******************************************************** DC.Title = BRADAMANTE, TRAGI-COMÉDIE DC.Author = GARNIER, Robert DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragi-comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:08:19. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/GARNIER_BRADAMANTE.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k990549b/f6.item DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** BRADAMANTE TRAGI-COMÉDIE M. D. LXXXII. GARNIER Argument de la tragi-comédie de Bradamante Après que les Sarrasins furent rompus et chassés devant Paris, Roger, embarqué avec autres princes restés de l'armée, est surpris de tourmente en la mer d'Afrique. Les hommes et vaisseaux abîmés, il se sauve à nage sur un rocher, auquel habitait un vieil ermite, qui l'avertit de son salut, et lui fait reconnaître Jésus-Christ. Roland, Olivier et Sobrin y arrivent avec Renaut au retour du conflit de Lipaduse : réjouis de la rencontre de Roger et de sa conversion à notre foi, ils accordent mariage entre lui et Bradamante, laquelle il aimait par mutuelle affection. Et tous ensemble abordés en France, s'acheminent à la Cour, où ils trouvent les ambassadeurs de Constantin, Empereur de Grèce, envoyez pour négocier le mariage de Bradamante et de Léon, son fils, que le père et la mère désiraient avoir pour gendre. Et, pour ce, ne voulaient point ouïr parler de Roger, simple chevalier. De quoi démesurément indigné et enflambé de colère contre Léon et son père, comme étant cause de son mépris, part secrètement de la Cour au d29u même de sa soeur Marphize très belliqueuse demoiselle : et afin de n'être connu, change le blason de ses armes, et sur son écu fait peindre une licorne blanche. Il se délibère donner jusques en Grèce pour tuer Léon, et dépouiller Constantin de son empire, tant afin de s'ôter cet empêchement là que pour se rendre plus respectable vers Aymon, étant qualifié du nom d'Empereur. Il arrive à Belgrade sur le point que les armées des Grecs et des Bulgares s'allaient choquer. Et voyant que, des le commencement de la charge, le roi Vatran mort, ses gens étaient rompus, et chaudement poursuivis par les Grecs, il se met à donner dedans leurs troupes de toute sa puissance. Il en fait trébucher un grand nombre, et entre autre le neveu de l'empereur. Ce qui fait prendre coeur aux Bulgares, qui sous la faveur de cet inconnu repoussent bravement leurs ennemis, avec grande occision. Retournez de la chasse, le prient unanimement d'être leur Roi : ce qu'il refuse, et passe outre en intention d'exécuter son dessein. Il arrive dès le soir à Novengrade, où reconnu et découvert au gouverneur, il est pris et dévalé en une basse fosse, et y est retenu quelque temps, attendant son exécution de mort. Léon qui l'avait vu avec admiration combattre son armée et faire tant de beaux faits d'armes, entendant qu'on le voulait faire mourir, ému de pitié, se résout de le sauver. Et à cette fin s'étant fait secrètement introduire de nuit en prison, il l'en retire et le mène en son logis. Mais incontinent après, ayant entendu, avoir été publié par toutes les terres de l'empire d'Occident que quiconque voudrait épouser Bradamante devait la conquérir à force d'armes, combattant avec elle pair-à-pair, s'avisa de mettre en jeu son chevalier. Et de fait le supplia de vouloir pour lui et sous ses armes entrer contre elle en combat, s'assurant de la vaincre par sa vertu. Ce que Roger ne lui osa refuser, pour les fraîches obligations qu'il avait sur lui. Sur cette fiance ils s'acheminent en France, où Léon se présente à Charlemagne, qui fait trouver Bradamante. Elle, pour se développer des importunes poursuites des ambassadeurs de Léon, s'était auparavant avisée d'impétrer de l'empereur cette déclaration : présumant que Léon ni autre Seigneur chrétien, fors Roger seul, ne la pourrait conquérir. Roger, contraint par la force de ses promesses, entre en lice avec extrême regret, couvert des armes impériales, comme s'il eût été Léon. Il combat et surmonte Bradamante, puis se retire saisi de merveilleuse tristesse. Il monte sur son cheval et entre au fond d'un bois pour s'y confiner. Léon d'autre part joyeux de sa victoire, va demander Bradamante à Charlemagne, laquelle se trouvait en une extrême anxiété et perturbation d'esprit. Marphise maintient qu'elle avait promis mariage à son frère Roger, et qu'elle ne pouvait avoir Léon : que s'il y prétendait droit, qu'il fallait qu'il se battît avec son frère, et que le victorieux l'aurait sans contredit. Léon appuyé sur la valeur de son chevalier, accepte le parti. Mais retourné au logis, il entend qu'il s'en est allé : dont infiniment déplaisant, et en merveilleuse perplexité à cause de sa promesse, se met avec ses gens à le chercher. Il le trouve dans ce bois, faisant de pitoyables regrets, pour son infortune. Léon le prie de lui découvrir l'occasion de son mal. Il se déclare être Roger, et s'être exprès acheminé de la Cour pour le tuer : qu'il est résolu de ne vivre plus, après s'être à son occasion privé de sa maîtresse. Lui étonné de cette nouvelle, le console, lui remet et résigne sa dame, et promet se déporter de la poursuivre. Et par ce moyen il le ramène et le présente à l'Empereur, auquel il fait ce discours en présence des Princes et Seigneurs qui en sont fort réjouis. À l'instant arrivent les Ambassadeurs de Bulgarie qui racontent à Roger que le pays l'a élu pour roi, et le prient d'en vouloir approuver l'élection et aller recevoir la couronne. Ce que entendant Aymon et Beatrix lui accordent très volontiers le mariage de leur fille : laquelle avertie de cet heureux et inespéré succès, en reçoit une indicible allégresse. Charlemagne baille sa fille Eléonor à Léon, et le fait son gendre. Ce sujet est fort amplement discouru par l'Arioste depuis le quarante-troisième chant jusqu'à la fin de son livre ; fors pour le regard de la fin, ajoutée par l'auteur. Et par ce qu'il n'y a point de Choeurs, comme aux Tragédies précédentes, pour la distinction des actes : Celui qui voudrait faire représenter cette Bradamante, sera s'il lui plaît averti d'user d'entremets, et les interposer entre les actes pour ne les confondre, et ne mettre en continuation de propos ce qui requiert quelque distance de temps. Entreparleurs CHARLEMAGNE. ROGER. NYMES, Duc de Bavière. HIPPALQUE. AYMON. LA MONTAGNE. BEATRIX. MARPHISE. RENAUD. BASILE, Duc d'Athenes. LA ROQUE. Les Ambassadeurs de Bulgarie. BRADAMANTE. LÉON. MELISSE. ACTE I SCÈNE I. CHARLEMAGNE. Les sceptres des grands rois viennent du Dieu suprêmeC'est lui qui ceint nos chefs d'un royal diadème,Qui nous fait quand il veut régner sur l'Univers,Et quand il veut fait choir notre empire à l'envers.Tout dépend de sa main, tout de sa main procède. Nous n'avons rien de nous, c'est lui qui tout possède,Monarque universel, et ses commandementsFont les sphères mouvoir et tous les éléments.Il a mis sur mon chef la Françoise couronne ;Il a fait que ma voix toute la terre étonne, Et que l'Aigle Romain perche en mes étendards,Guide des escadrons de mes vaillants soudards.L'Italie m'obéit, la superbe Allemagne,Et les Rois reculés de l'ondeuse Bretagne.Ma courageuse France est pleine de guerriers, Dont les faits ont acquis mille et mille lauriers,Renommez par le monde autant qu'un preux Achille :La Grèce n'en eut qu'un, et j'en ai plus de mille.Quel Mars fut onc pareil en force et en renom,Quelque dieu qu'il peut être, à la race d'Aymon ? À Roland l'invincible, à qui Dieu favorableNaissant a composé le corps invulnérable ?Quel est un Olivier, un Griffon, Aquilant ?Combien est un Astolphe et un Ogier vaillant ?Un Huon, un Marbrin, et mille autres encore Aux armes indompté, dont ma France s'honore,Comme d'astres luisants en une épaisse nuit,Quand le Soleil doré dessous les ondes luit ?C'est toi moteur du ciel, qui la force leur donnes,Pour être de ta loi les solides colonnes. C'est toi qui fais florir ces braves Paladins,Pour sous ton étendard rompre les Sarasins,Ennemis de ton nom, pour l'Eglise défendre,[Note : Mahumétique : i.e. mahométique, de Mahomet le prophète de l'Islam.]Qu'ils veulent par le fer mahumétique rendre.Ils ont dompté l'Asie et l'Afrique, courants De rivage en rivage, ainsi que gros torrentsQui tombent en avril des neigeuses montagnes,Et passent en bruyant à travers les campagnes,Rompent tout, faussent tout, arrachent les ormeaux,Entraînent les bergers, leurs cases et troupeaux. Ainsi ces mécréants débordés de leur terre,Ont couru, fourragé comme un trait de tonnerre[Note : Blatière : Marchande de blé, de céréales. [L]]La blatière Libye, et l'Asie, où les yeuxDu soleil sont fichés en remontant aux cieux.Ils avaient traversé les ondes Herculides, Et chassé Jésus-Christ des terres Ibérides ;Si que le riche Tage, au beau sable doré,[Note : Belzébuth : Démon de la Bible, il est le prince des démons.]Voyait au lieu de lui Belzébuth adoré.Ô Dieu, notre vrai Dieu, qu'il fallut que nos pèresEussent bien attisé tes dormantes colères, T'eussent bien irrité d'exécrables forfaits,Pour montrer de ta main de si sanglants effets,Pour nous assujettir à cette gent païenne,Et souffrir profaner ton Église chrétienne,Pour qui en corps mortel du ciel tu descendis, Et lavant nos méfaits, ton sang tu répandis !Toi, Dieu de l'univers, dont la dextre divineA bâti, a formé cette ronde machine,Sans forme et sans matière, et sans objet aucun.Sans outils, sans secours que de toi, qui n'es qu'un. Ils ne furent contents d'asservir les Espagnes,Mais des hauts Pyrénées franchirent les montagnes,Et en tourbe innombrable ouvrirent les détroitsDes grands rochers moussus qui s'élèvent si droits.Ils descendent au bord où la vite Garonne Courant dans l'Océan en ses vagues bourdonne,Et, jurez ennemis, font exécrable voeuDe faire tout passer par le glaive et le feu.Celui pourrait nombrer les célestes lumières,Les raisins de l'automne, et les fleurs printanières, [Note : Scadron : escadron.]Qui aurait peu compter les escadrons aguerris,Qui avec Agramant vinrent devant Paris.Ils couvraient de leurs rangs la poudroyante plaine.Leurs chevaux épuisaient les claires eaux de Seine.L'air résonnait de cris, les bataillons pressés Mouvaient de toutes parts de piques hérissez.Le troupeau baptisé, tapi dedans la ville,Ainsi que de moutons une bande imbécile,Retirée en un parc de trois loups assailli,Soupirait vers le ciel d'un courage failli. C'était fait de la France, et de toute l'Europe ;Nous étions le butin de l'infidèle troupe ;La sainte loi de Christ délaissait l'Univers,Si Dieu n'eut dessus nous ses yeux de grâce ouverts,Et pitoyable père en notre mal extrême, N'eut à notre secours levé sa main suprême.Comme une mère tendre à son enfant petit,Après l'avoir tancé pour quelque sien délit,Le voyant larmoyer de pitié se transporte,Le baise, le mignarde, et son deuil réconforte, Ainsi son peuple ayant notre Dieu châtiéDe ses nombreux méfaits, il en a prit pitié :À regardé ses pleurs au milieu de son ire.Et piteux n'a voulu le voir ainsi détruire.Il a levé le bras de foudres rougissant, A froncé le sourcil ; le courroux palissantA son coeur embrasé, la fureur indomptéeLui est soudainement dans les naseaux montée ;[Note : Espois : Terme de vénerie. Cors qui sont au sommet de la tête du cerf. [L]]Il a noirci le ciel de nuages espois,Et comme un tourbillon a desserré sa voix. L'Océan en frémit, la terre en trembla toute,Et du ciel étonné branla l'horrible voûte ;Au coeur des ennemis la frayeur descendit ;L'allégresse et la force aux nôtres il rendit.L'Angleterre s'arma, l'Écossaise jeunesse Au sang nous ralluma l'antique hardiesse.