******************************************************** DC.Title = L'ÉCOLE DE LA RAISON, COMÉDIE DC.Author = LA FOSSE, M. de DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 28/05/2020 à 13:59:23. DC.Coverage = Italie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/LAFOSSEM_ECOLEDELARAISON.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** L'ÉCOLE DE LA RAISON COMÉDIE M. DCC. XXXIX. Avec Approbation et Privilège du Roi. À PARIS, Chez PRAULT père, Quai de Gévres, au Paradis. Représentée par les Comédiens Italiens ordinaires du Roi, le 20 Mai 1739. AVERTISSEMENT. Cette Comédie n'est pas imprimée précisément telle qu'elle a été Jouée. La Représentation d'une pièce de théâtre étant bornée à un certain espace de temps, j'ai été obligé de retrancher quelques scènes que je rétablis ici. Ce sont celle du Petit Maître qui se trouvera la troisième, et les deux qui composent la petite intrigue de la fin. Ce n'est qu'avec beaucoup de regret que j'ai consenti à la suppression de ces deux dernière scènes, où le principal personnage vaincu par les discours de la Raison, revient du préjugé où il était. Je pressentais le reproche qu'on m'a fait, de n'introduire sur la scène aucun Personnage qui se corrigeât. Pour le prévenir, j'avais tâché de conserver le même point moral, en mettant les Vers suivants dans la bouche de la Raison, à la place de ceux qu'on verra dans l'impression. Par une vive instruction, Je leur ai du moins fait connaître Quel est le vrai sentier de la droite raison ; Et tel a résisté peut-être, Parce qu'il tient encor à ses préventions, Qui réfléchissant seul sur ce qu'il vient d'entendre ; Pourra dès demain se rendre, Par ses propres réflexions. Mais on a jugé avec justice que cette espérance était trop vague. On lira aussi dans la scène du Bourgeois quelques vers qui n'ont point été récités sur le théâtre ; elle est un peu longue à la vérité ; mais je n'ai pas pu faire autrement, c'est la matière de deux scènes que j'ai réduite en une seule pour éviter de faire paraître deux personnages différents ayant les mêmes motifs, qui sont l'établissement de leurs enfants. Je donne cette Comédie telle que je l'ai faite, et dans le même ordre de scènes pour conserver la variété nécessaire en pareil cas; c'est au Public à décider si je fais bien d'oser mettre sous ses yeux des Vers sur lesquels il n'a pas encore porté son jugement ; je ne le fais que par l'avis de personnes éclairées, que des auteurs consommés se font gloire de consulter. ACTEURS LA RAISON. LA FOLIE. UN PETIT MAÎTRE. UN BOURGEOIS. UNE VEUVE. UN PHILOSOPHE. UN SUISSE. UNE MÈRE. SA FILLE. L'AMANT de la Fille. La scène est a Rome, dans la maison de Manlius, située sur le Capitole. SCÈNE PREMIÈRE. La Raison, La Folie. LA FOLIE. Quoi ! la Raison abandonne les Cieux,Pour redescendre sur la terre !Retournez-y. Pouvez-vous faire mieux ?Depuis longtemps ici vous êtes étrangère.Vous, parmi les humains ! Eh ! Qu'y voulez-vous faire ? Espérez-vous jamais trouver grâce à leurs yeux ? Parlez ; qu'osez vous entreprendre ? LA RAISON. Je veux, si je le puis, éclairer l'Univers.Quand je vois des humains les différents travers,De certaine pitié je ne puis me défendre, Et je prétends les tirer de vos fers,Les corriger. LA FOLIE. Oh, oh ! Permettez-moi d'en rire.Un tel projet est des plus fous :Mais, Déesse, on croira qu'ici je vous inspire.Corriger les mortels ! Eh ! Comment ferez-vous ? Allez-vous leur prêcher cette docte moraleQui fit tant bâiller leurs aïeux ?Vous aviez à combattre une fiere RivaleUn peu plus aimable à leurs yeux ;On se moqua de vous ; vos discours ennuyeux Éprouvèrent bientôt la disgrâce fataleQue vous allez encor essuyer en ces lieux :Votre peine en fut sans égale,Le dépit vous força de remonter aux Cieux :Quoiqu'aujourd'hui votre sagesse étale, Osez-vous espérer qu'on vous traitera mieux ?Croyez-moi, remportez votre Philosophie,Le temps, les lieux, tout est pareil,Et les humains diront qu'une fois en leur vieIls ont vu la Folie Donner un bon conseil. LA RAISON. Déesse, vous avez beau dire,Rien ne saurait me rebuter. Je veux leur parler, les instruire,Ils daigneront peut-être m'écouter. LA FOLIE. C'est tout au plus. LA RAISON. Rien ne me décourage,Le projet est formé, je veux l'ex2cuter.Ce leur sera toujours un fort grand avantageD'entendre ma morale ; elle est pure, elle est sage,Et quelques uns peut-être en pourront profiter. LA FOLIE. Essayez-le ; mais je vous jure,Qu'après un si docte entretien,Quelques uns vous diront : votre morale est pure,Vous nous parlez pour notre bien,Nous le sentons ; mais je vous en assure, Tous ces beaux sermons-là ne serviront de rien.Quels charmes avez-vous qui puissent les séduire ?Comment les soustraire à ma loi ?Moi, je les divertis. Vous voulez les instruire :Pourrez-vous l'emporter sur moi ? Je suis vive, je suis légère,Mon air est toujours gracieux ;J'ai le véritable art de plaire ;Mon abord seul prévient les yeux.On me chérit, on m'aime, ou plutôt on m'adore Du matin jusqu'au soir, et du soir à l'aurore,Dans leur travaux, dans leurs loisirs,Je berce les mortels de choses agréables,De plaisirs variés, faux, mais toujours aimables,Et toujours suivant leurs désirs. Oui, souvent ce ne sont que de pures idées :Mais de ces faux appas leurs âmes possédées,Les prennent pour de vrais plaisirs.Mais, vous, toujours sombre, rêveuse.Morne, moralisant sur tout, Vous attristez l'âme la plus joyeuse,Et dans l'instant produisez le dégoût.Caustique, contrariante,Sans cesse vous empoisonnezLes plaisirs dont je les enchante. Vous raisonnez, vous combinez ;À votre goût tout est extravagance.Les mortels sont toujours gênés.Que ferez-vous avec votre science,Et tous vos éloquents discours ? Rien, qu'établir mieux ma puissance ;Car je triompherai toujours. LA RAISON. Vous vous moquez de ma Philosophie :Mais dois-je vous en blâmer ? Non ;Car ce n'est point à la Folie A bien connaître la Raison.Je suis sérieuse, tranquille,Mon front et mes yeux sont sereins,Et je ne prescris aux humainsQue ce qui leur peut être utile, Et dont les succès sont certains.Je ne les repais pas de ces fausses chimèresDont ils sont par vous aveuglés.S'ils recherchent des biens, ils leurs sont nécessaires,Je les fais renoncer aux préjugés vulgaires ; Mais à ces faux biens exilés,Succèdent des biens véritables,Et qui sont toujours préférablesÀ ces plaisirs bruyants dont vous les accablez. LA FOLIE. Oui. Mais avant de vous connaître, Avant de parvenir à bien suivre vos pas,Combien leurs coeurs éprouvent de combats !Un préjugé s'abat, un autre va renaître.Leur sort est toujours rigoureux ;À force de combattre ils parviendront peut-être À se voir un peu plus heureux :Mais les miens commencent par l'être !Ce point est pour vous dangereux. LA RAISON. En vain leur vantez-vous d'aussi frivoles charmes,Ils sont toujours suivis d'un trop long repentit. Ah ! Qu'un mortel souffre à verser des larmes,Quand il se trouve en proie à des alarmesDont il eut pu se garantir. LA FOLIE. J'en conviens, je ne suis qu'aimable ;Vous, vous avez plus de solidité ; Mais on aime bien mieux une erreur agréable,Qu'une ennuyeuse vérité.Tout mortel en naissant apporte sa manie ;Et si pendant le cours de la plus longue vieQuelques-uns par hasard semblent se corriger, Ils ne font, tout au plus, que changer de Folie,Et mieux que moi vous en devez juger.La Coquette cesse de l'être,Mais elle devient prude en quittant ses atours.Et vous voyez le Petit Maître, Pour devenir pédant, laisser-là les amours.Si quelques-uns dans leur vieillesseParaissent être un peu moins fous,Ne croyez pas que leur chimère cesse,C'est un masque trompeur qu'ils empruntent de vous. LA RAISON. N'importe. À leur bonheur la Raison attentivePourra peut-être les toucher.Je risque cette tentative ;Et s'il n'en est point qui me suive,Que pourra-t-on me reprocher ? LA FOLIE. Eh bien, contentez-vous, suivez votre entrepriseCombattez les erreurs, domptez les préjugés,Éclairez les mortels. Si vous en corrigez,En vérité, j'en serai fort surprise :Mais pour quelques uns terrassés, Qui quitteront mes lois pour embrasser les vôtres,Nous en verrons renaître d'autresPlus fous cent fois, plus insensés,Et j'en aurai toujours assez.Adieu. Je vais faire ma ronde, Je reviendrai tantôt apprendre vos succès.Je vais dire par tout le mondeVotre arrivée et vos projets.Si tous les fous viennent dans ce Palais,Craignez qu'ici tout l'univers n'abonde ; Vous pourriez ne finir jamais. SCÈNE II. LA RAISON, seule. Dieux ! Que je serai satisfaiteSi je puis réussir dans ce que je projette !Je vois avec chagrin les mortels malheureuxAbîmés dans un vrai délire. Leur bonheur est l'objet où tendent tous mes voeux ;Je voudrais sur leurs coeurs reprendre mon Empire :Je les reviens trouver, je cherche à les instruireMoins pour ma gloire que pour eux. SCÈNE III. La Raison, Damon. DAMON. Eh ! Bonjour, charmante Déesse. Je viens, j'accours, je fends la presse,Pour arriver plus promptement.Je suis jaloux de l'avantageDe vous offrir le premier mon hommage :Mais que l'on vient à vous bien difficilement ! LA RAISON. Je vous sais gré de tant de zèle. DAMON. Des gens absolument sensésJe ne suis pas tout-à-fait le modèle ;Mais pour peu qu'on ait de cervelle,À mon âge on est sage assez. LA RAISON, raillant. Oh sans doute, Monsieur, la chose est naturelle. DAMON. Mais puisque je vous tiens ici,Sur un certain sujet je veux être éclairci. LA RAISON. Voyons. DAMON. C'est sur un point de fort peu d'importance,Et sur quoi vous allez juger en ma faveur, J'y compte, au moins, avec pleine assurance ;Même il y va de votre honneur. LA RAISON. Vous connaîtrez que je suis véridique.Vous êtes donc en contestation ? DAMON. Non pas. Que je vous explique, C'est pure conversation.Je quitte une femme adorable,De qui l'esprit ne peut trop se priser ;Mais chez elle un défaut qui n'est pas pardonnable,C'est qu'elle veut toujours moraliser. LA RAISON. Eh bien rien n'est plus raisonnable. DAMON. Quand on est vieille, soit, j'y consens de bon coeur,Car aussi bien qu'a-t-on de mieux à faire ?Mais jeune ? Dans l'âge de plaire ?Oh, par ma foi, c'est une erreur. LA RAISON. Mais de quoi s'agit-il ? DAMON. Ce sont pures vétillesDe rien presque. LA RAISON. De rien ? DAMON. De changer l'Univers,Ou la moitié du moins. LA RAISON. Comment… par quel travers. DAMON. Elle voudrait changer tous les garçons en filles. LA RAISON. Expliquez-vous, Monsieur, je ne vous entends pas, DAMON. Oh je vais bien me faire entendre,Écoutez-moi surtout et suivez pas à pas,Vous allez bientôt me comprendre, LA RAISON. Tâchez du moins de parler clairement. DAMON. Tenez. Dans le siècle où nous sommes. Vous savez que nous autres hommes,Nous faisons tous l'amour assez ouvertement ;Nous voltigeons auprès des bellesAux spectacles, dans les ruelles,C'est à qui leur fera le joli compliment ; C'est notre coutume ordinaire ;Et pour une qui sait nous plaireNous feignons de brûler pour cent ;C'est ce que librement le sexe ne peut faire,Du moins, sans paraître indécent. Cette Dame blâmait cette façon de vivre.C'est un préjugé fou qui nous donne ce droit ;Il y faut renoncer, au moins elle le croit.Avouez, ce sont là de beaux conseils à suivre !Et sérieusement la belle le voudrait ! LA RAISON. Mais ces coutumes là sont fort extravagantes.Est-il rien de plus insensé,Que de feindre d'être blessé,Pour mille beautés différentes,Et que vous oubliez ce moment là passé ? DAMON. Que voulez-vous donc ! C'est la mode.Cela nous sert de conversation.En mon particulier, je la trouve commode ;Car, sans cela, de quoi parlerait-t-on ?Du moins sur cet article, on jase, l'on babille ; Et sans produire rien qui soit trop recherché,Il arrive que l'on brille,Souvent à fort bon marché ;D'ailleurs c'est un métier qui n'est pas sans science,Il faut pour réussir un soin particulier, De la valeur, de la prudence Tout comme au plus fameux guerrier. LA RAISON, souriant. Oh, oh ! DAMON. Quoi cela vous fait rire ?Suffit-il d'avoir su charmerLa beauté que l'on aime, ou que l'on feint d'aimer ? Le grand point est de la réduire ;C'est cet art seul qui peut nous y conduire,Et bien des gens ont peine à s'y former. LA RAISON. Mais quel est donc cet art ? Daignez nous en instruire,Ce serait fort m'embarrasser… DAMON. Eh bien écoutez-moi, c'est au mieux s'adresser.Sur ce point je suis un grand maître. LA RAISON. J'écoute. DAMON. Il faut d'abord s'attacher à connaîtreL'objet qui vous fait soupirer,Coeur, caractère, enfin tout ce qu'il en peut être ; Surtout lui laisser ignorerLa force de l'amour que ses yeux ont fait naître,Toujours un peu le déguiser.En le laissant trop paraître,Elle pourrait en abuser. Il faut se conformer à sa façon de vivre ;Suivant le temps, l'occasion,Marquer beaucoup de froid, ou de la passion ;En tous lieux paraître la suivre, Régler sur ses discours sa conversation ; Faire à propos une heureuse visite,Qu'elle semble toujours un effet du hasard ;Un peu plutôt, un peu plus tard,En fait souvent tout le mérite,Et c'est-là souvent le grand art : Mais c'est un embarras dont on est bientôt quitte,Lorsqu'on sait bien expliquer un regard.Ce n'est pas tout, il faut avec intelligence,Vous comporter suivant les différents objets,Et distinguer avec prudence [Note : Agnès : personnage de l'Ecole des Femmes de Molière.]La Femme instruite, de l'Agnès ;L'art met entre ces deux beaucoup de différence !La Femme, dans l'instant, conçoit tous vos projets ;Et si vous lui plaisez dans cette circonstance,Tout réussit bientôt au gré de vos souhaits ; Mais pour l'Agnès il n'en est pas de même ;Quoique souvent son amour soit extrême,Elle veut toujours le cacher.Sa pudeur lui défend de dire, un je vous aime ;Et c'est cet aveu-là qu'il lui faut arracher, Elle sait bien qu'on l'examine,Elle peut composer ses gestes, ses discours,Elle a peur qu'on ne la devine ;Mais on la devine toujours.Auprès d'elle sans cesse, On profite de tout, on la prie, on la presse,L'amour qu'elle a plaidé pour nous ;Enfin la pauvre enfant, après un feint courroux,Avoue en rougissant que son coeur nous adore, Et l'air dont elle fait des aveux aussi doux, Les rends plus précieux encore. LA RAISON. Eh ! Mon cher, quelle est votre erreur ?Un tel succès peut-il flatter la Gloire ?Lorsque c'est à l'art seul qu'on doit cette Victoire,A-t-on lieu d'espérer un solide bonheur ? Non, non, ayez plus de délicatesse,Laissez-là cet art séducteur ;Faites briller aux yeux d'une maîtresse,Un caractère bon qui pour vous l'intéresse,Que le mérite seul parle en votre faveur ; Aimez-la franchement, laissez lui voir sans cesse ;Des feux toujours nouveaux, une sincère ardeur,Vous ferez naître en elle une juste tendresse ;Et vous serez sûr de son coeur. DAMON. Bon, bon ! De quoi nous sert un mérite stérile ? C'est ce qu'une beauté considère le moins.Faites-vous un jargon, tendre, badin, facile,Rendez-vous cher par quelques petits soins,C'est là tout ce qu'il faut, le reste est inutile :Toutes les qualités consistent dans ce point ; Sans cela vous auriez un mérite suprême,Qu'on ne s'en apercevrait point. LA RAISON. Votre aveuglement est extrême.Le vrai mérite seul se suffit à lui-même,Il a sur tous les coeurs un souverain pouvoir, On le voit sans chercher à s'en apercevoir. Peu de Mortels en ont ; mais tout le monde l'aime.D'ailleurs, comment osez-vous avouerUne étude aussi criminelle ?Vous vous faites un art de séduire une belle, Et vous osez vous en louer ? DAMON. Cet art nous fait honneur ; rien n'est plus raisonnable ;Le passe-temps en est charmant :Enfin, quoi de plus agréable ?On feint d'aimer, on l'est réellement. Rien peut-il mieux prouver combien l'on est aimable ? LA RAISON. Quoi ! Vous osez vous faire honneurDe ce que, dans le fonds du coeur,Le Sexe s'impute à faiblesse ?Ah ! Connaissez donc votre erreur ; Et convenez qu'il pense avec plus de justesse. DAMON. Oh, le plaisant raisonnement !Ne faut-il pas absolumentQue le beau Sexe, ou nous, se montre le plus sage ?Et c'est nous qui toujours avons eu l'avantage De vivre un peu plus librement. LA RAISON. Mais, leurs Lois sont aussi les vôtres.Ce que l'on blâme chez les uns,Doit être blâmé chez les autres ;Et tous vos devoirs sont communs. DAMON. Oh ! Qu'il ferait beau voir un homme de mon âge ;Affecter la pudeur d'un tendron de quinze ans, Captiver ses discours, composer son visage,Rougir d'un mot à double sens ;Se trouver interdit à l'aspect d'une femme ; Dont l'oeil rencontrerait le sien ;Prendre ce modeste maintienQu'affecte une fillette aux regards de sa mère,Feignant toujours de ne regarder rien ;Et voyant de côté tout ce qui peut lui plaire, Avouez, ce portrait serait original ? LA RAISON. Mais, dans le fonds pourtant, en serait-ce plus mal ? DAMON. Parbleu, vous me la baillez belle.Laissez-là ces moralités,Croyez-moi ; si, suivant cette règle nouvelle, Nous abandonnions ces beautés ;Bientôt à leur devoir rebelles,Après des changements si fous,Vous les verriez vivre avec nous,Comme nous vivons avec elles. Cette Dame avait donc raison ?Je ne l'eusse pas cru Déesse, en conscience :Mais je vous jure, par avance,De ne point prendre d'autre ton.À vos avis je suis un peu contraire ; Je suis pourtant, pour l'ordinaire,Un de vos zélés serviteurs.Mais, par ma foi, si vous voulez nous plaire,Accommodez-vous à nos moeurs. Captiver ses discours, composer son visage, Rougir d'un mot à double sens ;Se trouver interdit à l'aspect d'une femme ;Dont l'oeil rencontrerait le sien ;Prendre ce modeste maintienQu'affecte une fillette aux regards de sa mère, Feignant toujours de ne regarder rien ;Et voyant de côté tout ce qui peut lui plaire,Avouez, ce portrait serait original ? LA RAISON. Mais, dans le fonds pourtant, en serait-ce plus mal ? DAMON. Parbleu, vous me la baillez belle. Laissez-là ces moralités,Croyez-moi ; si, suivant cette règle nouvelle,Nous abandonnions ces beautés ;Bientôt à leur devoir rebelles,Après des changements si fous, Vous les verriez vivre avec nous,Comme nous vivons avec elles.Cette Dame avait donc raison ?Je ne l'eusse pas cru Déesse, en conscience :Mais je vous jure, par avance, De ne point prendre d'autre ton.