******************************************************** DC.Title = UNE RÉPÉTITION, COMÉDIE. DC.Author = MAUPASSANT, Guy de DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:07:46. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/MAUPASSANT_REPETITION.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6114370n DC.Source.cote = BnF LLA 8-Z-18097 (27) DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** UNE RÉPÉTITION M DCCCCX Tous droits réservés PERSONNAGES. MONSIEUR DESTOURNELLES, 55 ans. MADAME DESTOURNELLES, 25 ans. MONSIEUR RENÉ LAPIERRE, 25 ans. Texte tiré de "OEuvres complètes de Guy de Maupassant. Théâtre".- Paris, Louis Conard, libraire-éditeur, 1910. pp 2-22. UNE RÉPÉTITION Un salon. ? Portes au fond et à droite. - Madame Destournelles, habillée en bergère Watteau, arrange sa coiffure devant la glace. SCÈNE PREMIÈRE. Monsieur Destournelles, en redingote, prêt à sortir, entre par la porte de droite, et s'arrête stupéfait en apercevant sa femme. MONSIEUR DESTOURNELLES. Madame, qu'est-ce donc que cette mascarade ?Je comprends ! vous allez jouer quelque charade ! MADAME DESTOURNELLES. Vous l'avez dit, Monsieur. MONSIEUR DESTOURNELLES. Le costume est charmant.Vous êtes adorable en cet accoutrement. MADAME DESTOURNELLES. Fi donc ! Des compliments ?... Mais je suis votre femme, À quoi bon ? MONSIEUR DESTOURNELLES. La réplique est cruelle, Madame.Je dis la vérité simple, c'est mon devoirEt d'homme et de mari. MADAME DESTOURNELLES. Merci. MONSIEUR DESTOURNELLES. Peut-on savoirÀ quel sujet ma femme est devenue actrice,Et poète peut-être, ou collaboratrice De quelque auteur fameux ? J'ignorais jusqu'iciQue l'art vous eût jamais causé quelque souci.Pardon. Et la charade ? MADAME DESTOURNELLES. Est une comédie. MONSIEUR DESTOURNELLES. [Note : Socque : Chaussure basse des acteurs comiques de l'antiquité ; par opposition au cothurne, qui était une chaussure haute à l'usage des acteurs tragiques. [L]]Bravo ! Vous chaussez donc le socque de Thalie ?Alors, si ce n'est point être trop indiscret, Pourrais-je, en vous priant, connaître le sujet ? MADAME DESTOURNELLES. Une églogue. MONSIEUR DESTOURNELLES. Parfait ! C'est une bucolique ! Et, l'avez-vous choisie avec ou sans musique ? MADAME DESTOURNELLES. Sans musique. MONSIEUR DESTOURNELLES. Tant pis ? MADAME DESTOURNELLES. Et pourquoi, s'il vous plaît ? MONSIEUR DESTOURNELLES. À mon avis du moins, c'eût été plus complet. Je suis très pastoral. Je trouve que sur l'herbeUn petit air de flûte est d'un effet superbe.Et puis tout vrai berger, étendu sous l'ormeau,Ne doit chanter l'amour qu'avec un chalumeau ;C'est l'accompagnement forcé de toute idylle : L'usage en est resté depuis le doux Virgile. MADAME DESTOURNELLES, ironique. Je ne vous savais point si pétillant d'esprit.J'avais, jusqu'à ce jour, méconnu mon mari.