******************************************************** DC.Title = L'HOMME À SENTIMENTS, OU LE TARTUFFE DE MOEURS. COMÉDIE. DC.Author = CHÉRON DE LA BRUYÈRE, Louis-Claude DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 21/08/2023 à 06:16:41. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/CHERON_HOMMEABONNESFORTUNES.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5440654p DC.Source.cote = BnF LLA 8-YTH-8581 DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** L'HOMME À SENTIMENTS OU LE TARTUFFE DE MOEURS. COMÉDIE EN CINQ ACTES ET EN VERS Imitée en partie de THE SCHOOL FOR SCANDAL de SHERIDAN. Représentée, pour la première fois à Paris, le 10 mars 1789, par les Comédiens Français du Théâtre Italien, et reprise le 5 vendémiaire an 9 (1800) par les Comédiens Français de l'Odéon, réunis aujourd'hui au théâtre de Louvois. AN IX (1801). DE L'IMPRIMERIE-DEMONVILLE, rue Christine, n°12. Représentée, pour la première fois à Paris, le 10 mars 1789, par les Comédiens Français du Théâtre Italien, et reprise le 5 vendémiaire an 9 (1800) par les Comédiens Français de l'Odéon, réunis aujourd'hui au théâtre de Louvois. PRÉFACE. PARDON, MOLIÈRE, Pour mon titre un peu vain de Tartuffe de moeurs. J'en agis avec toi, comme certains Auteurs. D'une façon peut-être un peu trop cavalière. Je te l'atteste, cependant, Plus que moi, nul homme vivant Ne t'admire et ne te révère : Mais, s'il faut l'avouer, pour de certaines gens Dont j'honore à la fois et l'esprit et le sens, Et surtout l'amitié sévère, Mon titre d'Homme à sentiments Était beaucoup trop vague et semblait un mystère. Au surplus, ne redoute rien, Malgré le mauvais goût qui règne en ce bas monde, Ne crains pas que l'on confonde Mon Tartuffe avec le tien. En vain mon orgueil en murmure, C'est un mal fort commun, dit-on, à mes pareils, Combien ne dois-je pas aux excellents conseils, À la critique fine et pleine de mesure De deux ou trois amis, gens d'esprit et de goût, Qui courageusement ont daigné jusqu'au bout De mon ouvrage entendre la lecture, Et cela, chose rare en pareille aventure, Sans avoir dormi du tout. Mais souvent l'amour-propre, aidé de la paresse, Dédaigne les meilleurs avis : De les avoir trop peu fidèlement suivis Je me repends, je le confesse : Et c'est beaucoup pour un Auteur Qu'un aveu fait avec cette candeur. À nos modernes Aristarques Je dois aussi mille remerciements ; Non pour avoir loué mes bien faibles talents, Mais pour m'avoir servi par d'utile remarques. Je veux bien convenir que j'en ai profité, Dût ma sotte véracité Me faire perdre dans l'histoire Mon plus beau titre à la célébrité. Ainsi donc je leur dois une part de ma gloire, Si mon Ouvrage arrive à la postérité. Mon Ouvrage, ai-je dit ? ? Monsieur l'Auteur, de grâce, Un peu plus de sincérité : Même en faisant une préface, il faut dire la vérité. Vous êtes convenu naguères (1) Que vous deviez à Shéridan (2) Des situations, presque tout votre plan, Et vos deux plus beaux caractères : Vous n'êtes pas un simple Traducteur, Et vous avez bien fait ; mais, ne vous en déplaise, Vous n'êtes qu'un imitateur. Pour être fait à la française, Pardonnez si je m'y connais, L'habit que vous portez n'en est pas moins anglais. Il était, j'en conviens, d'une longueur extrême : Vous en avez changé les boutons, le collet, La