À vos avis je suis un peu contraire ;Je suis pourtant, pour l'ordinaire,Un de vos zélés serviteurs.Mais, par ma foi, si vous voulez nous plaire, Accommodez-vous à nos moeurs. Ma fille est jeune, fort gentille,Nez court, et petit oeil lutin.[Note : Pétiller : Étinceler, éclater, briller avec éclat et vivacité. Se dit aussi en parlant de l'émotion que donnent les passions violentes. [F]]Pour de l'esprit, elle en pétille !C'est du meilleur et du plus fin. Il faut voir comme elle babille ;Jargon léger, vif et badin.Qu'elle danse ! On croit voir un poisson qui frétille ;La voix d'un rossignol ; touche le clavecin ;Bref, en tout elle brille ! LA RAISON, à part. L'éloge n'aura pas de fin. Haut.Je crois votre fille adorable ;Mais son panégyrique est inutile ici.Même dans votre bouche il n'est pas raisonnable.Où voulez-vous venir ? LE BOURGEOIS. Écoutez, le voici : Comme elle est dans cet âge tendre ;Où la beauté commence à se faire admirer,Je ne vois que gens soupirer ;Tout Paris veut être mon gendre.Il lui pleut tous les jours des amants différents, De tous âges et de tous rangs :De leurs empressements je ne puis me défendre ;Ils cherchent tous à réussir :Mais, parbleu, j'ai tant à choisir,Que je ne sais plus lequel prendre. Voyons ; sur quel état tomberait votre choix ? LA RAISON. Si, dans le nombre, il est quelque BourgeoisDont vous connaissiez le mérite, Il faut la lui donner : concluez au plus vite. LE BOURGEOIS. Mais…. LA RAISON. Ne balancez pas à suivre mon avis. LE BOURGEOIS. Ce choix est assez raisonnable :Mais n'en serait-il pas d'un peu plus convenable ? LA RAISON. Non. LE BOURGEOIS. Je le crois pourtant… Certain jeune Marquis… LA RAISON. N'y pensez pas. LE BOURGEOIS. Il est assez aimable ;Et cet Hymen pour nous serait fort honorable. À vous parler vrai, j'espéraisQue ce jeune Marquis, Déesse,Aurait tout d'un coup votre voix :Et j'ai même pour lui conçu quelque tendresse. LA RAISON. L'Amant bourgeois vous convient beaucoup mieux. LE BOURGEOIS. Mais, Déesse, ouvrez donc les yeux.Parbleu, vous-vous moquez, avec ce mariage,Ma fille m'en voudrait du mal,Lorsque je lui peux faire un plus grand avantage,La donner au bourgeois qui n'est que mon égal ! LA RAISON. Eh ! Mon cher, pouvez-vous mieux faire ? C'est par cette raison qu'à tous je le préfère. LE BOURGEOIS. Ma foi, quoiqu'il en soit, je m'en tiens au Marquis. LA RAISON. Voilà de nos Bourgeois la faiblesse ordinaire !Si votre fille vous est chère, Songez à profiter de mes sages avis,Vous-vous applaudirez de les avoir suivis.Au bourgeois votre fille unie,Pourra passer tranquillementLe cours d'une paisible vie, Dans un parfait contentement.L'égalité de la naissanceFera naître en leurs coeurs ces sentiments si doux,Ces égards mutuels, et cette complaisanceQui fait le bonheur des époux. D'un mari gracieux compagne fortunée,Partageant son autorité.Pour elle, chaque journéeSera sous un tel hyménée,Une source de joie et de félicité. LE BOURGEOIS. Ah ! D'un jeune Marquis me trouver le beau-père ! LA RAISON. Ce ne sera pour vous qu'une source d'ennui. LE BOURGEOIS. Comment ? LA RAISON. Sans doute, on le voit aujourd'huiAffable, complaisant et soigneux de vous plaire.Il vous promet son crédit, son appui ; Son amitié paraît sincère ;Il oublie avec vous sa grandeur ordinaire. LE BOURGEOIS. Oh ! Oui. LA RAISON. C'est là tout ce qui vous séduit.Trop enivré d'une vaine chimère,Vous osez espérer que l'amour le conduit ? Pauvre dupe ! Est-ce à vous, ou même à votre fille,Qu'il veut s'unir par d'éternels liens ?Malgré l'éclat dont elle brille,Mon cher, il n'en veut qu'à vos biens. LE BOURGEOIS. Oh ! Je ne suis pas homme à me laisser surprendre. LA RAISON. Vous êtes aveuglé ; daignez du moins m'entendre ?Sa grandeur vous parle pour lui :Mais, si jamais il devient votre gendre,Il sera peu de temps ce qu'il est aujourd'hui.Orgueilleux de l'honneur qu'il aura cru vous faire, Il quittera bientôt cet air doux, débonnaire,Qui vous prévient en sa faveur ;Arrogant et plein de hauteur,Il dédaignera de vous plaire,Et vous accablera du poids de sa grandeur. Ce jeune homme, enivré de sa haute naissance,Vous croira trop heureux de souffrir ses mépris ;Et, partout, exaltant votre grande opulence,Il se glorifiera de vous avoir surpris. LE BOURGEOIS. Mais, enfin… LA RAISON. Votre fille est encor plus à plaindre. Vous pouvez éviter, en cessant de le voir,Les mépris outrageants que vous auriez à craindre :Mais, elle ; comment le pouvoir ?Un juste et rigoureux devoir,Qu'une femme d'honneur ne peut jamais enfreindre, Ne lui permet point cet espoir.En butte du matin au soir,À cent hauteurs, à cent capricesQu'il faut souffrir, sans oser murmurer,Ne sont-ce pas de vrais supplices ? Que de chagrins à dévorer !Sans parler de celui de voir quelque maîtresseEnvahir tout le bien qu'elle lui donnera. LE BOURGEOIS. Il paraît que pour elle il a trop de tendresse,Pour croire qu'il la trahira : D'ailleurs, ma fille est trop aimable. LA RAISON. Votre trop d'amour la perdra.Que lui sert sa beauté, son esprit agréable ?Un mois seul les éclipsera :Ses pareils qu'il imitera, Laissent là tous les jours une femme adorable,Pour le premier objet dont l'oeil les frappera.Mais, supposons que l'amour le plus tendreUnisse pour jamais leurs coeurs,Et qu'il vive avec vous, comme doit vivre un gendre, Avec amitié, sans hauteurs :Vous avez autre chose à craindre. LE BOURGEOIS. Eh, quoi ? LA RAISON. Vous l'allez voir, non sans quelque courroux,Mais cependant, sans oser vous en plaindre,Prodiguer tous les biens qu'il va tenir de vous, Les dissiper, les sacrifier tousÀ l'ardeur de briller que rien ne peut éteindreDans tous les gens de sa condition :Ce point mérite encor quelque réflexion. LE BOURGEOIS. Moi, lui reprocher sa dépense ? J'y fournirai plutôt du meilleur de mon coeur.Pour me fâcher de sa magnificence,Elle me fera trop d'honneur. LA RAISON. C'est pousser trop avant une aveugle manie.Espérez-vous pouvoir jouir De ce faste brillant qui vient vous éblouir ?Non. Connaissez votre folie.Vous allez voir tous vos voisins jaloux,Choqués de cet hymen qui vous fait tant d'envie,Répandre tour à tour sur votre fille et vous La plus sanglante raillerie. LE BOURGEOIS. Eh ! Que m'importe à moi leurs frivoles discours ?Un homme sage doit toujoursS'élever au-dessus d'une injuste critique.Je prétends suivre mon projet, Et je rirai de leur esprit caustique,Quand je me serai satisfait. LA RAISON. En ce cas, je n'ai rien à dire ;J'y consens fort, courez-en le hasard.Vous voyez les dangers, j'ai su vous en instruire ; Vous en serez fâché, quand il sera trop tard.Et votre fils, qu'en voudriez-vous faire ? LE BOURGEOIS. Mais, à ne vous celer rien,Je n'aime pas beaucoup le militaire,Ainsi, j'en prétends faire un juge. LA RAISON. Bon. Fort bien. LE BOURGEOIS. Oui, cette charge est honorable et bonne.Tout le monde a besoin de vous,Vous n'avez besoin de personne ;Cet agrément est des plus doux.Craint même, et respecté dans le sein d'une ville, Chacun s'empresse à vous faire sa cour.Votre sort est doux et tranquille,Et votre bien augmente chaque jour. LA RAISON. Vous vous faites, Monsieur, une image agréableD'un état qu'on ne doit embrasser qu'en tremblant ; Il est glorieux, honorable ;Mais, pour y paraître estimable,Il faut bien du mérite, et beaucoup de talent :Votre fils en a-t-il ? LE BOURGEOIS, d'un air transporté. Oui, mon fils est fort sage ;Et, quoique jeune, il pense comme il faut. Et, ma foi, sans parler trop à son avantage,Je ne lui reconnais encore aucun défaut. LA RAISON. Il peut avoir un mérite suprême ;Je le voudrais : mais j'ai bien peurQue son père, aveuglé par sa tendresse extrême, Ne se soit prévenu par trop en sa faveur. LE BOURGEOIS. Je ne le flatte pas, je dis ce que je pense. LA RAISON. Eh bien, soit ; j'en conviens, il a de la prudence,Du jugement : mais, qu'il faut de science ! LE BOURGEOIS. Eh bien, Déesse, il a fait tout son Droit. LA RAISON. Tout son Droit ! Comment donc ? Ce doit être un grand homme ! LE BOURGEOIS. Enfin, Déesse, chacun croit[Note : Renommer : Rendre célèbre, mettre en réputation, bonne ou mauvaise. [F]]Qu'il s'en tirera bien ; partout on le renomme :Il a d'ailleurs d'autres talents :Il danse bien. Qu'il chante, il charme les oreilles ! Il fait la musique à merveilles,Et jouer de quatre instruments. LA RAISON. C'est là ce qu'on appelle un talent nécessaire !Chanter bien, danser bien, pour un Juge surtout. LE BOURGEOIS. Enfin, j'ai fait tout ce que