******************************************************** DC.Title = LA BAGUE DE L'OUBLI, COMÉDIE DC.Author = ROTROU, Jean DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 03/05/2020 à 17:09:34. DC.Coverage = Italie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/ROTROU_BAGUEDELOUBLI.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b86221284 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LA BAGUE DE L'OUBLI COMÉDIE DÉDIÉE AU ROI. M. DC. XXXV. Avec Privilège du Roi. Par le Sieur ROTROU. Achevé d'imprimer le 8. Janvier 1635. SIRE, Puisqu'enfin la Comédie est en un point, où les plus honnêtes récréations ne lui peuvent plus causer d'envie, où elle se peut vanter d'être la passion de toute la France, et le divertissement même de votre Majesté, je ne trouve plus de honte à paraître, et je fais gloire d'avoir aidé à la rendre belle comme elle est. Les excellentes qualités de votre esprit font assez juger que tout ce que vous estimez est estimable : et ma Muse serait une fille trop honteuse , si elle craignait la vue du peuple, après avoir été caressée par le plus grand Roi de la terre. En effet, SIRE, j'ai tant travaillé à la rendre capable de vous plaire, je l'ai rendue si modeste, et j'ai pris tant de peine à polir ses moeurs , que si elle n'est belle, au moins elle est sage, et que d'une profane j'en ai fait une Religieuse : ce sont les qualités qui vous la rendent aimable, et qui la font aller aux pieds de votre Majesté, témoigner combien elle est sensible à l'honneur que vous lui faites : le premier abord des grands, étonne la plus ferme assurance, et les meilleurs esprits font quelquefois de mauvais compliments en ces premières visites, de même elle pourra cette première fois vous dire de mauvaises choses : mais le temps, et votre accueil l'enhardiront, et la rendront une autre fois plus éloquente : quoi qu'il en soit elle sera assez satisfaite de soi-même, si elle vous témoigne sa passion, et si elle me procure la permission de me dire, SIRE, De V. M. Le très humble, très obéissant, et très affectionné serviteur et sujet, ROTROU. AU LECTEUR. Je n'ai pas si peu de connaissance de mes ouvrages que de te donner celui-ci pour une bonne chose. C'est la seconde pièce qui est sortie de mes mains, et les vers dont je l'ai traitée, n'ont pas cette pureté que depuis six ans la lecture, la conversation, et l'exercice m'ont acquise : si elle se peut vanter de quelque éclat, elle l'a pris au théâtre : et en effet je crois que la beauté de son sujet y a contenté jusques aux Allemands. Je ne l'aurais pas toutefois sur cette créance hasardée à ta censure, si je n'avais appris que tous les Comédiens de la campagne en ont des copies, et que beaucoup se sont vantés qu'ils en obligeraient un Imprimeur. L'exemple de Cléagénor m'a fait les prévenir, et je te donne ce qui tu tiendrais toujours d'un autre : comme ce présent est forcé, je ne veux point que tu m'en sois obligé, et je te veux seulement avertir que c'est une pure traduction de l'Auteur Espagnol de Vega. Si quelque chose t'y plaît donnes-en la gloire à ce grand esprit : et les défauts que tu y trouveras, que l'âge où j'étais quand je l'entrepris te les fasse excuser. ARGUMENT DE LA BAGUE DE L'OUBLI. Alfonce jeune Roi de Sicile, nouvel héritier du Royaume par la mort de Venceslas son père, devient passionnément amoureux de Liliane, fille d'Alexandre Duc de Terre-Neuve, grand Seigneur de Sicile, et le principal de ses vassaux. Il feint de l'aimer d'une amour légitime, lui promettant de la faire Reine de Sicile, sachant que sans cela il lui serait impossible de rien obtenir d'elle. Elle, alléchée de cette espérance, et d'ailleurs ravie de se voir adorée d'un si puissant Prince, et doué de toutes les perfections qu'on peut désirer en une personne qu'on aime, recherche tous les moyens de lui plaire, et le Roi de faire ses préparatifs pour le mariage de sa soeur Léonor qu'il avait accordée au Duc de Calabre, fils aîné du Roi de Naples. Mais cette Léonor refusant l'alliance de ce Prince sortable à sa condition, et s'étant rendue amoureuse d'une simple Cavalier de fortune, nommé Léandre, qui avait été élevé à la Cour du feu Roi Venceslas, et qu'il avait à sa mort recommandé à son fils Alfonce, méprise ce mariage et fait tous ses efforts pour en empêcher l'exécution. Ce Léandre brave et galant Cavalier, doué de toutes les perfections qui peuvent rendre une personne recommandable, se voyant aimé avec toute sorte de passion d'une si grande Princesse, veut prendre l'occasion aux cheveux, et lors il a le courage grand, il prétend par ce moyen à la Monarchie de la Sicile. Il aborde sa Maîtresse, lui dit qu'il se sent indigne d'être aimé d'elle s'il n'a des qualités pour la mériter, et que pour ce faire il n'en peut avoir de moindre que celle de Roi, qu'il lui est facile (si elle approuve son dessein, et si elle le veut aider en une si généreuse entreprise,) de lui mettre la Couronne de Sicile sur la tête, et de partager avec elle une souveraine puissance dans le pays. Elle qui a assez d'ambition pour cela, lui représente qu'elle ne peut espérer ce bonheur que par la mort de son frère, que si c'est par cette voie qu'il prétend l'élever en un si haut degré de gloire, elle n'y peut consentir. Léandre prend son temps là-dessus, lui témoigne qu'il a moyen de la faire Reine sans attenter à la vie de son frère, lui déclare qu'il a un de ses meilleurs amis qui autrefois avait été au service du feu Roi, et que depuis qu'il avait quitté la Cour avait appris une infinité de beaux secrets en l'art magique, et que par son moyen il espérait de conserver la vie au Roi, et de le priver de ses États. Léonor y consent à cette condition : Léandre fut trouver ce Cavalier Magicien, nommé Alcandre, lui déclare sa passion, lui protestant que si par son moyen, sans attenter à la vie du Roi il pouvait régner dans la Sicile, qu'il partagerait sa puissance avec lui, l'assurant que ce n'était pas tant l'ambition de régner qui le portait à cette dangereuse résolution, comme l'appréhension de perdre sa maîtresse, sans laquelle il lui protesta de ne pouvoir vivre, lui dit que le Roi l'avait promise au Duc de Calabre, qu'elle répugnait à cette alliance, et qu'il était assuré de l'affection qu'elle lui portait, et que s'il ne détournait cette résolution, il lui était impossible de vivre ; Alcandre lui dit qu'il pourrait bien cacher un enchantement sous la pierre d'un anneau, qui lui ferait perdre la mémoire de toutes choses tant qu'il l'aurait dans le doigt. Il sait que le Roi en portait un qu'il tenait extrêmement cher pour venir du feu Roi son père, lui conseille d'en faire faire un tout semblable au même Orfèvre qui avait fait le premier, et qu'après qu'il y aurait mis l'enchantement, il lui serait facile en donnant à laver au Roi de changer ce diamant, et mettre l'autre en sa place. Léandre satisfait de cette promesse va faire commander l'anneau. Le Roi cependant va visiter sa maîtresse, et apprend de sa bouche que son père l'a accordée à un Prince étranger, nommé le Comte Tancrède, Prince de Tarante, et qu'on l'attendait tous les jours à la Cour. [Elle] presse le Roi de vouloir promptement effectuer le dessein qu'il témoignait avoir de la rendre heureuse par le mariage qu'il lui faisait espérer, l'assure que s'il diffère davantage elle craint de le perdre pour jamais, et d'être violentée. Le Roi qui était bien éloigné de ces prétentions, et qui ne lui faisait ces vaines promesses que pour l'abuser, et pour tâcher d'en avoir la jouissance, cherchait toujours de prolonger l'exécution de ce mariage, et prenait pour prétexte qu'il lui fallait auparavant penser à pourvoir sa soeur unique qu'il avait accordée au Duc de Calabre, qui devait en peu de temps venir à la Cour. Elle lui représente la violence qu'elle attend de son père sitôt que le Comte Tancrède sera arrivé, et qu'elle ne sait aucun moyen de résister à sa volonté pour empêcher ce mariage. Le Roi là-dessus s'avise d'une ruse, lui promet de faire épier son arrivée, et qu'aussitôt il le ferait arrêter, et le Duc Alexandre son père, sous prétexte de quelques pratiques secrètes qu'il feindrait être contre son autorité, qu'il la ferait même arrêter au Palais pour donner plus de couleur à cette feinte ; Liliane y consent. Le père les surprend comme ils discouraient ensemble, le Roi se retire confus, le Duc menace sa fille, et sur le champ la fait enlever dans un vaisseau, et la fait mener au château de Termini, éloigné de trois lieues de Palerme. Le Roi averti de cette absence envoie Dorame Capitaine de ses gardes avec quelques-uns de ses Archers vers le Château avec commandement, sitôt que le Comte Tancrède serait arrivé de se saisir de lui, du Duc et de Liliane, et de les emmener prisonniers. Dorame obéit à ce commandement, et arrive au Château avec ses gens un peu après que le Comte Tancrède y fut arrivé, qui à son abord avait reçu un fort mauvais accueil de sa maîtresse, les fait prisonniers de par le Roi. Le Comte étonné de cette procédure se veut mettre en défense, dit qu'il est étranger, et qu'il n'est point sujet du Roi : mais cette résistance étant vaine, ils cèdent à la force, et se laissent emmener. Le Duc voyant qu'on se saisissait aussi de sa fille, soupçonne la vérité de cette affaire, et connaît qu'il n'est criminel que pour avoir engendré cette beauté. Fabrice serviteur, bouffon du Roi, et son confident en ses pratiques Amoureuses, qui accompagnait Dorame en cette action, et qui en savait le secret, qui était caché à tout autre prend le devant pour venir avertir le Roi de cette prise sous l'espérance d'une bonne récompense ; il arrive sur le point qu'il sortait du lit, lui dit cette bonne nouvelle qui réjouit extrêmement le Roi, qui lui promit pour ce sujet deux mille écus, Fabrice sort pour aller faire faire son ordonnance. Cependant le Roi demande à laver, Léandre prompt et qui avait l'anneau enchanté se saisit du plat à laver, dans lequel le Roi met son diamant, et comme il lavait les mains, Léandre subtilement s'en saisit et coule l'autre en sa place que le Roi mit en son doigt, et incontinent après l'enchantement opérant, le Roi se trouve tout assoupi, se mit à sommeiller sur un des bras de sa chaire. Léandre autant étonné que content admire la prompte vertu de l'anneau, et se promet une heureuse fin de son entreprise. Dorame entre là-dessus qui veut rendre compte au Roi de sa commission, l'assure que le Duc Alexandre, le Comte Tancrède et Liliane sont arrêtés prisonniers. Le Roi qui par la vertu de l'anneau enchanté avait perdu la mémoire de toutes choses, le méconnaît, s'étonne de cette action, s'informe du crime dont on les accuse, et nie d'avoir jamais fait ce commandement, et ayant su qu'on les accusait d'être criminels d'État, commande qu'ils soient mis en sûre garde, et que pour Liliane, elle soit retenue dans le Palais en la compagnie de sa soeur. Dorame étonné de cette méconnaissance du Roi obéit à son commandement, et la mène en prison : Fabrice vient avec l'ordonnance des deux mille écus, le Roi le méconnaît, prend son ordonnance et la met en pièces, niant de lui avoir jamais promis cette somme. Liliane se réjouit de l'affection que le Roi lui témoigne, loue son invention d'avoir fait arrêter son père et son serviteur, par le moyen de laquelle elle croit que la Couronne lui est assurée : Mélite sa Demoiselle confidente, semble douter de la vérité des promesses du Roi, lui représentant que si son affection était véritable, il ne serait point nécessaire de recourir aux feintes, et ce qui la confirme en cette croyance est qu'abordant le Roi, il témoigne de la méconnaître. Elle, étonnée, croit au commencement que le Roi veut feindre devant le monde, mais voyant qu'il persiste en cette méconnaissance, attestant de ne l'avoir jamais vue ; elle se désespère, l'accuse de peu de foi, et lui demande quel dessein il a eu de faire emprisonner son père et le Comte Tancrède. Le Roi dit qu'il a su qu'ils avaient été injustement emprisonnés, lui promet de leur rendre la liberté, lui dit qu'elle aille trouver Dorame le Capitaine de ses gardes pour les tirer de prison, et afin qu'il n'en fasse point de difficulté il lui donne son anneau, elle le prend et s'en va fort affligée vers la prison. Le Roi n'ayant plus l'anneau au doigt recouvre son bon sens, et tout changé d'humeur il lui semble sortir de quelque maladie, commence à se railler avec ses gens. Fabrice se plaint de son ordonnance qu'il avait déchirée, le Roi le nie, lui repromet de nouveau la somme et de signer l'ordonnance sitôt qu'il [la] lui apporterait. Liliane retournant des prisons met par mégarde l'anneau dans son doigt, perd la mémoire de toutes choses, rencontre Léandre et Léonor qu'elle ne connaît point, dont ils sont ravis pour