******************************************************** DC.Title = CORNEILLE ET ROTROU, COMÉDIE DC.Author = LABOULLAYE et CORMON DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:08:20. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/LABOULLAYE-CORMON_CORNEILLEROTROU.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6457985 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** CORNEILLE ET ROTROU COMÉDIE EN UN ACTE ET EN PROSE M. DCCC XLV. Par MM. DE LA BOULLAYE et CORMON À PARIS, MARCHANT EDITEUR, Boulevard Saint-Martin, 12. BRUXELLE. TARRIDE LIBRAIRIRE, PASSAGE DE LA COMÉDIE.En vente le 1er octobre 1845. Représenté pour la première fois le 8 octobre 1845 au Théâtre Français. PERSONNAGES ACTEURS CORNEILLE, (33 ans) M. GEFFIWY. ROTROU, (30 ans). M. DuPUIs. MONSIEUR DE LAMPERRIÈRE, M. PROVOST. COLLETET, M. GOT. BOISROBERT, M. MIRECOUR. L'ÉTOILE, M. JOANNIS. JULIE DE LAMPERRIÈRE, Mlle DENAIN. LE ROI, (Personnage muet). M. MATHIEN. UN HUISSIER du Palais-Cardinal. M. ROBERT. UN LAQUAIS, M. ALEXANDRE. La scène se passe à Paris, en 1639, dans le palais Cardinal. Un salon à pans coupés. Au fond, une grande porte donnant sur une galerie. Dans chaque pan coupé, une porte; celle de gauche donne dans une bibliothèque, celle de droite conduit chez le Cardinal. Au premier plan à droite, une petite porte conduisant dans un petit salon. À gauche, une table chargée de papiers, de livres et de manuscrits. SCÈNE PREMIÈRE. BOISROBERT, L'ÉTOILE. Au lever du rideau, Boisrobert et l'Étoile sont assis à la table. Boisrobert travaille, l'Étoile dort. BOISROBERT, écrivant. Fin du premier acte ! Voilà des mots qu'un auteur peut toujours écrire avec confiance... Ils ne risquent pas d'être sifflés !... N'est-ce pas, l'Etoile ?.... Eh ! Parbleu je crois que mon collaborateur s'est endormi sur un hémistiche ! La secouant.Eh ! L'Etoile !...[Note : L'Étoile, CLaude (1602-1652), on a de lui la Belle Esclave et L'Intrigue des filoux. ] L'ÉTOILE, se réveillant. Hein ! Qu'y a-t- il ?... Ah ! Tu m'as fait peur !... J'avais cru reconnaître la voix du Cardinal !... Je cherchais une rime à sommeil. BOISROBERT. Eh bien, tu l'as trouvée... Réveil !. L'ÉTOILE. Est-ce que je m'étais endormi ? BOISROBERT. Parfaitement, et sur tes vers !... Que fera donc le public ? L'ÉTOILE, se levant. Oh !... Le public !... Je ne travaille pas pour lui... Je ne tiens qu'au suffrage de son Éminence... Et j'espère l'avoir mérité ! BOISROBERT, se levant. Mon premier acte est terminé !... L'ÉTOILE. Mon second va l'être. Il n'y manque que trois vers... La moindre chose... Un tout petit trait de génie. BOISROBERT. [Note : Colletet, Guillaume (1596-1659), l'un des cinq auteurs, on a de lui uniquement une tragi-comédie nommée Cyminde.]Colletet te trouvera cela. L'ÉTOILE, piqué. Crois-tu donc que j'aie besoin de lui? BOISROBERT. Je plaisante. Dieu merci, notre talent à tous deux n'a aucun rapport avec le bavardage insipide, le style commun de notre confrère... Je ne sais pas pourquoi on est convenu de lui trouver de l'esprit. L'ÉTOILE. Ah ! Un esprit qui sent le cabaret ! BOISROBERT. Ce malheureux Colletet n'en sort pas! L'ÉTOILE. Aujourd'hui, le Cardinal l'a fait enfermer dans le palais, avec défense d'en sortir, tant qu'il n'aura pas fini son troisième acte. BOISROBERT. Il est honteux pour nous d'être forcés de travailler avec un tel homme !... Et je ne sais pas à quoi pensait le Cardinal quand il l'a attelé avec nous à son char poétique. L'ÉTOILE. Quant à notre quatrième collaborateur... Le petit Rotrou... Passe encore ; ce garçon a quelque mérite ! BOISROBERT. Oui... Il fait des vers comme un lieutenant civil de Dreux... C'est correct, c'est arrondi... Mais ça ne sent pas son poète. L'ÉTOILE. Décidément, je crois que, sans toi et moi, le Cardinal serait dans un cruel embarras. BOISROBERT. Sans contredit. À part.Notez qu'il ne vaut pas mieux que les autres ! L'ÉTOILE, à part. Je le mets à mon niveau par pure politesse, car au fond !... Nul... Archi-nul ! COLLETET, en dehors. C'est bien !... C'est bien, Lambert ! L'ÉTOILE. Ah! voici Colletet ! COLLETET, à la porte. La consigne est levée ! SCÈNE II. Les Mêmes, Colletet. COLLETET, entrant par la petite porte de droite. Ah ! Morbleu, j'ai bien travaillé ! BOISROBERT. On dirait que le maraud est gris ! L'ÉTOILE. Est-ce que son Éminence t'avait fait enfermer dans sa cave ? COLLETET. Non pas... Mais dans un petit salon que Lambert l'intendant avait eu soin d'approvisionner, à mon intention, de quelques bouteilles d'un vin de Champagne qui m'a servi d'Hippocrène ! Ce Lambert est un gaillard qui comprend l'homme de lettres ! BOISROBERT. Partant tu n'as rien fait ? COLLETET, montrant un cahier. Trois cents vers dans une matinée... Rien que ça !... L'ÉTOILE, à part. Quelle facilité ! BOISROBERT, à part. Quelle imagination ! COLLETET. Le rôle de la princesse est touché, je crois, de main de maître !... J'ai trouvé des élans de coeur, des éclats de sensibilité !... Messieurs, je vous recommande le vin de Champagne ! C'est un fameux collaborateur ! Et cependant j'étais troublé !... Je pensais malgré moi à ma pauvre Gervaise ! L'ÉTOILE. Ta servante ? COLLETET. Elle doit être dans une inquiétude affreuse. Je suis sûr qu'elle me croit retenu de force chez Martineau l'hôtelier... Et je la vois d'ici remuer ciel et terre pour se procurer quelques écus... Afin de me délivrer ! Excellente fille !... Ses gages de trois années y ont passé ! BOISROBERT. Et tu n'as pas honte ? COLLETET. Bah !... Elle travaille pour elle ! L'ÉTOILE. Comment cela ? COLLETET. Je l'épouserai pour m'acquitter. BOISROBERT. Le dénouement sera digne de la comédie ! COLLETET. Mais à propos !... Et votre part de travail? L'ÉTOILE. Terminée. COLLETET. Vous êtes contents ? L'ÉTOILE et BOISROBERT. Enchantés ! L'ÉTOILE. Sauf deux ou trois vers qui ne m'arrivent pas.... Voyons donc... Il se promène en cherchant. BOISROBERT, prenant Colletet à part. Je connais ton mérite, mon cher Colletet ; viens dîner avec moi tantôt, tu reliras mon acte... Il y a quelques traits qui manquent de force... Certains tours qui ne sont pas heureux... Tu corrigeras cela facilement. COLLETET. Volontiers ! BOISROBERT. Sois discret ! Colletet fait un signe affirmatif. À part.Mon acte y gagnera ! Il va à la table, et relit son travail. L'ÉTOILE, à part. Impossible de rien trouver ! Mystérieusement.Colletet ? COLLETET. Plaît-il ? L'ÉTOILE. As-tu pour aujourd'hui un souper en vue ? COLLETET, souriant. Ma foi, non ! Je n'ai qu'un dîner. L'ÉTOILE. Je t'invite donc pour ce soir. Tu jetteras un coup d'oeil sur mon acte... À la fin surtout il manque. COLLETET. Deux ou trois vers ?... L'ÉTOILE. Un petit trait de génie !... Et tu es bien capable de m'en prêter un ! On n'emprunte qu'aux riches ! COLLETET, lui serrant la main. Et je donne volontiers aux pauvres ! L'ÉTOILE, souriant à demi. Toujours le petit mot pour rire !... Garde-moi le secret ! COLLETET, à part. Et de deux ! Ils vivent de mon esprit... Moi je vis de leur table ! Chacun de nous se sert de ce qu'il a pour avoir ce qu'il n'a pas. SCÈNE III. Les mêmes, Rotrou, arrivant du fond, un manuscrit à la main. L'ÉTOILE, qui l'aperçoit le premier. Messieurs, je vous annonce notre cher ami Rotrou ! BOISROBERT. Eh bien, ton quatrième acte est il fait ? ROTROU. Oui, messieurs. Le voici !... Mais il n'est pas encore ce que je voudrais qu'il fût ! Le Cardinal nous donne trop peu de temps. Un acte de tragédie exige plus d'une matinée de travail. Il faut se nourrir longtemps de son sujet pour le bien traiter ; il faut peser, calculer tous ses effets... ménager son intrigue... économiser l'intérêt !... Une scène, un vers, un mot, peuvent arrêter un poète pendant des jours entiers ! L'ÉTOILE. Le vrai génie n'a pas besoin de toutes ces préparations ! ROTROU. Eh ! Messieurs !... Le génie est souvent le résultat de la patience ! COLLETET. Ah ça, mais... Et le cinquième acte ? Nous n'en parlons pas. L'ÉTOILE. Au fait, Monseigneur n'a pas encore décidé qui de nous en serait chargé. BOISROBERT. Bah ! Un cinquième acte !... Ce n'est rien à faire ! Montrant son manuscrit.L'acte vraiment difficile dans une tragédie, c'est le premier !... C'est là que le sujet et les caractères s'exposent. L'ÉTOILE. Rien de plus aisé ! Mais parlez moi du second acte ! Il montre son acte.Voilà l'acte épineux ; celui où l'action s'engage... Où l'intérêt doit naître !... Le second acte !. COLLETET, se moquant et frappant sur son manuscrit. Eh ! Morbleu ! Que dirai-je donc du troisième ! Le troisième acte !... L'acte du milieu. Le corps, le ventre de la pièce !... L'action ne fait que s'engager au second... Mais au troisième, elle retourne, elle change de face... Le troisième acte !... Ah ! Ah ! Changeant de ton.À toi, Rotrou. Défends ton quatrième... Cet acte si difficile à soutenir... Où la curiosité du public tombe ou grandit... Le quatrième acte, qui amène la péripétie !... Va donc !... Va donc !... ROTROU. Non, messieurs, non !... Je vous laisse le soin de vanter votre travail, en exagérant les difficultés qu'il présentait. Moi, j'ai fait ma part et de mon mieux pour le peu de temps qui m'était donné. Son éminence jugera. Mais quant au cinquième acte... Le dénouement... Cette fin qui doit couronner l'oeuvre... Messieurs, il manque parmi nous un cinquième collaborateur... Le seul peut-être qui pût entreprendre avec succès une semblable tâche ! Il va s'asseoir à la table. BOISROBERT. Allons ! Le voilà retombé dans sa folie ! L'ÉTOILE. Tu veux parler de Corneille ? ROTROU. Précisément. COLLETET, s'appuyant sur le fauteuil de Rotrou. [Note : Corneille est originaire de Rouen.]Mon pauvre Rotrou, chacun de nous a sa faiblesse... La tienne est de trouver du talent à ce Rouennais. BOISROBERT. Un homme à qui Richelieu avait fait l'honneur de l'associer à ses travaux, aux nôtres. L'ÉTOILE. Et qui pousse l'audace jusqu'à faire des changements à un plan de comédie tracé par son Éminence elle-même !... Le fat ! BOISROBERT. Bien plus ! Il a le sot orgueil de faire une tragédie à lui tout seul !... COLLETET. Il s'était dit : Je volerai de mes propres ailes... L'ÉTOILE. Et voyez comme il a réussi !... Nouvel Icare, il n'a quitté un instant la terre que pour retomber de plus haut et se noyer. COLLETET. Dans le fleuve de l'oubli. BOISROBERT. Le Cardinal l'a complètement abandonné. L'ÉTOILE. La pension que lui fait son Éminence est un brevet d'incapacité. ROTROU. Courage, messieurs, courage... Accablez bien ce pauvre Pierre... Vous avez beau jeu, il est absent... Il est en disgrâce !... Se levant.Mais prenez garde ! Du fond de cette solitude où l'injustice de ses détracteurs l'a relégué, il peut sortir un chef-d'oeuvre, qui le vengera des attaques misérables dont le Cid est l'objet ! BOISROBERT. C'est l'Académie tout entière qui a condamné cette plate imitation de l'espagnol ! L'ÉTOILE. Et le Cardinal en personne a sanctionné le jugement académique. ROTROU. Le Cardinal, absorbé par les affaires de l'État, vous a laissés dire et faire... Il n'a lu le Cid que par vos yeux. COLLETET. Mais l'Académie !... BOISROBERT. L'Académie ! L'ÉTOILE. L'A. ca. dé. mie ! ROTROU. Belle autorité ! TOUS, se récriant. Ah !... C'est trop fort ! ROTROU. L'Académie a cru flatter son protecteur en épousant ce qu'elle regardait comme sa querelle et ce qui n'était en réalité que la vôtre. COLLETET. Comme si nous prenions la peine d'attaquer Monsieur Corneille ! ROTROU. Oui... Vous l'attaquez... Vous le déchirez !... Vous en avez peur ! TOUS. Allons donc ! BOISROBERT. Peur de Corneille, nous ?... Et pourquoi, bon Dieu ? ROTROU, passant entre Boisrobert et l'Etoile. Parce que vous devinez son génie sans le comprendre. BOISROBERT. Hein !... ROTROU, allant à Colletet. Et toi, parce que tu le devines et le comprends ! L'ÉTOILE, à Boisrobert. Je ne sais pas jusqu'à quel point ce qu'il nous a dit est flatteur ! BOISRORERT, à l'Etoile. Ce petit Rotrou est un impudent ! ROTROU, allant se rasseoir à la table. Mais tout ceci m'a fait oublier l'essentiel. Messieurs, c'est à midi que le Cardinal écoutera la lecture de notre travail. Vous me retrouverez ici !... COLLETET. Moi je rentre dans mon cabinet... J'ai un acte à relire... Quelques vers à chercher... L'ÉTOILE. Messieurs, soyons exacts. Richelieu est comme le Roi, il n'attend personne, pas même les poètes ! COLLETET, lui frappant sur l'épaule. Oh ! Toi !... Tu n'arriveras jamais en retard. Il sort par la porte de droite. L'Etoile et Boisrobert sortent par celle du fond. SCÈNE IV. ROTROU, seul. Point de nouvelles de Rouen ! Corneille a reçu ma lettre depuis huit jours ; il sait que je l'attends... Il doit croire que j'ai besoin de ses services et il ne me répond pas ! M'aurait il enveloppé dans la proscription dont il frappe tout ce qui m'entoure ? Oh ! Non, c'est impossible !... Mais il aura compris pourquoi je voulais le ramener à Paris. En ce moment Corneille paraît au fond. Il regarde dans l'appartement. Il entre et aperçoit