doublure, la coupe, et vous l'avez refait ; Mais le drap est toujours le même. Je n'en disconviens pas. Je comptais bien aussi À Monsieur Shéridan payer un grand merci, Et de peur que je n'oublie, Car un Auteur ingrat se voit communément, Monsieur Shéridan, je vous prie, De l'agréer en ce moment. Quant au Public, malgré l'usage De mes Confrères les Auteurs, Que je crois en cela menteurs, Ou coupables de persiflage, De mes remerciements pour lui très peu flatteurs, Il n'exigera pas le ridicule hommage : Si cet ouvrage a plu, je prétends à bon droit Que c'est lui, le public, lui-même, qui m'en doit : Car s'il l'eût ennuyé, de sa dure franchise Je connais maint Auteur encore désolé, Et j'en avais grand peur, s'il faut que je le dise, Il m'aurait joliment sifflé. (1) Avant la première représentation, dans le Courier des Spectacles et plusieurs autres journaux. (2) Célèbre Membre de l'Opposition du Parlement d'Angleterre. PERSONNAGES. GERCOUR, ancien tuteur de Valsain et de Florville, tuteur de Julie. MADAME GERCOUR, jeune femme, épouse de Gercour. JULIE, orpheline, pupille de Gercour. SUDMER, marin, oncle de Valsain et de Florville, ami de Gercour. VALSAIN, frère aîné de Florville. FLORVILLE, frère cadet de Valsain. MARTON, vieille servante. LAFLEUR, valet de Valsain. UN DOMESTIQUE DE MADAME GERCOUR. La Scène est à Paris, dans une maison occupée par Monsieur et Madame Gercour, et où logent Valsain et Florville. ACTE I Le théâtre représente le salon de l'appartement de Monsieur et Madame Gercour. SCÈNE I. MARTON, seule, un houssoir à la main, dont elle essuie la cheminée et les meubles. [Note : Houssoir : Balai de houx ou autres branchages, et, le plus souvent, de plumes. [L]]Enfin, grâces au ciel, notre oncle est de retour. Nul ne le sait ici que son ami Gercour, Et moi. Le croirait-on ? Moi, la dépositaire D'un secret important, d'un secret qu'il faut taire ? C'est fort. Mais le destin de Julie en dépend ; Cette chère Julie ! Ah ! Quel aimable enfant ! Belle, bonne surtout, jeune, riche héritière, Elle a tout en partage et n'en est pas plus fière. Qui veut-on pour époux lui donner cependant ? Un sage ! À ce qu'on dit ; un diseur éloquent... Florville est mieux son fait. Il est loin d'être un sage, Celui-là, j'en conviens : mais enfin, à son âge... SCÈNE II. Julie entre rêveuse, Marton ; elle dépose le houssoir et l'emporte en sortant. MARTON, se retournant. Eh bien, Mademoiselle, allons, de la gaîté. JULIE. Ah ! Ma pauvre Marton ! MARTON. Julie, en vérité, Mais vous n'êtes pas sage. Un peu de confiance, Allons, voyons, parlez... Vous gardez le silence ? JULIE. Que te dirai-je ? MARTON. Tout. JULIE. Ne pouvoir estimer Ce qu'on aime ! MARTON. J'entends. JULIE. Et ne pouvoir aimer. MARTON. Ce qu'on estime. Hélas ! JULIE. Que je suis malheureuse ! MARTON. Votre position est vraiment douloureuse. JULIE. Ajoute à tout cela que le cruel Gercour... MARTON. Eh ! Quoi ! Votre tuteur condamne votre amour ? Florville est éconduit. JULIE. Il est trop vrai, ma chère. MARTON. Et Valsain protégé. JULIE. Ce n'est plus un mystère. MARTON. Celui dont les vertus, les belles qualités... JULIE. Les nobles sentiments... MARTON. Un peu trop affectés, Peut-être... JULIE. Mais non pas. Ce qu'il dit est sincère : Il fait beaucoup de bien, et surtout à son