reconnaître la grande vertu de l'enchantement. Le Roi la voyant court pour l'embrasser, elle méconnaît le Roi et le rebute, il se fâche, ses gens lui disent qu'elle a raison de la traiter ainsi, et qu'elle lui rend la pareille du mépris qu'il avait auparavant fait d'elle ; le Roi en colère le nie, lui proteste que tout ce qu'on lui impute est faux. Là-dessus le Duc Alexandre et le Comte Tancrède qui avaient été délivrés par Liliane arrivent, se jettent à genoux devant le Roi, le remerciant de la grâce qu'il leur a faite ; le Roi en colère s'étonne qui les a délivrés, nie d'en avoir jamais donné le commandement, fait appeler le Capitaine des gardes, s'enquiert de la cause de cette délivrance. Dorame dit qu'il n'avait point douté qu'il ne l'eût commandé, ayant vu son diamant que Liliane lui avait apporté. Il [le Roi] regarde à son doigt, et voyant qu'il n'avait point son anneau, croit qu'on lui ait ôté par surprise, le reprend des mains de Liliane, et commande qu'on les remette en prison ; il remet le diamant au doigt, et au même point il reperd le sens, et Liliane le recouvre ; le Roi la méconnaît de nouveau, et la fait chasser de sa présence. Fabrice rentre avec sa seconde ordonnance, la présente au Roi, duquel il eut la même satisfaction que la première fois. Le Roi continuant à porter sa bague ne perd pas seulement la connaissance de toutes choses, mais aussi celle de lui-même, se méconnaît et tous ceux qui lui parlent. Léandre et Léonor résolus de mettre à fin leur entreprise, lui font entendre qu'il doit nommer un Vice-Roi pour se reposer sur lui des soins du Royaume, lui font trouver bon d'honorer Léandre de cette qualité, et de mettre toutes ses forteresses de la Sicile entre les mains d'Agis, frère de Léandre, et de donner à Théodose son autre frère la charge de la marine. Le Roi leur signe toutes les provisions nécessaires, même [ils] font rompre le traité de mariage fait entre l'Infante et le Duc de Calabre, et font consentir le Roi au mariage de Léandre avec Léonor, et craignant que le Duc Alexandre prisonnier, étant un des plus puissants du Royaume ne troublât leur entreprise, ils font entendre au Roi qu'il est criminel d'État, et que sa mort est nécessaire pour la conservation de sa Couronne. Le Roi qui se laisse absolument mener par leur avis signe l'arrêt de sa mort. Fabrice connaît l'indisposition du Roi qui l'empêche de signer son ordonnance, et voyant que chacun tâchait à profiter de son infirmité, il se résout d'en faire de même. Rencontrant donc un jour le Roi, et voyant qu'il avait entièrement perdu l'esprit, il lui fait mille contes frivoles que le Roi prend pour autant de vérités. Et voyant qu'il était capable de lui faire croire tout ce qu'il désirerait en l'état où il le voyait, et qu'il avait une chaîne d'or au col, et le diamant au doigt, il lui fait croire que son frère était une grand Astrologue et véritable en toutes ses prédictions, et qu'il avait prévu par une science très certaine que ceux qui porteraient de l'or sur eux durant cette année mourraient indubitablement. Le Roi épouvanté arrache la chaîne de son col et le diamant de son doigt, et commande à Fabrice de les jeter en l'eau de peur que cet or ne fût fatal à quelque autre. Fabrice les ayant enveloppés dans son mouchoir, ravi que sa ruse avait réussi sort pour les aller serrer. Le Roi n'ayant plus son diamant rentre en son bon sens, s'étonne de se voir seul, appelle ses gens ; Philène son Secrétaire arrive, qui lui demande audience pour Agis, Général des forteresses, et Théodose Amiral. Le Roi étonné de ces nouveaux officiers ne sait de qui on lui parle. Ils entrent, et à genoux devant le Roi le remercient des charges qu'il leur a données, lui protestent toute sorte de fidélité, et de s'en acquitter en gens d'honneur. Le Roi leur demande qui les a pourvus de ces titres, eux montrent leurs provisions signées de la main du Roi, et autorisées par Léandre qui prend qualité de Vice-Roi. Le Roi se met en colère, demande quelle autorité se donne ce Léandre dans ses États ; Filène atteste avoir vu signer le Roi la provision de Léandre qu'il avait fait son Vice-Roi, et à qui il avait donné une souveraine puissance dans son État, et que chacun lui obéissait en cette qualité. Le Roi en furie les nomme traîtres, met l'épée à la main contre eux et court après. Ils se sauvent, et le Roi rencontrant Fabrice lui demande où ils étaient. Fabrice croit qu'il lui redemande sa chaîne et son diamant, se jette à genoux devant le Roi et lui demande pardon de son larcin. Le Roi lui demande des nouvelles de Liliane ; il apprend de Fabrice qu'elle est extrêmement affligée, qu'on a prononcé l'arrêt de mort à son père, et qu'on est prêt de l'exécuter. Le Roi entre en plus grande colère, ayant appris de la bouche de Fabrice que lui-même avait signé l'arrêt de sa mort, et qu'il avait donné permission à Liliane d'épouser le Comte Tancrède : il jure que si l'on a fait mourir le Duc, il mettra tout à feu et à sang. [Il] va tout à l'heure dans la prison, voit tout en pleurs pour l'exécution qu'on était prêt de faire du Duc Alexandre ; le Roi fait tout cesser, embrasse le Duc, le fait mettre en liberté, proteste qu'il n'est point cause de son malheur, et qu'il ne se souvient en façon quelconque d'avoir signé l'arrêt de sa mort, ni de beaucoup d'autres choses qu'il a appris de ses gens d'avoir faites, demande pardon à Liliane, lui jure que les désirs qu'il a pour elle sont saints et légitimes, et que son intention est de la faire Reine, mais qu'il veut auparavant tâcher de découvrir la cause de tant de changements : [il] commande à Dorame de faire fermer les portes de la ville, et que personne n'en sorte sans son ordre, donne charge qu'on cherche Léandre et qu'il veut parler à lui. Fabrice sachant que le Roi a recouvré son bon sens appréhende que son larcin ne soit découvert ; il rencontre Léandre qui est extrêmement en peine d'apprendre que le Roi est guéri de sa maladie, demande à Fabrice s'il est vrai ; Fabrice lui confirme de nouveau, il se met en colère, demande s'il a encore son diamant au doigt, et ayant appris que non il se désespère, et court pour en consulter avec l'Infante. Fabrice demeure étonné, soupçonne là-dessus qu'il pouvait bien y avoir quelque enchantement en l'anneau, se ressouvenant que le Roi rentra en son bon sens sitôt qu'il l'eût ôté de son doigt, et comme il le considère, le Roi le surprend ; il veut savoir la cause de l'étonnement où il le voit ; Fabrice lui conte le soupçon qu'il avait que quelque enchantement ne fût caché sous la pierre, et conseille au Roi de quelle façon il [les] lui avait pris. Le Roi pour s'en éclaircir le met dans le doigt de Fabrice ; incontinent il extravague, et méconnaît le Roi, ce qui lui fait croire la vérité de la chose ; il reprend son diamant : Fabrice revient comme il était auparavant, et comme le Roi est en peine de savoir l'auteur de cette trahison, Fabrice lui dit, qu'il faut nécessairement que Léandre et Léonor en fussent les auteurs, lui conte le désespoir auquel était Léandre, ayant su de lui que le Roi n'avait plus son diamant au doigt, dit que durant la maladie du Roi ils s'étaient mariés ensemble, avaient créé des officiers nouveaux, et disposé absolument de l'État. Le Roi fait ôter le diamant de l'anneau, et trouve dessous certains caractères Arabiques qui faisaient l'enchantement, il déchire le papier, et fait raccommoder la bague en sorte qu'il n'y paraissait point. Il rencontre Liliane à qui il fait part de cet accident, commande à Fabrice d'aller quérir Léandre, Léonor, le Duc Alexandre, et le Comte Tancrède ; ils arrivent tous. Le Roi ayant la bague en son doigt, feint qu'elle avait encor le même enchantement, fait semblant de les méconnaître. Léandre et Léonor le voyant en cet état et la bague au doigt sont ravis de joie : le Roi les voyant tous assemblés dit qu'il sent bien que son indisposition est grande, que la charge d'un Royaume est un trop pesant faix pour lui, et que pour se délivrer de tant de peines, il veut céder toute sa puissance à sa soeur, les prie tous de la reconnaître en qualité de Reine, et son mari Léandre le Roi, sort du trône Royal, et le chapeau à sa main convie sa soeur de prendre sa place : elle y résiste au commencement, mais elle lui obéit à la fin ; il fait seoir Léandre auprès d'elle, et les confirme pour Rois de Sicile. Là-dessus eux assis, et le Roi debout, la tête nue, il leur dit que maintenant qu'ils ont la place qu'il y a si longtemps qu'ils désirent, c'est à eux à récompenser les bienfaits, et à châtier les offenses, qu'il veut leur communiquer une affaire d'importance, en laquelle un Roi de ses voisins demandait son avis, que le cas était qu'un infidèle vassal aime la soeur de son Prince, et se voit pareillement aimé d'elle, qu'ils attentent à la possession de l'État, et cherchent par la magie les moyens d'y parvenir, qu'il font faire un anneau enchanté, par le moyen duquel ils ôtent la mémoire au Roi, et le voyant en cet état disposent du gouvernement à leur fantaisie, et mettent toutes les places du Royaume entre les mains de leurs confidents, contractent ensemble une alliance inégale, et rompent celle que le Roi avait faite de sa soeur avec un Prince de ses voisins, que ce Roi, ayant à présent recouvert son bon sens, lui demande son avis pour savoir comme il se doit comporter en cette affaire, et que la chose étant de grande importance, il prie leurs Majestés de lui donner conseil là-dessus. Léandre et Léonor connaissent que leur fait est découvert ; néanmoins sans s'étonner Léandre prend la parole, prie le Roi avant qu'il soit obligé de donner son avis sur cette affaire, de vouloir donner le sien en une autre qu'il lui veut proposer. [Il] dit qu'un jeune Roi aime avec passion la fille d'un de ses sujets que le Père avait promise à un Seigneur étranger, que ce Roi pour abuser de l'honneur de cette fille, empêche ce mariage, et fait emprisonner le père et l'amant de la fille, et les met en danger de perdre la vie pour assouvir ses appétits déréglés. [Il] prie le Roi sans passion de dire si ce Roi n'est pas coupable, que pour lui il croit que l'amour est cause de ce crime, aussi bien que de la première offense que le Roi lui a proposée, et qu'étant un enfant il est incapable de raison, et par conséquent qu'ils ne peuvent tous deux être légitimement châtiés, que cet arrêt est d'autant plus juste que ce fidèle vassal, dont le Roi lui a parlé, n'a eu autre dessein en son entreprise que de posséder sa maîtresse, et recueillir les fruits de son affection. Là-dessus Léandre et Léonor descendent de leurs chaires, et se jetant aux pieds du Roi lui demandent pardon : le Roi les menace, avoue au Duc Alexandre que véritablement ses affections n'étaient pas au commencement légitimes, et que son amour avait été cause de sa prison : mais qu'il veut réparer la faute par le mariage qu'il prétend faire avec sa fille, et que devant être satisfait de côté-là, il le prie de vouloir être juge du reste, et de châtier Léandre et Léonor, ou leur pardonner leur crime. Alexandre ravi de contentement, dit que la joie qu'il a est trop grande pour consentir qu'elle soit mêlée d'aucune amertume, prie le Roi de leur pardonner, et d'autoriser leur mariage, et de les bannir seulement pour quelque temps de la Cour pour réparer leur crime. Le Roi consent à cet arrêt. Leur pardonne leur faute, et les relègue à Saragosse, d'où il leur défend de sortir sans son commandement. [Il] accorde au Comte Tancrède une de ses cousines en mariage pour le satisfaire de la perte de Liliane, et pour récompenser Fabrice il lui donne vingt mille écus de rente et Mélite en mariage, après avoir témoigné au Roi qu'il la désirait. ACTEURS ALFONCE, Roi de Sicile. ALEXANDRE, Duc de Terre-Neuve. TANCRÈDE, Comte de Tarente. LILIANE, Fille du Duc Alexandre. LÉONOR, Soeur du Roi. LÉANDRE, Gentilhomme amoureux de Léonor. MÉLITE, Suivante de Liliane. FABRICE, Plaisant du Roi. FILÈNE, Serviteur. AGYS, Général d'armée. THÉODOSE, Amiral. ALCANDRE, Magicien. LE BOURREAU. LISIS, Valet du Duc. DORAME, Capitaine des Gardes. La Scène est à Palerme en Sicile. ACTE I SCÈNE I. Léonor, Léandre. LÉONOR. Dieux ! qui résisterait à de si beaux discours ?Cet arbre, et ce rocher sont amoureux, ou sourds,Et je crois qu'à t'ouïr ces fleurs et ces fontainesOnt quelque souvenir de leurs premières peines. LÉANDRE. Dites plutôt qu'à voir vos célestes attraits, Elles sentent qu'Amour possède encor des traits ;Cet oeillet se penchant semble vous rendre hommage,Et n'être plus charmé de son propre visage.ECHO ne l'aime plus, et le laisse en repos ;Pour répondre, Madame, à vos charmants propos : Jugez si j'ai trop dit, et si je me dois taire,Où même les rochers ne le peuvent pas faire. LÉONOR. Crois-tu que rien aussi me puisse réjouir ?Et captiver mon âme à l'égal de t'ouïr ?Ton esprit te dictant de si rares merveilles, Lassera bien plus tôt ta voix que mes oreilles.Que puis-je désirer qui me soit si charmant,Que d'entendre les noms de Maîtresse et d'Amant ?Quelques faibles appas dont le Ciel m'ait douée,Léandre je suis fille, et veux être louée. J'aime les mots d'attraits, de charmes, de beautéDe liens, de soupirs, de feux, de cruauté.J'aime à voir ton humeur, en tout point me complaire,À t'ouïr bégayer, de peur de me déplaire :Je me plais à te voir exprimer ton souci, Jeter les yeux au Ciel, et faire le transi.Les fleurs n'ont point l'odeur si douce, ni si forte,Que quand ta belle main sur mon sein les apporte :Je ne vois point de vers dignes d'être prisés,Si ton divin esprit ne les a composés. Je hais le son du luth, et ne le puis entendre,S'il est en d'autres mains qu'en celles de Léandre,Moi-même je me hais de parler si longtemps,Puisque ta seule voix rend mes désirs contents. LÉANDRE. Et Léandre se hait de ce que sa naissance Lui reproche d'aimer avec tant de licence :Et de hausser les yeux où des Rois seulementOnt droit de s'établir tout leur contentement.De quelque doux pinceau qu'on figure leur vie,Jamais leur dignité ne toucha mon envie, Et quel que je sois né, je sais qu'un Sceptre est tel,Qu'il pèse infiniment en la main d'un mortel.Mais sans le soutenir, posséder une Reine !Voir dessus vos désirs mon âme souveraine !