlable et qui ne peut changer. Tu t'en iras devant annoncer ma venue. PHILIPIN. Vous rêvez tout de bon, vous avez la berlue ; À Séville, Monsieur ? DON JUAN. À Séville, faquin. PHILIPIN. Et quand partir encor ? DON JUAN. Demain dès le matin. PHILIPIN. Il faut donc en ma place avertir un trompette, Car par prédiction que l'on m'a tantôt faite, Il est dit que je dois trépasser aujourd'hui. Ainsi je ne crois pas pouvoir être celui Qui doit dedans Séville annoncer... DON JUAN. Comment, traître ! Est-ce ainsi qu'un valet obéit à son maître ? PHILIPIN. Un mage encore m'a dit, si j'ai bien entendu, Si je sortais demain, que je serais pendu. DON JUAN. Tu te plais donc bien fort céans ? PHILIPIN. Mieux qu'à Séville. DON JUAN. L'air des champs... PHILIPIN. Est plus doux que celui de la ville. Mais ne voulez-vous pas manger ? DON JUAN. Attends, gourmand, Notre Ombre doit venir bientôt, je crois. PHILIPIN. Comment ! S'il ne venait donc pas, nous aurions beau attendre ! DON JUAN. Mais qui te presse tant ? Je ne m'en puis défendre, Pour en avoir raison, il le faut contenter. PHILIPIN. Je me contenterai seulement d'en tâter. DON JUAN. Mais quoi ! Mangeras-tu devant que l'Ombre mange ? PHILIPIN, en voyant la table. Ne mangerais-je point ? cela serait étrange ! Je veux manger devant ; car, dûssé-je enrager, Je ne toucherai pas ce qu'il voudra manger. DON JUAN. Mange. Que diras-tu maintenant de ton maître ? Diras-tu point qu'il est... PHILIPIN, à table. Le meilleur qui peut être. DON JUAN. Me serviras-tu bien dorénavant ? PHILIPIN. Des mieux. DON JUAN. T'exposeras-tu pas pour moi ? PHILIPIN. Jusques aux yeux. DON JUAN. Et s'il est question... PHILIPIN. Je ferai... DON JUAN. Quoi ? PHILIPIN. Merveilles. Mais écoutons, un bruit a frappé mes oreilles. Quelqu'un heurte à la porte, obligez-moi de voir Qui vient nous interrompre. DON JUAN. Allez, fat, le savoir. PHILIPIN, à genoux. Monsieur, puisque ma mort est chose indubitable, De grâce, permettez que je meure à la table. DON JUAN. Prenez cette chandelle, et voyez... PHILIPIN. Ah, Monsieur ! Quel plaisir aurez-vous quand je mourrai de peur ? DON JUAN. Quoi, poltron ! au besoin vous manquez de courage. PHILIPIN. J'en ai passablement, mais à présent j'enrage D'être si négligent, et n'avoir pas le soin D'en conserver assez pour servir au besoin. SCÈNE II. L'Ombre, Don Juan, Philipin. DON JUAN. Suis, suis, poltron, et vois avec quelle assurance... PHILIPIN. Ne me battra-t-il point pour mon irrévérence ? Pardonne, grand Esprit, à l'incivilité Qui m'a fait devant toi faire brèche au pâté. Quelle démarche grave ! DON JUAN. Ho, Philipin ! Un siège. Tu sois le bienvenu. PHILIPIN, en mettant le siège sous l'Ombre. Justes Dieux ! que ferai-je ? L'Ombre, ou moi, sentons mal. DON JUAN. Taisez-vous, Philipin. Je t'attends de pied ferme, et ce petit festin N'est pas, à dire vrai, comme je le souhaite. Pour dire tout aussi, cette pauvre retraite Où tu vois que je suis fort mal commodément Fait que je ne puis pas te traiter autrement. L'OMBRE. Ni tes mets plus exquis, ni ta meilleure chère, N'est pas ce que de toi présentement j'espère. Je viens voir, sur le point de ta punition, Si tu ne feras point quelque réflexion, Si ta langue et ton coeur ne seront point capables D'abjurer aujourd'hui des crimes détestables, Qui sèment la frayeur partout en ces bas lieux, Qui