À présent je voudrais vous faire prendre un rôle ;En marquis Pompadour vous seriez vraiment... drôle. MONSIEUR DESTOURNELLES, un peu blessé. Madame, c'est très vrai. Qui pourrait faire bienUne chose à laquelle on n'entend juste rien ? MADAME DESTOURNELLES. Vous en voulez beaucoup à cette comédie ? MONSIEUR DESTOURNELLES. Certes ; je n'aime pas les bergers d'Arcadie !Et puis je veux laisser à chacun son métier. Tout le monde, il est vrai, pourrait être portier ;Mais acteur... oh non pas ! Cela c'est autre chose.Vous ignorez comment on rit, on marche, on causeQuand on a, par hasard, un public devant soi.Votre grand naturel est de mauvais aloi. MADAME DESTOURNELLES, nerveuse. Je sais depuis longtemps cette vieille rengaine. MONSIEUR DESTOURNELLES, pédantesquement. Le vrai dans un salon est du faux sur la scène,Et le vrai sur la scène est faux dans un salon !L'actrice, dans le monde, a souvent mauvais ton,Je vous l'accorde, mais, quand vous prenez sa place, Votre plus doux sourire a l'air d'une grimace. MADAME DESTOURNELLES, sèchement. Et vos charmants conseils ont l'air impertinent.Est-ce fini ? MONSIEUR DESTOURNELLES. Non. Pas encore. - Maintenant,Vos pièces de salon, fausses et précieuses,Me portent sur les nerfs, et me sont odieuses. Voilà mon sentiment. Quant au petit monsieurFrisé, la bouche en coeur, et raide comme un pieu,Débitant gauchement ses fades sucreries,Autant fait par le ciel pour ces galanteriesQu'un âne pour chanter une chanson d'amour ; Commerçant le matin, et le soir troubadour,Qui, calculant le prix ou des draps ou des toiles,Répète vaguement des couplets aux étoiles,Et quitte son comptoir d'un petit air légerPour prendre la houlette et devenir berger, C'est un sot le matin, et le soir c'est un cuistreDont le rire est stupide et la grâce sinistre !Encore, eussiez-vous pris quelque morceau plaisantQui, sans prétention, pourrait être amusant !Mais choisir une églogue !... Et quelle mise en scène ? C'est dans ces prés fleuris où serpente la Seine.Ce salon représente un champ, frais et coquet.Pour plus de vraisemblance on y pose un bouquetÀ droite est une dame habillée en bergère ;Elle écoute, effeuillant un rameau de fougère, Un monsieur costumé ; c'est un petit marquis ;Il porte lourdement un habit rose exquis,S'incline, et dans la main il tient une houletteQu'il présente à la dame avec un air fort bête.- Trois tabourets épars simulent des brebis - Tout est faux, le décor, les gens et les habits,Est-ce vrai ?... Ce dindon, enfin, qui fait la roue,Doit vous baiser la main, quand ce n'est point la joue,Et par cette faveur son orgueil attiséÀ d'autres libertés se croit autorisé. Puis ces longs tête-à-tête où l'on feint la tendresse ;Où l'honnête femme a des rôles de maîtresse... Il hésite et cherche ce qu'il doit dire.Sont d'un mauvais exemple aux gens de la maison. MADAME DESTOURNELLES, très blessée. Vraiment ! Je n'aurais pas prévu cette raison !Mais comme je veux être une femme soumise, Que je ne veux pas voir ma vertu compromiseAux yeux de Rosalie ou de votre cocher,Je renonce à jouer. MONSIEUR DESTOURNELLES, haussant les épaules Bon ! Pourquoi vous fâcher ? MADAME DESTOURNELLES, la voix tremblante, exaspérée. Rien que ce tête-à-tête à présent m'épouvante !Personne encor sur moi n'a rien dit, je m'en vante ! Songez : si le concierge apprend par un valetQu'un jeune homme à mes pieds fut vu ; qu'il me parlaitD'amour, et qu'il avait la perruque poudrée,La nouvelle en ira par toute la contrée.Le facteur, en donnant ses lettres chaque jour, Distribuera ce bruit aux portes d'alentour :Il ira grossissant de la loge aux mansardes.Et tous, du balayeur de la rue aux poissardesQui