******************************************************** DC.Title = LA JOUEUSE DUPÉE, COMÉDIE DC.Author = LA FORGE DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:08:20. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/LAFORGE_JOUEUSEDUPEE.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LA JOUEUSE DUPÉE OU L'INTRIGUE DES ACADÉMIES COMÉDIE M. DC LXIV. par Jean de La Forge Représenté pour la première fois en 1664 au Théâtre du Marais. NOTICE SUR J. DE LA FORGE de Victor FOURNEL (1875) On manque de renseignements précis sur J. de la Forge, l'auteur de la Joueuse dupée. Nous ne connaissons à peu près de lui que ses ouvrages, et ceux-là ne sont pas nombreux puisqu'ils ne comprennent que cette petite comédie, et le Cercle des femmes savantes, dialogue en vers héroïques, qu'il avait publié l'année précédente. Le Cercle des femmes savantes (Paris, P. Trabouillet, CG3, in-12) est un document précieux pour l'histoire de la société polie. La clef qui le termine donne les noms de soixante-sept savantes dont il y est question sous des noms empruntés et sous une forme élogieuse. C'est un véritable supplément au Grand Dictionnaire de Somaize. Il est dédié à la comtesse de Fiesque, nommée l'illustre Axiamire dans le cours de l'ouvrage, et qui était une célébrité du monde précieux. Jean de la Forge se rattachait probablement lui-même à cette société : il y tenait du moins par ses goûts et par ses protecteurs, sinon par des relations directes, car il n'est même pas mentionné dans le Grand Dictionnaire de Somaize. La Joueuse dupée, ou l'intrigue des Académies, en un acte en vers, dédiée à M. le marquis Dubois (Paris, A. de Sommaville, 1664, in-12), appartient encore presque autant au genre du dialogue pur et simple qu'à celui de la comédie proprement dite. Elle fut cependant, selon le Dictionnaire manuscrit de H. Duval, jouée sur le théâtre du Marais au mois de juin 1664. Clidamant est amoureux de Cléonice, fille de la joueuse Uranie craignant de ne pouvoir l'obtenir de la volonté de ses parents ; il use d'adresse, et l'enlève pendant une partie qu'engage avec sa mère un faux marquis de ses amis, joueur de profession. Le père, qui les rencontre au moment ou ils prennent la fuite, les ramène et le mariage est décidé. Voilà toute l'intrigue, qui n'a pas du coûter un grand effort d'imagination à l'auteur. Elle n'a même point de situation, à proprement parler, et elle est tout entière dans les conversations des personnages. On y rencontre encore une précieuse, mais dont le rôle est très effacé, et J. de la Forge y a lancé contre Molière un ou deux traits émoussés et timides, telum imbelle sine ictu. La Joueuse dupée est généralement d'une versification lâche, d'un style mou, négligé, parfois incorrect, supérieur pourtant à celle de quelques écrivains souvent joués alors et particulièrement sur la scène du Marais. Tout l'intérêt en git dans les renseignements qu'elle nous donne sur le jeu à cette époque, sur le développement extraordinaire qu'avait pris, même parmi les femmes, la passion des cartes et des dés, sur les moeurs et habitudes des joueurs et sur les tricheries usitées parmi la plupart d'entre eux, que le marquis vient raconter cyniquement sur la scène comme une chose toute naturelle. Ces divers points seront éclaircies et complétés par les notes. La pièce est fondée sur l'usage ou étaient certains maîtres ou certaines maîtresses de maisons de tenir en quelque sorte chez eux Académie ouverte de jeu. La passion du jeu avait pris et devait prendre jusqu'à la fin du règne, même sous la Régence, des développements dont rien aujourd'hui ne peut donner une idée. Les Académies publiques contre lesquelles La Bruyère s'est élevé si rigoureusement quelques années plus tard, ne suffisaient plus à cette frénésie dont la cour donnait le premier exemple des particuliers ouvraient directement, ou sous le couvert de leur livrée, des maisons de jeu dans leurs hôtels, et ces particuliers étaient souvent de grands seigneurs, des hommes revêtus des premières charges de la cour, comme Livry, le duc d'Antin, le grand écuyer; plus souvent encore des femmes dont quelques-unes appartenaient aux plus hautes classes. Ces joueuses et ces joueurs enragés y cherchaient non-seulement la satisfaction de leur goût, mais un profit, un bénéfice particulier, directement ou indirectement prélevé sur les habitués, comme J. de la Forge le fait d'ailleurs entendre dans sa première scène. La Flavie des femmes coquettes (1670), de Raymond Poisson, Donne de grands cadeaux, fait la grande joueuse En tient Académie, et l'on voit sa maison hantée par des pipeurs à qui son mari est obligé dé faire rendre gorge. Dans sa satire X, Boileau n'a pas oublié ce type de la joueuse : Chez elle en ces emplois l'aube du lendemain Souvent la trouve encor les cartes à la main Alors, pour se coucher,les quittant, non sans peine, Elle plaint le malheur de la nature humaine, Qui veut qu'en un sommeil où tout s'ensevelit Tant d'heures sans jouer se consument au lit. Toutefois en partant la troupe la console Et d'un prochain retour chacun donne parole. Brossette nous apprend en note que ce portrait de la joueuse à été fait d'après nature sur Madame X.... L'auteur des "Conversations morales sur le jeu" (1685) parle aussi des dames qui donnent à jouer, "car, ajoute-il, ce sont elles particulièrement qui se piquent de recevoir bien le monde" et il nous apprend