******************************************************** DC.Title = GRAPINIAN, OU ARLEQUIN PROCUREUR DC.Author = FATOUVILLE, Anne Mauduit de DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 16/07/2023 à 05:18:25. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/FATOUVILLE_GRAPINIAN.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k853786v DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** GRAPINIAN, OU ARLEQUIN PROCUREUR COMÉDIE M. DC. LXXXIV. Avec Privilège du Roi. PARIS, Chez C. BLAGEART, Court-neuve du Palais, au Dauphin.. MONSIEUR, Quand on a eu la pensée de faire imprimer cette Comédie, j'ai songé à même tempos à vous la dédier, ne pouvant paraître en public avec une protection plus illustre que la vôtre. Je sais bien que si je vous eusse consulté sur cette petite Pièce, vous y auriez ajouté des traits singuliers, qui lui auraient fait atteindre ce point de perfection, si difficile à trouver en toutes choses. Je connais votre grand talent dans les Affaires, et la pénétration que vous avez dans toutes les Procédures, qui sont nécessaires pour empêcher qu'elles ne finissent. Une longue suite d'années vous a découvert des biais, que le Public admire, et dont ceux de nos Confrères, qui exercent la Profession avec honneur, vous seront éternellement obligés ; car non seulement vous nous avez appris à tirer les Pièces des Sacs de nos parties, pour les remettre à leurs Adversaires ; non seulement vous nous avez donné d'utiles Leçons sur les adresses dont nous devons nous servir pour les engager dans de mauvais Procès ; mais encore, nous savons par vous les moyens de les surprendre par des Projets captieux, et par des Accommodements simulés, en leur faisant signer des Articles, qui dans la suite sont la cause de leur ruine. Enfin tout ce qu'il y a de plus subtil dans l'Art lucratif des Friponneries, c'est à vos lumières que nous le devons. Je ne parle point de toutes vos délicatesses à bien ménager les faussetés. Je ne dis rien des dépôts que vous avez niés, des dates de Contrats que vous avez changées, et des noms véritables que vous avez trouvé moyen d'effacer, pour y écrire celui de quelques Personnes sages, qui en vous ouvrant leur Bourse, vous engageaient à les protéger. Ce n'est pas par des louanges si peu considérables, que je veux faire éclater votre gloire. Elle a des endroits plus solides pour se soutenir elle-même ; et cette quantité de clients, que vous avez mis en chemise, prennent soin de la publier tous les jours. Ce qui me touche sensiblement, c'est qu'on vous ait ôté les moyens de continuer l'exercice de ce talent admirable, que vous faisiez valoir depuis tant d'années ; mais, MONSIEUR, telle est l'ingratitude du Siècle, et l'injustice des Hommes, qui persécutent le mérite, et qui ne peuvent souffrir la vertu. Dissipez votre chagrin par la lecture de mes Galanteries ; je vais paraître dans mon Étude, comme vous étiez dans la vôtre ; et le manège que j'y ferai avec mes Parties, vous divertira peut-être par le souvenir de ce que vous faisiez autrefois. Je m'estimerai heureux, si ayant déjà réjoui tant de Plaideurs, qui, comme vous savez, rient à leurs dépens, je puis désennuyer un Homme aussi illustre que vous, dont l'estime me sera plus glorieuse, que celle que j'ai acquise dans tout le Royaume. C'est le dessein que je me propose pour vous témoigner que je suis de tout mon coeur, MONSIEUR, Votre très humble et très obéissant Serviteur, GRAPINIAN. UN PLAIDEUR AU LECTEUR. Il y a environ un an et demi que les Comédiens Italiens représentèrent une Pièce intitulée, La Matrone d'Éphèse, ou Arlequin Procureur. Comme le succès en fut fort grand, ils la jouèrent près de trois mois, et le bruit qu'elle fit alla si loin, que mes Amis de la Province m'écrivirent plusieurs fois pour me prier de la leur envoyer, si elle était imprimée. L'utilité que le Public en peut tirer, me fit employer toutes sortes de moyens pour l'avoir. Enfin après beaucoup d'intrigues, on me la remit toute entière entre les mains, avec la Lettre dédicatoire ; mais comme les deux premiers Actes sont Italiens, et que leurs agréments dépendent de la Représentation, on m'a conseillé de faire imprimer le troisième seul, qui est la Comédie d'Arlequin Procureur. On l'attribue à quatre ou cinq différentes Personnes ; mais de quelque endroit qu'elle vienne, les Italiens n'en ont guère représenté de meilleures ; car sans parler du caractère de la Matrone, et de celui du Grand-Prêtre de Diane, qui profane l'autel de la Déesse par son avarice, celui du Procureur est incomparable. Arlequin qui le représente sous le nom de Grapinian, ne dit qu'une fort petite partie des tours qui se font parmi ses Confrères ; et me trouvant un jour à cette Comédie près d'un Procureur, je le vis en colère contre l'Auteur de la Pièce, assurant qu'il n'entendait pas le Palais, et qu'un Clerc de trois mois en dirait dix fois davantage. Son dépit doit faire juger des galanteries de ceux de sa Profession, quand ils sont de mauvaise foi. Ce qu'on croit devoir ajouter ici, est qu'on n'a jamais eu le moindre dessein de jouer aucun Procureur en particulier ; mais on m'a dit qu'on avait pris en général les friponneries qu'on a faites autrefois, et qu'on fait peut-être encore aujourd'hui. Arlequin dans son Étude, et sa conversation avec ses Clients, découvre l'adresse de plusieurs Procureurs, qui parlant à leurs Parties, songent plutôt à attraper leur argent, qu'à défendre leurs intérêts. Nous autres Plaideurs, nous pouvons aussi penser que ce que nous voyons sur le Théâtre, se