font cacher d'horreur les astres dans les Cieux Et qui ne veulent plus éclairer sur la terre, Que tu ne sois vivant écrasé du tonnerre. Songe, enfant misérable, à tout ce que tu fais, Songe à l'énormité de tes moindres forfaits. Repasse en ta mémoire, ô cruel homicide ! Ce qu'est devant les dieux un sanglant parricide, Un impie exécrable, et quel au Tribunal Doit paraître à leurs yeux un enfant si brutal. Songes-y mûrement, car ton terme s'approche, Je le sens, et le bras de la Justice est proche, Qui doit en un seul coup punir tous tes forfaits, Mais d'horribles tourments à ne finir jamais. M'entends-tu ? DON JUAN. Je t'entends, mais pour cela mon âme S'épouvante aussi peu des horreurs de la flamme, De tes tourments prédits, ni du fer, ni du feu ; En un mot, tout cela m'épouvante si peu, Et je me sens si peu touché de ta menace, Que je le serais plus du moindre vent qui passe. Tu crois m'intimider à force de parler, Mais apprends que mon coeur ne se peut ébranler. L'OMBRE. Tu présumes peut être, et tu te persuades, Que les esprits des morts sont des esprits malades Qui, dépouillés des corps, le sont de la raison, Mais apprends, ignorant, qu'il n'est point de saison Où l'esprit d'un mortel ait plus de connaissances ; C'est là qu'il voit d'en haut les justes récompenses Que l'on octroie aux bons, c'est là qu'il voit de quoi L'on forge le supplice aux méchants comme toi. Le tien est prêt, perfide, et mon âme affligée Se verra dans ce jour et contente et vengée. DON JUAN. Vengée ou non, mon coeur, après ce qu'il t'a dit, Ne peut jamais souffrir ni remords ni dédit. J'ai contenté mes sens, et pour ne te rien taire, Je le ferais encore s'il était à refaire. Mais supprimons ici toute animosité, Je vais prendre ce verre et boire à ta santé. Ho, Philipin ! PHILIPIN. Monsieur. DON JUAN. À toi ! Je te la porte. PHILIPIN. Moi, je ne boirai plus, ou le Diable m'emporte. DON JUAN. Dis donc à notre Esprit qu'il me fasse raison. PHILIPIN. Vous vous moquez, Monsieur. DON JUAN. Je parle tout de bon. PHILIPIN. Oui ! Les morts boivent-ils ? DON JUAN. Eh bien ! Dis-lui qu'il mange, Et puis tu chanteras des vers à sa louange. PHILIPIN. Ah ! vous avez dessein de me faire enrager ? A-t-on jamais vu mort ni boire ni manger ? DON JUAN. Eh bien ! approche donc et me tiens compagnie. PHILIPIN. À moi n'appartient pas tant tant de braverie. Esprit, si vous vouliez un peu vous sustenter... L'OMBRE. Ah ! J'ai bien d'autres mets dont je m'en vais goûter ; Ils seront éternels, mais ce bien périssable Ne durera qu'autant que tu seras à table. DON JUAN. Eh bien, à ce défaut, prends ton luth, Philipin. PHILIPIN. Mon luth n'est pas d'accord. DON JUAN. Dépêchez-vous, faquin, Il faut bien régaler l'Ombre de quelque chose. PHILIPIN. Dites-moi, chanterai-je en vers ou bien en prose ? DON JUAN. Dis ces vers que tu fis quand je me dérobai... PHILIPIN. Ceux qui sont sur le chant de Pyrame et Thisbé : Je le veux bien. DON JUAN. Surtout, chante-lui ma victoire, Tu pourras à loisir, après, manger et boire. PHILIPIN. Ombre, écoutez, je veux chanter Les amours de Don Juan mon maître. On l'a vu bien souvent monter Par les grilles d'une fenêtre, De là passer dans la maison, Non sans armes, mais sans chandelle, Où souvent de mainte pucelle Le drôle a bien eu la raison. DON JUAN. Ombre, qu'en dites-vous ? La chanson est gentille ! Chante un peu le combat gagné sur Amarille. L'OMBRE, se relevant et se laissant rechoir. Ah ! DON JUAN. Quoi ! N'es-tu venu pour autre chose ici ? Tu peux nous dire adieu bientôt, et grand merci. PHILIPIN. Monsieur, c'est fort bien dit, qu'il aille à tous les diables. L'OMBRE. Misérable valet entre les misérables ! PHILIPIN, se mettant à genoux. Hélas ! Monsieur l'Esprit, je ne vous ai rien fait ; Ayez pitié de moi. L'OMBRE. Malheureux, en effet, De suivre aveuglément les débauches d'un maître. PHILIPIN. Hélas ! Vous dites vrai. L'OMBRE. Plus perfide et plus traître Que tous les scélérats. PHILIPIN. Je lui dis tous les jours. L'OMBRE. Qui l'as toujours servi dans ses sales amours. PHILIPIN. Ombre, je vous supplie, apaisez ces reproches. Il a le coeur plus dur mille fois que les roches ; J'ai voulu l'attendrir, mais jamais je n'ai pu ; J'ai beau lui remontrer, c'est un esprit perdu Qui rit de mes leçons. DON JUAN. Quoi ! sommes nous ensemble Pour t'ouïr raisonner ? PHILIPIN. Hélas ! Monsieur, je tremble, Je ne raisonne pas. DON JUAN. Toi qui fais le devin, Encore que je sois fort proche de ma fin, Apprends que j'ai toujours, quelque mal qui m'accable, Une âme inébranlable et de crainte incapable ; Et quand je toucherais à mon dernier instant, Je te crains aussi peu mort que j'ai fait vivant. L'OMBRE. Puisque ton âme enfin est si bien résolue, Que sans crainte tu pus attendre ma venue, Je suis fort satisfait de ta réception ; Mais pour te rendre grâce en pareille action, Je te prie à souper. DON JUAN. J'irai sans faute. L'OMBRE. Espère Qu'un mort, quoique offensé, te fera bonne chère. Je t'ai tenu parole en me trouvant ici, Me tiendras tu la tienne ? DON JUAN. Oui, sans peur. L'OMBRE. Grand merci. DON JUAN. Mais où vas-tu m'attendre ? L'OMBRE. Au plus tard dans une heure, Sur mon propre tombeau. DON JUAN. Je m'y rends, ou je meure. Je veux, puisque le sort enfin me l'a permis, Mettre la peur au sein de tous mes ennemis ; Et ce festin à quoi ma parole m'engage, Ne fait que d'un moment retarder mon voyage. PHILIPIN. Ah ! Monsieur, n'allons point, nous n'en reviendrons pas. DON JUAN. S'il y fallait cent fois souffrir mille trépas, J'irai, mais de façon à lui faire connaître Que ni les Dieux ni lui... PHILIPIN. Hélas ! Mon pauvre maître, Ah ! Que je vous serais maintenant obligé, Si vous vouliez ici me donner mon congé ! DON JUAN. Suivez, suivez, poltron, je vous ferai paraître Quel homme vous servez et quel est votre maître. PHILIPIN. J'en sers un où j'aurai bien longtemps attendu, Ou pour aller au diable, ou pour être pendu : Il faut pourtant songer à nous et prendre garde... SCÈNE III. Philipin, Macette, Le Marié, Le Mariée, Philémon. PHILÉMON. Messieurs les violons, sonnez nous la gaillarde. PHILIPIN. Mais qui vient redoubler nos appréhensions ? Sommes-nous en état d'ouïr des violons ? De grâce, donnez-nous un peu de patience, Nous allons bien tantôt danser une autre danse. PHILÉMON. Bon courage, mon gendre ! Allons, c'est en ce jour Qu'il faut montrer qu'on a du coeur et de l'amour. Trois petits pas, un saut au bout de la carrière ; Allons, Macette, allons ! vous demeurez derrière. MACETTE. Je ne sais qui me tient, je ne saurais marcher. Ce mariage ici nous coûtera bien cher, Ou je me trompe fort. PHILÉMON. Vous êtes une folle. Prenez votre maîtresse ! allons, la capriole ! Sonnez, flûteurs, sonnez ! MACETTE. Tout beau, ne flûtez pas. PHILÉMON. Pourquoi cela ? Je veux trépigner les cinq pas. Qui de nous interrompre à présent vous oblige ? Flûtez, car je le veux. MACETTE. Ne flûtez pas, vous dis je. PHILÉMON. Vous nous en direz donc à présent la raison. MACETTE. J'ai le coeur tout tremblant, il m'a pris un frisson En entrant dans ce lieu. PHILÉMON. La raison est gentille ! Parbleu, je veux danser aux noces de ma fille ; Flûtez. MACETTE. Ne flûtez pas. PHILÉMON. Je vous romprai le cou ; Flûtez, ou par ma foi, vous n'aurez pas un sou. MACETTE. Ne flûtez pas. PHILÉMON. Flûtez ! au diable soit la bête ! Mais quelqu'un viendrait-il ici troubler la fête ? SCÈNE IV. Don Juan, Philipin, Philémon, Macette, Le Marié, La Mariée. DON JUAN, en prenant la mariée. C'est à moi que le sort vous destine aujourd'hui. PHILÉMON. Vous en aurez menti, voilà mon gendre. DON JUAN. Lui ? PHILÉMON. Lui-même. DON JUAN, en faisant tomber Philémon et le marié d'un coup de pied. Je le veux, mais c'est ici ma femme. PHILÉMON. À l'aide ! au ravisseur ! courons après l'infâme ! PHILIPIN. Voilà pis que jamais. Quoi ! faire tant d'efforts, Pour moi je ne crois pas qu'il n'ait le diable au corps. SCÈNE V. Philémon, Macette, Philipin. PHILÉMON. Ah, le Démon l'emporte ! adieu, ma pauvre fille ! Adieu tout l'ornement de ma pauvre famille ! Hélas ! je croyais bien m'égaudir aujourd'hui, Et me voilà comblé de malheur et d'ennui. Allons, Macette, allons, courons à la Justice, Il faut absolument que le traître périsse ; Allons ensemble, et tous d'une commune voix Aux pieds du gouverneur. MACETTE. Eh bien, je radotais ? J'étais une insensée, et vous m'appeliez folle, Quand ce malheur prévu me coupait la parole. Hélas ! qu'il valait mieux se passer de danser Et pour ce mariage un peu moins s'avancer. Eh bien ! vous le voyez, voilà ma prophétie, Elle n'est de tout point que trop bien réussie. Mais ce n'est pas aux pleurs qu'il faut avoir recours ; Allons sans plus tarder implorer du secours, Il faut tout employer en cette conjoncture. Mon gendre, vous avez tant de part à l'injure Et je vous vois surpris d'un tel étonnement, Que vous ne sauriez pas dire un mot seulement. PHILIPIN. Sans doute, la Justice, un peu tard avertie, Aura donné du temps d'achever la partie, Et je prévois qu'après un pareil accident, Ton gendre n'aura pas besoin de cure-dent. Mais voici revenir notre enragé de maître. SCÈNE VI. Don Juan, Philipin. PHILIPIN. Vous pouvez bien chercher quelque trou pour vous mettre ; Le prévôt, les archers et dix mille sergents, Le Gouverneur, sa garde, et cent mille paysans, Dans un petit moment s'en vont tous ici fondre ; Et comme en ce cas-là c'est à vous à répondre Et que je sais fort bien que vous les tuerez tous, Sans le secours d'autrui, je prends congé de vous. DON JUAN. Arrêtez là, poltron, il faut pousser l'affaire Jusqu'au bout, et voir ce que le sort peut faire. Voici l'heure de voir notre Ombre et de savoir Si le souper est prêt. PHILIPIN. Eh bien ! Allez-y voir. DON JUAN. Quoi ! tu ne viendras pas ? PHILIPIN. Vous n'avez là que faire De valet. DON JUAN. Insolent, je vous ferai bien taire. PHILIPIN. Les Diables seront là payés pour vous servir. DON JUAN. Je m'en vais vous sonder les côtes à ravir, Si vous contestez plus. PHILIPIN. Voilà ma prophétie ; Je pensais me moquer, mais elle est