******************************************************** DC.Title = LA BOITE A MUSIQUE, COMÉDIE. DC.Author = HUGUES, Clovis DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 10/05/2021 à 11:32:00. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/HUGUES_BOITEAMUSIQUE.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LA BOITE A MUSIQUE COMÉDIE 1906. Tous droits réservés. Par M. CLOVIS HUGUES SOCIÉTÉ ANONYME D'IMPRIMERIE DE VILLEFRANCHE DE ROUERGUE, Jules Bardoux, Directeur. PERSONNAGES. NOELLIE. LE COMTE D'ARTÈME. LA COMTESSE D'ARTÈME. BRIDANON, maire. MADAME BRIDANON. GEORGES, leur fils, collégien eu vacances. NOÉMIE, servante. DURENFLÉ, garde champêtre. PAYSANS ET PAYSANNES. La scène se passe à la campagne. Extrait de "Les Joujoux du Théâtre, comédie enfantine, illustration de Louis Bailly", 1906. pp 69-113 LA BOITE A MUSIQUE Le théâtre représente un coin de verdure, dans la campagne, Noellie est endormie sur un banc de gazon, à côté de sa guitare. SCÈNE PREMIÈRE. Georges, Noellie. GEORGES, un crayon et un papier à la main. « À quoi bon chanter le manoir,À l'heure où le malheureux pèreNe peut même à sa vieille mèreDonner un morceau de pain noir ? »Que ces vers-là sont doux ! Plus je me les répète, Plus je sens que mon coeur est celui d'un poète.J'aurais pu mal les coudre et les estropier,Car je les ai d'un jet couchés sur le papier.Mais j'ai je ne sais quoi dans l'âme qui me pousseÀ trouver le mot juste, à rimer sans secousse, Et je fais de beaux vers comme le pré fleurit.J'ai seize ans, de l'entrain, du toupet, de l'esprit,Et j'irai loin. Je suis fils de monsieur le maire,Quoique né paysan du côté de ma mère.On verra bien. Je veux, avant de retourner Au collège, me faire en plein jour couronnerAu grand concours de vers qui doit cette semaineS'ouvrir à l'Institut de Brive-la-Garenne.Ô Muse, inspire-moi ! Relisons-nous d'abord. NOELLIE, à part, s'éveillant. Quel est ce beau monsieur qui babille si fort ? GEORGES. Ah ! mon pauvre cerveau, l'on te farcit de thèmes !Que c'est petit pour moi ! Je vais dans les poèmesComme en un bain de lait m'enfoncer jusqu'au couJe suis poète ! NOELLIE. Quoi ! Ce garçon serait fou ? GEORGES, gesticulant. Vents qui passez, j'ai lu qu'à la voix de Pindare Vous soupiriez jadis ainsi qu'une guitare !J'ai trempé comme lui mon luth harmonieuxDans le flot poétique où s'abreuvent les dieux :Voyons si je saurai comme lui faire naîtreUn accord dans ces bois que mon souffle pénètre ! Il chante sur un air ridicule qu'il improvise.« À quoi bon chanter le manoir,A l'heure où le malheureux pèreNe peut même à sa vieille mèreDonner un morceau de pain noir ? » À peine a-t-il fini son chant que Noellie commence une ritournelle sur sa guitare. GEORGES. Une guitare ! Ô Ciel ! Ô touchante merveille ! En croirai-je l'écho, mes yeux et mon oreille ? NOELLIE. Croyez-en Noellie. GEORGES. Ô déesse ! NOELLIE. PourquoiM'appelez-vous déesse ? GEORGES. À tes pieds, devant toi,Je... NOELLIE. Vous me tutoyez. GEORGES. Pardon si je m'oublie.Virgile tutoyait... NOELLIE. Parlez-moi sans folie. Depuis quand êtes-vous malade, mon ami ? GEORGES. Moi ! Je n'ai jamais mieux trotté, mangé, dormi. NOELLIE. Vraiment ? Vous me trompez. GEORGES. Non, je vous le répète. NOELLIE. Pourquoi