qu'elles faisaient payer les cartes un peu plus cher que dans les brelans proprement dits, qu'elles recevaient chez elles toutes sortes de personnes, se contentant de savoir leur nom, ou pourvu qu'elles fussent amenées par un habitué ; qu'on y perdait des sommes excessives, que leurs maisons servaient de lieux d'entrevue, etc. (p. 251-3). La comédie, la satire, les moralistes de l'époque reviennent sans cesse à ce fléau [1]. La police avait l'oeil ouvert sur tous ces établissements publics et privés ; elle les surveillait de son mieux, elle en ordonnait souvent la fermeture. Le roi était obligé d'intervenir pour arrêter cette industrie exercée sans honte par des gens de qualité. En 1678, Colbert écrit de sa part à La Reynie de faire prévenir le prince d'Harcourt et le prince de Monaco qu'ils doivent veiller à ce qu'on n'établisse pas de jeu dans leurs hôtels à l'abri de leurs livrées. Un peu plus tard, Seignelay commande au lieutenant général de faire assigner les dames de Fleurs et de Caligny à la police pour avoir donné à jouer, en les avertissant qu'elles seront condamnées a la rigueur si elles recommencent. [2] Malgré toutes les précautions et toutes les ordonnances de police, le même état de choses persista opiniâtrement on vit même des poètes s'en mêler et, comme Palaprat, Donner aux Muses le matin Et l'après-dinée aux joueuses. [3] La mort de Louis XIV n'y changea rien, ou plutôt la Régence donna encore un nouvel essor à cet usage. On jouait publiquement dans l'hôtel du duc de Tresmes, gouverneur de Paris, et chacun y pouvait aller tenter la fortune, soit aux dés soit à l'ombre, au pharaon, au lansquenet, au trictrac, car chacun de ces jeux avait ses salles particulières. C'est le comédien Poisson qui était à la tête de cette entreprise, moyennant un loyer de mille livres par mois au duc de Tresmes. En 1722, on permit également à Blouin, intendant de Versailles, d'avoir chez lui une assemblée de jeu. "Quelques gens de condition, écrit Nemeitz au commencent du siècle suivant dans son "Séjour de Paris" [4] n'ont pas honte de tenir de telles assemblées dans leurs maisons. De mon temps il y en avait chez l'Envoyé de Gênes et dans l'Hôtel du prince Ragotzy au faubourg Saint-Germain, comme ayant de la cour la permission de tenir chez eux table pour les jeux de hasard, d'autant qu'ils sont permis aux ministres et aux princes étrangers, pendant qu'ils sont défendus absolument aux sujets du roi." Nous nous sommes laissés entraîner bien au delà de l'époque de cette pièce. Revenons à l'ouvrage de J. de la Forge. S'il n'a pas une grande valeur littéraire, on reconnaîtra sans doute qu'il n'est pas sans une certaine importance historique en prenant le mot dans son sens le plus large, et que sa rareté, comme la curiosité des renseignements qu'il donne, pouvait lui mériter d'être reproduit dans ce recueil. 1. Voir Brillon, "Le Théophraste moderne" (1699), ch. du Jeu ; Dancourt, la Désolation des joueuses, 1687, et la Déroute du Pharaon, etc. 2. Correspondance adminstrative de Louis XIV, t II, p. 563, 572. 3. Voir les deux pièces de Palaprat : À M. de la Chapelle, pour le prier de prévenir M. d'Argenson en ma faveur sur un jeu qui était chez moi. - Au comte de Maurepas, sur ce que Mgr de Pontchartrain m'avait fait ordonner... de faire cesser mon jeu (1698). 4. Traduction française, 1727, t. I, p.200. PERSONNAGES. CLIDAMANT, amant de Cléonice. TURLUPIN, valet de Clidamant. LE MARQUIS, joueur. URANIE, joueuse. CLÉONICE, fille d'Uranie. LISETTE, suivante. POLIXÈNE, précieuse. VALÈRE, père de Cléonice. La scène est à Paris. SCÈNE PREMIÈRE. Lisette, Clidamant, Turlupin. LISETTE. Dans une heure, monsieur, vous verrez ma maîtresse ;Mais il faut accorder ce temps à sa paresse,Et lui permettre au moins de se faire coiffer. TURLUPIN. [Note : Attifer (s') : Vieux mot qui signifiait autrefois, coiffer, parer la tête des femmes. On le dire encore dans le style simple et familier. [F]]Que diable ! Ta maîtresse est longue à s'attifer ! CLIDAMANT. C'est se moquer du monde, et sans doute Uranie Ne se ressouvient pas qu'elle attend compagnie.Pour avoir le plaisir d'être longtemps au jeu,Elle m'avait promis de se presser un peuCependant il est tard. LISETTE. Je n'y saurais que faireAussi bien comme vous j'en suis toute en colère. Mais, dût-on enrager, je le donne au plus fin,Quand on se couche au jour, de se lever matin.Je ne m'étonne pas, après un tel supplice,D'où naissent sur mon teint ces marques de jaunisse.Et si, devenant maigre à vous faire pitié, [Note : Étrecir : rendre plus étroit, étrecir un habit. [L]]Il me faut étrecir mon corset de moitié.Dieu merci, nous faisons un assez beau ménageMais je veux bien mourir si j'y suis davantageC'est trop en endurer, ma constance est à boutN'avoir point de repos, ne dormir point du tout, Sans oser dire un mot, souffrir un froid extrême,En dépit de ses dents jeûner plus d'un carême[Note : Croquer le marmot : On dit proverbialement, qu'un homme a été longtemps à croquer le marmot ; pour dire, qu'on l'a laissé longtemps à attendre sur les degrés, dans un vestibule. Ce proverbe vient apparemment des compagnons peintres, qui, quand ils attendent quelqu'un, se désennuient à tracer sur les murailles quelques marmots ou traits grossiers de quelque figure. [F]]Faire du jour la nuit, et de la nuit le jour,Vous en êtes témoin, grâce à vôtre amourCe n'est pas d'aujourd'hui que vous voyez la dame Passer toutes les nuits sans voir ni feu ni flamme.