passe comme on nous le représente, et nous devons nous tenir sur nos gardes avec d'autres Grapinians plus dangereux, qui nous peuvent faire des tours bien plus violents que ceux qu'on nous montre à l'Hôtel de Bourgogne. En effet, en voici un qui peut être raconté. Il y a quelque temps qu'un ancien Procureur, qui autant qu'il avait pu, avait exercé la Profession avec toute l'exactitude imaginable, se trouvant avec un de ses Amis, et parlant de certaines petites facilités qui se pratiquent dans les Affaires, dit, qu'étant Procureur d'un grand Seigneur dont tout le bien était saisi, et ayant obtenu plusieurs Provisions pour lui, il en voulut avoir une nouvelle de vingt mille francs. Je le confirmai dans cette pensée, ajouta ce Procureur, et je n'avais garde de m'y opposer, puisque j'avais part au Gâteau. Je fis donc la demande, et on m'en débouta, parce que le plus ancien Procureur des Créanciers saisissants, et celui qui poursuivait les Criées, se défendirent en gens d'honneur ; mais je fus bien surpris, quand après avoir perdu ma Cause, ces deux mêmes Procureurs me trouvant le lendemain à la Grand' Chambre, me tirèrent à part, et me dire tout bas à l'oreille, qu'il ne tenait qu'à moi d'avoir les vingt mille francs que je voulais. Je leur demande le moyen. Pour un habile Homme comme vous, reprit l'un, s'y prend-on de la sorte ? Hé, morbleu, mon Ami, continua l'autre, radotez-vous, et n'entendez-vous plus le Palais ? Ne faut-il pas que tout vive ? Il n'y a qu'un mot à cela, cent pistoles à chacun, et nous vous allons passer votre Provision. Vous voyez bien, ajouta-t-il, qu'on se met à la raison, et qu'il n'y a personne au monde assez stupide, qui refuse dix-huit mille francs pour une si petite somme. Et alors se prenant tous deux à rire, ils me touchèrent dans la main, et me dire que ma manière d'agir les avait surpris. Je leur demandai si ma procédure n'était pas régulière. Non, me dirent-ils, elle ne l'était pas, puisque vous avez manqué votre Cause. On agit toujours régulièrement, quand on obtient ce qu'on poursuit, de quelque façon qu'on l'attrape. Mais, Messieurs, leur répartis-je, que diront vos Parties, s'ils découvrent la chose ? N'entrez point dans ce détail, reprirent-ils, chacun sait son métier. C'est-à-dire, ajoutai-je, que vous me vendez tous deux leurs intérêts pour deux cents pistoles. Ma réflexion les fit éclater de rire, et ils me demandèrent depuis quand j'étais devenu si scrupuleux, et qu'ils voyaient bien que sur mes vieux jours je voulais faire semblant d'avoir de la conscience. Ha, vieux Pécheur, dirent-ils, tu mourras dans ton péché aussi bien que les autres. Enfin je leur donnai deux cents pistoles, et ils m'accordèrent dix-huit mille francs, dont je tirai ma part en Homme d'honneur. On pourrait ici ajouter quantité d'autres galanteries ; mais elles sont si communes, qu'on ne dirait rien de nouveau. Ainsi on renvoie le Lecteur aux discours de Grapinian, qu'on doit lire avec réflexion, afin que l'on tire de l'utilité et du plaisir des tours d'adresse qu'il va débiter. ACTEURS COQUINIÈRE, ancien Procureur. GRAPINIAN, nouveau Procureur. LA MATRONE D'ÉPHESE. UNE PLAIDEUSE. UN MARQUIS. LE PAGE DU MARQUIS. LE CLERC DE GRAPINIAN. UN VOLEUR. UN CHAPELIER. UN PATISSIER. La Scène est à Paris. ARLEQUIN PROCUREUR. SCÈNE I. Coquinière, Grapinian. COQUINIÈRE. Vous ne ferez jamais rien dans notre métier, si vous n'avez à votre disposition un notaire, un sergent, et un greffier ; mais un jeune procureur, qui a ces trois cordes à son arc, peut tout risquer et tout entreprendre. GRAPINIAN. Voilà trois dangereuses bêtes à gouverner. COQUINIÈRE. [Note : Calus : Endurcissement d'esprit et de coeur. [ACA]]Hé, j'en suis bien venu à bout sans miracle. Dans toute sorte de Professions, il y a des esprits revêches et farouches, qui vont toujours droit, et qui se sont fait un calus de l'honneur de leur métier, ce n'est pas ces gens-là qu'il faut chercher, ce sont des brutaux qui ne sont bons à rien ; mais il y en a d'autres plus humains, et plus sociables, qu'on peut apprivoiser avec de l'argent. C'est à ceux-là qu'on doit s'adresser, et c'est sur leur avidité qu'il faut régler le succès de toutes les affaires. GRAPINIAN. Bonne morale ! COQUINIÈRE. Un Homme qui voudrait faire son Métier dans l'ordre, n'aurait pas mille écus de profit au bout de l'an. Autrefois nous avions plus de pratiques que nous ne voulions ; mais à présent il les faut aller chercher ; et encore si un Procureur n'est alerte, il ne gagne pas pour défrayer sa maison. GRAPINIAN. Il est vrai qu'on ne plaide plus qu'à son corps défendant. COQUINIÈRE. Monsieur Grapinian, je m'assure que vous n'avez pas trente ans. GRAPINIAN. Hé, environ. COQUINIÈRE. Le bel âge pour bien travailler ! GRAPINIAN. Ho, laissez-moi faire. COQUINIÈRE. Il faut que vous soyez une balourde, si après les préceptes que je vais vous donner, vous n'avez dans quatre ans ruiné cent familles, et acquis dix maisons dans Paris. GRAPINIAN. Dix maisons dans Paris ! COQUINIÈRE. Oui, dix maisons dans Paris, et par-dessus cela, un bon carrosse pour votre femme. GRAPINIAN. L'habile homme ! COQUINIÈRE. Tel que vous me voyez, à l'âge de quarante ans, j'avais déjà amassé deux cent mille livres de bon bien ; et si en ce temps-là, les femmes de procureur eussent osé porter de la dorure sur leurs habits, et avoir des carrosses, la mienne en aurait eu à bonnes enseignes, mais la mode n'en était pas encore venue. GRAPINIAN. Monsieur Coquinière, de grâce, donnez-moi de bonnes Instructions pour ne plus aller à