******************************************************** DC.Title = LES PRÔNEURS OU LE TARTUFFE LITTÉRAIRE, COMÉDIE DC.Author = DORAT, Claude-Joseph DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:07:45. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/DORAT_PRONEURS.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3044352p DC.Source.cote = BnF LLA YF-9039 DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LES PRÔNEURS OU LE TARTUFFE LITTÉRAIRE COMÉDIE EN TROIS ACTES ET EN VERS La Philosophe est seul, et l'Imposteur fait secte. Voltaire. M. DCC. LXXVII. Par M. DORAT. AVANT-PROPOS. Quelques gens bien intentionnés ont répandu que cette Comédie était une Satyre personnelle. Pour toute réponse, je la fais imprimer. Depuis trois ans qu'elle est faite, je ne me suis occupé, ni de la lire aux Comédiens, ni d'en hâter la Représentation. En dépit qu'on en ait, le Public rassemblé est quelquefois malin ; et, comme je n'ai garde de l'être, j'ai été bien aise d'échapper à l'injustice des interprétations. Le rôle de Callidès est, en quelque sorte, l'assemblage de plusieurs traits, saisis d'après un coup d'oeil général, et réunis sur un seul Personnage. J'ai formé un tableau de nuances éparses sur différents modèles. Je plaindrais celui à qui pourrait convenir un pareil caractère. S'il n'était qu'une production de la haine, il serait manqué : la haine voit et inspire mal. On a tâché de me nuire ; je n'ai voulu que m'amuser. C'est à peu près tout ce que j'ai recueilli jusqu'ici du très faible talent que j'ai reçu de la nature ; et c'est bien quelque chose. Quand j'ai entrepris d'esquisser le ridicule des Prôneurs, j'ai jeté les yeux sur toute la masse de la Société, et je me suis aperçu que c'est un des travers dominants qui y règnent aujourd'hui. On prône à tort et à travers, aux dépens de qui il appartiendra. Des Enthousiastes sans nombre, et si peu de Juges! voilà ce que j'ai vu, et ce que j'ai tâché de peindre. De temps en temps il s'élève, comme par miracle, des Hommes divins qui apparaissent tout-à-coup avec leur génie de la veille, des talents tout neufs, et de très-vieilles prétentions. C'est le prodige du jour ; il faut bien qu'on en raffole. Il n'est question que d'eux dans les cercles et aux soupers. Quelques mois après, ces Météores brillants, ces petites Comètes littéraires s'éclipsent pour faire place à d'autres, qui éblouissent de même, disparaissent aussi vite, et se dédommagent de leur peu de durée, par la vivacité de leur éclat. À force d'intrigues, on acquiert aujourd'hui quelque célébrité ; mais il n'y a jamais eu moins de réputations. Le Public, qui, surtout ici, se laisse tromper par nonchalance, et subjuguer par habitude, le Public ne fait plus la loi. Il la reçoit assez volontiers de je ne sais quels Tribunaux, trop susceptibles de passion, pour être capables d'équité. La Renommée elle-même est aux gages de la prévention. Ce n'est plus cette Déesse qui, dans son vol indépendant, portait les noms fameux jusqu'aux extrémités de la terre ; elle fait son manège journalier dans le cercle étroit des Coteries philosophiques, et elle croit avoir fait le tour du monde. De-là, plus de gloire solide ; le cirque est une arène ; les jalousies s'allument, et Dieu fait pourquoi !... les haines fermentent, le talent se perd, le découragement naît, et l'on reste, toute sa vie, malheureux, médiocre et prôné. Frappé de ce tableau, qui a bien son coin d'originalité, j'ai, autant qu'il m'a été possible, rapproché tout ce qui pouvait donner au mien de la chaleur, du mouvement, de la vie, et ce degré de précision qui fait dire de certains portraits, qu'ils sont ressemblants, sans toutefois que l'on connaisse les personnes qu'on a voulu peindre. J'ai tâché qu'une composition, faite particuliérement d'après les moeurs, le ton, les conventions de ce pays-ci, ne fût étrangère nulle part ; c'est-à-dire, dans aucun des lieux, où, cultivant les Lettres, on doit être accoutumé à tous les abus qui les dégradent. S'il y a des Prôneurs à Londres, à Pétersbourg, à Pékin, ils doivent ressembler, ou peu s'en faut, à ceux de ma Comédie. Quand l'imitation est fidèle, que le trait primitif est pur, vigoureux, approfondi, pris dans le coeur humain, les différences nationales ne sont plus en pouvoir de l'altérer. C'est l'amour-propre dont je surprends le secret à tout moment, et ce secret-là sera saisi partout où il y aura des hommes, intéressés à punir l'arrogance, et à humilier la présomption. Que cette Comédie soit bonne ou mauvaise, j'en ai tiré un grand fruit pour moi ; c'est de me convaincre plus que jamais, combien l'orgueil est bête, même dans les gens d'esprit. À force de s'exagérer son propre mérite, on l'anéantit. Tel qui pourrait obtenir l'estime, s'il restait bonnement ce qu'il est, finit par faire pitié, en se donnant sans cesse pour ce qu'il n'est pas. Les talents sont aussi rares que les vertus ; mais, dans les deux cas, bon Dieu ! Que les masques sont communs ! Quoi qu'il en soit, en risquant cette production, je n'ai, au fond du coeur, aucune intention dont je ne puisse m'applaudir dans tous les temps de ma vie. Si, en riant, j'ai dit quelques vérités, tant mieux. Si, par hasard, elles font quelque bien, tant mieux. Si elles m'attirent de nouveaux ennemis, tant mieux encore. Il y a des gens dont, peut-être, il faut être haï, pour avoir le droit de s'estimer soi-même. Molière ne s'est sûrement pas repenti de ces vers prophétiques des Femmes Savantes. Il semble à trois gredins, dans leur petit cerveau, Que, pour être imprimés, et reliés en veau, Les voilà, dans l'Etat, d'éminentes personnes ; Qu'ils vont faire, à leur gré, le destin des Couronnes. Ces vers-là n'ont pas tout-à-fait la fadeur des Madrigaux ; mais ils sont l'élan généreux d'un génie libre et fier, indigné du despotisme et des fureurs de la médiocrité. Sentant, somme je le dois, l'intervalle immense de son talent au mien, j'ai du moins les mêmes vues ; j'aurai le même courage, et, je l'espère, les mêmes persécuteurs : car ces gens-là ne font que changer de forme ; ils ne meurent pas. J'ai voulu, à tout le charlatanisme de l'esprit faux, opposer le charme et la simplicité du bon esprit ; la solidité des vrais principes, à ces systèmes éphémères qui s'en écartent, au jargon de la mode, le langage de la nature ; et prouver, surtout, en dépit des Détracteurs, Novateurs, Législateurs, Penseurs et Prôneurs, que c'est au fond d'une âme sensible et droite, que réside la saine Philosophie. Malheur à l'homme de Lettres qui rougirait de son ouvrage ! Je suis heureusement fier du mien. Non que je ne le croie rempli de défauts ; mais parce que j'y ai consacré l'indépendance que j'aime, et l'amour des vertus sans exagération ; non que j'en attende uniquement cette gloriole littéraire, hochet fragile de la vanité ; mais parce que j'y ai développé des sentiments qui doivent me concilier le suffrage des gens honnêtes, des Littérateurs courageux, et des véritables citoyens. ERRATA. Acte I. Scene premiere, page 2. au lieu de "Va, va, ils ont chez eux," lisez, "Vas, vas, ils ont chez eux." Acte II. Scene II. page 40, transportez au commencement de la ligne cet hémistiche, "Eh! le voici lui-même, qu'on a rejeté à la fin." PERSONNAGES. MONSIEUR DE NORVILLE. MADAME DE NORVILLE. DORCI PÈRE, Capitaine de Vaisseau. DORCI FILS, Amant d'Hortense. HORTENSE, Fille de M. de Norville. FORLIS, Ami de Dorci fils. CÉLIMENE, prôneuse. BÉLISE, prôneuse. FATMÉ, prôneuse. CALLIDÈS, Chef des prôneurs. L'ABBÉ DURCET, prôneur. FURET, prôneur. VERSAC, prôneur. BROUSSIN, Personnage sourd, espèce d'imbécile et Prôneur. FINETTE, Femme de chambre de Madame de Norville. La Scene est à Paris, dans la Maison de M. de Norville. ACTE I Le Théâtre représente un Salon. Sur le devant, on voit deux tables. Sur l'une, sont des Sphères ; sur l'autre, sont des Livres, des Plans, des Compas, etc. Dans le reste de l'Appartement, on voit des Bustes et des Antiques. SCÈNE I. Forlis, Dorci fils. DORCI FILS. Forlis, je crains pour toi leur animosité. FORLIS. Moi, Dorci, je la brave, et suis pour l'équité.J'ai, tel que tu me vois, ma tragédie en poche;Je la lis ce matin : style, plan, tout y cloche.C'est un croquis informe, un dessein effacé, Qu'à mon frère légua quelque rimeur glacé.Les vers en sont mal faits, les scènes décousues ;N'importe : l'engouement ne voit pas les bévues. DORCI FILS. Mais, de s'extasier, il leur faut des raisons:Prends garde ; ils ont, chez eux, des esprits fins, profonds. FORLIS. En petit nombre, au moins : voyons, nomme, proposeSix de ces Messieurs-là qui vaillent quelque chose.Est-ce un Monsieur Broussin, personnage important,Arbitre souverain, qui ne voit, ni n'entend?Va, va, ils ont, chez eux, je connais leur finesse, Des Tartuffes de goût, ainsi que de sagesse.Me composant d'abord un maintien sérieux,Je les étonnerai par mon respect pour eux.Je tiens déjà leur chef. Fiers d'établir un culte,Ils sont très indulgents, pourvu qu'on les consulte. Eh ! Ne nous ont-ils pas vanté cent fois et plus,Des vers, soi-disant chauds, qui nous ont morfondus?Tout cela, tu le sais, vu par l'Aréopage,N'a pas vécu, deux mois, malgré tout leur tapage.Eh bien ! Ma tragédie aura le même sort ; Mais je te jure, au moins, qu'ils paieront cher sa mort. DORCI FILS. Toi, qui ne prétends point au Laurier littéraire,Explique-moi pourquoi tu leur es si contraire ?Déconcertant leur ton, par un ton plus léger,Forlis, il faut en rire, et non pas s'en venger. FORLIS. S'ils n'étAient qu'entêtés, impérieux et tristes,Détracteurs indiscrets, ou faux Panégyristes,Passe encor : mais, j'ai su mieux connaître mes gens ;Je tolère les sots, et poursuis les méchants.Et l'on fait s'ils le sont. Égoïstes suprêmes, Leur Dieu, c'est l'intérêt ; ils n'aiment rien qu'eux-mêmes.Quelque prix qu'il en coûte, ils veulent dominer,Attirent pour corrompre, et prônent pour régner.L'art qui les rend fameux répugne trop au nôtre.