Être dans une chambre à croquer le marmot,Ne trouver au matin ni marmite, ni pot,C'est pour être joyeuse et devenir bien grasseSe mette qui voudra dans ma chienne de place, Qu'une autre que Lisette y serve de jouet :Si j'y demeure plus, je veux avoir le fouet. TURLUPIN. [Note : Pester : S'emporter contre quelque chose, invectiver contre quelqu'un. [F]]Bon, bon, pousse toujours, et pestons de plus belleC'est ici que le jeu ne vaut pas la chandelle,Monsieur, et l'on nous doit passer pour vrais filous, À nous voir chaque nuit courir comme des fous.Cependant que Monsieur ou que Madame joue,Nous sommes à trembler les pieds dedans la boue,Et de mille accidents incessamment surpris,Nous avons belle peur en faisant les esprits Tantôt quelque présent descendu des gouttières,[Note : Rapière : Épée longue, vieille et de peu de prix, telles que celles dont l'on arme d'ordinaire les soldats. [F]]Tantôt quelques archers ou traîneurs de rapières,Tantôt le vent, la pluie, et cent mille autres maux,Tombent sur notre tête, et chargent notre dos.Jugez après cela si la fine Lisette [Note : Plier sa toilette : s'en aller. [V. Fournel]]A raison de songer à plier sa toilette. CLIDAMANT. Mais elle ne dit pas ce que le jeu lui vaut,Et que les... LISETTE. Il est vrai car le gain monte haut[Note : Maltoutier : maltotier. Celui qui fait la maltôte [qui est un] impôt levé sou Philippe le Bel, pour la guerre contre les Anglais ou la perception d'un droit qui n'est pas dû, ou encore tout espèce de perception d'impôt. [L]]Les doubles maltoutiers, avec leur monopole,[Note : Obole : Monnaie de cuivre valant une maille, ou deux pites ; la moitié d'un denier. Quelques-uns veulent que ce soit seulement la quart d'un denier, la moitié d'une maille. [F]]Empêchent à présent qu'on ne gagne une obole. N'enragerait-on pas de voir que ces filousOnt voulu rehausser les cartes de deux sous ?Je ne suis pas ici la seule qui murmure ;Personne n'est exempt de leur maudite usure,Et je pense qu'un jour on les verra, les gueux, Enchérir sur les choux et tondre sur les oeufs.S'ils étaient tous pendus que j'en aurais de joie ! CLIDAMANT. Eh bien, pour t'apaiser reçois cette monnaie. LISETTE. Ah ce que j'en disais n'était pas pour celaDieu m'en garde, Monsieur, d'avoir ce dessein-là Je suis... CLIDAMANT. Sans compliment, prends ces écus pour gageD'en recevoir bientôt douze fois davantage. LISETTE. Non, non. TURLUPIN, à Clidamant. Vous vous moquez, elle ne prendra rien ;Je la connais, Monsieur, elle est fille de bien. LISETTE. Voyez-vous ce railleur ! Fait-il pas beau l'entendre ! Pour te faire dépit exprès je les veux prendre :Regarde. CLIDAMANT. C'est bien fait ; mais, Lisette, à ton tourTu peux... LISETTE. Je vous entends, aider à votre amourAttendez un moment, je vais trouver la fille ;Il faut prendre le temps que sa mère s'habille. CLIDAMANT. Je te suis obligé, mais au moins dis-lui bien... LISETTE. Faites votre métier, et je ferai le mien. SCÈNE I.. Clidamant, Turlupin. CLIDAMANT. Tu rêves, Turlupin ; d'où vient cette surprise ? TURLUPIN. Si je parais surpris, c'est de votre sottise.Continuez ainsi, vous ne savez pas mal Prendre le grand chemin qui mène à l'hôpital.[Note : Besace : Longue pièce de toile cousue en forme de sac, qui est ouverte par le milieu, qu'on porte sur une épaule, dont l'un des bouts pend par devant, et l'autre par derrière. [L]]Il ne vous manque plus qu'à porter la besace ;Vous serez gueux parfait. Eh ! Mon maître, de grâce,Croyez votre valet, et vous croirez un fou :Si vous jouez encor, nous n'aurons pas un sou, Et le jeu.... CLIDAMANT. Que veux-tu, j'adore Cléonice,Et n'ai qu'un seul moyen d'apaiser mon supplice :Uranie est joueuse ; il faut, par mon malheur,Ou ne point voir sa fille, ou flatter son humeur.Pour plaire à mon amour, je ferais davantage. TURLUPIN. Mais vous ne dites pas que Turlupin enrage,Et que dans mon pourpoint je crève de dépitDe ce que bien souvent notre ventre en pâtit.Il est bien employé si l'on vous prend pour dupe ;Vous avez de l'amour pour un moule de jupe, [Note : Carolus : Monnaie du règne de Charles VIII, qui était marquée de son nom et d'une croix couronnée d'une fleur de lys à ses quatre franches ; elle valait dix derniers d'argent. [L]]Et vos gens cependant, avec vos carolus,Prennent pour eux la belle et vous donnent du flux.Je vous l'ai déjà dit, et vous le dis encore,[Note : Pécore : Se dit figurément en burlesque pour signifier une personne sotte, stupide, et qui a de la peine à concevoir quelque chose. [F]]Que l'on vous croit céans une franche pécore,Et que, vous érigeant en galant tout nouveau, [Note : Valet de carreau : carte à jouer qui permet de couper dans le jeu du hoc.]Vous êtes bonnement leur valet de carreau :Témoin le grand miroir, attaché par derrière,Qui pour voir votre jeu leur servait de lumière,Et dont la fine dame, habile à vous tromper,Se faisait un moyen à vous mieux attraper ; Témoin ce diamant qu'ils avaient pour indice,Quand ils vous ballottaient avec leur artifice,Et dont les as, marqués par un adroit complot,[Note : Pic repic : On le dit quelquefois au figuré, faire pic et repic ; pour dire, avoir grand avantage sur un autre. [F]]Vous rendaient en un coup pic, repic et capot ;[Note : Hoc : Jeu de cartes mêlé du piquet, du berlan et de la séquence, qu'on appelle ainsi, parce qu'il y a six cartes qui font hoc ou assurées