j'ai pu faire Pour l'avancer ; j'en veux venir à bout. LA RAISON. Est-ce par ce motif qu'un homme raisonnableCherche à pourvoir son fils d'une charge semblable ?Il ne doit chercher, selon moi,Qu'à donner un sujet capable De protéger le peuple, et de servir son Roi.Vous ne connaissez pas tous les devoirs d'un Juge.Qu'il joigne le savoir aux plus hauts sentiments ;Qu'en tout temps, des bons le refuge,Il soit aussi la terreur des méchants ; Pour les malheureux seuls, que son coeur soit sensible ;Qu'à ses genoux, une Vénus en pleurs,Ne trouve en lui qu'un Juge équitable, inflexible ;Et que les biens ni les honneursNe puissent ébranler son âme incorruptible ; Qu'il soit prêt à sacrifierSon temps et son repos à rendre la Justice ;Que sur un vain savoir, n'osant pas se fier,Il se dise qu'il doit sans cesse étudier,Et n'admettre jamais de frivole exercice : Que son esprit juste, éclairé,Sache du vrai démêler l'artifice ;Qu'il ait mille vertus, sans avoir aucun vice,Et qu'il possède tout au souverain degré.Voilà le Juge. Et s'il se pouvait même Qu'un mortel en vertus put égaler les Dieux.Ce serait peu qu'il eut leur prudence suprême,Il devrait être aussi grand qu'eux ! LE BOURGEOIS. Oh ! Vous êtes trop difficile !En voit-on beaucoup, s'il vous plaît, Tels que vous les peignez ? Trouvez en un dans mille ? LA RAISON. Il en est peu ; mais il en est,Et tous enfin le devraient être. LE BOURGEOIS. Ma foi, je ne puis pas connaître,S'il a les qualités que vous voulez en lui, [Note : On lit "acquerera" dans l'édition de 1739 de chez Prault. La graphie modernisée supprime une syllabe.]Il les acquerra peut-être.Le fonds est bon, du moins, jusqu'aujourd'hui,Je n'y vois rien d'absolument contraire,Au surplus, c'est-là son affaire,Il y fera ce qu'il voudra. A mes avis je joindrai tous les vôtres,Je pense fort qu'il les suivra,S'il ne peut, il fera comme font beaucoup d'autres,C'est-à-dire, comme il pourra.Enfin, je veux illustrer ma famille, C'est-là mon premier but. LA RAISON. Mais quelle est votre erreur ?Vous sacrifiez votre fille,Aux charmes décevants d'un chimérique honneur.Vous exposez son bien et son bonheur,Et votre fils, à ce que je préjuge, D'un excellent marchand va faire un mauvais juge.Et quel fruit pouvez-vous tirer,De tout ce qu'aujourd'hui vous faites ?Qu'ils soient bourgeois comme vous l'êtes,Qu'ont-ils de plus a désirer ? Ils ne verront en vous qu'un père respectable,Ils chercheront sans cesse, à vous voir avec eux,Point de société pour eux plus agréable,Que celle d'un père estimable,Qui sut leur faire un sort heureux. Mais las ! Par un effet contraire,S'ils se trouvent aux rangs que vous leurs destinez,Trop enivrez de l'éclat ordinaire,D'un état qui les met au-dessus du vulgairePour lequel ils n'étaient pas nés ; Auquel même ils n'osaient prétendre,Savourant à longs traits ses charmes les plus doux,Ils rougiront en secret de descendreD'un père bourgeois tel que vous. LE BOURGEOIS. Vous me parlez avec prudence, J'en conviens ; mais parbleu, vous mettez tout au pis,Permettez-moi d'avoir une juste espérance.Je connais trop et ma fille et mon fils. SCÈNE VI. LA RAISON, seule. Il croit son projet bon, il lui plaît, il s'y livre ;Malgré tous les conseils qu'il reçoit aujourd'hui, Il m'écoute, m'approuve et ne veut pas me suivre.Combien de gens font comme lui ! SCÈNE VII. La Raison, Une Vieille Coquette. LA VIEILLE. Je viens ici, belle Déesse,Profiter de vos bons avis.À mon âge, l'on pense avec quelque justesse, Ainsi, croyez qu'ils seront tous suivis. LA RAISON. Je le souhaite fort. Vous paraissez chagrine ? LA VIEILLE. Je suis veuve à présent pour la seconde fois. LA RAISON. Depuis longtemps ? LA VIEILLE. Hélas. Depuis six mois ! LA RAISON. Depuis six mois ? Je vois à votre mine, Que le terme est trop long de trois. LA VIEILLE. Vous dites vrai, Déesse. LA RAISON. Aisément je devine. LA VIEILLE. Je commence à souffrir de l'état où je suis,Je n'y peux rester davantage.Par un troisième mariage, Je veux enfin terminer mes ennuis. LA RAISON. N'en faites rien, soyez plus sage. LA VIEILLE. C'est un point décidé, le dessein en est pris.Je puis choisir dans trois maris,Mais je veux, sur ce choix, avoir votre suffrage. LA RAISON. Ah ! croyez-moi, le veuvageEst un état plus gracieux. LA VIEILLE. Fi ! Ne m'en parlez pas ! Ciel, qu'il est ennuyeux,Quand on n'est plus dans ce bel âgeOù l'éclat de deux beaux yeux, Ajoute à la beauté d'un aimable visage ;Où vous passez des jours délicieux,À recevoir ou rejeter l'hommageDe mille amants qui viennent en tous lieux,S'applaudir de leur esclavage, Et s'empressent, à qui mieux mieux,À rassembler pour vous les plaisirs et les jeux !Une belle est une reine,Qui commande à tous les coeurs,Elle agit en souveraine, Sur tous ses adorateurs,Elle les flatte, ou les gêne,Au seul gré de ses désirs,Un regard cause leur peine,Comme il cause leurs plaisirs. LA RAISON, à part. Voici du difficile, une vieille coquette ! Haut.Vous connaissez le prix de la beauté,Votre peinture en est complète,Et vous en avez profité ? LA VIEILLE. Oui. J'ai joui longtemps de ce bonheur suprême ; Mais ces beaux jours se sont passés,Et ces attraits si vifs, en partie effacés,Ne me laissent plus la même.Trois amants seuls sont soumis à ma loi ;D'ailleurs, qui vois-je ? Hélas ! Des femmes surannées, Qui viennent pleurer, avec moi,La perte de ces annéesOù l'amour comblant nos désirs ;Nous nous trouvions nager dans les plaisirs.Tout contribue à ma tristesse. Je vois des vieillards assommants,Politiquer, moraliser sans cesse,Parler toujours de leurs vieux temps,Et se congratuler sur leur verte vieillesse :Ils nous accablent, tour à tour, Du récit fatigant des faits de leur Jeunesse.Ils passeraient avec nous tout un jour,Sans proférer un seul mot de tendresse,Sans parler un moment d'amour. LA RAISON, ironiquement. En vérité, c'est être fort à plaindre ! Se réduire à votre âge à ces trois soupirants !Je juge que vos maux sont grands,Par votre adresse à me les peindre. Mais quels sont donc ces trois amants,Qui brûlent aujourd'hui d'une flamme si belle ? LA VIEILLE. D'abord c'est un vieux juge, âgé de soixante ans ;La conquête n'est pas nouvelle,Il m'adore depuis longtemps. LA RAISON. Je le crois fort. LA VIEILLE. Ensuite, un homme de finance,Qui n'est absolument, trop jeune, ni trop vieux, Depuis trois mois il m'aime avec constance,Il est, pour moi, poli, galant, officieux. LA RAISON. Un financier poli ! Galant ! C'est un prodige !Il vous aime donc bien ? LA VIEILLE. Il m'adore, vous dis je. LA RAISON. Je ne m'étonne plus d'un pareil changement. Mais quel est le troisième amant ? LA VIEILLE. C'est un jeune militaire,Beau, bien fait ; en un mot, charmant,Au-dessus du portait que je pourrais en faire,Et qui m'aime si tendrement !… LA RAISON. Vous êtes riche apparemment ? LA VIEILLE. Mais… oui. Pourquoi cette demande ? LA RAISON. C'est pour juger plus sainementDe cette affection que vous peignez si grande. LA VIEILLE. Ils m'aiment tous sincèrement,Je n'en saurais douter. LA RAISON, en riant. Mais à l'âge où vous êtesPouvez-vous présumer devoir à vos appas Les trois conquêtes que vous faites ? LA VIEILLE. Sans doute : et pourquoi donc ne le croirais-je pas ?N'ai-je plus rien qui vous paraisse aimable ?Ce matin, pourtant, mon miroirMe laissait encor entrevoir Un je ne sais quoi d'agréableDont ces Messieurs peuvent s'apercevoir. LA RAISON. Quoi, vous osez penser que leur flamme est sincère ? LA VIEILLE. Mais, Déesse, puis-je en douter ?Nous voyons tous les jours, sans vouloir me flatter, Des femmes moins dignes de plaireFaire des passions ; c'est un fait ordinaire. LA RAISON. Ah, bon Dieu, quel aveuglement !Et moi, Madame, je vous jureQu'aucun d'eux n'a pour vous le moindre attachement. Réfléchissez, vous serez sureQu'ils vous trompent visiblement. LA VIEILLE. Oh ! Rendez-leur plus de justice ;Sur ce point-ci vous avez tort. LA RAISON. Ils n'en veulent tous trois qu'à votre coffre-fort : Les deux premiers, c'est par pure avarice ;L'autre, pour assurer son sort. LA VIEILLE. À part.Je n'en crois rien. Haut.Eh bien, cela peut être ;J'osais cependant me piquerDe juger de l'amour ; je croyais m'y connaître : Au surplus, il faut le risquer,Je veux qu'un troisième hyménée,Dans l'un de ces amants me choisisse un époux.Je veux, pour cette fois, tenter la destinée.Conseillez-moi ; pour qui pencheriez-vous ? LA RAISON. Si vous pensez que le seul mariagePuisse vous faire un sort plus gracieux,Je crois franchement qu'à votre âgeLe Juge vous conviendra mieux. LA VIEILLE. Fi donc ! Déesse, il est trop vieux. LA RAISON. Mais, c'est un homme mûr et sage. LA VIEILLE. Oui, mais trop froid, trop sérieux.Que me fait à moi sa sagesse ?J'attirerais le mal que je veux éviter.Je veux de ma maison éloigner la tristesse ; Il ne ferait que l'augmenter. LA RAISON. C'est : donc le financier ? LA VIEILLE. Le