Échauffer un succès, en refroidir un autre, Selon leurs passions, leur but et leurs désirs ;Voilà leur douce étude et leurs nobles plaisirs.Ce trafic effronté de louange et de blâme,De tout temps, j'en conviens, a révolté mon âme:Elle est sensible et franche ; elle ne peut souffrir Qu'on veuille la tromper, la contraindre, ou l'aigrir.Dans la société, je vois, avec colère,Ou le mal qu'ils ont fait, ou le mal qu'ils vont faire.Plusieurs de mes amis, éclairés, vertueux,D'injustice et d'affronts sont accablés par eux. Ils ont approfondi la science mauditeDe renfler, par des mots, le plus frêle mérite;D'écarter, ou plutôt d'étouffer, en naissant,Tout esprit qui répugne à leur ton caressant ;Pour exalter un fat, qui les voit, les encense, Et fait, incognito, grand honneur à la France.Se disant consommés dans l'art de s'abstenir,Ils sont les plus ardents, s'il s'agit d'obtenir.Comment, après cela, veux-tu qu'on leur pardonne ?Pourquoi les épargner ? Ils n'épargnent personne. C'en est fait, et je veux, marquant enfin leurs rangs,En bon Républicain, détrôner des tyrans. DORCI FILS. Ils ont de l'influence, et même de l'empire :Des Prôneurs en crédit. FORLIS. En ont surtout pour nuire.Eh bien ! C'est ce crédit, mon cher, à qui j'en veux, Et, plus ils sont puissants, plus je suis courageux.Quels ont, jusqu'à présent, été leurs adversaires ?Des hommes méprisés, des brigands littéraires.Pourraient-ils, entre nous, appréhender les traitsD'un méchant démasqué, flétri par un succès, Possédant le talent et le secret uniquesD'ennuyer tout Paris, par des vers satyriques ?Craindraient-ils ce pédant, bavard de son métier,Qui, sur un hémistiche, écrit un mois entier ?Pédagogue, échappé des ombres de l'école, Zoïle par le fait, et Boileau sur parole :Pauvre diable, trop vil pour être combattu,Qui prépare, sans fruit, des poisons sans vertu ;Reptile malheureux, né des flancs de l'Envie,Et qu'elle-même attache au laurier du Génie ? Aujourd'hui, j'ai pour moi l'autorité des moeurs.Dorci, l'estime est tout ; qu'importent les rumeurs ?Mais, quel motif, toi-même, à leur sort t'intéresse ?Madame de Norville est pour eux dans l'ivresse :Tu prétends à sa fille, et, te croisant toujours, Callidès va, d'un mot, traverser tes amours. DORCI FILS. Oh ! Dans ce moment-ci, j'use d'une recette,D'un assez bon ressort, inventé par Finette.Elle veut, qu'à mon tour, j'exerce nos Prôneurs,Et que d'un écrivain j'aie aussi les honneurs. Empruntant quelques vers, j'aurai mille avantages.Que d'auteurs, après tout, n'ont pas fait leurs ouvrages !Ce poète estimé, que l'on déprime ici,Floridor, pour cela, m'a volontiers servi.Nous attendons l'effet, et j'ai quelque espérance : Par-là, plus librement, je pourrai voir Hortense. FORLIS. Son intérêt, le tien, sont deux motifs de plus.Finette, je parie, a bien senti l'abusDe cette sotte engeance : il faut nous en défaire,Et les chasser d'ici, puisque tu veux y plaire. DORCI FILS. Mon père doit parler. FORLIS. Sera-t-il écouté?Je n'en crois pas un mot. DORCI FILS. Mais il est entêté.Aguerri sur tes mers, il sait braver l'orage.Et vient décidément presser mon mariage.Je compte là-dessus. FORLIS. Bon ! Il ne pourra rien. Je n'y connais qu'un art, et cet art, c'est le mien. Tirant sa montre.Voyons : mon heure approche. On entre : c'est Norville, DORCI FILS. Et mon père avec lui... Je ne suis pas tranquille,J'attends.... FORLIS. Moi, je vais lire, avec sécurité,Un Drame... trop mauvais, pour n'être pas goûté. ***************** Erreur dans l'interprétation du texte (ligne 372, programme : edition_txt_TOUT.php) SCÈNE II. Monsieur de Norville, Dorci père, Dorci fils. DORCI PÈRE. Ah ! Te voilà ! Bonjour. D'où vient cet air timide ? DORCI FILS. Je crains.... DORCI PÈRE. C'est fort mal fait ; il faut être intrépide : À Norville, en riant.Vois cet étourdi-là... À son fils.Pas mal tourné.. crois-moi.Va rêver à ta belle ; on va parier pour toi. SCÈNE III. Dorci père, Monsieur de Norville. DORCI PÈRE. J'ai jeté l'ancre : allons, mes courses sont finies. J'ai visité nos ports, j'ai vu nos colonies,Et je touche au repos que je m'étais promis.Il est si consolant de revoir ses amis!Elle date de loin notre amitié.... Norville,Il faut la resserrer, et rien n'est plus facile. Nous avons, tu le sais, deux amants à pourvoir.Ton Hortense et mon fils n'ont encor que l'espoir.Il est temps qu'en effet leur bonheur s'accomplisse :L'Amour les assortit, que l'hymen les unisse.Un tel engagement ne peut être qu'heureux : Il est devoir pour nous, s'il est plaisir pour eux. NORVILLE. À cet engagement je veux être fidèle,Et ton impatience est assez naturelle.Mais, depuis ton départ, tout a changé de ton ;Et tiens, je ne suis plus maître dans ma maison. Des vrais Littérateurs j'estime les lumières ;Je prise leurs travaux ; leurs veilles me sont chères.En charmant nos loisirs, ils sont nos bienfaiteurs :Les bons livres, pour moi, sont des consolateurs :Mais l'abus de l'esprit, sa morgue insociable, Est de tous les abus le plus insupportable :Il sèche et corrompt tout ; sa triste ariditéDétruit la confiance et la simplicité.Ma femme, que tu vis douce, aimable, enjouée,N'est plus qu'une pédante, aux chimères vouée ; Dogmatisant sur tout, jargonnant sur les arts,Et m'ennuyant, Dieu sait, dans ses doctes écarts !Elle est folle aujourd'hui de certains personnages,Despotes déguisés, qu'elle transforme en sages ;De ces gens exclusifs, inquiets, turbulents, Appuis de l'insolence, et fléaux des talents.De leurs principes faux sa tête est enivrée.Madame les admire, elle en est admirée.Rien ne se dit chez moi, qui ne soit merveilleux ;Elle ne voit, ne sent, ne juge que par eux : Ou bien, si sa raison a l'air de s'en défendre,C'est, par sa vanité, qu'ils ont l'art de la prendre.On érige en miracle un billet qu'elle écrit :Les bourreaux m'ont gâté son coeur et son esprit!Un certain Callidès, surtout... plein de finesse, De pénétration, de ressources, d'adresse,Homme très délié, je le nierais en vain ;Mais, dupe quelquefois, à force d'être vain ! DORCI PÈRE. Tout cela ne fait pas, qu'en son impatience,Mon fils, tout bonnement, n'aime et n'épouse Hortense. NORVILLE. Votre fils est aimable, il est rempli d'honneur ;Mais, malheureusement, il n'est point un penseur. DORCI PÈRE. Vraiment, je voudrais bien qu'il s'avisât de l'êtreIl ne s'y jouera pas ; il sait trop me connaître :Je ne l'ai point instruit à penser plus que moi. Qu'il serve son pays, se batte pour son Roi.Qu'il soit loyal, humain, s'exprime avec son âme ;Qu'il aime ses amis, ses devoirs et sa femme !Voilà les sentiments qu'on lui sut inspirer,Et Dorci les aura, j'ai lieu de l'espérer. Mon éducation fut un peu négligée;La sienne est plus brillante, et fut mieux dirigée.Avec de la franchise on n'a besoin de rien :C'est mon système, à moi ; mais la grâce sied bien.Il en a, j'en conviens ; il adore Julie, Et je suis le valet de la Philosophie.Elle a beau m'étaler ses augustes appas,L'Amour est son ancien, il doit avoir le pas.Use d'autorité. NORVILLE. Quel conte ! Avec ce style,Contre moi je mettrais et la Cour et la Ville. Ma femme tient à tout. DORCI PÈRE. Oh ! Comme il lui plaira ;Mais, puisque tu consens, mon fils épousera.Il est temps qu'à mon tour j'exige quelque chose. NORVILLE. Encore un coup, sur moi, que ton coeur se repose ; La modération est l'art qui m'appartient. La violence aigrit, et la douceur obtient. DORCI PÈRE. Bah ! à ta place, moi, j'enverrais tout au diable,Ma femme et ses docteurs. NORVILLE. Parti fort raisonnable ! DORCI PÈRE. La modération n'est point de mon ressort :Qui s'emporte a raison, et la faiblesse a tort. On entend des applaudissements derrière le Théâtre.Quel est donc ce train-là? le plaisant tintamarre! NORVILLE. Je ne suis pas surpris qu'il t'ait paru bizarre. Les applaudissements recommencent. DORCI PÈRE. Il redouble ! NORVILLE, à part. Ah ! Vraiment, l'ouvrage a réussi. DORCI PÈRE. L'ouvrage !... Encore un coup, qu'est-ce donc que ceci ?Sommes-nous chez des fous, ou suis-je chez Norville ? NORVILLE. Chez des fous. DORCI PÈRE. Ton humeur est aussi trop facile. NORVILLE. C'est une tragédie. DORCI PÈRE. Après ? NORVILLE. Qu'on applaudit. DORCI PÈRE. Quoi ! L'on joue à cette heure ? NORVILLE. Eh ! Non pas ; mais on lit. DORCI PÈRE, riant avec éclat. Tu ne plaisantes pas ? La burlesque aventure !Oh ! C'est être endiablé de la littérature. NORVILLE. Que veux-tu ? C'est, dit-on, un chef-d'oeuvre divin,Que l'on ne peut, mon cher, admirer trop matin.En rêvant, (tu me vas taxer d'extravagance)Ma femme, cette nuit, se récriait d'avance :Elle battait des mains. DORCI PÈRE. Cette nuit ! Tout de bon ! Et tu ne voudras pas la mettre à la raison ?D'un sommeil si bruyant prévenir la tempête,Et l'apprendre à rêver, sans te rompre la tête ?Le bel esprit est certes un étrange tourment !Corbleu, c'est bien le moins qu'on soit bête en dormant. NORVILLE. Le bruit cesse. DORCI PÈRE. Tant mieux. NORVILLE. La lecture est finie. DORCI PÈRE. Peste soit du Lecteur, et de son beau génie ! SCÈNE IV. Les mêmes, Finette. FINETTE. Ah ! Monsieur, je me meurs ! DORCI PÈRE. De quoi donc ? FINETTE. C'est d'ennui ! NORVILLE. C'était le mal d'hier. FINETTE. C'est le mal d'aujourd'hui.Je me suis attachée au trou de la serrure, Pour tâcher d'attraper ma part de la lecture.L'auteur, comme un démon qu'on vient de conjurer,Dans l'endroit le plus tendre avait l'air de jurer. Quelquefois, recueilli dans une horreur profonde,Il poussait les sanglots les plus plaisants du monde, Et, culbutant soudain des cieux, sur des hélas !Pour attendrir le cercle, il se tordait les bras.Je crois le voir encor !... Quant à la Tragédie,Jamais on ne brocha pareille rhapsodie.C'est un vilain corsaire, amoureux, comme un fou, D'un minois africain, tombé je ne sais d'où.Un grand flandrin de Prince arrive à la traverse ;Quand il voit son rival, il tombe à la renverse :On le relève, il pleure, il gémit ; et pourtant,Le corsaire intéresse un peu plus que l'amant. C'est-là le coup de maître !... Et puis viennent les crimes,Des spectres voltigeants sur le bord des abîmes ;Une Dame voilée, une autre... et coetera.Mon Dieu ! Les sottes gens que tous ces Héros-là !N'importe ; on s'extasie, et le délire entraîne. Bélise et Célimène en auront la migraine.