Être près d'obtenir la qualité d'Époux, C'est bien à notre Hymen procurer des jaloux.Que d'esprits amoureux ! que de puissants Monarques,Menacent mon destin de la rigueur des Parques,Qu'ils emploieront de force à me faire quitter,Un bien que leur grandeur leur fait mieux mériter. LÉONOR. Tu couvres, cher amant, d'une vaine contrainte,La même ambition dont mon âme est atteinte,Et jamais ton esprit ne s'imaginerait,Combien un diadème à ton front me plairait.Le Sceptre m'est bien cher en la main de mon frère, J'aime à voir que sous lui la Sicile prospère :Mais il aurait pour moi des charmes bien plus doux,Si je le pouvais mettre en la main d'un époux. LÉANDRE. Ce bonheur sera joint aux douceurs de notre âge,Si votre affection seconde mon courage. LÉONOR. Ah ! que profiteraient ces périlleux desseins,Le Ciel présente ici des obstacles trop saints,Mon frère conservé, j'avouerais ton envie :Mais peux-tu lui ravir le Sceptre sans la vie ? LÉANDRE. Quoi qu'importe sa mort à nos jeunes amours, Toujours ma passion a respecté ses jours :Jamais d'un tel dessein ce coeur ne fut coupable,De ces extrémités Léandre est incapable :Reposez-vous, Madame, en la foi d'un Amant,Pour voir tout réussir, aimez-moi seulement : Je connais un vieillard, que le ciel n'a fait naîtreQue pour vous faire Reine, et pour me rendre maître,Ses magiques secrets me peuvent procurerCe bien où votre amour me permet d'aspirer.Son art, aux yeux du Roi, peut couronner nos têtes, Et loin de nos destins détourner ses tempêtes. LÉONOR. Oui, mon affection consent à ce dessein,Si ta flamme est égale, à celle de mon sein.Bientôt par nos accords détourne l'Hyménée,Où contre mon désir, le Roi m'a destinée. LÉANDRE. Rendu par cet aveu le premier des humains,Que j'égare mes voeux, sur les lys de ces mains,Qui m'ont si doucement la franchise ravie,Qui sous de si beaux fers ont mon âme asservie. Ils s'en vont. SCÈNE II. Le Roi de Sicile, Fabrice, Filène. LE ROI. Ses beaux yeux vont guérir mon esprit languissant : Mais es-tu bien certain que le Duc soit absent ? FABRICE. Autant qu'il est certain que votre coeur soupire,Que vous êtes esclave en l'amoureux Empire :Qu'un enfant vous surmonte, et que j'appris hier,Que Liliane a fait d'un Roi son prisonnier. LE ROI. Cher Fabrice, il est vrai que j'adore ses charmes :Mais quelle déité n'aurait mis bas les armes,Et quel esprit si fort aurait vu ses appas,Et se pourrait vanter de ne les aimer pas ? FABRICE. Moi, qui m'estime avoir une âme naturelle, Je la vois tous les jours sans soupirer pour elle,Et quoi que de beaux yeux fassent pour me trahir,C'est bien aimer (pour moi) que de ne pas haïr,Je ne sens cet instinct, ni ce dieu qui vous pousse,Et je n'ai jamais vu, ni ses traits, ni sa trousse, Avoir donné son coeur, c'est être en mauvais point :Moi, j'ai besoin du mien, et ne le donne point. LE ROI. Et moi plus libéral, je ne m'en puis défendre :Mais celle qui le tient, un jour me le doit rendre,Une heure de plaisir après ces maux soufferts, Éteindra tous mes feux, et rompra tous mes fers :Voyons ce beau sujet de mes douces furies,Et donne pour un temps trêve à tes railleries. SCÈNE III. Le Roi, Fabrice, Filène, Liliane vient au devant du Roi. LILIANE. Je vois bien aujourd'hui que l'Amour n'a point d'yeux.Il pensait vous conduire en de plus nobles lieux, Connaissant mes défauts, et pesant vos mérites,Une autre recevrait l'honneur de vos visites. LE ROI. Dis plutôt, qu'à ce coup il a pris son flambeau,Consulté la Raison, déchiré son bandeau,Et qu'il n'est point ailleurs de beauté si puissante Que d'être un digne objet à ma flamme innocente. LILIANE. Doutant de vos discours, j'offenserais mon Roi,Et je dois beaucoup plus vous épargner que moi :Je songe pour nourrir ces flammes que j'enserre,Que l'on voit bien le Ciel amoureux de la terre : L'orme prête son ombre aux moindres arbrisseaux,Neptune ouvre son sein aux plus petits ruisseaux,Et parmi tant de fleurs dont Zéphire dispose,Il caresse la moindre aussi bien que la rose. LE ROI. Ce respect est contraire à nos contentements, Et doit être banni d'entre les vrais amants :Qu'un baiser seulement LILIANE. Ces faveurs sont des crimes,Que votre affection peut rendre légitimes.Après tant de serments, un hymen bienheureuxNe joindra-t-il jamais nos esprits amoureux ? Et pouvez-vous souffrir que le Comte Tancrède,Bientôt à votre su vous brave, et me possède ?Un père injurieux consent à ses désirs,Et ce consentement ruine vos plaisirs. LE ROI. L'effet de cette foi que mon coeur t'a donnée, Doit être précédé par un autre hyménée,Acquitté du souci que je dois à ma soeur,Quand le Duc de Calabre en sera possesseur,Tu n'auras plus alors de craintes qui t'affligent :Mais des raisons d'état à cet ordre m'obligent. LILIANE. Mais le Comte s'avance, et peut-être le jourLe doit rendre en Sicile, et trahir notre amour. LE ROI. Laisse-m'en le souci, quelque injure forgéeRendra son espérance en peu de temps changée.(Le Duc et lui saisis pour un crime imposé) Trouves-tu pas mon coeur, cet artifice aisé ?Même pour mieux couvrir notre amoureuse feinte,Il faut que comme étant du même crime atteinte,Pour un temps le Palais te serve de prison :Où la force nuirait, la ruse est de saison. Et cette fausse peur fera tourner en honteL'aveuglement du Duc, et les desseins du Comte :Mais qu'inespérément je me trouve surpris,Quelle crainte mon coeur, altère tes esprits ? SCÈNE IV. Le Duc, revenu de la chasse, Le Roi, Liliane, Des Valets, Lysis. LE DUC. Sire, usez en ce lieu de la même licence Que votre Majesté s'y donne en mon absence,Je sais bien que l'amour est un enfant honteux,Qui fuit ceux de mon âge, et rougit devant eux :Des secrets de ce Dieu la vieillesse est bannie,Et déjà l'on me hait en cette compagnie. LE ROI. Vous jugerez beaucoup, mais nous savons au moins,Que notre amour ne craint, ni juges, ni témoins,Comme la Vertu seule a nos âmes blessées,La Vertu seulement gouverne nos pensées,Et Liliane vit avec tant de candeur, Qu'on ne peut l'accuser que de trop de froideur :Mais une expresse affaire au logis me rappelle,Qui m'allait éloigner des yeux de cette belle ;Puis je sais qu'un chasseur chérit tant le repos,Que je vous nuis beaucoup par de si longs propos. Il s'en va. LE DUC. Il est vrai, j'ai couru jusqu'à perdre l'haleine,Et deux cerfs abattus sont le fruit de ma peine : Le Roi étant sorti.Mais quoi que j'aie atteint, et chassé dans les bois,Je fais plus en ce lieu, car j'en chasse les Rois. À Liliane.Ah ! fille sans esprit, dont l'humeur imprudente, À qui ne la veut voir se rend trop évidente.N'épargnez point le fard, frisez ces beaux cheveux,Allez à ses genoux solliciter ses voeux :Il le faut appeler vos yeux, votre lumière,Et s'il vous tend les bras, les ouvrir la première. Peignez sur mon visage un éternel affront,Ce moyen vous mettra le diadème au front. Elle s'en va.Ah ! que depuis longtemps ton humeur sotte et vaine,T'apporte peu de fruit, et me coûte de peine !Combien ma prévoyance est juste en ses soupçons, Et qu'inutilement on t'a fait des leçons : Étant seul il continue.Mais de quelque façon que le Roi te possède,Ce malheur est encor capable de remède :Lysis, allez au port préparer des vaisseaux,Et qu'elle y soit conduite en l'un de mes châteaux, Dans ce lieu solitaire, elle attendra le Comte, Qui doit en l'épousant nous affranchir de honte.Je sais qu'elle est facile, et que l'honnêtetéS'accorde rarement avecques la beauté. SCÈNE V. Léandre, Alcandre Magicien. ALCANDRE. Par cette invention si rare, et si facile, Vous pourrez à ses yeux régner dans la Sicile.Lui-même rangera les siens sous votre loi,Et vous honorera du nom de Vice-Roi. LÉANDRE. Je ne puis concevoir, qu'avec impatience,L'effet de mon désir et de votre science. Que je vous dois de voeux pour un secret si beau !Mais la peine, mon père, est de changer l'anneau. ALCANDRE. J'ai cette invention pareillement prévue :Le matin tenez prompte et la main et la vue,Pour recevoir le sien, que j'ai pris mille fois, Alors que pour laver il l'ôte de ses doigts :Lors, vous pourrez lui rendre, ou mettre sur la table,Celui que votre orfèvre aura fait tout semblable,Et qui dessous la pierre aura l'enchantement,Qui doit à ce Monarque ôter le jugement : Ne lui voyant alors, ni raison, ni mémoire,Vous saurez si mon art mérite de la gloire. LÉANDRE. Si j'en vois provenir de si rares effets,Et s'il est favorable au dessein que je fais,Si ce coup réussit, vous en devez attendre Un avantage égal à celui de Léandre. ALCANDRE. Pour tout prix de ma peine, aimez-moi seulement.Mais faites commander cet anneau promptement. SCÈNE VI. Le Roi, Léonor, sa soeur. LE ROI. Ne dissimulez point : des passions secrètesTiennent ces yeux baissés, et ces lèvres muettes. Léandre en votre estime est un objet divin,Si vous le haïssez, je suis mauvais devin :Les bonnes qualités dont vous êtes pourvueM'ont obligé (ma soeur) à vous souffrir sa vue,Et votre esprit vaut trop, pour former un dessein Qui ne puisse partir d'un jugement bien sain :Je vous ai toujours crue, et plus noble, et mieux née,Que d'aspirer au joug d'un honteux hyménée.Ce mignon qui vous plaît est bon pour favori,Mais le Duc de Calabre est meilleur pour mari : Il tient sur ce sujet ma parole engagée,Et j'attends de vous voir à ce dessein rangée. LÉONOR. Je ne me trouve point coupable d'actionQui montre pour Léandre aucune intention.Si Léandre m'est cher, c'est sa Vertu que j'aime : Partout où je la vois, je la chéris de même ;Et de tous les mortels, le plus défectueuxMe plairait à l'égal, s'il était vertueux. LE ROI. Si d'autres sentiments m'avaient l'âme blessée,De si sages discours confondraient ma pensée, J'accuserais à tort un vertueux amour,FabriceDont l'objet. Mais Fabrice est déjà de retour,arriveSouffrez qu'en liberté cet homme se déchargeDe quelque soins légers dont il a pris la charge. Elle s'en va. SCÈNE VII. Le Roi, Fabrice. FABRICE, courant. Sire, heureuse nouvelle ! LE ROI. Agréable transport ! FABRICE. Votre Maîtresse est seule, et vous désire fort. LE ROI. Ô céleste discours ! réponse favorable !Ne perdons point, Fabrice, un temps si désirable ;Je vois qu'elle a l'esprit comme le teint sans fard :Allons, marchons, courons ; FABRICE. Mais Sire, il est bien tard, Et c'est bien à regret qu'il faut que je vous voie,Par un autre discours modérer votre joie.Celle que vous servez n'est plus si près de vous,Tantôt vos entretiens nous ont fait un jaloux.Aux lieux où l'a son père aujourd'hui fait conduire, Je doute si le jour seulement y peut luire,Tant vos jeunes ardeurs lui causent de glaçons,Et tant votre visite augmente ses soupçons. LE ROI. Le traître avance peu, par cette humeur craintive,Qui lui fait captiver l'objet qui me captive, Bientôt ce faible esprit saura qu'on peut encorForcer des murs d'airain avecques des flots d'or :Et puisque Liliane à mes voeux est propice,Nous saurons bien par l'art réprimer l'artifice. Il sort. FABRICE, seul. Quel avantage, ô Dieux ! Fabrice a sur des Rois, Et combien je me ris d'Amour et de ses lois !Ce Prince à cet enfant voit son âme asservie,Il forme ses desseins, il gouverne sa vie,Il trouble sa raison, il engage sa foi,Et peut autant sur lui, que Bacchus peut sur moi. ACTE II SCÈNE I. Le Comte Tancrède, avec des serviteurs du Duc, Lysis, arrivant de la campagne. LE COMTE. En l'espoir d'adorer cette