disiez-vous donc que vous êtes poète ?Je pensais que c'était un mal crue vous aviez : N'avais-je pas raison ? GEORGES. Un mal ? oh ! vous riez ! NOELLIE. Je ne ris pas. Je dis qu'un jeune homme qui passe,Menaçant du regard les oiseaux dans l'espace,Envoyant aux ormeaux des saluts de la main,Ayant l'air de chercher dans le ciel un chemin, Comme s'il en rêvait la suprême escalade,Fût-il gras comme vous, n'est qu'un simple malade. GEORGES, le doigt sur le front. Déesse, en quatre mots, j'ai quelque chose là NOELLIE. Je vous le disais bien. GEORGES. Un brasier ! NOELLIE. C'est cela. GEORGES. Une forge ! NOELLIE. C'est juste. GEORGES. Un volcan ! NOELLIE. C'est logique N'avez-vous pas aussi quelque peu de colique ? GEORGES. Non. NOELLIE. De la fièvre ? GEORGES. Non. NOELLIE. Vous avez au cerveauQuelque dérangement, le cas n'est pas nouveauSi jeune et déjà fou ! GEORGES. Que la muse me damne !Je suis poète ! NOELLIE. Alors prenez de la tisane. GEORGES. Ah ! Par pitié pour moi, ne raillez pas ainsi. NOELLIE. Bon monsieur, je vous plains de tout mon coeur. GEORGES. Merci !Mais, dites-moi, pourquoi vous cacher de la sorte ?Certains auteurs latins racontent... NOELLIE. Peu m'importe. GEORGES. Racontent qu'on a vu quelquefois sans façon Des nymphes conseiller des poètes. NOELLIE. Chanson ! GEORGES. Minerve et Calypso... NOELLIE. Ce sont des noms de femmes ? GEORGES. Ont... NOELLIE. Je n'ai pas l'honneur de connaître ces dames.Je suis une chanteuse errante. C'est la faimQui réveille ma voix : ma guitare est mon pain. Je m'en vais chaque jour de chaumière en chaumièreGazouiller un couplet qui s'achève en prière ;On m'écoute, et l'on m'aime, et les petits enfants,Gais, attachant sur moi leurs beaux yeux triomphants,Me font de leurs bras ronds une charmante chaîne. J'ai bien souvent pleuré ; mais j'ignore la haine,Parce que j'ai compris que l'amour est dans tout,Et si l'on m'aime un peu, vite j'aime beaucoup.Quand je suis seule avec mes rêves, je m'amuseA faire bavarder ma mémoire confuse. Je me revois alors dans de la clarté. L'airMe donne des baisers de parfums. Le ciel clairContient plus d'infini qu'au pays où nous sommes.Là les mots chantent mieux dans la langue des hommesMon père est un seigneur pensif dans son château, Et je revois le lac, les vignes, le coteau.Un très belle dame, assise à la fenêtre,Me berce entre ses bras : c'est ma mère peut-être !Et je songe, et mon coeur palpite. Puis, adieuLes vignes, le château, ma mère et le lac bleu ! Des haillons brodés d'or, des clameurs dans la foule,Des planches que l'on dresse, une maison qui roule,C'est ma vie. Un matin, j'ai quatorze ans, je pars,Rieuse, les pieds nus et les cheveux épars.Je vais, je vais toujours ; mais la route m'égare, Et je demeure, hélas ! seule avec ma guitare.Je vous ai tout conté pour vous distraire un peuDites-moi maintenant qui vous êtes. GEORGES. Parbleu !Vous le savez fort bien. NOELLIE. Fort mal, je vous le jure. GEORGES, emphatiquement. Je suis le rossignol de ce nid de verdure ! SCÈNE II. Noellie, Georges, Noémie. NOÉMIE, entrant brusquement en scène. Vrai, je ne savions point que monsieur BridanonÀ de simples oiseaux pouvait donner son nom.Voilà plus de trente ans que j'avons ce bon maître,Et, s'il est rossignol, il le