à qui les joue, et qui coupent toutes les autres cartes. Ce sont les quatre as, la dame de pique, et le valet de carreau. [F]]Témoin ces tours de main, dont la carte battue Avec subtilité s'ôtait à votre vue,Qui changeaient les écarts, et qui plus d'une foisVous ont fait régaler d'un franc pâté de Rois,Témoin ce coup du hoc où, de ma connaissance,[Note : Séquence : terme du jeu de Hoc, de l'impériale, et autre jeux de cartes. C'est une suite de cartes de la même couleur : ce qu'on appelle au piquet tierce, quarte et quinte, etc. [F]]De trois marques et plus on haussa la séquence , [Note : Teston : Ancienne monnaie de France qui a valu 15 sols, 6 deniers et depuis 19 sols 6 deniers. On a commencé à les fabriquer sous Louis XII en 1513. [F]]Et les adroits joueurs, empochant le teston,Sur votre argent défunt firent un beau fredon.Témoin ce coup enfin, à la dernière fête,[Note : Fredon : Est aussi un terme de jeu de cartes. Ce sont trois ou quatre cartes semblables, comme trois ou quatre Rois, trois ou quatre valets, trois ou quatre dix, etc. Par exemple, au jeu de Hoc trois valets, ou quatre valets font un fredon qu'on appelle fredon troisième, fredon quatrième.]Où votre sot amour vous fit faire la bête,Et par une renonce habilement surpris, Vous laissâtes manger le chat à la souris. CLIDAMANT. De ces avis en vain ne me romps plus la tête,J'ai su tous leurs détours. TURLUPIN. Vous en êtes plus bêteDe souffrir que la poule attrape le renard,Et de laisser toujours votre argent à l'écart. CLIDAMANT. Mais tu risques toi-même, et perds ainsi qu'un autre. TURLUPIN. Eh oui, de par le diable ! Il y va trop du nôtre,Et je me suis si bien avec vous contrefait,Que je n'en sais que trop pour y perdre mon fait. CLIDAMANT. Va, va, dans peu de temps nous aurons la revanche : J'ai pour les abuser un marquis dans ma manche. TURLUPIN. Obligez-moi, Monsieur, de me dire entre nous.Depuis quand les marquis sont devenus filous. CLIDAMANT. C'est un de ces marquis si connus au théâtre,De la façon desquels le peuple est idolâtre, Et qui couvrent leurs noms d'un noble marquisatPour attraper la dupe, et se moquer du fat.La mode dans Paris en est toute commune.Ils savent par adresse attirer la fortune ;Le jeu les entretient, et la plupart du temps... TURLUPIN. Diable ! Que ces marquis sont de subtiles gens !De nous emmarquiser mon désir est extrême. CLIDAMANT. Mais il faudrait avoir une intrigue de même,Être sûr des marchands et de tout leur crédit,Mentir adroitement, railler avec esprit, Des cartes et des dés connaître tous les pièges,Parler à tous moments de combats et de sièges,Savoir entretenir et Bacchus et l'Amour,Hanter l'Académie, et paraître à la Cour.Je deviendrais marquis aussi bien comme un autre, Si le nom suffisait. Mais j'aperçois le nôtre. SCÈNE III. Claidamant, Le Marquis, Turlupin. CLIDAMANT. Eh bien, mon cher marquis, que dit-on à la cour ?N'as-tu point découvert quelque nouvel amour ?Tu me sembles joyeux comment va la satire ?Parle. LE MARQUIS, riant de toute sa force. Je n'en puis plus, cousin, laisse moi rire. CLIDAMANT. Mais quel est le sujet qui t'y convie ainsi ? LE MARQUIS. Je vais te le conter, mais ris en donc aussi. CLIDAMANT. On ne rit pas de même à la moindre parole,Sans avoir... LE MARQUIS. Ah ! Parbleu, cet accident est drôle !Je veux être pendu si le tour n'est divin, [Note : Italien : Comédien italien de la comédie italienne, opposé à Comédien français.]Jamais Italien n'en a fait un plus fin,Et je veux dès demain que Molière le joue. CLIDAMANT. Qu'il le joue ? LE MARQUIS. [Note : Mornon : probablement une interjection pour l'abréviation d'un juron "mort nom de ma vie".]Oui, mornon et de plus qu'on le loue. CLIDAMANT. Mais en si peu de temps peut-on venir à bout ?... CLIDAMANT. [Note : L'Impromptu de Versailles : comédie de Molière.]Les personnes d'esprit en un moment font tout : N'as-tu point remarqué L'Impromptu de Versailles ? CLIDAMANT. Fort bien, et c'est ce nom qui fait que l'on le raille LE MARQUIS. Oui, ceux qui ne l'ont vu que les dernières fois ;Mais quand il me le lut, il n'avait que six mois. CLIDAMANT. Je le crois, mais enfin ne veux-tu pas me dire ?... LE MARQUIS. Mais encore une fois promets-moi donc d'en rire. CLIDAMANT. Soit, je te le promets. LE MARQUIS. Le tour est délicatSache que j'ai dupé le maître du hoccat. CLIDAMANT. Ce maître toutefois passe pour un fin homme. LE MARQUIS. Je l'ai trompé pourtant, et d'une bonne somme, De quarante louis, dont tu serais ravi ;Mais apprends le moyen dont je me suis servi.Tu sais que dans ce jeu chacun tire une boule,Et que sur trente points toute l'affaire roule.On place son argent, mais souvent sans succès, Si l'on ne sait le point qui doit venir après ;Aussi, pour en sortir avecque plus d'adresse,J'ai voulu de ma main employer la souplesse,Et lier à mon bras un cercle de fer-blanc.On m'est venu prier de tirer en mon rang ; Moi, d'un air dédaigneux, maudissant la fortune,J'ai pris adroitement deux boules au lieu d'une,La première en ma manche et l'autre dans ma main ;Mais, afin de pouvoir achever mon dessein,Un ami du billet a pris la connaissance, Et de peur que le maître en eut quelque apparence,Il m'a rendu mon vol que par un second tour,J'ai feint de retirer et laisser voir au jour :Ainsi certain du coup, lui-même, sans rien dire,A su couvrir le point que je devais produire, Et le banquier surpris, témoignant sa douleur,A cru que