roulent leur voiture avec les : « ce qu'on dit »Me toiseront, des pieds au front, d'un air hardi ! MONSIEUR DESTOURNELLES, embarrassé, humble. Voyons, si j'ai tenu quelque propos maussade,Ce n'était, après tout, qu'une simple boutade. MADAME DESTOURNELLES, suffoquant, les larmes aux yeux. Je sais que nous devons tout supporter, soupçons,Injures, mots blessants de toutes les façons !Nous devons obéir à la moindre parole, Être humbles et toujours douces ; c'est notre rôle,Je le sais ; mais enfin ma douceur est à bout.Nos maîtres... nos maris, qui se permettent... tout,Rôdent autour de nous ainsi que des gendarmes,Nous accusent sans cesse, espionnent... MONSIEUR DESTOURNELLES, caressant. Pas de larmes, Je t'en prie ; et faisons la paix. Pardon, C'est vrai,Je fus brutal et sot... je l'avoue, et suis prêtÀ tout ce qu'il faudra pour que tu me pardonnes.Tiens, je baise tes mains. Comme elles sont mignonnes !J'y veux mettre ce soir deux gros bracelets d'or ; Mais tu joueras. M'as-tu pardonné ? MADAME DESTOURNELLES, très digne. Pas encor. MONSIEUR DESTOURNELLES. Non ? Mais bientôt. MADAME DESTOURNELLES, de même. Qui sait ? SCÈNE II. Les Mêmes, René Lapierre, en marquis Louis XV. UN DOMESTIQUE, annonçant. Monsieur René Lapierre. RENÉ, entrant. En marquis Louis XV. MONSIEUR DESTOURNELLES. Ah ! Votre partenaire ;Au revoir. Saluant Monsieur LapierreBeau Marquis. RENÉ. Monsieur, pour vous servir. MONSIEUR DESTOURNELLES. Le costume est charmant et vous sied à ravir. Il sort. - René baise la main de madame Destournelles. SCÈNE III. Madame Destournelles, René. MADAME DESTOURNELLES, nerveuse, la voix sèche. Au moins, avez-vous bien retenu votre rôle ? RENÉ. Je n'en oublierai point une seule parole. MADAME DESTOURNELLES. Alors nous commençons puisque vous êtes prêt :Je suis seule d'abord. Le marquis apparaît.Sans me voir il arrive au milieu de la scène ; Pendant quelques instants il rêve et se promène ;Et puis il m'aperçoit. Nous y sommes ? RENÉ. J'y suis. Elle s'assied sur une chaise basse. Il s'approche d'elle avec des grâces prétentieuses. MADAME DESTOURNELLES. Soyez plus libre et plus naturel. RENÉ, s'arrêtant. Je ne puis ;J'en suis fort empêché, car mon habit me gêne. Son épée se prend entre ses jambes. MADAME DESTOURNELLES, sèchement. Votre rapière va s'échapper de sa gaine. Vous paraissez épais et lourd. Recommençons. Il fait le même manège que tout à l'heure, mais d'une façon encore plus maniérée.Vous n'avez pas besoin de toutes ces façons,Monsieur. RENÉ, vexé. Je voudrais bien vous voir prendre ma place,Madame. Comment donc voulez-vous que je fasse ? MADAME DESTOURNELLES, impatiente. Comme si vous étiez un marquis naturel ; Un vrai marquis. Quittez cet air trop solennel,Et marchez simplement comme un monsieur qui passe.Relevez quelque peu votre épée, avec grâce ;Une main sur la hanche ; et puis promenez-vous,Sans avoir tant de plomb fondu dans les genoux. Vous êtes empesé comme un dessin de mode. RENÉ. Si je ne portais point cet habit incommode... MADAME DESTOURNELLES. Vous me faites l'effet d'un marquis croque-mort,Soyez donc gracieux. Il recommence. RENÉ. Est-ce bien ? MADAME DESTOURNELLES. Pas encor.Que l'homme est emprunté ! Dire que toute femme, J'entends femme du monde, est actrice