Rotrou, qui ne le voit pas. Je connais Corneille !... Son austère fierté ! Cette pension que le Cardinal lui accorde et dont je lui ai expédié moi-même le brevet, peut-être la refusera-t-il! SCÈNE V. Rotrou, Corneille. CORNEILLE. Je l'ai acceptée. ROTROU, se levant. Corneille ! CORNEILLE. Mon ami !... En lui serrant affectueusement la main.Mon maître ! ROTROU. Je suis fier de ce nom que tu te plais à me donner. CORNEILLE. Il t'appartient !... Quoique plus jeune, Rotrou m'a devancé dans la lice ! ROTROU. Oui, mais pour remporter le prix, il faut d'autres forces que les miennes. Et c'est à Corneille qu'il est réservé! CORNEILLE. Ton amitié t'égare ! ROTROU. Non... Non... Je sais ce que tu es... Et je devine ce que tu seras... Mais dis-moi vite, tu as reçu ma lettre ? CORNEILLE. Et je ne me suis pas trompé sur le motif qui te l'a dictée. En parlant de mes services, dont tu avais besoin ici, tu ne pensais qu'à m'en rendre de nouveaux. ROTROU. Et cette pension que le Cardinal t'a envoyée ?... CORNEILLE. À ta sollicitation, je le sais. ROTROU. Qu'importe ? CORNEILLE. Je te l'ai dit... Je l'ai acceptée ! ROTROU. Enfin !... Tu as compris qu'ici-bas le génie a besoin d'appui... que sans protecteur le poète traîne une existence misérable et s'expose à voir son nom même mourir avec lui ! CORNEILLE. J'ai pensé surtout à mon frère et j'ai répondu à son Éminence que j'acceptais avec résignation ! ROTROU. Avec résignation !... Imprudent ! Tu n'as pas songé à l'effet que ces mots ont dû produire sur un homme accoutumé à voir plier devant lui tout ce qui l'approche ? CORNEILLE. C'était le seul moyen, en ne refusant pas, de me relever à mes propres yeux, aux tiens, à ceux de quiconque a le sentiment de sa dignité. ROTROU. Ami, tu juges mal Richelieu. C'est une grande âme qui répare toujours ses faiblesses par quelque chose de noble ! La réflexion l'a éclairé... Il revenait à toi... Il te frayait la route vers de nouveaux succès. CORNEILLE. Richelieu ?... Lui qui a voulu écraser le Cid ! Lui qui m'a livré tout vivant aux morsures d'un Chapelain ! ROTROU. Eh ! Que t'importe !... Méprise ceux qui dénigrent ta gloire ! Recueille-toi dans ton courage, et de triomphe en triomphe marche à la postérité !... Tu m'as écrit que tu travaillais à une tragédie d'Horace ? CORNEILLE. Elle est achevée... Et je viens la lire aux comédiens. Ils la refuseront peut-être... ROTROU. Pourquoi ? CORNEILLE. Le Cardinal ! ROTROU. Tu le vois, Pierre, tes craintes justifient les miennes. CORNEILLE. Et cependant Horace est un beau sujet !... Oh ! Ce n'est pas le seul que j'aie l'intention d'emprunter à l'histoire romaine ! L'époque que j'ai choisie n'est encore que l'enfance de la grande nation ; l'amour de la patrie, les destins du peuple conquérant ne font que germer au coeur de quelques citoyens ! Je veux suivre Rome à travers les tempêtes de la République. Plus tard, je montrerai le géant vaincu tombant aux pieds des Césars. Le siècle d'Auguste offre un mélange de belles et tristes pages, mais d'où doivent sortir de nobles enseignements. Qui sait si je n'embrasserai pas Rome à sa dernière phase ; si je ne montrerai pas ses faux dieux croulant devant la croix inondée du sang des martyrs ? Que le temps ne me manque pas, Rotrou, et peut-être j'irai jusqu'au jour où, pour anéantir la ville dégénérée, le doigt de Dieu poussera vers elle Attila ! Ah ! Mon ami !... Qu'elle serait belle la tâche du poète qui, prenant ainsi Rome à sa naissance et la suivant jusqu'à sa mort, la ferait revivre sur la scène, aux yeux de cette autre nation issue de ses débris et qui doit s'élever encore plus haut ! Rome ! France ! Vos deux noms sont inséparables dans ma pensée ! Toutes deux obscures à votre berceau, vous avez grandi par les batailles ; mais vous ne devez pas finir de même. Ô ma patrie ! Le règne des arts commence aussi pour toi. Instruite par l'exemple de ta mère, ouvre une route nouvelle à l'univers qui te contemple, force-le à te proclamer la reine du monde, et, plus heureuse que Rome, conserve ce titre glorieux ! ROTROU, qui a écouté Corneille avec admiration. Ah ! Pourvu que tu ne brises pas entre tes mains un avenir si riche d'espérances ! CORNEILLE. Mais quelle marche me conseilles-tu donc de suivre ? ROTROU, bas. Rentre en grâce auprès du Cardinal. Tu lui as ravi la palme du poète et de toutes les gloires, c'était peut-être en secret celle qu'il ambitionnait le plus. Il peut te pardonner cette perte douloureuse... Mais ne lui dispute pas l'honneur de t'avoir protégé ! CORNEILLE. J'ai fait tout ce que je pouvais faire. ROTROU. Consens au moins à voir Richelieu ! CORNEILLE. Non ! ROTROU. Corneille !... CORNEILLE. N'insiste pas, Rotrou... En toute autre circonstance peut-être, j'aurais cédé à tes conseils... Mais aujourd'hui cela me serait impossible. Quand on souffre on est plus irritable... et je souffre, ami ; j'ai le coeur doublement ulcéré des basses intrigues, des critiques haineuses dont je suis l'objet... Et surtout... À toi je puis l'avouer... D'un amour qui domine toutes mes pensées ! Un amour sans espoir ! ROTROU. Ah !... Je te plains ! Avec une âme comme la tienne, l'amour ne peut être qu'une passion sérieuse. Tu n'es donc pas aimé ? CORNEILLE. Je l'ignore et n'ai point cherché à le savoir. ROTROU. Je ne te demande pas si la personne est digne des sentiments qu'elle t'a inspirés. CORNEILLE. Elle a vingt-trois ans, une éducation parfaite, une âme pleine de noblesse. C'est une bonne et douce créature, qui, privée de sa mère depuis une dizaine d'années, a consacré sa vie à faire le bonheur de ceux qui l'entourent. Elle a élevé elle-même sa jeune soeur... Elle dirige la maison... Elle prodigue les soins les plus touchants à son père ; tout le monde l'admire, tout le monde l'aime et j'ai fait comme tout le monde ! ROTROU. Quel obstacles vois-tu donc à cette union ? CORNEILLE. Elle est riche et je n'ai rien. Puis elle est d'une famille noble ! Et j'ai vu tout d'abord que son père rêvait pour elle quelque brillante union ! C'est un brave homme, mais il est entêté comme tous les petits esprits... Il croirait déroger, s'il donnait sa fille à un misérable, écrivain ; et elle, la pauvre enfant, en supposant qu'elle m'aimât, elle n'aurait jamais le courage de résister à son père. Ce serait le premier chagrin qu'elle lui aurait causé de sa vie ! ROTROU. Eh bien, à ta place, je m'assurerais de ses sentiments à mon égard, et je forcerais le consentement du père en faisant ma paix avec le Cardinal. CORNEILLE, souriant. En auteur habile, tu ne perds pas de vue ton sujet ! UN LAQUAIS, annonçant. Monsieur et mademoiselle de Lamperrière ! CORNEILLE, à part. Grand Dieu ! ROTROU. Lamperrière !... C'est le nom du lieutenant civil des Andelys. CORNEILLE. Mon ami, de grâce, avant de faire entrer, permets que je me retire. ROTROU. Ce trouble... Cette émotion... CORNEILLE. C'est elle, avec son père ! ROTROU. Ah ! Je comprends. Eh bien, là, dans cette bibliothèque !... Corneille sort par la gauche.Faites entrer. SCÈNE VI. Les mêmes, Lamperrière, Julie. LAMPERRIÈRE, au fond, au laquais. Merci, mon garçon ; tiens, voilà pour toi ! Dans le pays où nous entrons, ma fille, il faut flatter les grands et graisser la patte des petits. S'avançant et saluant.Monsieur de Rotrou, lieutenant civil à Dreux, l'un de mes plus jeunes collègues ? ROTROU, à part, après avoir salué. La charmante personne! 