fait peu paraître :Il ne chante jamais. Raisonnons, s'il vous plaît. Je vous ai vu petit comme un petit poulet ;Mais, pour vous garantir de la pluie et des rhumes,Quand donc, monsieur l'oiseau,vous poussa-t-il des plumes ? À Noellie.Pauvrette, mon enfant, je ne connaissions pointVotre joli museau ; mais il est fait à point Pour qu'on vous aime un brin, sitôt qu'on l'examine. NOELLIE, riant. Il ne faut pas juger les nymphes sur la mine. NOÉMIE. Je vous ai tous les deux écoutés en passant. GEORGES. C'était du temps perdu. NOÉMIE. C'était divertissant. GEORGES, rêvant. Je serai couronné. NOÉMIE. Notre jeune homme songe. GEORGES. L'idéal est un fleuve où mon être se plonge. NOÉMIE. En plongeant trop l'on perd la soif et l'appétit. NOELLIE. Monsieur, ne plongez pas. GEORGES. Que ce monde est petit !Je m'en vais. NOELLIE. Restez donc. GEORGES. Ma victoire s'apprête. NOÉMIE. C'est bien. Vous, mon enfant, croquez cette galette. NOELLIE. Vous êtes bonne, bonne, et mon coeur s'y connaît. GEORGES. Je m'en vais sur ce mot essayer un sonnet. SCÈNE III. Noellie, Noémie. NOÉMIE. Quel étrange étourneau que ce rossignol ! NOELLIE. J'aimeÀ le voir prendre au vol les phrases que je sème. NOÉMIE. Je sommes simplement une fille des champs ; Mais je nous connaissons dans les propos touchants,Et je devinons ben que tout comme un vicaireVous nous feriez pleurer, si vous montiez en chaire.Tenez, embrassez-moi, vous êtes un trésor. NOELLIE, l'embrassant. Pour le pauvre qui souffre un baiser est de l'or. Mais quel est ce vieillard sévère qui s'avance ?Il a l'air de souffrir. Consolons-le. NOÉMIE, mystérieusement. Silence ! SCÈNE IV. Noellie, Noémie, Le Comte. LE COMTE, l'oeil égaré. Est-ce vous qui m'avez tué dans ma maison ? NOÉMIE, bas à Noellie. La perte de sa fille a troublé sa raison. NOELLIE. Hélas ! LE COMTE. Qui donc a fait de moi, Comte d'Artème, Une ombre renfermant le néant de moi-même ?Je vivais, on m'a pris mon être, je suis mort,Et sur moi maintenant il souffle un vent si fortQue je frissonne comme un vain feuillage. À Noellie.Écoute,Petite. D'où viens-tu ? N'as-tu pas sur ta route Rencontré mon bonheur ? Mon bonheur a seize ans,Gazouille, chante, rit, jase avec les passants.Un jour il est parti comme l'oiseau s'envole.Comme on est peu de chose et que la vie est folle ! NOÉMIE. Pour ne pas le troubler, tenons-nous à l'écart. NOELLIE. Que grande est ma pitié pour ce triste vieillard ! Elles se retirent. SCÈNE IV. LE COMTE. Ma fille ! ô souvenir ! lointain lever d'aurore !Elle chantait déjà, toute petite encore,Le doux chant qui l'avait endormie au berceau.C'est un souffle qui passe, un cantique d'oiseau, Et de tout temps on l'a chantonné pour l'enfanceDans notre harmonieux langage de Provence.Je rêve, une clarté m'effleure dans la nuit ;J'espère, et j'ai moins peur du spectre qui me suit,Quand je suis seul avec le talisman sonore Où vibre la chanson de mon Ëléonore. Sortant une petite boite à musique.Puisque nous voilà seuls, viens et répète-moiLe refrain que mon coeur ne trouve plus qu'en toi,Et, Remplissant d'amour, de paix et de musique,Berce-moi lentement de ta voix mécanique ! Il s'agenouille devant la boite à musique qui exécute son air. la berceuse provençale NÉNÉ, SOKSOK. À peu près : DODO, L'ENFANT DO.