dans l'âme.La femme de théâtre est gauche, et ne sait pasSourire, se lever, s'asseoir, ou faire un pasSans paraître tragique. Un rien les embarrasse.Cela ne s'apprend point, c'est affaire de race. On peut acquérir l'art, mais non le naturel.Par l'étude on devient ce que fut la RachelQui demeura toujours raide ou prétentieuse,Souvent fort dramatique, et jamais gracieuse.Moi, j'ai joué deux fois, et j'eus un succès fou. J'avais une toilette exquise, un vrai bijou.On m'applaudit, c'était comme une frénésie ;J'ai cru que je ferais mourir de jalousieMadame de Lancy qui jouait avec moi.Je disais quelques vers : je ne sais plus trop quoi ; Quelque chose de drôle et qui fit beaucoup rire.Mais, la deuxième fois, je n'avais rien à dire ;Je faisais une bonne apportant un plateauOù devait se trouver un verre rempli d'eau.J'apportai le plateau ; mais j'oubliai le verre. L'acteur me regarda d'une façon sévère ;Le public se tordait ; alors je m'aperçusQue j'avais le plateau voulu, mais rien dessus.Ma foi, je n'y tins pas, j'ai ri comme une folle.Le monsieur n'a pas pu reprendre la parole Tant on était joyeux. On a ri tout le temps !... Se tournant vers René qui la regarde fixement en l'écoutant.Mais que faites-vous donc, Monsieur, je vous attends ? RENÉ. Madame, j'écoutais. MADAME DESTOURNELLES. C'est moi qui vous écoute.Vous n'avez pas de temps à perdre. Allons, en routeEh bien ? RENÉ, après une longue hésitation. Je ne sais plus du tout le premier vers. MADAME DESTOURNELLES, furieuse. Monsieur, vous commencez à m'agacer les nerfs. RENÉ. Quand j'aurai le premier, tous viendront à la suite. MADAME DESTOURNELLES. Certes, ils viendront. À moins qu'ils ne prennent la fuite. RENÉ, se frappant le front. Comme on oublie ! Allons, soufflez-moi, rien qu'un peu. MADAME DESTOURNELLES. Ah ! puissé-je, en soufflant, rallumer votre feu. Elle souffleJe te vis, charmante bergère RENÉ, il récite avec embarras. Je te vis, charmante bergère,Assise, un jour, sur la fougère ;Oui, là-bas, je te vis un jour ;Et tout mon coeur brûla d'amour ; Non point de flamme passagèreQui s'éteint, trompeuse et légère.C'est d'un indestructible amourQue je brûlai, douce bergère,Quand je te vis sur la fougère... C'est bien ? MADAME DESTOURNELLES. « C'est bien » n'est pas au rôle, assurément.Et puis ce serait bien... si c'était autrement. RENÉ. Pourquoi cela ? MADAME DESTOURNELLES. Pourquoi ? vous êtes détestableComme un petit garçon qui récite une fable.Votre voix, votre corps, vos gestes sont en bois. Avez-vous aimé ? RENÉ, très étonné Moi ? MADAME DESTOURNELLES. Vous. RENÉ. Certes... quelquefois. MADAME DESTOURNELLES. Eh bien, racontez-moi cela. RENÉ. Quoi ? MADAME DESTOURNELLES. Vos conquêtes ;Car je ne vous vois pas faisant tourner les têtes. RENÉ. Je ne dirai point si j'ai réussi... MADAME DESTOURNELLES. Toujours ?Non. Vous ne devez pas être heureux en amours. Eh bien ! nous allons voir ce que vous savez faire.Supposons qu'une femme, habile en l'art de plaire,Se trouve en tête-à-tête avec vous. Son... espritDès longtemps attira votre coeur et le prit.