[Note : Ains : mais.]Renaud, ains notre Hector, conducteur du secours,Les fit en grand carnage abandonner nos tours.Ils se mirent en route, et la campagne verteSe voit incontinent de sang païen couverte. [Note : Cuidant : Se cuider, Se pavaner, faire l'outrecuidant. ]Ils ont quitté la France, et cuidant par les flotsTromper la main de Dieu qui fondait sur leur dos,Ont été dévorez des ondes aboyantes,Si que rien n'est resté de ces troupes méchantes.Marsille dans l'Espagne a retiré son camp ; Mais Agramant, Sobrin et le roi Sérican,Reliques du naufrage, ayant appris la perteDe l'Empire Africain et le sac de Bizerte,Ont dedans Lipaduse attiré par défisOlivier et Roland, qui les ont déconfis. Or il faut louer Dieu de si belle victoire,Et à sa seule grâce en adresser la gloire. SCÈNE II. Charlemagne, Nymes. CHARLEMAGNE. Nous contenterons-nous de les vaincre à demi ? NYMES. Ne vous suffit-il pas de chasser l'ennemi ? CHARLEMAGNE. Ce ne m'est pas assez de défendre ma terre. NYMES. Que demandez-vous plus que d'achever la guerre ? CHARLEMAGNE. Un empereur Romain ne se peut dire avoirPour chasser un Barbare assez fait de devoirQui pourra retourner avec nouvelle force. NYMES. Son malheureux succès ne lui sert pas d'amorce [Note : Derechef : une seconde fois. [F]]Pour franchir derechef les rochers Pyrénées,Et repiller encor nos champs abandonnés. CHARLEMAGNE. Agramant est occis, le roi de Barbarie,Gradasse et Mandricart, honneur de Tartarie.Roger a délaissé sa détestable loi, Comme sa soeur Marphise, et Sobrin, le bon Roi.Mais le fier Rodomont, Ferragus et Marcille,Valeureux combattants, et mille autres, et milleQue l'Espagne et l'Afrique ont nourris, ne sont pasSemence de grands maux, trébuchés au trépas. NYMES. Ils sont assez puissants pour leurs terres défendre,Mais non pas pour oser contre vous entreprendre,Pour la France assaillir, mère des Chevaliers,Mère des bons soudards, qu'elle enfante à milliers. CHARLEMAGNE. Nous avons vu sur nous l'Espagne et la Libye, Mais non les étendards de l'ardente Arabie,Non les Soldats d'Egypte, et les rois mécréantsQui foulent les sablons des bords Cyrénéans. NYMES. Ceux-là, trop éloignez de nos chrétiennes terres,Ne viendront pas ici nous rallumer des guerres. Laissez leur lamenter leur funèbre accident,[Note : Ébatté : probablement part. passé. vieilli Ebattre ]Et votre âge en plaisirs ébatés ce pendant.Il nous faut rebâtir nos églises rompues,Où se sont par sur tout leurs cruautés repues,Rebâtir nos cités de murailles et tours, Repeupler de paysans nos villages et bourgs.Il vous faut rappeler les vertus exilées,Et les faire honorer, les ayant rappelées. CHARLEMAGNE. Nos peuples sont beaucoup par la guerre éclaircis,Mais les vices au lieu sont beaucoup épaissis. NYMES. C'est l'office d'un Roi d'en purger sa contrée.Inutile est la Paix sans sa compagne Astrée.Vous devez en repos vos peuples maintenir,Et de sévères lois leurs offenses punir. CHARLEMAGNE. Je veux récompenser un chacun de ses peines, Étrangers, citoyens, soldats et Capitaines,Bradamante et Roger sous un amour égal[Note : Ensemblement : Terme vieilli. En même temps, de la même façon. [L]]Conjoindre ensemblement d'un lien conjugal. NYMES. Aymon ne le veut pas, préférant l'allianceDe Léon héritier des sceptres de Byzance. CHARLEMAGNE. Mais si de la combattre il n'avait le pouvoir,Selon mon ordonnance il ne saurait l'avoir. NYMES. Donc comme il fallait vaincre à la course Atalante,Il faut qu'on puisse vaincre au combat Bradamante. ACTE II SCÈNE I. Aymon, Béatrix. AYMON. Le parti me plait fort. BEATRIX. Aussi fait-il à moi. AYMON. J'en suis tout transporté BEATRIX. Si suis-je par ma foi. AYMON. Ce que je prise plus en si belle alliance,C'est qu'il ne faudra point débourser de finance.Il ne demande rien. BEATRIX. Il est trop grand seigneur.Qu'a besoin de nos biens le fils d'un Empereur ? AYMON. Ce nous est toutefois un notable avantageDe ne bailler un sou pour elle en mariage,Mêmement aujourd'hui qu'il n'y a point d'amour,Et qu'on ne fait sinon aux richesses la cour.La grâce, la beauté, la vertu, le lignage Ne sont non plus prisés qu'une pomme sauvage.On ne veut que l'argent : un mariage est saint,Est sortable et bien fait quand l'argent on étreint.Ô malheureux poison ! BEATRIX. Et qu'y sauriez vous faire ?Faut-il que pour cela vous mettiez en colère ? C'est le temps du jourd'hui. AYMON. C'est un siècle maudit. BEATRIX. Mais c'est un siècle d'or, comme le monde vit.On a tout, on fait tout pour ce métal étrange ;On est homme de bien, on mérite louange ;On a des dignités, des charges, des états ; Au contraire, sans lui de nous on ne fait cas. AYMON. Il est vrai : mais j'ai vu au temps de ma jeunesseQu'on ne se gênait tant qu'on fait pour la richesse.Alors, vraiment alors, on ne prisait sinonCeux qui s'étaient acquis un vertueux renom, Qui étaient généreux, qui montraient leur vaillanceÀ combattre à l'épée, à combattre à la lance.On n'était de richesse, ains de l'honneur épris.Ceux qui se mariaient ne regardaient au prix. BEATRIX. Le bon temps que c'était! AYMON. Léon le représente, Qui pour la seule amour recherche Bradamante. BEATRIX. Voire, mais j'ai grand peur qu'elle ne l'aime pas. AYMON. [Note : Mouver : Dans le langage provincial et populaire, remuer, bouger. [L]]Pourquoi ? Qui la mouvrait ? Est-il de lieu trop bas ?N'est-il jeune et gaillard ? n'est-il beau personnage ?Il faut qu'il soit vaillant et d'un brave courage, Aux combats résolu, d'être avecque dangerVenu du bord Grégeois sur ce bord étranger,Ne craignant d'éprouver son adresse guerrièreAvecques Bradamante aux armes singulière. BEATRIX. Il est vrai : mais pourtant ne savez-vous pas bien Que Roger est son âme, et sa vie et son bien ?Qu'elle n'aime que lui, que pour n'être contrainteD'être par mariage à un autre conjointe,Elle a fait tout exprès par le monde savoirQue quiconque voudra pour épouse l'avoir Doit la combattre armée : estimant qu'il n'est hommeDans l'Empire de Grèce et l'Empire de Rome,Fors son vaillant Roger, qui ne doive mourir,Si avecques le fer il veut conquérir ?Or j'aurais grand douleur que ce généreux Prince Venu pour son amour de lointaine province,Sa vie aventurât, ses forces ne sachant,En la voulant combattre avec le fer tranchant :Qu'au lieu d'une maîtresse il trouvât la mort dure,[Note : Nopçal : nuptial.]Et que son lit nopçal fut une sépulture. Ce serait grand pitié ! AYMON. Je ne veux point cela. BEATRIX. Il ne saurait l'avoir sans cette épreuve-là. AYMON. Pourquoi ne saurait-il ? Ne le puis-je pas faire ? BEATRIX. Non, pour ce que du Roi l'ordonnance est contraire. AYMON. Le Roi ne l'entend pas, je l'irai supplier De révoquer la loi qu'il a fait publier. BEATRIX. C'est chose malaisée ; un prince ne violeLes édits qu'il a faits ; il maintient sa parole.Voire en chose publique, et qui est de grand poids.Mais en chose privée, on change quelquefois. Charles lui a permis ce combat dommageable,Estimant pour le sûr que je l'eusse agréable.Autrement ne l'eût fait, sachant bien le pouvoirQue dessus ses enfants un père doit avoir. BEATRIX. Encore, mon ami, faudrait premier entendre Si le parti lui plait, que de rien entreprendre :Car je crains que Roger soit en son coeur encré. AYMON. Veut-elle ce Roger avoir contre mon gré ? BEATRIX. Je pense que nenni ; elle est trop bien nourrie. AYMON. Si elle l'avait fait ? BEATRIX. J'en serais bien marrie. AYMON. [Note : Mignon : Favori. [L]]Il lui faut des amours ; il lui faut des mignons ;Il faut qu'à ses plaisirs nos vouloirs contraignons.Quel abus, quel désordre ! Ha ! BEATRIX. Et qu'y sauriez-vous faire ?C'est jeunesse. AYMON. C'est mon [...] : un âge volontaire. BEATRIX. Si ne devons-nous pas contraindre son désir. AYMON. Si ne doit-elle pas en faire son plaisir. BEATRIX. La voudriez-vous forcer en un si libre affaire ? AYMON. Elle doit approuver ce qui plaît à son père. BEATRIX. L'amour ne se gouverne à l'appétit d'autrui. AYMON. L'on ne peut gouverner les enfants d'aujourdhui. BEATRIX. S'il n'y a de l'amour, ils n'auront point de joie. AYMON. L'amour sous le devoir des mariages ploie. BEATRIX. Rien n'y est si requis que leur contentement. AYMON. Rien n'y est si requis que mon consentement. BEATRIX. Je ne veux contester : mais pourtant, je puis dire Que trop vous ne devez son amour contredire.J'aimerois mieux qu'elle eût un simple chevalierQui fût selon son coeur, que de la marierContrainte à ce monarque, encor qu'en sa puissanceIl eut l'empire Grec et l'empire de France. Je vais parler à elle, et ferai, si je puis,Qu'elle me tirera des peines où je suis,[Note : Lacs : lacets, liens.]Se dépêtrant le coeur des lacs d'une amour folle,Pour libre aimer Léon, que son amour affole.Dieu me soit favorable, et me fasse tant d'heur Que je la puisse induire à changer son ardeur !Mais, las ! Vois-la mon fils, honneur de notre race,L'invincible Renaud, des guerriers l'outrepasse !Il va trouver Aymon : las ! Pauvrette, je crainsQu'il ait autre dessein que ne sont nos desseins. Il aime ce Roger. Que maudite soit l'heure,[Note : Avoler : Se répandre. [DMF]]Avolé, que tu vis cette belle demeure :Je serais trop heureuse, et ores le SoleilNe verrait rien qui fut à mon aise pareil,[Note : Frauder : Frustrer par quelque fraude. [L] ]Sans toi, sans toi, Roger, qui fraudes mon attente, Privant du sceptre Grec ma fille Bradamante. SCÈNE II. Renaud, Aymon, Laroque. RENAUD. Quoi ? Monsieur, voulez-vous forcer une amitié ?Êtes-vous maintenant un père sans pitié,Qui veuillez Bradamante, une fille si chère,Bannir loin de vos yeux, et des yeux de sa mère, Pour malgré son vouloir, qu'elle ne peut changer,La donner pour épouse à ce prince étranger ?Elle ne l'aime point, et qu'y voudriez-vous faire ?Vous savez que l'amour est toujours volontaire.Il ne se peut forcer ; c'est une affection Qui ne se dompte point sinon par fiction.Le coeur toujours demeure en sa libre franchise,Mais le front et la voix bien souvent le déguise.Ne la contraignez point ; vous seriez à jamaisFâché de lui voir faire un ménage mauvais. AYMON. Qui te fait si hardi de me venir reprendre ?Penses-tu que de toi je veuille conseil prendre ?De quoi t'empêches-tu ? Me viens-tu raisonner ?Et quoi ? Qui t'a si bien appris à sermonner ?Ô le brave cerveau ! RENAUD. Ce que je viens de dire N'est pas pour vous prêcher ni pour vous contredire. AYMON. Pourquoi donc ? Qui te meut ? RENAUD. C'est pour vous déclarerCe que probablement vous pouvez ignorer. AYMON. Et quoi ? RENAUD. Que Bradamante ailleurs a sa pensée. AYMON. Cela ne rompra pas ma promesse passée. RENAUD. Quoi ? L'avez-vous promise ? AYMON. Oui bien. RENAUD. Sans son vouloir ?Et s'il est autre ? AYMON. Et puis, le mien doit prévaloir :Je connais mieux son bien que non pas elle-même. RENAUD. Lui voulez-vous bailler un mari qu'elle n'aime ? AYMON. Pourquoi n'aimerait-elle un fils d'un Empereur, Qui est jeune et dispost, qui a de la valeur,Qui est beau, qui est sage, et qui modeste égaleNotre qualité basse à sa grandeur royale ?Depuis la froide Thrace, étendue en désert,Il a tant traversé de terres et de mers Pour avoir son amour, qui pas ne le mérite,Et qu'il soit moqué d'elle après telle poursuite ?Qu'elle ne l'aime point ? Qu'elle n'en fasse cas,Non plus que s'il était issu d'un peuple bas ?Elle est par trop ingrate. Une amour avancée Doit d'une amour pareille être récompensée.Ô siècle dépravé ! Non, non, Renaut, dis-luiQue je veux et me plaît qu'il l'épouse aujourd'huiAutrement... Mais, possible, en vain je me colère,Et peut être en cela ne me voudrait déplaire Non plus qu'en autre chose ; elle a le naturelTrop bon pour émouvoir le courroux paternel. RENAUD. Monsieur, mais voulez-vous que son âme contrainteD'un lien conjugal soit à un homme étreinte,Qui lui rebouche au coeur, et qu'en piteux regrets Elle traîne ses jours sur les rivages Grecs ?Voulez-vous que de nuit, quand le sommeil se plongeDans les yeux d'un chacun, que la douleur la ronge ?[Note : On lit bagne au lieu de baigne. le DMF suggère BAIGNE, et le verbe bagner est absent du Littré.]Qu'en pleurs elle se baigne ? Et n'ose toutefoisPour librement gémir développer sa voix ? Que si sa longue peine en pesanteur assomme[Note : Alangouré : Faible, affaibli, alangui. [DMF]]Son âme alangourée, inaccessible au somme,Et que de ses bras gourds elle touche en dormantLe corps de son époux, ainçois de son tourment,Elle tressaille toute (ainsi qu'une bergère Qui en son chemin trouve une noire vipère),Que frayeur elle en ait, et retire soudainDes membres odieux son imprudente main ?Que quand il la tiendra chèrement embrassée,Elle se pense alors d'un serpent enlacée, [Note : Serve : serf, Celui qui ne jouit pas de la liberté personnelle, esclave. [L]]Tant elle aura d'horreur d'être serve en ce pointD'un importun mari qu'elle n'aimera point ? AYMON. L'amour toujours se trouve aux ébats d'hyménée. RENAUD. L'on voit de maint hymen la couche infortunée.Quelle future amour pourrez-vous espérer [Note : Nopçage : noçage ; mariage.]D'un noçage forcé ? C'est bien s'aventurer,C'est bien mettre au hasard une jeune pucelle,C'est bien, hélas ! C'est bien ne faire conte d'elle. AYMON. Saurait-on la placer en un plus digne lieu ? RENAUD. Léon ne lui est propre, ores qu'il fut un dieu. AYMON. Et que lui faut-il donc ? RENAUD. Un mari qui lui plaise,Et avecque lequel elle vive à son aise. AYMON. Elle est bien délicate en son affection. RENAUD. En la vôtre on ne voit que de l'ambition. AYMON. Que tu es révérend ! RENAUD. J'ai plus de révérence, Et Bradamante aussi, que vous de bienveillance. AYMON. Je sais mieux que vous deux quel époux il lui faut. RENAUD. Voire pour l'élever, pour la mettre bien haut.J'aimerais mieux, ma soeur, que la mort violenteVous eut percé le coeur d'une darde poignante, Qu'une lance arabesque eut ouvert votre flancEt de votre poitrine eut épuisé le sang,[Note : Guéret : Terre labourée et non ensemencée. [L]]Morte sur un guéret étendue en vos armes,Entre les corps muets d'un millier de gendarmes,Que de vos durs parents l'outrageuse rigueur Vous forçât d'un mari qu'abhorre votre coeur.Que fussiez-vous plutôt une fille champêtre,Conduisant les taureaux, menant les brebis paîtrePar les froideurs d'hiver, par