******************************************************** DC.Title = LE TESTAMENT, opuscule dramatique. DC.Author = SACY, Claude-Louis-Michel de DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Opuscule dramatique DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 08/05/2020 à 12:57:11. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/SACY_TESTAMENT.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LE TESTAMENT OPUSCULE DRAMATIQUE M. DCC LXXVIII. Avec Approbation et Privilège du Roi. De SACY, Claude-Louis-Michel de À PARIS, Chez DEMONVILLE. Imprimeur-Librairie de l'Académie Française, rue Saint-Severin, aux Armes de Dombes. PERSONNAGES JOURDAIN, Négociant. HORTENSIUS. UN ABBÉ. BLAZONNET, Généalogiste. COULÉ, Maître écrivain. GRIFFON, Huissier-Priseur. La Scène est à Paris. Édition tirée de Claude-Louis-Michel de Sacy, Un Gascon à Paris, opuscule dramatique, dans Opuscules dramatiques, ou Nouveaux amusements de campagne, tome second, Paris, Chez Demonville, Imprimeur-Libraire de l'Académie française, 1778, p. 95-114. LE TESTAMENT SCÈNE PREMIÈRE. Jourdain, Griffon. GRIFFON. Enfin, Monsieur, vous voilà revenu en France, et j'en suis enchanté. Convenez que la fortune vous a bien servi dans les deux mondes. Tandis que vous entassiez au Cap Français trésors sur trésors, un oncle vous laisse en France de grands biens, une belle bibliothèque, une riche collection de tableaux, et des antiques d'un prix, oh ! D'un prix inestimable. JOURDAIN. L'argent comptant, les contrats, les terres, bon cela ; quant au reste, je m'en soucie fort peu. Tenez, Monsieur Griffon, je donnerais vos peintres, vos artistes, vos gens de Lettres, et Voltaire lui-même, tout cela pour deux nègres, ou pour un baril d'indigo. Mais, dites-moi, mon oncle n'a-t-il point, par quelque disposition particulière, un peu écorné cette succession dont vous me faites un si grand étalage ? GRIFFON. Votre oncle aimait les Sciences, les Lettres, les Arts, et par conséquent il aimait les hommes ; il a fait quelques legs à des familles ruinées. JOURDAIN. À des familles ruinées ? C'est bien la peine de s'enrichir pour réparer les sottises des autres ! GRIFFON. De plus, il a laissé une somme pour élever dans sa bibliothèque, qui sera publique, quatre statues aux quatre plus célèbres écrivains de ce siècle. Ce sont les termes du testament ; vous ne pouvez même recueillir la succession avant d'avoir rempli ce devoir. JOURDAIN. Eh ! Comment puis-je juger, moi qui ai toujours vécu en Amérique, quels sont vos quatre meilleurs écrivains ? J'en connais bien un, parce que celui-là est connu aux Antipodes, et fait une classe à part. Mais comment distribuer les rangs que les autres doivent occuper ? Tenez, les lettres de change font les Belles-Lettres que je cultive ; mon livre de compte est pour moi l'Encyclopédie, et je ne balance pas à placer barème au-dessus de Virgile. GRIFFON. Je sens que votre situation est embarrassante ; car les quatre écrivains n'étant pas nommés, si vous faisiez un choix injuste, le testament pourrait être infirmé. JOURDAIN. Mon cher Monsieur Griffon, ne pourriez vous pas m'aider de vos lumières ? Vous qui êtes Huissier-Priseur, qui estimez la valeur de toutes sortes d'effets, ne pourriez-vous pas priser aussi ces savants, et me dire quels sont les meilleurs ? Si vous me demandiez à moi, lequel vaut mieux d'un mulâtre ou d'un quarteron, je vous le dirais sur le champ. GRIFFON. Monsieur, le génie est la seule chose qu'on ne trouve point dans nos inventaires. D'un trait de plume dans un testament, un notaire fait un financier, un Comte, un Marquis, un Duc même. Mais un habile écrivain ne se fait pas ainsi. Quant aux places que vous voulez distribuer, il est certain que l'amour propre de chaque auteur l'élève à la première. Sitôt que le bruit de ce testament s'est répandu, j'ai vu accourir ici une foule de beaux-esprits peu connus, qui tous demandaient des statues. Les plus estimables sont précisément ceux qui n'oseront afpirer à cet honneur. Le mérite supérieur attend la récompense qui lui est due ; le mérite médiocre court après elle : vous en allez avoir la preuve ; et j'aperçois un de ces savants qui n'attend plus que la levée du scellé pour obtenir une statue. SCÈNE II. Jourdain, Griffon, Hortensius. HORTENSIUS. J'ai appris, Monsieur, que vous deviez élever quatre statues aux meilleurs écrivains de notre siècle. L'illustre mort que vous pleurez, s'honore lui-même en honorant ainsi les vivants. Nos statues sont un tombeau indestructible qu'il élève lui-même à sa cendre ; et sur les ailes de notre renommée, il arrivera au Temple de mémoire. Je pense avoir quelques droits à cet honneur, et les six volumes in-folio que je vous apporte, et qui font de grosseur raisonnable... JOURDAIN. Quoi ! Monsieur, vous avez composé tout cela ?... HORTENSIUS. Non, Monsieur ; ce livre est très ancien, il était même oublié : mais j'y ai fait six notes qui le tireront des ténèbres de l'oubli. Ces notes sont un élixir miraculeux qui rendront la vie à ce cadavre ; elles sont curieuses, elles sont brèves : in tenui labor , at tenuis non gloria. J'ai de plus découvert une date qui m'a coûté vingt ans de recherches et de travaux. Il s'agit soit de savoir quelle année, quel jour, à quelle heure une Princesse d'Assyrie était accouchée d'un Prince mort en naissant. JOURDAIN. Ce point d'histoire était en effet très nécessaire à discuter ! HORTENSIUS. J'en ai éclairci un autre plus important encore. Vous savez que Sémiramis était à sa toilette, lorsqu'on vint lui annoncer l'approche des ennemis ; qu'elle se mit à la tête de ses troupes, le cimeterre à la main, et vola au combat n'étant coiffée encore que d'un côté. Mais était-ce du côté gauche ou du côté droit ? J'ai démontré que c'était du côté gauche ; et si vous voulez, je vais vous le prouver. JOURDAIN. Je vous crois, et je vous dispense des preuves... Mais, Monsieur, est-ce là tout ce que vous savez faire ? HORTENSIUS. Je ne me borne point à l'érudition ; et lorsque je veux bien déroger, je fais des vers pour mes menus-plaisirs, et pour ceux du Public. La poésie galante est surtout celle que je cultive. J'ai fait une épître latine à la gloire d'une Dame dont l'esprit, les grâces, les talents... JOURDAIN. Mais cette Dame n'a pu entendre votre épître latine ! HORTENSIUS. Il est vrai : mais je l'ai traduite... en grec... JOURDAIN. Et cette Dame entend donc le grec. HORTENSIUS. Je l'ai traduite encore en hébreu, en syriaque, en chaldéen, en copte, pour la commodité des lecteurs. JOURDAIN. Monsieur, je n'entends point toutes ces langues-là. Je ne sais que le français, et j'ai pris quelque teinture de la langue du Sénégal, afin de n'avoir pas besoin d'interprète, quand j'y vais acheter des nègres. HORTENSIUS. Vous avez eu raison d'apprendre cette langue : c'est un dialecte arabe. Que je fuis charmé de rencontrer un savant dans ce siècle frivole, où l'on ne parle plus que le français, l'italien et l'anglais ! Mais comme ce dialecte est un peu tombé dans la barbarie, nous composerons ensemble une grammaire, pour l'asservir à des lois plus sages. JOURDAIN. Ainsi, vous formerez au Sénégal une Académie de Nègres ! SCÈNE III. Jourdain, Hortensius, Un Abbé, Griffon. L'ABBÉ, s'adressant à Griffon. Bon ! Voilà précisément ce que je cherchais. Monsieur est homme de plume sans doute ? Voudriez-vous bien me faire au plutôt une copie de ce petit Madrigal, dont je vais régaler la Compagnie. GRIFFON. Faut-il le copier sur parchemin ou sur papier timbré ? L'ABBÉ. Un madrigal fur papier timbré ! L'ignorant ! C'est sur le marbre, Monsieur, c'est sur le bronze qu'il mérite d'être gravé en caractères ineffaçables. JOURDAIN. J'entends, Monsieur vient demander une statue ? Mais quels sont vos titres pour y prétendre ? L'ABBÉ. Belle question ! Ne connaissez-vous pas deux Madrigaux, trois chansons marqués à mon faire ; apprenez que, dans un seul de mes couplets, il y a plus de génie que dans un poème épique. Je vous devine : c'est par le nombre des pages que vous jugez du mérite des écrivains ! Apprenez, Monsieur, qu'un vaudeville bien fait est fort au-dessus d'une