frère. MARTON. De qui le savez-vous ? JULIE. De mon tuteur. MARTON. Pardon ; Mais... JULIE. Quoi ? MARTON. Votre tuteur est un homme si bon, Qu'il ne soupçonne pas que la vertu se joue. JULIE. Sa femme en ma présence à chaque instant le loue. MARTON. Elle est, ainsi que vous, bien jeune. JULIE. J'en conviens. Mais tout le monde enfin... MARTON. Est dupe. Je soutiens Qu'il trompe tout le monde ; et j'en aurai la preuve Pas plus tard que ce soir. Nous verrons si l'épreuve... JULIE. Quelle épreuve ?... MARTON, à part. [Note : Motus : expression familière par laquelle on avertit quelqu'un de ne rien dire. [L]]Motus. J'allais tout découvrir. Ah ! Combien à garder un secret fait souffrir ! Haut.C'est que je suis instruite, entre nous, que son frère Forcé de s'acquitter d'une dette usuraire, Doit s'adresser à lui. Nous verrons bien alors... JULIE. Crois qu'il l'obligera sans peine, sans efforts, J'en réponds. MARTON. Nous verrons si son état le touche. JULIE. Va, c'est bien la vertu qui parle par sa bouche. MARTON. Que ne l'épousez-vous, puisqu'il est à vos yeux Si parfait, si sublime, enfin si vertueux ? JULIE. Sans ce fatal amour, sans cette indigne flamme Qui brûle malgré moi dans le fond de mon âme... MARTON. Pour Florville et pour vous, j'en rends grâce au destin. JULIE. J'épouserais, je crois... MARTON. Qui ? JULIE. Son frère Valsain. MARTON. Juste ciel ! JULIE. Il a pris, puisqu'il faut te le dire, Sur ma faible raison un si puissant empire ; Il a tant de vertus... MARTON. Florville a tant d'amour. Gardez votre raison jusqu'à la fin du jour, Et l'on vous prouvera que Florville... JULIE. Est aimable ; Hélas ! Je le sais trop. MARTON. Et non moins estimable. Que Valsain, au contraire... JULIE. Ah ! C'en est trop, Marton. MARTON. Il faut jusqu'à ce soir seulement tenir bon. Gardez en les deux un parfait équilibre : Me le promettez-vous ? Demain vous serez libre. JULIE. Mais dis-moi ?... MARTON. Promettez. JULIE. Fais ce que tu voudras. Chez madame Gercour tu me retrouveras. Elle sort. MARTON. Bon. SCÈNE III. MARTON, seule. Il faut convenir que je l'échappe belle. Trente fois j'ai failli m'échapper devant elle. L'incognito de l'oncle alors n'existait plus. De son retour soudain une fois prévenus, Sous des dehors fardés masquant leur caractère, Ses neveux se seraient empressés de lui plaire : Et ma pauvre Julie en dépit du bon sens, Et surtout par respect pour les beaux sentiments, Eût au sage Valsain été sacrifiée. Non, je ne serai point ainsi contrariée ; Et Florville proscrit peut encor espérer. Mon maître, cependant, tarde bien à rentrer : Il m'a, dans ce salon, ordonné de l'attendre. L'oncle caché là-haut est pressé de descendre. Comme il s'impatiente ! Ah ! Bon dieu, mais voici Notre disgracié. SCÈNE IV. Florville, il entre en sautant, Marton. FLORVILLE. Te voilà seule, ici ? MARTON. Vous arrivez trop tard. J'étais... FLORVILLE, l'embrassant. Que je t'embrasse, D'abord ; tu disais donc ?... MARTON. Avec quelqu'un... FLORVILLE. De grâce, Achève. MARTON. Avec Julie ? FLORVILLE. Ah ! Ne m'en parle pas. MARTON. N'a-t-elle plus pour vous de grâces, ni d'appas ? FLORVILLE. Elle est encor, Marton, plus aimable que belle. Mais je me rends justice et suis indigne d'elle. Tu vois un malheureux, ruiné. MARTON. Ruiné ! FLORVILLE. Sans ressource. MARTON. Faut-il