pied. Je sais déjà tout le petit manège de l'étude ; mais je ne sais pas encore les coups de maître, qui font aller en carrosse. COQUINIÈRE. Doucement, doucement, on ne va pas si vite dans notre métier. Dites-moi auparavant, aimez-vous bien l'argent ? Vous sentez-vous d'humeur à tout faire pour en amasser ? GRAPINIAN. Malepeste, si j'aime l'argent ? COQUINIÈRE. Bon, tant mieux, vous voilà déjà à demi procureur. Mon fils, attache-toi aux saisies réelles, aux préférences de deniers ; remue ciel et terre pour être procureur des bonnes directions ; et surtout, ne t'endors jamais sur une consignation, c'est le vrai patrimoine des procureurs. Qu'on ne vous voie que rarement aux audiences ; appliquez-vous aux procès par écrit, et multipliez si adroitement les incidents, et la procédure, qu'une affaire blanchisse dans votre étude, avant que d'être jugée. Surtout, prenez garde de ne consentir jamais à aucun arrêt définitif, c'est la perte des Études. GRAPINIAN. On voit bien que vous l'entendez. COQUINIÈRE. Dans notre métier, le vrai talent et le grand gain, c'est de beaucoup écrire. GRAPINIAN. Mais que dire en tant d'écritures ? COQUINIÈRE. Que dire ? Le pauvre Homme ! il faut dire des sottises, des impertinences, des suppositions, des faussetés ; et quand on est à bout, on a recours aux invectives, et aux injures. GRAPINIAN. C'est l'entendre, cela. COQUINIÈRE. Tu vois que je te parle en Père, et que je te découvre les entrailles de notre profession. Que je serai consolé en mourant, si je te vois suivre le bon chemin où je te mets ! Voilà, mon Fils, les préceptes les plus solides que mon honneur et ma conscience m'obligent de te donner, si tu veux établir ta fortune. GRAPINIAN. Monsieur Coquinière ; là, franchement, dites-moi combien votre Étude me vaudra-t-elle par an ? COQUINIÈRE. Hé, cela n'ira pas loin de deux mille francs, la maison défrayée. GRAPINIAN. Deux mille francs ! Deux mille francs ! Vous vous moquez ; ce n'est pas là de quoi avoir un habit d'été pour ma femme. Je ne veux point de votre pratique. COQUINIÈRE. Votre femme le porte donc bien haut ! GRAPINIAN. Haut, comme les autres procureuses. COQUINIÈRE. [Note : Tour du bâton : Profit secret et illicite. [L]]Hé, mon Dieu, doucement, les deux mille francs ne sont que le courant de l'étude ; mais le tour du bâton, et le savoir-faire, valent encore mille bonnes pistoles par an. GRAPINIAN. Ha, si cela est, l'affaire change de face. Hé bien, Monsieur Coquinière, retenez pour vous le contrat de l'étude, et vendez-moi le tour du bâton, et le savoir-faire. COQUINIÈRE. L'un ne va pas sans l'autre ; et puisque vous avez signé le contrat, vous aurez le tout ensemble. Hé, que vous me remercierez avant qu'il soit un an ! GRAPINIAN. Que je ferai de mal avant qu'il soit six mois ! Un chien enragé n'est pas si dangereux qu'un jeune procureur. Malheur à ceux qui tomberont sous ma coupe. SCÈNE II. La Matrone, Grapinian. LA MATRONE. Hé bien ? Êtes-vous content de la Charge que je vous ai achetée ? GRAPINIAN. Je viens d'être instruit par un vieux routier qui m'a donné de bonnes leçons. Il m'a découvert jusqu'aux entrailles de la profession. À présent que j'y vois clair, je ferai merveilles. LA MATRONE. Mais quand prétendrez-vous m'épouser ? GRAPINIAN. [Note : Battre du Pays : Parcourir, explorer bien du pays. [L] ; peut-être, au figuré : Je ferai beaucoup d'affaires différentes. (EF)]Ne vous mettez en peine de rien. En cinq ou six mois passés dans la charge, je battrai bien du pays. De la manière que j'ai le coeur fait, Fripon autant qu'on peut l'être, je suis assuré que dans six mois j'aurai amassé de quoi vous donner de la dorure par-dessus la tête, avec un carrosse au bout. Ce sera le moment de faire bombance en nous mariant. LA MATRONE. Et vous me tiendrez parole quand vous aurez acquis tant de bien ? GRAPINIAN. Je vous la tiendrai de reste. Allez, il faut que j'achève de dicter une Pièce qui est fort pressée. À son Clerc.Prenez le rôle que vous avez commencé tantôt. Je me souviens de l'endroit où nous sommes demeurés. SCÈNE III. Arlequin dans son Étude, qui dicte à un de ses Clercs. GRAPINIAN, dicte. Et pour faire connaître la chicane de la Demanderesse, Il répète.La chicane de la demanderesse, produit quatre Pièces, produit quatre pièces, sous la Cotte G lesquelles... LE CLERC. Cotte G. GRAPINIAN. Lesquelles... Vous écrivez bien doucement ? LE CLERC. On n'écrit pas doucement, mais c'est que vous dictez trop vite, et qu'on ne peut vous suivre. GRAPINIAN. [Note : Rôles de Grosses par jour : feuillets ou doubles pages d'écritures judiciaires envoyés par jour. [FC]]On ne peut me suivre ? Oh ne vous y trompez pas ; je ne veux point de clerc céans, qu'il ne fasse quatre-vingts rôles de grosses par jour. Vous ne pouvez me suivre ? Voyons, s'il vous plaît, comment vous vous y prenez. Il regarde le papier où le clerc a écrit, et le jetant sur le Bureau, il dit.Comment diable ? Je ne m'étonne pas si vous allez si doucement ; vous mettez quatre mots à une ligne ; voilà le moyen de faire une bonne maison. Que cela ne vous arrive plus. Je ne veux pas qu'on mette plus de deux mots et une virgule à chaque ligne. Peste ! De ce train-là, vous enverrez bientôt le procureur à l'Hôpital. Quatre mots à une ligne ! Fi, c'est se moquer. Quatre mots à une ligne ! Quand il est à son bureau, il dit.A-t-on envoyé enlever les meubles de ce maître à danser ? LE CLERC. Non, Monsieur. GRAPINIAN. [Note : Payer en gambades : s'en aller sans payer. [O]]Est-ce qu'il prétend payer son terme en gambades ? LE CLERC. [Note : Tirer un double : ancienne monnaie qui valait deux deniers, un double égale 1/12 de sou. [FC]]Il dit qu'il ne peut tirer un double de ses écoliers. SCÈNE IV. Grapinian, Un Voleur de grand Chemin. LE VOLEUR, aux Clercs. Monsieur Grapinian est-il ici ? LE CLERC. Oui, Monsieur. LE VOLEUR, à Grapinian. Monsieur, je suis votre Serviteur. GRAPINIAN, se levant de sa Chaise. Monsieur, je suis le vôtre. LE VOLEUR. Un petit mot, Monsieur, s'il vous plaît. GRAPINIAN, s'approchant de lui. De quoi s'agit-il pour votre service ? LE VOLEUR. Comme vous êtes le plus honnête homme de tous les procureurs, je viens à vous, pour vous prier de m'aider de votre bon conseil, dans une petite bagatelle qui m'est arrivée. GRAPINIAN. Dites, Monsieur. LE VOLEUR. [Note : Mazette : méchant petit cheval. [ACA]]En passant sur le grand chemin, j'ai rencontré un homme monté sur une mazette. C'était un marchand qui venait de la Foire. En passant il m'a heurté rudement. Il heurte Grapinian, qui fait trois ou quatre pas, et se touchant le coude.Assez, Monsieur. LE VOLEUR continue. Moi me sentant heurté, je lui ai dit, que veut celui-là avec sa rosse ? Cet Homme prenant le parti de son cheval, met pied à terre, et se jette à mon col. Nous nous battons, et je le terrasse. Comme il n'était pas le plus fort, il s'échappe de mes mains, il s'enfuit. Il est vrai, Monsieur, qu'en nous roulant à terre, il laisse tomber quelque argent de sa poche. GRAPINIAN, entendant le mot d'argent. Hom, hom. LE VOLEUR. Il y pouvait bien avoir environ vingt pistoles. GRAPINIAN. Hom, hom. LE VOLEUR. [Note : Avait gagné au pied : s'était enfui. [L]]Voyant qu'il avait gagné au pied, je ramasse l'argent, je monte sur son cheval, et je suis revenu comme si de rien n'était. À cette heure on m'a dit que ce coquin-là, Monsieur, Grapinian fait une révérence.Fait informer contre moi, comme contre un voleur de grand chemin. Voyez s'il y a la moindre apparence. Je vous en prie de me dire, où peut bien aller cette affaire-là ? GRAPINIAN. [Note : Aller à la grève : être mené en place de Grève pour se être pendu.]Ma foi, si cette affaire est menée un peu chaudement, elle pourrait bien aller tout droit à la grève. LE VOLEUR. Diable ! GRAPINIAN. Quelqu'un a-t-il vu l'action ? LE VOLEUR. Non, Monsieur ? GRAPINIAN. [Note : Faire mettre le cheval sous la clef : tenir le cheval caché. [L]]Tant mieux. Il faut commencer par faire mettre le cheval sous la clef ; car si ce marchant vient à le découvrir, n'ayant point de témoins, il ne manquera jamais de le faire interroger sur faits et articles, et vous seriez perdu. LE VOLEUR. Hé, Monsieur, il n'y a rien à craindre ; c'est une rosse, qui ne peut pas desserrer les dents. GRAPINIAN. Ne vous fiez pas à cela. Nous voyons tous les jours un témoin muet, faire bravement rouer son homme. LE VOLEUR. Peste ! GRAPINIAN. Çà, çà, il ne faut point perdre de temps, et il faut au plutôt faire informer le premier. Les Témoins seront diablement chers cette année. LE VOLEUR. Pourquoi ? GRAPINIAN. C'est qu'on ne leur fait plus de quartier, et qu'on en pend autant qu'on en trouve ; cela est fâcheux. Cependant il en faut avoir, à quelque prix que ce soit. LE VOLEUR. Ma foi, Monsieur, vous aurez bien peine, car il n'y avait personne sur le chemin. GRAPINIAN. Bon, bon. Nous y en ferons bien trouver. Il est un peu de temps sans rien dire, et après il continue de la sorte.[Note : Battus de l'oiseau : rebutés par les persécutions qu'on leur a faites. [F]][Note : À bonnes enseignes : Avec sûreté, en toute garantie. [L]]Je songe qu'il y a deux bas-normands qui travaillent ordinairement pour moi, mais ils sont un peu battus de l'oiseau, et ils sortent d'une affaire, où sans moi, (vous m'entendez bien), ils ne se rembarqueront qu'à bonnes enseignes. LE VOLEUR. Tenez, Monsieur, sortons d'affaires ; voilà une bourse de vingt pistoles. GRAPINIAN. Cela n'est tout au plus que pour un témoin, et ils sont deux. LE VOLEUR. Je n'ai plus d'argent. GRAPINIAN. N'avez-vous pas quelques nippes, quelques bijoux, quelque vieux diamant ? En ces occasions-ci, il se faut saigner. LE VOLEUR. Tenez, Monsieur, voilà un diamant de trente Louis, et une montre, qui en peut bien valoir douze ; ajuster l'affaire. GRAPINIAN. Je pourrai bien pour l'amour de vous, avancer encore cinq ou six pistoles, et puis vous compterez à la fin. LE VOLEUR. Monsieur, faites ; je m'abandonne entre vos mains, je me remets à votre discrétion. GRAPINIAN. Allez, laissez-moi faire ; ce sera un grand hasard, si avec mes deux témoins, je n'envoie votre marchand aux galères. LE VOLEUR. Adieu, Monsieur. Il s'en va, et Grapinian l'appelle. GRAPINIAN. [Note : Brandebourg : Casaque à longues manches. [L]][Note : Alertes : vigilants. ]Monsieur, Monsieur, un petit mot. Vous avez là une brandebourg remarquable ; si votre partie la reconnaît, il ne manquera jamais de vous faire arrêter. Croyez-moi, évitons les malheurs, laissez-moi votre brandebourg ; les archers sont alertes, et je serais fâché qu'on vous prît au sortir d'ici. Il lui ôte sa Brandebourg. LE VOLEUR. Au moins, prenez garde qu'elle ne se perde. GRAPINIAN. [Note : Parapher ne varietur : mettre son paraphe pour que le papier ne puisse être changé. [L] au figuré : veiller à ce qu'on ne substitue un autre Brandebourg à celui-là. (EF)]N'ayez pas peur ; je m'en vais la faire parapher ne varietur. Le voleur s'en étant allé, Grapinian continue.Vingt pistoles, un diamant, une montre, une brandebourg. Ne vaut-il pas autant que je profite de cela, qu'un prévôt ? Aussi bien ce coquin-là se va faire rouer au premier jour. Étant retourné à son bureau, il dit.