« Moi, dit l'une, j'ai cru périr au dénouement !Oh ! l'admirable horreur, dit l'autre, en grasseyant.Que l'on plaint ce tyran étouffé dans la foule !Ce bûcher de la fin, fait venir chair de poule. On n'entend rien au noeud, tant il est bien formé !Le cinquième acte étonne... Ah ! comme il est rimé ! » NORVILLE. Finette, c'est assez. DORCI PÈRE. Parbleu, laisse-la dire. FINETTE. J'ai tant bâillé, Monsieur, qu'il m'est permis de rire. DORCI PÈRE. Est-elle à votre femme ? NORVILLE. Oui. DORCI PÈRE. J'aime son minois. Et comment donc, sur elle, a pu tomber le choixDe ton illustre épouse ? NORVILLE. En tout son esprit brille ;Elle flatte la mère, et ne sert que la fille. DORCI PÈRE. Une telle conduite est pleine de bon sens.Elle juge à merveille, et peint très bien ses gens. Pour ce double mérite, il faut que je l'embrasse. FINETTE. Moi ! DORCI PÈRE. Toi. Je ne suis point un lecteur à la glace ;Mais un brave marin, ardent et résolu,Qui ne démarre point de ce qu'il a voulu. FINETTE. Monsieur est dans le vrai. DORCI PÈRE. Mais, oui, j'ai des principes. FINETTE. Oh ! Cela saute aux yeux..... Dorci père embrasse Finette malgré elle. NORVILLE, en riant. Comme tu t'émancipes !Chut. La docte cohue approche de ces lieux. DORCI, ramassant son chapeau qu'il a laissé tomber en embrassant Finette. Et moi, très brusquement, je te fais mes adieux. SCÈNE V. Madame de Norville, Célimène, Bélise, Callidès, Broussin, l'Abbé Durcet, Versac, Fatmé, Forlis. Broussin s'assied seul, appuyé sur sa canne. Versac réfléchit profondément. CÉLIMENE, à Callidès. Parlez-donc. BÉLISE. Prononcez. FATMÉ, en grasseyant. Rompez ce dur silence. MADAME DE NORVILLE. Éclairez, dirigez ma faible intelligence. CALLIDÈS. [Note : Melpomène : Nom d'une des neuf Muses, à laquelle on attribue l'invention du chant, de l'harmonie musicale et de la tragédie.]Mesdames... C'est un pas que Melpomène a fait. FATMÉ, en grasseyant. Le jugement est juste. DURCET. Et le mot est parfait. MADAME DE NORVILLE, regardant Forlis. C'est un vrai phénomène ! Il faut qu'il aille aux nues. BÉLISE. Que de sensations... jusqu'alors inconnues! FATMÉ. Une touche si fine ! MADAME DE NORVILLE. Un faire si moelleux ! CÉLIMÈNE. L'ensemble ! BÉLISE. Les détails ! MADAME DE NORVILLE. Le style merveilleux !Avez-vous remarqué ces nuances légères,Et l'art approfondi dans ses moindres mystères ?Jusqu'à ce Roi cruel, tout a su m'attendrir. FATMÉ, en grasseyant. Tenez, j'ai le coeur gros de l'avoir vu mourir. MADAME DE NORVILLE, criant très fort à l'oreille de Broussin. Que dites-vous, Monsieur, de cette Tragédie ? BROUSSIN, se levant comme pour sortir, et frappant le plancher avec sa canne. Dialogue plaisant !... Très bonne Comédie ! FORLIS, étonné. Hem !... MADAME DE NORVILLE. Paix donc. CÉLIMÈNE. Il est sourd ; n'importe, il s'y connaît ;C'est convenu... FORLIS. Mais... MADAME DE NORVILLE. Quoi ! FORLIS, montrant Versac. Monsieur est-il muet ? VERSAC, sortant de sa rêverie. Je parle peu, Monsieur. Versac et Durcet se disent quelques mots bas ; Broussin prête l'oreille. MADAME DE NORVILLE. Oh ! Point de défiance ! BÉLISE. Eh quoi! n'avez-vous pas entendu son silence? DURCET, à Forlis. Vous allez me causer un terrible embarras,Votre chef-d'oeuvre, et vous ! FORLIS. Je ne vous comprends pas. DURCET. C'est qu'ayant la voix forte, et l'accent pathétique,On veut bien m'employer, comme Prôneur tragique. FORLIS. Votre organe est trop beau pour de faibles essais.Ne vaudrait-il pas mieux s'en remettre au succès ? DURCET. Non, non, du grand moteur la clémence infinieM'a donné des poumons en faveur du génie.Oh ! De vous bien louer, je me fais un devoir ; Et vanter les talents... FORLIS, à part. Dispense d'en avoir. BROUSSIN, VERSAC et DURCET, sortent en donnant des signes d'approbation. Madame de Norville, par des gestes, a l'air de leur recommander Forlis. SCÈNE VI. Les mêmes, excepté Broussin, Versac et Durcet. Les femmes, dans cette scène, sont assises. FORLIS. Mesdames, à propos, irez-vous voir la pièceQu'aujourd'hui l'on nous donne ? MADAME DE NORVILLE. Ah ! La belle finesse ! FATMÉ, en grasseyant. Un ouvrage sans titre. CÉLIMÈNE. [Note : Floridor : Célèbre comédien, de son vrai Josias de Soulas. Il joua de 1640 à 1672 au théâtre du Marais et au théâtre de l'Hôtel de Bourgogne. Il n'est dont pas de l'époque où se situe l'action de la pièce.]Il est de Floridor. CALLIDÈS, d'un ton pénétré. L'infortuné l'avoue. FORLIS. Il écrit bien. MADAME DE NORVILLE, lui faisant signe. Encor ? Ce Floridor, Monsieur, est, dit-on, très honnête ;Mais, c'est un homme, au fait, qui n'a rien dans la tête :Qui, de ses vieilles moeurs, toujours enveloppé,Vit obscur, et, chez moi, n'a point encor soupé. FORLIS. Basse Littérature !... BÉLISE. Il croit qu'on veut lui nuire... CALLIDÈS. Il faut lui pardonner, le plaindre et l'éconduire.Se ressouviendra-t-on qu'il ait même existé ? MADAME DE NORVILLE. Comme il parle toujours avec humanité! FATMÉ. Charmant! MADAME DE NORVILLE, montrant Callidès. C'est notre oracle, BÉLISE. Et notre unique arbitre. CÉLIMÈNE. Notre guide. MADAME DE NORVILLE, cherchant dans ses poches. À présent... Bon ! je n'ai point l'épître. Je dois en convenir, elle a su m'enchanter :[Note : Chaulieu (Guillaume Amfrye, abbé de) [1639-1720] : poète épicurien auteur d'odes et lié au Marquis de la Fare.]C'est du Chaulieu tout pur, et l'on peut la vanter. BÉLISE. L'auteur ? MADAME DE NORVILLE. C'est... c'est Dorci ; ce n'est plus un mystère. FATMÉ, parfilant. [Note : Parfiler : Défaire fil à fil une étoffe ou un galon, soit d'or, soit d'argent, et séparer l'or et l'argent. [L]]Ce jeune homme si doux, qui ne sait que se taire ? MADAME DE NORVILLE. Oui ; le fils du Marin, si fameux sur les flots. CÉLIMENE, faisant des noeuds. Mais, odieux sur terre. FATMÉ. Espèce de Héros,Se battant, sans esprit. BÉLISE. Dont le babil assomme. CÉLIMÈNE. Qui n'analyse rien, et se croit un grand Homme. MADAME DE NORVILLE. Oui, vous dis-je ; et les vers m'ont paru bien phrasés.Pas un seul lieu commun ; point de ces traits usés... On m'y traite d'Hébé. CÉLIMÈNE. L'apostrophe est brillante. MADAME DE NORVILLE. [Note : Épître : Lettre en vers sur un sujet philosophique ou satirique. Épître dédicatoire, dédicace mise en tête d'un livre. [L]]Oh ! La petite épître est vraiment très saillante. FATMÉ. Je brûle de la voir. MADAME DE NORVILLE. Dans le monde, à propos,Vous vous souviendrez donc d'en glisser quelques mots ? FATMÉ. Mille. CÉLIMÈNE. Comptez sur nous. BÉLISE, se levant. En honneur, on s'oublie. Tout le monde se lève. FATMÉ. Dans ces entretiens-là, je passerais ma vie. BÉLISE. De moment en moment, on y sent ses progrès. CÉLIMÈNE. Les plaisirs de l'esprit ont de puissants attraits. À Forlis.Adieu, Monsieur, songez que vous êtes unique. FATMÉ. Ne l'oubliez jamais, et bravez la critique. Célimène, Bélise et Fatmé vont pour sortir, Madame de Norville les arrête. MADAME DE NORVILLE. Mesdames, notre zèle, est, je crois, engagé.Par nous toutes, Forlis doit être protégé.Il est essentiel que son nom s'accrédite :Même, avant de le lire, il est bon qu'on le cite.Il faut que tout Paris se l'arrache demain, Et je sais que la Cour doit le trouver divin. BÉLISE. Il l'est. CÉLIMÈNE. Assurément. FATMÉ. Il nous croira, j'espère. FORLIS. Trop heureux, si j'ai pu réussir à vous plaire ! Célimène, Bélise et Fatmé sortent. Finette entre, et vient parler à l'oreille de Madame de Norville. SCÈNE VII. Madame de Norville, Callidès, Forlis, Finette, dans le fond. CALLIDÈS. Je vais faire partir mes paquets pour Pékin,Car le Chinois se forme. MADAME DE NORVILLE. À Callidès. À ce soir... À Forlis.À demain. Pour dîner avec moi, ces étrangers m'attendent ;On fait que, pour nous seuls, en France ils se répandent. À Callidès.Et j'espère qu'un jour, grâce à votre raison,L'Europe adoptera les moeurs de ma maison. SCÈNE VIII. FINETTE, seule. Bon ! La voilà qui part avec le grand arbitre.... J'ignore quel effet aura produit l'épître. SCÈNE IX. Hortense, Finette. HORTENSE. Ah ! Finette, c'est vous, de grâce, allez savoir... FINETTE. Quoi! HORTENSE. Si ma mère est libre, et si l'on peut la voir. FINETTE. Elle sort à l'instant ; croyez-moi, rien ne presse. HORTENSE. Mais... FINETTE. Laissez-là, vous dis-je, exhaler son ivresse. Madame, jusqu'ici, ne vous a donc rien dit,Ne vous a point parlé sur un certain écrit ? HORTENSE. Non ; je sais seulement, que, même avec mystère,Elle s'est renfermée avec son secrétaire. FINETTE. À part. À merveille !... Haut.Avant peu, vous saurez ce que c'est. HORTENSE. Pourquoi me le cacher ? FINETTE. C'est encore un secret. HORTENSE. Ce qui n'en est pas un, c'est... FINETTE. Quoi ! HORTENSE. L'indifférenceDe Monsieur de Dorci, sa froideur, son silence. FINETTE. Oh ! Vous avez raison ; il faut gémir, pleurer :Il est même assez doux de se désespérer. Si cela n'est pas gai, cela tient en haleine.L'Amour s'endort bientôt, s'il n'a point quelque peine. HORTENSE. Tu plaisantes toujours. Je sors. FINETTE. Oh ! Je vous suis :Je crains de vous laisser à vos tendres ennuis. SCÈNE X. Dorci père, Dorci fils, Hortense, Finette. DORCI fils, s'élançant vers Hortense. Mademoiselle !... Ô Ciel !... Finette! FINETTE, en s'en allant. Point d'affaire. Nous boudons... SCÈNE XI. Dorci père, Dorci fils. DORCI PÈRE. Il paraît que le vent t'est contraire :Mais va, console-toi, je vais tout hasarder.Quand la manoeuvre est bonne, on est sûr d'aborder.Tiens la mer : ce n'est-là qu'un nuage qui passe.[Note : Bonace : Calme de la mer, qui se dit quand le vent est abattu, ou a cessé. La bonace trompe souvent le Pilote. [F]]Au fort de la tourmente, on songe à la bonace. La navigation ressemble à tes amours.Les ouragans, l'espoir, puis, enfin, les beaux jours. À son fils qui paraît distrait.Tâche de m'écouter ; mon fils, causons ensemble.Connais-tu bien les gens que ce séjour rassemble ? DORCI FILS. Ce sont de grands esprits, de fameux écrivains, Des Philosophes..... DORCI PÈRE. Bah ! Des mortels les plus vains,Qu'il faut fuir, entends-tu ?... C'est moi qui te l'ordonne,Et ton père, en vouloirs, ne le cède à personne.Pauvre dupe ! À ce piège il était déjà pris !Tous ces Phoenix, pourtant, dont tu parais épris, À peu de frais, dit-on, ont fait tourner vos têtes :Ils sont pétris d'orgueil, et l'orgueil les rend bêtes.Que font-ils de si beau pour la société ?Avec tout leur savoir et leur capacité,Ils cabalent entr'eux, n'élèvent rien, détruisent ; Proscriraient volontiers ceux qui les contredisent ;Réforment, Dieu sait comme ! Et, toujours réformant,Nous enlèvent nos freins, surtout notre enjouement.Moi, tout ce que j'entends, me consterne et m'étonne.Vous ne possédez plus qu'un jargon monotone, Un esprit sec et dur, de la morgue, des mots ;Des charlatans enfin, écoutés par des sots.Où sont donc ces clartés si frappantes, si vives ?Des Docteurs, il en pleut !... Mais, où sont vos convives ?Depuis qu'on ne boit plus, tout va de pis en pis. La rage calculante a glacé tout Paris.Nos Ancêtres étaient des gens d'une autre étoffe.Va, mon fils, l'honnête homme est le seul Philosophe. DORCI FILS. Ceux que vous attaquez sont partout révérés. DORCI PÈRE. Révérés ?... Craints des uns, des autres abhorrés ; Voilà le vrai, Monsieur l'admirateur crédule.On m'avait, en passant, tracé leur ridicule,Même plus d'une fois : mais ces récits confus,Effleurant mon esprit, n'y tenaient déjà plus.Norville, tout-à-l'heure, et Norville est sincère, M'a remis au courant : toi, si tu veux me plaire... DORCI FILS. Quoi ! Des sages fameux... des gens profonds... DORCI PÈRE. Abus !Crains-tu de me fâcher ? Laisse-là tes rébus.Il me semble qu'ici la sagesse à la mode,Des vices lucratifs, de grand coeur, s'accommode. Grâce à cette sagesse, on est fat, arrogant,Bas, et souple au besoin, oppresseur, intrigant,Pliant aux temps, aux lieux, l'âme la plus servile;Mauvais singe à la Cour, et tyran à la Ville.Pour mieux nuire, on