réussie. Hélas ! Je vais mourir dans un petit moment, Pour suivre un malheureux qui perd le jugement. DON JUAN. Approche ; est-ce pas là ? PHILIPIN. Moi, je n'en sais rien. DON JUAN. Frappe. PHILIPIN. À quel propos frapper ? et si l'Esprit m'attrape... DON JUAN. Frappe. PHILIPIN. Pourquoi ? l'Esprit ne me demande pas. DON JUAN. Frappe, c'est trop parler. PHILIPIN. Ah ! Misérable, hélas ! Tu t'en vas, malheureux, en ce péril extrême, En dépit de la mort, chercher la mort toi-même. La sépulture s'ouvre, et l'on voit la table garnie de crapauds, de serpents, et tout le service noir. SCÈNE VII. L'Ombre, Don Juan, Philipin. L'OMBRE. Il ne faut point heurter, je t'ai bien entendu. PHILIPIN, tombant par terre. Ah ! je suis mort. DON JUAN. Tu vois que je me suis rendu À l'assignation, et tenu ma parole. L'OMBRE. Écoute donc la mienne, elle n'est pas frivole, Et sans doute elle doit t'imprimer dans le coeur Des repentirs cuisants pour ton proche malheur. Mais d'attendre de toi quelque résipiscence, C'est une erreur insigne, une folle créance, Un abus manifeste, et ton esprit pervers Détruirait, s'il pouvait, l'ordre de l'univers. Mais apprends, malheureux, qu'aujourd'hui les supplices Mettront fin à ta vie ainsi qu'à tous tes vices ; Le terme en est fort proche, et le Ciel, qui te voit, En marque le moment avec le bout du doigt. DON JUAN. Est-ce là le festin que tu me voulais faire ? Est-ce de la façon que tu me voulais plaire ? Et n'as-tu souhaité de me voir en ces lieux Que pour m'entretenir du pouvoir de tes dieux ? Si tu veux conférer de chose plus plaisante, De matière agréable et plus divertissante, Je demeure ; sinon je vais prendre congé : À bien d'autres plaisirs je me suis engagé. L'OMBRE. Je sais bien que ton corps tient beaucoup à la terre, Malheureux, mais bientôt les éclats du tonnerre Le vont réduire en poudre, et ton âme aux Enfers, Au milieu des tourments, des flammes et des fers, Maudira mille fois et mille la journée De ton irrévocable et triste destinée. C'est un décret du Ciel qui ne saurait changer ; Manges en attendant. DON JUAN. Et que diable manger ? Quels mets me sers-tu là ? L'OMBRE. Nous n'en avons point d'autres. Je sais très bien qu'ils sont fort différents des vôtres, Mais je te donne ici ce qu'on sert chez les morts. PHILIPIN. Monsieur. DON JUAN. Eh bien ? PHILIPIN. Quelqu'un m'appelle là dehors. Irai-je voir qui c'est ? DON JUAN. Nenni, poltron, demeure. PHILIPIN. Adieu donc, Philipin, dans un demi-quart d'heure. DON JUAN. Meurs, si tu veux ; pour moi, je ne veux pas mourir. L'OMBRE. Et qui crois-tu, méchant, qui te pût secourir ? Tous les dieux ont juré ta perte inévitable, Tout l'univers la veut, elle est indubitable. Dis-moi : de quel côté peux tu tourner tes pas, Si la Terre et le Ciel demandent ton trépas ? Vois, tous les éléments te déclarent la guerre, Tu n'as pas pour retraite un seul pouce de terre ; C'est ici ton Plus Outre , et rien n'est plus certain Que tu ne reverras jamais un lendemain. PHILIPIN, en tombant par terre. Miséricorde ! L'OMBRE. Au Ciel crois tu tant d'injustice, Qu'il voulût d'un moment différer ton supplice ? Quoi ! ton père meurtri, moi même assassiné, L'un traîtrement surpris, et l'autre empoisonné, Celle ci violée, et cette autre enlevée, L'une perdue, et l'autre à la mort réservée, Après ces beaux effets de ta brutalité, Tout