divine aurore, Je sens un nouveau jour en mon âme s'éclore ;Que je brûle de voir de si charmants appas !La terre à mon avis s'allonge sous mes pas,Et le Soleil jaloux du feu qui me consume, Fait ce me semble un tour plus long que de coutume.Le château qui conserve un si rare trésor,Recule pour me nuire ; est-il bien loin encor ? LYSIS. Une heure, ou moins de temps vous procure sa vue : LE COMTE. Cette prompte arrivée a-t-elle été prévue ? Le Duc espérait-il me voir si tôt ici ? LYSIS. Non, que dans quelques jours. LE COMTE. Je le croyais aussi :Mais le désir de voir cet aimable visage,A contre mon attente avancé mon voyage.Nos voiles recevaient un favorable vent. Si bien : mais quelles gens nous viennent au devant ? LYSIS. Liliane, et le Duc. LE COMTE. Dieux ! À cette parole,Mon coeur se fend de joie, et mon âme s'envole. SCÈNE II. Le Duc, Liliane, Le Comte, Les Valets. LE DUC. Que j'ai d'occasion de bénir ce beau jour !Où le Ciel m'a si bien signalé son amour ; Que je lui dois de voeux ! Que mon âme est contenteDe me voir à la fin d'une si douce attente !Après tant de soucis, enfin je trouve en vousLe gendre que je veux, et ma fille un époux. LE COMTE. Vous trouvez un sujet, et Madame un esclave, Dont un enfant se joue, et qu'une fille brave :Mais que ce prisonnier, adorable beauté,Soit un objet d'amour, plus que de cruauté.Qu'il ne soit point puni, puisqu'il n'est point coupable.Cruelle, qui vous rend à mes voeux intraitable ? Il la baise avec peine.Pourquoi défendez-vous qu'en l'état où je suis Un baiser seulement allège mes ennuis ? LE DUC. Votre oeil peut aisément lire sur son visageLes effets d'une honte ordinaire à son âge :Mais bientôt vous serez au point de vous venger, Et la première nuit la saura bien ranger. SCÈNE III. Le Capitaine des Gardes, Archers, Les mêmes. LE CAPITAINE. Plus sujet de mon Roi que de votre mérite,D'une charge fâcheuse à regret je m'acquitte.Pardonnez, Monseigneur, le Roi m'a fait hâter,Avec commandement de vous faire arrêter. LE DUC. Quel sujet a rendu ce dessein légitime ? LE CAPITAINE. Son courroux prouve assez l'énormité du crime,Il a cru que le Comte y participe aussi :C'est le triste sujet qui nous amène ici. TANCRÈDE. Moi ? que je sois d'humeur capable de ce blâme ! Qu'un sentiment si faux puisse entrer en son âme !Qu'étranger j'aie ici rien de tel entrepris ?Je m'ignore moi-même, ou le Roi s'est mépris,Je n'ai que cette belle, ici, qui me retienne,Et ne mérite point de prison que la sienne. Sa beauté seulement a droit de me blâmer,Quoique si j'ai failli, c'est pour la trop aimer. LE CAPITAINE, mettant l'épée à la main. Quoique vous ne fussiez d'aucun forfait capable,Cette défense est vaine, et vous rendrait coupable :L'innocent ne doit point souffrir d'être contraint : Et qui n'a point failli s'accuse quand il craint.Jamais un Roi si bon n'usurpa de licence,Qui doive seulement étonner l'innocence,La Vérité saura sa colère amortir,Et de ses faux soupçons, faire un vrai repentir. LE DUC. Au moins que ce Seigneur soit exempt de l'injure,Que par vous mon devoir innocemment endure,Que je reçoive ailleurs, que dans une prison,Celui dont l'alliance honore ma maison. LE COMTE. Non, puisque sans sujet ce Prince nous soupçonne, À Liliane.C'est sans sujet aussi, que notre âme s'étonne :Adieu, divin sujet de mon plus doux souci. LE CAPITAINE. Vous les devez, Madame, accompagner aussi. LE DUC, tout bas à sa fille. Seule tu mets, et nous, et ton estime en proie,Et nous veux décevoir, par ces larmes de joie. LILIANE. Vous me verriez le coeur, et plus noble, et plus sain,S'il vous était permis de lire dans mon sein. LE DUC, au Comte. Puisqu'à votre repos, ma honte est nécessaire,Je vous dirai, Monsieur, mon sens sur cette affaire. LILIANE, dit à Mélite tout bas. Enfin vois-tu quel soin ce Prince prend de moi, Et combien il est doux de vivre sous sa loi ?Cette fourbe peut-elle assez être prisée,Que mon consentement avait autorisée ? MÉLITE. Avisez toutefois à marcher comme il faut,À marcher sur le trône, et non sur l'échafaud. Il n'est point de prison si belle, ni si bonne,Qu'elle soit un chemin d'aller à la Couronne. SCÈNE IV. LÉANDRE, seul. Tenant l'anneau enchanté.Anneau plus précieux par ton enchantement,Que par le prix de l'or, ni par ce diamant :Si ta vertu me donne un succès favorable, Que tu vaux de trésors, que tu m'es adorable !Ma mémoire à jamais me parlera de toi,Si tu m'obliges tant, que de l'ôter au Roi :Voilà sa même bague, au moins en apparence,Et son oeil n'en saurait faire la différence, Pouvant à son laver supposer celle-ci,Je vois heureusement mon dessein réussi :Et le sens qu'il perdra m'acquiert un diadème,Et les chastes faveurs de la beauté que j'aime.Mais Dieux ! comme à propos j'arrive à son lever, Et justement au point qu'il est prêt à laver. SCÈNE V. Le Roi vient en la garde-robe, où est Léandre, et autres serviteurs. LE ROI, s'habillant. Enfin je vois ma soeur un peu mieux disposée,À cette affection qu'elle a tant refusée.Le Prince que je veux doit posséder ce fruit,Et les autres n'ont fait qu'un inutile bruit : Quoi qu'on puisse juger des actions des dames,L'apparence souvent est autre que leurs âmes,Elles ont su nos maux contre nous convertir,Et par nos fictions ont appris à mentir.Quoi qu'on ait estimé, ma soeur n'est pas de glace, Et quelque trait d'Amour en son coeur trouve place.Je sais que depuis peu ce Seigneur est parti,Et qu'il vient à grands jours s'acquérir ce parti.J'entends que l'on prépare en toute la ProvinceUne réception capable de ce Prince. SCÈNE VI. Fabrice accourt échauffé, les mêmes. LE ROI. Où court Fabrice, ô Dieux ! FABRICE. Vous demander pardon. LE ROI. Quel crime as-tu commis, pour implorer ce don ? FABRICE. Rien que vous ne voyez, et c'est assez d'offense,Que de vous aborder avec tant de licence ;Mais j'ai bien d'autre part de quoi vous réjouir, Si votre humeur se plut autrefois à m'ouïr,Par le commandement qu'hier vous fîtes faire,Beaucoup sont en état de ne vous pas déplaire.Tancrède est prisonnier, Alexandre arrêté,Et cet objet meurtrier de votre liberté. Quoi, Sire, vous traitez vos rivaux de la sorte ?Si quelque passion désormais me transporte,La peur d'un tel affront éteindra mes amours,Où nous serons rivaux, je cèderai toujours. LE ROI. Ne porte plus, Amour, ton bandeau que de honte, Puisqu'un de tes sujets aujourd'hui te surmonte,Et ne te vante plus du pouvoir que CyprisT'avait pour apanage acquis sur les esprits :Ne me reproche plus que ces chaînes sont fortes,Puisque pour mon sujet aujourd'hui tu les portes : Ton arc est détendu, ma Maîtresse est aux fers,Et vous souffrez tous deux les maux que j'ai soufferts. À Fabrice.Ami, cher confident, où mon espoir se fonde, Pour un si doux rapport, te dois-je moins qu'un monde ? FABRICE. Quoi que votre bonté me daigne présenter, Vous me verrez d'humeur facile à contenter,Me donnant seulement un Royaume, un Empire,Je n'importune plus votre Majesté, Sire. LE ROI. Je trouve tes désirs un peu trop délicats,Et rabaisse le don à deux mille ducats. FABRICE. Ô combien j'aime en vous cette noble coutume !Sire, tout de ce pas, j'apporte ici la plume :Car nous ne voyons plus parmi vos Financiers,La candeur qui parut dessous vos devanciers :Et je n'obtiendrai d'eux, ni faveur, ni finance, Si votre Majesté n'en signe l'ordonnance. LE ROI. Il est vrai qu'ils ont tort, si Fabrice a raison :Filène, cependant, courez à la prison,Que là ces deux captifs sûrement on conserve,Qu'on explique leurs pas, que leurs yeux on observe, Qu'on n'y laisse aborder, ni parents, ni valets,Et faites amener Liliane au Palais. Filène sort. LE ROI, continue. Qu'on apporte à laver. LÉANDRE, à part. Ah parole opportune !Ne laisse pas, Léandre, échapper la Fortune : Il prend le bassin.C'est ici qu'il te faut être prudent et prompt : Mais tenant ce bassin, je la tiens par le front,Et si je puis changer l'anneau qu'il y va mettre,Le Ciel ne me pouvait davantage promettre. LE ROI, lavant, dit, ayant mis l'anneau sur le bassin. Amants qu'on ne verse plus d'eau,Qu'on ne se plaigne ni soupire, Par la prison d'un oeil si beau,L'Amour a perdu son empire. LÉANDRE, prenant l'anneau, dit tout bas. Léandre, ne verse plus d'eau,Ne craint désormais, ni soupire :Car pouvant changer cet anneau, Le Roi va perdre son Empire. LE ROI. Je tiens cet objet précieux,Je ne répandrai plus de larmes,Et malgré tous mes envieux,Je serai maître de ses charmes. LÉANDRE, lui ayant rendu l'anneau enchanté. Il tient cet anneau précieux,Je ne répandrai plus de larmes :Et malgré tous mes envieuxJe serai maître, par ses charmes. LE ROI, en sa chambre s'appuie sur le bras et dit. Mais d'où vient, ô Dieux ! ce soudain changement ? Quelle altération ? Quel assoupissement ?Ici l'Amour se venge, et le sommeil compliceDe son invention dessous mes yeux se glisse. LÉANDRE, à part. Ce charme le va mettre en l'état que je veux.Alcandre, esprit divin, que je te dois de voeux ! SCÈNE VII. Le Capitaine des gardes, les mêmes. LE CAPITAINE DES GARDES, aux pieds du Roi. Sire, j'ai de tout point l'affaire exécutée.Avec ces deux Seigneurs la fille est arrêtée.Ils s'y sont disposés après quelques refus.Que vous plaît-il ici me commander de plus ? LE ROI. À ces propos obscurs, mes lèvres sont muettes, Parlez plus clairement, ou dites qui vous êtes ? LÉANDRE, à part. Quel homme maintenant est plus heureux que moi ? LE CAPITAINE. Sire, je suis Dorame ! LE ROI. Ah ! Je vous reconnais !Les soucis attachés à l'état de ma vie,M'ont presque entièrement la mémoire ravie. Que voulez-vous de moi ? LE CAPITAINE. Vous dire seulement,Que j'ai mis en effet votre commandement.Qu'Alexandre, sa fille, et le Comte son gendreSont ici prisonniers. LE ROI. Dieux ! que viens-je d'entendre ?Prisonniers ! et pourquoi s'ils étaient innocents ? Alexandre, et les siens me sont obéissants. LE CAPITAINE. Sire, à cette action, nul objet ne me presse,J'ai reçu là-dessus votre parole expresse. LE ROI. De quoi l'accuse-t-on ? LE CAPITAINE. D'avoir, je crois, jetéLes yeux et le désir sur votre autorité. LE ROI. Dieux ! que l'ambition est forte, et que ce vice, Par des subtils appas dans les âmes se glisse.L'orgueil, ce doux poison, trouve lieu dans les coeurs,Qui de tout autre crime ont été les vainqueurs.Que nous prenons à tort, abusés que nous sommes, Les qualités de Rois, et de Maîtres des hommes.Ces titres ne sont dus qu'à leurs affections,Les Rois ne peuvent rien dessus leurs passions.Dorame, si le Duc est chargé de ce crime,Je trouve, et sa prison, et sa mort légitime. Tandis que nous ferons informer plus avant,Qu'on le tienne à l'abri du Soleil et du vent.Sa fille, que je crois de ce crime innocente,Pour garde aura sans plus la chambre de l'Infante. DORAME. Tous vos commandements ont pour moi des appas : Et nous vous allons, SIRE, obéir de ce pas. À part.Dieux ! qu'il faut que ce Prince ait de mélancolie !Ce qu'il dit en un jour, le suivant il l'oublie. LE ROI, parlant à Léandre. Que ce rapport (ami) rend mon esprit confus !Ici je suis trompé, si jamais je le fus : Et jamais action ne m'avait fait paraîtreQu'en lui je puisse avoir un serviteur si traître. LÉANDRE. Sire, le plus fidèle est parfois combattu,Jamais les envieux n'épargnent la vertu,Et souvent on a vu dans un sujet semblable Qu'un tel est accusé, qui n'est pas condamnable. LE ROI. Je veux que sagement on procède en ceci. SCÈNE VIII. FABRICE, apportant de l'encre, une plume, et du papier. Sire, voici la plume, et l'ordonnance aussi : LE ROI. Quel écrit ? quelle plume ici m'as-tu donnée ? FABRICE. Je meure, si j'ai rien qu'elle ne soit signée. Sire, j'aurais déjà les deux mille ducats. LE ROI. Qu'espères-tu de moi, qui ne te connais pas ? FABRICE. On ne me connaît pas ? moi ? ce Fabrice, Sire :Si faut-il me connaître, ou ne savoir pas rire,Et la bile chez vous n'a pas fort arrêté Depuis que j'appartiens à votre Majesté. LE ROI. Dieux ! En tant de souci, le sort des Rois abonde,Qu'en moins que d'un moment je méconnais le monde,Pardonne cher ami. FABRICE. Sire, point de pardon,Si votre Majesté ne veut signer ce don. LE ROI. Quel don ? pourquoi ce don ? FABRICE. Pour l'heureuse nouvelleDe l'emprisonnement du Duc, et de la belle. LE ROI. Je le tiens de Dorame, et nul autre que lui,Ne m'avait jusqu'ici fait part de cet ennui,Me venant attrister, penses-tu qu'on m'oblige, Et que j'aille donner des prix à qui m'afflige. FABRICE. Sire, à m'expédier soyez plus diligent,Et ne m'éprouvez point en matière d'argent. LE ROI, déchirant l'ordonnance, et s'en allant. Cherche d'autres objets à tes cajoleries,Tu me contes ici de froides rêveries. FABRICE, seul, le regardant. Que des présents pareils soient pour d'autres que moi.Sire, cet argent-là n'est pas de bon aloi :N'appréhendez-vous point de vous tromper au compte ?Qui prendrait