qu'un jeune homme bien né... FLORVILLE. Marton, point de morale. MARTON. [Note : Merci de ma vie : Par forme de serment. Sur la vie, très certainement ou très expressément. [L]]Eh ! Merci de ma vie !... FLORVILLE. Ah ! Ma chère Marton ; Fais que ma Julie De mon oncle Sudmer attende le retour. MARTON. De votre oncle ? Bas.Silence. FLORVILLE. Au nom de mon amour, Car tu sais à quel point je l'aime, je l'adore, Il ne peut pas tarder plus de trois mois encore. Je n'en exige pas davantage, Marton, Pour reprendre le joug de la saine raison. MARTON. Mais à votre tuteur je sais qu'on la demande, Et sans doute Gercour... FLORVILLE. Ah ! Dis-lui qu'elle attende. MARTON. Mais si votre oncle encor tardait à revenir ? FLORVILLE. Mais... Je ne saurais plus, ma foi, que devenir. Chez les juifs autrefois j'étais des plus en vogue ; On me considérait dans chaque synagogue Comme un joli sujet, un homme à ménager. Que les hommes, Marton, sont sujets à changer ! C'est en vain qu'aujourd'hui, je frappe à chaque porte ; Ils ne répondent plus. Le diable les emporte. Hier encor pourtant un ami me parla D'un certain Alexandre à qui je dois déjà, (Quoique jamais je n'aie entrevu son visage ; Mais chez les juifs, Marton, c'est ainsi qu'on s'engage.)Il doit se présenter pour traiter avec moi, Aujourd'hui même. Il va me prêter sur la foi Du retour de mon oncle... MARTON, à part, riant. Ah ! Ah ! FLORVILLE. Quelques centaines [Note : Voici la correspondance entre les monnaies : 1 écu = 3 francs. 1 écu = 3 livres tournois. 1 livre tournois = 20 sols. 1 sol (sou)= 4 liards ou 12 deniers. 1 liard = 3 deniers. 1 pistole = 10 francs ou 10 livres tournois. 1 blanc = 5 deniers. 1 petit sesterce romain = 18 deniers tournois. 1 grand sesterce romain = 1.000 petis sesterces, (25 écus environ). 1 louis d'or = 11 livres. ]De pistoles. MARTON. J'en vois déjà plusieurs douzaines Passer entre les mains du premier intrigant Qui viendra près de vous à titre d'indigent : Et le reste, ce soir, deviendra l'apanage Des joueurs, des... Je n'ose en dire davantage. FLORVILLE. Marton, point de morale, ou brouillés à jamais. MARTON. En parlant de morale, et pourquoi désormais N'emprunteriez-vous pas à Valsain votre frère ? FLORVILLE. Non, non, ce sera là ma ressource dernière. MARTON. Dites, dites plutôt que vous ne voulez pas Épuiser ses bienfaits. FLORVILLE. Ses bienfaits ! En tous cas, Ce serait le premier. MARTON. Cependant on assure... FLORVILLE. Je n'en suis pas fâché ; mais la vérité pure Est que je n'ai pas mangé depuis l'heureux moment Où je fus de mes droits usant et jouissant, Que le bien de mon père et celui de ma mère, Et celui d'une vieille arrière-douairière, Qui s'avisa jadis d'avoir du goût pour moi. De plus, je reconnais avoir reçu de toi, Mon cher oncle, en billets endossés du Bengale, Quelque dix mille écus pendant cet intervalle. De plus, j'ai dépensé, je ne sais trop à quoi, Hui à dix mille francs que même encor je dois, Et dont cet Alexandre, un peu juif dans son style, M'a fait faire, je crois, un billet de vingt mille. Voilà l'état au vrai de mon bien. Vois, veux-tu Me prêter de l'argent sur ce bel aperçu ? MARTON. Tout ce que j'ai... FLORVILLE. Charmante, en vérité, charmante. Non, non, je n'en veux pas. C'est au trente et quarante Où je suis attendu, que je