les chaleurs d'été,Roulant vos libres jours en libre pauvreté : Vous seriez plus heureuse, et votre dure vieDe tant de passions ne serait poursuivie.Car rien n'est si cruel que vouloir marierCeux qu'un semblable amour ne peut apparier.Pensez-y bien, Monsieur : c'est un fait reprochable. Vous en serez un jour devant Dieu responsable. AYMON. Ô le bon sermonneur ! L'Hermite du RocherT'a volontiers appris à me venir prêcher. RENAUD. Je ne vous prêche point ; mais ce dévot HermiteQui au milieu des flots sur une roche habite, Par lequel fut Sobrin et Olivier guary,Fut d'avis que Roger de ma soeur fut marri :Et lors, comme si Dieu par la voix du prophèteNous eust dit qu'il voulût cette chose être faite,Nous l'approuvâmes tous, Roger s'y accorda, Et sous cette espérance en France il aborda.Le voudriez-vous tromper ? AYMON. Arrogant, plein d'audace,Oses-tu proférer ces mots devant ma face ?Que tu l'as accordée ? Impudent, éhonté ! RENAUD. Mais cet accord est fait sous votre volonté. AYMON. Il ne m'en chaut : et puis, traites-tu d'alliancePour ma fille sans moi ? As-tu cette puissance ? RENAUD. Je savais qu'agréable elle aurait le parti. AYMON. Mais pourquoi n'en étais-je aussitôt averti ? RENAUD. Il est encore temps. AYMON. Ores que j'ai promesse Avecque Constantin, le monarque de Grèce ? RENAUD. Une telle promesse obliger ne vous peut,Si ma soeur Bradamante approuver ne la veut. AYMON. Un enfant doit toujours obéir à son père. RENAUD. S'il va de son dommage il ne le doit pas faire. AYMON. [Note : Vers 411 On lit ah au lieu de a]Sur ses enfants un père a toute autorité. RENAUD. Quand leur bien il procure et leur utilité. AYMON. Est-il père si dur qui leur perte pourchasse ? RENAUD. Je crois qu'il n'en est point qui sciemment le fasse. AYMON. Qu'est-ce donc que tu dis ? RENAUD. Que vous devez savoir Le vouloir de ma soeur devant que la pourvoir.Peut être son désir ne se conforme au vôtre :Vous serez d'un avis qu'elle sera d'un autre,Que son coeur languira dans les yeux d'un amant,Qui en repoussera tout autre pansement, Si bien que cet amour occupant sa poitrine.Il ne faut qu'un second pense y prendre racine.L'autorité d'un père, et d'un Prince, et d'un RoiNe saurait pervertir cette amoureuse loi.Ne la forcez donc point, de peur qu'étant forcée Un époux ait le corps, un ami la pensée :Ce qui produit toujours un enfer de malheurs,Plein d'angoisse et d'ennui, de soupirs et de pleurs,Par qui votre vieil âge en sa course dernièreNe verrait qu'à regret la céleste lumière, Ennuyé de ce monde, au lieu que de vos joursLes termes nous devons vous faire sembler courts.Ne la gênez donc point, ains consacrez sa vieÀ Roger, dont elle est et l'amante et l'amie. AYMON. Plutôt l'eau de Dordonne encontre mont ira, Le terroir Quercinois plutôt s'applatira,Le jour deviendra nuit, et la nuit ténébreuseComme un jour de soleil deviendra lumineuse,Que Roger, ce Roger que j'abhorre sur tous,Soit tant que je vivrai de Bradamante époux. RENAUD. Roland et Olivier maintiendront leur promesseLes armes en la main, contre toute la Grèce. AYMON. Et moi je maintiendrai contre eux et contre toiQu'on n'a peu disposer de ma fille sans moi.Non, non, je ne vous crains ; présentez-vous tous quatre ; Je ne veux que moi seul pour vous aller combattre.Encor que je sois vieil j'ai du coeur au dedansEt de la force au bras. RENAUD. Votre force est aux dents. AYMON. Page, ça mon harnais, mon grand cheval de guerre.Apporte-moi ma lance avec mon cimeterre. Ha ! ha ! Par Dieu, je vous... RENAUD. Monsieur, vous colèrez ;Vous en trouverez mal. AYMON. Corbieu, vous en mourrez. RENAUD. Ne vous émouvez point. LA ROQUE. Le bonhomme a courage. AYMON. Par la mort, j'en ferai si horrible carnageQu'il en sera parlé. RENAUD. De quoi vous fâchez-vous ? AYMON. Je n'épargnerai rien. LA ROQUE. Il ruera de beaux coups :Dieu me veuille garder s'il m'atteint d'aventure. AYMON. Je serai dans le sang jusques à la ceinture. LA ROQUE. Monsieur, entrons dedans : je crains que vous tombiez,Vous n'êtes pas trop bien assuré sur vos pieds. AYMON. Ha ! Que ne suis-je au temps de ma verte jeunesse,Quand Mambrin éprouva ma force dompteresse,Que j'occis Clariel, dont les gestes guerriersSe faisaient renommer entre les Chevaliers ;Que le géant Almont, de qui la tête grosse Et les membres massifs ressemblaient un colosse,Abattu de ma main à terre tomba mortEt ma gloire engrava dessur l'Indique bord!Vous n'eussiez entrepris ce que vous faites ores,Combien que je me sens assez robuste encores [Note : Bourrasser : malmener (canada).]Pour vous bien bourrasser. RENAUD. Nous n'entreprendrons rien,Et me croyez, Monsieur, que vous ne veuillez bien. AYMON. Vous ferez sagement : car je perdrai la viePlutôt que malgré moi ma fille l'on marie. SCÈNE III. Beatrix, Bradamante. BEATRIX. Que vous seriez heureuse ! Oncques de notre sang Fille n'aurait tenu si honorable rang.Allez où le soleil au matin luit au monde,Allez où sommeilleux il se cache dans l'onde,Allez aux champs rotis d'éternelles ardeurs,Allez où les Riphez ternissent de froideurs : Vous ne verrez grandeur vous être comparéeÀ l'heureuse grandeur qui vous suit préparée.Être femme d'Auguste, et voir sous votre mainMouvoir, obéissant, tout l'Empire Romain !Marcher grande Déesse entre les tourbes viles S'entre-étouffants de presse aux triomphes des villesPour voir vos majestés, recevoir de vos yeux,Les soleils de la terre, un rayon gracieux.Et nous, que la vieillesse à poils grisons manie,Aurons d'un si grand heur la face rajeunie, Vous voyant, notre enfant, une félicitéQui approche bien près de la divinité.Le jour éclairera plus luisant sur nos testes,Le chagrin de nos ans nous tournerons en festes,Et verrons dans la rue et dans les temples saints Chacun nous applaudir de la teste et des mains.Mon Dieu! ne laissez pas écouler, nonchalante,Ceste félicité que le ciel vous présente !L'occasion est chauve, et qui ne la retient,Tout soudain elle échappe et jamais ne revient. BRADAMANTE. Las Madame je n'ai d'autre bonheur envieQue d'être avecque vous tout le temps de ma vieJe requiers aux bons dieux de me donner ce poinct,Que tant que vous vivrez, je ne vous laisse point.Je ne veux avoir bien, Royaume ni Empire, Qui pour le posseder de vos yeux me retire. BEATRIX. C'est un bon naturel qui se remarque en vous.Nous en pouvons, ma fille, autant dire de nous.Nous n'avons rien si cher, ni même la lumièreDe notre beau soleil ne nous est pas si chère Que vous êtes (m'amie) : un jour m'est ennuyeux,Quand un jour je me trouve absente de vos yeux.Car c'est me séparer moi-même de moi-mêmeQue me priver de vous, tant et tant je vous aime.Mais (mon coeur) cet amour cet amour-la me fait Préférer votre bien à mon propre souhait.Je veux (que c'est pourtant!) je veux ce qui me fâche,Et ce que je ne veux de l'accomplir je tâche.Ainsi que le nocher qui de l'onde approchantOù les sirènes font l'amorce de leur chant, Fuit l'abord malheureux du déloyal rivage,Et le fuyant y court sans crainte du naufrage.Car je crains de vous perdre, et toutefois le bienQui vous en vient me fait que je l'approuve bien.Mais que dis-je approuver ? Que je le vous conseille, Vous excite au parti d'une ardeur nom pareille.N'y reculez, ma fille, il vous en viendrait mal,Et Dieu, qui de ses dons vous est si libéral,S'en pourrait courroucer, si par outrecuidanceVous alliez dédaigner une telle alliance. BRADAMANTE. Je sais combien je suis indigne d'un tel heur. BEATRIX. La femme vous serez d'un puissant Empereur,[Note : Nous retenons copain, plutôt que compaing, ancien terme pour compagnon.]De Charles le copain : encores CharlemagneAvec la France n'a qu'un quartier d'Allemagne,Et les champs milanais, où c'est que Constantin Tient mille régions de l'empire latin.Il a la Macédoine et la Thrace sujette ;Il commande au Dalmate, au Grégeois, et au Gete.L'Itale, la Sicile, et les îles qui sontDepuis notre Océan jusqu'à la mer du Pont Révèrent sa puissance, et Neptune en ses ondes[Note : Pourmener : déplacer, faire avancer. [DMF]][Note : Nave : navire. [L]]Ne souffre pourmener que ses naves profondes.Il est maître d'Asie, et les monts palestinsEt les Phéniciens, de l'Euphrate voisins,Sont régis de son sceptre : il tient Jerosolyme, Où Dieu souffrit la mort pour laver notre crime. BRADAMANTE. Il est un grand monarque. BEATRIX. Il est si grand, que rienNe se trouve si grand au globe terrien.Que sauriez-vous plus être ? BRADAMANTE. Être je ne demande,Épousant un mari, plus qu'il ne convient grande. Aussi on dit souvent que la félicitéD'un mariage gît en juste égalité.Il n'est, dit le commun, que d'avoir son semblable. BEATRIX. Jésus ! Il vous recherche autant qu'un plus sortable.Il vient du bord Grégeois sans crainte des dangers Qu'on trouve à traverser des pays étrangers,Navré de votre amour : vos yeux (étrange chose !)Lui ont votre beauté dans la poitrine encloseSans jamais l'avoir vue. Et qui eut onc penséVoir un tison d'amour de si loin élancé ? Cet amour qui vous suit lui décoche de France[Note : Navre : blessure. [L]]Un garrot, qui le navre au détroit de Byzance :Il sert une beauté que jamais il ne vit,Il ne connaît la dame en qui son âme vit.Enfant vraiment royal, ta nature est gentille D'aimer si chèrement la vertu d'une fille.Elle te doit beaucoup : un coeur serait cruelQui ne te voudrait rendre un amour mutuel.Qu'en dites-vous, mon oeil ? BRADAMANTE. Je ne saurais que dire. BEATRIX. Certes il mérite bien d'avoir ce qu'il désire. BRADAMANTE. Je le crois bien, Madame, et sans l'affectionQue je porte et à vous et à ma nation,L'incomparable France, il serait mon image,S'il est aussi vaillant qu'honnête de courage. BEATRIX. Sans la France ? Et pourquoi ? L'Orient volontiers N'est pas si plantureux comme sont ces quartiers !C'est le pays d'amour, de douceur, de délices,De plaisir, d'abondance. BRADAMANTE. Et de beaucoup de vices. BEATRIX. Comme un autre terroir : il n'est moins vertueuxQue ce rude séjour, mais bien plus fructueux. Seule on ne doit priser la contrée où nous sommes ;Tout ce terrestre rond est le pays des hommesComme l'air des oiseaux, et des poissons la mer :Un lieu comme un étui ne nous doit enfermer. BRADAMANTE. Mais le pays natal, ha, ne sais quelle force, Et ne sais quel appas qui les hommes amorceEt les attire à soi. BEATRIX. Tout cela n'y fait rien.Le pays est partout où l'on se trouve bien.La terre est aux mortels une maison commune :Dieu sème en tous endroits notre bonne fortune. Partant cette douceur ne vous doit abuser,Et vous faire un tel bien sottement refuser.Quant à moi, s'il vous plaît, je vous serai compagne,[Note : Lairrer : Autrefois on disait, et aujourd'hui encore le peuple dit, je lairrai, pour je laisserai, je lairrais, pour je laisserais. ]Et lairrai volontiers la France et l'Allemagne.Aymon fera de même ; ainsi ne plaindrez-vous De laisser la patrie, étant avecques nous. BRADAMANTE. Je ne sais plus que dire ; il me faut d'autres ruses ;Elle rabat l'acier de toutes mes excuses. BEATRIX. N'ayez peur, mon amour, que sur nos âges vieuxUn voyage si long nous soit laborieux. N'ayez peur, n'ayez peur, qu'il nous ennuie en Grèce :Nous aurons mille fois plus qu'ici de liesse,Vous voyant pour mari le fils d'un Empereur,Dont le nom redouté donne au monde terreur.Vrai Dieu ! Quel grand plaisir, quelle parfaite joie ! Mais qu'un petit César entre vos bras je vois,[Note : Giron : Terme de blason. Par extension du sens de pans de vêtement, l'espace qui s'étend de la ceinture aux genoux d'une personne assise. [L]]Ou dedans mon giron, qui porte sur le frontLes beaux traits de son père et de ceux de Clairmont !De qui tout l'Orient festoiera la naissance,Et qui tout l'Orient remplira d'espérance [Note : Graphie : Grégeois rime avec François.]De voir un jour la France et l'empire GrégeoisMarcher sous l'étendart du Monarque Français,Battre les Sarrasins, et avecque l'épéeDéraciner leur nom de la terre occupée !Ne sera-ce un grand heur, que cette affinité Porte au peuple chrétien si grande utilité ?[Note : Challoir : Être d'importance, causer du souci. Il ne me chaut de cela. [L]][Note : Graphie : Émeuve rime avec épreuve.]S'il ne vous chaut de nous, le public vous émeuve. BRADAMANTE. Vous savez qu'il convient que sa force il éprouve,[Note : Nocière : Qui appartient, préside aux noces. [L]]Et que l'accord est tel de ma nocière loiQu'il faut qu'avec l'épée on soit vainqueur de moi. BEATRIX. Ô ma fille, pour Dieu laissez cette folie. BRADAMANTE. Il en faut venir là, l'ordonnance nous lie. BEATRIX. Cette ordonnance est folle, il la faut révoquer. BRADAMANTE. Révoquer un édit, c'est du Roi se moquer. BEATRIX. Aussi n'est-ce que jeu. Qui jamais ouï dire Que pour se marier il se fallut occire ?Les combats de l'amour ne sont guère sanglants ;Ils se font en champ clos entre des linceuls blancs,On y est désarmé : car d'hymen les querellesSe vident seulement par armes naturelles. Non non ma fille non ; nous ne souffrirons pointQue ce jeune seigneur vous caresse en ce point.Ce n'est pas le moyen de traiter mariageQue s'entre-massacrer d'un horrible carnage.Les Tigres, les Lyons, et les sauvages Ours N'exercèrent jamais si cruelles amours.Aussi voyons-nous bien que l'entreprise est faiteDe ce combat nocier pour servir de défaite,Et frauder nos desseins, voulant par le dangerD'une future mort tout le monde étranger ; Et que Roger tout seul, certain de sa conquête,Se vienne présenter à la victoire prête.