[Note : Muids : le muid de Paris pour les liquides valait 268 litres. [L]]Ces marchands de vin m'ont-ils envoyé les deux demi-muids qu'ils m'avaient promis ? LE CLERC. Non, Monsieur. GRAPINIAN. Non ? Hé bien, bien, leur affaire ira comme je boirai. SCÈNE IV. Grapinian, Maraudin Sergent. MARAUDIN. Monsieur Grapinian est-il ici ? GRAPINIAN. [Note : Morbleu : jurement en usage parmi les gens de bon ton, euphémisme pour Mort Dieu :la mort de Dieu. [L]][Note : Vous avez pensé me perdre : Vous étiez sur le point de me perdre. [L] Vous avez failli me perdre. (EF)]Ha morbleu, Monsieur Maraudin, vous m'avez pensé perdre. MARAUDIN. Comment ? GRAPINIAN. Je vous avais prié de faire un commandement daté de l'an 1647 pour cette affaire qui est sur le Bureau. MARAUDIN. Hé bien, ne l'ai-je pas d'abord fait ? GRAPINIAN. De par tous les Diables, oui, vous l'avez fait ; mais au lieu de le dater d'un jour utile, vous l'avez daté d'un Dimanche. MARAUDIN. [Note : À la boule vue : inconsidérément, sans faire assez attention. [ACA]]Il est vrai que je n'avais point d'almanach de l'an 1647 et j'ai mis la date à la boule vue. GRAPINIAN. Que diable n'en veniez-vous prendre un chez moi ? Vous savez que j'en ai plus de cent ans de suite. MARAUDIN. Une autre fois je serai plus circonspect. GRAPINIAN. Cependant si les juges découvrent ce petit manège, ils ne manqueront pas de dire que je suis un fripon ; et vous savez dans votre conscience, que ce que j'en ai fait, n'est que pour vous obliger, et pour faire gagner ma partie ; car sans cela. Il siffle.[Note : Aillent un peu du bel air : Aillent un peu de manière élégante. [L]]Le procès était flambé. À propos, Monsieur Maraudin, souvenez-vous que dans le Décret de ces Marchands de Bois, j'occupe pour neuf personnes, sous le nom des Procureurs que je vous ai nommé ce matin. Que les significations aillent un peu du bel air. MARAUDIN. [Note : Faire une bonne Maison : amasser beaucoup de bien. [L]]Ne vous en mettez pas en peine, je ferai ma charge. De ce train-là, vous allez faire une bonne maison. GRAPINIAN. Les cinq ou six premières années, on travaille un peu chaudement à ses affaires. MARAUDIN. Gare le heurt. GRAPINIAN. [Note : Marguillier : Administrateur des choses qui appartiennent à l'Église. [R]]Bon, bon, gare le heurt. Mon ami, il n'y a rien de tel que d'établir sa fortune ; après on se fait des amis, on tâche de se faire marguillier ! MARAUDIN. Vous, marguillier ! GRAPINIAN. Oui-da, Marguillier. C'est un très bon vernis sur la réputation d'un procureur. MARAUDIN, en s'en allant. Ô le franc scélérat, le franc scélérat ! GRAPINIAN, seul. Il faut que je me défasse de ce fripon-là, il gâterait toutes mes affaires. Voyez un peu quelle brutalité, dater une fausseté d'un Dimanche ! SCÈNE V. Le Marquis, Grapinian, un Page, un Clerc. LE CLERC. Monsieur un page demande à vous parler. GRAPINIAN. [Note : Quelque Mauvais train : quelque filou. [F]]Un page ! La mode en est donc revenue ? Ces Gens-là ont-ils des affaires ? N'est-ce pas plutôt quelque mauvais train qu'on a délogé ? Faites-le venir. Seul.C'est peut-être aussi quelque enfant de bonne maison, qui voyant qu'il n'y a plus rien à faire avec les Gens de qualité, me vient demander une place dans mon Étude, mais je n'en n'ai point à lui donner. LE PAGE. Monsieur, c'est le Monsieur le Marquis de Grimouche qui demande à vous parler. GRAPINIAN. Qui ? LE PAGE. Je vous dis que Monsieur le Marquis de Grimouche demande à vous parler. GRAPINIAN. Si c'est pour peu de temps, qu'il vienne. Seul.Visites de Marquis n'achalandent guère une étude ; car outre qu'ils sont ignorants en affaires, ils empêchent un procureur de faire les siennes. LE MARQUIS, paraît. [Note : Je suis gros de vous voir : j'ai une grande envie de vous voir. [L]]Ha, bonjour, Monsieur Grapinian ; bonjour, Monsieur Grapinian. Que je suis gros de vous voir ! Je me fais un vrai plaisir de vous embrasser, et sans une grosse affaire qui m'a un peu dérangé, je n'aurais pas été si longtemps sans vous dire, que je suis, morbleu, tout à vous. Sans contredit, vous n'avez pas un meilleur ami, et plus chaud que moi. En disant cela, il le tient par la main, et lui secoue le bras. GRAPINIAN. Ni plus estropiant. LE MARQUIS. Dieu sait comme je m'en explique. GRAPINIAN. Vous feriez bien mieux de vous expliquer de certains Frais qui me sont encore dus. Vous autres Gens de qualité, quand vous avez frappé deux coups sur l'épaule du procureur, vous croyez que c'est de l'argent comptant, et qu'un peu de bienveillance acquitte vos dettes. En lui montrant ses Clercs.Monsieur le Marquis, on ne nourrit pas quatre clercs avec des compliments ; et nous autres procureurs, nous n'écrivons que pour toucher de l'argent. LE MARQUIS. Ho, je le sais bien ; mais, Dieu-merci, Monsieur Grapinian, je ne vous dois plus rien. GRAPINIAN. [Note : Salvation : dernières écritures qu'on fournit dans un procès pour répondre aux objections de la partie adverse ou pour défendre son client. [T]]Vous ne me devez plus rien ! Et cette requête de salvation de trente rôles, qui me la paiera ? Vous savez que j'y ai passé deux nuits. À ses Clercs.Holà, où est la Requête de Monsieur le Marquis ? LE CLERC. La voilà, Monsieur. GRAPINIAN. [Note : Vingt sols : vingt sous valant un franc ou une livre. [ACA]]Comme les gens de qualité n'ont pas plus d'argent qu'il leur en faut, et que d'ailleurs vous me faites l'honneur de m'aimer, je ne prendrai que vingt sols du rôle. Il y a trente rôles, ce n'est que trente