Éléonore ! Elle est vivante et me sourit.Je l'entends, je la vois au fond de mon esprit :N'est-ce pas qu'elle est là sur mes genoux assise ?N'est-ce pas que son souffle est pur comme la brise ?N'est-ce pas qu'elle est belle avec ses yeux si doux ? Mon enfant, ma Nono, reste sur mes genoux ;Laisse mes doigts glacés caresser tes doigts roses ;Babille ton babil, dis-moi des tas de choses. La musique cesse.Mais tu ne chantes plus. Dormirais-tu, bébé ? iLa tempête est venue et le vent m'a courbé. Ferme tes jolis yeux : de même dans ses voilesLa plus belle des nuits peut cacher ses étoiles.Ô Nono, mon enfant, trésor de mes trésors,Comme toi je me tais, comme toi je m'endors. Il s'assoupit dans l'herbe. SCÈNE VI. Le Comte, Le Garde Champêtre. LE GARDE CHAMPÊTRE. Bravo, Monsieur le Comte ! Il paraît que la mousse Est un lit où les fous sommeillent sans secousseJe suis garde champêtre et n'ai pour oreillerQue trois pailles en croix où l'on dort pour veiller ;Mais, soit dit franchement, je crois que j'aurais honteDe me coucher dans l'herbe, étant Monsieur le Comte. Que la terre te soit légère, ô pauvre fou ! Ramassant la boite.iens, quelle est cette boîte ? On dirait un joujou.Au fait, qu'est le vieux comte ? Un enfant qui s'amuse,Et, s'il a des joujoux, sa cervelle l'excuse. Tournant la boite entre ses doigts.Une boîte ! À quoi donc ce ressort-là sert-il ? Un bout d'acier qui plie, et pas plus gros qu'un fil !Pressons-le lentement : il faut que je m'explique... La boite recommence son air.Le diable est là dedans et fait de la musique ! S'agenouillant devant la boîte, qu'il remet à terre.Monsieur le diable, hélas ! je viens mal à propos,En troublant votre paix, de troubler mon repos. Ce ressort était là, je l'ai pressé ; j'avoue,La honte dans le coeur, la rougeur sur la joue,Que j'aurais dû ne pas prendre comme celaDans mes indignes mains la boîte où vous voilà.Que vais-je devenir si votre seigneurie Sur moi, pauvre mortel, déchaîne sa furie ?J'ai le plus grand respect pour Votre Majesté.Sire diable, pardon pour ma témérité,Dormez, et, comprenant que ma prière est juste,Ne faites plus ce bruit dans votre boîte auguste ! La musique cesse.Merci, monsieur le diable ! LE COMTE, s'éveillant. Oh ! Quelqu'un est ici !Que vous ai-je donc fait pour me dire merci ? SCÈNE VII. Le Comte, Le Garde Champêtre, Noellie, Noémie. NOELLIE, à part. Quel est le souvenir qu'en mon esprit éveilleCe son mystérieux qui m'a frappé l'oreille ? NOÉMIE. Notre garde champêtre, à ce que je voyons, A cette boîte-là fait ses dévotions. LE GARDE CHAMPÊTRE. Je ne fais rien du tout. NOÉMIE. Le cas n'est point pendable. LE GARDE CHAMPÊTRE. Je consolais monsieur... LE COMTE. D'être monsieur le diable. NOELLIE. Il m'a semblé que j'ai tout à l'heure entenduUn accord vague auquel mon coeur a répondu. LE GARDE CHAMPÊTRE. Vous aurez en marchant pincé votre guitare,Sans le vouloir. NOELLIE. Non pas ! j'ai, je vous le déclare,Entendu... LE COMTE. Qu'avez-vous entendu, mon enfant ?Le sein toujours gonflé d'un sanglot étouffant,Les fous seuls ont le droit de comprendre ces choses Ce ne sera pas vous avec vos lèvres roses,Avec votre sourire où tant de grâce luit,Qui descendrez jamais dans l'horreur de ma nuit ! Il s'assoupit. NOÉMIE. Tu