[Note : Vergogneux : de vergogne, honte [L]]Ô chose vergogneuse ! Ô l'impudicitéDes filles de présent ! Ô quelle indignité!Une jeune pucelle être bien si hardie De vouloir un époux prendre à sa fantaisie,Sans respect des parents qui ont l'autoritéDe lui bailler parti selon sa qualité !Or allez, courez tôt, dépouillez toute feinte ;Bannissez toute honte et toute honnête crainte ; Cherchez, suivez, trouvez ce Roger, ce cruel,Qui votre pauvre coeur ronge continuel.Offrez-vous toute à lui, priez-le de vous prendreEt faire tant pour nous que d'être notre gendre.Ô Vierge mère ! Où suis-je ? En quel temps vivons-nous ? Que la mort ne vomit contre moi son courrouxPour ne voir ce deffame ? Aussi bien après l'heureDe cet épousement il faudra que je meure,Et qu'Aymon, le pauvre homme, aille conter là basQue sa fille impudique a filé son trépas. BRADAMANTE. Madame, cette ardeur n'est en moi si ancréeQu'il faille pour aimer que je vous désagrée. BEATRIX. Hé ! hé ! BRADAMANTE. Je vous supplie, n'ayez pas cette peur. BEATRIX. Hé ! hé ! hé ! BRADAMANTE. Car plutôt je m'ouvrirai le coeur,Plutôt de mille morts sera ma vie éteinte, Qu'à mon honneur je donne une honteuse atteinte.L'amitié que je porte aux vertus de RogerNe fera, si Dieu plaît, vos vieux ans abréger.Je l'aime, il est certain, autant que sa vaillancePeut d'une chaste fille avoir de bienveillance : Mais non que pour son bien ni pour le mien aussiJe vous veuille jamais donner aucun souci.D'un austère couvent je vais religieuseAmortir le flambeau de mon âme amoureuse,En prières et voeux passant mes tristes jours, En paissant mon esprit de célestes discours. BEATRIX. Comment, religieuse ? Êtes-vous bien si folleDe m'avoir voulu dire une telle parole ? BRADAMANTE. J'y seraI, s'il vous plaît, puis que j'en ai fait voeu. BEATRIX. Vous ne sauriez vouer, ce pouvoir nous est dû. BRADAMANTE. L'on ne peut empêcher qu'à Dieu l'on se dédie. BEATRIX. Cette dévotion serait tôt refroidie. BRADAMANTE. Non sera : ce désir jà de longtemps m'a prisLa vie me déplaît, j'ai le monde à mépris. BEATRIX. Quoi ? Parlez-vous à bon ? BRADAMANTE. C'est chose sérieuse. BEATRIX. Comment, de vous allez rendre religieuse ? BRADAMANTE. D'y aller des demain : le plutôt vaut le mieux. BEATRIX. Non ferez, si Dieu plaît. BRADAMANTE. Le temps m'est ennuyeux. BEATRIX. Comment, ma chère vie, auriez-vous bien en l'âmeCe triste pensement, qui jà le coeur m'entame ? BRADAMANTE. Je serai bien heureuse en un si digne lieu,Où je m'emploierai toute au service de Dieu. BEATRIX. Plutôt présentement puissé-je tomber morte,Que vivante, ô m'amour, je vous perde en la sorte!Ne vous aurai-je point en mes propos déplu ? N'aurai-je imprudemment votre courroux ému ?Vous ai-je été trop rude ? Hélas ! N'y prenez garde,Ne vous en fâchez point, j'ai failli par mégarde.Plutôt ayez Roger, allez-le poursuivant,Que vous enfermer vive aux cloîtres d'un couvent. BRADAMANTE. Je ne veux épouser homme qui ne vous plaise. BEATRIX. Mon Dieu! ne craignez point, j'en serai bien fort aise!Aymon le voudra bien. Je m'en vais le trouverPour l'induire à vouloir cet accord approuver.Las! ne pleurez donc point ; serenez votre face ; Essuyez-vous les yeux et leur rendez leur grâce ;Vous me faites mourir de vous voir soupirer.Hé! Dieu qu'un enfant peut nos esprits martyrer ! ACTE III SCÈNE I. Léon, Roger. LÉON. Si par votre valeur qui n'a point de pareille,Bradamante j'acquiers, du monde la merveille, Que j'en recevrai d'aise, et que j'aurai d'honneur !Ô que je vous serai tenu d'un si grand heur! ROGER. Ah ! Quel malheur me suit ! Méchante destinée! LÉON. Mon âme à la servir est si fort obstinée,À l'aimer, l'adorer, qu'en moi plus je ne vis ; Je ne vis qu'en ses yeux, que jamais je ne vis.Une heure m'est un siècle, un jour mille ans me dure,Que je ne suis l'objet de si belle figure. ROGER. Hélas pauvre Roger, qu'extrême est ton malheur! LÉON. Que n'est à mon amour égale ma valeur, Pour mériter sa grâce ! Ô Nature fautière,Indigne tu m'as fait de cette âme emperière!Je ne me suis pas bon, je connais mon défaut ;De la main d'un plus digne accommoder me faut.Pourquoi me connaissant me suis-je laissé prendre Aux rets d'une beauté que je ne puis prétendre ?Amour est bien aveugle, aveugle il est vraiment,De nous contraindre aimer si dissemblablement.Las! frère, c'est de vous qu'elle dût être dame. ROGER. Ha propos douloureux qui me torturent l'âme! Ma force s'affaiblit ; frissonner je me vois ;Mon sang et sens se trouble et ne suis plus à moi. LÉON. Quoi ? vous sentez-vous mal ? La couleur vous abaisse. ROGER. Vos langoureux discours me plongent en tristesse. LÉON. Ha là mon bon ami, c'est de franche amitié Que vous avez ainsi de mes tourments pitié.Prenons bon coeur tous deux, car aujourd'hui j'espèreRecevoir beaucoup d'heur. ROGER. Moi beaucoup de misère. LÉON. Je serai de ma Dame aujourd'hui le vainqueur,Et tenu d'un chacun pour brave belliqueur Par votre vaillantise : or' qu'il soit déshonnêteDe se vouloir parer d'une fausse conquête. ROGER. Ma vie est toute votre ; elle fut aux enfersSi, prompt, vous ne m'eussiez tiré d'entre les fers.Quand au fond d'une tour votre tante inhumaine Me détint pour souffrir une cruelle peine,Votre âme pitoyable élargir me voulut.Vous me fustes alors ma vie et mon salut.Faites-en votre propre ; elle vous est acquise.Ne craignez le hasard d'une dure entreprise : Pour vous je gravirai sur les rochers moussus,Et plongerai mon chef dedans les flots bossus ;J'irai nu de poitrine à travers mille piques,A travers les lions et les ourses Libyques.Je ne vis que pour vous, et déjà m'est à tard Que je n'entre pour vous en quelque bon hasard.J'irai quand vous plaira sous vos armes combattreLa guerrière beauté que votre âme idolâtre. LÉON. Mon frère, ô que le jour bienheureux m'éclaira,Quand des seps outrageux ma main vous retira. Nulle chose m'émeut à ce plaisir vous faire,Sinon votre vertu, qui nous était contraire.C'est un étrange cas, le dommage que fîtVotre extrême valeur, quand elle nous défit,M'engrava dedans l'âme une amitié soudaine, Au lieu de vous porter une implacable haine.Mais vraiment votre coeur en est bien dégagé.Je vous suis maintenant beaucoup plus obligé.Par vous j'aurai le bien qui d'amour me consomme. ROGER. Et moi le plus grief mal que jamais souffrit homme. LÉON. Je vais voir l'Empereur. ROGER. Le coeur au sein me bat. LÉON. Pour entendre le temps et le lieu du combat :Demeurez en la tente. ROGER. Allez à la bonne heure. LÉON. Je reviendrai bientôt. ROGER. Faites peu de demeure.Astres qui conduisez la torche de nos jours, Tournants sous le mouvoir de vos célestes coursAbrégez ma détresse, accourcissant ma vie,Trop long temps jusqu'ici des malheurs poursuivie.L'espoir ne flatte plus ma douteuse raison.Je n'ai plus qu'espérer, je suis sans guérison. Quel étrange destin! ô ciel, je vous appelle,Soyez témoin, ô ciel, de ma peine cruelle :Il me faut dépouiller moi-même de mon bien,Délivrer à un autre un amour qui est mien,En douer mon contraire, et l'emplir de liesse, M'enfiellant l'estomac d'une amère tristesse.Ô des pauvres mortels aventureux desseins!Ô attente trompeuse ! Ô longs voyages vains!Ô nuisible entreprise ! Hélas ! Pour me défaireDes brigues de Léon, mon rival adversaire Que j'avais en horreur, je fus naguère exprèsJusqu'aux murs de Belgrade ou campageaient les Grecs,Pour rompre son armée, en combattant l'occireAvec son père Auguste, et conquêter l'Empire.Mais quoi ? De ce haineur l'amitié me sauva. Celui que j'offensais à mon bien se trouva.Je le cherchais à mort, il me donna la vie.J'étais jaloux de lui, je lui livre m'amie.L'eussé-je refusé, d'un tel bienfait ingrat,Me priant d'éprouver Bradamante au combat ? M'en fussé-je excusé ? Lui fussé-je allé direQue j'avais nom Roger, que j'allais pour l'occire ?Hélas! non. Mais quoi donc ? Las! je ne sais ; je suisEn une mer de maux, en un gouffre d'ennuis. SCÈNE II. BRADAMANTE. Et quoi ? Roger, toujours languirai-je de peine ? Sera toujours, Roger, mon espérance vaine ?Où êtes-vous, mon coeur ? quelle terre vous tient,Quelle mer, quel rivage ha ce qui m'appartient ?Entendez mes soupirs, Roger, oyez mes plaintes ;Voyez mes yeux lavez en tant de larmes saintes, O Roger, mon Roger, vous me cachez le jour,Quand votre oeil, mon soleil, ne luit en cette Cour.Comme un rosier privé de ses roses vermeilles,Un pré de sa verdure, un taillis de ses feuilles,Un ruisseau de son onde, un champ de ses épis, Telle je suis sans vous, telle et encore pis.Quelque nouvelle amour (ce que Dieu ne permette)Vous échaufferait point d'une flamme secrète ?Quelque face angélique aurait point engravéSes traits dans votre coeur de ses yeux esclavé ? Hé, Dieu! que sais-je ? Hélas ! Si d'Aymon la rudesseVous a désespéré de m'avoir pour maîtresse,Que pour vous arracher cet amour ennuyeuxVous soyez pour jamais éloigné de mes yeux!Vous ne l'avez pas fait, votre âme est trop constante ; Vous ne sauriez aimer autre que Bradamante.Retournez donc, mon coeur, las ! Revenez à moi,Je ne saurais durer si vos yeux je ne vois.Je ressemble à celui qui, de son or avare,Ne l'éloigne de peur qu'un larron s'en empare, Toujours le voudrait voir, l'avoir à son côté,Craignant incessamment qu'il ne lui soit ôté.Retournez donc, mon coeur, ôtez-moi cette crainte :Las votre seule absence est cause de ma plainte!Comme, quand le Soleil cache au soir sa clarté, Vient la palle frayeur avec l'obscurité,Mais sitôt qu'apparaît sa rayonnante face,La nuit sombre nous laisse, et la crainte se passe ;Ainsi sans mon Roger je suis toujours en peur,Mais quand il est présent, elle sort de mon coeur. Comme durant l'Hiver, quand le Soleil s'absente,Que nos jours sont plus courts, sa torche moins ardente,Viennent les Aquilons dans le ciel tempêter,On voit sur les rochers les neiges s'affester,Les glaces et frimas rendre la terre dure, Le bois rester sans feuille, et le pré sans verdure :Ainsi quand vous, Roger, vous absentez de moi,Je suis en un hiver de tristesse et d'émoi.Retournez donc, Roger, revenez ma lumière,Las ! Et me ramenez la saison printanière. Tout me déplaît sans vous, le jour m'est une nuit ;Tout plaisir m'abandonne, et tout chagrin me suit :Je vis impatiente, et si guère demeureVotre oeil à me revoir, il faudra que je meure,Que je meure d'angoisse, et qu'au lieu du flambeau De notre heureux hymen, vous trouvez mon tombeau. SCÈNE III. Léon, Charlemagne. LÉON. Sire, ce m'est grand heur qu'au théâtre du monde,Ici, dans votre France, en Chevaliers fécondeEt féconde en vertus, vos yeux j'aie ce jourTémoins de ma prouesse, et de ma ferme amour, Et que votre bonté pour fruit de ma victoireMe face recevoir du bien et de la gloire.Bradamante est mon âme, et ne crains de mourir,Si mourir me convient en voulant l'acquérir.Mais j'espère (et le ciel cette faveur me face) Qu'avecques de l'honneur je conquerrai sa grâce.Quoi que soit, je lui veux ma vie aventurer,Et l'avoir pour maîtresse ou la mort endurer.Je prie votre bonté que promesse on me tienne,Et qu'ayant la victoire elle demeure mienne. Vous n'auriez point d'honneur qu'on me vint décevoirEt qu'on m'ôtât, vainqueur, ce que je desse avoir. CHARLEMAGNE. N'ayez doute, mon fils ; n'ayez point cette crainte.Ma parole est toujours inviolable et sainte.Si Bradamante en force au combat vous passez, Vos pas ne seront point ingratement tracez.Vous l'aurez pour épouse avec la gloire acquiseD'avoir fait preuve ici de votre vaillantise.Allez à la bonne heure et ne vous épargnez.Montrez-vous digne d'elle et son amour gagnez. La lice est toute prête, allez en votre tenteEndosser le harnois, j'aperçois Bradamante. SCÈNE IV. Bradamante, Hippalque, Charlemagne. BRADAMANTE. Hippalque, mon amour, que ferai-je ? tu voisQue j'aime un arrogant qui est sourd à ma vois,Qui se rit des langueurs dont sa beauté me lime, Qui n'a que sa valeur et sa force en estime.Las pauvrette ! CHARLEMAGNE. Ma fille, il vous faut apprêter.Léon veut par le fer votre amour conquêter.Il s'offre à la bataille avecques la cuirasse,Le brassard, le bouclier, l'armet, la coutelace. Il ne tardera guère ; allez, dépeschez-vous :Je désire beaucoup que l'ayez pour époux. BRADAMANTE. Sire, par votre loi je ne serai tenueDe prendre aucun maro qui ne m'aura vaincue. CHARLEMAGNE. Je ne l'entends qu'ainsi, telle est ma volonté. BRADAMANTE. J'espère qu'il sera de ma main surmonté. HIPPALQUE. Il n'est venu si loin de la