1 LAMPERRIÈRE. J'ai appris, en descendant de voiture que vous étiez de service au palais Cardinal, et, sans perdre une minute, je suis accouru... avec ma fille... que j'ai l'honneur de vous présenter... persuadé que vous ne refuserez pas de m'introduire chez son Éminence. ROTROU. Ce sera pour moi un devoir et un plaisir ; mais il est un peu matin. LAMPERRIÈRE. Tant mieux !... Nous attendrons ! Julie va s'asseoir dans un fauteuil à gauche.Cela nous donnera le temps de nous remettre... Nous autres gens de province, habitués comme nous le sommes au calme de nos cités, la tête nous tourne au milieu du brouhaha de Paris... N'est-ce pas Julie ? Cette chère enfant n'a aucune idée des curiosités de la capitale... Et pour son début je la conduis droit chez son Éminence le cardinal de Richelieu!... Baissant la voix.Ce n'est pas commencer par le côté le plus gai... Mais nous prendrons notre revanche !... Le devoir avant tout ! ROTROU. Avez-vous écrit au Cardinal pour lui demander une audience ? LAMPERRIÈRE, avec importance. Il m'attend... C'est lui qui m'a mandé par une lettre de sa main ! ROTROU. Ah ! C'est différent. LAMPERRIÈRE, tirant une lettre de sa poche et la donnant à Rotrou. La dépêche m'est arrivée avant-hier au sortir de la messe. Nous nous sommes mis en route et nous arrivons !... D'un air triomphant. [Note : Lieue : La lieue commune de France, ou lieue géographique, était de deux mille deux cent quatre-vingt-deux toises (4444 mètres et demi). [L]]Vingt-six lieues en quarante-huit heures, mon cher monsieur !... On voyage maintenant avec une rapidité !... C'est effrayant! ROTROU, lisant. « Monsieur, je vous attends à Paris dans le plus bref délai. » LAMPERRIÈRE. La lettre ne permettait aucun retard. ROTROU. En effet ! Le style en est bref. Il s'agit donc d'une affaire bien importante ? LAMPERRIÈRE. Monsieur, je fais à ce sujet deux suppositions, dont une au moins ne peut manquer de se réaliser. À mon dernier voyage, Monseigneur m'a témoigné le plus grand intérêt, il m'a demandé si je me plaisais dans ma lieutenance des Andelys. Nous avons surtout parlé de mes deux filles, qui toutes deux sont à marier... Charge bien lourde !... Enfin je l'ai quitté convaincu d'être on ne peut plus avant dans ses bonnes grâces !... Or, il est évident que le Cardinal veut m'appeler à des fonctions plus importantes... À Paris peut-être... Ou bien qu'il a quelques projets pour mon aînée. ROTROU, observant Julie. Ah !... Vous pensez, Monsieur, qu'il pourrait être question d'un établissement ; pour mademoiselle ? LAMPERRIÈRE, souriant. J'en ai le soupçon. ROTROU, à part et inquiet. Elle ne s'est pas troublée ! LAMPERRIÈRE. Vous comprenez, mon cher monsieur, que, si j'avais voulu la marier, les soupirants n'auraient pas manqué. ROTROU. Ce que je sais de Mademoiselle m'en donne la certitude. LAMPERRIÈRE. Mais qui voyons-nous dans nos petites villes ?... Des petites gens... Une petite noblesse... qui ne vaut guère mieux que la grosse bourgeoisie !... On voit ce monde là, mais on ne s'allie pas avec lui ! ROTROU, à part. Corneille a bien jugé le père ! A-t-il compris la fille ? LAMPERRIÈRE. Tenez, dernièrement encore, à ce sujet, j'ai dû battre froid à un garçon dont j'avais deviné les espérances et que vous connaissez probablement... Le jeune... JULIE, se levant vivement. Mon père, je vous en prie, gardez un secret qui n'est pas le vôtre ! Il ne m'est pas permis, sans doute, de vous dicter votre conduite ; permettez-moi seulement de vous rappeler que cette personne ne vous a adressé aucune demande positive, qu'elle est liée d'amitié avec notre famille, que son dévouement nous est connu, et qu'enfin elle a des droits à toute notre estime par l'élévation de son caractère et de son talent ! ROTROU, à part. Si elle ne l'aime pas, elle l'admire ! LAMPERRIÈRE. Tu as raison, ma fille ; à quoi sert de parler de tout cela ? Surtout devant Monsieur de Rotrou, qui a bien d'autres affaires en tête ! ROTROU. Monsieur, tout ce qui vous intéresse, ainsi que Mademoiselle, ne peut m'être indifférent ! LAMPERRIÈRE. Tous êtes trop bon, en vérité ! ROTROU. Mais, onze heures viennent de sonner... Il est temps de nous présenter chez le Cardinal ! À part.Il faut absolument que Corneille parle, et qu'il se déclare ! Haut.Je crois, mon cher collègue, qu'il serait convenable de prier Mademoiselle de nous attendre ici... Le Cardinal reçoit rarement des visites aussi agréables, et jamais sans en avoir été prévenu d'avance... LAMPERRIÈRE. Ah !... Vous croyez ?... Cela te contrarie, n'est-ce pas, mon enfant ?... Tu te faisais une fête de voir son Éminence ? JULIE. J'en avais grand'peur, au contraire ! LAMPERRIÈRE, montrant la porte qui conduit chez le Cardinal. Ah ! Ma fille !... Voilà le chemin de la fortune et des honneurs !... Une fois lancé dans cette voie, qui peut prévoir où il s'arrêtera ? Il embrasse sa fille. ROTROU, à part. [Note : Anachronisme, puisque Les Fourberies de Scapin de Molière sont de 1671.]Allons... Je joue ici l'emploi de Scapin !... Je ménage un tête-à-tête, et j'éloigne le Géronte ! LAMPERRIÈRE. Je suis à vos ordres, Monsieur de Rotrou. Rotrou pousse la porte qui conduit chez le Cardinal et fait passer Lamperrière devant lui. SCÈNE VII. Julie, puis Corneille, qui, après les premiers mots de Julie, sort de la bibliothèque et reste timidement au fond. JULIE, seule. Serais-je en effet l'objet de cette entrevue ?... Le Cardinal aurait-il disposé de ma main ? Cette seule pensée m'effraie ! Oh !... C'est que dans ces mariages de Cour on croit avoir tout fait pour une jeune