le hasard avait fait son malheur.Alors, l'esprit joyeux d'une telle victoire,J'ai quitté le hoccat en demandant à boire,Et laissant mon second après un gain si doux, Je suis venu, sur l'heure, à notre rendez-vous. CLIDAMANT. L'accident est heureux. LE MARQUIS. Nous n'en avons point d'autresOn ne fait point de tours comparables aux nôtres,Et je veux en ami t'en décrire encore un,Que tu confesseras n'être pas du commun. Pour jouer l'autre jour, ne rencontrant personne,Il me vint en l'esprit d'aller voir la baronne. CLIDAMANT. La baronne ! Un tel nom doit me rendre surpris[Note : Voir le Baron de la Crasse de Poisson, scène 2. [Victor Fournel]]Il n'est plus de baronne à présent dans Paris. LE MARQUIS. C'est la joueuse Aglante ; elle est demi marquise, Mais je me moque d'elle, et je la baronniseEt ne puis endurer qu'elle ose devant moiSe vanter qu'aux plus fins elle fera la loi.[Note : Piquet : est aussi le plus fameux des jeux de cartes, qui se joue entre deux personnes. [F]]Par hasard au piquet ayant perdu contre elle,Le gain, quoique petit, lui troubla la cervelle, Et présumant tenir son homme dans un sac,[Note : Tric-trac : Jeu fort commun en France, qui se joue avec deux dés, suivant le jet desquels chaque joueur ayant quinze dames, les dispose artistement sur les pointes marquées dans le tablier, et selon les rencontres gagne ou perd plusieurs points dont douze font gagner une partie et les douze partie le tour ou le jeu. [F]]Elle me proposa le jeu du tric-trac ;Je l'accepte, et d'abord je vois qu'elle s'amuseAu Janot vétilleux qu'elle croit une ruse,Et ne s'aperçoit pas que, pour l'entretenir, À ses cases d'en haut elle ne peut fournir.Ce mauvais coup d'essai me donna l'espéranceDe profiter bientôt de son peu de science,Et dès les premiers coups abattant tout mon bois,En dépit de son Jan, je prends mon coin bourgeois ; L'injuste opinion d'être la plus habileL'empêche d'aviser aux bandes que j'enfile,Lorsque, par un malheur, je frappe dans son jeuEt la case du diable et celle du milieu.Elle, honteuse alors de se voir découverte, À force de caser, croit réparer sa perte ;Mais pour l'en empêcher, prévoyant l'accident,Je frotte par dessous mes dés de vif argent.[Note : Fallace : Terme de philosophie. Vice d'une argument captieux et sophistique. [F]]C'est en vain désormais qu'elle use de fallaceRemuant le cornet d'une façon mollasse, Et rompant de la main tous ses coups à propos,Je demeure fixé dans mes coins de repos.Autrefois le mari conseillait à sa femme,Mais j'étais seul alors avec la bonne dame,Et je pris tant de peine à gagner mon argent Que, malgré ses efforts, je vous fis mon grand Jan[Note : Faire son Grand-Jan : c'est avoir douze dames couvertes dans la seconde table du trictrac.]Surprise d'un seul coup, elle maudit ma chance,Et pense m'attraper au Jan de récompense ;Mais ces soins sont perdus, et ne m'empêchent pas[Note : Ambesas : Terme de jeu de tricquetrac, se dit aussi quand le dé amène deux as. [F]]De la matter une heure avec mes ambesas, Il arriva pourtant que, par une bévue,Je retombai deux fois sur Margot la fendue,Et par deux fois encor dessus Jan qui ne peut ,Car un homme en ce jeu ne fait pas ce qu'il veut.Mais enfin, dans la peur de perdre ses pistoles, Elle même se brouille, et me fait vingt écoles ;Et moi, pour la réduire avançant mon retour.Je fournis ma carrière et j'achevai mon tour. CLIDAMANT. C'est avoir en jouant une adresse infinie.Prends garde toutefois aux fourbes d'Uranie : Elle est fine. LE MARQUIS. Va, va, ne t'en afflige point :Bien huppé qui pourra m'attraper sur ce point ;Nous savons au besoin comment il s'y faut prendre.Mais la voici qui vient. SCÈNE IV. Uranie, Clidamant, Le Marquis, Cléonice, Lisette, Turlupin. URANIE. Je vous ai fait attendre,Et de quelque paresse on me doit accuser ; Mais de toute la nuit je n'ai pu reposer :Je l'ai passée entière avec un mal de tête.À jouer toutefois je n'en suis pas moins prête. CLIDAMANT. Vous gagnâtes hier sans doute ? URANIE. NullementJe perdis vingt louis presque dans un moment. CLIDAMANT. Et Phénice ? URANIE. Ah, mon Dieu, la vilaine joueuse !Avec de tels esprits que je suis malheureuse !Eh quoi ! Tricher toujours, et sans cesse crier,Quand on perd une maille, ou qu'on gagne un denier !Je n'ai jamais connu chicaneuse pareille. TURLUPIN, à Lisette. N'avais-tu point aussi la puce dans l'oreille,Lisette, cette nuit ? LISETTE. Moi ? Pour qui me prends-tu,Insolent ? TURLUPIN. Je te crois un monstre de vertu ;Mais un sommeil trop long n'est, ma foi, rien qui vaille,J'en juge par moi-même, et je te vois de taille À mériter assez cette innocent soupçon : Aux filles comme toi le dormir n'est pas bon. LISETTE. Mais je me lasse enfin de souffrir tes injures. TURLUPIN. Mais il n'est pas aisé de forcer vos natures,Et j'en sais plus de vingt d'un honnête maintien Qui dorment beaucoup plus qu'elles ne voudraient bien. LE MARQUIS, à Uranie. Il est vrai que ces gens sont fâcheux dans le monde. URANIE. Ah ! Ne me parlez point d'aucun joueur qui gronde,Et qui, sitôt qu'un autre est plus heureux que lui,Peste, jure, se fâche, et montre de l'ennui. LE MARQUIS, à Uranie. Leur malheur cependant ne vient que de leur crainte :Tout le monde chez eux est soupçonné de feinte ;Ils tremblent à tous coups, et craignent d'échouer. URANIE. Mais s'ils ont peur de perdre, il ne faut pas jouer.