francs. LE MARQUIS. [Note : Pistole : la pistole vaut 11 francs ou 11 livres. [L]][Note : L'écu vaut 3 francs ou 3 livres. [L]]S'il n'y a que cela, bien que le Jeu m'ait un peu coulé à fond, j'ai encore de quoi vous payer. Tenez, Monsieur Grapinian, voilà une pièce de quatre pistoles, prenez dix écus, et me rendez quatorze francs. Grapinian tenant la pièce, songe et le Marquis continue.Quoi ? Vous songez ? GRAPINIAN. Je pense qu'il ne faut rien rendre. LE MARQUIS. Il ne me faut rien rendre ? Ne m'avez-vous pas dit qu'il ne vous fallait que vingt sols du rôle ? GRAPINIAN. Oui. LE MARQUIS. De votre propre aveu, la Requête n'a que trente rôles, qui font trente livres. GRAPINIAN. Cela est vrai. LE MARQUIS. Je vous en donne quarante-quatre. GRAPINIAN. J'en demeure d'accord. LE MARQUIS. Il me semble donc que je compte juste, quand je vous en demande quatorze. GRAPINIAN. [Note : Entasser vos raisons : entasser vos arguments. [T]]Vous comptez bien, mais vous demandez mal. Quand je fis votre requête, le rapporteur était si hâté de juger, que je fus contraint d'entasser vos raisons les unes sur les autres, et obligé de mettre en trente rôles, ce qu'on ne pouvait dire qu'en quarante-quatre. Présentement que l'affaire est jugée, et que nous avons loisir d'étendre nos Défenses, je m'en vais ajouter les quatorze rôles, qui manquent. Aux Clercs.Holà, vous autres, brochez-moi vite quatorze rôles de grosse, pour achever la Requête de Monsieur le Marquis. Je pense qu'il y en a là de de tous faits. LE MARQUIS. Mon pauvre Monsieur Grapinian, puisque mon affaire est jugée, pourquoi y ajouter encore quelque chose ? GRAPINIAN. Ce n'est pas par intérêt ce que j'en fais, mais pour mon honneur ; et je ne veux pas qu'il sorte une paire d'écriture de mon étude, sans y avoir donné la dernière main. Attendez, cela va être fait tout à l'heure. LE MARQUIS. Non, mon ami, je ne puis pas, je cours ce soir le bal, j'étais venu pour vous parler d'une affaire, mais ce sera pour une autre fois. Adieu, notre Ami. GRAPINIAN. Laissez donc un de vos gens pour emporter la Requête. LE MARQUIS. Un de mes gens ? Quoi, j'irais moi seul dans les rues avec trois laquais ? Hé vous vous moquez, Monsieur Grapinian, on me croirait à l'Hôpital ; Laquais, fais tourner mon carrosse. GRAPINIAN, au Laquais. Prends garde qu'il ne verse. LE MARQUIS. Adieu, notre Ami. Hé, un peu de part à vos bonnes grâces. Je suis morbleu tout à vous. GRAPINIAN. Vous la prendrez quand vous reviendrez. LE MARQUIS. Oui, oui. GRAPINIAN, seul. Il faut avouer que l'argent devient bien rare parmi la noblesse ! Voyez un peu, un Marquis à Page me demander un misérable reste de quatorze francs ! SCÈNE VI. Grapinian, Le Chapelier. LE CHAPELIER. Bonjour, Monsieur Grapinian. GRAPINIAN, à ses Clercs. Qu'on prenne demain quinze appointements sur ces quinze dossiers. LE CHAPELIER. Hé bien, mon affaire est-elle jugée ? GRAPINIAN. Non. LE CHAPELIER. Comment, non ! Et pourquoi ? GRAPINIAN. [Note : Votre Affaire ne vaut pas le Diable : ne vaut absolument rien. [L]]Parce que votre affaire ne vaut pas le diable, et que je n'y veux pas travailler. LE CHAPELIER. Mon affaire ne vaut pas le Diable ! C'est bien autre chose que cela. GRAPINIAN. Je vous dis qu'elle ne vaut pas le Diable, ce qu'on appelle, pas le Diable. LE CHAPELIER. Que deviendra donc le chapeau de Castor que j'ai donné au secrétaire de mon rapporteur ? GRAPINIAN. Un Chapeau de Castor ! Vrai Castor ? En s'élevant. LE CHAPELIER. Et des meilleurs qui se fassent. Voilà le pareil que je rapporte chez moi. GRAPINIAN, le prenant entre ses mains, et le maniant. À propos de votre affaire ; n'est-ce pas un pâtissier avec qui vous avez eu du bruit dans la rue ? LE CHAPELIER. Oui, Monsieur. GRAPINIAN. Qui vous a dit des injures ? LE CHAPELIER. Oui, Monsieur. GRAPINIAN. Et qui vous a frappé ? LE CHAPELIER. Oui, Monsieur. GRAPINIAN. Vous avez rendu votre plainte ? LE CHAPELIER. Vraiment ! Je le crois. GRAPINIAN, mettant le Castor sur sa tête. Ha, je me remets votre affaire. Elle est bonne, et je la gagnerai. LE CHAPELIER. Monsieur, que je vous serai obligé ! GRAPINIAN. Présentement que je l'ai en reste, je vous dis que je la gagnerai. Laissez-moi seulement quatre pistoles pour commencer les informations. LE CHAPELIER. [Note : Que je n'en aie pas le démenti : que je voie votre promesse se réaliser. (EF)]Très volontiers. Mais au moins, Monsieur, que je n'en aie pas le démenti. GRAPINIAN. Tenez-moi pour le plus fripon de tous les procureurs, si je ne vous en fais sortir à votre honneur. LE CHAPELIER, voulant reprendre son Castor de la tête de Grapinian. Monsieur, le chapeau... GRAPINIAN, l'en empêchant, et le poussant hors de son étude. Allez, vous dis-je. LE CHAPELIER. Mais le chapeau... GRAPINIAN. Demeurez en repos. LE CHAPELIER. Il est de commande, et il faut que je l'aille porter... GRAPINIAN. Ne vous embarrassez point. Allez-vous-en, vous dis-je, je m'en vais lui faire bannir sa boutique à perpétuité. LE CHAPELIER. Il est pour un homme qui... GRAPINIAN. Je vous dis encore un coup, que j'ai votre affaire en tête, et qu'elle n'en sortira pas. Seul.C'est un Pérou que l'étude d'un procureur. Aux Clercs.A-t-on achevé cette requête ? LE CLERC. Il y en a deux cents rôles de faits. GRAPINIAN. Achevez le reste en diligence, car on dit que les Parties sont en termes d'accommodement. SCÈNE VII. Grapinian, Le Pâtissier. LE PATISSIER. Monsieur Grapinian y est-il ? LE CLERC. Oui, Monsieur. LE PATISSIER. Monsieur, pourrais-je vous dire un mot ? GRAPINIAN. Mon Maître, qu'y a-t-il pour