maintenant la moitié de ma honte,Il aurait bonne part en ce que j'ai reçu. Ô Ciel ! qui vit jamais un homme plus déçu ? ACTE III SCÈNE I. Liliane, Mélite. LILIANE. Enfin reconnais-tu l'infaillible desseinQue ce Prince amoureux a pour moi dans le sein,Et que cette prison de mon père et du ComteEst le chemin du trône où ma fortune monte. Mélite, observe un peu ses yeux à mon abord,Juge par leur douceur, de celle de mon sort :Eût-il dans la pensée un projet difficile,Fût-il dessus le point de perdre la Sicile,Vît-il les étrangers entrer de tous côtés, Mon abord changerait ses soins en voluptés,Et quelques ennemis qu'il lui fallût combattre. MÉLITE. Vous seriez le premier qu'il tâcherait d'abattre. LILIANE. Tu ne sauras jamais parler discrètement. MÉLITE. Vous croyez, ce me semble, un peu légèrement, Et je soupçonne fort les moyens dont il use.D'un mystère si saint il faut bannir la ruse :D'un Roi, comme d'un autre, on peut être trompé.Il a déjà beaucoup dessus vous usurpé,Et je crains bien pour vous qu'enfin il ne dérobe Ce qui ne ferait pas étrécir votre robe,Que ce jeune Monarque à ces larcins instruitNe vous ôte une fleur pour vous donner un fruit.Lors ses intentions ne seraient plus douteuses.Vous seriez Reine alors, mais des filles honteuses. LILIANE. Sotte, faites ailleurs de semblables devis,Et conservez pour vous ce salutaire avis,Ne donnez point la main à qui sait se conduire,Mêlez-vous de servir, et non pas de m'instruire. MÉLITE. Puisque je reconnais que je travaille en vain, Je vous verrais tomber, sans vous donner la main,C'est assez de savoir que votre humeur est telle,Et que c'est vous fâcher que vous être fidèle. LILIANE. Voici le Roi qui vient, lis dans son action,Combien pour mon sujet il a de passion. SCÈNE II. Le Roi, Fabrice. Liliane, Mélite, Autres serviteurs, dont Léandre. LE ROI, parlant à ses serviteurs. Nulle charge ne rend leur prison légitime,Qu'ils soient exempts de fers, étant exempts de crime,Qu'en leurs possessions, ces Seigneurs soient remis,Et qu'ils tiennent le rang de mes meilleurs amis. FABRICE. Dieux ! qu'est-ce que j'entends ? Sire, que sert de feindre ? On sait que d'aucun crime on ne les peut atteindre,Qu'ils sont moins criminels que Seigneurs de la Cour,Et qu'ils ne sont aux fers que par raison d'amour :Mais vous le commandez, et il vous est fidèle :Hier je vous en vins apporter la nouvelle. Il vous plut me nommer l'Auteur de votre bien.Vous promîtes assez, et vous ne tenez rien.Que votre bonne humeur fut de peu de durée !Vous avez l'ordonnance à mes yeux déchirée.Et vous semblez encor ne me connaître pas : Mais votre oubli provient des deux mille ducats. LE ROI. Où va cet impudent me forger ces mensonges ?Où s'imagine-t-il ces chimères, ces songes ?Dieux ! avec quelles gens me vois-je désormais,Et que veut-il de moi, qui ne le vis jamais ? FABRICE. C'est un miroir bien faux que l'humeur d'avarice,Si je ne voulais rien, lors, je serais Fabrice :Bien, Sire, brisons-là ces discours superflus,Et me reconnaissez, je ne demande plus. Il voit Liliane.Vous reconnaîtrez bien cette belle Maîtresse, Un violent désir de la baiser vous presse. LILIANE, parle au Roi. Sire, quel changement cause tant de froideur ?D'où peut être alentie une si douce ardeur ?Ne vous parais-je plus avec tant de lumière ?Vous agréé-je moins pour être prisonnière ? La qualité des lieux où vous nous avez mis,Nous ferait-elle bien croire vos ennemis ? LE ROI. Quels lieux ? quels ennemis le ciel m'a-t-il fait naître ? FABRICE. Ne feint-il point aussi de ne les point connaître ? LILIANE. Ah ! Sire, commandez qu'on m'ouvre le cercueil, Ou daignez m'honorer d'un plus joyeux accueil :Devant ces confidents rien ne vous sert de feindre,Et nous n'avons ici personne à nous contraindre. LE ROI. Gardez ces vains discours pour un esprit blessé,Me veut-on faire ici tenir pour insensé ? Vous me connaissez mal, et j'ai l'âme trop sainePour que ces entretiens me puissent mettre en peine.Quelle raison, m'amie, adresse ici vos pas ?Qui laisse entrer ces fous que je ne connais pas ? FABRICE. Comme de son esprit la raison est bannie ! Oh ! je ne me plains plus, j'ai de la compagnie. LILIANE. Ne vous parais-je plus avec ces mêmes yeuxQu'il vous plut de nommer vos Soleils et vos Dieux ?Un jour m'a-t-il ravi la douceur de ces charmes,Qui vous ont arraché tant de voeux et de larmes ? Votre corps n'est-il pas pourvu des mêmes sensQui nourrissaient pour moi tant de feux innocents ?Quel sort de tant de flamme, en a fait tant de glace ?Liliane chez vous ne trouve plus de place ? LE ROI. Êtes-vous Liliane ? LILIANE. Ah ! Sire, confessez Si vous m'aimez encor, le coeur que vous portez,N'apprenez que de lui, si je suis pas la même,Qui fus toujours l'objet de son amour extrême. LE ROI. Où tend cet entretien ? que voulez-vous de moi ? LILIANE. Quoi, ce prompt changement est le prix de ma foi ? Sur quoi faut-il fonder des attentes certaines,Si les Rois ne vous font que des promesses vaines ? FABRICE. Ô qu'elle parle bien ! ne jugerait-on pasQu'elle aurait eu le vent des deux mille ducats ? LE ROI. Ma soeur n'est-ce pas vous ? LILIANE. Qui suis-je devenue ? Que votre Majesté m'ait si tôt méconnue ?Quelque démon, pour voir mes desseins à l'envers,Me fait-il prendre ici des visages divers ?Et me peut-il donner quelque forme qui sembleLiliane une folle, et votre soeur ensemble ? LE ROI. Liliane, est-ce vous ? LILIANE. Oui, cet objet d'ennuis,Et que vous destiniez à tant d'heureuses nuits,Celle que vous nommiez votre âme et votre vie,Celle qui vous avait la franchise ravie. LE ROI. Que votre vanité nourrit un faux espoir, Comment aurais-je pu vous aimer sans vous voir ?Quelle amour vos beautés auraient-elles fait naître En moi, qui ne vous puis qu'à peine reconnaître ? LILIANE. Donc si jusqu'à ce point votre esprit est changé,Si dessous d'autres lois mon amour l'a rangé, Que votre Majesté consente à l'hyménée,Qui doit ailleurs aussi ranger ma destinée. LE ROI. Ma fille, que vos voeux succèdent en tout point,Qu'ai-je à voir en un fait qui ne me touche point ? LILIANE. Ainsi je ne devais tirer que de la honte, Léandre arrive.De l'emprisonnement de mon père, et du Comte. LE ROI. Je crois qu'innocemment ils furent arrêtés,Et je consens aussi, qu'ils aient leurs libertés :Faites voir de ma part cette bague à Dorame, Tirant l'anneau de son doigt.Qu'il tire ces Seigneurs de servage et de blâme, Allez ôter des fers l'objet de vos amours,Et ne m'ennuyez plus par de si vains discours. LILIANE, tenant la bague, et s'en allant. D'où peut lui provenir cette mélancolie ?Que ce Prince eut de feinte, ou qu'il a de folie !Qu'un étrange accident a troublé sa raison : Allons, Mélite, ouvrir leur honteuse prison. MÉLITE. Eh bien, que voyons-nous d'un si beau mariage ?Cette bague le rompt au lieu d'en être un gage. LÉANDRE, tout bas. Qu'en ces effets divers, mes désirs sont contents,Il est bon qu'il repose, et soit sain quelque temps : Ce mal n'avait déjà que trop de violence,Et son allégement paraît en son silence :Quand cette belle fille aura rendu l'anneau,Nous verrons cet esprit s'altérer de nouveau. LE ROI, avec d'autres contenances et d'un esprit rassis. Que nos tempéraments se changent en peu d'heure, Je sens, et mon humeur, et ma santé meilleure,Je vois dans ce moment tous mes soins s'arrêter.Fabrice ne dit mot ; n'as-tu rien à conter ? FABRICE. Que vous trouvez à rire au sujet de ma honte !Si je n'ai rien reçu, que faut-il que je compte ? LE ROI. Quoi ! n'as-tu pas touché les deux mille ducats ? FABRICE. Sire, ces vains discours ne me contentent pas,Qui, sans votre ordonnance, eût la somme tirée ? LE ROI. Et ne l'avais-tu pas ? FABRICE. Vous l'avez déchirée.Ah ! qu'il vous est aisé de rire et de railler, De promettre beaucoup, et de ne rien bailler.Que deux mille ducats sont des termes frivoles,Et qu'ils vaudraient bien mieux en effet qu'en paroles. LE ROI. Tu méprises plutôt ce que je t'ai donné,Si tu l'avais voulu, je te l'aurais signé. FABRICE. Si cette bonne humeur longtemps vous continue,Ma bonne volonté vous sera mieux connue,Et si dans un moment je vous retrouve ici,J'apporterai la plume et l'ordonnance aussi. LE ROI. Nous saurons aisément modérer ta tristesse, S'il ne faut que tenir cette juste promesse. Fabrice s'en va. LE ROI continue, à Léandre. Le Prince qui dans peu doit épouser ma soeurVient, avec passion d'en être possesseur,Songez aux appareils, et n'épargnez, Léandre,Les devoirs que son rang nous oblige à lui rendre. Il s'en va. LÉANDRE, tout bas. Tout sera bien contraire à mon intention,Si je mets en effet cette commission. SCÈNE III. Léandre, Léonor. LÉONOR. Que fait ici l'objet de mes douces pensées ? LÉANDRE. Je songe au paiement de mes peines passées,Tant d'effets sont déjà par la bague arrivés, Que j'ai peine à savoir combien vous me devez. LÉONOR. La ruse toutefois est un peu languissante,Et borne lentement notre commune attente,Cet anneau dût agir par des effets plus prompts,Assembler nos destins, et couronner nos fronts. LÉANDRE. Que loin de votre esprit ces craintes soient bannies,Sa force aura dans peu nos deux moitiés unies :Vous avez vu le Roi perdre tout jugement,Et s'il a maintenant quelque soulagement,C'est qu'il n'a plus l'anneau pour nous si salutaire, Liliane s'en sert à délivrer son père :Mais elle vient ici, suivons un peu ses pas,Vous verrez des effets que vous n'espérez pas. SCÈNE IV. Léonor, Liliane, Léandre, Mélite. LÉONOR. Où courez-vous, Madame ? LILIANE, ayant l'anneau au doigt. Et d'où vous naît l'envieQui vous fait informer des raisons de ma vie ? LÉONOR. Votre intérêt m'oblige à semblable souci. LILIANE. Mon intérêt m'oblige à ne rien dire aussi. LÉONOR. Votre humeur autrefois eut plus de courtoisie. LILIANE. Un autre objet que vous me tient en fantaisie. LÉANDRE, à Léonor. Voyez qu'elle a l'anneau. LÉONOR, à Léandre. Tous mes sens sont ravis. LILIANE. Que voulez-vous de moi, qui jamais ne vous vis ? SCÈNE V. Le Roi, Filene, les mêmes. LE ROI, court embrasser Liliane. Liliane est-ce toi ? ma Déesse ? ma vie ;Eh ! Quel destin m'avait ta présence ravie ?D'où me vient éclairer ce bel astre d'amour ?En quel lieu de la terre as-tu porté le jour ? Que je baise cent fois cette agréable bouche ;Mais une avare main défend que je la touche.Cruelle, d'où provient ce soudain changement,Ordonnez ou ma mort, ou mon allègement. LILIANE. Effronté, quelle humeur à ce dessin vous porte, Et vous fait outrager les filles de ma sorte ? LÉONOR. Le divertissement a de charmants appas !Comme elle parle au Roi, qu'elle ne connaît pas ? LE ROI. D'où vous naît cette humeur ? et quelle frénésie,Depuis si peu de temps a votre âme saisie ? Madame, savez-vous que vous parlez au Roi,Et que nous respirons sous une même loi. LILIANE. Quoi ! me serais-je, ô Dieux ! si lourdement méprise ?Sire, mon ignorance a ma faute commise :Mais je n'ai point dessein d'excuser mon péché, N'épargnez point mes jours, si je vous ai fâché. LE ROI. Tu ne le peux, ma Reine, et cette repentance,Pourrait plus m'affliger que n'a fait ton offense.Car je ne trouve point de tourment ennuyeux,Comme de voir couler les larmes de tes yeux : Mais ce regret te livre une légère atteinte,Et comme ton péché, ta repentance est feinte. LILIANE. Quel charme ? quel démon m'avait l'oeil enchanté ?En quoi puis-je obéir à votre Majesté ? LE ROI. Étant plus indulgente à mon âme asservie, Disposant de mes soins, de mes droits, de ma vie.Enfin, tu m'obéis, si ton coeur se ressent,De voir à tes genoux un Prince obéissant,Qui cède à tes beaux yeux l'éclat qui l'environneEt qui met à tes pieds son sceptre et sa couronne. Daigne d'un seul regard alléger mon tourment,Tu m'as fait, ma Déesse, un meilleur traitement. LILIANE. Dois-je croire aujourd'hui mes yeux et mes oreilles ?Ah ! Sire, voilà trop honorer mes pareilles.Moi, comment vous pourrais-je obliger à l'amour, Qui n'eus jamais l'honneur de vous voir qu'à ce jour ? MÉLITE, à part. Bons Dieux ! comme elle ment d'une façon hardie !On dirait que ces jeux sont une comédie. LE ROI, parlant à Filène. Filène, quel avis suivrai-je désormais ?Je me trouve confus, si je le fus jamais. FILÈNE. J'estime après l'affront qu'a reçu cette belle,Que vous méritez bien ce traitement-là d'elle. LE ROI. Tient-elle pour affront cette heureuse prison ?Où j'ai fait pour son bien consentir sa raison. FILÈNE. Sire, ce n'est pas tout : car la voyant paraître, Vous témoigniez tantôt de ne la pas connaître,Vous avez rudement son discours rejeté,Accusé son esprit de trop de vanité :Si bien qu'elle se venge, et quoiqu'elle vous aime,Je tiens qu'elle a raison de vous traiter de même. SCÈNE VI. Le Duc Alexandre, Le Comte Tancrède, Le Capitaine des gardes, tous aux pieds du Roi, Les mêmes. ALEXANDRE. Quelles grâces rendrai-je au plus juste