se met sous de puissants abris ; On vend force venins, sous le beau nom d'écrits.Par eux, de mille erreurs infectant la jeunesse,De l'État, que l'on trompe, on détruit la richesse.Au fait : je t'interdis pareilles liaisons.N'as-tu pas mon exemple ? Il vaut bien leurs leçons. Que l'instinct des vertus, les soins patriotiques,[Note : Empiriques : En mauvaise part, ceux qui suivent la routine et dédaignent l'expérience. [L]]T'éclairent sur l'esprit de ces froids Empiriques.J'ai saisi, dès longtemps, cette vérité-là. Mettant la main sur son coeur.A-t-on besoin d'un guide ? Il faut le chercher là.Il s'en échappe un cri, vainqueur de l'imposture, Et l'on y trouve un code écrit par la nature.Je ne suis pas savant ; mais, fidèle à l'honneur,Pour ne pas m'égarer, j'ai consulté mon coeur ;Ses mouvements sont francs, ce sont ceux-là que j'aime :L'attrait d'une âme droite, est plus sûr qu'un système. Crois mon expérience, embrasse mes travaux ;Sois fier avec les grands, doux avec tes égaux.Ce sont des titres vrais que cherche un vrai mérite.Je prétends qu'on t'estime, et non pas qu'on te cite. Le serrant contre son sein.Jure, jure, en mes bras, de quitter les drapeaux De ces fourbes adroits, devenus tes héros.Ne va point me donner, au terme de mon âge,Le chagrin de te voir trancher du personnage ;Immoler, et pour qui, cette simplicité,Sauvegarde des moeurs, chère à la probité ; Et, perdant la candeur, qui dans toi m'intéresse,[Note : Préceptoral : Qui appartient, qui est propre au précepteur. [L]]D'un ton préceptoral, régenter ma vieillesse. DORCI FILS. Moi, mon père ! Qui, moi !... Dirigez votre fils ;Je n'apprendrai jamais qu'à vous être soumis. DORCI PÈRE. Bon, cela. Reste à voir Madame de Norville. Il faudra bien, morbleu, qu'elle change de style.Hortense t'est promise, et tu l'auras : je vais De la bonne façon plaider tes intérêts :Mais, ne l'abuse point par une foi trompeuse ;Et, même après l'Hymen, songe à la rendre heureuse, À prévenir ses voeux, à contenter ses goûts ;Au lieu d'un esprit fort, il lui faut un époux.N'imite pas ces gens, vantés pour leur belle âme,Qui croiraient s'abaisser, s'ils aimaient trop leur femme. DORCI FILS. Ah ! Je fais le serment... DORCI PÈRE. Viens, baise-moi, fripon. Je vais trouver la mère, elle entendra raison. ACTE II SCÈNE I. Callidès, observant longtemps Forlis, avant que de parler, Forlis, d'un air soumis et respectueux. CALLIDÈS. Vous avez l'esprit juste, et cet utile ensemble,Qui joint les fils épars que le travail assemble.Vos crayons sont précis, et vos traits prononcés.Vous marchez sur les pas que nous avons tracés, Et n'êtes point sujet aux écarts du génie :Vous l'avez bien prouvé par votre Tragédie.Mais le talent n'est rien, et la conduite est tout.Il faut vous observer sur vos règles de goût,Changer d'opinions, fronder les plus admises, Du vieux Littérateur dépouiller les sottises.Prenez garde, Monsieur, le siècle est avancé.Nos aïeux écrivaient, et nous avons pensé.De certains préjugés il faudra vous défaire.Voyons : sur les auteurs que l'Europe révère, Estimés autrefois, modèles soi-disants,Dans ces jours de raison, quels sont vos sentiments ?Du point d'où vous partez, pesez les convenances,Mesurez les progrès, et jugez les distances. FORLIS. En matière de goût, si vous le trouvez bon, Je juge par l'instinct, plus que par la raison.Ce qui me plaît est bien, c'est ma seule réponse.Oui, c'est toujours chez moi, le plaisir qui prononce ;Et la réflexion a souvent confirméCet attrait d'un esprit facile et désarmé. J'en conviens à ma honte, il ne peut, quoi qu'il fasse,Soumettre à l'examen ce qui tient à la grâce.C'est ce duvet fragile, à la fleur attaché,Qu'on ne retrouve plus, sitôt qu'on l'a touché.Par exemple, est-ce à moi de risquer un suffrage ? Horace me paraît un véritable sage.Il semble se jouer autour du coeur humain ;Il y glisse le trait, et sait cacher la main.Virgile... c'en est trop pour mon insuffisance.Revenons aux Auteurs qui sont chers à la France. Des poètes, Corneille est, je crois, le premier.Hors de l'humaine atteinte il a mis son laurier.Son rival que j'adore, et qu'après lui je nomme,Sans marcher sur sa trace, est encor un grand homme.Je ne sais : mais, Monsieur, j'ose estimer Rousseau, Et je me suis permis quelque goût pour Boileau.Si je me suis trompé, que mon guide m'éclaire.Je marche encor dans l'ombre, et j'attends la lumière. CALLIDÈS. De tout ce que j'entends, vous me voyez confus.Tout cela fut jadis : mais tout cela n'est plus. Corneille et ses héros sont des énergumènes.Nous avions bien besoin de ses vertus Romaines !Il n'est rien de plus sot qu'un peuple conquérant,Et c'est cela qu'il peint, en nous l'exagérant.Il a fait, si l'on veut, des scènes tolérables ; Mais son style a vieilli, ses plans sont misérables :Et comme, enfin, du style on est surtout frappé,Racine monte au rang qu'il avait usurpé.Vous aimez donc Rousseau ? Mais c'est une hérésie.Quelques pâles lueurs de vieille poésie : Voilà votre Pindare, infortuné rimeur,Détrempant un vers sec avec des flots d'humeur.Boileau, correct et froid, n'est point du tout sensible :Bardus l'a décidé ; Bardus est infaillible.Tout cela, cher Forlis, est plus que démontré : C'est de votre croyance un article sacré ;C'est l'arrêt que rendra, selon toute apparence,L'autre postérité que nous formons d'avance. FORLIS. Eh bien ! Moi, j'en croyais deux arbitres puissants. CALLIDÈS. Autre écart ! Qui sont-ils ? FORLIS. Le Public et le temps. CALLIDÈS. Le temps commence à nous, de l'instant où nous sommes.Le temps est destructeur, et nous créons des hommes.Quant au Public, son joug vous tient-il donc courbé ?Le Public est, Monsieur, terriblement tombé. FORLIS. S'il s'allait relever! CALLIDÈS. Chimère ! Vains présages! On ne réussit point sans l'agrément des sages. FORLIS. Pauvre esprit que j'étais ! Je m'écriais souvent :La médiocrité domine insolemment ;Le mérite oublié languit sans récompense ;Il vit dans l'abandon, ou meurt dans l'indigence. Des vices que j'ignore ont produit tout cela.Nous avons des tyrans : mais le public est-là.Tout s'altère et périt ; toute secte est fragile :Lui seul compose un corps qui demeure immobile.Égaré quelquefois, et jamais corrompu, Il aime le génie, il cède à la vertu :Les solides honneurs, c'est lui qui les dispense :Des réputations il tient seul la balance,Et devient, tôt ou tard, dans ses droits affermi,Des talents outragés, le vengeur et l'ami. Je me disais cela : quel travers ! Quelle ivresse !Ce que c'est qu'un faux pli de l'aveugle jeunesse ! CALLIDÈS. Il faut trancher le mot : vous êtes bien gâté.Mais le soin obtient tout de la docilité. FORLIS. Je m'abandonne à vous. CALLIDÈS. On saura vous instruire. Vous êtes bon, trop bon, et cela peut vous nuire.Vous saurez, avec nous, ce qu'il faut dénigrer.Vous connaîtrez les gens qu'il convient d'admirer.Après le coup d'éclat que vous venez de faire,Montrez-vous seulement ; le reste est notre affaire. Atout, sans nul effort, vous ouvrant un accès,Travaillez peu vos vers, et beaucoup vos succès.Tenez tête au mortel qui n'a qu'un nom stérile ;Mais rampez sous le Grand qui peut vous être utile.Le mot d'humanité m'a fort bien réussi : Vous pourrez, au besoin, vous en aider aussi.Malgré ce mot, pourtant, l'autorité cruelle,Craignant notre morale, allait sévir contre elle.La tolérance alors entendit nos soupirs,Et, couverts de son voile, on nous crut ses martyrs. De là notre pouvoir, longtemps problématique,Souple dans son principe, FORLIS, à demi-voix. Aujourd'hui despotique. CALLIDÈS. Contre l'outrage, ainsi, quand on a su s'armer,On parvient, à son tour, au moment d'opprimer,Extrémité terrible, autant que nécessaire ! L'oppression, hélas ! est un droit littéraire:Vous y viendrez un jour, pour chasser nos fléaux,Et défendre l'esprit des attentats des sots.Pour cela, ne cherchez que les cercles d'élite ;Pesez, calculez tout, et même une visite. Rien n'est indifférent : Voyez beaucoup AEglé ;Car, il faut que de vous, chez elle on ait parlé,Si vous voulez souper en bonne compagnie,Et jouir des honneurs attachés au génie. FORLIS. Vous savez que de moi le sexe est adoré, Quand l'esprit est chez lui par les grâces paré.Ces traits ne sont pas ceux de l'AEglé qu'on renomme.Elle parle, elle pense, elle hait comme un homme. CALLIDÈS. Que trouvez-vous donc là de si fort à blâmer ?Il faut savoir haïr, pour savoir bien aimer. La jugez-vous, d'ailleurs, sur un bruit populaire ?Elle a trop réfléchi, pour ne pas savoir plaire.Embrassant, j'en conviens, des objets trop hardis,Elle a quelques défauts ; mais elle a ses mardis.Ce n'est que ce jour-là qu'à Paris on raisonne : C'est, en un mot, Monsieur, les mardis qu'elle étonne.Vous en aurez trop cru, Blunt, Ariste, Damis,Et ces gens-là, je crois, ne sont pas ses amis. FORLIS. Ces gens-là m'ont pourtant paru très estimables ; Ce sont de bons esprits ; leurs moeurs sont respectables. Leurs écrits, en tout genre, étincellent de traits,Et, sans nulle cabale, ils ont eu des succès. CALLIDÈS. Mais, à quoi tiennent-ils ? Se sont-ils fait connaître ?Dans nos maisons jamais les a-t-on vu paraître ?Ces succès prétendus sont des titres contre eux. FORLIS. Mon Maître, permettez... Ne vaudrait-il pas mieuxQue nos Littérateurs, imitant leur sagesse,Dussent tout au talent, et rien à la souplesse ?Que ces rivaux unis, par le même chemin,Allassent à la gloire, en se donnant la main ; De l'émulation ressentissent la flamme,Non ces feux de la haine, attisés dans leur âme ?Ne vaudrait-il pas mieux, que, plein d'aménité,L'esprit, ce don du Ciel, fût joint a la bonté ?Peut-être, alors, ce titre en serait plus auguste. Plus on est éclairé, plus on doit être juste.Dieu ! Je m'avance trop... je m'égare... pardon...J'en ai trop cru mon coeur, pas assez ma raison. CALLIDÈS. Dites-moi, s'il vous plaît, l'homme aux belles chimères,Comment, du Peuple Auteur, faire un Peuple de frères ? De ces visions-là qui vous a donc bercé ?Votre cerveau, vraiment, est un peu renversé.Dans la société, même la plus unie,Tout se meut par les chocs et par l'antipathie.Sous la main du plus fort, le faible se débat. Quand on commence à vivre, on commence un combat.Tout est guerre ou parti : le meilleur est le nôtre ;Et pour le bien du monde, il doit écraser l'autre.Que dis-je ! C'en est fait : Forlis, ouvrez les yeux,Voyez nos favoris, fêtés et glorieux, Aux fastes de mémoire inscrits tous à la file,Parler à l'univers qui se fait à leur style,Et fouler à leurs pieds leurs rivaux abattus. FORLIS, à demi voix. Qui n'ont que des talents, des moeurs et des vertus. CALLIDÈS. Notre esprit seul prévaut : ses leçons immortelles Savent des grands objets descendre aux bagatelles.Oisifs, ou