votre service ? LE PATISSIER. Je voudrais bien vous parler, s'il vous plaît. GRAPINIAN. Très volontiers. En voyant un garçon qui porte quelque chose.Approchez, mon Enfant. LE PATISSIER. On m'a dit, Monsieur, que vous étiez procureur contre moi dans une petite affaire qui m'est arrivée. GRAPINIAN. Qui est votre partie ? LE PATISSIER. C'est un chapelier. GRAPINIAN. Tenez, il ne fait que de sortir d'ici. LE PATISSIER. Ha, Monsieur, c'est un méchant homme. GRAPINIAN. Bon, à qui le dites-vous ? Je n'ai jamais vu un homme plus endiablé, et plus acharné au procès. LE PATISSIER. Il se vante partout qu'il me fera faire amende honorable. GRAPINIAN. Il fera bien pis, si je ne l'empêche ; mais je ne veux pas qu'il pousse à bout un honnête homme comme vous. LE PATISSIER, à son garçon. Approche, Champagne. Monsieur, c'est un petit plat de mon métier que je vous apporte. GRAPINIAN, touchant le Pâté. [Note : Papier brouillé : papier où on a écrit beaucoup de choses inutiles. [T]]C'est toujours quelque chose ; mais, notre ami, le criminel va diablement vite, et il y a déjà bien du papier brouillé. LE PATISSIER. Je m'en vais vous rendre sur le champ tout ce que vous avez déboursé. GRAPINIAN. Vous ne sauriez mieux dire. Écoutez, je ne suis pas un tyran, et je vous en sortirai pour peu de chose. LE PATISSIER, ouvrant sa Bourse, et la lui présentant. Tenez, Monsieur, prenez. GRAPINIAN. Ha, vous me comblez. Puisque vous en agissez ainsi, je ne prendrai que vingt écus. Vous voyez que ce n'est que le papier. LE PATISSIER, se grattant la tête. Monsieur, je ne regarde pas après vous, pourvu que vous tiriez l'affaire en longueur. GRAPINIAN. Je vous vais mettre avec mes pensionnaires. LE PATISSIER. Qui sont vos pensionnaires ? GRAPINIAN. Ce sont de bonnes gens comme vous, qui me donnent tous les ans quelque chose pour les laisser en repos ; les uns mille francs, les autres quatre cents livres, les autres dix pistoles, qui plus, qui moins, suivant que l'affaire est de conséquence. Voyez-vous ce gros sac. C'est contre un homme de la première qualité, que je laisse jouir de tout son bien à la barbe de ses créanciers. Ce serait une terrible chose, si nous faisions tout le mal que nous pouvons faire ! Il faut être humain en certaines occasions, et ne pas pousser des gens qui s'aident, qui viennent au-devant de vous, et qui vous lient les mains, en vous donnant quelque chose pour les laisser en repos. LE PATISSIER. Dieu vous conserve, Monsieur Grapinian, pour tous ceux à qui vous rendez service. GRAPINIAN. Vous êtes bien heureux d'être tombé entre mes mains ! LE PATISSIER. Pourvu que vous tiriez l'affaire en longueur. GRAPINIAN. [Note : On ne fera une panse de a contre vous : il n'y aura rien d'écrit contre vous. [ACA]]Allez, je vous promets, foi d'homme d'honneur, que d'un an d'ici on ne fera une panse d'a contre vous. Seul.Vingt écus ! Si cela continue, il me faudra un coffre-fort. SCÈNE VIII. Grapinian, une Plaideuse. LA PLAIDEUSE, entrant. Ha, bon Dieu, je suis perdue, je suis ruinée. Ha, voleur de Grapinian, je t'étranglerai. Les Clercs courent pour la retenir. GRAPINIAN. À qui en veut cette folle ? LA PLAIDEUSE. Tu m'appelles folle, coquin, après m'avoir ruinée ? Tu m'avais dit que ma cause était bonne, et je viens de la perdre avec dépens. GRAPINIAN. Cela n'empêche pas qu'elle ne fut bonne, mais très bonne, et une des meilleures de mon étude. À part.J'en ai déjà touché plus de huit cents francs. LA PLAIDEUSE. C'est donc par cet endroit que tu la trouves bonne ? GRAPINIAN. [Note : Je vous ferai voir au doigt et à l'oeil : je vous ferai comprendre clairement. [L]]Ha, que de babil ! Si vous n'étiez pas si emportée, je vous ferais voir au doigt et à l'oeil, que vous gagnez votre Cause, en perdant votre Procès ; mais comme je suis un fripon, un coquin... LA PLAIDEUSE. Mais faites-moi donc comprendre par où je vous suis obligée ? GRAPINIAN. N'est-ce pas un coup de vrai ami, d'avoir tiré la principale pièce de votre sac, pour en faire un moyen infaillible de requête civile contre l'arrêt d'aujourd'hui. Vous pleurez présentement ; mais que vous rirez dans cinq ou six ans d'ici, quand la requête civile sera gagnée, et qu'il y aura de bons gros dommages et intérêts, qui excéderont deux fois la somme qu'on vous doit ! On sait bien qu'il n'y aura rien à perdre pour moi ; mais alors le Procureur ne sera plus un fripon. C'est une chose pitoyable, de voir comme on traite les gens d'honneur de notre profession. Nous avons beau travailler nuit et jour, passer les nuits à écrire, avancer notre argent, perdre notre temps ; après tout cela, bon, les Procureurs sont encore des fripons. Voilà en un seul mot toute la récompense de nos peines. LA PLAIDEUSE. Monsieur Grapinian, je ne veux point tâter de requête civile. GRAPINIAN. [Note : La Rocambole du procès : Ce qu'il y a de meilleur, de plus piquant dans un procès. [ACA]]Que vous êtes folle ! Sans requête civile, les affaires n'ont point de goût ; c'est la rocambole du procès. LA PLAIDEUSE. [Note : Gardez votre Ragoût : Ce qui excite le désir. [ACA]. Aujourd'hui on dirait : Gardez votre baratin pour une autre Plaideuse. (EF)]Gardez votre ragoût pour quelque autre plaideuse. Pour moi, je veux m'accommoder, et passer une transaction qui termine toutes mes affaires. GRAPINIAN. Toutes vos Affaires ! Et depuis quand plaidez-vous, ne vous en déplaise ? LA PLAIDEUSE. Depuis treize ans ; et me voilà, Dieu merci et vous, aussi avancée que le premier jour. GRAPINIAN. Quoi, il n'y a que treize ans ? On voit bien que vous êtes une