- Supposons que je sois cette femme charmante - Vous voulez exprimer l'amour qui vous tourmente ;Nous sommes tous deux seuls. - Allez. - Elle attend. Il reste debout devant elle dans une pose embarrassée.Eh bien, c'est tout ?On peut sans péril écouter jusqu'au bout.Alors changeons de rôle, et soyez la bergère.Je vais improviser. Asseyez-vous, - ma chère. - Elle prend le chapeau du marquis ; s'en coiffe ; fléchit un genou devant lui, et, avec une moquerie dans la voix. Je cours après le bonheur ; Plus je cours, plus il va vite. Mais ce bonheur qui m'évite, Dis, n'est-il pas dans ton coeur ? Je cherche la douce fièvre ; Mais elle me fuit toujours. Cette fièvre des amours, N'est-elle pas sur ta lèvre ? Pour les trouver j'ai dessein De baiser, ô ma farouche, Et ton âme sur ta bouche, Et ton doux coeur sur ton sein. Elle le regarde en riant, puis, se relevant.Il l'embrasse. Êtes-vous une bergère en Sèvres ?Troublez-vous. Qu'un soupir s'échappe de vos lèvres.Baissez les yeux, tremblez, pâlissez, rougissez. Changeant de ton. D'une voix brève.Çà, nous ne ferons rien. Cher monsieur, c'est assez. RENÉ, brusquement. Je suis mauvais, la faute en est à mon costume ;Si j'étais en habit tout simple, je présumeQue je saurais sans peine exprimer mon amour.À l'époque fleurie où régnait Pompadour, Presque autant que la tête on poudrait la pensée ;Et la phrase ambiguë, avec soin cadencée,Semblait une chanson aux lèvres des amants.Ils avaient en l'esprit encor plus d'ornementsQue de rubans de soie à leur fraîche toilette. L'amant était léger, l'amante était follette.Ils ne se permettaient que de petits baisersPour ne point faire tort à leurs cheveux frisés ;Et gardaient tant de grâce et de délicatesseQu'un mot un peu brutal eût rompu leur tendresse. Mais aujourd'hui, qu'on a décousu pour toujoursLa pompe des habits et celle des discours,Nous ne comprenons plus ces futiles manières ;Et pour se faire aimer il faut d'autres prières,Plus simples mais aussi plus ardentes. MADAME DESTOURNELLES. Il faut, Cher monsieur, pour jouer un rôle sans défaut,Se mettre, avec l'habit, la peau du personnage ;Sentir avec son coeur, penser selon son âge,Aimer comme il aimait. RENÉ. Mais moi, si j'aime aussi. MADAME DESTOURNELLES. Vous n'aimez pas. RENÉ. Pardon, j'aime. MADAME DESTOURNELLES. Mais non. RENÉ. Mais si. MADAME DESTOURNELLES. Alors vous avez dû lui dire : « Je vous aime. »Rappelez-vous le ton, et puis faites de même. RENÉ. Non. Je n'ai point osé lui dire. MADAME DESTOURNELLES. C'est discret.Vous avez donc pensé qu'elle devinerait ? RENÉ. Non. MADAME DESTOURNELLES. Mais qu'espérez-vous alors ? RENÉ. Moi ? Rien. Je n'ose. MADAME DESTOURNELLES. C'est faux. L'homme toujours espère quelque chose. RENÉ. Je ne veux qu'un sourire, un mot, un bon regard. MADAME DESTOURNELLES. C'est trop peu. RENÉ. Rien de plus. À moins que le hasard,Un jour, plaide ma cause. MADAME DESTOURNELLES. Oh ! le hasard ne plaide,N'oubliez point ceci, que pour celui qui l'aide. RENÉ. Je souffre horriblement de n'oser point parler.Son oeil, quand il me fixe, a l'air de m'étrangler ;J'ai peur d'elle. MADAME DESTOURNELLES. Mon Dieu ! que les hommes sont... bêtes.Savez-vous point encore, ignorant que vous êtes,Que ces compliments-là ne nous blessent jamais. Vous verriez, si j'étais un homme, et si j'aimais. René saisit ses mains et les baise avec passion. Elle les retire vivement, très étonnée, un peu fâchée.Je n'autorise