mal est encor pire.Ah, Déesse, le Financier !J'aimerais mieux cent fois ne me pas marier. LA RAISON. Pourquoi donc ? Que voulez-vous dire ? LA VIEILLE. Il se compose, il se gêne à présent ;C'est un homme fort doux, affable, complaisant ;Mais si chez moi l'hymen avait pu l'introduire,Rendu bientôt à son premier penchant,Il serait impoli, dur, bizarre et farouche, Jamais un mot d'amour n'entrerait dans sa bouche.Il ne l'ouvrirait qu'en grondant. LA RAISON. Vous voilà donc réduite au jeune militaire. LA VIEILLE. Lui seul, Déesse, à pu me plaire ;Je l'avouerai, lui seul a pu toucher mon coeur. Si vous voyiez de quel ton enchanteurIl me peint l'ardeur de sa flamme,Il trouverait le chemin de votre âme,Vous parleriez en sa faveur.Gai, léger, badin et folâtre, Il faut toujours rire avec lui ;On ne reconnaît plus l'ennui,Dans l'instant qu'il paraît : enfin, je l'idolâtre,Et je prétends l'épouser aujourd'hui. LA RAISON. Épouser ce jeune homme ! Ah que vous êtes folle ! LA VIEILLE. Pourquoi ? Rien n'est plus généreux.Il n'a pas de gros biens ; et ce qui me console,C'est que je peux lui faire un sort heureux.Si je pouvais mieux faire encore,Oui, je le ferais de bon coeur : Enfin, il m'aime, je l'adore,Ne m'est-il pas bien doux de faire son bonheur ? LA RAISON. Oui, mais, dans son bonheur, il faut trouver le vôtre.Ce doit être à présent votre point capital. LA VIEILLE. Puis-je être heureuse avec un autre ? Aimable comme il est, il n'a point de rival. LA RAISON. Peut-on avoir tant de faiblesse ! LA VIEILLE. Déesse, il n'est rien tel pour chasser le chagrin,Qu'un jeune époux gracieux et badin ;Il ramène chez vous les ris et l'allégresse, Et ces premiers plaisirs goûtés dans la jeunesse :La joie anime ses discours ;Il rit, il folâtre sans cesse,Il vous rajeunit tous les jours,On a bientôt oublié sa vieillesse, Et l'on croit être encore à ses premiers amours. LA RAISON. Je crois qu'il s'empresse à vous plaire :Mais, tous ces petits soins dureront-ils longtemps ?Peut-il aimer d'une flamme sincèreUne femme de cinquante ans Qu'on prendra plutôt pour sa mère ?Vous lui serez à charge autant qu'il vous plaira.Vous aurez beau l'aimer, votre tendresse mêmeL'ennuiera, le chagrinera ;Plus il s'apercevra combien elle est extrême, Plus il s'en formalisera.Quand vous le chercherez, il vous évitera.Toujours en bonne compagnie,Il passera les nuits dans de charmants repasAuprès d'Iris et de Sylvie. C'est alors qu'en raillant vos prétendus appas,Il rira de votre folie.De tels hymens font souvent des ingrats.Les exemples fréquents qu'on en voit dans la vieNe vous corrigeront-ils pas ? LA VIEILLE. Tous les mortels ont-ils un âme aussi traîtresse ?Non, non, il m'aimera, Déesse ;Et si je ne dois rien à mes faibles attraits,Il devra tout à ma tendresse.Pourra-t-il l'oublier jamais ? LA RAISON. Ah ! Ne vous fiez pas sur sa reconnaissance ;Sa fortune serait immense,Qu'il n'imputerait pas à générositéCe que vous faites par faiblesse.Il vous examine sans cesse ; Vous prévalant d'un reste de beauté :Vous croyez vraiment qu'il vous aime ; Il le voit bien, sans doute, il méprise lui-mêmeVotre trop de crédulité. LA VIEILLE. Vous craignez qu'il ne me trahisse ? Pour être jeune est-on sans sentiment ?Non, j'aime à lui rendre justice :Aussi fidèle époux qu'il paraît tendre amant,Il vous obligera de penser autrement.Je le verrai répondre à ma tendresse extrême, Je pourrai le voir chaque jour.J'envisage un bonheur suprême,Dans tous ses petits soins, preuves de son amour. LA RAISON, d'un air ironique. Que ne le peignez-vous assis sur la fougère,Comme un jeune berger auprès de sa bergère, S'abandonnant aux transports les plus doux,Bornant ses voeux au plaisir de lui plaire,Et rendant tous les Dieux jalouxDu bonheur qu'il espère ?En vérité, que vos projets sont fous ! LA VIEILLE, en colère. Je l'épouserai malgré vous.Je ne m'attendais pas à vous voir si cruelle :Quoi ! Vous n'approuvez pas d'aussi justes désirs ?Adieu donc, puisqu'il faut, pour vous être fidèle,Renoncer à tous ses plaisirs. SCÈNE VIII. LA RAISON, seule. Oh, qu'elle ne me connaît guère !Voilà comme, emporté par quelque passion,On néglige souvent un conseil salutaire :Mais que le repentir suit de près l'action !On voit trop tard ce qu'on aurait du faire, Et c'est un nouveau mal que la réflexion. SCÈNE IX. La Raison, Le Philosophe. LE PHILOSOPHE. Déesse, je viens d'apprendreQue dans ces lieux vous venez de descendre,Et que votre bonté, pour les faibles humains,Vous excite à vouloir corriger leur faiblesse. Pour réussir dans de pareils desseins,Il ne fallait pas moins qu'une grande Déesse,Et je doute encor, après tout,Que malgré votre sagesse,Vous en puissiez venir à bout. LA RAISON. Que voulez vous ? LE PHILOSOPHE. Je viens en diligencePour vous remercier de tous vos soins pour moi.Sachez que la reconnaissanceFut toujours ma suprême loi. LA RAISON. Dites-moi, Monsieur, qui vous êtes ? Je ne sais trop par quels bienfaits… LE PHILOSOPHE. Mais vous me connaissez. LA RAISON. Non, Monsieur, et jamais… LE PHILOSOPHE. Bon ! C'est pour badiner tout ce que vous en faites.Je suis un de vos favoris ;De Séneque et Platon le Disciple fidèle, Je pâlis tous les jours sur leurs divins écrits,Et leur vertu fut toujours mon modèle ;Un philosophe enfin, et je suis fort surprisQue vous tardiez si fort à me connaître. LA RAISON. Je ne vous reconnais pas mieux. LE PHILOSOPHE. Bon ! Vous voulez rire, peut-être. LA RAISON. Ce que je dis est sérieux. LE PHILOSOPHE. Pour mieux me livrer à l'étude,J'ai cependant quitté les humains pour jamais ;Je sais trop que la solitude, Mène seule à de grands succès. LA RAISON. Comment ! De la misanthropie ?C'est un ridicule souvent.Beaucoup font comme vous, qui n'ont que la manieDe se donner un air plus sage ou plus savant. LE PHILOSOPHE. Vous me feriez, Déesse, une injustice extrême,Si vous pensiez sur moi de même,Mes desseins sont plus grands, plus élevés, plus hauts ;Je ne recherche en tout qu'à connaître moi-même,Mes qualités et mes défauts. Ainsi n'imputez point à d'aveugles caprices,Des motifs aussi différents. LA RAISON, ironiquement. Un homme tel que vous peut-il avoir des vices ? LE PHILOSOPHE. Mais, si j'en ai, Déesse, ils ne sont pas bien grands. LA RAISON. Mais pour des qualités ? LE PHILOSOPHE. J'en citerais plus d'uneS'il convenait de se vanter. LA RAISON, à part. Sa modestie est peu commune. LE PHILOSOPHE. Le sage ne doit pas lui-même se flatter. LA RAISON. Mais, vous me dites votre amie ; Ainsi, sur ce point-là, vous pouvez vous ouvrir.Bon, parlez, votre modestie,Avec moi, n'a point à souffrir. LE PHILOSOPHE. Soit, mais sachez-moi gré de cette complaisance ;Car pour vous contenter je me fais violence. LA RAISON. Je le crois bien ; mais sans tant discourir…. LE PHILOSOPHE. J'ai le jugement net, et beaucoup de prudence ;Les talents de l'esprit sont en moi naturels :J'ai le coeur bon par excellence ;Je n'ai jamais senti de penchants criminels. À l'égard de la science,Je ne le cède à pas un des mortels. LA RAISON. Vous oubliez un point. LE PHILOSOPHE. Quoi ? LA RAISON. Votre modestie. LE PHILOSOPHE. Justement ! Des savants c'est-là le grand écueil !Bienheureux celui qui s'oublie ! LA RAISON, à part. Quel homme ! Ô Ciel ! Et que d'orgueil !Mais, à quoi bon vous retirer du monde ?Un honnête homme est fait pour la société ;Et l'érudition même la plus profondeN'est point contraire à la gaité. LE PHILOSOPHE. Bon ! La société ? Je frémis quand j'y pense.Avec qui, juste Ciel, vivre d'intelligence ? LA RAISON. Mais avec les humains. LE PHILOSOPHE. Il faudrait le pouvoir.Les savants enivrés de leur vaste science,Ne rendent pas justice à tout autre savoir ; Penser autrement qu'eux, c'est leur faire un offense,Il faut leur céder tout, ou ne les jamais voir.Je ne fus jamais fait pour tant de déférence.Puis-je parler avec un Grand,Qui toujours enflé de son rang, Laisse tomber sur vous d'un air de nonchalance,Un regard de protection ?Qui croit que le savoir avilit la naissance,Et que les armes et la danse,Peuvent seules fixer la noble attention, D'un homme de condition ?S'il vous écoute, il se compose,Pour faire imaginer qu'il ne vous entend point,Et comme il rougirait de savoir quelque chose,Il ne daignerait pas contester un seul point. Qui peut avoir une âme assez Stoïque,Pour soutenir sans s'émouvoir,Certain homme bourru qui prétend tout savoir ?Le petit doigt chargé d'un brillant magnifique,Sans cesse s'admirant dans son habit tout neuf, Lui qui sait, tout au plus, que quatre et cinq font neuf,Il vient d'un air hautain, et d'un ton emphatique,Disputer avec vous, sur un point de Physique,Avec autant d'audace et de présomption,Qu'un savant de profession. Sera-ce avec un petit MaîtreQui, si vous le mettez sur un sujet savant,Parce qu'il n'y peut rien connAître,Vous regarde comme un pédant ?Sera-ce avec des femmelettes, Qui