des Rois ?Perdant la liberté, nous perdîmes la voix,Notre âme dans nos fers fut de sorte surprise,Que cette délivrance à peine l'a rassise,Nous demeurons muets. Que dirions-nous aussi, Puisque notre innocence en a pris le souci ?Qu'un muet innocent est (chez vous) plus capableE De se justifier, qu'un éloquent coupable. TANCRÈDE. Sire, daignez souffrir que je baise les mains,Du plus puissant des Rois qu'honorent les humains, Que votre Majesté dispose d'une vie,Que sans prison ni fers elle tient asservie.Avecques mon devoir, mon inclinationRend, et rendra toujours cette soumission. LE ROI. Qui s'est donné le droit de délivrer ces traîtres ? Quoi ! jusques dans ma Cour mes sujets sont mes maîtres ? Il dit tout bas à Liliane.Ne sois point en souci, chère âme de mes jours,Cette feinte est requise au bien de nos amours. Il continue.Quel ennemi, quel charme a leur chaîne brisée ?De qui cette sortie est-elle autorisée ? Viennent-ils achever la sanglante actionQu'ils ont déjà commise en leur intention ? LE CAPITAINE DES GARDES. Dieux ! qu'est-ce que je vois ? Sire, aucune licenceNe m'a fait rien tenter contre votre défense,Ils m'auraient sans effet tous leurs moyens offerts, L'anneau seul que j'ai vu, m'a fait rompre leurs fers. LE ROI, regardant à son doigt. Il faut que d'autres qu'eux trempent en l'entrepriseQui m'ont ce diamant détourné par surprise.Qui donc te l'a fait voir ? LE CAPITAINE, montrant Liliane. Cette jeune beauté,Qui m'a dit le tenir de votre Majesté. LE ROI. Lorsque je l'obligeai de cette courtoisie,De violents soucis m'avaient l'âme saisie : À Liliane.Donnez-moi cet anneau ; Il l'ôte à Liliane. À Dorame.toi, ne diffère plus,Exempte-moi d'ouïr leurs regrets superflus :Va remettre en l'horreur d'une prison plus noire, Ces lâches ennemis des lois et de ma gloire. LE DUC. Sire, souvenez-vous que le Ciel a des yeux. LE ROI. Oui, pour voir et punir ton forfait odieux, Il remet sa bague.Qu'ils sortent promptement : tu ne saurais, ma Reine,Si tu m'aimes encor, t'affliger de leur peine. Puisque la même nuit qui doit joindre nos corps,Les doit tirer des fers, et faire nos accords.Hélas ! que cette nuit fait languir mon attente !Que mon désir est prompt, et que sa fin est lente !Les fers de notre hymen pourront bien être forts, Puisque le Ciel y met tant de temps et d'efforts. LE ROI, avec des contenances toutes changées. Triste, lent, assoupi, froid comme est une souche,Faible, et qui ne saurais qu'à peine ouvrir la bouche,De qui le changement en ma pâleur se lit,Je réclame vos soins, qu'on me conduise au lit. LÉANDRE, à Léonor, tout bas. Voyez quel prompt effet a changé son visage. LILIANE. Si près de votre coeur, perdez-vous le courage ?Ce mal qui ne provient que de trop de souci,Comme il est tôt venu, s'en ira tôt aussi. LE ROI. Adieu, laissez un peu durer mes rêveries, Et ne m'ennuyez plus de vos cajoleries.Je m'ignore moi-même, et réduit à ce point,J'entends, je vois, je parle, et ne vous connais point. LÉANDRE, à Léonor. Voyez l'étrange effet. LILIANE. Hélas ! en cette peine,À quoi se résoudra ma croyance incertaine ? SCÈNE VII. Fabrice, les mêmes. FABRICE, échauffé. Voici l'autre ordonnance, il n'y faut que le seing. LE ROI. As-tu si promptement pu voir le Médecin ?Quel lui semble mon mal, et quelle en est la source ? FABRICE. Cette ordonnance n'est que pour un mal de bourse,Où le bien qu'elle prend ne saurait arrêter : Mais deux mille ducats y pourront profiter. LE ROI, déchirant encore l'ordonnance. Si l'ordonnance n'est que d'un peu d'Ellébore,Pour ta prompte santé mets-en une once encore :Ton mal sera puissant, si tu n'en guéris pas.Que nous conte ce fol avecques ses ducats ? Tous sortent. FABRICE, seul, tout interdit. Encor une autre fois ? ah ! malheureux Fabrice !Toi qui le connais tant, qui sais son avarice ;Qui vois qu'il se parjure à moins que d'un denier,Qui sais comme il te gausse, et qui le vis hier,Tu fais de ton honneur encor si peu de compte, Que de venir ici t'acquérir de la honte.Ah ! qu'il est libéral ! pour tout prix de mes pas,J'ai du feu sur le front pour deux mille ducats.Faisons sur ce papier des vers à la Fortune,Qu'elle se lasse d'être à mes yeux importune, Qu'elle me rende enfin ce Monarque indulgent :Mais la Fortune est femme, et je n'ai point d'argent. ACTE IV SCÈNE I. Léandre, Léonor. LÉANDRE. Voyez où peut aller le cours de nos affaires,Combien, pour nous, ce charme a d'effets salutaires :Que l'aveugle Déesse est propice à nos voeux, Si jamais à personne elle offrit ses cheveux,Que ce Prince n'a rien de l'humaine nature,Qu'il a moins de raison, que n'aurait sa peinture :Enfin, que le voyant en cet étrange état,On souhaite en vos mains les rênes de l'État. Mon rival désormais, ne doit rien se promettre,Le Roi dans cet oubli vient de signer la lettreOù le Duc apprendra, qu'on rompt tous les traités,Qui devaient par l'hymen joindre vos libertés :Cet accord dénoué rend l8e nôtre facile, Nous peut rendre absolus dans toute la Sicile :Vous en titre de Reine, et moi de Vice-Roi,Qui recevrai de vous une éternelle loi :Mais la perte du Duc me semble nécessaire,Pour la perfection de cette heureuse affaire ; Il peut à nos desseins opposer son effort,Et notre sûreté s'établit par sa mort. LÉONOR. Si ce charme a rendu son esprit si traitableS'il est en cet état de vos avis capable,Que différons-nous plus ? achevons ce dessein, Qui me rend bienheureuse, et qui t'ouvre mon sein. SCÈNE II. Le Roi, avec des contenances extravagantes, Léandre, Léonor, Filène. LE ROI. Quel destin m'a tiré des lieux de ma naissance,Sans force, sans appui, sans bien, sans connaissance ?À me voir en ce point, tel autrefois véquitLe premier des humains quand le monde naquit. Il voyait, étonné, sur cette masse ronde,Que tout seul qu'il était, il était tout le monde,Ainsi je me vois seul, et l'horreur de ces lieux,N'a rien que des objets inconnus à mes yeux. FILÈNE, à part. Dieux ! qu'un mal violent a son âme blessée ! Qu'un accident étrange a troublé sa pensée !De quel astre inclément est ce mal provenu,Qu'il soit si furieux, et qu'il soit inconnu ? LE ROI. Ami, quelle personne à mes yeux se présente ? FILÈNE. L'Infante votre soeur. LE ROI. Quelle soeur ? Quelle Infante ? LÉONOR. Vous tenez tous objets pour bien indifférents,Si vous méconnaissez vos plus proches parents.Ne suis-je plus la soeur que vous eûtes si chère ?Monsieur, vous lassez-vous d'ouïr le nom de frère ? LE ROI. Au pitoyable état où mes jours sont réduits, Je n'ose m'assurer si moi-même je suis :En quels lieux sommes-nous ? depuis quand, et quel Prince,Si vous le connaissez, règne en cette Province ? LÉANDRE. Ce pays se maintient sous un règne si doux,Qu'on n'y souhaite point de Souverain que vous. Il est vrai, que depuis le mal qui vous possède,À qui nous ne pouvons apporter de remède ;Un Vice-Roi, vous dût affranchir de souci,Un Monarque souffrant, son État souffre aussi,Même on juge fort mal de vos villes frontières, Qu'elles pratiqueront des provinces entières,Et secoueront le joug de vos commandements :Si d'autres n'ont le soin de ces gouvernements :Au mal que vous sentez si vous aimez à vivre,Il faut qu'un vice-Roi de ces soins vous délivre. LE ROI. Votre conseil, ma soeur, m'est important ici,Qui pourrai-je charger d'un si noble souci ? LÉONOR. J'approuve cet avis, et ne connais personne,Qui l'exécutât mieux que celui qui le donne.Ce Léandre, qui parle à votre Majesté, A du mérite autant que de fidélité.Ses deux frères pourront commander vos armées,Au dessein d'augmenter ce Royaume animées,L'un gouverner les forts, et l'autre les vaisseaux,L'un vous servir sur terre, et l'autre sur les eaux LE ROI. Ordonnez de l'état de toutes ces affaires,Et des provisions qui leur sont nécessaires.Je donnerai mon seing pour me mettre en repos,À tout ce que vous deux jugerez à propos. LÉONOR. Si votre Majesté jusque à ce point m'honore, Monsieur, j'ai deux avis à lui donner encore,Alexandre a beaucoup sur le sceptre attenté,Sa mort est nécessaire à votre sûreté.Pour le Comte étranger, qui lui tient compagnie,On dût avoir d'ici sa présence bannie. LE ROI. Conserve, chère soeur, le souci de mon sort,Il suffit, ton conseil est l'arrêt de sa mort.Qu'on punisse aujourd'hui ce sujet infidèle,Qu'on sépare du corps sa tête criminelle.Ami, porte à nos gens cet arrêt de ma part, Et dis-leur qu'on ne peut le dépêcher que tard,Que l'intérêt public défend qu'on lui pardonne,Et que son châtiment importe à ma Couronne. FILÈNE. Ah ! Sire, que l'on tient ce Seigneur innocent. LÉANDRE, à Filène. Tu trames ta disgrâce en désobéissant, Hâte-toi seulement, ou cesse de paraître,Si tu ne veux là-bas accompagner ce traître. SCÈNE III. FABRICE, seul. Ce Prince n'a pour moi que trop de volonté,Et son mal seulement fait ma nécessité :Je ne le puis qu'à tort accuser d'avarice, Sa seule infirmité me nuit, et non son vice.Et ce mal inconnu le presse tellement,Qu'en tout un mauvais jour il n'a qu'un bon moment.Bons Dieux ! que j'ai de part en cette maladie,Et que je dois prier que l'on y remédie, Si cet esprit léger était longtemps ainsi,Ma bourse pourrait bien l'être longtemps aussi.Du plomb mis en sa tête, où ce mal prend sa source,Vaudrait assurément bien de l'or dans ma bourse.Si faut-il, s'il demeure en cette extrémité, Tirer quelque profit de son infirmité,Et comme il est crédule, en ce point de misère,De quelques faux avis, tirer un vrai salaire.Le voici, je le vois. SCÈNE IV. Le Roi, Fabrice, puis Filène. LE ROI. Qui vient ? que vois-je ici ? FABRICE. Fabrice : LE ROI. J'en connais que l'on appelle ainsi : FABRICE. Sire, on ne peut plus voir deux mille écus ensemble,Sans se ressouvenir de mon nom, ce me semble. LE ROI. Quel nom ? Si vous n'avez autre occupation,Que j'apprenne deux mots de votre extraction,Et nous promenant seuls, dessous ces galeries, Divertissez un peu mes tristes rêveries. FABRICE, à part. J'aurai bien de la peine à répondre à ce point,Pour mon père, déjà, je ne le connais point,Et d'un autre côté ma mère est si connue,Que tous les crocheteurs la montrent par la rue. Mais c'est trop différer, faisons ce qui lui plaît :Que ne croira-t-il point, insensé comme il est. Au roi.Sire, tous les auteurs parlent de ces FabricesDe qui Rome a tiré de si nobles services ;Un seul de mes aïeux, sans peine, et sans rival Conquit toute l'Espagne, et défit Hannibal.Son fils, pour des exploits que ne fit jamais homme,Parut si glorieux dans un marché de Rome,Qu'il se vit au milieu de mille bataillons,Élevé de quatorze, ou de quinze échelons : Ah ! qu'un de ses enfants s'est acquis de mémoire,Et combien de Césars ont envié sa gloire !Lui seul, en son bas âge, a défait plus de Rois,Que ni Roland sans peur, ni qu'Oger le Danois :Que mon père, son fils, a fait de belles choses, Et qu'il en est parlé dans les Métamorphoses !En ses moindres efforts, son bras plus que divin,Répandit plus de sang que je ne bois de vin. LE ROI. Valeureux Chevalier, que l'on vous doit de gloire : FABRICE, à part. Chevalier ! ô bons Dieux comme il m'en fait accroire, Je ne montai jamais qu'un seul cheval de bât,Encor ne cessa-t-il qu'il ne m'eût mis à bas : Il continue.Au roi.Ce généreux Héros, Sire, m'a fait un frère,Qui sur tout s'est acquis les secrets de la Sphère.Ah ! Sire, qui croirait les étranges effets, Que moi-même j'ai lus, aux écrits qu'il a faits ?Qu'il connaît une étoile à nous nuire obstinée,Et qu'il nous a prédit une funeste année. LE ROI. Puis-je, brave Héros, sans paraître indiscret,Vous prier de m'apprendre un si rare secret ? FABRICE. Quoi ? Ce qu'on sait déjà par toute la province,N'a pas encor gagné les oreilles du Prince ?Vous seul en ce Royaume ignorez-vous ce mal,Et combien à nos jours l'or doit être fatal ? LE ROI. Je sais que l'or peut tout dans le siècle où nous sommes, Il est le seul sujet de tous les maux des hommes. FABRICE. Ah ! Sire, je l'entends tout autrement encor,Qui veut bientôt mourir n'a qu'à porter de l'or.Ce métal (cette année) a la vertu si forte,Qu'il fait perdre la vie à celui qui le porte. Chacun fuit ce qui fut jadis si précieux,Et je ne cite point de témoins, que mes yeux. LE ROI, ôtant et jetant son diamant et sa chaîne d'or. Ô Ciel ! que ce discours met mon esprit en peine,Jetons ce diamant, et quittons cette chaîne :Pourquoi m'a-t-on celé cette prédiction ? Dieux ! je meurs de colère, et d'appréhension. FABRICE, en les ramassant. Puisque cette aventure à tout homme est commune,Sire, il les faut cacher de peur d'autre infortune. LE ROI. Qu'on jette dans la mer ce malheureux métal,Qui, trouvé, pourrait être à quelque autre fatal. FABRICE, s'en allant avec l'or. La belle occasion que la Fortune m'offre !Que je vais de bon gré le jeter dans mon coffre ! LE ROI, seul, avec des actions toutes différentes. Dieux ! comme nos humeurs changent en un moment !Qu'en moins que d'un trait d'oeil je sens d'allègement !Mes soins avaient si bien mon humeur refroidie, Qu'il me semble sortir de quelque maladie.Mais, où sont tous mes gens ? FILÈNE vient, et dit : Sire, le GénéralDe vos pays frontiers, avecques l'AmiralViennent baiser vos mains : LE ROI. Et qui sont-ils ? Filène ? FILÈNE. Agys, et Théodose. LE ROI. As-tu l'âme bien saine ? M'apportant de l'État de fidèles papiers,Où rencontreras-tu ces nouveaux Officiers ? SCÈNE V. Agys, Théodose, Le Roi, Filène. AGYS Général, aux pieds du Roi. Quel hommage vous doit, en sa charge nouvelle,Un qui n'a mérité, que le nom de fidèle ?