non, la gloire a pour nous mille échos.Mon dernier rhume, enfin, fut mis dans les Journaux. FORLIS. C'en est fait : je me rends ; ma docile ignorance,Après, un tel discours, se soumet en silence. Mon esprit désormais humblement vous croira,Et vous ferez de moi tout ce qu'il vous plaira. CALLIDÈS. Un sage. FORLIS. Est-il possible ? À tout je me résigne. CALLIDÈS, l'embrassant. Et voici le garant. FORLIS. Puissé-je en être digne !...Mais, comment ai-je pu, noble chef des Penseurs, Aux yeux de la sagesse exposer tant d'erreurs ? CALLIDÈS. Allez et prospérez. Les autres Preneurs entrent. Forlis les salue avec l'air de la ferveur et de la plus grande humilité, et sort. SCÈNE II. Callidès, La société des prôneurs. CALLIDÈS. Messieurs, ce ProsélyteVoit son insuffisance, et sent votre mérite....On peut se l'attacher. DURCET. À propos de cela,Que devient donc Furet ? Il devrait être là. CALLIDÈS. Mais il est occupé d'une très grande affaire.L'issue en est douteuse, et je n'en attends guère.Ce Furet, entre nous, est un homme excellent.Toujours allant, venant, gesticulant, parlant,Il fait impression sur les plus indociles. Nous le détacherons dans les cas difficiles.Eh ! Le voici lui-même. Broussin s'assied, a l'air d'écouter pendant quelque temps, et s'assoupit par intervalle. SCÈNE III. Les mêmes, Furet. Callidès, à ces mots, court embrasser Durcet, et ils restent quelque temps dans les bras l'un de l'autre. FURET, essoufflé, tout en eau, et se jetant dans un fauteuil. Ouf ! Ouf ! Je suis rendu. CALLIDÈS. Hé bien ! FURET. L'adresse est vaine, et l'espoir est perdu. VERSAC. Comment ? Expliquez-vous. FURET, à Callidès. Mêlez-vous-en vous-même.Depuis deux jours, que dis-je ? aujourd'hui, le troisième, Je cours pour établir, pour rhabiller encorLa réputation de ce maudit Mondor :Rien : cela ne rend pas ; on rit de mes grimaces.Non, je n'ai jamais vu les esprits si tenaces.« En tout point, disent-ils, cet homme est un oison. On le sait, on le voit. » CALLIDÈS. Hé bien ! Ils ont raison. Mais, Furet, prenez garde, il nous est nécessaire.Il faut qu'il ait un nom, j'ai promis. DURCET. Comment faire ? FURET. J'y renonce. CALLIDÈS. Songez... VERSAC. Encore un dernier soin. CALLIDÈS. Allons, pour le Marais nous en aurons besoin. DURCET. Voyez. VERSAC. Tâchez. CALLIDÈS. Courez. FURET. Ah ! L'attaque est trop vive,Je cède : mais, au moins, empêchez qu'il écrive ;Et, tenez, même ici, j'ose en risquer l'aveu,Pour bien faire, il faudrait l'astreindre à parler peu :Car il ne finit pas, et parle, Dieu sait comme ! Faites qu'il soit muet, et j'en fais un grand homme. CALLIDÈS. Faire taire un bavard ! Oh ! C'est trop exiger. FURET. C'est ma clause. CALLIDÈS. À propos, c'est le cas d'y songer... VERSAC. À quoi ? Dites-nous donc ? DURCET. Hé bien ! CALLIDÈS. Ce bon AristeVit dans son cabinet ; il est pauvre, il est triste. Il a fait des écrits qui sont assez goûtés,Et qui, lorsqu'on voudra, lui seront contestés.Sans entours, sans appui, tapi dans son asile,Sa réputation lui devient inutile.Ce qui n'est rien pour lui, pour l'autre est un trésor : Il faut en disposer en faveur de Mondor. VERSAC. Point d'inconvénient à cela. DURCET. Nul. FURET. De grâce... VERSAC. Le trait est lumineux ! CALLIDÈS. Furet, un peu d'audace. Nous le dirons ; d'abord, on nous démentira:Nous le répéterons, et puis on nous croira. FURET. Je ne réponds de rien. CALLIDÈS. Moi, de tout. FURET. Il m'enflamme !C'est Platon qui me parle, il m'a transmis son âme.Vers l'immortalité Mondor fait un grand pas :Oui, notre homme est sauvé ; mais qu'il ne souffle pas. CALLIDÈS. Je sens bien, comme vous, qu'il faudra l'y contraindre. FURET. Des oisifs, tant qu'on veut ; mais les sots sont à craindre. CALLIDÈS. Ici Callidès s'assied, et ils se rangent tous autour d'un Bureau.Passe pour celui-ci. Çà, parlons, à présent,Sur un point qui pour nous est plus intéressant.L'amour-propre est partout. Grâce à notre artifice,Dans le coeur le plus dur la louange se glisse : Elle y coule, s'étend, l'épanouit enfin.Quand il est bien loué, l'hébété se croit fin.Mais, en louant les uns, on révolte les autres;Je m'y suis attendu. La secte a ses apôtres;Elle a ses ennemis ; il faut nous en venger. Et faire repentir qui nous ose outrager. Égoïstes humains, persécuteurs paisibles,Vous qui brillez, surtout, par les incompatibles,Quelques jaloux obscurs se glissent dans Paris,Et j'apporte à vos yeux la table des proscrits. DURCET. Lisez, nous sommes prêts, et Broussin même écoute. Broussin se rapproche de Callidès. CALLIDÈS. Le Rimeur Alcidas. FURET. Je sais qu'il nous redoute. CALLIDÈS. Il flotte, il tergiverse, on prétend qu'il est doux :Il n'est pas contre nous, mais il n'est pas pour nous. DURCET. Vite, le crayon noir. VERSAC, d'un air distrait, et écrivant. La tiédeur est coupable. CALLIDÈS. Ergaste. DURCET. Comment donc il nous courtise ? CALLIDÈS. Fable.Je sais qu'il voit les gens que nous avons notés.C'est un esprit, dissous dans les frivolités,Incapable d'essor, insensible au sublime, Ayant l'air d'ignorer le prix de notre estime. DURCET. Puni comme infracteur. Après ? Qui ? CALLIDÈS. Dorvilé.Il vient de réussir, sans m'en avoir parlé. Broussin commence à dormir assez profondément, et laisse aller sa tête sur l'épaule de Callidès. Callidès, continue.Ces fraudes-là, Messieurs, tirent à conséquence,Et la société doit en tirer vengeance.Il faut faire un exemple, et qu'on sache, à jamais, Que nous possédons seuls le tarif des succès. FURET. Et les autres ? CALLIDÈS. Des sots, des plaisants détestables. VERSAC. Pour les plaisants, surtout, soyons inexorables. CALLIDÈS. C'est peu que leur pays s'arme pour les punir ;De l'Univers savant il faudra les bannir. Vous, l'Abbé, dont la plume à tout est endurcie,Ameutez Pétersbourg et son Académie.Dépêchez ce Journal, encor trop indulgent,Où la haine voyage, et croît en voyageant.Employons, à l'envi, pour servir ou pour nuire, [Note : Prônerie : art de prôner, vanter louer avec excès. [L]]L'art de la Prônerie, et l'art de la Satire.Versac, pour l'Italie il nous faut un Pamphlet.Deux mots dans l'Inde, aussi, feraient un bon effet.L'intrépide Furet, dont la haine a des ailes,D'un hémisphère à l'autre enverra vingt libelles. Broussin... maudit dormeur... Broussin, réveillez-vous.Il a le sommeil dur ; conspirez avec nous. BROUSSIN, se réveillant et se levant. Moi, je suis toujours prêt ; me voilà. Je conspire. CALLIDÈS. Il faut parler contre eux, contre eux il faut écrire.Faites-les promptement haïr des électeurs. Quant à moi, mes pinceaux ne seront point flatteurs.J'ai des facilités, je le dis sans mystère,Pour les faire abhorrer dans toute l'Angleterre.Ces attentions-là, ces moyens innocents,Dans l'Univers entier nous font des partisans. Cela n'empêche pas, que, toujours pleins de zèle,Nous ne vantions partout l'union fraternelle,La paix, la douce paix, seul trésor des humains,[Note : Le Contrat Social est une oeuvre de Jean-Jacques Rousseau.]Le Contrat Social, et ses noeuds les plus saints.Tels sont mes sentiments : vous connaissez, du reste, Les voeux d'une âme simple et d'un esprit modeste.Dans cette circonstance il faut se déchaîner ;Mais, si l'on nous admire, il faudra pardonner. DURCET. Tandis qu'il nous parlait, soit dit sans hyperbole,J'ai cru voir sur son front rayonner l'auréole. VERSAC. Charme de l'union ! Quel groupe ! Il m'attendrit. BROUSSIN, les lorgnant. Diable ! Le bel effet ! FURET. Ce n'est rien que l'esprit,Sans la bonté du coeur ! CALLIDÈS, sortant des bras de Durcet. C'est ce que j'allais dire. FURET. C'est un ange ! VERSAC. Il m'étonne ! DURCET. Il mérite un Empire. À Broussin.N'en convenez-vous pas ?... FURET. Vous ne répondez rien. BROUSSIN. Hem ! Qu'est-ce ? Hem ! J'entends mal ; mais je comprends fort bien. SCÈNE IV. Les mêmes, Madame de Norville, Dorci père, entrant par deux côtés opposés. Dorci, trépigne d'impatience. DORCI père, à Madame de Norville. Madame, excusez-moi si j'ai forcé la porte.Un valet incivil, et que le Diable emporte,M'a dit d'un ton capable, « on ne peut entrer là. »Il ne sait ce qu'il dit : car enfin m'y voilà. J'ai, très heureusement, achevé mon voyage.Je reviens à propos : votre fille est en âge,Ils s'aiment, vous savez qu'ils doivent être unis,Et je viens réclamer tout ce qu'on m'a promis. MADAME DE NORVILLE, aux Prôneurs. Peut-être ai-je tardé : mais vous avez, je pense, Plutôt que de coutume, ouvert votre séance.Vous venez, si j'en crois votre sérénité,D'agir pour la concorde et pour l'humanité.Quels célestes penchants !... vous me voyez ravie !...Le divin Colonel m'a tenu compagnie ; Il m'a lu son traité sur le colimaçon :Rien n'est plus instructif ! Quelle érudition !Unique ! Il a vanté mes extraits de chimie,Rangé mes papillons, parlé d'Astronomie ;Puis, pittoresquement jeté sur un sofa, Il s'est mis à jouer de mon harmonica.J'oubliais... sur les grains il m'a promis d'écrire.Ah ! j'attends son volume, et brûle de m'instruire. DURCET. Que d'esprit ! VERSAC. Que de grâce ! MADAME DE NORVILLE. Eh ! Messieurs, point du tout ;La figure passable, avec un peu de goût. Donnant une brochure à Callidès.