tragédie... Mais, dites-moi, la statue est elle le weul legs que votre oncle m'ait fait ? N'y a-t-il point ajouté de penfion ? GRIFFON. Une pension, Monsieur l'Abbé ! Pouvez-vous en demander, comblé de biens comme vous l'êtes ? L'ABBÉ. Comblé de biens ? Moi ! Je n'ai pas de quoi exiger. Comment peut-on vivre dans un temps, où l'on n'a qu'au poids de l'or le premier nécessaire ? Peut-on trouver un joli attelage à moins d'une qomme énorme ? Un vis-à-vis bien vernissé n'est-il pas d'un prix excessif ? L'eau de beauté, les parfums , les liqueurs ne se vendent-ils pas un prix fou ? Les fêtes qu'il faut donner aux jolies femmes, n'absorbent elles pas le meilleur bénéfice ? Peut-on changer de meubles, chaque nation, à moins d'être un millionnaire. En vérité on meurt de faim ; cela est affreux. GRIFFON, à Jourdain. Parbleu, Monsieur, vous ne vous plaindrez pas de la rareté des grands hommes : en voilà encore un qui s'avance. SCÈNE IV. Les Acteurs précédents, Blazonnet. JOURDAIN, à Blaçonnet. Puis-je savoir, Monsieur, qui vous êtes, et pourquoi vous venez ? BLAZONNET. Je suis généalogiste pour vous servir ; je fais des Nobles, des Marquis, des Comtes, des Barons, et tout cela en ajoutant ou retranchant une lettre à un nom. Un homme s'endort Roturier, et moi je le réveille gentilhomme. JOURDAIN. Eh quoi ! Monsieur, vous pourriez me faire éprouver une pareille métamorphose ? Que je serais heureux ! BLAZONNET. Rien n'est plus facile. J'ai déjà fait cent miracles de cette espèce. N'avez-vous pas connu un certain Trottin, né dans la même ville que vous ? Eh bien ! D'un Maquignon j'en fis d'abord un écuyer, puis le Chevalier de Trottinville. Ce n'est rien encore ; je le fis voyager en Allemagne. Il fut tantôt le Baron de Trottinbourg, tantôt le Marquis de Trottinsfeld. En Russie il fut Comte de Trottinscoff ; en Italie, Trotinetti , Trotinelli, Trotinaldi ; enfin, peu s'en fallut qu'en Pologne je n'en fisse le Palatin Trottinnouski. Mais il me paya de la plus notre ingratitude ; et, pour m'en venger, je le ramenai dans sa patrie Trottin comme auparavant : car d'un mot j'ôte la noblesse comme je la donne. JOURDAIN, tirant Blazonnet à l'écart. Il faut cependant que je vous fasse un aveu qui pourra vous embarrasser. Mon aïeul était laquais chez un Duc. BLAZONNET. Vous vous trompez ; il était page , je le prouverai. JOURDAIN, bas. Mon bisaïeul était un pauvre valet de charrue. BLAZONNET. Eh ! Non, vous dis-je ; eh ! Non : c'était un Gentilhomme ruiné par la guerre, qui cultivait de ses mains triomphantes le peu de terre qui lui restait. JOURDAIN, bas. Un de mes oncles était homme d'affaires d'un Seigneur fort connu. BLAZONNET. Vous voudriez mieux connaître votre famille que moi ! Vous vous trompez. Votre oncle était un Gentilhomme qui entendait les affaires, et qu'un Seigneur de ses amis consultait quelquefois sur les siennes. Ne mettez point de servitude où il n'y a que de l'amitié... Composons maintenant. Pour cent ans de noblesse je ne prends que mille francs. Mais la progression est géométrique : le prix augmente beaucoup, lorsqu'il s'agit de remonter à des siècles reculés ; car vous savez que la valeur de la noblesse est en raison directe de la distance des temps. JOURDAIN. Eh ! Monsieur, n'épargnez point les années, je ne ménagerai point l'argent. BLAZONNET. Voyons sur quels fondements nous établirons votre noblesse. Je découvre d'abord qu'un Gentilhomme portait votre nom sous Henri IV. JOURDAIN. Eh quoi ! Monsieur, mes aïeux auraient servi sous Henri IV ! Ah ! Monsieur, vous êtes mon créateur, mon père, et dans les transports de ma reconnaissance... BLAZONNET. Modérez-les pour ce moment, nous ne sommes pas au bout. Un autre Jourdain, aussi Gentilhomme, vivait sous Charles VIII, et dans la même Province où vous êtes né. Il n'est pas impossible de démontrer que vous en descendez. JOURDAIN. Et quel était son rang ? BLAZONNET. Il avait une charge à la Cour, et dans son château il avait une Cour lui même. JOURDAIN, fièrement. Fort bien : je commence à vous croire ; je n'oublierai pas