fille quand on lui a donné des titres, une fortune !... Mais son coeur, personne n'y songe !... Écartons cette idée pénible. Elle aperçoit Corneille.Ciel !... Monsieur de Rotrou vous savait-il là, monsieur ? CORNEILLE, s'approchant. Oui, Mademoiselle, et je demande sa grâce en même temps que la mienne ! JULIE, souriant. Je devrais peut-être les refuser toutes deux. CORNEILLE. Non, vous devez être indulgente et bonne aujourd'hui comme toujours ! Ah ! Mademoiselle, je vous dois la première joie que j'aie éprouvée depuis longtemps ! Merci, mille fois merci des nobles et consolantes paroles que mon souvenir vous a dictées ! JULIE, avec intérêt. Auriez-vous quelque sujet de tristesse ?... Oui, oui... Je le devine à votre silence. À vos regards qui évitent les miens !... Monsieur Pierre, j'ai dit tout à l'heure que votre amitié nous était connue !... Douteriez-vous de la nôtre ? De la mienne ? Ah ! Par exemple, je ne vous pardonnerais pas cela ! CORNEILLE. Je sais, Mademoiselle, tout l'intérêt que vous daignez me porter. JULIE. Montrez-moi donc que vous en êtes digne !... Confiez-moi vos chagrins... Vous étiez tout à l'heure avec un ami bien capable de les comprendre et de vous conseiller !... Mais en présence d'un homme, même de l'ami le plus intime, il doit exister une sorte de gêne... de fierté, qui nuit à l'épanchement du coeur. Si l'on est joyeux, la dignité ordonne de le paraître moins ; si l'on souffre, on veut se montrer fort, et cette force que l'on s'impose fait taire la douleur sans la guérir. Tandis qu'auprès d'une amie, toute contrainte disparaît. On s'abandonne davantage à la joie comme à la tristesse... On ose se plaindre... On ose pleurer avec elle... et les larmes, cette grande ressource des femmes, les larmes soulagent, consolent ; il me semble, Corneille, qu'elles doivent raffermir le courage d'un homme tel que vous ! CORNEILLE, avec exaltation. Ah ! Mademoiselle, vous venez de peindre le bonheur, tel que je l'avais rèvé !... Le seul qui puisse payer le poète de ses travaux, le reposer de ses veilles, lui faire chérir l'étude ! Les succès doublent de prix, les revers ne sont plus rien, quand une amie peut vous dire : je suis heureuse, ou je souffre avec vous ! Avec douleur.Mais, hélas !... Un tel bonheur... n'est qu'un rêve ! JULIE. Pourquoi ne se réaliserait-il pas ? CORNEILLE. Je ne pourrais le trouver qu'auprès d'une personne. JULIE. Qui ne vous le refuserait peut-être pas ! CORNEILLE. Que dites-vous ? JULIE. Je dis que depuis longtemps cette personne s'associe en secret, et presque malgré elle, à tout ce qui vous intéresse. Je dis que le jour où le Cid a paru, elle a été fière et heureuse !... Mais qu'elle a bien souffert le jour où elle a eu la basse critique dont l'oeuvre de génie a été l'objet ! Tenez, Corneille, voilà le Cid !... Voilà sa critique !. En ouvrant sa mante.Ces deux livres m'ont fait verser bien des larmes de joie et d'indignation ! Je n'en garderai plus qu'un seul. Sa place est sur mon coeur !... Quant à l'autre, sa place est sous vos pieds. Elle jette la seconde brochure à terre. CORNEILLE. Ah ! Julie !... Julie !... Voilà un triomphe que l'envie n'empoisonnera pas ! JULIE. Silence !... On vient ! Corneille remonte et se tient à l'écart. SCÈNE VIII. Les mêmes, Rotrou, Lamperrière. LAMPERRIÈRE, pâle et tremblant. Mon ami, mon cher Rotrou. Vite un siège, je vous en prie. Je suis mort ! Il tombe dans un fauteuil. JULIE, courant à lui. Ô ciel ! Mon père ! Qu'avez-vous ? LAMPERRIÈRE. Qui pouvait s'attendre à cela ?... C'est un coup de massue ! CORNEILLE, à part. Mais que s'est-il donc passé ? LAMPERRIÈRE. Ah ! Ma fille ! Ma Julie !... Je l'avais oubliée en venant ici !... La main qui distribue les faveurs est la même qui lance la foudre !... Et je suis arrivé au moment où le tonnerre grondait ! Il m'a écrasé ! JULIE. Mon père, je vous en conjure, expliquez-moi. Vous avez vu le Cardinal ? LAMPERRIÈRE, avec un effroi comique. Oui, oui... Je l'ai vu... Et je le verrai toute ma vie !... Il était assis dans un grand fauteuil !... D'une main il pressait avec force les sceaux de l'État, et de l'autre... Étrange contraste ! Il jouait avec une innocente créature... Un tout petit chat, le plus joli du monde ! Après avoir attendu avec respect pendant quelques minutes au fond de l'appartement, Monsieur de Rotrou se décide à annoncer mon arrivée et la tienne! Se levant.Je m'approche aussitôt... Je m'incline... Je m'incline encore... Davantage... De plus on plus... En attendant qu'un mot, un signe, m'autorisent à reprendre une position verticale !... Rien, rien !... Je sentais déjà des éblouissements affreux... Tu sais que j'y suis très sujet !... Lorsque enfin. JULIE, impatiente. Le Cardinal rompt le silence ?. LAMPERRIÈRE. Non, pas lui, mais la petite créature !... Et de façon à dénoter une terrible colère dans la main qui caressait l'animal ! ROTROU. C'était en effet un signe certain de l'irritation de Monseigneur. LAMPERRIÈRE. À ce bruit de sinistre augure, je me hasarde à relever la tête. Le Cardinal avait les yeux fixés sur moi... Mais des yeux... L'éclair !... Je ne savais plus si je devais parler ou me taire, rester debout ou me prosterner à ses pieds... Mais lui, sans me donner le temps de choisir, étend le bras et me montre la porte ! Elle était ouverte !... Je crus devoir en franchir le seuil... Mais je n'avais pas aperçu un maudit tabouret, et dans ma précipitation... Il étend les bras en avant comme un homme qui tombe, et il ajoute en soupirant.J'ai fait une vilaine sortie ! JULIE. Mes pressentiments ne m'avaient pas trompée ! Je redoutais cette entrevue ! LAMPERRIÈRE. Mais que vois-je ?... Monsieur Corneille !... Ah ! Pardon ! Je m'attendais si peu à vous rencontrer ici... Et je suis si troublé... que je ne vous avais pas reconnu... Vous voyez un homme disgracié. CORNEILLE. Une disgrâce imméritée sans doute, quelque injustice nouvelle. JULIE. Mon père !... Il est peut-être temps encore de prévenir ce malheur. ROTROU. Cherchez, du moins, quelle peut en être la cause ! LAMPERRIÈRE. Voilà précisément ce que je me demande. Qu'ai-je fait ?... Qu'ai-je dit ? Je suis lieutenant civil, c'est vrai ; c'est une place dans laquelle on peut se faire beaucoup d'ennemis... Quand on s'en occupe... Mais de ce côté-là, je n'ai rien à me reprocher !... Sont-ce mes opinions politiques ?... Ah ! Mon Dieu ! Ceux qui les connaissent sont habiles ! ROTROU. Eh bien, il faut passer en revue tous vos amis... Voir ceux qui