ne peuvent juger du prix que vous valez,Qui vous préfèrent des fleurettes,De ces petits écervelés,Qui les accablent de sornettes,Où le sens et l'esprit sont toujours immolés ? LA RAISON. Halte-là, s'il vous plaît. Monsieur, à ne rien feindre,Par un pareil raisonnement,On connaît trop facilement,Que ce n'est que de vous que vous pouvez vous plaindre ?Réfléchissez sur votre aveuglement, Et vous verrez que vous n'avez à craindre,Que votre orgueil et votre entêtement.Si vous saviez mieux vous contraindre,Le monde aurait pour vous beaucoup plus d'agrément, LE PHILOSOPHE. Mais… LA RAISON. Je vois qu'un savoir ou faux ou véritable, Ne fait de vous qu'un homme insociable ;Que la soif de briller qui vient vous animer,Vous rend impérieux, arrogant, intraitable ;Personne ne doit vous aimer,En effet est-il rien de plus insupportable Qu'un savant orgueilleux qui veut toujours primer ?Ainsi n'imputez point à l'amour pour l'étude,Votre soin à rester dans votre solitude.D'un prétexte imposant vous voulez vous couvrir ;Votre fatuité prude Choquait ceux avec qui vous vouliez discourir,Le commerce du monde était pour vous trop rude,Et vous aviez trop à souffrir. LE PHILOSOPHE. Ciel ! Un pareil discours et m'excède et m'irrite.Que me servirait donc un si profond savoir ? Peut-on passer pour avoir du mérite,Quand on ne le fait pas valoir ?D'ailleurs, dans combien d'injustices,D'erreurs et de sots préjugés,Tous les mortels sont-ils plongés ! Ils ne connaissent plus que d'aveugles caprices,La raison ne peut rien sur leurs coeurs corrompus,Souvent même les plus grands vices,Prennent chez eux le nom des plus grandes vertus.De tels excès aigrissent trop ma bile, Oser être sage à leurs yeux,C'est vouloir leur être odieux.Vouloir les corriger est un soin inutile,Je ne le puis, ni ne le veux,Et les méprise trop pour rester avec eux. LA RAISON. Ces projets de Misanthropie,À votre sens sont presque des vertus,Mais à mon avis c'est folie,C'est en vous un défaut de plus. LE PHILOSOPHE. Comment donc ? LA RAISON. Oui, Monsieur, vous n'êtes qu'un caustique. Cette étude philosophique,Dont vous osez tant vous vanter,Ne vient chez vous que d'une humeur cynique,L'orgueil seul sut vous y porter.Même si du siècle où nous sommes, Vous avez avec soin étudié les moeurs,C'est plus pour avoir lieu de mépriser les hommes,Que pour éviter leurs erreurs.Le Philosophe, le vrai sage,Agit tout autrement que vous, Il fait de son étude un bien plus noble usage,Il écarte de lui cet air dur et sauvage,Il n'en est que plus doux.Toujours persuadé de sa propre faiblesse,C'est sur lui seul qu'il réfléchit sans cesse, Il réprime surtout ces mouvements d'orgueil,Du bonheur et de la sagesse,Souvent le redoutable écueil.S'il a des passions, il cherche à les éteindre.Il abhorre le crime, et si, dans les mortels, Il connaît des travers, des excès criminels,Tout mortel est fautif, il ne sait que les plaindre,Il se fait respecter, il charme tous les coeurs,Moins par sa science profonde,Que par la bonté de ses moeurs, Il ne dédaigne point le commerce du monde.Il sait par les douceurs de la société. Égayer sa Philosophie ;C'est ainsi qu'il passe sa vie,Dans le repos et la tranquillité. Voilà ce qu'un sage doit être,Pouvez-vous vous flatter d'en avoir un seul trait ?À ce fidèle portrait,Oserez-vous vous reconnaître ? LE PHILOSOPHE. Vivre avec les Mortels ! Comment ? Par quels moyens ? Lorsque tant de travers... LA RAISON. Ne voyez que les vôtres.On pardonne aisément tous les défauts des autres,Lorsqu'on connaît bien tous les siens. LE PHILOSOPHE. J'enrage, ô Ciel ! C'est trop braver ma patience.Que comptez vous gagner avec de tels discours ? En voulant des humains prendre ainsi la défense,Vous m'en éloignez pour toujours.Oui ma retraite en sera plus profonde ;Je le jure dès à présent,Plutôt que de rentrer avec eux dans le monde, J'aimerais mieux, morbleu ! M'enterrer tout vivant. SCÈNE X. LA RAISON, seule. Que de savants dans leur délireRessemblent à cet homme-ci !Enflés de leur savoir, ils croient se suffire :Vous les choquez en voulant les instruire. Mais, quel homme paraît ici ! SCÈNE XI. Le Suisse, La Raison. LE SUISSE. Pon chour, Raison. LA RAISON. C'est un Suisse, je pense ! LE SUISSE. Moi viendre, morbleu, por fous foir ;Recefez, s'il fous plaît, mon petit seritance,Moi troufe afec plaisir ly moyen d'y poufoir Faire afec fous la connoissance. LA RAISON. Un Suisse et la Raison ? Cela s'accorde au mieux. LE SUISSE. Moi viendre aussi fous temanter chisticeContre ein proferbe inchurieux,Qui depuis fort longtemps dans sti Pays se glisse, Lorsqu'on fouloir dire à quelqu'unQu'il navre pas ly sens commun ;On lui dit : Toi n'a pas plus de Raison qu'ein Suisse.Par mon foi, di pareils tiscoursExciter beaucoup mon colère. Ainsi, moi prier fous, ma chère,D'y faire qu'à chamais sti dicton n'ait plus cours. LA RAISON, raillant. C'est une injustice criante !On devrait bien avoir d'autres égards pour vous. LE SUISSE. Parsembleu ! Les Français bien plus fous que nous tous, Pour ein butordise apparente,Qu'eux poufoir remarquer chez nous,Nous chez eux en rencontrir trente. LA RAISON. Comment donc ? LE SUISSE. Oui, morbleu ! Nous l'emporter touchours,Por raisonner en façon raisonnable, Eux du bon sens marchir tout au rebour ;Et che me donne à tout les Tiables.Si leurs façons ou leurs tiscoursÊtre seulement soutenables. LA RAISON. Quoi ! Vous voulez les attaquer ? Il est sur eux beaucoup à dire : Mais, qu'avez-vous pu remarquer ? LE SUISSE. Oh ! Moi bientôt fous en instruire ;L'être un beau champ, mon foi, por qui feut critiquer !Depuis que moi ch'avre appris la manière Dont sti Montsirs parlir des chens de mon pays,Chavre eine attention toute particulière,À ne leur rien passer, autant que che le puis ;MoI critiquer touchours, et ch'y troufe matière ;Malhir à tout François qui s'en viendre où che suis. LA RAISON. Mais, dites-moi ce qui vous choque ? LE SUISSE. D'abord che trouse en eux trop de présomption ;L'avre le pensement riticule et baroque,Qu'en tout eux surpasser toute autre Nation,Et l'estre ein préchugé dont partout on sy moque. Parblé, conviendre sans façonQu'ils avre dans l'esprit de la délicatesse,Et qu'eux traiter ly politesseAfec plus de perfection :Eh qu'est-ce que cela ? Ce n'être qu'ein chargon Qu'ils apprendre dans la cheunesse :Mais por penser afec plus de chustesse,Et se conduire afec plus de Raison,Ché l'avre entendu tire, et penser bien que nonEux afoir leurs défauts aussi bien que les autres. Nous, Suisses, parsambleu l'être de bons garçons :Mais, nous foir leurs travers, tout comme eux foir les nôtres ;Et si fouloir railler, mon foi, nous les raillons. LA RAISON. Fort bien ! Ne donnez jamais prise. LE SUISSE. Par exemple, eux appeller balourdise, Cet air uni que nous afons,Et nous nous appeler sottiseToutes leurs mignardes façons.Il les faut foir, en entrant tans li Monde,Courir t'abord à la Brune, à la Blonde, Chercher à s'y parer de petits airs muguets,De mots chantis, et de colifichets.Ein rien, eine mode noufelleLeur faire tout-à coup renferser li cerfelle :Chacun fouloir la suivre le premier, Pour s'embellir aux yeux de son Maîtresse ;L'être-t-il rien qui soit plus singulier ?Tous s'occuper, même sans cesse,À poufoir mieux en infenter,Pour réussir auprès des Belles ; Eux chercher à les imiter.Enfin, tous les François ils sont tes Temoiselles. LA RAISON. Vous les peignez au mieux. LE SUISSE. Ch'oser bien m'en flatter.Nous, parsambleu parviendre à plaire Par eine route pien contraire.Nous touchours mépriser stis petites façons,Stis mots chentis, et stis tendres chargons.Nous plaire seulement par notre bonne mine,Par l'air franc, en disant que nous aimer beaucoup : Aussi, por peu que por nous on incline,L'affaire est faite tout d'ein coup ;On nous dispense des fleurettes. LA RAISON. On fait fort bien, je crois. L'art de les débiter… LE SUISSE. Autre point. Quand fouloir écouter leurs sornettes, Rire à leurs nez du nombre d'amourettes,Dont fouloir touchours sy vanter.Che les fois au Café, dans eine promenade,Tous ces petits godelureaux,Faire tous à l'envi parade De tous leurs amoureux travaux.L'ein, d'un air nonchalant, tire à fa camaradeQu'il viendre de quirter son adorable Iris,Et qu'ein peu trop d'amour que Montsir avre pris,L'avre, mon foi, rendu tout son santé malade. L'autre, répondre en souriant,Que le fieux mari de sa belleL'être parfois si clairvoyant,Qu'il n'avre pu du chour arriver auprès d'elle ;Mais, qu'ein charmant billet qu'il vient dy recefoir, Par lequel on lui tonne ein rende-toi ce soir,Donner à ses transports eine force noufelle.Moi n'y prendre chamais sti petit ton faquin ;Laisser en paix li beauté que chadore :Et si, moi, parsembleu, l'y foir quelque matin, Et l'y foir tous les soirs encore. LA RAISON. Sur ce point-là vous pensez moins mal qu'eux. LE SUISSE. Ensuite moi, les