[Note : Vilenie : Ordure, saleté. On le dit aussi au figuré, des paroles sales et des injures. [F]]À quoi bon dans le jeu montrer leur vilenie ? Ce n'est pas là l'humeur de la pauvre UranieLa perte ni le gain, le bien ni le malheur,Ne sont pas assez forts pour changer sa froideur ;Elle sait en user avec plus de franchise,Et l'on m'enlèverait jusques à ma chemise, Que je ne dirais pas un seul mot de courroux. CLIDAMANT, bas à Cléonice. Quoi, Madame, mes soins n'obtiendront rien de vous ?Vous serez insensible à ma cruelle peine,Et vous me haïrez ! CLÉONICE. Non, je n'ai point de haine,J'estime vos vertus ; mais... CLIDAMANT, bas à Cléonice. Ah ! N'achevez pas : Ce fâcheux "mais" pourrait me coûter un "hélas". LE MARQUIS, à Uranie. Ne nous accusez point dans le siècle où nous sommes,Les femmes sont au jeu plus fortes que les hommes ;En France, en Angleterre, en Espagne, et partout,On les y voit toujours tenir le meilleur bout. Les unes dans l'ardeur de plumer quelques dupes,Savent mettre leur gain au-dessous de leurs jupes,Et publient leur perte avec beaucoup de soins,Afin que les joueurs les appréhendent moins ;D'autres, joignant l'amour avecque leurs adresses, Des pauvres idiots se rendent les maîtresses,Et caressant des yeux leurs amoureux niais,Reçoivent leurs écus, et ne payent jamais ;D'autres enfin, dont l'art a besoin de complices,Se mettent trois ensemble à former leurs malices, Et trichent hardiment pour nous donner échec,Dans l'espoir qu'à leur sexe on rendra du respect. URANIE. Je confesse entre nous qu'il en est quelques-unesDont les subtilités ne sont pas trop communes ;Mais nous perdons le temps au lieu de l'employer, Et je réussis mal à vous désennuyer. Ces vers haut.Des cartes, des jetons, des fauteuils, une table !Lequel de tous les jeux vous semble plus aimable ?Nommez-le, car enfin nous sommes ici trois,Et nous pouvons choisir. CLIDAMANT. Quant à moi, cette fois, D'en être dispensé je demande la grâce ;Mais notre cher marquis occupera ma place. UN LAQUAIS. Une dame est là-bas qui demande à vous voir. URANIE. Ah ! Voilà notre fait, il faut la recevoir ;Qu'on la fasse monter. LE MARQUIS. Au moins faites, Madame, Que vos coups n'aillent point jusques dedans mon âme,Que je sauve mon coeur, si je perds mon argent,Et que... URANIE. Ne craignez rien, le péril n'est pas grand ;Vous n'avez pas sujet de vous en mettre en peine,Et mes yeux... Mais je vois l'illustre Polixène. SCÈNE V. Uranie, Polixène, La Marquis, Clidamant, Cléonice, Lisette, Turlupin. URANIE. Madame, quel bonheur me permet de vous voir ? POLIXÈNE. Je viens auprès de vous m'acquitter d'un devoir. URANIE. Vous me faites honneur. Que vous êtes bien mise !Que votre tour est beau c'est un point de Venise.Mais admirez, Marquis, que ces yeux sont charmants ! LE MARQUIS. Ce sont de vrais soleils. POLIXÈNE. Trêve de compliments.Votre civilité, ma chère m'assassine. URANIE. Je le dis franchement, votre grâce est divine.Que ce corps est bien pris ! Je gage mille écusQu'il est du bon tailleur. POLIXÈNE. Mais n'en parlez donc plus. J'ai fait une partie ; en serez-vous, ma bonne ? URANIE. Si j'en serai ? Ce doute avec raison m'étonne :Proposez hardiment, nous suivrons vos désirs. POLIXÈNE. Je vous promets au moins de sensibles plaisirs ;Vous n'avez jamais eu de passe-temps semblable. URANIE. Il doit être charmant, s'il vous paraît aimable. POLIXÈNE. Vous en allez juger, et ces Messieurs aussi. LE MARQUIS. Volontiers. POLIXÈNE. Allons donc, mon carrosse est ici. URANIE. Où, Madame ? POLIXÈNE. [Note : Hôtel : Théâtre de l'hôtel de Bourgogne, théâtre parisien.]À l'Hôtel, chercher la comédie.Comment ! À ce seul nom vous semblez refroidie ? [Note : Palais-Royal : Théâtre du Palais-Royal, théâtre parisien concurrent de l'Hôtel de Bourgogne.]Est-ce au Palais-Royal que vous voulez aller ? URANIE. Point du tout, c'est du jeu que j'entendais parler. POLIXÈNE. Du jeu, ma chère ? Hélas ! Quel abus est le vôtre !Quoi, vous préféreriez ce passe-temps à l'autre ! URANIE. Sans doute, et je n'en fais nulle difficulté J'y trouve plus de gloire et plus de sûreté.Toutes filles d'esprit, dont l'honneur est le maître,Dans ces lieux de plaisir ne doivent point paraître,Et quand elles y vont, j'en rabats la moitié,Du moins. POLIXÈNE. Ah ! Sans mentir, vous me faites pitié ! Avec quels ignorants passez-vous votre vie,Qui s'osent gendarmer contre la comédie,Qui masquent ses beautés d'un voile si trompeur,Et qui d'un jeu d'esprit vous font un point d'honneur ?Ces lieux contre lesquels votre vertu tempête, N'entretiennent nos coeurs que d'un plaisir honnête.Ignorez-vous encor que, sans aucuns soupçons,La femme la plus sage y trouve des leçons ;Que si l'on ne se tient comme une vraie idole,On ne peut s'empêcher d'y courir à l'école, Et qu'il est sûr enfin que, dans ce dessein-là,On en revient toujours plus contrit qu'on n'y va. URANIE. Je n'irai pourtant pas, m'offrît-on des empires.On dit que le théâtre est rempli de satyresJe les connais trop bien, et j'ai lu quelquefois Que ces vilains forçaient les filles dans les bois.De tous les animaux ces bouquins sont les pires. POLIXÈNE. Que vous êtes plaisante avecque vos satyres,Et que vous tournez bien les choses à l'enversApprenez que ce sont des satires en vers, Des écrits instructifs, où selon la matière,Un chacun est drapé d'une aimable manière ;Et, loin que notre sexe en doive être surpris,C'est l'occupation de tous les beaux espritsÀ la cour maintenant on ne voit autre