pleures, ma pauvrette ? NOELLIE. Oh ! Si j'étais la filleDe ce vieillard volé dans sa part de famille, Sa raison reviendrait, son ciel serait moins noir. LE GARDE CHAMPÊTRE, se retirant. Appelez-le papa tout de suite. Bonsoir ! À part.Je les observerai de là-bas. C'est probableQu'elles vont à leur tour faire chanter le diable. SCÈNE VIII. Le Comte, Noellie, Noémie. NOÉMIE. Nous sommes seules : bon ! J'allons tirer au clair Pourquoi monsieur le garde a dit tant de PaterDevant ce bijou-là. NOELLIE. Si c'est une amusettePour les vieux qu'a battus une longue tempête,Que pouvait-il lui dire ? NOÉMIE. Ah ! Quel ennui d'avoirÉté si loin du comte ! On aurait pu savoir... Vois, ne dirait-on pas qu'autour de ces figuresQuelqu'un a dans le bois tracé des écritures ?Je devinons cela ; mais je n'entendons bienQue les gros imprimés du vieux paroissien. NOELLIE, lisant. Si tu trouves, boîte gentille, Une enfant pauvre en mon chemin,Comme elle peut être ma fille,Reste dans sa petite main ! NOÉMIE. Ainsi, garde la boîte : elle est à toi, mignonne. NOELLIE. Je le sens, c'est à moi que le hasard la donne ; Et pourtant je ne sais quoi d'obscur me défendDe la garder. J'ai peur... NOÉMIE. Quoi ! N'es-tu pas l'enfantQui s'en va sans appui, sans feu, sans pain, sans gîte ?N'as-tu pas, dis-le-moi, la main toute petite ?Et cette boîte-là, ramassée en chemin, Ne peut-elle rester dans ta petite main ?Le hasard se conduit avec intelligence,Et parfois le bonheur nous vient sans qu'on y pense. NOELLIE. J'hésite. NOÉMIE. Libre à vous ! moi, je n'hésitons point.Je la prenons. Demain j'éclaircirons le point De savoir si tu dois, étant moins indécise,La rendre ou la garder. Elle met la boîte sous son tablier. SCÈNE IX. Le Comte, Noellie, Noémie, Le Garde Champêtre. LE GARDE CHAMPÊTRE, un carnet à la main. Halte ! je verbalise ! NOÉMIE. Que nous chantez-vous donc ? LE COMTE, s'éveillant. Qu'ai-je encore entendu ? NOÉMIE. Quelque chien enragé vous aurait-il mordu ? LE GARDE CHAMPÊTRE, écrivant. « Je soussigné .- déclare en bon garde champêtre- Que monsieur Bridanon, notre maire, mon maître - M'a donné - par arrêt notifié légal ?-La magnanimité - d'un pouvoir intégral. - En foi de quoi, - devant la loi, -je certifie, - Sain de corps et d'esprit,-sans peur qu'on m'en défie, - Que j'ai,'-le présent jour,-à l'heure où, fatigué,Je m'assieds un instant sur les roches du gué, - Surpris la Noémie - attachée audit maire, .-Dérobant lestement, - d'une façon très claire - A monseigneur le comte - assoupi doucement - Une boîte où le diable a pris un logement :En présence de quoi, - le fait étant notoire, - J'ai, - le crayon en main, n'ayant pas d'écritoire,Sur ledit vol patent verbalisé ceci.Je signe : Durenflé - garde champêtre ici. » NOÉMIE. A-t-on jamais oui des balivernes telles ! LE GARDE CHAMPÊTRE, écrivant de nouveau. « Je constate qu'ayant - verbalisé d'icelles - J'ai subi de la part de ladite - un affrontSur lequel au palais - les lois prononceront ;Ce de quoi je transcris le sens qui me concerne : A-t-on ouï jamais - pareille baliverne ! » NOÉMIE. Vous me répétez mal, monsieur le perroquet. LE GARDE CHAMPÊTRE. Voulez-vous m'étourdir avec votre caquet ? NOELLIE, le contrefaisant. Je soussignée, ?