entendir tous deux,En ricanant, se crier à l'oreilleLe nom, li qualités de la cheune merfeille Qui favoriser leurs seux. LA RAISON. Ces faiblesses là sont communes. LE SUISSE. [Note : Plumet : Un jeune militaire. [L]]Mais, n'être pas assez que les cheunes plumetsParler ainsi de blondes et de brunes ;La fureur d'y briller par les ponnes fortunes, [Note : Petit collet : (...) on appelle petit collet un homme qui s'est mis dans la réforme, dans la dévotion, parce que les gens d'église porte un petit collet. [F]]L'avre, mon foi, passé jusqu'aux petits collets.Nous, Téesse, chamais ne faire ainsi connAîtreLes objets qui de nous pouvoir être amoureux,Er si touchours nous n'être pas heureux,Nous touchours mériter de l'être. LA RAISON. Une sincère passionEst d'un grand poids auprès des belles ;Mais ce mérite-là n'est presque rien pour elles,Il faut encor de la discrétion. LE SUISSE. Foilà des cheunes chens les défauts ordinaires ; Mais les vieux, par mon foi, n'être pas plus sensés :Mille désirs, milles folles chimères,Remplacer leurs travers passés.Mais n'être pas besoin que che vous les rappelle,Fous les connaître mieux que moi ; Et quoiqu'eux se vanter pour fous d'ein très grand zèle,Pas un ne suivre fotre loi. LA RAISON. Mais en quoi, mon cher, je vous prie,Faites-vous donc consister la Raison ? LE SUISSE. À fifre heureux, morbleu, l'être mon seule envie : Oui l'être le seul bien dont mon coeur se soucie.Che bois du matin chusqu'au soir,Afec une Tonton acréable et cholie,Qui m'aime, et qui me sacrefie.Les rifals que che puis afoir, Ly chour passer ainsi, sans m'en apercefoir. LA RAISON. C'est aussi là votre folie. LE SUISSE. Comment ! Moi l'être heureux, quand l'être sans chagrin.Che bois touchours du meilleur vin ;Chaime, et suis aimé de mon mie : Connaître vous ein plus heureux destin ?Si d'elle, par hasard mon âme se défie,Loin qu'eine sombre chalousieVienne troubler mon fantaisie,Moi l'abandonner tout soudain, Chen bois ein broc de plus, Téesse, et che l'oublie ;C'en est fait du soir au matin. LA RAISON. C'est prendre son parti. LE SUISSE. Mais, à propos di boire,Ces Montsirs les Français fouloir primer sur tous ;Fouloir aussi nous tisputer la gloire Di boire comme des trous ;Mais nous touchours remporter la fictoire !Quand moi l'être afec eux dans quelque grand festin,Falloir les rigarder animés à me suivre,Comme moi boire à grand verre et tout plein ; Mais, parsembleu, Dieu sait comme che les ennivre ! LA RAISON. C'est punir assez bien leur sotte vanité. LE SUISSE. Oh ! Moi bien rire en férité,Quand che les fois dans leur humeur lutine,Fouloir locher ein broc de vin Dans l'espace d'eine poitrineLarge à peu près comme mon main,Et que noye ein petit chopine.Quand le matin chasser Montsirs les Conviés,L'être bien content, che vous chure, D'y voir tous ces Français, ces chens si déliés,Que leurs valets planter dans leur voiture,Comme des chens estropiés,Tandis que moi, Galliard, che m'en vais sur mes pieds,En ruminant contre eux quelque ponne satire. LA RAISON. Sur ces articles là je n'ai rien à vous dire :Vous les raillez, et vous avez raison. LE SUISSE. Si chai Raison ! Comment, di par le Tiable,Qui plus qu'ein Suisse est raisonnable ?Et qui, plus qu'ein Français, peut être fanfaron ? Personne, par mon foi, pas même li gascon :Ainsi, moi l'esperer, atorable Téesse, Que vous chassir de sti pays,Li petit dicton qui me blesse. LA RAISON. Je le voudrais, mon cher, mais je ne puis : Ce serait vous flatter d'une espérance vaine.Les préjugés aussi bien établisNe se détruisent qu'avec peine. LE SUISSE. Eh bien, si l'être ainsi, parbleu, pour cette fois,Moi leur chouer ein bon tour de malice, Pour me fancher che vais répandre en Suisse ;Parsambleu l'être aussi fol quein Français. LA RAISON. Fort bien. Quel effort de génie !C'est un bon trait que celui-là ! LE SUISSE. Nous, de l'esprit, n'avoir pas la manic, Mais n'en manquer pas pour cela.Adieu. LA RAISON. J'admire dans ce SuisseCertain fonds de raisonnement :Il est grossier, mais rendons-lui justice ;Il pense du moins sensément. SCÈNE XII. La Raison, Une Mère et sa fille. LA MÈRE. Déesse, je viens, pour ma fille,Implorer aujourd'hui votre Divin secours.Elle est l'unique espoir de toute ma famille,Je voudrais assurer le bonheur de ses jours.En mère tendre et qui l'aime, Par un hymen avantageux,Je veux la mettre au comble de ses voeux.Elle n'y consent pas, ma peine en est extrême ;L'époux ne plaît point à ses yeux ;Je n'obtiens rien : essayez si vous-même Vous pourrez la convaincre mieux. LA RAISON. Mais quel est cet époux ? Peut-être quelque vieux. LA MÈRE. Non pas absolument. Il est d'un certain âge,Mais se portant bien, encor frais ;Il se trouve enchanté de ses jeunes attraits, Et la demande en mariage.C'est un homme fort doux, fort sage,Qui, d'ailleurs, regorge de biens ;Maisons, châteaux, gros héritages ;Même en se l'attachant par les plus forts liens, Il lui fera de très gros avantages :Elle veut refuser. L'innocente qu'elle estNe trouve pas ce parti-là sortable. LA RAISON. Mais s'il n'est pas du tout aimable. LA MÈRE. Aimable ou non, qu'est-ce que cela fait ? Lorsque l'on trouve un bien aussi considérable,Doit-on s'embarrasser si l'époux nous déplaît ? LA RAISON. À part.Quel préjugé ! Haut.J'approuve votre zèle ;Mais faut-il si-tôt la blâmer ?Cet homme est-il le seul qu'elle puisse enflammer ? Votre fille est jeune, elle est belle,Quelque autre peut brûler pour elle,Et qui plus est, s'en être fait aimer. LA MÈRE. Justement voilà notre affaire,Vous êtes tout d'un coup au fait. Certain jeune homme assez bien fait,A su trouver le moyen de lui plaire.Et qu'est-ce dans le fond ? Un jeune freluquet,Qui, pour tout bien, a reçu de son père[Note : Caquet : Abondance de paroles inutiles qui n'ont point de solidité. [F] ]Un peu de bonne mine, et beaucoup de caquet. LA RAISON. S'il était d'un bon caractère ?S'il a du mérite d'ailleurs ? LA MÈRE. Je crois que ce serait un parti des meilleurs,S'il avait la fortune à ses voeux moins contraire. Mais enfin, Déesse, il n'a rien ; Pour lui déjà je sens une amitié secrète ;Mais c'est une fort sotte empletteQu'un époux qui n'a pas de bien. LA RAISON. Et votre fille en aura-t-elle ? LA MÈRE. Comment, sa fortune est fort belle ! Quand son père, du temps, subit la triste loi,Elle hérita de lui, ma foi,Quinze bons mille francs de rente,Et celui qu'elle peut espérer après moi,Pourra bien achever les trente. LA RAISON. En ce cas, si c'est son bonheurQue vous avez si fort en vue,Pour les biens du richard soyez moins prévenue.Consultez votre fille, et sondez bien son coeur. À la fille.Approchez-vous, ma chére amie, Écoutez-moi, parlez-nous franchement,Votre mère le veut, et moi je vous en prie,Connaissez-vous bien votre amant ?Êtes-vous sure qu'il vous aime ? LA FILLE, d'un ton ingénu. Il me le dit, Déesse, et je le crois de même. LA RAISON. Qui vous le fait penser ? LA FILLE. C'est son empressement,C'est son affection, sa politesse extrême, C'est un je ne sais quoi de vif et de pressant,Enfin il me dit, il ressentCe que je lui dirais, ce que je sens moi-même. LA RAISON. Et vous, vous l'aimez bien ? LA FILLE. Beaucoup assurément,Je ferais mon bonheur suprême... LA RAISON. Mais comment jugez-vous que vous pouvez l'aimer ? LA FILLE. Mais... LA RAISON. Eh bien ! LA FILLE. Mais... LA RAISON. Enfin... LA FILLE. Je ne puis l'exprimer. LA RAISON. Comment ? LA FILLE. Je ne peux pas vous dire, Tout ce que je pense ou ressens,Je ne puis démêler mes secrets sentiments,Quand je ne le vois pas, je pleure, je soupire.Je suis toujours dans un profond ennui,Et je pense sans cesse à lui. LA RAISON. Et s'il vient par hasard ? LA FILLE. Hélas que je le voie,Mon coeur me palpite de joie ;Interdite, je sens mon âme se troubler,Ce sont des mouvements que je ne puis décrire,J'ai toujours beaucoup à lui dire, Et je ne saurais lui parler. LA RAISON. Et s'il s'en va ? LA FILLE. Je sens une douleur secrète,Que quelquefois je voudrais pénétrer,Je conçois seulement que mon coeur le regrette,Il recommence à soupirer. LA RAISON, à la mère. Sa situation m'afflige et me fait peine,Elle aime fortement son jeune cavalier,Votre espérance sera vaine,Si vous comptez jamais le lui faire oublier ; À la fille.Et l'autre amant, ne saurait donc vous plaire ? LA FILLE. Bon Dieu ! Non, Déesse au contraire ?Il renouvelle ma douleur.