novice. Allez, allez, il faut avoir pitié de vous. LA PLAIDEUSE. Non, Monsieur Grapinian, je veux m'accommoder. GRAPINIAN. Ce ne sera pas de mon avis toujours. LA PLAIDEUSE. Et pourquoi ? GRAPINIAN. Parce qu'un Procureur qui sait son métier, ne consent jamais aucun accommodement. LA PLAIDEUSE. Mais... GRAPINIAN. Mais, cela est contre les statuts de notre communauté. Malepeste, je m'attirerais tous mes Confrères à dos, s'ils savaient qu'à mon âge j'eusse consenti une transaction. C'est tout ce que pourrait faire un de nos Anciens à l'agonie, encore y penserait-il à deux fois ; oui. LA PLAIDEUSE. Quoi, si je vous priais de m'en dresser une ?... GRAPINIAN. Vous auriez beau me prier, je ne le pourrais pas faire en conscience. Donnez-moi seulement quatre cent cinquante livres pour la consignation de la requête civile, et allez vous mettre au Lit, pour vous reposer, car vous êtes bien échauffée. À part.Il faut avouer que je n'ai guère de fiel ! Un autre que moi, après les injures... Mais je mets tout cela sous les pieds. LA PLAIDEUSE. [Note : Bailller : donner, envoyer.]Juste Ciel ! Bailler encore quatre cent cinquante livres ! GRAPINIAN. Le temps de la récolte viendra. LA PLAIDEUSE. On a beau se fâcher contre ces bourreaux de procureurs, ils attrapent toujours votre argent. À part.Dans le dépit où je suis, je donnerais volontiers tout mon bien à quelque honnête homme, qui m'en ferait jouir en patience le reste de mes jours. À la fin il faudra que je me marie. GRAPINIAN. Mademoiselle, combien avez-vous de bien ? LA PLAIDEUSE. Combien j'ai... Ne le savez-vous pas ? J'ai trois cent mille bonnes livres, et vous en avez tous les papiers. GRAPINIAN, à part. Trois cent mille livres ! Peste, quelle aubaine ! Mademoiselle, je suis votre Homme ; vous ne sauriez mieux faire que de m'épouser. LA PLAIDEUSE. Oui, vous épouser ! Et on dit que vous êtes marié avec la Matrone ? GRAPINIAN. Ce n'est qu'en attendant mieux. Quel âge avez-vous ? LA PLAIDEUSE. J'ai environ quatre-vingts ans. GRAPINIAN. Hé, morbleu, touchez là. Pour trois ou quatre ans qu'il vous reste encore à vivre, il faut vous les faire passer joyeusement. LA PLAIDEUSE. Mais, Monsieur Grapinian, si la Matrone reprend la charge ? GRAPINIAN. [Note : Cela tient comme teigne : Espèce de gale plate et sèche, qui vient à la tête, et qui s'y attache ; Au figuré on dit, de ce qui est difficile à ôter, qu'il tient comme teigne. [F]]J'y ai mis bon ordre. Le contrat n'est pas fait en faveur du mariage ; c'est une vente pure et simple, où j'ai fait mettre, compté, nombré et payé des deniers dudit Sieur Grapinian. Peste ! Cela tient comme teigne. LA PLAIDEUSE. Mais, Monsieur Grapinian m'aimerez-vous du bon du coeur ? GRAPINIAN. Si je vous aimerai ! Peut-on haïr une femme qui donne trois cent mille livres ? Je vous adorerai. LA MATRONE qui l'entend parler de la sorte. Tu l'adoreras, perfide, traître ! GRAPINIAN, à la Matrone. [Note : On prend son bon : on prend son bon temps. (EF)]Madame, on prend son bon quand on le trouve. Vous avez pendu le défunt pour moi ; vous pourriez bien me rouer pour un autre. La Matrone, s'en va en pleurant, après avoir dit quelque chose qui ne fait rien à cette matière. GRAPINIAN, se tournant vers sa vieille plaideuse, lui met une Fontange, et ayant pris son éventail, il l'évente. [Note : Je vous veux mettre sur un bon pied : vous procurer de grands avantages. [L]]Ha, le joli coeur de femme ! Allons, je vous veux mettre sur un bon pied pour votre argent. SCÈNE IX. Grapinian, la Plaideuse, le Chapelier, Le Pâtissier, Monsieur le Bailli. LE CHAPELIER, arrêtant Grapinian par le bras. Trouveriez-vous bon auparavant, de vous soulager de mon chapeau de castor, et de mes quatre pistoles ? Il faut rendre gorge, Monsieur le Fripon. LE PATISSIER. Allons, Monsieur Grapinian, de bonne grâce, sans vous faire presser, rendez-moi mes vingt écus. Diable ! Vos pensions sont trop chères. GRAPINIAN. Hé, Messieurs, ne me perdez pas ; c'est aujourd'hui le jour de mes noces. Je ferai plutôt vos affaires gratis. LE CHAPELIER. Quoi, Fripon, tu veux que nous t'aidions à tromper une femme ? LA PLAIDEUSE. Voilà de bien honnêtes gens ! LE CHAPELIER. Il faut tout à l'heure que la justice soit faite. Bon. Voilà à propos Monsieur le Bailli. LE BAILLI. Qu'est-ceci mes enfants ? LE CHAPELIER. Ce n'est pas grand' chose ; c'est un procureur qu'il faut faire pendre, fripon s'entend. LA PLAIDEUSE. Cela va sans dire. LE BAILLI. Il y a donc un grand désordre dans cette profession ? J'en cherche un, qui fait plus de mal lui seul, que tous les autres ensemble. Notre greffe n'est rempli que de plaintes et d'informations contre lui. GRAPINIAN. Franchement, Monsieur le Bailli, il y a bien des fripons dans notre métier ; Il n'en faut que trois ou quatre pour décrier tous les autres. LE BAILLI. Celui que je cherche, s'appelle Pian, Grapian, Gramian. GRAPINIAN. Ouf. LE CHAPELIER. Grapinian ? LE BAILLI. Justement, c'est celui-là. LE CHAPELIER. Le voilà, Monsieur. LE BAILLI. Quoi, c'est là ce fameux fripon dont tout le monde se plaint ? Il faut qu'il soit pendu sur le champ. GRAPINIAN. Hé, Monsieur, pour l'honneur du corps... LE BAILLI. C'est pour l'honneur du corps qu'il te faut pendre tout à l'heure, pour châtier un scélérat, qui déshonore Messieurs les procureurs. La Potence est dressée, qu'on l'y mène. GRAPINIAN. [Note : Me l'a donné belle : a voulu me tromper. [FC]]Monsieur Coquinière me l'a donné belle, avec son carrosse. De ce train-là je n'irai qu'en charrette. ==================================================