À qui votre bonté donne un commandement, Dont tant d'autres pourraient s'acquitter dignement.Sire, une telle charge eût mon âme étonnée,Si, telle que les Dieux, la vôtre n'était née,Qui n'obligent jamais à prendre de souci,Sans donner les moyens d'exécuter aussi : Vous règnerez en paix, ou vos villes frontières,De tous vos ennemis seront les cimetières. THÉODOSE Amiral. Et moi, quelque mutin que soit cet élément,Qu'a soumis à ma loi votre commandement,Je le veux asservir avec tant de puissance, Qu'il ne respirera que votre obéissance,Qu'il rendra sous vos gens tous ses flots endormis,Et n'ouvrira son sein qu'aux vaisseaux ennemis. LE ROI. Dois-je croire aujourd'hui mes yeux, et mes oreilles ?Qui se trouva jamais en des peines pareilles ? Qui change mon état en si peu de moments,Et qui vous a pourvus de ces commandements ? AGYS. Nos deux provisions nous ont été données,Avec le vice-Roi vous les avez signées,Tout fraîchement, Léandre, a nos serments reçus : Sire, que nous peut-on reprocher là-dessus ? LE ROI. Que prétend ce Léandre, et quel droit lui suggèreCes grands soins pour l'État, dont son esprit s'ingère ?Qui le fait sans aveu gouverner mes sujets,Et faire à mon déçu de semblables projets ? FILÈNE. Sire, si l'on me doit recevoir pour arbitre,Vous-même vous l'avez honoré de ce titre,Et j'ai durant ce mal, qui troublait votre esprit,Vu ses provisions, où vous avez souscrit. LE ROI, mettant l'épée à la main. Traîtres, vous trempez tous en même intelligence, Et je prendrai de tous une égale vengeance. Il les poursuit tous, l'épée à la main.Quoique pour éviter mon courroux sans pareil,Vous fussiez élevés dans le char du Soleil,Ce vif ressentiment me fournirait des ailes,Pour atteindre, et punir vos têtes infidèles. LE GÉNÉRAL. Sire, miséricorde ! FILÈNE. Ô Dieux ! Qu'ai-je commis ? LE ROI. Tu réclames en eux tes plus grands ennemis, Et les Dieux les premiers ordonnent ton supplice,Et conservent les Rois s'ils aiment la Justice. Ils s'enfuient hors du Palais, et le Roi continue.Vous fuyez vainement, les bras victorieux Des Rois, et de la mort, s'étendent en tous lieux. SCÈNE VI. Fabrice, Le Roi. FABRICE. Il faut user du temps, quand la Fortune l'offre. LE ROI. Où sont-ils ? FABRICE. Ah ! Pardon, Sire, ils sont dans mon coffre.Ne me punissez pas avant que de m'ouïr,Cette fourbe ne fut, que pour vous réjouir. LE ROI. Réjouir, impudent ! Ah ! ces âmes hardies,Iront dans les Enfers faire leurs comédies.Leurs jeux auront là-bas de plus charmants attraits,Et Léandre, et beaucoup suivront leurs pas de près. FABRICE, à part. Le silence, et la feinte ici sont nécessaires, Dieux ! que j'ai bien pensé découvrir mes affaires ! LE ROI. Que fait donc Liliane ? FABRICE, tout bas. Ah ! ne craignons plus rien. Il parle au Roi.Sire, c'est un esprit bien troublé, que le sien, Et je crois que l'amour touche peu son envie,Voyant le Duc si prêt de terminer sa vie. LE ROI. Quel si prompt accident doit terminer son sort ? FABRICE. Sire, on sait que vous-même, avez signé sa mort,Et sa fille a reçu de votre bonté même,Le conseil d'épouser ce Tancrède qui l'aime.Il est bien vrai, qu'alors que cette humeur vous prit, Un mal bien violent altérait votre esprit. LE ROI, tenant encore son épée nue. M'a-t-il effrontément forgé cette chimère !Seul tu seras l'objet de toute ma colère. FABRICE, tout bas s'enfuyant. Oui, si je vous attends ; quel sort injurieuxA fait d'un mal si doux, un mal si furieux ? LE ROI, seul. Liliane épousée ! Ô Ciel est-il un foudre, Que tu n'as pas réduit tous ces traîtres en poudre ?Liliane épousée, et son père être au pointDe souffrir un trépas qu'il ne mérite point.Traîtres, s'il est ainsi, ni mer, ni cieux, ni terres Ne vous affranchiront des coups de mes tonnerres,J'immolerai vos jours avec ces propres mains,Et contre mes efforts les vôtres seront vains. ACTE V SCÈNE I. Le Duc Alexandre, conduit par le Capitaine des Gardes à l'échafaud, Le Comte Tancrède, Mélite. LE DUC ALEXANDRE, à sa fille. Arrête de tes pleurs la course vagabonde,Puisqu'ils ne peuvent rien pour m'arrêter au monde ; Et plutôt bénissons la faveur de nos Dieux,Qui m'ôte de la terre, et qui m'appelle aux cieux.Il est vrai justes Dieux, que souffrir mon supplice,C'est pour un juste effet, permettre une injustice,C'est vouloir par la mort, m'exempter de mourir. Enfin, c'est me blesser, afin de me guérir :Mais de quelque façon que la force en dispose,L'espoir du bon effet me fait aimer la cause.Et je ne me plains point en mon sort rigoureux,De mourir innocent, afin de vivre heureux. Un tyran peut beaucoup ; mais il est incapable,Avec tout son pouvoir, de me rendre coupable :Il peut forger un crime, et non le maintenir :Il me peut outrager, et non pas me punir :Ainsi puisqu'il ne peut me reprocher de vice, Si vous devez pleurer, pleurez son injustice.Voyez-moi d'un oeil sec souffrir injustement,Et pleurez son futur et juste châtiment. LE COMTE TANCRÈDE. Que ne suis-je sans yeux, comme vous sans offense,Pour ne voir, ni pleurer cette injuste licence. Le coupable est ouï sur le point du trépas,Et pourquoi l'innocent ne le sera-t-il pas ? LE DUC. Ne vous étonnez point des droits dont on me prive,On n'entend point celui qu'on ne veut pas qui vive.Le voleur qui de nuit nous traverse le sein, Ne nous avertit pas qu'il en a le dessein,Et ne demande pas avant qu'ôter la vie,Les raisons qui pourraient divertir son envie. LE BOURREAU. Depuis qu'on a perdu les moyens d'espérer,C'est une lâcheté que de tant différer. LILIANE, au bourreau. Cruel, que sur mon chef cet orage s'épanche,Pour abattre le tronc, commence par la branche ;S'il meurt, dois-je rester au nombre des humains :Non, non, j'offre mon col à tes barbares mains. LE DUC. Ne me pouvant, ma fille, apporter d'assistance, Au moins ne tâche point d'ébranler ma constance,Ces transports ne font rien qu'augmenter mon tourment,Et tu me peux aider en un point seulement :C'est que je rende l'âme avec cette assurance,Qu'en ce jeune Seigneur tu mets ton espérance, Que tu n'auras jamais d'autres affections,Et qu'un heureux hymen joindra vos passions,Suis partout la fortune, et les pas de ce Prince :Et puisqu'on le bannit, sors de cette province.Je sais ton naturel, et tu ne pourrais pas Vivre sans déplaisir au lieu de mon trépas.Je me plaindrais à tort de cette main infâme,Ton unique beauté, ma fille, m'ôte l'âme.C'est de l'amour du Roi le furieux effet :Enfin j'ai fait les traits, par qui je suis défait : Pleurant.Mais contre leurs douleurs ma constance est sans armes : Au bourreau.Me voilà prêt, achève, et ma vie, et leurs larmes.Ôte-moi le bandeau, porte-le sur leurs yeux,Ou veuille pour le moins les chasser de ces lieux.Cruel, exempte-les de voir mon infortune, Et n'assassine pas trois personnes pour une. SCÈNE II. Le Roi, et quelques autres serviteurs, les mêmes. LE ROI. Quel objet de frayeur se présente à mes yeux ?Et qui cause les pleurs qu'on répand en ces lieux ? DORAME. Sire, voyant enfin cette main préparéeÀ l'exécution si longtemps différée, Vous devez condamner leurs regrets seulement,Qui sont le seul sujet de ce retardement. LE ROI. Ne me continue point ces raisons dont tu m'uses,Ce serait de sa mort qu'il faudrait des excuses,Tu m'aurais affligé de m'être obéissant, Et ces retardements sauvent un innocent. Il parle au Duc, le faisant lever.Sujet, vraiment loyal, si j'en ai de fidèles,Cher Duc à qui je dois des grâces éternelles,Bon, entre les mortels, s'il en peut être un bon,Prisonnier, dont je viens implorer le pardon. Asile, où maintenant je cherche du refuge,Après tant de travaux, sois Juge de ton Juge.Depuis peu, tous mes gens ont en moi reconnu,Un mal dont toutefois le genre est inconnu,Et j'atteste le ciel, qui partout remédie, Si je me ressouviens de cette maladie,Et si (comme ils m'ont dit) je sache avoir songé,À causer la misère où je te vois plongé.Si je puis consentir à pareille injustice,Et si de cet arrêt ma raison fut complice : Puisque j'étais réduit à ce terme fatal,Pardonne cette injure, ou condamne ce mal. Il parle à Liliane.Toi, Reine de mes voeux, mon unique pensée,Songe à la guérison de mon âme blessée.Cesse de t'informer si mes désirs sont saints, Car je n'ai plus pour toi que de chastes desseins.Il est vrai qu'autrefois te vouant mon service,La vertu me fut moins en objet que le vice :Mais aujourd'hui le Ciel en dispose autrement,Et j'ai des passions pour l'hymen seulement : Je ne dois pas souffrir qu'on accorde à ce Prince,Le plus rare ornement de toute ma province :Mais si le Ciel consent au dessein que j'ai fait,Si nous sommes contents, il sera satisfait. MÉLITE, tout bas. En l'aimable transport que ce plaisir m'excite, Je doute si je vis, et si je suis Mélite. LE DUC. Pour un baiser si doux, que je baise vos pas. LE ROI, le relevant. Allons voir, mes amis, ce qu'on n'espère pas,Des soucis diligents sont ici nécessaires,Et vous serez témoins de nouvelles affaires. LILIANE. Au moins en ces transports. LE ROI. Accordez-moi ce point,De suivre seulement, et de ne parler point. Parlant au Capitaine des gardes.Dorame, c'est ici qu'il faut paraître agile,À fermer promptement les portes de la ville,On connaîtra dans peu le juste soin des dieux, Et combien devant eux les Rois sont précieux. Ils sortent. SCÈNE III. FABRICE, seul. En l'état où je suis, qui ne serait en peine ?Il a, s'il eut jamais, la vue et l'âme saine,Et si sa Majesté sait l'auteur de ce vol,Je crois que peu de gens répondraient de mon col. Que j'ai mal à propos cette fourbe donnée,Que qui porte de l'or doit mourir cette année !Car si l'on voit cet or, dont je suis le porteur,La fausse invention sera vraie à l'auteur.En ce fâcheux état, je crains de voir mon ombre, Je m'imagine avoir des espions sans nombre :Mais cachons promptement, voici le Vice-Roi. SCÈNE IV. Léandre, Fabrice. LÉANDRE. Quel homme est aujourd'hui plus malheureux que moi ?Destins injurieux et sourds à ma prière,Ôtez-moi pour jamais le bien de la lumière, Voyant l'état du Roi prévenez son dessein,Avancez mon trépas, s'il est vrai qu'il est sain. Il parle à Fabrice.Le Roi vit-il encor en cette rêverie ? FABRICE. Le Ciel depuis une heure a son âme guérie,Et beaucoup sont en peine en ce prompt changement. LÉANDRE, tout bas. Ô Ciel ! qu'est devenu ce fatal diamant ? FABRICE, tout bas. Ce mot de diamant est l'arrêt de ma perte,C'en est fait, je suis mort, ma fourbe est découverte. LÉANDRE. A-t-il encor au doigt son anneau précieux ?Contente là-dessus mon désir curieux. FABRICE, tout bas. Que mon sens est troublé, que mon âme est émue !