chose ; Chaque seigneur en est la matière ou la cause,Et la mode est venue, au lieu de se louer,Qu'il faut jouer un autre, ou se faire jouer. URANIE. Pensez-vous me gagner avecque votre mode ? POLIXÈNE. Mais quand on la méprise, on devient incommode, Et de plus, quel plaisir, pour un malheureux jeu,De ne sortir jamais des coins de notre feu ?C'est à la comédie où l'on voit le beau monde,Attiré par les vers d'une Muse fécondeLes savants de leur art y rencontrent les lois, Et les Princes enfin y vont ouïr les rois. LE MARQUIS. Attaquez notre jeu par de meilleures causes :Un esprit en jouant s'instruit de toutes choses ;Aussi bien qu'au théâtre on y trouve des lois,Et l'on y fait agir des Dames et des Rois. POLIXÈNE. Ce ne sont en effet que des figures mortes. LE MARQUIS. Non, mais on les anime en cent diverses sortes,Et si je ne craignais de paraître ennuyeux,Je pourrais aisément vous nommer mille jeuxLa bête, le berlan, la ferme, la reale, Le trente et un, la belle, avec l'impériale,Le here, l'entre-lut, le trois, le lansquenet,Le hoc, le reversis, la prime, le piquet,La triomphe, le trut, le cubas, la chouetteLe jeu de Cupidon, de l'oie, et de gillette Le double tric-trac, le hoccat, le billard,Les dames, les échecs, la poule, le renard,Le jeu des coins du monde et de toute la terre,Les quatre fins de l'homme et celui de la guerre ,Tant d'autres jeux encore où l'on n'est point assis. URANIE. Pour moi de tous ceux-là j'aime le reversis. LE MARQUIS. Que si vous prétendez disputer de noblesse,Nos jeux sont descendus de l'ancienne Grèce.Vous nous vantez en vain un Tespis aujourd'hui,Cyrus joua longtemps au renard avant lui. Les Lydiens alors inventèrent la poule.Le grand jeu de la paume, où tant d'argent s'écoule,Le fameux Galien nous est recommandé ;Les Grecs étaient adroits à manier le dé,Et si du grand César on croit le commentaire, On jouait dans son camp au jardin militaire. URANIE. Cédez, cédez, Madame, après tant de raisons ;Ne vous défendez point de ce que nous faisonsDe jouer une fois accordez-nous la grâce. POLIXÈNE. Vous m'épargnerez donc? URANIE. Tout à fait. Prenons place. Uranie, Polixène et le Marquis se mettent à jouer, tandis que les autres continuent à s'entretenir. LISETTE, à Cléonice. Enfin, voici te temps d'achever vos desseins :Nos gens embarrassés ont les cartes aux mains ;Consultez promptement ce que vous devez faire. CLÉONICE. Ah ! Que puis-je choisir sans l'aveu de mon père !À quel parti me rendre en l'état où je suis ? CLIDAMANT. À celui qui peut seul apaiser nos ennuis.Si jamais à l'amour votre coeur fut sensible,Madame, sauvons-nous d'un état si terrible ;Finissez nos malheurs en recevant ma foi. CLÉONICE. Mais après un tel coup que dira-t-on de moi ? Qu'en pourra-t-on juger, si, perdant ma franchise,Je souffre qu'en secret un amant me séduise ? CLIDAMANT. Quoi que puisse l'envie exciter contre vous,On ne rougit jamais de suivre son époux,Et je veux à vos yeux perdre cent fois la vie, Si je pense jamais à forcer votre envie. LISETTE. Quoi ! Vous vous arrêtez à ce qu'en-dira-t-on,Et vous doutez encore en cette occasion ?Allez, contre ces bruits où le peuple s'abuse,L'humeur de votre mère est une juste excuse, Et l'on vous prisera, sachant qu'elle vous perd,D'avoir mis au plutôt votre honneur à couvert.Dans le fâcheux renom où je vois la famille,Vous courez grand hasard de vivre et mourir fille,Et vous ferez très bien, bon gré malgré ses dents, De quitter vite un nom qui dure trop longtemps. CLÉONICE. Mais si dans le chemin nous rencontrons mon père ? LISETTE. Et qu'appréhendez-vous du vieillard débonnaire ?Il aime trop la paix pour troubler vos amours.Uranie au bonhomme a bien fait d'autres tours. CLIDAMANT. Vous voyez qu'en ce point tout s'accorde à ma flamme ;Notre dessein est sûr. Partirons-nous, Madame ? LISETTE. Sortez, elle consent, puisqu'elle ne dit mot :Avec vos compliments c'est trop faire le sot.Nous allons demeurer pour faire bonne mine. Cléonice et Clidamant sortent, et Lisette avec Turlupin demeurent, et se mettent au devant des joueuses, de peur qu'elles ne les voient sortir. SCÈNE VI. Lisette, Turlupin, Uranie, Polixène, Le Marquis. TURLUPIN. Je veux aussi jouer, ma petite badine. LISETTE. Tu crois donc m'apaiser après tes beaux discours ? TURLUPIN. Va, pardonne-les moi, je t'aimerai toujours :Pour te mieux apaiser, je vais tendre la joue,Frappe. LISETTE. Ne pense pas pour cela que je joue Je suis trop offensée, et j'ai le coeur trop gros. TURLUPIN. Mais tu te fâches bien pour quatre pauvres mots. LISETTE. De tels mots en ce cas ne se peuvent entendreSans blesser notre honneur. TURLUPIN. Ce cas est donc bien tendre,Et ton honneur aussi ? URANIE, en jouant. De l'esprit j'en ai peu ; Mais je me pique au moins de jouer un beau jeu.