À propos, voudrez-vous protéger cet ouvrage ?C'est un conte. FURET. Badin ? D'un des nôtres, je gage. VERSAC. Socrate était plaisant. MADAME DE NORVILLE. Enfin, j'ai résolu.... CALLIDÈS. Faut-il lire, ou parler avant que d'avoir lu ? MADAME DE NORVILLE. Optez : mon amitié ne veut rien qui déplaise. Un succès, un succès, et le reste à votre aise. DORCI PÈRE. Voudrez-vous un instant laisser vos papillons,Vos grains, votre musique, et vos colimaçons,Pour... MADAME DE NORVILLE. Ma fille est, Monsieur, d'une extrême jeunesse. DORCI. Seize ans... hem ? C'est mon compte. MADAME DE NORVILLE. Eh ! Bon Dieu ! Rien ne presse. DORCI. Tout presse pour Dorci, car il est amoureux.Qui peut vous engager à retarder ces noeuds ?Peut-on faire trop tôt un mariage utile ?Nuls motifs de délais, et de terminer, mille. MADAME DE NORVILLE. Si vous le permettez... DORCI. Quoi ? MADAME DE NORVILLE. Dans un autre temps, Nous parlerons, Monsieur, de ces arrangements. DORCI. Un autre temps ! Ma foi, cette lenteur m'offense.Quels sont donc, s'il vous plaît, vos propos d'importance ?Et quels soins, s'il vous plaît, sont plus intéressants,Que d'aimer, d'élever, d'établir ses enfants ? Je ne devine pas quels plaisirs sont les vôtres ; Mais ce sont-là les miens, je n'en connais point d'autres.J'ai défendu mon Roi, j'ai servi mon pays,Et je veux maintenant le bonheur de mon fils. CALLIDÈS. Monsieur, en poursuivant vos courses militaires, Avez-vous remarqué le progrès des lumières ?Acquiert on plus d'ensemble, a-t-on des résultats ?Généralise-t-on ? DORCI. Je ne vous entends pas.Avec ces grands mots-là vous croyez me confondre ;Mais, non Messieurs, j'en ris ; c'est, je crois, vous répondre. À Madame de Norville.Revenons à l'Hymen. MADAME DE NORVILLE. Quelle obstination ! CALLIDÈS, tournant le dos. L'Hymen est si bourgeois ! DURCET, s'éloignant. Et de si mauvais ton ! BROUSSIN. Ne se fâche-t-on pas ? DORCI, à Madame de Norville. Écoutez-moi, de grâce...Et... MADAME DE NORVILLE. Vous n'avez point pris, et cela m'embarrasse. DORCI, observant les attitudes différentes des Prôneurs, et se levant. Père trop attentif, ami trop empressé, Dans ces lieux, en effet, je me crois déplacé.Je suis édifié de l'humeur de vos sages ;Peut-être, quelque jour, j'écrirai mes voyages.Vous n'y trouverez point ce ton entortillé,Ces faux clinquants d'esprit dont ce siècle a brillé ; Mais la candeur, la foi, l'amitié respectable,L'antique loyauté que l'on traite de fable ;Un coeur toujours ouvert ; un bon et franc gaulois,Respectant ses devoirs, obéissant aux lois ;Des services rendus, des moeurs héréditaires ; L'honneur enfin, l'honneur, ce trésor de nos pères.En attendant, Messieurs, retenez bien ceci :J'ai vu des fous partout ; mais partout, moins qu'ici. SCÈNE V. Les mêmes, excepté Dorci. MADAME DE NORVILLE. Qu'entends-je ! Ah ! Pardonnez. CALLIDÈS. Bon ! FURET. Bagatelle pure ! DURCET. Mais ce qu'il vient de dire, est, je crois, une injure. Cela va s'ébruiter ; notre honneur est perdu. VERSAC, qui écrivait sur une table. Qu'est-ce que l'on a dit ? BROUSSIN. Je n'ai rien entendu. DURCET. Ce brutal me paiera. CALLIDÈS, à Durcet et aux autres, avec l'air de les congédier. Quel courroux vous enflamme ?Je vais, à ce sujet, entretenir Madame. SCÈNE VI. Madame de Norville, Callidès. MADAME DE NORVILLE. Tous mes sens sont émus. CALLIDÈS. Cet orage n'est rien ; Et même, j'entrevois qu'il peut produire un bien.Refusez votre fille au fils de ce sauvage.Aux esprits animaux il doit tout son courage.Un Mousse est plus pour lui qu'un Sénat de savants,Et jamais il n'a su consulter que les vents. Vous avez un prétexte à manquer de parole. MADAME DE NORVILLE. Mon mari se plaindra. CALLIDÈS. Plainte vaine et frivole !Depuis quand ces égards pour les maris grondeurs ?Il faut donner Hortense à l'un de nos Messieurs:À Versac, par exemple ; il est plein de mérite. Quoiqu'il ne parle pas, il ira loin et vite.Il fait en ce moment, un livre universel. MADAME DE NORVILLE. Comment ? CALLIDÈS. Voilà d'où vient ce silence éternel.Il me dit l'autre jour : « paroles hasardées,Sont autant de larcins qu'on fait à ses idées. » MADAME DE NORVILLE. Oh ! Le mot est sublime ! CALLIDÈS. Eh bien ! Décidez-vous :C'est un législateur qu'elle aura pour époux. MADAME DE NORVILLE. La législation, et je le crains d'avance,Pourra fort bien manquer son effet sur Hortense. CALLIDÈS. Cet Hymen terminé, c'en est fait, nous régnons, Et nous tenons Paris avec vos deux maisons.Votre main, du Parnasse ouvrira les barrières ;Des Licurgues naissants vous tiendrez les lisières.Malgré l'obscure envie, et ses traits superflus,Nous fixerons chez vous le banquet des élus. Nous vous associerons à certaines séances,Et réglerons nos choix d'après vos préférences.Ceux que vous prônerez seront toujours divins ;Ceux que vous proscrirez essuieront nos dédains.Nos arrêts dépendront de votre fantaisie : Des Socrates nouveaux vous ferez l'Aspasie ;Vous aurez, chaque soir, un travail avec nous,Et l'Europe savante aura les yeux sur vous.Songez-y. Que vous fait un passager murmure ? S'approchant d'elle, et en confidence.Ce mariage importe à la Littérature. MADAME DE NORVILLE. Je ne veux pas pourtant, malgré mes sentiments,Pour la Littérature affliger deux amants,Et ma fille, surtout. Je suis épouse et mère. CALLIDÈS, avec un sourire. Vous êtes faible encor. MADAME DE NORVILLE. J'y songerai. CALLIDÈS, plus sérieusement. J'espèreQue vous dépouillerez tous ces vieux préjugés, Pour qui les grands objets sont toujours négligés. MADAME DE NORVILLE. Venez ; dans ce moment, je ne puis rien répondre,Je ne discerne rien ; tout sert à me confondre:Mais l'amour maternel ne peut être une erreur. CALLIDÈS, recommençant à sourire. Suivez votre raison, et craignez votre coeur. ACTE III SCÈNE I. MADAME DE NORVILLE, seule, assise près d'une table couverte de Brochures, tenant un poème in-quarto. Ou voit par les effets, qu'il a scruté les causes.Quel tact ! Oh, ce poème est vraiment fort de choses.C'est un secret nouveau, je crois cela prouvé ;Racine le cherchait, et Damon l'a trouvé.Enfin, voilà des vers, des formes poétiques, Et des transitions tout-à-fait didactiques.Quel train cela va faire ! Oui, l'auteur est divin.Il faut une statue à ce jeune écrivain. Elle met le finet, pose le livre et se lève.Mais, que ne dois-je point à notre illustre secte !On me cite partout, partout on me respecte. Tout l'esprit de la France est ici rassemblé,Et j'ai toujours bien dit, avant d'avoir parlé. SCÈNE II. Dorci père, Madame de Norville. MADAME DE NORVILLE. Que vois-je ? Encor Dorci, tout bouffi de colère !Dieu ! Quel homme illettré ! Que lui dire, et qu'en faire ? DORCI PÈRE. Hé bien, Madame, hé bien! m'en ferez-vous raison? Souffrez-vous que chez vous on ait un pareil ton? MADAME DE NORVILLE. Ils ont été, Monsieur, scandalisés du vôtre. DORCI PÈRE. Je n'en changerai pas ; il en vaut bien un autre.Peu louangeur, mais simple, il peint la vérité.Tant pis, s'il effarouche, et s'il n'est pas goûté. Celui de vos meilleurs est aussi trop biZarre.Ils parlent, Dieu me damne, une langue barbareEt je parierais bien, qu'avec tout leur fatras,Eux-mêmes, quelquefois, ils ne s'entendent pas.D'ailleurs, s'ils ne faisaient que des énigmes, passe ; J'en devine parfois : mais ils sont pleins d'audace.Qu'ils viennent sur mon bord, je les régalerai.Il est certains égards que je leur apprendrai.Je ne raisonne pas, moi ; tout cela m'ennuie.L'éloquence du coeur est dans la bonhomie. Oui, le coeur, entre nous, c'est-là le meilleur lot.Je crois qu'avec de l'âme, on n'est jamais un sot. MADAME DE NORVILLE. Eh ! Monsieur, justement, c'est par l'âme qu'ils brillent.De traits d'humanité tous leurs écrits fourmillent.C'est par-là qu'ils m'ont plu. De mille préjugés Les esprits sont par eux, à la fin, dégagés.La vérité tardive est au moins aperçue ; De tous les droits de l'homme on connaît l'étendue.Ils ont l'heureux talent et le rare secret,De faire tout aller du fond d'un cabinet. En dépit des clameurs, contre eux si peu fondées,Dieu merci ! Nous touchons au règne des idées.C'est un champ vaste et noble où l'on peut moissonner,Et, de mon boudoir, moi, j'apprends à gouverner.Nous préserve le Ciel de voir l'intolérance Vouloir inquiéter leur sage indépendance !Qu'ils soient libres, chéris, opulents et fêtés,Vous les verrez, partout semant les vérités,Détruire les abus, écarter les orages,Faire fleurir la paix, encourager les sages : Mais, si de leurs bienfaits le cours est suspendu,L'esprit humain s'arrête, et le monde est perdu. DORCI PÈRE. Hem ! Ne voilà-t-il pas de leurs mots emphatiques !Quoi que puissent conter ces bavards dogmatiques,Le monde ira sans eux : leur système, leur goût, Et leur prose, et leurs vers n'y feront rien du tout.Et puis, de ces objets croit-on qu'ils s'entretiennent ?Que tout soit renversé ; mais que vos soupers tiennent :Ils en riront d'autant. J'ai vu dans leurs propos,Qu'ils sentent pour leur compte et les biens et les maux. Quant aux autres, néant... Ah çà, quittons les nues,Les hautes régions ne me sont pas connues ;Descendons aux devoirs plus rapprochés de nous.Soyez douce, indulgente ; en un mot, soyez vous. Je vous vis autrefois, tout aussi raisonnable, Et votre esprit, moins grave, en était plus aimable.Envoyez promener tous vos êtres pensants,Et leurs beaux entretiens, parfois vides de sens.Mariez votre fille avec mon fils qui l'aime ;Cet hymen leur convient, il convient à vous-même. Norville a de l'humeur, ces noeuds vont la calmer !Et ces deux chers enfants, comme ils vont vous aimer !Vous verrez leur bonheur, leurs transports, leur ivresse.Tenez, d'avance, moi, j'en pleure de tendresse.Ensemble nous vivrons comme d'anciens amis, Sans gêne, sans débats, surtout sans beaux esprits.Laissons-les tous, courant après quelques bluettes,Importuner l'État de leurs doctes sornettes.Nous, songeons au solide ; il faut tenir aux siens.Je crois qu'on n'est heureux, qu'à force de liens. Vos gens les rompent tous ; je veux qu'on les resserre.De leur sublimité nous avons bien à faire !Il nous faut du bonheur, rien qui soit compassé,Et des plaisirs, surtout, pour un âge avancé. MADAME DE NORVILLE, d'un ton froid et tranquille. Pour les moeurs d'autre fois, vous êtes plein de zèle, Et vous venez d'en faire un tableau très fidèle,Même assez pathétique. DORCI. Hé bien, vite, un aveu. MADAME DE NORVILLE. Un moment, s'il vous plaît. Comme vous prenez feu !Quoi, sans nul examen, faut-il qu'on se décide ? DORCI. L'examen est de trop, lorsque le coeur nous guide. MADAME DE NORVILLE. Il faut, avant d'agir, penser très mûrement. DORCI. Il faut, sans y penser, agir par sentiment. SCÈNE III. Les mêmes, un Valet apportant une lettre. MADAME DE NORVILLE. Je voulais être seule. Hé bien ! Qu'est-ce ? LE VALET. Une lettre,Que bien discrètement on vient de me remettre. MADAME DE NORVILLE. Cette pièce... il est tard... que mes chevaux soient mis. Parcourant la lettre.J'y puis être assez tôt pour la fin... Je frémis !... À Dorez.Permettez-vous ? DORCI. Je sors, mais dans la confiance,Que je verrai l'Hymen de mon fils et d'Hortense.Adieu ; Norville attend, et je vais l'assurerQue j'ai tout obtenu, qu'il peut tout préparer. SCÈNE IV. MADAME DE NORVILLE, seule, lisant la lettre. « MADAME, prenez garde : on cabale, on intrigue,Et contre nos amis il se forme une ligue.Le génie est en butte à tant de détracteurs !Quiconque veut le bien, a cent persécuteurs.L'homme est épouvanté du rayon qui l'éclaire ; On n'aura qu'ébauché le bonheur de la terre.De ce que je saurai, j'irai vous avertir :À tout événement, comptez sur un martyr. »Nelson.... Ciel ! Qu'ai-je lu ! Quel avis ! Quel supplice !Ah ! Pour mes pauvres nerfs voilà de l'exercice ! On ne peut donc pas être utile impunément ! SCÈNE V. Madame de Norville, Callidès. MADAME DE NORVILLE. Vite, approchez ; lisez, et calmez mon tourment. CALLIDÈS, prenant le billet. Bagatelle ! Écoutez, et tâchez de comprendre.....Le fleuve se répand ; mais la source, où la prendre ?Nous ne faisons point corps : unis ou sans liens, De l'univers entier nous sommes citoyens.Nulle part, et partout. Un art trop légitimeNous étaye au besoin de l'utile anonyme.D'une ombre favorable on sait s'envelopper,Pour servir des ingrats, et pour leur échapper. Lui rendant le billet, et lui voyant du trouble.Quoi ! Toujours alarmée ! Un tel effroi m'offense.Tout ira, le jour naît, la vérité s'avance.Oui, oui, Messieurs les sots, il faudra, s'il vous plaît,Que le monde s'éclaire, en dépit qu'il en ait.Eh ! Ne voyez-vous pas que pour nous tout conspire ? La sagesse dicta ; nous n'avons fait qu'écrire.Nous protégeons les Grands, protecteurs autrefois.Les bords les plus lointains sont régis par nos lois.Des climats opposés où nos pareils abondent,De la célébrité les échos se répondent ; Et, quand nous le voulons, notre zèle hardiFait prospérer le nord aux dépens du midi. MADAME DE NORVILLE. Pardon... Je me livrais à des craintes vulgaires.Qui ? Moi ! Moi ! Par vous-même admise à ces mystères !Je sens que je devrais tomber à vos genoux. Mes yeux s'ouvrent enfin. CALLIDÈS. Allons, remettez-vous.Vous savez tout entendre, et l'on peut tout vous dire.Le célèbre Uranis vient encor de m'écrireUne lettre pour Stell, l'autre, contre Damis.Il fait même au-delà de ce qu'il a promis. Pour l'intérêt commun tout veut qu'on l'aiguillonne : Je tiens les clefs du Temple, il en est la colonne.Vieilli sous les lauriers, et courbé sous leur faix,Lassant la Renommée, à force de succès,Pour nous, de son crédit, il faut bien qu'il dispose, Et que sa gloire, au moins, nous serve à quelque chose.