À Léandre.Je n'ai point aujourd'hui cette bague aperçue. LÉANDRE, tout bas. Dur arrêt de ma mort, tous mes soins sont déçus !Mais voyons promptement l'Infante là-dessus.Que me profite hélas ! qu'un heureux hyménée Ait enfin à son sort uni ma destinée,Si le fruit le plus doux que j'en puisse espérer,Est ma mort, que ce bras ne dût plus différer. Il s'en va. FABRICE, seul. Quelle altération paraît en son visage ?Et que dois-je estimer de ce confus langage ? Quelle peine lui peut apporter cet anneau ?Je conçois là-dessous quelque secret nouveau.Voyons-le de plus près ; Dieux ! il faut que je sache,Si ce n'est point un sort que cette pierre cache,Et si de cet anneau, le mal si peu connu, Que ce Prince a souffert, ne serait point venu.Mais qu'il est malaisé d'y voir aucune marque,Dont on ait pu troubler l'esprit de ce Monarque ! SCÈNE V. Le Roi, Fabrice. LE ROI, le surprenant. En l'état où je suis, tout objet m'est suspect,Fabrice, qui te fait trembler à mon aspect ? Que tiens-tu ? que vois-tu ? l'oeil hâve et le teint blême,Et que t'entends-je ici murmurer en toi-même ? FABRICE. Ah ! si vous permettez à mon coeur agitéD'avouer ce qu'il pense à votre Majesté,Que je vous vais apprendre un accident étrange, Et qu'un vol que j'ai fait me vaudra de louange. LE ROI. Achève promptement, tire-moi de souci,Rassure tes esprits : mais que te vois-je ici ? FABRICE. Sire, durant l'état de cette maladie,Où l'astre de vos jours à la fin remédie : J'ai vu, la larme à l'oeil, que mille ont profitéAvantageusement de votre infirmité.Je dois tout avouer, quoi que je me propose,J'eus le dessein aussi d'en tirer quelque chose.J'obtins ce que je tiens, par ce mensonge exprès, Que qui portait de l'or mourait bientôt après.Vous n'eûtes pas sitôt cette bague tirée,Que je ne vous vis plus avoir l'âme altérée :Et j'ai depuis jugé que quelque enchantementAvait été caché dessous ce diamant. LE ROI, embrassant Fabrice. Ô Ciel, que ce discours a mon âme ravie !Ta seule invention me conserve la vie :Mais voyons en ton doigt s'il aura quelque effet.Ami, rends là-dessus mon esprit satisfait. FABRICE, le mettant à son doigt. Où me réduira-t-il, s'il faut que je l'oublie, Moi, qui déjà sans art n'ai que trop de folie :Sire, prenez le soin : mais le mal que je sens,En moins que d'un trait d'oeil assoupit tous mes sens. LE ROI. Ô Dieux ! l'étrange effet ! FABRICE, se couchant à terre. Quelle humeur importune,Te porte, malheureux, à troubler ma fortune ? Souffre que je sois seul, et qu'un peu de reposSuccède à tant de peine. LE ROI. Ô le plaisant propos !Ne me connais-tu pas ? FABRICE. Je m'ignore moi-même.Où suis-je ? LE ROI. Que ce charme est d'une force extrême !Donne-moi cet anneau qui trouble ta raison. Fabrice ôte l'anneau et recouvre ses sens.Où saurons-nous l'auteur de cette trahison ? FABRICE. Je pourrai là-dessus aussi vous satisfaire,Léandre, et Léonor trempent en cette affaire,Eux seuls quand vous étiez en ce fâcheux état,Après leur mariage ont changé tout l'État. Depuis, votre santé leur ôte le courage,Et Léandre naguère a changé de visage,Pour m'avoir entendu répondre seulement,Que quelqu'autre que vous avait le diamant. LE ROI. Tu n'en as que trop dit, leur âme ambitieuse Saura combien au Ciel la mienne est précieuse.Tâche à lever la pierre. SCÈNE VI. Liliane, Le Roi, Fabrice, Mélite. LE ROI. Approche, mon soleil,Que j'égare mes voeux dessus ce teint vermeil,Mon âme par un sort si longtemps altérée,Ne sera qu'en ces fleurs désormais égarée, Mes maux trouvent leur fin en cet heureux moment,Et s'il m'en reste aucun, c'est l'amour seulement.Léandre, et Léonor, d'une rage commune,Ont voulu sur ma perte établir leur fortune,Vois-tu ce diamant ? FABRICE. Enfin je l'ai défait. LE ROI, tenant des caractères sous la pierre en un petit morceau de papier. Ces lettres ont causé ce malheureux effet, À Fabrice.Efface cet écrit, et le remets en sorte, Que sans aucun danger désormais je le porte :Je veux un peu flatter leurs esprits languissants,En témoignant encor d'avoir perdu le sens. Est-il rejoint, apporte, et cours en diligenceLeur dire que le Roi désire leur présence. Fabrice va quérir Léandre et Léonor ; Le Roi remet l'anneau. LILIANE. Ô Ciel ! Qui vit jamais un accident pareil !Je doute en cet état si je vois le Soleil. LE ROI. Tu vois, chaste beauté, le Soleil que j'adore, En regardant mes yeux, où tu le peins encore.Dieux, que de modestie en ce beau front se lit,Quand aurai-je, mon coeur, ce soleil dans mon lit ?Mais j'aperçois nos gens, prends plaisir à ma feinte,Vois combien leur face témoigne une âme atteinte. SCÈNE VII. Le Roi, Liliane, Léandre, Léonor, Fabrice, Le Duc Alexandre, Le Comte Tancrède, Mélite. LÉONOR. Monsieur, que vous plaît-il ? on nous a fait savoirQue votre Majesté désirait de nous voir. LÉANDRE. Vous me voyez la main, et l'âme disposéeÀ quelque intention qui me soit proposée. LE ROI, feignant de le prendre pour Fabrice. Ah ! Fabrice, est-ce toi ? que mes yeux sont contents ! Quel sort à mes regards t'a caché si longtemps ? LÉANDRE. Sire, je suis Léandre. FABRICE. Et moi je suis Fabrice,Voyez bien mon visage, il est sans artifice,Cette erreur me déplaît, et surtout, aujourd'huiJe crains fort d'être pris, et jugé pour autrui. LE DUC ALEXANDRE, avec le Comte. Sire, le Comte et moi, devant votre puissanceVenons sacrifier notre humble obéissance. LE ROI. La fortune des Rois abonde en tant d'ennuis,Qu'à peine vous connais-je, en l'état où je suis. LÉONOR, tout bas, à Léandre; Le Ciel est favorable à notre humble prière, Cet anneau l'a remis en son erreur première. SCÈNE DERNIÈRE. Le Capitaine des Gardes, Filène, etc. LE CAPITAINE. Sire, tout est fermé, les ponts-levis haussés,Les râteaux abattus, avons-nous fait assez ?J'oubliais d'ajouter que j'ai fait mettre aux portes,Des gardes qui seront, et fidèles, et fortes. FILÈNE, parlant à Fabrice. Dieux ! qu'est-ce que je vois ? que ses yeux ont d'horreur !Serait-il retourné dans sa première erreur ? FABRICE, à Filène. Ouvre attentivement les yeux et les oreilles,Observe le silence, et tu verras merveilles. LE ROI, assis en son trône. Chers parents, dont les Dieux m'ont donné le support, Vous, amis, que le Ciel a conduit à mon sort,Fidèles nourrissons d'une heureuse province,Qui n'a d'affection que celle de son Prince.Vous savez l'infortune où mes jours sont réduits,On me doit le repos en l'état où je suis. La qualité du mal m'est encore incertaine,J'en ignore la cause, et j'en souffre la peine.Et puisque je reçois si peu d'allègement,Elle est même cachée à votre jugement.Enfin ma guérison semblant sans apparences, J'ai pour un bien commun désiré vos présences,Écoutez (chers amis) le dessein que je fais,Un sceptre dans mes mains est un trop rude faix,Je connais mes défauts, et vois qu'il est facile,De pourvoir toutefois au bien de la Sicile. Pour achever mes jours avec plus de douceur,Je cède mes soucis, et mon sceptre à ma soeur :Sa naissance, et mes voeux la rendent souveraine,Reconnaissez-la tous en qualité de Reine :Mais pource qu'une femme est faible en tant de soin, Un Roi secondera sa peine, en ce besoin.Léandre que le bien de ce Royaume touche,Partagera son sceptre aussi bien que sa couche.Offrez à leurs genoux vos armes et vos voeux, Et ne résistez point au dessein que je veux. LÉONOR, à part. En ce fâcheux état, que sa voix a des charmes !Mais feignant à propos, et lâchant quelques larmes : Au Roi.Ah ! Révoquez (Monsieur) cet arrêt rigoureux,Nous aurons sous vos Lois un destin plus heureux. LE ROI, la faisant seoir près de lui. Ma soeur, prenez ce lieu, les répliques sont vaines. Quoi ? vous défendez-vous de soulager mes peines ? LÉONOR. Monsieur, dispensez-moi. LE ROI. Que servent ces propos ?Ou l'on doit m'obéir, ou l'on hait mon repos. Il fait seoir Léandre à sa place.Et vous, si vous m'aimez, prenez place auprès d'elle,Et soyez à ces gens un Monarque fidèle : Aux autres.Vous, conspirez ensemble à finir mes travaux,Et ne reconnaissez que ces Princes nouveaux. LÉANDRE. Sire, dispensez-moi d'une pareille gloire,Dont je me sens indigne, et que je ne puis croire. LE ROI. Tenez-vous en ce lieu, ne me répliquez point, Beaucoup d'autres voudraient m'obéir en ce point. LÉANDRE. Bien que de ces honneurs je me sente incapable,Je vous obéirai, pour n'être point coupable. LE DUC, au Comte. Ces accidents, mon fils, me donnent de l'effroi,Et je crains de nouveau la colère du Roi. LE COMTE, au Duc. À voir ce changement les cheveux me redressent,Mais ce n'est pas à nous que les choses s'adressent. LE ROI, debout. Puisque enfin vous régnez absolus en ces lieux,Où vous ne relevez que du pouvoir des Cieux,Et qu'il faut désormais employer vos puissances À rendre les bienfaits, et punir les offenses :En ce premier éclat de votre dignité,Faites, Sire, à nos yeux briller votre équité ;Jugeant sans passion d'un procès d'importance,Digne de votre oreille, et de votre assistance. LÉANDRE, à Léonor. Je tremble à voir l'horreur qui sur son front se lit. LÉONOR. Que d'un prompt changement son visage pâlit. LE ROI, debout, le chapeau à la main. Sire, le cas est tel, un vassal infidèleAime la soeur d'un Prince, et se fait aimer d'elle ;Ce Prince qui ne craint, ni prévoit ce danger, La promet à l'amour d'un Monarque étranger :Elle y semble portée, et toutefois en l'âmeElle garde toujours cette première flamme.Enfin, elle conspire avecques son amantD'ôter le sceptre au Roi, par un enchantement. Ils cherchent un secret, là-dessus on déploieTout ce que la magie en ses crimes emploie.Ils trouvent celui-ci propre à leur trahison,Par un anneau charmé, le Roi perd la raison.Le voyant en ce point, toutes craintes bannies,H Ils ont à son déçu leurs deux moitiés unies,Disposé de l'État, changé les généraux,Enfin du bien d'un autre ont fait les libéraux.À voir ce changement tout le peuple soupire,Qu'ordonne là-dessus votre Majesté, Sire ? LÉANDRE, dit tout bas à Léonor. Nous sommes découverts, le sort nous a trahis,Mais redonnez le calme à vos sens ébahis,Et me laissez répondre, Au roi.il est vrai que l'offenseEst d'une qualité, qui paraît sans défense :Que je plains les travaux, que ce Prince a reçus. Mais il faut plus longtemps consulter là-dessus :Devant que de vider cette première cause,Sire, daignez ouïr celle que je propose.Un Monarque amoureux d'une jeune beauté,Dresse des rets honteux à sa pudicité, Et par les doux appas d'une fausse promesse,Attire à son amour les voeux de sa maîtresse.Son père, plus prudent, qui la voit s'engager,La destine à l'amour d'un Seigneur étranger.Le Roi par elle-même apprend cette nouvelle, Et fait saisir le père, et l'Amant de la belle,Pour éteindre à souhait ses lascives amours,Il met ces deux Seigneurs en danger de leurs jours :Et devant ses États les déclare coupablesD'un crime supposé dont ils sont incapables ; Sire, vous dépouillant de toute passion,Qu'auriez-vous estimé de semblable action ?Pour moi, je n'y vois point d'excuses légitimes,Si ce n'est que l'amour est auteur de ces crimes.À juger sainement, ses aveugles accès Ont causé le premier, et le second procès :Que peut-on d'un enfant désirer de vengeance ?Avec lui la raison n'a point d'intelligence.Et si je dois à tous donner mon jugement,Je pardonne leur faute à leur aveuglement : D'autant plus juste arrêt, qu'en la première offense,On n'a point secoué le joug d'obéissance :Que cet humble sujet n'a point affectation,Que de cueillir les fruits de son ambition : Ils se jettent à genoux, et Léandre continue.Sire, devant les Dieux ce criminel le jure, Attendant à vos pieds pardon de son injure. LE ROI, en colère. Traîtres, c'est vainement, que vous m'avez surpris,Une honteuse mort vous servira de prix.Alexandre, il est vrai, cette rare merveilleFait des coups sans pareils, comme elle est sans pareille, Une lascive ardeur étouffait ma raison,Mon crime, et non le vôtre, a fait votre prison :Je n'avais résolu votre injuste servage,Qu'afin de différer un si prompt mariage,Et cueillir cependant les fruits délicieux, Que m'a toujours niés cet objet précieux.Mais je soupire enfin d'une flamme plus sainte, Pour l'hymen seulement, je sens mon âme atteinte,Une autre, de ce Prince enchantera les sens,Et j'offre ma Cousine à ses voeux innocents. ALEXANDRE. Je doute qui je suis, et mon âme est troublée,À voir de tant de biens ma fortune comblée.Après cette faveur, que je baise les pasDu Roi le plus divin qui préside ici-bas. TANCRÈDE. Et moi, puis-je montrer par des voeux assez dignes, Combien je suis sensible à ses faveurs insignes. LE ROI, à Alexandre. Soyez juge du reste, et que votre équitéDonne un juste supplice à leur témérité,Afin que désormais, ils vous doivent la vie,Ou que par votre arrêt elle leur soit ravie. LE DUC. Si cet honneur est joint à ceux que j'ai reçus,Je vous puis en deux mots contenter là-dessus.Nous éprouvons pour nous, votre humeur trop humaine,Pour croire, qu'elle puisse incliner à leur peine ,Voyant en leur trépas, votre sang assailli, Vous souffririez comme eux, et n'avez point failli,Ce malheur troublerait nos voluptés divines,Cueillons, Sire, cueillons des roses sans épines ,Et puisqu'un chaste hymen a conjoint leurs esprits,N'accusez que l'amour de ce droit qu'ils ont pris : Qu'aux traits de la pitié votre passion cède,Et permettez un mal qui n'a point de remède,Si vous les désirez éloignés de la Cour,Offrez-leur quelque lieu jusques à leur retour. LE ROI. Mon pieux naturel confirme la sentence, J'accorde votre grâce à votre repentance,J'autorise l'hymen dont vous être unis,Et souhaite à vos jours des bonheurs infinis,Avec condition pourtant que dans une heure,Vous vous disposerez à changer de demeure : Saragosse est le lieu de ce bannissement,Qui ne finira point qu'à mon commandement. LÉONOR. Voilà trop obliger nos âmes criminelles,Nous vous devons, Monsieur, des grâces éternelles. LE ROI, à Fabrice. Et toi, qui m'es plus cher que tu ne peux penser, Crois que je t'aime assez pour te récompenser.Cher Démon des plaisirs, sors du sein de ta mère,N'habite plus, Amour, ni Paphe, ni Cythère,Rends nos coeurs fortunés entre tous les humains,Épanche sur nos lits, des fleurs à pleines mains, Fais des arcs tous de soie, et détache la corde,Dont avecques l'amour tu pousses la discorde :N'établis dans ces lieux, que tes plus douces lois,Et peuple par nous deux, la Sicile de Rois. ==================================================