À l'aide, je me perds, quelle faute j'ai faite ! POLIXÈNE. Cet impromptu n'est pas d'une joueuse adroite. URANIE. Ce terme me surpasse ; il est nouveau. POLIXÈNE. Fort peuOn en fait au théâtre, et l'on en fait au jeu, Et les auteurs du temps, se mettant sur leurs gardes,[Note : Hallebardes : Arme d'attitude offensive, constitué d'un long fût ou bâton d'environ cinq pieds, qui a un crochet ou un fer plat et échancré aboutissant en pointe, et au bout une grande lame de fer forte et aigue. [F]]Se servent d'impromptus comme de hallebardes. URANIE, au Marquis. Ah ! Vous êtes pour nous un marquis trop adroit,[Note : Trébuchet : Se dit figurément et bassement, en morale, de tout pièce ou embûche où les imprudents se trouvent pris. [F]]Et votre as appointé m'a prise au trébuchet. LE MARQUIS. Ne plaignez par si fort l'argent de votre bourse De ce qu'un jeu vous ôte un autre est la ressource,Et du sexe en cela l'avantage est si grandQue l'on joue avec vous, et même sans argent. TURLUPIN, à Lisette. Puisqu'en vain à jouer je t'invite, Lisette,Bonsoir et bonne nuit, je vais faire retraite Mon séjour en ces lieux sent les coups de bâton. LISETTE. Non, demeure. POLIXÈNE, tout haut. Tout beau, laissez-là ce jeton ;L'argent n'est pas à vous, n'usez point de surprise. URANIE. Comment ! Voilà ma carte, et c'est moi qui l'ai mise. POLIXÈNE. Nullement, c'est la mienne, et le coup est à moi, J'en jure sur mon âme. URANIE. Et j'en jure ma foi. LE MARQUIS. Quoi, pour un quart d'écu vous entrez en bataille ? TURLUPIN, à Lisette. Lisette encore un coup, souffre que je m'en aille :J'ai peur que jeu de chien ne vienne à jeu de chat.En seras-tu bien mieux, dis-moi, si l'on me bat ? LISETTE. Arrête, malheureux. POLIXÈNE. Fi, fi, pour une femme,Vous trichez trop. URANIE. C'est vous qui me fourbez, Madame. LE MARQUIS. Accordez-vous enfin, il est temps. POLIXÈNE. Mais aussiJ'ai gagné. TURLUPIN, à Lisette. Laisse-moi, mon amour, mon souci. LISETTE. Chien de poltron... POLIXÈNE. Voilà cette belle joueuse ! URANIE. Je la suis plus que vous. SCÈNE DERNIÈRE. Valère, Cléonice, Uranie, Clidamant, et le reste. VALÈRE, entrant à l'improviste, et tenant sa fille par la main. Venez, venez, coureuse ;Quand je vous ai trouvée, où, de grâce, alliez-vous,Avec ce beau galant qui vous fait les yeux doux ?Répondez, s'il vous plaît. CLÉONICE. Nous allions à la foire. VALÈRE. À la foire, bon Dieu ! CLÉONICE. Vraiment oui. VALÈRE. Vraiment voire ? Votre bonne maman vous l'avait-elle dit ?Et vous qui n'avez rien que le jeu dans l'esprit,Vous dont je veux en vain combattre la manie,Parlez à votre tour, ô Madame Uranie ?C'est ainsi que vos soins conservent mon honneur ! Vous laissez une fille avec un suborneur,Et souffrez !... URANIE, quittant son jeu. Qu'est-ce donc ? Que me voulez-vous dire ?Pensez-vous me railler ? VALÈRE. Oui, je parle pour rire !J'ai grand tort, en effet, d'avoir aucun souci. URANIE. Mais votre fille enfin n'a point sorti d'ici ? VALÈRE. Eh non, non, j'extravague, et j'avais la berlue,Quand je l'ai rencontrée au milieu de la rue !Ah ! Joueuse fatale au repos de mes jours,Que je suis las enfin d'endurer tous vos tours !Que d'un pauvre mari l'aventure est cruelle, [Note : Embâté : Mettre le bât à un mulet ou à un âne. L'Académie, après avoir mis ce mot dans la table de son dictionnaire, le fait effacer dans les Additions. [F]]Quand il est embâté d'une telle femelle,Et que je suis niais de souffrir, par amour,Qu'une femme s'occupe à jouer tout le jour !Ce n'est donc pas assez, mes chères demoisellesDe perdre tant d'argent en jupes et dentelles ; C'est peu de s'appauvrir pour votre chien de cou,Si l'on ne vous permet de jouer votre sou !Au lieu de vous tenir à vos propres affaires,Vous y passez les jours avec les nuits entières,Et Dieu sait à quel jeu vous jouez le plus fort, Quand vous avez appris que le bonhomme dort.Encore avec cela si j'avais patience,Je pourrais dans mon mal témoigner ma constance ;Mais, sitôt, que je pense à blâmer quelques jeux,On me chante goguette, et l'on me saute aux yeux : Le nom de fou, d'avare est la plus belle injureQuand je veux m'emporter dans le moindre murmure,Et si je me réserve un pauvre louis d'or,Je crains de les contraindre à faire pis encor. URANIE, à Cléonice. Vous sortez donc ainsi sans le dire, Madame ? VALÈRE. Ne la querellez point, malencontreuse femmeDe votre attachement c'est là l'indigne effet,Et vous devez prévoir à tout ce qu'elle fait.Elle n'aurait pas eu l'occasion si belle,Si le jeu n'occupait toute votre cervelle, Et vous auriez tâché d'éloigner un amantDe ce que l'on ne peut garder trop sûrement.Mais, pour les damoiseaux le temps est trop commode :Souffrir force galants, c'est se faire à la mode,Et dans le monde un jour par l'usage vaincu, On se reprochera de n'être pas cocu. CLIDAMANT. Quittez, quittez, Monsieur, cette colère extrême :Je serai son époux. VALÈRE. Je l'entends bien de même,Et je consens à voir cet assemblage heureux[Note : Gueux : Indigent, qui est réduit à mendier. [FC]]D'une fille peu sage et d'un mari fort gueux. Mais si vous l'emmenez, ne laissez pas sa mère :Depuis un trop longtemps je cherche à m'en défaire,Et je gagnerai trop si, pour finir mes maux,Vous daignez me priver de ces deux animaux.L'une perd tout mon bien, et l'autre est amoureuse ; Cléonice est coquette, et sa mère est joueuse :Je renonce à leur garde et, me laissant en paix,Elles m'obligeront de ne me voir jamais. CLÉONICE. Ah ! Mon père, excusez un amour téméraire. URANIE. Laisse, laisse courir ce vieillard en colère ; C'est un bonheur pour toi qu'il te donne un époux,Et nous aurons le temps de calmer son courroux. LISETTE. Faut-il donc me résoudre à quitter Cléonice ? TURLUPIN. Non, non, si tu le veux, je t'offre mon service,Mais à condition que tu ne joueras plus Il suffit que je sois au nombre des cocus,Sans que ma bourse encor, par un usage infâme,Entretienne chez moi les galants de ma femme,Et dès ce même jour je dégage ma foi,Si tu prétends jouer avec d'autres que moi. ==================================================