- ayant pour témoin ma guitare,- Devant ma conscience et le code, - déclare Que le sieur Durenflé, - garde champêtre ici, - Se sert de certains mots qui nous blessent aussi. LE COMTE, rêveur. Ah ! comme cette enfant est rieuse et jolie ! NOELLIE. En foi de quoi, céans, je signe : Noellie. LE GARDE CHAMPÊTRE. Signez, je verbalise, ayant du moins un nom Qui fait autorité chez monsieur Bridanon. NOÉMIE. Peste ! LE GARDE CHAMPÊTRE. Décidez-vous à me rendre la boîteQue sous ce tablier cache votre main droite. LE COMTE, à part. Laissons faire l'enfant. Haut.Vous êtes inhumain ! LE GARDE CHAMPÊTRE. Je suis garde champêtre. NOÉMIE et NOELLIE, entraînant le comte. Eh bien ! Passez demain ! SCÈNE X. Le Garde Champêtre, puis Georges. LE GARDE CHAMPÊTRE. AIR : Marchande de marée.Si Bridanon est maireDe la localité,La prudence est la mèreDe toute sûreté.Grande étant ma prudence, A ce titre vraiment,Je suis la providenceDe l'arrondissement.Sans escorteJe me porte Partout où l'ordre est troublé ;On me nommeJusqu'à RomeLe fin renard Durenflé. GEORGES, se glissant sur la scène. Sans escorte Il me portePartout où l'ordre est troublé ;On le nommeJusqu'à RomeLe fin renard Durenflé. LE GARDE CHAMPÊTRE. Je n'ai rompu de lancesQue contre les méchants ;Je prends dans leurs balancesLes faux poids des marchands ;Je suis les bons apôtres Qui traînent leurs paniersDans les vignes des autres ;Mais j'absous les meuniers.Au village,C'est l'usage, De tout temps ils ont volé ;On me nommeJusqu'à RomeL'intrépide Durenflé. GEORGES. Au village, C'est l'usage,De tout temps ils ont volé ;On le nommeJusqu'à RomeL'intrépide Durenflé. LE GARDE CHAMPÊTRE. Les gars sous la tonnelleChantent comme des sourds.Aussitôt qu'on m'appelle,Comme un perdreau j'y cours.Là vous voyez, ô treilles ! Sous le grand ciel vermeil,Au goulot des bouteillesSe pendre le soleil.Je l'imiteAu plus vite, Le cerveau par lui brûlé ;On me nommeJusqu'à RomeLe bon père Durenflé. GEORGES. Il l'imite Au plus vite,Le cerveau par lui brûlé ;On le nommeJusqu'à RomeLe bon père Durenflé. GEORGES, sortant une lettre de sa poche. Ah çà, vous sentez-vous, en jouant de vos flûtes,D'aller jusques à Brive en quatorze minutes,D'y voir monsieur Trichard, un brave homme tout rond,Président des jurés qui me couronneront,De lui donner ce mot et de venir sur l'heure M'apporter sa réponse ? On m'a dit qu'il demeureSur le cours. Il s'agit de mon couronnement. LE GARDE CHAMPÊTRE. Votre couronnement est mon étonnement !Mais, il suffit. Donnez la lettre, que je vole. GEORGES, la lui donnant. Tu viens, ô Durenflé, de faire une hyperbole ! Laisse-moi t'embrasser. LE GARDE CHAMPÊTRE. Un tout petit moment !J'ai tout à l'heure ici rédigé proprementCertain procès-verbal que vous pourrez, j'espère,Déposer clans les mains de monsieur votre père. GEORGES, prenant le procès verbal. Comptez-y. LE GARDE CHAMPÊTRE. Maintenant je pars comme un éclair. GEORGES. Prenez garde surtout d'exposer au grand air,De ternir, d'effleurer d'une main peu discrèteCe papier qui contient ma gloire de poète,Et, comme mon succès mérite d'étonner,Ne dites pas enfin qu'on va me couronner. LE GARDE CHAMPÊTRE. AIR : Quand on conspire.De l'hirondelleJ'ai les vertus :Prompt et fidèle,Chanteur en plus !C'est la ressource Des beaux esprits :À moi, la course !