mer ThracienneSans avoir balancé votre force à la sienne. BRADAMANTE. Ce débile Grégeois, ce jeune efféminé ? HIPPALQUE. Voyez combien il est à combattre obstiné. BRADAMANTE. Il se pense assez fort pour vaincre une pucelle. HIPPALQUE. Pucelle qui a peu d'hommes pareils à elle. BRADAMANTE. Il a sous cet espoir son voyage entrepris. HIPPALQUE. S'il n'a point d'autre attente, il n'aura pas le prix. BRADAMANTE. Plutôt palle à ses pieds je resterai sans âme, Qu'autre que mon Roger m'ait jamais pour sa femme.Est l'empire Grégeois de beautés dépourvu ?Pourquoi me poursuit-il ? je ne l'ai jamais vu.Veut-il avoir de force en son lit une amie ?Ne sait-il pas assez que Roger est ma vie, Que je n'aime que lui ? Pourquoi vient-il tenterLe désir de mon père, et ses sceptres vanter ?Ce n'est rien de grandeurs, de royaumes, d'empires,De havres et de ports, de flottes, de navires,Si l'amour nous bourrelle. Et vaudrait mieux cent fois Mener paître, bergère, un troupeau par les bois,[Note : Emperière : impératrice. [CNRTL]]Contente en son amour, qu'Emperière du mondeRégir sans son ami toute la terre ronde. HIPPALQUE. Mais pensons à combattre. Il est temps d'aviserDe vestir le harnois et l'épée aiguiser, Puis que Léon est prêt, que la lice est ouverte,Et la place de peuple autour du champ couverte. BRADAMANTE. Je serai tôt armée, et prête de rangerAvec le fer luisant ce fâcheux étranger. SCÈNE V. ROGER, sous les armes de Léon. Ô Dieu ! jusques à quand ardra sur moi ton ire ? Jusqu'à quand languirai-je en ce cruel martyre ?Jusqu'à quand ma pauvre âme habitera ce corps ?Quand serai-je insensible en la plaine des morts ?Qui suis-je ? où suis-je ? Où vais-je ? Ô dure destinéeO fatale misère à me nuire obstinée ! Quel harnais est-ceci ? Contre qui l'ai-je pris ?Quel combat ai-je à faire ? Hé Dieu qu'ai-je entrepris!Veillé-je ou si je dors! sont ce point des alarmesDe l'enchanteur Atlant, ou d'Alcine les charmes ?Me voici déguisé, mais c'est pour me tromper. Je porte un coutelas, mais c'est pour m'en frapper.J'entre dans le combat pour me vaincre moi-même.Le prix de ma victoire est ma dépouille même.Qui vit onc tel malheur ? Léon triompheraDe Roger, et Roger sa victoire acquerra : Je suis ore Léon et Roger tout ensemble.Chose étrange ! Un contraire au contraire s'assemble.Qu'il m'eust bien mieux valu souffrir l'afflictionD'où Léon me tira, que cette passion!Helas je suis entré d'un mal en un martyre! De tous âprs tourments mon tourment est le pire.A mon sort les Enfers de semblables n'ont rien :Ils ont divers tourments, mais moi je suis le mien,Moi-même me punis, moi-même me bourrelle ;Je suis mon punisseur et ma peine cruelle ; Je me suis ma Mégère et mes noirs couleuvreaux,Mes cordes et mes fers, mes fouets et mes flambeaux.O piteux infortune! Ai-je "té si mal sage,Si privé de bon sens que jurer mon dommage ?Que promettre à Léon de lui livrer mon coeur, Et d'être de moi-même à son profit vainqueur ?Encor si à moi seul je faisais cet outrage.Mais Bradamante, hélas ! Le souffre davantage.Il faut n'en faire rien. Mais quoi ? tu l'as promis.C'est tout un ; ne m'en chaut, il n'était pas permis. Si ma promesse était de faire à Dieu la guerre,À mon père, à ma race, à ma natale terre,La devrai-je tenir ? Non, non, serait mal fait.De promesse méchante est très méchant l'effet.Voire, mais tu lui es attenu de ta vie. Las ! De ma vie, oui bien, mais non pas de m'amie.Il est venu de Grèce en France sous ta foi.S'est offert au combat se faisant fort de toi ;Tout son honneur y pend, il n'est pas raisonnableDe lui fasser promesse étant son redevable. Allons donc, de par Dieu, puis que j'y suis tenu.Combattons l'estomac, le col ou le flanc nu,Pour mourir de la main de celle que j'offense.Je recevrai la peine en commettant l'offense.Je ne puis mieux mourir, puis qu'il faut que ce jour M'arrache par ma faute et : la vie et l'amour.Mais d'ailleurs je faudrais car de ma foi promiseJe ne m'acquitte point combattant par feintise :Puis l'ennui de la vierge en deviendrait plus grandEt se tuerait possible avec le même brand. Quoi donc ? L'offenserai-je ? Hélas! Je n'ai pas garde!Je me mettrai l'épée au coeur jusqu'à la gardeSi je voyai rougir sur son estomac blancOu dessus son armure une goutte de sang.Je ne veux que parer aux coups de son épée, Sans qu'elle soit au vif de la mienne frappée. SCÈNE VI. BRADAMANTE. Si je le puis atteindre avec le coutelas,Je l'enverrai chercher une femme là-bas.Ce mignon, ce beau-fils, qui n'a bougé de Grèce,Et qui ne fait jamais preuve de sa prouesse, N'a couru la fortune et ne s'est hasardé :Mais s'est toujours le corps sans mal contre-gardé,Contant de son beau nom, et ores vient en FranceFaire monstre à nos yeux de sa magnificence.Aux François ne se voit un teint si délicat, Mais une main robuste endurcie au combat.La sueur du harnais est notre commun baume.Les combats, les assauts sont l'ébat du royaume.Les cuirasses d'acier, les armets bien fourbis,Les brassards, les cuissots sont nos riches habits. [Note : Vouture : voute, arcade [DMF]]Nos lits sont une tente, et souvent la voutureDe ce grand Ciel courbé nous sert de couverture.Notre âme est courageuse, et ne craint nul effort.Nous ne prisons rien tant qu'une honorable mort,Et nous, Filles, n'avons nos poitrines éprises [Note : Vaillantise : bravoure, vaillance [DMF]]Des yeux de nos amants, mais de leurs vaillantises.Or vienne ce musqué, qui ne fait jamais rienEt qui n'est renommé que pour l'Empire sien :A son dam apprendra qu'il n'est point de vaillanceQu'on doive comparer à la valeur de France, Et qu'acquérir ne faut par importunité,D'une fille l'amour qu'on n'a point mérité. ACTE IV SCÈNE I. La Montagne, Aymon, Beatrix. LA MONTAGNE. Qui eut jamais pensé que ce prince de GrèceEut en lui tant de coeur, tant de force et d'adresse,Vu qu'il n'était connu des Paladins Français, Et qu'on prise assez peu les armes des Grégeois ?Toutefois il est brave et vaillant au possible.Son âme est généreuse et sa force invincible. AYMON. Que dit ce gentilhomme ? LA MONTAGNE. Il est César de nom,Mais il l'est maintenant de fait et de renom. AYMON. C'est de Léon qu'il parle, écoutons-le un peu dire. LA MONTAGNE. Chacun lui fait honneur, tout le monde l'admire. AYMON. Il a doncques vaincu ; nous voilà hors d'ennui. LA MONTAGNE. Certe il est digne d'elle autant qu'elle de lui. BEATRIX. Arraisonnons-le un peu. AYMON. J'en ai fort grande envie. Et quoi ? Notre bataille est-elle jà finie ? LA MONTAGNE. C'en est fait. AYMON. Et qui gagne ? LA MONTAGNE. Ils ont égal honneur. AYMON. Égal ? comment cela ? LA MONTAGNE. Mais Léon est vainqueur. AYMON. Ha que j'en ai de joie ! BEATRIX. Et moi, que j'en suis aise ! AYMON. Je ne saurais ouïr chose qui tant me plaise! Mais de grâce contez comme tout s'est passé. LA MONTAGNE. Autour du camp était tout le peuple amassé,Et Charles devisait avec les preux de France,Quand les deux champions après la révérenceSe plantent opposez l'un à l'autre, aux deux bouts, L'un attisé d'amour, et l'autre de courroux.Un panache ondoyait sur leurs brillantes armes.Chacun prisait le port de ce pair de gendarmes,Leur démarche et leur grâce : ils semblaient deux soleils,Ils paraissaient en force et prouesse pareils. Ils firent quelque pause aux portes des barrières,S'entroeilladant l'un l'autre au travers des visières :Et ressemblait la vierge, au mouvoir de son corps,Un généreux cheval qu'on retient par le morsTrop ardent de la course, et qui, l'oreille droite, La narine tendue et la bouche mouette,Frappe du pied la terre, et marchant çà et là,Monstre l'impatience et la fureur qu'il a.La voix ne fut sitôt de la trompette ouïe,Que l'épée en la main elle court réjouie Contre son adversaire, et semble à l'approcherD'une tourmente émue encontre un grand rocher.L'autre marche à grand pas, et plus grave, ne montreAvoir tant de fureur qu'elle, à ce dur rencontre :Il saque au poing l'épée, et détourne et soutient Les grands coups qu'elle rue, et ferme se maintient.Comme une forte tour sur le rivage assise,Par les vagues battue, et par la froide bise,Ne s'en ébranle point, dure contre l'effortDe l'orage qui bruit et tempête si fort, Ainsi lui sans ployer sous l'ardente furieEt les âpres assauts de sa douce ennemieQui chamaille sans cesse, ores haut, ores bas,Par le chef, par le col, par les flancs, par les bras,Ne s'émeut de la charge, ains s'avance, ou se tourne, Ou recule en arrière, et le malheur détourne.Il s'arrête parfois, et par fois s'avançant,De la main et du pié se va comme élançant,Puis soudain se retire, et jette la rudacheAu devant de l'épée et rend le coup plus lâche. Il tire peu souvent, et encores ses coups,Comme en feinte tirés, sont débiles et mous.Il prend garde à frapper où sa dextre ne nuise,Et là par grande adresse à tous les coups il vise :Mais elle s'en courrouce, et ce courtois devoir Fait redoubler sa haine, ainsi qu'il semble à voir.Tantôt fier du tranchant, et tantôt de la pointe ;Elle cherche où l'armure est à l'armure jointe ;Elle voltige, et tourne incessamment la main,Le sonde en tous endroits, mais son labeur est vain. Comme un qui pour forcer une ville travaille,Ceinte de grands fossés et d'épaisse murailleDe toutes parts flanquée, ore fait son effortContre un gros boulevard ou contre un autre fort,Ore bat une tour, ore assaut une porte, Ore donne escalade à la muraille forte,S'attaque à tous endroits, en vain essaye tout :Il y perd ses soldats et n'en vient point à bout.La vierge ainsi se peine, et tant moins elle espèreVaincre son ennemi, d'autant plus se colère, D'autant plus fait d'effort ; le feu sort de ses coups,Et ne saurait briser mailles, lames, ni clous.En fin elle se lasse, et halette de peine ;Elle fond en sueur et se met hors d'haleine ;La main lui devient faible, et ne peut plus tenir L'indigne coutelas, et l'écu soutenir.La force lui défaut : mais la colère aigüe,La honte et le dépit de se trouver vaincueLui renfle le courage : et lâchant le pavoisPrend à deux mains l'épée, et bat sur le harnois Comme sur une enclume au milieu d'une forge,Où quelque grand Cyclope un corps d'armures forge.Ses coups drus et pesants passent l'humain pouvoir ;La force lui redouble avec le désespoir ;D'ahan elle se courbe, et semble avoir envie De perdre en cet effort la victoire et la vie.Léon frais et dispos comme en ayant pitié,Pour finir ce combat, entrepris d'amitié,Commence à la presser la suivre, la contraindre,Feint redoubler ses coups, sans toutefois l'atteindre, La poursuit,la resserre ; il la pousse et la point,Et lasse la réduit jusques au dernier point.Charles fait le signal, et Léon se retire :Bradamante frémit de deuil, de honte, et d'ire.Le Conseil s'assembla, qui, de Charles requis, Dit que Léon avait Bradamante conquis,Qu'il la devait avoir pour légitime épouse. AYMON. Et que dit l'Empereur ? LA MONTAGNE. Qu'il entend qu'il l'épouse. AYMON. O Dieu, que de ta main les faits sont merveilleux!Tu as ore abattu le coeur des orgueilleux : Bradamante a trouvé maintenant qui la dompte. BEATRIX. Elle n'en faisait cas. AYMON. Mais elle en avait honte.Je vais trouver le Roi, pour ensemble aviserDe l'endroit et du jour de les faire épouser. SCÈNE II. ROGER. [Note : Ténarien : de Tenare, un des fleuve des enfers.]Gouffres des creux enfers, Tenariens rivages, Ombres, Larves, Fureurs, Monstres, Démons et Rages,Arrachez-moi d'ici pour me rouer là-bas :Tous tous à moi venez, et me tendez les bras.Je sens plus de douleurs, je souffre plus de peinesQu'on n'en saurait souffrir sur vos dolentes plaines. Je suis au désespoir, je suis plein de fureur ;Je ne projette en moi que désastre et qu'horreur.Je ne veux plus du jour, j'ai sa lampe odieuse ;Je veux chercher des nuits la nuit la plus ombreuse,Un lieu le plus sauvage et le plus écarté Qui se trouve sur terre, un rocher déserté,Solitaire, effroyable, où, sans détourbier d'homme,Le dueil, l'amour, la rage, et la faim me consomme.Où me puis-je laver de l'horrible forfaitQue j'ai, monstre exécrable, à ma maîtresse fait ? Je l'ai prise de force, et de force ravieA moi, à son amour, et à sa propre vie,Pour la donner en proie, et en faire seigneur(Ingrate cruauté!) son principal haineur ?Ô terre, ouvre ton sein! ô ciel lâche ton foudre, Et mon parjure chef broye soudain en poudre!J'ai madame conquise, et un autre l'aura ;J'ai gagné la victoire, un autre en bravera.Ainsi pour vous, taureaux, vous n'escorchez la plaine ;Ainsi, pour vous, moutons, vous ne portez la laine ; Ainsi, mouches, pour vous aux champs vous ne ruchez,Ainsi pour vous, oiseaux, aux bois vous ne nichez.Ha regret éternel, crève-coeur, jalousie,Dont ma détestable âme est justement saisie!Mourons tôt, dépêchons, ne tardons plus ici ; Allons voir les Enfers le Royaume noirci ;Je n'ai plus que du mal, et des langueurs au monde ;Ce qu'il ha de plaisir à douleur me redonde.Adieu cuirasse, armet, cuissots, grèves, brassards ;Adieu, rudache, épée, outils sanglants de Mars, Dont le Troyen Hector s'arma jadis en guerre :Je ne vous verrai plus, devalé sous la terre.Et vous Maîtresse adieu adieu Maîtresse hélas !Pardonnez-moi ma coulpe, et n'y repensez pas.J'ai failli, j'ai forfait, il faut qu'on me punisse. Je soumets corps et âme à tout êpre supplice.Je ne refuse rien, pourvu que mon tourmentTire de votre coeur tout mécontentement,Que vous me pardonnez devant que je trépasse,Si que mourir je puisse en votre bonne grâce. SCÈNE III. Bradamante, Hippalque. BRADAMANTE. Ha fille misérable et regorgeant de maux!