cela se ferait avec impunité ? Ne le présume pas, ô coeur que rien ne touche, C'est un arrêt du Ciel prononcé par ma bouche. DON JUAN. Auras-tu bientôt fait ? te veux-tu dépêcher ? Certes ! je suis bien las de t'entendre prêcher ; Trop ennuyeux Esprit, aussi bien qu'hypocrite, À quoi bon entasser redite sur redite ? Ne t'ai je pas fait voir quels sont mes sentiments ? Penses tu, par tes vains et sots raisonnements, Que Don Juan soit jamais capable de faiblesse Et qu'il se laisse aller à la moindre bassesse ? Non, non, ce parler grave, et cet air et ce ton, Ne sont bons qu'à prêcher les Esprits de Pluton. Apprends, apprends, Esprit ignorant et timide, Que le feu, le viol, le fer, le parricide, Et tout ce dont tu m'as si bien entretenu, Passe dans mon esprit comme non advenu. S'il en reste, ce n'est qu'une idée agréable. Quiconque vit ainsi ne peut être blâmable, Il suit les sentiments de la Nature ; enfin, Soit que je sois ou loin ou proche de ma fin, Sache que ni l'Enfer, ni le Ciel ne me touche, Et que c'est un arrêt prononcé par ma bouche. L'OMBRE. C'en est trop, exécrable, et le Ciel irrité Va prescrire le terme à ton impiété, Et ton âme exposée aux tourments légitimes S'en va dans les Enfers expier tous tes crimes, Et ton corps malheureux aura pour ses bourreaux Et les loups dévorants, les chiens et les corbeaux. Trébuche, malheureux, dans la nuit éternelle. Ici l'on entend un grand coup de tonnerre, et des éclairs, qui foudroient Don Juan. PHILIPIN, tombant du coup de tonnerre. Ah, grands Dieux ! je suis mort. SCÈNE DERNIÈRE. Philémon, Macette, Philipin. PHILÉMON. [Note : Venelle : terme populaire qui se dit en cette phrase, "enfiler la venelle" pour dire, s'enfuir. [F] [vennelle : petite rue]]Enfilons la venelle, Macette, dépêchons. MACETTE. Regagnons la maison. Quel temps prodigieux, et contre la saison ! PHILIPIN. Ah, Ciel ! qu'ai-je entendu ? quel éclat de tonnerre M'engloutit tout vivant au centre de la terre ! PHILÉMON. Mais quel homme paraît tout étendu là-bas ? Approchons-nous, Macette. PHILIPIN. Ah, la tête ! Ah, les bras ! MACETTE. Ah, Ciel ! Que voyons-nous ? C'est le valet du traître. PHILIPIN. Hélas ! je n'ai rien fait, chers Esprits, c'est mon maître. Ayez pitié de moi, je suis pauvre garçon. Madame Proserpine, et vous, Monsieur Pluton, Le pauvre Philipin humblement vous conjure D'avoir pitié de lui dans cette conjoncture. MACETTE. Rappelle tes esprits et nous dis promptement Qu'est devenu ton maître, et sans déguisement. PHILIPIN. Hélas ! il est au diable, et le seigneur Don Pierre, Qu'il avait massacré, non pas à coups de pierre, Mais d'un grand coup d'estoc tout au travers du corps, L'est venu prendre ici, l'a mené chez les morts. Il l'a fait trébucher d'un saut épouvantable, Après l'avoir prié de manger à sa table, Et moi qui n'ai rien fait, qui n'ai mangé, ni bu, Le tonnerre d'un coup aussi m'a confondu. MACETTE. La mort enfin nous rend les plus heureux du monde. PHILIPIN. Moi, je souffre une perte à nulle autre seconde. Que je suis malheureux ! ah, pauvre Philipin ! Voilà, voilà l'effet de ton cruel destin. Enfants qui maudissez souvent et père et mère, Regardez ce que c'est de bien vivre et bien faire ; N'imitez pas Don Juan, nous vous en prions tous, Car voici, sans mentir, un beau miroir pour vous. ==================================================