[Note : Gazetin : Terme vieilli. Petite gazette. Les gazetins sont ordinairement manuscrits. [L]]Presque tous les dix jours, d'après mon gazetin,Il prononce, en riant, les arrêts du Destin.De mes intentions il veut que je l'instruise :Mon coeur forge les traits ; son esprit les aiguise. Grâce à moi, l'enchanteur est partout notre appui:Il a l'air de régner, et nous régnons par lui.Quel plaisir d'exercer son âme bienfaisante !Nous dressons le théâtre où lui seul représente.Sa main, pour nous guider, tient encor le flambeau, Et notre autel s'élève au bord de son tombeau.C'est ainsi que j'emploie, au service des nôtres,La bassesse des uns, et la grandeur des autres.Les hommes... j'en rougis, tenez, sans tout cela,On ne finirait rien avec ce troupeau-là. Aussi, tous ces ressorts entrent dans mon système. Montrant les deux lettres.[Note : Anathème : Personne exposée publiquement à la malédiction par l'autorité ecclésiastique. [L]]Voici l'apothéose, et voici l'anathème. MADAME DE NORVILLE. L'une et l'autre ont leur prix. CALLIDÈS. Hélas ! Pour la rigueur,Puissiez-vous voir combien il en coûte à mon coeur! MADAME DE NORVILLE. Vous avez de ces mots qui vont tout droit à l'âme, Et mon émotion... CALLIDÈS. Vous sentez bien, Madame,Qu'entre nous deux ceci doit être renfermé.Redoutez Célimène, et Bélise, et Fatmé. MADAME DE NORVILLE. Elles sont mes fléaux... Bavardes éternelles... CALLIDÈS. C'est que ces vérités sont trop fortes pour elles. MADAME DE NORVILLE, sonnant. Ah ça, vous n'allez point voir cette nouveauté ? CALLIDÈS. Dieu m'en préserve ! MADAME DE NORVILLE. Oh ! Non, on s'en était douté. CALLIDÈS. Pour Versac, à propos, êtes-vous résolue ? MADAME DE NORVILLE. Cette affaire, entre nous, n'est pas encore conclue.Mais, si vous l'exigez, il faudra bien céder. Après cet entretien, je dois tout accorder. CALLIDÈS. N'oubliez pas non plus... MADAME DE NORVILLE. Comment ? Qui donc ? CALLIDÈS. BathileIl est sans frein, sans moeurs ; mais il aura du style. MADAME DE NORVILLE. Il est si confiant et si présomptueux ! CALLIDÈS. Je suis dans le secret ; eh ! Madame, tant mieux. Le public peu sévère, en dispensant la gloire,Ne croit vraiment qu'à ceux qui s'en sont fait accroire ;Et qui d'ailleurs, l'orgueil, mobile des vertus,Est d'obligation, d'après nos instituts.J'en use avec succès au profit de la secte : Il faut qu'elle en impose, afin qu'on la respecte.Regardez Dorilas, au front grave et hautain.Où donc en serait-il, s'il n'eût pas été vain ?Lui-même il se méprise, et le public, peut-être,Allait en faire autant... il s'en est rendu maître. Ce public, à présent, consacre ce qu'il dit :C'est, à force d'orgueil, qu'il s'est mis en crédit. Avec un air de confiance.Revenons. Ce Bathile est conforme à nos vues ;Le Ciel, pour nous servir, l'a fait tomber des nues.Il écrit, tant qu'on veut, pour, ou contre, et très bien. Du vrai goût qui chancelle il est le seul soutien.Que faire ? S'il persiste à nous vendre sa plume,Est-il juste qu'en vain pour nous il se consume ?Oh ! Non, sans répugnance, on ne peut y penser ;Et... c'est un bon valet qu'il faut récompenser. Ici Finette et Hortense entrent. MADAME DE NORVILLE. Vous me persuadez, et je suis sans défense :Le moyen de tenir contre tant d'éloquence !Que nos Littérateurs sont heureux, entre nous,D'avoir un chef, un juge, un ami tel que vous ! SCÈNE VI. Hortense, Finette, les mêmes. MADAME DE NORVILLE. À Finette.Mon éventail, mes gants... À sa fille.Quoi, vous rêvez, je pense ? Lui donnant le poème.Ceci peut occuper le temps de mon absence.Pour vous former le goût, cet écrit semble fait;Et même il serait bon de m'en faire un extrait. Elle sort, Callidès lui donne la main. SCÈNE VII. Hortense, Finette. FINETTE. Quoi ! Vous ne lisez pas ? HORTENSE. Je n'en ai nulle envie. FINETTE. Essayez..... HORTENSE. Laisse-moi. FINETTE, prenant le livre. C'est de la poésie, Rimée encor. HORTENSE. Finis. FINETTE. Allons : puisqu'après tout,Vous n'êtes pas d'humeur à vous former le goût,Félicitez-moi donc sur ma nouvelle adresse.Lorsque j'agis pour vous, partagez mon ivresse.Madame dans le piège a donné, Dieu merci, Et, comme je voulais, l'épître a réussi! HORTENSE. Courage ! Applaudis-toi. FINETTE. Vous est-elle connue ? HORTENSE. Mon Dieu ! Plus de vingt fois ma mère me l'a lue ;Mais, si Dorci m'aimait, il n'aurait pas, je crois,Fait d'aussi jolis vers pour une autre que moi. FINETTE, riant et observant Hortense. Eh mais ! Écoutez donc... HORTENSE. Dans ces vers que j'admire,Et que je hais, Finette, un sentiment respire,Que l'ingrat avec moi n'a jamais exprimé.Je ne suis point l'objet qu'il a le plus aimé. FINETTE. [Note : Hébé : Déesse de la jeunesse. Fig. Une jeune et jolie femme, particulièrement celle qui offre à boire dans un repas. [L]]Madame est son Hébé... ce titre est légitime. HORTENSE. Je ne conteste rien. FINETTE. Le pourrait-on sans crime ?Votre mère, entre nous, a beaucoup de fraîcheur,Un grand oeil qui s'explique, et qui suppose un coeur.Sa taille est plus que noble, elle est fine et légère.Enfin, elle est encor dans l'âge où l'on doit plaire ; Elle en a tout l'éclat, elle en a tous les goûts,Et je la crois, d'honneur, aussi jeune que vous. HORTENSE. Vous m'impatientez : oui, ma mère est fort belle ;Mais... FINETTE. Dorci n'est qu'un fou de soupirer pour ellePourquoi feindre ? Achevez. HORTENSE. Je ne dis point cela. Je dis..... FINETTE. [Note : Madrigal : petite poésie amoureuse composée d'un petit nombre de vers libres inégaux, qui n'a ni la gêne d'un sonnet, ni la subtilité d'une épigramme, mais qui se contente d'une pensée tendre et agréable. [F]]Qu'on n'entend rien à ces madrigaux-là. HORTENSE. Pourquoi de son talent m'avoir fait un mystère ?C'est un charme de plus qu'il n'a pas dû, me taire.Ses succès sont les miens, mon coeur en est flatté,Et, malgré lui, du moins, ce plaisir m'est resté. Oui, parmi mes chagrins... FINETTE. Et quels encor ? HORTENSE. Ma mère,Depuis ce tendre hommage, à nos voeux est contraire,Ou plutôt aux miens seuls : elle a changé d'avisSur l'Hymen que Dorci promettait à son fils,Elle m'a proposé Versac. FINETTE. Ah ! Dieu ! Qu'entends-je ! Le joli choix ! J'enrage, et ceci nous dérange.Il faut vous préserver de cet affreux destin : Versac et sa séquelle y perdront leur latin.Oui, vraiment ! Il leur faut des femmes agréables,À ces francs enjôleurs plus malins que des Diables. Je ne les peux souffrir : je suis bien moins que vous ;Mais, je ne voudrais pas d'un savant pour époux.Eux, toujours eux, puis rien. Malgré leur excellence,J'aime mieux rester fille avec mon ignorance.Je sais... ce que je sais, et cela me suffit. On peut rire et jaser sans avoir tant d'esprit. HORTENSE. On vient : Ciel ! C'est Dorci. FINETTE. Dissipez ce nuage. SCÈNE VIII. Dorci fils, les mêmes. DORCI FILS. Mademoiselle, enfin, j'ai su vaincre l'orage,Qui m'écarta longtemps... Mais quoi ! Quelle froideur ?Est-ce là de quel prix vous payez mon ardeur ? Vos yeux... FINETTE. A-t-on des yeux pour les gens qu'on déteste ? DORCI. Elle me hait. Oh oui. FINETTE. La chose est manifeste.C'est, Monsieur, (si l'on peut vous rassurer par-là,)Notre style enchanteur qui nous vaut tout cela.C'est... DORCI. J'entends... Écoutez, ô seul objet que j'aime, Excusez de mon coeur l'innocent stratagème.L'ouvrage dont on parle, est d'un autre que moi.Oui, c'est trop différer l'aveu que je vous dois.Il n'était qu'un moyen, sans doute, pardonnable,De paraître en ces lieux, un objet plus aimable, Pour venir plus souvent jurer à vos genoux,De ne voir, de n'aimer, de n'adorer que vous. HORTENSE. Finette ? FINETTE. Eh ! Je voulais (on a l'art de se taire,)Vous laisser par lui-même, expliquer ce mystère.Il s'explique si bien !... Les vers sont merveilleux ; Mais sa prose !... Oh ! Je crois qu'elle vaut encor mieux. On entend du bruit derrière le Théâtre. Finette y court. HORTENSE, à Dorci. Quoi ! J'ai pu... pardonnez... FINETTE, toute effrayée, et revenant. Que mon âme est troublée !De nos savants voici la salle d'assemblée.S'ils allaient y venir ! Ils ignorent le prixDe ces moments furtifs que l'amour a surpris ; Ils ignorent le prix d'un soupir qui s'échappe,D'un regard qu'on obtient, ou d'un mot qu'on attrape.Que sais-je ? Apparemment ils ignorent aussiQue partout on les hait, et que l'on s'aime ici.Oh ! Nous sommes perdus, et je crois les entendre. DORCI. Juste Ciel ! HORTENSE. Cher Dorci, s'ils allaient nous surprendre !Laissez-moi... je le veux. DORCI. Puis-je vous obéir ? HORTENSE. S'ils nous voyaient ensemble, ils iraient nous trahir. FINETTE, les séparant. Ils n'y manqueraient pas. Ils sortent. Finette reste. SCÈNE IX. Les Proneurs, Finette. DURCET. La friponne est jolie! BROUSSIN, la lorgnant. Une taille à la grecque ! DURCET. Un air qui fait envie. FINETTE, s'en allant. Miséricorde ! Il lorgne ! DURCET, la retenant. Et pourquoi vous presser ?On peut, si vous voulez, vous apprendre à penser. FINETTE. Moi ! Non pas, s'il vous plaît. Voyez le bon apôtre !Je pense à ma manière, et ce n'est point la vôtre.Je la respecte trop. VERSAC. Ce ton est cavalier ! FINETTE, à part, et en s'en allant. Il faut que je leur joue un tour de mon métier. BROUSSIN, la lorgnette à la main, la suit jusques dans la coulisse. SCÈNE X. Les mêmes, excepté Finette. BROUSSIN. [Note : Et fugit : le temps fuit.]Et fugit. CALLIDÈS. Un minois suffit pour le séduire... Il les rassemble mystérieusement autour de lui.Mais j'approfondis, moi, tout ce qui peut vous nuire.Souvent un maître aveugle, épris des grands talents,À des valets sans goût, qui sont très insolents. Que l'on écrive, ou non, pour les races futuresCes coquins-là s'en vont épiant vos allures,Et, sans le moindre égard pour le docte vallon,L'antichambre flétrit les lauriers du salon :Les soubrettes surtout !... Race oisive et félonne, Dont la langue vous pique, et dont l'oeil vous talonne.