peuvent vous servir auprès du Cardinal. LAMPERRIÈRE. Vous d'abord, mon cher Rotrou, je compte sur votre appui. Je réclame aussi le vôtre, Monsieur Corneille. CORNEILLE, embarrassé. Oh ! Le mien, Monsieur ! LAMPERRIÈRE. Laissez donc !... Autrefois vous étiez au mieux avec son Imminence. Vous devez être encore très bien, puisque je vous retrouve ici... Je le répète... Je compte sur vous comme sur un ami ! À part.J'ai eu tort d'être si lier avec lui. Haut. Ce cher Corneille !... Un charmant garçon, plein de mérite, de talent ! À part.Il n'y a pas de petit protecteur ! ROTROU, bas à Corneille. Il ignore la rupture avec le Cardinal !... Laisse-lui son erreur ! LAMPERRIÈRE, frappé d'une idée. Ah ! Le Duc de Praslin !... Mes propriétés touchent aux siennes !... Nous chassons ensemble tous les hivers. et il m'a cent fois assuré de sa protection ! ROTROU, passant auprès de Lamperrière. Monsieur de Praslin !... C'est l'ami du Cardinal, le confident de ses pensées les plus secrètes. Lui seul peut vous éclairer sur les motifs d'une colère vraiment inexplicable ! LAMPERRIÈRE, prenant Julie par la main. Courons chez lui, ma fille !... Ah ! Mes amis, quel voyage ! Vingt-six lieues en quarante-huit heures... pour être reçu de la sorte ! JULIE. Venez, mon père... Ne perdons pas de temps ! Ils remontent vers la porte du fond. UN HUISSIER, sortant de l'appartement du Cardinal. Mademoiselle de Lamperrière est elle encore ici ? LAMPERRIÈRE, avec inquiétude. La voilà monsieur. L'HUISSIER. Monseigneur prie Mademoiselle de passer dans le grand salon et d'attendre qu'il la fasse appeler ! JULIE. Ah ! Mon Dieu ! LAMPERRIÈRE, à Rotrou. Qu'est-ce que cela signifie ? JULIE. Paraître seule devant lui !... Oh ! Je n'oserai jamais. ROTROU. Refuser serait l'irriter encore ! LAMPERRIÈRE, vivement. Chère enfant... Songe à ton père... à sa place ! Il y tient autant qu'à la vie !... Que sais-je ? Ma vie elle-même est peut-être menacée... JULIE, à l'Huissier. Monsieur ! Conduisez- moi ! LAMPERRIÈRE. Va, ma fille, sois plus heureuse que ton père dans ton entrevue et, surtout dans ta sortie ! Je cours chez Monsieur de Praslin ! Julie entre chez le Cardinal, Lamperrière sort par le fond. SCÈNE IX. Corneille, Rotrou. ROTROU. Quelle peut être la pensée du Cardinal en mandant près de lui Mademoiselle de Lamperrière ? CORNEILLE. Ah ! Rotrou ! Mon coeur me l'a dit !... Il veut la marier ! ROTROU. Tu pourrais croire. CORNEILLE. N'as-tu pas entendu ce que disait tout à l'heure Monsieur de Lamperrière lui-même ? Oui... Oui... Je le sens à mon trouble, au désespoir qui s'empare de moi, Richelieu a disposé de la main de Julie pour quelque noble protégé !... Il a frappé le père ! Il veut élever, enrichir la fille ! Et moi, Rotrou, je la perds au moment où un rayon d'espoir venait ranimer mon coeur ! ROTROU. Pourquoi la perdre ?... Si elle t'aime... Si elle te-l'a dit. CORNEILLE. Mon ami ! Pas un mot d'amour n'a été prononcé entre Julie et moi !.. Elle ne m'a parlé que de son amitié !... Ah ! Si je dois tout perdre en un jour... Si Richelieu me dispute à la fois mes succès et mon bonheur. Eh bien, je n'y survivrai pas !... Cette-pensée est affreuse ! Elle m'accable, elle me tue ! ROTROU. Corneille !... Mon ami !... Commande à ta douleur ! Songe à Julie, à son père, aux dangers qui les menacent et que tu peux contribuer à détourner. Songe à cet enfant de ton génie que le Cardinal peut condamner avant qu'il n'ait vu le jour ! Corneille paraît indécis. [Note : Horace (1640) est la dixième pièce de Corneille (seul ou en collaboration), elle suit Le Cid (1637) et précède Cinna (1641).]Ah ! C'est le ciel qui t'inspire. Je tremblais pour le père d'Horace, c'est Horace qui te sauvera ! CORNEILLE. Que veux-tu dire ? ROTROU. Silence ! Voici Colletet ! SCÈNE X. Les mêmes, Colletet. COLLETET, arrivant de la droite. [Note : Guillaume Cottelet (1598-1659), poète et académicien. On a aussi de lui un art poétique datant de 1658.]Parbleu ! Ce faquin de Lambert a juré de me faire faire des chefs-d'oeuvre ! Je cherchais deux ou trois vers pour un ami que je ne puis nommer. Un petit trait de génie qui manquait au second acte de l'Etoile !... Ça ne venait pas !... Mais j'ai rencontré Lambert !... Ma providence !... Et le trait de génie est sorti d'un flacon de Xérès !... Oh ! Je n'y suis pour rien, jetelejUlte;..i.. ROTROU, à part. Au diable l'importun ! COLLETET. Mais que vois-je ?... Ah ! Mon Dieu ! N'est-ce point un revenant ? Le petit Corneille ! Corneille fait un mouvement, Rotrou lui saisit là main.Eh mais, mon cher, d'où venez-vous donc ? On vous disait enseveli dans un bailliage de Normandie ou dans un couvent de moines espagnols ! Est-ce un motif de santé qui vous ramène ?... Vous a-t-on recommandé l'air du palais Cardinal ? Prenez garde ! Vous me faites l'effet d'être bien malade !... Il vous achèvera! CORNEILLE. Vous avez raison, Monsieur Colletet, il me faut un air pur et libre !... Celui de ce palais sent trop la prison ! COLLETET. Partez vite, mon cher, partez vite! ROTROU. Pas avant d'avoir laissé à Monseigneur un témoignage de ton respect et d'une juste reconnaissance ! COLLETET. En effet, Monseigneur, comme toujours, a fait preuve d'esprit et de générosité. Il blâme la tragédie, mais il pensionne l'auteur ! ROTROU. L'auteur qui n'accepte un bienfait que pour s'en rendre digne, et qui vient offrir au Cardinal le fruit de ses méditations et de ses veilles ! COLLETET. Quelque parent du Cid ?... Un petit Espagnol ? ROTROU. [Note : Horace (1641) est dédié à À MONSEIGNEUR, MONSEIGNEUR LE CARDINAL DUC DE RICHELIEU.]Un Romain, Horace !... Dont il fait hommage à Richelieu ! CORNEILLE. Rotrou, que dis-tu ? COLLETET. L'action me semble hardie ! ROTROU. Corneille te fait-il l'effet d'un poltron ? COLLETET. Qu'il prenne garde, pour son Horace, à une seconde critique ! CORNEILLE, avec force. Une critique !... Eh bien, Monsieur, qu'elle vienne !... Je l'attends sans crainte !... Horace fut condamné par les décemvirs, mais il fut absous par le peuple !... Rotrou, je me décide à suivre ton conseil. J'écris à Richelieu... Je lui dédie Horace !... Mieux vaut cent fois fléchir le genou devant un grand homme que de courber la tête devant des nains ! Il se met à la table et écrit. Rotrou lit et approuve à mesure que Corneille écrit. COLLETET, à part, après un temps. Eh ! Eh !... J'ai bien peur d'avoir réveillé le lion ! Ce maudit Romain que Corneille s'est avisé de ressusciter est bien capable de nous