vos fervices ; la reconnoiflance eft la vertu la plus chérie des Nobles. BLAZONNET. Comme vous les connaissez ! On voit bien que vous êtes né parmi eux. À part. Plus sa noblesse se recule, plus il s'enorgueillit. Appuyons. À Jourdain. Ce Jourdain paraît descendre d'un Jordana qui avait marché aux Croisades avec la plus haute Noblesse de l'Italie, et il est clair que Jourdain vient de Jordana. JOURDAIN, d'un ton plus arrogant. Ce que vous dites est évident. Pour un roturier, vous me paraissez avoir assez de mérite, et je vous recevrai chez moi avec plaisir. BLAZONNET. Il paraît même que ce Jordana conquis une petite Souveraineté dans la Palestine. JOURDAIN. Une Souveraineté ! Monsieur, comptez sur ma protection ; dès cet instant, je vous fais garde de mes archives. L'ABBÉ. Monsieur Jordana, n'allez pas entreprendre une nouvelle Croisade pour reconquérir votre Souveraineté. HORTENSIUS. [Note : Mamamouchi : Nom burlesque dont s'est servi Molière pour donner une dignité turque à son bourgeois gentilhomme. [L]][Note : Hôtel de Bourgogne : Un des plus anciens théâtre de Paris.]J'observerai que, parmi les aïeux de Monsieur Jourdain, Monsieur Blazonnet en a oublié un très célèbre. C'est ce Jourdain qui figurait jadis à l'Hôtel de Bourgogne, qui figure encore quelquefois aux Tuileries, où on le reçoit Mamamouchi. BLAZONNET. N'écoutez, pas ce radoteur, c'est un incrédule endurci. JOURDAIN. Monsieur, vous êtes aussi Homme de Lettres, car enfin votre Art est une science. BLAZONNET. Sans doute, et j'ai, je pense, quelques droits sur la statue... JOURDAIN. C'est à quoi je songe... Mais qui vois-je ici paraître ? SCÈNE V. Les Acteurs précédents, Coulé. GOULÉ, à Monsieur Jourdain. Vous voyez un des plus habiles écrivains qui aient paru en France. Personne ne me conteste cette gloire. Consultez l'Académie, et vous verrez sur quel ton elle parle de moi. Au reste, je suis charmé d'avoir pour juge de mes talents un homme tel que vous, qui connaît tout le prix de l'Art d'écrire ; qui, par l'immensité de ses calculs, a su étendre son commerce d'un pôle à l'autre ; qui d'un trait de plume multiplierait des infinis ; un homme enfin qui n'est point embarrassé par toutes les difficultés de la règle de Trois, et pour qui le problème le plus épineux n'est qu'un jeu d'enfant. JOURDAIN. Voilà un homme, celui-là : j'entends son langage ; et les autres, avec leurs Dissertations et leurs Madrigaux, n'ont fait que brouiller mes idées. COULÉ. Monsieur l'Abbé, voudriez-vous bien me montrer le papier que vous tenez à la main ?... Quoi ! C'est avec un pareil ouvrage que vous prétendez à l'honneur d'une statue ? Croyez-moi, venez chez moi ; je vous donnerai des leçons dans l'Art d'écrire. L'ABBÉ. Des leçons dans l'Art d'écrire ? À moi ! Parbleu, je voudrais bien voir de votre style, plat écrivain que vous êtes. Voit-on vos vers orner les Journaux et grossir les Almanachs ? Obscur avorton de la Littérature... JOURDAIN. Monsieur l'Abbé, n'insultez point un membre de l'Académie. L'ABBÉ. Et de quelle Académie, s'il vous plaît ? COULÉ. [Note : Bâtarde : Écriture bâtarde, ou simplement, bâtarde, écriture ordinairement penchée, à jambages pleins, à liaisons arrondies par le haut et à têtes sans boucles. [L]]Je suis Maître écrivain-expert juré, Membre de l'Académie, et le premier homme du monde pour la bâtarde. L'ABBÉ. Oh ! Parbleu, l'équivoque est plaisante. HORTENSIUS. Dites plaisant ; je prétends qu'équivoque est masculin. Monsieur Coulé voulait vous apprendre à écrire, et moi je vous apprendrai à parler. JOURDAIN. Messieurs, point de querelle. Monsieur Coulé s'est trompé sans doute ; mais je crois que vous vous êtes trompés aussi. L'amour-propre est un sort mauvais Juge. Je vois que, sur le mérite des Gens de Lettres, il ne faut pas consulter les Gens de Lettres eux-mêmes, mais la voix publique. C'est elle seule que j'écouterai désormais. Les plus beaux-esprits sont, toujours ceux qui ne s'affichent point ; et je m'en tiens au Proverbe : À bon vin point d'enseigne. ==================================================