Écoutez : celle-ci voudrait vous voir chasser,Et je pense qu'on peut aider à l'expulser. BROUSSIN. Vous complotiez ; mais, moi, quand elles sont gentilles,Je veux qu'on soit, du moins, tolérant pour les filles. J'écrirai là-dessus.... VERSAC, sortant d'une profonde rêverie, et écartant tout le monde par ses gesticulations. Amis trop généreux,Mon livre est achevé, l'univers est heureux.Licurgue, porte ailleurs ton austérité sotte :Tu fus législateur beaucoup moins que despote.Rougis, pauvre Solon, et toi, Justinien, Ton code insuffisant est détruit par le mien.Mon titre est noble et vaste : éternelle Harmonie !Ou, si vous l'aimez mieux : l'Univers du Génie.J'assujettis le sol, les esprits, les climats,Et les feux de la ligne, et l'horreur des frimas. Cette main défricha des régions incultes,Et l'on pourrait noyer tous les jurisconsultes,Sans que leur perte en rien fût nuisible aux mortels.Je leur donne des lois ; j'en attends des autels.Oui, j'ai fait un corps sain, d'un corps faible et malade. Un village, un royaume, une simple peuplade,Tout est réglé, conduit par le même ressort.C'est un mouvement doux, qui, donné sans effort,S'accroît, se communique, et, comme par magie,Fait circuler une âme, augmente l'énergie, Chasse et pousse au dehors les vices clandestins...Et voilà ce qui fait le bonheur des humains ! DURCET. Quel plan ! Comme il est net ! Quel trésor pour la terre ! CALLIDÈS. Pour laisser admirer, si vous vouliez vous taire.Comme si, d'un coup d'oeil, et d'un esprit distrait, On pouvait embrasser un aussi vaste objet !... À Versac, après un long silence.Mais, j'y suis, je vous tiens : chaîne immense et suivie !Oui, vous avez saisi le principe de vie,Ces masses, ces accords d'où résulte le beau.Cet écrit est vraiment marqué de notre sceau. Quoique Versac ne parle plus, Broussin a toujours l'air d'écouter, et continue ses gestes de satisfaction. SCÈNE XI. Dorci père, entrant tout bouffi de colere ; Les mêmes. DORCI PÈRE, criant très haut, et interrompant l'enthousiasme de Broussin. C'est encor moi, Messieurs ; quand on doit, on s'acquitte,Et vous allez savoir d'où vous vient ma visite.J'apprends que l'un de vous, ce n'est plus un secret,Veut épouser Hortense : halte-là, s'il vous plaît.Une telle noirceur, sans doute, est littéraire. Dissertez sur ce point, ce n'est pas mon affaire.Je dois la prévenir, par devoir, par pitié.Dorci vous admirait, l'en voilà bien payé !Hortense, de tout temps, à ses voeux fut promise ;Ses garants sont l'honneur, l'équité, la franchise : De tels droits sont sacrés, et je ne prétends pasQue vous disiez un mot, que vous fassiez un pasPour troubler un hymen auquel je m'intéresse.Le célibat convient et sied à la sagesse.Régentez l'univers, d'accord ; à vous permis; Mais ne vous mêlez pas des amours de mon fils.Tenez, cela vous passe. Il doit, en conscience,Sur un pareil article avoir la préférence. À Callidès.Vous, l'auteur du complot, homme illustre et profond,Trêve aux préparatifs, ou je vous coule à fond. Tous vos in-folio sont une arme peu sûre. Portant la main à son épée.Moi, voici mon génie et ma littérature. CALLIDÈS. Tâchez de vous rasseoir : voyons, réfléchissons;Tous ces emportements ne sont pas des raisons. DORCI PÈRE. Comment, réfléchissons! ce flegme est admirable. Je ne réfléchis point ; je suis inexorable.Croyez-vous me styler à vos combinaisons ?Je veux des procédés, et non pas des raisons.Morbleu, s'ils m'avaient fait un tour de cette espèce,J'aurais exterminé les sept sages de Grèce ! CALLIDÈS, avec un rire dédaigneux. Il faut donc... DORCI PÈRE. Être juste. Oui, sans trop différer,Je vous laisse un instant pour en délibérer. Il sort, les Prôneurs se moquent de lui. Il se retourne avec fureur, et ils reprennent l'air sérieux. SCÈNE XII. Les mêmes, excepté Dorci père. BROUSSIN. Quoiqu'il parle un peu bas, et qu'on n'ait pu le suivre,Je gage que cet homme est difficile à vivre. CALLIDÈS, avec tranquillité. Nul goût, pas une idée, aveuglement total ! Automate étranger dans l'univers moral! DURCET. Ah çà, voici l'instant, où de la ComédieDe Monsieur Floridor le destin s'expédie.Sa chute est infaillible ; il ne peut échapper :Des pièges de la mort j'ai su l'envelopper. VERSAC. Bon. DURCET. Nous avons pour nous de braves émissaires,De ces gens exercés, cabaleurs honoraires.Que serait-ce de nous, s'il allait réussir?Ils ne le lâcheront qu'à son dernier soupir. SCÈNE XIII. Finette, les mêmes. FINETTE. Ah ! Messieurs, savez-vous ? DURCET. Quoi ? FINETTE. La pièce nouvelle. Le bruit est général. CALLIDÈS. Quel bruit ? Réussit-elle ? FINETTE. On vient de la huer à triple carillon.L'Auteur s'est, dans sa loge, évanoui, dit-on,Même, on dit qu'il est mort ; les connaisseurs en chuteNe se rappellent point pareille culbute, De mémoire d'auteur. Le Parterre inhumain,Par excès de malice, a voulu voir la fin.Ce pauvre Floridor. DURCET. Ta pitié nous irrite.Poète sans chaleur, écrivain sans mérite,Esprit enluminé de la couleur du temps, Sans avoir un succès, il écrirait cent ans. CALLIDÈS. Le voilà donc tombé! VERSAC. L'excellente épigramme ! CALLIDÈS. Cela rit à l'esprit; DURCET. Et fait plaisir à l'âme. FINETTE. Je vois qu'à ma nouvelle on prend assez de goût ;Mais, Messieurs, je vous trompe, et ne sais rien du tout. VERSAC. Ciel! CALLIDÈS. Qu'entends-je? Finette s'enfuit. SCÈNE XIV. Les mêmes, excepté Finette. DURCET. [Note : Atome : Fig. Extrême petitesse de certains corps relativement à d'autres. [L]]Un atome, avoir cette impudence !Il faudra châtier cet excès d'insolence. VERSAC. Que sait-on ? De ce coup je suis tout étourdi. CALLIDÈS, avec la plus grande aigreurs. Si ce bourreau d'Auteur allait être applaudi ! DURCET. J'ai mis ordre à cela. Non, il aura beau faire. CALLIDÈS, avec sensibilité. On vous reconnaît là. C'est un trait de confrère. VERSAC. Le fade ou le bouffon, tout prospère aujourd'hui.Le public fait d'abord expier son ennui ;Mais, dès le lendemain, il vient crier merveille,Et proclamer l'auteur qu'il a sifflé la veille. DURCET. Celui-ci ne verra le jour qu'un seul instant :Son désastre est pour nous un point trop important. SCÈNE XV. Furet, les mêmes. DURCET. Furet... La pièce... Hé bien? FURET. Quelle horrible aventure ! VERSAC, à Durcet. Mais ceci, ce me semble, est d'un sinistre augure! FURET, s'appuyant sur Dorcet. Laissez-moi raffermir mes esprits effrayés... Plus de foi, plus d'honneur ! C'est nous qu'on a joués. CALLIDÈS. Nous ? FURET. Voilà le secret. DURCET. Ô fureur! VERSAC. Ô détresse !Ô !..... FURET. Nous faisons tout net le sujet de la pièce.Nous y sommes parlants, aucun n'est épargné...Il faut voir de quel ton Callidès est berné ! Broussin, tout de son long, y transit dans sa niche ;Mon nom légèrement court après l'hémistiche.Versac..... VERSAC. Déroute entière ? CALLIDÈS. Eh quoi ! Vous n'avez pu ?... FURET. Je cabalais, morbleu ; mais ils m'ont reconnu.Alors, je suis resté triste, confus et blême. De mes propres sifflets, ils m'ont sifflé moi-même. BROUSSIN, voyant que Furet s'échauffe. Fort bien! FURET. Dans l'action, nous avons tous péri.La pièce ne vaut rien ; n'importe, ils en ont ri.Ce Parterre insolent, vrai fléau du génie,A manqué de respect à la Philosophie. Madame de Norville.... CALLIDÈS. Hé bien ? FURET. Le spectateurS'obstine à la montrer d'un doigt persécuteur.La cruauté s'en mêle, et succède à l'éloge.Par une volte-face on désigne sa loge.On la force à sortir, et puis, les brouhaha, Les reflux, les cht, cht, les bravo, les holà,Toute l'horreur enfin, tout l'effroi d'une affaire,Où l'on ne peut fléchir le vainqueur sanguinaire.Sages, Législateurs, l'un sur l'autre égorgés......Dieu! qui vois leurs revers, permets qu'ils soient vengés. CALLIDÈS, tranquillement. Ils le seront. FURET. Un mal ne va pas sans un autre.Ce Forlis..... VERSAC. Achevez. FURET. Qui semblait être nôtre,N'est qu'un traître ! CALLIDÈS. Comment ? FURET. Ce Drame qu'il a lu,Est un vieux manuscrit, un brouillon vermoulu,Qu'il nous a fait prôner pour nuire à notre gloire. Il va dans tout Paris raconter notre histoire. DURCET. Où nous cacher ? VERSAC. Où fuir ? FURET. Rien ne nous est resté. CALLIDÈS. Tout. FURET. Quoi donc ? CALLIDÈS. La constance et la sécurité. Avec audace.Littérateurs Français, quelle alarme est la vôtre?On nous arrache un masque, il faut en prendre un autre. Ils s'en vont. BROUSSIN, derrière. Marchons. SCÈNE XVI et DERNIÈRE. Monsieur et Madame de Norville, Hortense, Finette, Dorci père, et Dorci fils, Forlis. MADAME DE NORVILLE. On n'a rien vu d'égal à ce train-là !C'est un assassinat !... Et l'on souffre cela ?Voilà donc ce qu'on gagne à montrer du génie !Quel supplice pour moi ! Pour eux quelle avanie !Faut-il les voir, les fuir ? Que faire désormais ? Apercevant Monsieur de Norville.Auraient-ils mérité ?... C'est vous, Monsieur ; jamais,À vos yeux, maintenant, je n'oserai paraître. MONSIEUR DE NORVILLE. Pourquoi ? Cet accident est un bonheur, peut-être.Il doit vous éclairer, et vous montrer l'erreurDe l'esprit qui n'est point dirigé par le coeur. Ma femme, on vous retient sur le bord de l'abîme ;Et, si vous le voulez, je vous rends mon estime,Mon amitié. MADAME DE NORVILLE. Qui ? Vous ! MONSIEUR DE NORVILLE. Je n'en veux pour garant,Que l'Hymen de ma fille et de son digne amant. MADAME DE NORVILLE, embrassant son mari. Tout comme il vous plaira : décidez. HORTENSE. Ah ! Madame. MONSIEUR DE NORVILLE. Croyez-moi ; désormais, laissez agir votre âme. DORCI FILS. La mienne en ce moment..... MADAME DE NORVILLE. Je fais ce que je dois.Votre épître est charmante ! DORCI FILS, d'un air tremblant. Elle n'est point de moi ;Elle est de Floridor, c'est encore une adresse. MADAME DE NORVILLE. Ce Monsieur Floridor me poursuit donc sans cesse? DORCI PÈRE. Sa pièce, à quand ? J'irai. MADAME DE NORVILLE, à Forlis qu'elle aperçoit. Vous, Monsieur, vous ici ! FORLIS, à Madame de Norville. Il faut que vous daigniez me pardonner aussi;Car j'étais du complot. DORCI PÈRE, à Forlis. Vous avez fait justice. À son fils.Allons..; voguons gaiement.. tout nous devient propice.Pour être heureux, il faut, à ses devoirs soumis, Vivre avec ses enfanTs, et chérir ses amis. ==================================================