Ô du Sort outrageux trop outrageux assauts!Ô malheureuse vie en misères plongée !Ô mon âme, ô mon âme à jamais affligée !Que ferai-je ? où irai-je ? Et que dirai-je plus ? Je suis prise à mes rets, je suis prise à ma glus.Ah Bradamante où est ta prouesse guerrière ?Où est plus ta vigueur et ta force première ?Bras traîtres, traîtres acier, et pourquoi n'avez-vousPoussé dans son gosier la roideur de vos coups ? Une goutte de sang n'est de son corps sortie ;Nulle écaille ne lame est de son lieu partie ;Il n'a point chancelé, ferme comme une tourQue la mer abayante assaut tout alentour.Et folle je pensais ne trouver rien sur terre Que Roger seulement, qui me vainquit en guerre :Toutefois ce Grégeois qui n'est pareil à lui,Qui n'acquit onc honneur, m'a domptée aujourd'hui.Las! Roger, où es-tu, où es-tu ma chère âme ?Où es-tu, mon Roger ? en vain je te réclame, Tu n'entends à mes cris. Es-tu seul des mortelsQui n'aies entendu publier mes cartels ?Chacun l'a su, Roger : les peuples Ibérides,Les Mores, les Persans, les Getes, les Colchides,Et tu l'ignores seul ; cela toi seul ne sais, Qu'épandre pour toi seul par le monde je fais. HIPPALQUE. Hé mon Dieu, que vous sert cette larmeuse plainte ?Pourquoi vous gênez-vous d'une chose contrainte ?Pourquoi pleurez-vous tant ? Que soupirez-vous tant ?Pensez-vous le malheur rompre en vous tourmentant ? BRADAMANTE. Ma compagne, m'amie, hé que j'ai de tristesse!Le deuil, l'amour, la haine et la crainte m'oppresse.Je suis au désespoir, au désespoir je suis :Je n'ai plus que la mort pour borner mes ennuis. HIPPALQUE. Ne vous desolez point. Il n'y a maladie, Tant soit elle incurable ; où lon ne remédie :Il faut prendre courage et toujours espérer.Dieu vous peut (s'il lui plaît) de ces malheurs tirer. BRADAMANTE. Et comment ? Quel moyen ? Qu'à Léon j'obéissePar ses armes vaincue, et sois Impératrice ? Ha non! plutôt la mort se coule dans mon sein,Et plutôt me puissé-je enferrer de ma mainQue d'être oncques à lui : j'en suis là résolue.Je sais que d'un chacun j'en serai mal voulue :Charles s'en fâchera, et mon père sur tous Vomira contre moi le fiel de son courroux.Je serai justement inconstante estimée,Des Grecs et des François impudente nommée ;Léon j'offenserai : mais tout m'est plus légerEt de moindre peché que d'offenser Roger. HIPPALQUE. Je vois Marphise seule, allons par devers elle :Elle en pourra possible avoir quelque nouvelle. SCÈNE IV. Marphise, Bradamante, Hippalque. MARPHISE. [Note : Époindre : Terme vieilli. Faire sentir un aiguillon, un désir. [L]]Quelle fureur, mon frère, à votre esprit époindDe quitter votre Dame et ne la revoir point ?D'abandonner la Cour, et moi votre germaine, Me laissant en détresse, et Bradamante en peine ?La pauvre Bradamante, ha que j'en ai pitié!Jamais ne fut je crois, plus constante amitié.Las ! Que sera-ce d'elle ? Elle avoir espéranceQu'au bruit de son cartel vous reviendriez en France ; Un chacun l'estimait, son père en avait peur,Qui a tant ce Léon et son Empire au coeur :Et ores la pauvrette, et moquée et trompée,Est la femme du Grec par le droit de l'épée. BRADAMANTE. Dieu m'en garde, ma soeur, je veux plutôt mourir. MARPHISE. Hélas ! Que je voudrais vous pouvoir secourir.Mais quoi ? tout est perdu, que saurions-nous plus faire ?La peine en est à vous, et la coulpe à mon frère.Prenez le sort en gré, c'est Dieu qui l'a permis.Léon vous doit avoir, puis qu'on lui a promis. BRADAMANTE. Jamais, ma soeur. MARPHISE. Mais quoi ? Serait-il raisonnable ? BRADAMANTE. Le soit ou ne le soit, mon coeur est immuable. MARPHISE. Quelle excuse aurez-vous de ne le faire pas ? BRADAMANTE. J'aurai pour mon excuse un violent trépas. MARPHISE. Un trépas ! Et pourquoi ? N'avances point votre heure. BRADAMANTE. Je mourrai, je mourrai : je n'ai chose meilleure. MARPHISE. Et que dirait Roger entendant votre mort ? BRADAMANTE. Que morte je serai pour ne lui faire tort. MARPHISE. Mais il aurait causé votre mort outrageuse. BRADAMANTE. Non, ainçois la fortune à mon bien envieuse. MARPHISE. Il mourrait à l'instant qu'il saurait votre fin. BRADAMANTE. J'ai peur qu'il soit déjà de la mort le butin. MARPHISE. Non est pas, si Dieu plaît il en serait nouvelle. BRADAMANTE. S'il vit, il est épris de quelque amour nouvelle. MARPHISE. N'ayez peur qu'il soit onc d'autre amour retenu. BRADAMANTE. Qu'au bruit de ce combat n'est-il donques venu ? MARPHISE. Hélas! je n'en sais rien ; j'ai peur qu'il soit malade. BRADAMANTE. Léon lui aurait bien dressé quelque embuscade,Comme il est fraudulent, et l'aurais pris, de peurQu'il fût à son dommage encontre moi vainqueur. HIPPALQUE. Je sais bien un moyen pour brouiller tout l'affaire. MARPHISE. Et quel ? Ma grand amie. BRADAMANTE. Et que faudrait-il faire ? MARPHISE. Je vole toute d'aise. BRADAMANTE. Hippalque, mon amour. MARPHISE. Mon coeur et je te prie, fais nous quelque bon tour. HIPPALQUE. La fourbe est bien aisée, il faut que vous, Marphise, Allez vers l'empereur, et que de galantiseSoutenez qu'on fait tort à votre frère absent,Mariant Bradamante, et la lui ravissant,Vu qu'ils ont devant vous par paroles expressesFait de s'entre-espouser l'un à l'autre promesses : Qu'un sceptre ne doit pas la faire varier,Qu'on ne la saurait plus à d'autres marier :Que si par arrogance elle veut contredire,Les armes en la main soutiendrez votre dire.Bradamante y sera qui, le front abaissant, Ira par son maintien vos propos confessant ;Lors Charles et ses pairs ne voulant faire outrageÀ Roger, suspendront ce dernier mariage.Il viendra ce pendant, ou quelque autre moyenSe pourra présenter commode à notre bien. MARPHISE. J'approuve ce conseil : car si Léon s'y treuve,Il faudra qu'avec moi par l'honneur il s'épreuvePour défendre sa cause, et j'espère qu'aprèsVous n'aurez plus de mal de lui, ni d'autres Grecs. SCÈNE V. Léon, Charles, Aymon, Marphise, Béatrix. LÉON. Magnanime empereur, dont le nom vénérable Est aus fiers Sarrasins et aux Turcs redoutable,Qui le sceptre François faites craindre par toutD'un bout de l'univers jusques à l'autre bout,Et qui ce grand Paris, votre cité Royale,En majesté rendez aux deux Romes égale, Heureuse est votre France, et moi plein de grandDe m'être ici trouvé pour voir votre grandeur,Et d'avoir eu de vous témoignage honorableAux prix de ma valeur, qui vous est redevable. CHARLES. Mon fils, votre vertu s'est montrée à nos yeux Comme l'alme clarté d'un soleil radieux.Ma voix ne la saurait rendre plus héroïque.Le témoignage est vain en chose si publique.Vraiment vous méritez d'un Auguste le nom,Et méritez aussi d'être gendre d'Aymon, Bradamante épousant, que votre vaillantiseEt votre ferme amour a doublement conquise. LÉON. Sire, vous plaît-il pas la faire ici venir,Pour de notre noçage ensemble convenir ? CHARLES. Je le veux. Ha voici le bon Duc de Dordonne, Noble sang de Clairmont qui vous affectionne,Votre race et vaillance il honore : et voiciLa duchesse sa femme, et Bradamante aussi.Vous, Aymon, savez bien que le prince de Grèce,Aussi grand en vertu comme il est en noblesse, Poursuit votre alliance, et s'est acquis vainqueurEn publique combat votre fille, son coeur.Ore voulez-vous pas vos promesses conclure,Et déterminer jour pour la noce future ? AYMON. Ouy, Sire. Je n'ai rien qui me plaise si fort Que me voir allié d'un prince si accort.Je me sens bienheureux, et Bradamante heureuseD'entrer en une race et noble et valeureuse. LÉON. Moi plus heureux encor, d'avoir une beautéDont mon coeur si long temps idolâtre a été, Et qui, vraie Amazone, est aussi belliqueuse(Rare faveur du ciel) que belle et gracieuse.Puis elle est d'un estoc d'hommes vaillants et forts,Les premiers de la terre en martiaux efforts,De Renauts, de Rolands, les foudres de la guerre, D'Ogers et d'Oliviers, plus craints que le tonnerre. CHARLES. Tout l'Orient n'est point en gemmes si fécondQu'est en hommes guerriers la race de Clairmont.Jadis le cheval grec n'eut les entrailles pleinesDe tant de bons soldats et de bons capitaines Que de cette famille, il en sort tous les jours,Indomptés de courage aux belliqueux étours.La loi de Jésus-Christ par eux est maintenue,Et la fureur païenne en ses bords retenue,Comme un torrent enflé, qui par la plaine bruit Et jà prez et jardins de ses ondes détruit,Entraînerait maisons, granges, moulins, étables,S'il n'était arresté par remparts défensables,Qui rompent sa fureur, et ne permettent pasQu'il déborde, et s'épande aux endroits les plus bas. AYMON. C'est par votre vertu, que cette heureuse FranceSert encore Jésus-Christ, vous êtes sa défense. CHARLES. La puissance Chrétienne accroîtra de moitiéPar ce noeu conjugal qui joint notre amitié,Quand l'un et l'autre Empire, unissant ses armées, Guerroiera les Païens aux terres Idumées,Ou en la chaude Égypte, en l'Afrique, et aux bordsDe l'Espagne indomptée, où j'ai fait tant d'efforts. BEATRIX. Mais pensons d'ordonner du jour du mariage,A fin qu'on se prépare et mette en équipage. LÉON. Ce ne sera sitôt que j'en ai de desir. AYMON. Sire, il depend de vous, s'il vous plaît le choisir CHARLES. Je veux que par tout soit la fête publiée. MARPHISE. Il n'est pas raisonnable, elle est ja mariée. AYMON, BEATRIX. Mariée ? Et à qui ? Elle ne le fut onc ; Jamais n'en fut parlé. MARPHISE. Elle vous trompe donc. BEATRIX. Ma fille mariée ? AYMON. Il n'en fut onc nouvelle. BEATRIX. Sans le respect que j'ai. CHARLES. Que sert cette querelle ?Bradamante est presente, il la faut enquerir. AYMON. Qu'elle disse à qui c'est. BEATRIX. Cela me fait mourir. MARPHISE. C'est à Roger, mon frère. AYMON, BEATRIX. Ô Dieu ! Quelle impudence! CHARLES. Comment le savez-vous ? MARPHISE. Ce fut en ma présence. BEATRIX. Ils s'entre-sont promis ? MARPHISE. Voire avecque serment. LÉON. J'ai toujours entendu qu'il était son amant. AYMON, BEATRIX. Ô qu'elle est effrontee! MARPHISE. Ô fille déloyale! Et faut-il sous couleur d'une Aigle impériale,D'un sceptre, d'un tiare ainsi vous oublier ?Ô ! Que l'ambition fait nos ames plier! CHARLES. Mais qu'en dit Bradamante ? MARPHISE. Et que peut elle dire ? CHARLES. Levez un peu le front. AYMON. Ne la croyez pas, Sire. MARPHISE. Si elle contredit, je la veux défier :J'ai les armes au poing pour le vérifier.S'y offre qui voudra, je soutiens obstinéeQu'elle s'est pour épouse à mon frère donnée,Et que l'on ne saurait, qui ne lui fera tort, A d'autres la donner jusqu'à tant qu'il soit mort. CHARLES. Elle ne répond rien. MARPHISE. Elle se sent coupable,Et reconnaît assez mon dire véritable. AYMON. C'est une pure fraude ourdie encontre moi.Bradamante à Roger n'a point donné sa foi. Aussi ne pouvait-elle, étant en ma puissance.Une telle promesse est de nulle importance.Puis, où fut-ce ? quand fut-ce ? Était-il jà chrétien ?Il n'y a que deux jours qu'il combattait, païen,Nos peuples baptisés : or, étant infidèle, Il ne pouvait avoir d'alliance avec elle.C'est abus, c'est abus ; jamais n'en fut rien dit :Au contraire elle-même a pratiqué l'éditQui a conduit Léon, un si notable prince,Depuis le bord Grégeois jusqu'en cette province, Pour entrer en bataille : et ore, étant vainqueur,Qu'on le vienne frauder par un propos moqueur,Une baye, un affront, et sur tout que vous, Sire,Veuillez pour tout cela révoquer votre dire,Il est déraisonnable. Il faut que le combat Faict aux yeux d'un chacun ait vidé tout débat. CHARLES. Je ne veux rien résoudre en affaire si grandeQue des gens de conseil avis je ne demande.Un roi, qui tout balance au poix de l'équité,Doit juger toute chose avecque mûreté. MARPHISE. Puisque cette pucelle à Roger s'est donnée,Léon ne peut l'avoir sous un juste hyménéeTant que Roger vivra. Qu'ils se battent tous deuxA la lance et l'épée, et cil qui vaincra d'eux[Note : Rhadamante : Un des Dieux de Enfers.]Son rival, envoyé là-bas chez Rhadamante, Ait sans aucun débat l'amour de Bradamante. AYMON. Ce n'est pas la raison, Léon a combattu,Son droit suffisamment est par lui débattu. MARPHISE. Que vous nuit ce combat ? AYMON. Il serait inutile.Car vainqueur ou vaincu Roger n'aura ma fille. LÉON. J'accepte le party. Non, non, ne craignez point ;J'ai pour lui cet estoc, qui toujours tranche et point.Sire, permettez-moi d'entrer encore en lice,Et que de s'y trouver Roger on avertisse. CHARLES. Je désire plutôt par douceur accorder Vos différents esmeus que de vous hasarder.Je ne veux pas vous perdre, étant de