Ô Ciel ! Que pour eux deux mon âme est différente ?L'un me plaît, me ravit, m'enchante,Je l'aime de tout mon coeur. L'autre en m'approchant m'épouvante,Enfin il me fait presque horreur. LA MÈRE, à sa fille. Ainsi malgré tout l'avantage, Que vous pouvez tirer d'un pareil mariage,Vous l'épouserez à regret ? Il faudra donc vous faire violence ? LA FILLE. Je ne peux triompher de mon penchant secret,Ainsi n'abusez pas de mon obéissance. LA RAISON, à la mère. Vous avez droit de vous faire obéir :Mais pouvez-vous au gré de votre envie, Forcer ce jeune enfant d'aimer ou de haïr,Suivant votre caprice ou votre fantaisie ?Non, non, dissipez votre erreur,Ce droit vous est donné pour faire son bonheur,Veillez-y ; mais en femme sage, Pour elle examinez le parti le meilleur,Et considérez moins pour un tel mariage,De quelques biens de plus le frivole avantage,Que les sentiments de son coeur. LA MÈRE. Comment ! J'aurais l'extravagance, De préférer à cet époux,Qui la mettra dans l'opulence,Un homme qui n'a rien ? LA RAISON. Oui. LA MÈRE. Mais y pensez-vous ? LA RAISON. Sans doute. Examinez, voyez avec prudence, Si ce jeune amant-là pourra lui convenir,Mais si vous lui trouvez des moeurs de la naissance,Il aime, il est aimé, vous devez les unir. LA MÈRE. Maïs le voici lui-même. LA FILLE. Hélas ! SCÈNE XIII. La Raison, La Mère, sa fille et son amant. L'AMANT. J'apprends Déesse, Qu'à mon sujet, ici, l'on vient vous consulter.Pour Lise je ressens la plus forte tendresse,À ses attraits je n'ai pu résister,Mon ardeur augmente sans cesse,L'Amour de son côté presse notre union, Qu'à notre sort votre coeur s'intéresse,Parlez en ma faveur, notre amour vous en presse,Accordez-nous votre protection ;Faites valoir votre Justice,Pour un amant infortuné, Ne souffrez pas qu'on me ravisse,L'unique bien que les Dieux m'ont donné. LA FILLE. Ah ! Déesse. LA MÈRE, à sa fille. Écoutez ? LA RAISON. À vos voeux favorable,Je voudrais vous servir du meilleur de mon coeur ;Mais ce n'est pas assez qu'un amour véritable Vous enflamme aujourd'hui d'une sincère ardeur,Madame cherche à prendre un gendre convenable,Homme de naissance et d'honneur,D'un caractère, doux, aimable,Qui puisse de sa fille assurer le bonheur, Croyez-vous pouvoir y prétendre ? L'AMANT. Lise est d'un prix que l'ardeur la plus tendre,Et toutes les vertus ne peuvent mériter,Ainsi je n'ose me flatter ;Mais Déesse daignez m'entendre, Madame déjà pour gendre,Avait bien voulu m'accepter. LA RAISON. Comment et par quelle occurrence ? L'AMANT. On me croyait alors dans l'opulence ;Un vieux parent que les Dieux m'ont ôté, Avait pris soin d'élever mon enfance,Sa grande générosité,Me faisait faire une dépense,Suivant mon rang, ma qualité,Madame accordait Lise à ma persévérance, Mais je n'ai pas voulu tromper sa confiance,Déesse j'ai pris soin de la désabuser, Avant que d'achever ce charmant hyménée,Je sais trop qu'une âme bien née,Ne doit jamais en imposer, LA RAISON, à la mère. Vous le savez dans le siècle où nous sommes,Les femmes comme les hommes,Sur cet article-là ne sont pas scrupuleux,Et souvent c'est à qui se trompera le mieux,Un pareil procédé prouve de la droiture, Un aveu si sincère est d'un homme d'honneur. L'AMANT. Je ne m'en repens pas, mais il fait mon malheur,Il rompit sur le champ l'hymen prêt à conclure,Hélas ! Pour comble de douleur,Je vois qu'un vieux rival obtient la préférence, Ses biens de son côté font pencher la balance,Cette Lise charmante est promise à ma foi,Sûre de mon amour, sûre de ma constance,M'aime et gémit tout comme moi.Ah ! Déesse, aujourd'hui prenez notre défense, Madame suivra votre loi. LA FILLE. Déesse, vous voyez mes larmes. L'AMANT, à la mère. Madame, laissez-vous toucher :Ah ! Daignez mettre fin à nos vives alarmes.Pouvez-vous me rien reprocher ? LA MÈRE. Non, Monsieur, je vous rends justice. LA RAISON. En ce cas, soyez-leur propice ; Cet aveu seul devait vous faire ouvrir les yeux.Pouvez-vous jamais trouver mieux ?Monsieur vous prouve en lui des moeurs, de la naissance ; Ces titres valent mieux qu'une grande opulence.Votre fille a du bien, il suffit à tous deux ;L'Amour les fait brûler des plus aimables feux.Son ingénuité vient de vous en instruire,À leur hymen il faut souscrire ; Rendez ces deux amants heureux. LA MÈRE. Mais l'autre amant à ma promesse. LA RAISON. Retirez-là ; Monsieur l'avait eue avant lui ;Et si cet homme est raisonnable,Il doit approuver aujourd'hui Un hymen aussi convenable. L'AMANT à la mère. L'Amour et la Raison me prêtent leur appui ;Un rival pourra-t-il, d'une ardeur si constante ; LA RAISON, à la mère. Non, la raison ne peut autoriserUne union si discordante ; N'espérez pas que j'y consente,Votre fille est aimable, et sa vertu m'enchante ;Mais vous cherchez à l'exposer. LA MÈRE. Comptez sur sa vertu. LA RAISON. Le moyen est extrême, Lorsque pour être sage il y faut recourir.Mais comment oublier un jeune amant qu'elle aime, Pour aimer un vieillard qu'elle ne peut souffrir ?Comment éteindre une ardeur légitimeQu'une juste espérance a pris soin de nourrir. Quand on aime un objet toujours digne d'estime,L'Amour devient un mal dont on ne peut guérir.D'un joug impérieux, malheureuse victime,Elle verra ses jours couler dans les douleurs.Pour elle cet amour va devenir un crime : Pour un coeur vertueux, quelle source de pleurs !Songez donc... LA MÈRE. Les raisons que vous faites entendreMe frappent vivement, il en faut convenir. LA RAISON. Eh bien, Madame, il faut vous rendre,Et ne songer qu'à les unir. LA MÈRE. Par les réflexions que vous m'avez fait faire,Je le vois trop, je dois céder à leurs penchants ;La Raison me frappe et m'éclaire :Je les unis, qu'ils s'aiment, j'y consens. LISE et son amant. À la mère.Que de bonheur ! À La Raison.Par quels remerciements !... LA RAISON. Allez, heureux époux, qu'une flamme éternelleUnisse vos coeurs pour jamais.Si chacun de vous m'aime, et peut m'être fidèle,Vous vivrez tous les deux en paix. SCÈNE XIV ET DERNIÈRE. La Raison, La Folie. LA FOLIE, d'un ton railleur. Eh bien, votre espérance a-t-elle été remplie ? Vous aviez de fort beaux projets.Réellement combien votre philosophieM'a-t-elle enlevé de sujets ? LA RAISON. Ne badinez pas tant. Si dans cette entrepriseTout n'a pas, à mon gré, secondé mes souhaits, Je ne regrette pas la peine que j'ai prise,J'ai du moins eu quelques succès. LA FOLIE. Comment ! quelques mortels à vos voeux satisfaits ? LA RAISON. Tous ne sont pas incorrigibles ;Il en est qui sont prévenus, Pour les faux préjugés ici-bas répandus ;Mais qui peuvent se rendre à des raisons sensibles. LA FOLIE. En vérité, j'y prends beaucoup de part.Ma joie est égale à la vôtre ;Et puisqu'aujourd'hui le hasard Nous rapproche ici l'une et l'autre,Je veux vous régaler avant votre départ. LA RAISON. Comment donc ? LA FOLIE. Je sais trop, Déesse,Que le devoir m'engage à cette politesse.Je viens de faire préparer Un divertissement à tous deux convenable,Moitié fou, moitié raisonnable ;Il vous plaira... même j'ose espérer... LA RAISON. Non, Déesse, je pars, et je vous remercie. LA FOLIE. Oh, s'il vous plaît, trop de sagesse ennuie ; Montez-vous sur un plus beau ton,Restez aux jeux dont je vous prie ;Et songez qu'un peu de FolieNe peut qu'égayer la Raison. LA RAISON. Mais enfin... LA FOLIE. Vains discours. Ce moment nous rassemble. Pouvez-vous vous en dispenser ?Nous-nous trouvons trop rarement ensemble,Pour que vous puissiez refuser.D'ailleurs, ce n'est que de la Danse,De la Musique, et quelques chants. LA RAISON. Allons, il faut avoir un peu de complaisance :Que l'on approche, j'y consens. DIVERTISSEMENT. [LA RAISON.] Air.Pour les affaires de la vie,Ce n'est qu'à la Raison qu'il faut avoir recours.Heureux est le mortel qui de lui se défie, Et la consulte toujours.Mais, laissez la philosophie,Lorsqu'il s'agit d'occuper vos loisirs.Sans un petit grain de Folie,Il n'est jamais de vrais plaisirs. VAUDEVILLE. [LA FOLIE.] Un amant sexagénaire,À fillette de quinze ans,Souvent espère,Pouvoir encore plaireMais le bonhomme a fait son temps. En vain le bon sens lui crie,Qu'il est dans l'arrière saison,Il voit, il aime, il se marie,C'est une Folie,Il croit pourtant avoir raison. [Note : Pie grièche : Est une espèce de pie sauvage de couleur cendrée. [F]]Une Maman pie-grièche,De fille aux appas naissants,D'un ton revêche,Sans cesse la prêche,Contre l'Amour et les amants. Mais tout ce qu'elle en publieLoin d'en dégoûter le tendron,D'en essayer lui donne envie,C'est une Folie,Mais elle croit avoir Raison. Un vieux, jaloux de sa femme,Fait observer tous ses pas,Pour rien son âmeDe courroux s'enflamme,Il peste, il jure, il fait fracas, Mais que lui sert sa manie,Qu'à mieux avancer le mignon,Qui veut tromper sa jalousie,C'est une Folie,Il croit pourtant avoir raison. Quel plaisir, quelle fictoire,Dy terrasser des bifeurs !Morbleu la gloire,Dy touchours pien poire,Defroit enchanter tous les coeurs, Mais las ! Sti chenre de fie,Pour tout mon foi n'être pas bon. Ein pauvre Français qui s'y fie,Faire un Folie,Mais ein Suisse il avre Raison. Notre jeune Auteur en transe,Se trouve presque aux abois,De l'indulgence,Hélas ! Il commence,Que faire une première fois. Un auteur se fortifie,En prenant de vous sa leçon,Il a risqué, je vous en prie,Paix si c'est Folie,Mais claquez fort, s'il a raison. ==================================================