traiter, Boisrobert, l'Etoile et moi, comme des Curiaces ! ROTROU. Parfait !... La lettre est digne du poète et du ministre !... Signe ! COLLETET, à part. Leur confiance est effrayante ! ROTROU. Maintenant ne perds pas une minute ; va chercher ton manuscrit, sois vainqueur avec Horace, et Julie t'appartiendra. La fortune ne revient jamais à demi ! CORNEILLE. Prends donc cette lettre !... Mais songes-y bien, Rotrou, c'est mon honneur que je te confie... Défends-le comme le tien ! Au moment de sortir, il se rencontre avec Boisrobert et l'Etoile qui entrent et s'arrêtent eu le voyant. L'ÉTOILE. Que vois-je ?... Corneille ! BOISROBERT. Eh ! Que viens-tu faire ici ? Corneille les regarde avec mépris et sort sans répondre. SCÈNE XI. Rotrou, Colletet, L'Étoile et Boisrobert. COLLETET, passant entre L'Étoile et Boisrobert. Oui, mes bons amis, c'est Corneille en personne ! BOISROBERT. Ah ! Le malheureux ! Il choisit bien son temps pour reparaître ! ROTROU. Que signifie ? BOISROBERT. Apprenez que Sa Majesté. L'ÉTOILE. Le roi Louis XIII. BOISROBERT. Sera ici avant une heure ! COLLETET. Eh bien ? ROTROU. Après ? BOISROBERT. Vous ne comprenez pas ? L'ÉTOILE. Le secrétaire particulier de Richelieu vient de nous avertir qu'en nous réunissant ici sous prétexte d'une lecture, le Cardinal n'avait eu d'autre but que de présenter au Roi les héros de la littérature française !... BOISROBERT. Les auteurs de Sophonisbe ! COLLETET, enchanté. Vivat!... Embrasse-moi, L'Étoile ; la nouvelle que tu m'apportes est ce que tu as fait de mieux dans ta vie ! BOISROBERT. Quel triomphe pour nous ! L'ÉTOILE. Quelle humiliation pour Corneille ! COLLETET. [Note : Corneille est né à Rouen, le 6 juin 1606.]Ah ! Monsieur le Rouennais, qu'en dira votre muse normande ?... Richelieu a joué un coup de maître ! BOISROBERT. Corneille est un homme mort ! L'ÉTOILE. Et enterré! COLLETET. Requiescat in pace ! Courons, messieurs, courons au-devant de Sa Majesté ! C'est nous qu'elle doit apercevoir les premiers à la porte de ce palais. Viens-tu, Rotrou ? ROTROU. Non, messieurs ; vous allez faire un métier de laquais, et même devant un Roi le poète doit conserver sa dignité. TOUS. À ton aise! Ils sortent en haussant les épaules. SCÈNE XII. Rotrou, puis Lamperrière. ROTROU, avec agitation. Tous mes plans sont renversés par cette présentation au Roi ! Offrir une dédicace à Richelieu dans un pareil moment, n'est-ce pas chercher un refus, compromettre Corneille ?... Que faire ?... Quel parti prendre ? LAMPERRIÈRE, arrivant du fond. Ah ! Monsieur de Rotrou, mon cher ami, je suis sauvé !... Je suis sauvé !... Je connais maintenant la cause de ma disgrâce et je puis la combattre ! Je réchauffais un serpent dans mon sein !... Un traître qui vous trompe aussi... Et qui vous entraînera dans sa ruine si vous n'y prenez pas garde ! ROTROU. De qui voulez-vous donc parler, Monsieur ? LAMPERRIÈRE. De Corneille ! ROTROU. Est-il possible !... Et qui peut vous avoir dit ?... LAMPERRIÈRE. [Note : Thomas Corneille, né en 1635, est le frère puiné de Pierre. Il sera aussi auteur dramatique et académicien.][Note : Les Andelys est une ville de l'Eure entre Rouen et Paris où est mort Thomas Corneille en 1709.]Monsieur de Praslin lui-même !... Ce Corneille est au plus mal avec Monseigneur. On a su que je le recevais souvent aux Andelys... Ainsi que son frère Thomas... Et le Cardinal aura cru voir dans cette conduite, bien innocente, une manifestation contre sa personne ! ROTROU. Je comprends tout maintenant ! LAMPERRIÈRE. Bien plus !... Il paraît que le gaillard est compromis dans quelque affaire politique... Oui, monsieur, oui... Au sujet de l'Espagne! ROTROU. Allons donc, Corneille conspirateur ! LAMPERRIÈRE. Eh ! Eh !... Je n'en répondrais pas... Cette tragédie, ce Cid... Sujet espagnol... Et qui lui en a fourni l'idée ?... Un monsieur de Châlons, un prôneur, un admirateur de la littérature espagnole !... Autre conspirateur !... Et moi, Monsieur, je recevais tout ce monde-là sans me douter de l'abîme qu'il creusait autour de moi ! Mais je verrai le cardinal, il m'entendra. Je me justifierai ! J'ai déjà une circonstance en ma faveur ! Corneille a l'audace d'aimer ma fille, je le sais... Et je lui ai fait entendre qu'il eût à ne plus s'occuper d'elle !... Mais je ferai davantage !... Je le chasserai... Lui, son frère, Monsieur de Châlons ; je les ferai arrêter tous les trois, s'il le faut !... Monsieur... On ne sait pas ce dont je suis capable pour servir l'État... et conserver ma place ! ROTROU, à part. Mon pauvre ami, tout contribue à sa perte ! LAMPERRIÈRE. Ah ! Voici ma fille !... Puisse-t-elle m'apporter aussi une espérance ! ROTROU, à part. Puissent les craintes de Corneille ne pas se réaliser ! SCÈNE XIII. Les mêmes, Julie. LAMPERRIÈRE, vivement. Eh bien, mon enfant, as-tu vu le Cardinal ? JULIE. Oui, mon père. et il m'a parlé ! LAMPERRIÈRE. Il t'a parlé !... Tu as été plus heureuse que moi, c'est bon signe ! JULIE. D'abord il m'a fait approcher... Mon coeur battait avec violence !... Mais j'étais calme, attentive et résolue ! LAMPERRIÈRE, à Rotrou. Elle a tout mon caractère, Monsieur !... Ensuite ? JULIE. Mademoiselle, m'a-t-il dit en me regardant avec des yeux terribles. LAMPERRIÈRE. Ah ! Je les connais! JULIE. Quelles sont les personnes que votre père reçoit ? LAMPERRIÈRE, effrayé. Que je reçois ?... Voilà la pierre d'achoppement !... Et qu'as-tu répondu ? JULIE. J'hésitais... Je craignais de faire une réponse imprudente. LAMPERRIÈRE. Bien !... Elle est pleine de tact ! JULIE, d'une voix grave. Songez que Dieu défend le mensonge ! LAMPERRIÈRE. A dit le Cardinal ? JULIE. Monseigneur, ma mère me l'avait appris avant vous ! LAMPERRIÈRE, enchanté. Très bien !... Elle est pleine d'esprit ! JULIE, changeant sa voix aux questions et aux réponses. Connaissez-vous un monsieur de Châlons ? - Oui, monseigneur.