À vous, le prix ! SCÈNE XI. GEORGES, après avoir lu le procès-verbal. Par Mercure ! je crois que dame NoémieRit peu pour le quart d'heure. Ah ! vous avez, ma mie, Plaisanté mon parler qui vous semble étonnant.Eh bien, si vous l'osez, plaisantez maintenant ! SCÈNE XII. Georges, La Comtesse, Noellie, Madame Bridanon. LA COMTESSE. Ainsi, nous vous gardons, gentille Noellie ?Le comte, mon époux, en vous voyant oublieUn passé douloureux : l'oubli, c'est du bonheur. NOÉMIE. Elle ne voudra pas attrister Monseigneur. LA COMTESSE. Et nous prendre, en fuyant, le bonheur qu'il réclame NOELLIE. Je vous l'ai dit, je suis à vos genoux, madame,Prête, pour dissiper l'ennui de votre époux,À voir en moi sa fille, à voir ma mère en vous. LA COMTESSE, l'embrassant. Oui, je serai ta mère, enfant. Déjà je t'aimeAinsi qu'une moitié vivante de moi-même.Nous nous raconterons nos souffrances, tout bas.Hélas ! il t'a fallu bien souvent, n'est-ce pas ?Subir le froid, lutter contre la faim sans doute Et meurtrir tes pieds nus aux cailloux de la route. GEORGES, à part. Prenons vite une pose. Il lit le procès-verbal avec un air inspiré.Oh ! se faire un grand nom !Oh ! La gloire ! LA COMTESSE. Tiens, tiens ! Le petit Bridanon ! GEORGES, à part. Le petit ! Le petit ! Quel outrage à ma muse ! Haut.Madame la Comtesse et vous, maman, excuse ! Je gazouillais. MADAME BRIDANON. Mon fils, la passion des versTe mettra quelque jour la cervelle à l'envers.Ton père, tu le sais, est un esprit pratiqueQui voudrait te pousser dans la mathématique ;Le commerce, voilà ce qui produit de l'or. Toi, tu fais des chansons, puis des chansons encor.Que rapporte cela ? Fils, je te le demande,Est-il, sous le soleil, une gloire plus grandeQue d'avoir des écus, tout en rimant très mal ?Va, va, nous te verrons mourir à l'hôpital. GEORGES. On a fait cette histoire à tous les grands génies. NOELLIE. Les nymphes, en tout cas, aiment leurs harmonies. LA COMTESSE, désignant le procès-verbal. Mon petit, sont-ce là de tes rimes ? GEORGES. Ce n'estQu'un sonnet. LA COMTESSE. Un sonnet ! c'est charmant, le sonnet ! GEORGES. Des vers à peine éclos, jetés sur cette feuille, Dans ce riant séjour où l'esprit se recueille,Mais qui, polis à peine, à peine endimanchés,Dans la crainte du jour y demeurent cachés. MADAME BRIDANON. Qu'ils soient polis à peine ou qu'ils aient l'air barbai e,Qu'ils soient endimanchés ou non, je m'en empare ! Elle saisit le procès-verbal. SCÈNE XIII. Les Précédents, Le Comte, Noémie, Bridanon, Paysans et Paysannes. LES PAYSANS. Vive monsieur le maire ! BRIDANON. Il serait très normalQue le fait fût transcrit dans un procès-verbal,Avant de procéder... LES PAYSANS. Vive monsieur le maire ! BRIDANON. Avant de procéder aux débats de l'affaire ;Car la légalité dans la pénalité... LES PAYSANS. Vive monsieur le maire ! BRIDANON. Est la légalité PREMIER PAYSAN. C'est ben ça. DEUXIEME PAYSAN. Tout à l'heure, à Brive-la-Garenne,Durenflé m'a juré que la chose est certaine... PREMIÈRE PAYSANNE. Et que la Noémie a pris dans le giletDu comte cette boîte. DEUXIÈME PAYSANNE. Où le diable parlait. NOÉMIE. Quand vous aurez fini, je causerai. BRIDANON. Silence ! PAYSANS ET PAYSANNES. Vive monsieur le maire ! BRIDANON, gesticulant. Il est une balance... PAYSANS