pas ces manières trop lestes ;La parole suffit, monsieur, gardez vos gestes. RENÉ, tombant à ses genoux. Certes, j'étais timide et grotesque. Pourquoi ?Je craignais que mon coeur éclatât malgré moi ! Et qu'au lieu des fadeurs de ces propos frivoles,Ce coeur qui débordait ne dit d'autres paroles.Elle s'éloigne de lui, il la poursuit en tenant sa robeAh ! vous l'avez permis, madame, il est trop tard.Vous n'avez donc pas vu briller dans mon regard, Quand il était sur vous, des éclairs de folie ;Ni trouvé sur ma face égarée et pâlieCes sillons qu'ont creusés les tortures des nuits ?Vous n'avez donc pas vu que souvent je vous fuis ;Qu'un frisson me saisit quand votre main m'effleure ; Et que si j'ai perdu la tête, tout à l'heure,C'est qu'en me regardant vos lèvres ont souri,Que votre oeil m'a touché, marqué, brûlé, meurtri ?Ainsi qu'un malheureux, monté sur une cime,Se sent pris tout à coup des fièvres de l'abîme, Et se jette éperdu dedans, la tête en feu ;Ainsi, quand je regarde au fond de votre oeil bleu,Le vertige me prend d'un amour sans limite !Il saisit sa main et la pose sur son coeurTenez, sentez-vous pas comme mon coeur palpite ? MADAME DESTOURNELLES, effarée. C'est trop. On vous croirait la cervelle égarée ;Et la diction même a l'air exagérée. La porte du fond s'ouvre sans bruit, et Monsieur Destournelles apparaît, tenant à chaque main un écrin à bracelet. Il s'arrête et écoute sans être vu. RENÉ. Oui, c'est vrai, mon esprit s'égare, je suis fou !Quand on lâche un cheval, la bride sur le cou,Il s'emporte, et voilà ce qu'a fait ma pensée ; Jusqu'ici je l'avais tenue et terrassée,Mais elle a, près de vous, des élans trop puissants.Je ne puis exprimer les ardeurs que je sens !Oui, je vous aime, et j'ai la lèvre torturéeDu besoin de toucher votre bouche adorée ; Et mes bras, malgré moi, s'ouvrent pour vous saisir,Tant me pousse vers vous un immense désir. MADAME DESTOURNELLES, lui échappant. Je me fâche. Cessez cette plaisanterie. RENÉ, se traînant à ses pieds. Je vous aime, je vous aime. MADAME DESTOURNELLES, effrayée. Assez, ou je crie. RENÉ, avec accablement. Pardon. MADAME DESTOURNELLES, avec hauteur. Relevez-vous, Monsieur, je vais sonner. RENÉ, désespéré. Mon Dieu ! Vous ne pourrez jamais me pardonner. SCÈNE IV. Les Mêmes, Monsieur Destournelles. MONSIEUR DESTOURNELLES, applaudissant. Bravo ! bravo ! Très bien ! vous jouez à merveille !Je ne vous croyais pas une chaleur pareille.Mes compliments, Monsieur, c'est très bien. Et j'avaisLa sotte intention de vous trouver mauvais ! Oh ! mille fois pardon, vous êtes admirable ;Et vous avez surtout cet art incomparableD'être si naturel, si juste, si vivant,Que ce morceau d'amour est vraiment émouvant.Tout est parfait : la voix, l'expression, le geste ! Le difficile est fait maintenant, et le resteViendra tout seul. Pourtant, il faut savoir commentVous vous en tirerez juste au dernier moment ;Car cela va toujours très bien quand on répète ;Mais aux jours de Première on perd un peu la tête. MADAME DESTOURNELLES, avec un sourire imperceptible, et prenant les bracelets des mains de son mari. Mon ami, demeurez tranquille sur ce point,Car si Monsieur la perd... je ne la perdrai point. ==================================================