tel mériteTous deux braves guerriers et champions d'élite.Ce serait grande perte à notre chrétienté,Que l'un de vous mourut outre nécessité. LÉON. Dieu dispose de tout ; il donnera la victoireÀ celui qu'il voudra, l'autre au Styx ira boire.Marphise, c'est à vous de faire ici trouverVotre Roger, à fin de nous entréprouver. SCÈNE VI. Léon, Basile. LÉON. Quand ce serait Renaut, quand serait Roland même, Que le ciel a doué d'une force suprême,Je l'oserais combattre, ayant ce chevalier,Qui est plus mille fois que nul autre guerrier,Il n'a point de pareil : que ce beau Roger vienne,Et l'épée à la main ses promesses soutienne, Il lui fera bientôt son ardeur apaiser,Et au lieu d'une amie une tombe espouser.Mais voilà pas Basile, honneur de notre Grèce,A qui tous mes secrets fidèlement j'adresse ?Basile mon ami, je me viens d'engager, De promesse à la Cour, de combattre Roger. BASILE. Roger, ce grand Achille, à qui la France touteNe saurait opposer Paladin qu'il redoute! LÉON. C'est ce même Roger. BASILE. Il n'est pas à la Cour. LÉON. Sa soeur Marphise y est. BASILE. Est ce un combat d'amour ? LÉON. C'est pour ma Bradamante. BASILE. Et qui vous la querelle ? LÉON. Marphise pour Roger. BASILE. Que prétend-il en elle ? LÉON. Il prétend l'épouser. BASILE. L'espouser ? et comment ? LÉON. Pour lui avoir promis. BASILE. J'estime qu'elle ment. LÉON. C'est d'où vient notre guerre. BASILE. Et qu'en dit Bradamante ? LÉON. Elle monstre à son geste en être consentante. BASILE. Monsieur. Laissez-la donc et vous tirez de là. LÉON. Basile, je ne puis consentir à cela. BASILE. Quoi ? Voulez-vous mourir pour une ingrate amie ? LÉON. Je voudrais bien pour elle abandonner la vie. Je n'entends toutefois combattre contre luiD'autre sorte que j'ai combattu ce jourd'hui. BASILE. Par la force d'un autre ? LÉON. Oui bien, de celui mêmeQui m'a tantôt conquis cette beauté que j'aime. BASILE. Il n'est plus avec nous. LÉON. Et où donc ? ô mon Dieu! BASILE. Il s'en est ore allé. LÉON. Hélas ! et en quel lieu ?Quel chemin a-t-il pris ? Qui l'a mu de ce faire ? BASILE. Il était tout chagrin, et semblait se déplaire. LÉON. Hé Dieu je suis perdu! malheureux, qu'ai-je fait ?Me voilà blasonné de mon déloyal fait. On saura mon diffame, et la tourbe accourueDu peuple autour de moi me hurla par la rue.Ces chevaliers français, du monde la terreur,Qui ont l'honneur si cher, m'auront tous en horreur,Et ma maîtresse même (ah! que la terre s'ouvre) Crèvera de dépit. Charles et tout le LouvreSe riront bien de moi, d'avoir homme peureuxUsurpé le loyer d'un homme valeureux.Ha timide poltron, par mon dol je décrieMoi, mon père, ma race, et toute ma patrie! J'ai promis de combattre en autrui me fiant,Et du premier succès trop me glorifiant,Et faudrai de promesse, et la cour abuséeFera de ma vergogne une longue risée.Ha chétif ! BASILE. Mais tandis qu'ici vous soupirez, Au lieu de vous guarir votre mal empirez.Ne perdons point de temps, ains suivons-le à la trace,Et le cherchons par tout courans de place en place. ACTE V SCÈNE I. Léon, Roger. LÉON. Dea mon frère, et pourquoi ne me l'aviez-vous dit ?Pensiez-vous qu'en cela je vous eusse desdit ? Que j'eusse voulu perdre, après un tel mérite,Le meilleur chevalier qui sur la terre habite ?Vous m'avez fait grand tort de douter de ma foi,Et d'avoir eu besoin de ce qui est à moi. ROGER. Invincible César, je n'eusse osé vous dire La cause de mon deuil, et de mon long martyre.Las ! Vous eussé-je dit que j'avais nom Roger,Que j'étais là venu pour vous endommager ?Que j'étais le souci de votre belle Dame,Brûlé du même feu qui consomme votre âme ? LÉON. Je fus de votre amour si ardemment éprisPour vos faits valeureux, que quand vous fustes pris,Si j'eusse eu de votre être et dessein connaissance,Je ne vous eusse moins porté de bienveillance.Mais depuis, que privant votre coeur de son bien, Au prix de votre vie avez bâti le mien,Vous ne deviez douter que mon âme obligéeNe fust de votre mort durement affligée,Et que plutôt qu'en être auteur, j'eusse quittéNon l'amour, ou le bien, mais la douce clarté. ROGER. Ne vous privez pour moi d'une telle maîtresse :Ayez-la, prenez-la. LÉON. Non, non, je vous la laisse. ROGER. Ne me détournez point de ce constant désir.La mort ne mettra guère à me venir saisir.Je suis plus que demi dans la barque légère. Mon âme veut sortir de sa geôle ordinaire ;Ne la renfermez point ; n'enviez son repos ;Ma mort à vos désirs viendra bien à propos.Car tant que je vivrai, celle qui vous enflammeVous ne pouvez avoir pour légitime femme : Il y a mariage entre nous accordé,Dont vous avez l'effet jusqu'ici retardé.Or ma mort dissoudra ce contrat misérable,Et ne restera rien qui vous doit dommageable. LÉON. Je ne veux pas mon aise avoir par le trépas Du meilleur chevalier qui se trouve ici bas.Car combien que je l'aime autant que mon coeur même,Plus qu'elle toutefois votre vaillance j'aime.Ayez-la pour épouse, et n'y soit désormaisFait obstacle pour moi qui ne l'aurai jamais! Je vous cède mon droit ; prenez-le à la bonne heure,Que sans plus différer votre amour vous demeure. ROGER. Je supplie le bon Dieu que sans juste loyerLonguement ne demeure un amour si entier,Et que j'aie cet heur de quelquefois dépendre Cette vie pour vous que vous me venez rendrePour la seconde fois. J'en voudrais avoir deuxPour en votre service en être hasardeux.Je vy deux fois par vous ; mais combien que l'on rendeLes bienfaits qu'on reçoit avec usure grande, Je ne puis toutefois les rendre que demis,Car de les rendre entiers il ne m'est pas permis.Votre amour m'a donné, par deux fois opportune,Deux vies, et (malheur!) je n'en puis mourir qu'une. LÉON. Laissons-là ces propos ; plus grands sont les biensfaits Que j'ai receu de vous que ceux-là que j'ai faits.Retournons au logis pour un peu vous refaire,Puis irons au chasteau pour vos nopces parfaire. SCÈNE II. Les Ambassadeurs Bulgares, Charlemagne. LES AMBASSADEURS. Que cet Empire est grand en biens et en honneurs!Que cette Cour est grosse et pleine de seigneurs! Que je vois de beautés ! Sont-ce des immortelles ?J'estime que le ciel n'a point choses si belles,Le Soleil ne luit point si agréable aux yeux,Et le printemps fleuri n'est point si gracieuxQue leurs divins regards, que leurs beautés décloses, Que leurs visages saints, faits de lis et de roses.Durant la brune nuit les célestes flambeaux,Qui brillent écartés, n'éclairent point si beaux.Vrai Dieu que ce n'est rien de notre Bulgarie!Ce n'est, ma foi, ce n'est que pure barbarie Auprès de ce pays : la douceur et l'amour,La richesse et l'honneur font à Paris séjour.Sire, nos Palatins ont sur notre province,Depuis le dur trépas de Vatran notre prince,Un Chevalier esleu pour nous commander Roi, Qui n'a par tout le monde homme pareil à soi.Il nous est inconnu, fors à son brand qui tranche,Et à son écu peint d'une licorne blanche.Naguère Constantin avec Léon, son fils,Aux plaines de Belgrade eut nos gens déconfis Sans ce brave guerrier, qui leur donna courage,Et des Grecs ennemis fit un sanglant carnage.Seul il les repoussa, terrassant par milliers,Au coeur de leurs escadrons, les soldats plus guerriers.Il en couvrit la terre en leur sang ondoyante, Et du Danube fut la claire eau rougissante.L'effroi, l'horreur, le meurtre à ses côtés marchaient,Et, quelque part qu'il fut, ennemis trébuchaient.Ils se mirent en route, et la nuit ténébreuseCouvrit de son bandeau leur fuite vergongneuse. La noblesse, le peuple, et ceux qui à l'autelFont dévote prière au grand Dieu immortel,Prosternez à ses pied, humbles le mercièrent,Et que le sceptre il print d'un accord le prièrent.Mais lui, les refusant, ne daigna séjourner, Et personne depuis ne l'a vu retourner.Les États toutefois l'ont tous eleu pour maître,Ne voulant autre roi que lui seul reconnaître.Ores nous le cherchons par royaumes divers.Et pour ce qu'il n'est Cour en tout cet Univers Qui soit en chevaliers tant que la vôtre belle,Nous y sommes venus pour en ouïr nouvelle. CHARLEMAGNE. De ce preux Chevalier savez-vous point le nom ? LES AMBASSADEURS. Nous ne l'eussions points sceu, ne le disant, sinonQue par son Escuyer depuis notre entreprise Nous avons entendu que c'est Roger de Rise. CHARLEMAGNE. Ha puisque c'est Roger, l'on ne s'est pas mépris :C'est un grand chevalier, d'inestimable prix,Il n'est pas maintenant en cette Cour de France.Sa soeur Marphise y est qui a pris sa défense : Retirez-vous vers elle, elle pourra savoirQuand et en quel endroit vous le pourrez revoir. SCÈNE III. Charles, Aymon, Beatrix. CHARLES. Que c'est de la vertu! Dieu, que sa force est grande!Elle vainc la fortune, et grave lui commande.Les biens et les honneurs près d'elle ne sont rien. Quiconque est vertueux n'a point faute de bien ;Il est connu par tout, tout le monde l'honore ;Soit qu'il soit en Scythie, ou sur la terre More,Aux Bactres, aux Indois, il fait bruire son nom,Et toujours sa vertu lui acquiert du renom. Les sceptres lui sont vils, et les richesses blêmesNe lui chaut de porter au front des diadèmes,S'enfermer de soudards, et se voir au milieuDes peuples amassez révérer comme un dieu.Il fait de tels honneurs moindre cas que de fange. Son coeur ne va béant qu'à la seule louange.Tel est ce preux Roger qui n'ayant rien à soi,Voit des peuples félons s'asservir à sa loi,Lui offrir leur couronne, et à grande dépense,L'en faire importuner jusques au coeur de France. Qu'en dites-vous, Aymon ? AYMON. J'en fais bien plus de cas,Le voyant recherché, que je ne faisais pas. CHARLES. Puisque votre guerrière entre tous le désire,Il serait bon qu'il l'eut. AYMON. Je le voudrais bien, Sire. CHARLES. Même si vous savez qu'ils s'entre-soient promis. AYMON. Mais nous aurons Léon et son père ennemis. CHARLES. Nous n'aurons pas, peut-être, ains plutôt est croyableQue Léon se voyant moins que l'autre agréable,Lui porte moindre amour, et possible voudrait,Content de sa victoire, entendre en autre endroit. AYMON. J'en aurai grand désir. BEATRIX. Je n'en serais marrie,Puis qu'il est maintenant Roi de la Bulgarie. CHARLES. [Note : Arroi : Appareil, train, équipage. [L]]Voici Léon qui vient en magnifique arroi.Il mène un chevalier tout armé quant et soi.Sont ses armes qu'il a : mais quoi ? Que veut-il dire, De faire ainsi porter les armes de l'Empire ? SCÈNE IV. Léon, Charlemagne, Marphise, Aymon, Beatrix, Les Ambassadeurs, Roger. LÉON. Voici le Chevalier d'incroyable vertu,Qui en champ clos naguère a si bien combattu.Puisqu'il a surmonté la pucelle en bataille,Sire, c'est la raison qu'épouse on la lui baille. Vous ne voudriez vous-même enfreindre votre ban,Le fraudant de sa Dame, honneur de Montauban.Nul autre tant que lui mérite Bradamante,Soit en digne valeur, soit en amour ardente.S'il se présente aucun qui le veuille nier, Il est prêt sur le champ de le vérifier. CHARLEMAGNE. Et n'était-ce pas vous qui combattiez naguère,Et qui êtes vainqueur sorti de la barrière ?Nous l'avons ainsi cru. Qui est don celui-ci,Qui pour vous combattant nous a trompé ainsi ? LÉON. C'est un bon Chevalier de qui la dextre et prêteDe défendre en tous lieux le droit de sa conquête. AYMON. Qui est cet abuseur ? d'où nous est-il venu ?Je ne veux que ma fille ait un homme inconnu. MARPHISE. Puisque, mon frère absent, celui-ci veut prétendre Sa femme mériter, je suis pour le défendre :Je mourrai sur la place, ou lui ferai sentirQu'on a de l'offenser un soudain repentir.Il ne faut différer ; que ce soit à cette heure,Que sans bouger d'ici l'un ou l'autre y demeure. LÉON. Il n'est point inconnu, voyez-le sur le front :Pleines de son renom toutes les terres sont.Ha mon frère, est-ce vous ? est-ce vous, ma lumière ?