ET PAYSANNES. Vive monsieur le maire ! DEUXIÈME PAYSANNE. Écoutons-le parler. BRIDANON. Il est une balance. QUATRIÈME PAYSANNE. À quoi bon le troubler ? BRIDANON. Il est une balance où la justice humaine... J'allais faire un discours : ma cravate me gêne ;J'ai fini. SCÈNE XIV. Les Précédents, Le Garde Champêtre. LE GARDE CHAMPÊTRE. Moi, je n'ai pas encore fini. PAYSANS ET PAYSANNES. Salut à Durenflé ! GEORGES. Durenflé, sois béni ! LE GARDE CHAMPÊTRE. Permettez-moi d'abord de donner cette lettreÀ monsieur Georges. GEORGES, emphatiquement. Non, lisez, garde champêtre, Lisez tout haut, afin qu'on aj)prenne aujourd'huiQue dans notre village un nouvel astre a luiEt que par l'Institut de Brive-la-GarenneMon front est couronné de la feuille de chêne ! LE GARDE CHAMPÊTRE, haussant la voix et lisant. « Monsieur Georges, vos vers sont les vers d'un moutard. Votre tout dévoué : Polydore Trichard. BRIDANON. Vive l'astre nouveau ! PAYSANS ET PAYSANNES. Vive le nouvel astre ! GEORGES, les yeux sur la lettre. Suis-je assez incompris ! MADAME BRIDANON, à Durenflé. Réparons ce désastre :Tenez, lisez ceci qui peut-être est moins mal. LE GARDE CHAMPÊTRE, ouvrant la feuille. C'est mon procès-verbal ! PAYSANS ET PAYSANNES. C'est son procès-verbal ! LE COMTE. Voyons, sommes-nous fous tous ensemble ? BRIDANON. J'admireQue nous nous regardions face à face sans rire. LE COMTE. Si le sort, impuissant à faire du nouveau,Vous a tout comme à moi détraqué le cerveau,Soyez du moins de ceux qui sont gais en famille Frères, connaissez-vous la chanson de ma fille ? À Noémie.Allons, ma pauvre enfant, montrons-leur ce joujouQu'ils t'accusaient, les fous ! d'avoir pris au bon fou. Il place la boîte au milieu de la scène.Approchez ! approchez ! Tous s'approchent.Et toi, bijou sonore,Redis-nous la chanson de mon Éléonore ! La boîte exécute a nouveau sa berceuse provençale. NOELLIE, au moment où l'on recommence. Néné, sonson,Vèné, vèné, tou-dé-long,La sonson voù pas veni,Loti pichoun voù pas dourmi.O ma Nono, ma fille ' Néné, sonson,Vèné, vèné, tou-de-long,La sonson voù pas veni,Lou pichoun voudriè dourmi. Pendant ce temps la Comtesse et le Comte se sont approchés de Noellie lentement, comme dans l'extase. Au dernier vers ils se jettent dans ses bras. LE COMTE et LA COMTESSE. Ô ma Nono, ma fille ! NOELLIE. Ô ma mère ! Ô mon père ! Nono ! Je me souviens... MADAME BRIDANON, à la comtesse. Je suis un peu sa mère,Puisque je l'allaitai, lorsque j'eus le bonheurDe vous voir en Provence ! GEORGES, troublé. Et moi, je suis sa soeur ! BRIDANON. Je suis son maire ! NOÉMIE. Et moi, moi, ma petite amie ?Qu'est-ce donc que j'allons t'être ? NOELLIE. Ma Noémie. LE COMTE. Ma Nono, ton regard éveille ma raison. LE GARDE CHAMPÊTRE. Le diable est à la fin sorti de sa prison ;Mais ce diable a si bien dénoué toutes chosesQu'il est le plus charmant de tous les diables roses. PAYSANS ET PAYSANNES, entourant Georges. Monsieur Georges, pourquoi cette musique-là A-t-elle donc si vite amené tout cela ? GEORGES. Je vous le conterai demain. Pour le quart d'heure,Sachez, ô mes amis, que la gloire est un leurre,Et qu'au moment où l'homme à peine a du pain noir,Un poète ne doit pas « chanter le manoir » ! ==================================================