- Votre père le voit souvent ? - Les dimanches, à nos réunions intimes. - De quoi parle- t-il ? - Mais de poésie... de littérature espagnole. LAMPERRIÈRE, vivement. Aïe ! JULIE. L'Espagne !... Il aime beaucoup ce pays-là !... - Je le crois, monseigneur, car il en parle avec enthousiasme ! LAMPERRIÈRE. Aïe... Aïe... Aïe ! JULIE. Et votre père, que fait-il pendant ces entretiens ? Monseigneur, le plus souvent, il dort ! LAMPERRIÈRE, enchanté. Très bien !... Oh ! L'admirable réponse ! Après, mon enfant, après ? Monseigneur t'a-t-il questionné sur nos autres amis ? JULIE. Je lui ai nommé tous ceux que nous recevons. LAMPERRIÈRE. Tous ? JULIE. Un seul excepté !... LAMPERRIÈRE. Voyez-vous ?... Le tact !... JULIE. Son nom expirait sur mes lèvres. mais il l'a prononcé lui! LAMPERRIÈRE. Il a nommé Corneille ? JULIE. Oui, en se levant... Et avec tous les signes d'une étrange agitation !... Le courage commençait à me manquer... Monseigneur marchait rapidement. Tout à coup il s'approche de moi saisit une brochure que j'avais placée sous ma mante, c'était le Cid ! LAMPERRIÈRE. Ah ! Malheureuse ! JULIE. Le Cid ! s'est-il écrié. Répondez, Mademoiselle, comme vous le feriez au tribunal de Dieu !... Vous aimez Corneille ?... LAMPERRIÈRE. Tu as dit non, n'est-ce pas ? JULIE. Mon père... Je suis tombée à ses genoux en disant la vérité : Oui, Monseigneur, je l'aime ! LAMPERRIÈRE, se jetant dans un fauteuil. Ah ! C'est le coup de grâce ! ROTROU, à part avec joie. Si Corneille avait pu l'entendre ! LAMPERRIÈRE. Il ne manquait plus que cela pour mettre le comble à mes infortunes. Se levant.Mais, malheureuse. C'est Corneille qui m'a perdu ! JULIE. Ô ciel ! LAMPERRIÈRE. Il conspire contre le Cardinal !... Il est ligué avec l'Espagne !... JULIE. C'est impossible. LAMPERRIÈRE, à Rotrou. Mon cher ami, conduisez-moi vers le Cardinal. Je lui dirai que ma fille est folle !... Que Corneille est un traître... Un séducteur... J'en perdrai la tête ! Venez, mon ami, venez ! ROTROU. Non, monsieur, non, ne comptez pas sur moi pour voir le Cardinal. Vous iriez encore accuser Corneille, et moi, je vais le défendre. Il entre chez le Cardinal. SCÈNE XIV. Lamperrière, Julie. LAMPERRIÈRE, à Rotrou. Qu'est-ce qu'il a dit ?... Il va le défendre !... Encore un serpent que je caressais !... Ah ! Quel pays que celui-ci, mon Dieu !... Et quel voyage! JULIE. Mon père ! LAMPERRIÈRE, avec attendrissement. Toi... Mon aînée, mon orgueil... Ma gloire ! Toi, sur qui je comptais pour donner à notre maison un nouvel éclat !... Toi, ma préférée !... Car je te préférais, ingrate. J'avais cette faiblesse !... JULIE. Ne m'accablez pas! LAMPERRIÈRE. Devenir Madame Corneille ! Quand on s'appelle Mademoiselle de Lamperrière ! Un nom qui date de deux siècles ! JULIE. Eh ! Mon père, celui de Corneille sera immortel ! LAMPERRIÈRE, effrayé. Tais-toi !... Tais-toi !... Si le Cardinal t'entendait ! SCÈNE XV. Les mêmes, Corneille, puis Colletet, Boisrobert et L'Étoile. CORNEILLE, arrivant du fond avec son manuscrit à la main. Ah ! Monsieur !... Je suis heureux de vous revoir ? Eh bien ?... Avez-vos des nouvelles consolantes ? Lamperrière le regarde avec colère et lui tourne le dos.Que signifie ?... De grâce, Mademoiselle... Expliquez-moi... Julie baisse les yeux et garde le silence.Mon Dieu !... Cette tristesse ! Ces larmes !... LAMPERRIÈRE, prenant Julie par la main et regardant Corneille avec hauteur. Venez, Mademoiselle de Lamperrière !... Sortons d'un palais où nous n'avons trouvé que des ennemis ! Ils remontent. CORNEILLE, à lui-même. Moi, leur ennemi !... Bruit de tambours au loin. Lamperrière et Julie s'arrêtent un moment de sortir. La galerie se remplit de seigneurs de Cour. LAMPERRIÈRE. Quel est ce bruit ? COLLETET, arrivant du fond, suivi de Boirobert et L'Étoile. Messieurs ! Le Roi descend de carrosse ! CORNEILLE. Le Roi !... COLLETET. Oui, mon cher, le roi lui-même. BOISROBERT. Le Cardinal de Richelieu va vous présenter à sa Majesté ! CORNEILLE. Vous !... Présentés au Roi ! L'ÉTOILE. En masse, mon très cher, en masse ! CORNEILLE. C'est bien messieurs... Le mérite obtient sa juste récompense. À part.Et Rotrou... Qui ne vient pas !... Ah ! S'il pouvait ne pas avoir donné ma lettre !... SCÈNE XVI. Les mêmes, puis un Huissier, puis Le Roi. ROTROU, sortant vivement de chez le Cardinal et allant à Corneille. Ami... Ton sort va se décider... Richelieu a lu ta dédicace, mais sans qu'un seul mouvement vint trahir sa pensée !... CORNEILLE. Il ne t'a rien dit !... ROTROU. Qu'un seul mot ! Attendez mes ordres ! CORNEILLE. Ah ! Je les connais d'avance !... Il me frappe dans ma gloire, comme dans mon amour !... Eh bien !... Qu'il garde ma dédicace ! Moi, je garderai mon oeuvre ! LAMPERRIÈRE, à Julie. Je n'y tiens plus... Il faut que je voie le Roi. Il va passer dans cette galerie, je me jetterai à ses pieds... Il me rendra justice ! L'HUISSIER, sortant de chez le Cardinal. Monseigneur le Cardinal demande auprès de lui Monsieur Corneille. TOUS. Corneille ! ROTROU, à part. Quel espoir ! L'HUISSIER, à Lamparrière en lui donnant une lettre. Pour vous, Monsieur ! LAMPERRIÈRE, prenant la lettre en tremblant. C'est ma destitution !... Il la donne à Julie.Je n'aurai jamais la force !... BOISROBERT et COLLETET, à l'Huissier. Et nous ?... Nous, Monsieur ?... L'HUISSIER, les saluant. Je n'ai pas d'ordre qui vous concerne. Il va dans la galerie. COLLETET. En voici bien d'une autre ! ROTROU, à Corneille. Songe que le Cardinal t'a fait demander. CORNEILLE. Ah ! Mon ami, le sort de Julie m'occupe seul en ce moment. JULIE, qui a lu la lettre. Ô ciel ! LAMPERRIÈRE. Je suis destitué, n'est ce pas ? JULIE, lisant. « J'ai vu votre fille.... Elle m'a intéressé... » LAMPERRIÈRE. Non ! Je suis sauvé ! Lisant à son tour.« Et je veux assurer son bonheur! Accordez sa main à mon ami... Corneille !... » TOUS. Son ami ! LAMPERRIÈRE, achevant. « Et je vous rends mes bonnes grâces. » CORNEILLE. Ah ! Julie ! COLLETET. Messieurs, le vent a sauté, comme disent les marins ! LAMPERRIÈRE. Comment ! Lui que je croyais !... Il se trouve au contraire !... Mais qu'a-t-il fait pour cela ? ROTROU. Un chef d'oeuvre de plus ! LAMPERRIÈRE. Ah ! Parbleu ! Il en est bien capable... Un garçon plein de mérite, de talent ! Julie... Mademoiselle de Lamperrière !... Je vous ordonne de la donner votre main ! CORNEILLE. Julie !... Rotrou !... Je suis bienheureux. JULIE. Mon père, je porterai le plus beau nom de France ! L'HUISSIER, revenant du fond. Monsieur Corneille, sa Majesté va traverser la galerie ! LAMPERRIÈRE, à Corneille. Allez, mon gendre !... Allez ! ROTROU, prenant la main de Corneille avec émotion. Ami !... Il ne manque plus rien à la gloire !... La mienne sera de t'avoir deviné. Corneille remonte vers la galerie. Louis XIII paraît. L'HUISSIER. Le Roi ! Tout le monde se découvre. Le Roi s'arrête et fait un signe de la main à Corneille, qui s'incline profondément. ROTROU, se retournant vers les trois poètes. Eh bien ! Messieurs ! COLLETET. Notre règne est fini ! ROTROU. Celui de Corneille commence ! ==================================================