[Note : Bière : Coffre où l'on enferme un mort. [L]]Je vous pensais enclos en une triste bière.Pourquoi vous celez-vous à votre cher soeur ? Pourquoi vous celez-vous à votre tendre coeur,À votre Bradamante ? Hé mon frère, hé mon frère,Lui vouliez-vous ourdir une mort volontaire ?Que je vous baise encor ; je ne me puis lasserDe vous baiser sans cesse et de vous embrasser. ROGER. Ne m'en accusez point, ma soeur, ce n'est ma faute.Sire, puisse toujours votre Majesté hauteProspérer en tout bien, et l'Empire RomainPaisible révérer votre indomptable main.Vous, Princes, Chevaliers, étonnement du monde, Dont vole dans le ciel la gloire vagabonde,Soyez toujours prisez, soyez toujours heureux,Et durent éternels vos faits chevaleureux. CHARLEMAGNE. Mais dites-moi, mon fils, pourquoi Roger de RiseDe combattre pour vous a-t-il la charge prise, Contre son propre amour ? où l'avez-vous trouvé ?Aviez-vous quelquefois sa valeur éprouvé ? LÉON. Magnanime Empereur, et vous astres de France,Vous connaîtrez combien l'amour ha de puissanceQui sourd de la vertu, par l'étrange accident De Roger en Bulgare arrivé d'Occident. CHARLEMAGNE. J'entendrai volontiers cette étrange aventure,Si de la nous conter ne vous est chose dure. LÉON. Aux champs Bulgariens mon père guerroyait,Et d'hommes et chevaux la campagne effrayait, Pour recouvrer Belgrade à l'empire ravie.Vatran, leur Roi Vatran, se l'était asservieEt la voulait défendre, ayant de toutes parsPour tenir la campagne amassé des soudards.Ils sortent dessus nous d'une ardeur animée, Renversant, terrassant la plus part de l'armée,Jusqu'à tant que Vatran de ma main abattuLeur fit perdre, mourant, le coeur et la vertu.Lors nous les repoussons, les hachant mille à mille,Et fussions pêle-mêle entrez dedans la ville, Sans Roger, qui survint aux deux parts inconnu,Par qui de nos soudards fut l'effort retenu.Il fait tant de beaux faits, de prouesses si grandes,Qu'il rompit, qu'il chassa nos vainqueresses bandes.Je le vey dans les rangs foudroyer tout ainsi Qu'en un blé prest à tondre un orage obscurci.Je le prins en amour, bien qu'il nous fit outrage,Et l'eut toujours depuis gravé dans mon courage.Nous retirons nos gens pour nos maisons revoir.Mais Roger, qui eut lors de m'occire vouloir, Vint jusqu'en Novengrade, où connu d'aventureFut pris et dévalé dans une fosse obscure.On le condamne à mort : dont étant averti,Du château de mon père en secret je parti.J'entre dans la prison, les fers je lui arrache ; Je le mène en ma chambre ou long temps je le cache.Aussitôt fut le ban de Bradamante ouï,Dont, pour avoir Roger, je fus fort réjoui,Espérant que pour moi, comme il me fait promesse,Il irait au combat et vaincrait maîtresse. Nous arrivons ici, sans qu'aucun de nous sutSon nom, sa qualité, ni que Roger il fut.Il entre dans la lice, il combat, il surmonte,Retourne en mon logis, et sur son cheval monte,S'en part secrètement, entre en un bois épais, Voulant s'y confiner et n'en sortir jamais.Or ayant malgré moi la bataille entreprise,Pour maintenir mon droit, contre sa soeur Marphise,Ne le retrouvant plus, fâché, je cours après,Et le trouve en ce fort confit en durs regrets, Résolu de mourir d'une faim languissante,Pour m'avoir surmonté sa chère Bradamante ;Me conte son malheur, son être et son dessein,Me prie de le laisser consommer par la faim.Je demeure éperdu d'entendre telle chose, Puis à le consoler mon esprit je dispose,Lui redonne sa Dame, et jurant, lui promets,Plutôt qu'il en ait mal, n'y prétendre jamais.Sire, elle est toute à lui : ne tardez davantageDe faire consommer un si bon mariage. CHARLEMAGNE. Je le veux, je le veux. Qu'en dites-vous, Aymon ? AYMON. Je le veux bien aussi, je le trouve très bon.Roger mon cher enfant, ça que je vous embrasse!J'ai grand peur que je sois en votre male-grâce :Pardonnez-moi, mon fils, si j'ai si longuement Tenu par ma rigueur vos amours en tourment. LES AMBASSADEURS. Nous, premiers Palatins de la grand' Bulgarie,Venons offrir aux pieds de votre seigneurieNos personnes, nos biens, nos honneurs, notre foi,Vous ayant d'un accord élu pour notre Roi. Ne veuillez refuser notre humble servitude :Nous vous avons cherché en grand' sollicitude :Par maintes régions, pour avoir un seigneurQui nos peuples remplisse et de biens et d'honneur. ROGER. J'accepte le présent qui me fait la province : Soyez-moi bons sujets, je vous serai bon prince.Je maintiendrai le peuple en une heureuse paix,Faisant justice droite à bons et à mauvais.Je me consacre à vous, et promets vous défendreContre tous ennemis qui voudront vous offendre. LES AMBASSADEURS. Constantin l'empereur lève de toutes partsPour dompter le Royaume un monde de soudards.Le peuple est en effroi, la frontière s'étonne.Nous n'avons plus voisin qui ne nous abandonne.Mais vous nous conduisant hardis nous passerons, Jusqu'au sein de la Grèce, et l'en déchasserons. ROGER. S'il plaît à notre Dieu, qui toute chose ordonne,J'irai dans peu de mois recevoir la couronne,Pour avec le conseil et l'appui de vous tousEmpêcher l'ennemi d'entreprendre sur vous. LÉON. Il n'en sera besoin, que cela ne vous presse :Car puis qu'ils sont à vous, je leur ferai promesse,Et sous foi d'Empereur, qu'ils seront désormaisDe la part de mon père assurés à jamais.Vivez en doux repos, et que dans votre tête Ne reste aucun souci qui trouble votre fête. BEATRIX. Puisque Roger est roi, j'ai mon esprit contant.Qu'on mande tôt ma fille : et qu'est-ce qu'on attend ?Dites-lui qu'elle est reine, et que l'on la marieÀ son ami Roger, le Roi de Bulgarie ; Qu'elle se face belle, et reprenne son teint,Qui par ses longues pleurs était si fort déteint. SCÈNE V. Hippalque, Bradamante. HIPPALQUE. Vrai Dieu, que j'ai de joie ! Ô l'heureuse journée !Heureuse Bradamante ! Ô moi bien fortunée !Jésus, que je suis aise! et qu'aise je me vois ! Je ne sais que je fais, tant je suis hors de moi !Qui eut jamais pensé d'une amère tristesseVoir sourdre tout soudain une telle liesse ?Tout était désastreux, chétif, infortuné.Mon âme n'eut deux jours en mon corps séjourné Si le mal eust eu cours, car avec ma maîtresseJ'eusse triste rompu le fil de ma jeunesse.Hé dieux qu'elle a de mal! l'amour brûle son coeur.Le forçant désespoir, le dépit, la rancoeurLa bourelle sans cesse, et la chétive dame À la mort, à la mort continûment réclame.De son teint, où l'albâtre opposé jaunissait,De sa lèvre, où la rose en ses plis ternissait,La grâce est effacée : une pâleur mortelle,L'amaigrissant, déteint toute la beauté d'elle. Or, grâce à notre Dieu, notre bon Dieu, l'ennuiQui lui brassait ce mal est éteint aujourd'hui.Je lui vais annoncer nouvelle assez battantePour morte l'arracher de la tombe relante.Que de joie elle aura ! Celui, comme je crois, Qui condamné reçoit la grâce de son RoiSur le triste échafaud prêt de laisser la vie,N'est d'aise si ravi qu'elle en sera ravie.Mais je la vois venir : hélas! quelle pitié!Quelle est déconfortée ! Ô cruelle amitié! Elle croise les bras, et tourne au ciel la vue.Elle soupire hélas ! Je m'en sens toute émue.Je m'en vais l'aborder, car ma foi je ne puis,Je ne puis plus la voir en de si durs ennuis.Pourquoi de la douleur vous faites-vous la proie, Ores que tout le monde est transporté de joie,Que tout rit, que tout danse ? Il faut quitter ces pleurs,Et ces tranchants soupirs compagnons de douleurs. BRADAMANTE. Las qui vous meut Hippalque ? Êtes-vous en vous-même ? HIPPALQUE. Je ne veux plus vous voir le visage ainsi blême. Reprenez votre teint de roses et de lys.Ne vous torturez plus : vos malheurs sont faillis.Il nous faut nous ébattre. BRADAMANTE. Et qu'est-ce que vous dites ? HIPPALQUE. Qu'il nous faut dépouiller ces tristesses maudites. BRADAMANTE. Ha Dieu! HIPPALQUE. [Note : Plorer : pleurer. [DMF]]Ne pleurez plus, tout est hors de danger. BRADAMANTE. Voire, rien n'est à craindre. HIPPALQUE. On vous donne Roger. BRADAMANTE. Me venez-vous moquer en détresse si grande ? HIPPALQUE. Je ne vous moque point, allons, on vous demande ;L'Empereur vous attend et votre père aussiAvec votre Roger. BRADAMANTE. Roger ? HIPPALQUE. Il est ainsi. BRADAMANTE. Dites-moi sûrement, sans de mon mal vous rire. HIPPALQUE. Je ne puis par ma foi plus au vrai vous le dire. BRADAMANTE. Que Roger est ici ? HIPPALQUE. [Note : Voire : Vraiment (sens qui est le sens propre et qui a vieilli). [L]]Voire. BRADAMANTE. Vous m'abusez. HIPPALQUE. Il est avec Aymon qui veut que l'épousez. BRADAMANTE. Mon Dieu! le sens me trouble! Est-ce point quelque songe ? HIPPALQUE. Non, ce que je vous dis n'est songe ne mensonge. BRADAMANTE. Mais dis-moi, ma soeurette, est mon Roger venu ? HIPPALQUE. Il est dans le château. BRADAMANTE. Mais l'as-tu bien connu ? HIPPALQUE. Si j'ai connu Roger ? Vous le pouvez bien croire. BRADAMANTE. Que dit-il de Léon, d'avoir eu la victoire ? HIPPALQUE. C'est Léon qui le guide et qui parle pour lui. BRADAMANTE. Quoi ? Léon aurait-il combattu pour autrui ? HIPPALQUE. [Note : Ainçois : ains ; auparavant, plutôt, mais, avant. [W]]Non, ainçois c'est Roger qui vous a combattue. BRADAMANTE. C'est Roger, c'est Roger qui m'a tantôt vaincue ? HIPPALQUE. [Note : Voirement : D'une manière vraie (tombé en désuétude). [L]]C'est Roger voirement. BRADAMANTE. J'ai le coeur tout transi. Mais comment le sait-on ? HIPPALQUE. Léon le conte ainsi. BRADAMANTE. Ô chose merveilleuse ! HIPPALQUE. Elle l'est bien plus encore[Note : Ores : On a dit autrefois or, ore et ores, dans le sens de présentement. [L]]Que vous ne pensez pas : Reine vous êtes ores. BRADAMANTE. Voire de mille ennuis. HIPPALQUE. Non, d'un peuple étrangerQui a naguère élu pour son prince, Roger. [Note : Palatin : Titre de dignité donné à ceux qui avaient quelque office dans le palais d'un prince. [L]]Encor les Palatins en cette cour séjournent ;Vous les pourrez bien voir devant qu'ils s'en retournent. BRADAMANTE. Hé Dieu que dit mon père ? HIPPALQUE. Il saute de plaisir. BRADAMANTE. Et ma mère si dure ? HIPPALQUE. Elle a tout son désir.Ils brûlent de vous voir : allons je vous supplie. BRADAMANTE. Ha ma soeur que tu m'as de liesse remplie !Que j'ai d'aise en mon coeur ! Je ne le puis porter ;Je me sens, je me sens hors de moi transporter.Tout ce que j'eu jamais en amour de malaiseNe saurait égaler le moindre de mon aise. Onques je n'eusse osé seulement concevoirTant de biens qu'en un coup Dieu m'en fait recevoir.Son nom en soit bénit, et me donne la grâceDe ne le méconnaître en chose que je fasse. SCÈNE VI. MELISSE. Du grand moteur du ciel merveilleux sont les faits, Que ne comprennent point nos discours imparfaits :Lorsqu'on n'y pense point, son pouvoir il découvre :En faits désespérés miraculeux il ouvreC'est pourquoi nous faillons, quand par faute de foiNous ne l'invoquons point en un trop grand émoi Nous pensons notre mal-être irrémédiable,Comme s'il n'était pas en ses faits merveillable,Qu'il ne peut toute chose, et peinassent ses mainsÀ l'une plus qu'à l'autre, ainsi que nous humains.On n'eût jamais pensé voir sans quelques miracles Ce mariage fait, tant y avait d'obstacles :Toutefois tout soudain, lorsqu'on l'espérait moins,Ils sont prêts, grâce à Dieu, d'être ensemble conjoints.Qu'il en viendra de bien à notre foi chrétienne !Que de mal au contraire en aura la païenne ! Que de sang coulera du gosier SarrasinAu rivage d'Afrique et au bord Palestin !La France en est heureuse avec la Bulgarie,Et heureuse en sera l'une et l'autre Hespérie.Tout chacun en est aise, et je crois fermement Que l'air, l'onde et la terre en ont contentement. SCÈNE VII. Charlemagne, Aymon, Bétrix, Léon, Roger, Bradamante. CHARLEMAGNE. Grâce à Dieu qui le ciel et la terre tempère,Je vois qu'en cette Cour toute chose prospère.Bradamante et Roger sont conjoints à la fin,Après avoir dompté les rigueurs du destin. Je suis aussi content d'une telle allianceQue de bienfait de Dieu qu'ait reçu notre France.Mon coeur en nage d'aise ; en vérité je croisQue les pères n'en sont plus réjouis que moi. AYMON. [Note : La graphie originale et don la prononciation de la rime est cognoistre pour rimer avec acctoistre.]Sire, votre bonté s'est toujours fait connaître À vouloir en honneurs et en biens nous accroître. CHARLEMAGNE. Les mérites sont grands des vôtres et de vous.La France sans leurs mains se verrait à tous coupsDe Sarrasins couverte : elle n'a guère adresseAprès l'aide du ciel qu'à leur grand prouesse, Et outre je prévois qu'à l'empire chrétien[Note : Noçage : mariage.]De ce noçage ici n'adviendra que du bien.Écoutez mes enfants : vos noces ordonnéesDe tout temps ont été dans le ciel destinées.Merlin, ce grand prophète à qui Dieu n'a celé Ses conseils plus secrets, m'a jadis révéléQue de votre lignée, en demi-dieux féconde,Il naîtrait des enfants qui régiraient le monde.Ils seront de mon sang comme du vôtre issus ;Ils luiront éclatants d'héroïques vertus ; [Note : Alcide : autre nom d'Hercule. i.e. homme fort.]Les monstres ils vaincront, indomptables Alcides,[Note : Pierides : En grec, les Muses, ainsi dites de la Piérie, contrée située au nord de la Thessalie, sur la côte macédonienne, et considérée comme siège des Muses. [L]]Et seront le support des vierges Pierides.Or vivez bienheureux, et votre sainte amourSans chagrin ne débat croisse de jour en jour. ROGER. Dieu fasse prospérer à jamais votre Empire, Et qu'onques ennemi n'ait pouvoir de vous nuire. AYMON. Sire, vous plaît-il pas pour la fête combler,Léonor, votre fille, à Léon assemblerSous les lois d'Hyménée ? À cela son mériteEt l'auguste grandeur de sa race m'incite. ROGER. Je vous en supplie, Sire. BRADAMANTE. Et moi très humblement. BEATRIX. On ne la peut placer plus honorablement. CHARLEMAGNE. Vraiment je le veux bien : que ma fille on appelle. LÉON. Sire, vous m'honorez et obliger plus qu'elle. CHARLEMAGNE. Il faut d'un fort lien nos empires unir, Pour contre les païens nous entremaintenir. LÉON. Quel heur le Dieu du ciel insperément me donne ![Note : Feit : probable fait.]Oncq, je crois, sa bonté n'en feit tant à personne.Ô que je suis heureux ! Je vaincrai désormais[Note : Vesquirent : nous dirions "vécurent".]L'heur des mieux fortunés qui vesquirent jamais. ==================================================