vais de ce pas Chercher à me tirer de mon triste embarras. Si je gagne, voilà ma fortune assurée. J'acquitterai d'abord une dette sacrée Dont je ne parle pas, et quant à cet argent Que tu viens de m'offrir si généreusement, Je te le garantis, Marton, sans perte aucune, À quatre cents pour cent placés sur ma fortune À venir. MARTON. Non, Monsieur. FLORVILLE. Nul juif de mes amis Ne t'en aurait donné, ma chère, un si bon prix. MARTON. Je ne veux plus, monsieur, quoique vous puissiez dire, Que vous me donniez rien, vous n'y pourriez suffire. Tout ce que je possède est à vous, je le dois... FLORVILLE, lui fermant la bouche avec la main, et l'embrassant. Adieu, Marton. SCÈNE V. Les mêmes, Valsain. VALSAIN. Mon frère, ah ! Si d'autres que moi Vous surprenaient ?... Est-on de cette extravagance ? FLORVILLE. Je lui prouve ma joie et ma reconnaissance. VALSAIN. [Note : Traduction de la location latine : O tempora, O mores.]Ô temps ! Ô moeurs ! MARTON. Cela ne vous regarde point. FLORVILLE. Elle a raison, mon frère, entre nous. VALSAIN. À ce point Se manquer à soi-même ! Ô jeune homme ! Jeune homme ! MARTON. Êtes-vous donc si vieux. À part.Sa sagesse m'assomme. VALSAIN. À tout âge l'on peut et l'on doit bien peser... FLORVILLE, s'en allant en sautant. À tout âge, l'on peut et l'on doit s'amuser. SCÈNE VI. Valsain, Marton. VALSAIN. Toujours jeune, étourdi... Mais vous, vous sa complice, Marton. MARTON. Voyez l'horreur ! Bas.Il me met au supplice. Haut.Vous sortez bien matin ? VALSAIN. Mon respectable ami Le bon Gercour est-il en ce moment chez lui ? MARTON. Non. Madame est chez elle, elle sera charmée... Sans doute de vous voir. VALSAIN. Moi ! Qu'à sa renommée J'ose attenter ainsi ? MARTON. Quoi ? VALSAIN. Que, Gercour absent Je me permette ?... MARTON. Eh ! Bien ? VALSAIN. Le monde est trop méchant. MARTON. Votre délicatesse, à vrai dire, est extrême ; C'est manquer à la fois à Madame, à vous-même, Et j'ose dire encor, à Gercour, à ce bon Ce respectable ami. VALSAIN. J'aimerais mieux, Marton, Me priver de la voir pendant toute ma vie, Quoiqu'elle soit aimable et surtout fort jolie, Que de porter ombrage ou de causer enfin À mon meilleur ami le plus léger chagrin. Tu sais, ainsi que moi, qu'à la mort de mon père, Il daigna m'en servir aussi bien qu'à mon frère ; Qu'il prit de tous nos biens l'administration, Et voulut diriger notre éducation. Il faudrait que je fusse un monstre bien infâme Pour oser faire naître un soupçon sur sa femme. MARTON. Vous mettez à cela tant d'affectation, Que l'on croirait... VALSAIN. Je suis en contradiction Avec les moeurs du siècle. Eh bien ! Je m'en fais gloire ; À la délicatesse on peut plus ou moins croire ; Mais la vertu, l'honneur ont pour moi tant d'appas... MARTON, apercevant Gercour. Voici mon maître. GERCOUR avec un geste d'intelligence, à Marton. Sors, mais ne t'éloigne pas. Marton sort. SCÈNE VII. Gercour, Valsain. GERCOUR. Enfin votre santé me semble un peu meilleure, Cher Valsain. Vous sortez ce matin de bonne heure ? C'est sûrement pour faire une bonne action. VALSAIN. Ou plutôt pour commettre une indiscrétion. GERCOUR. En seriez-vous capable ? VALSAIN. Oui, dans le sens du monde. Est-il rien d'excellent qu'aujourd'hui l'on ne fronde ? Je vais faire un ingrat. GERCOUR. Je l'avais deviné. VALSAIN. Mais enfin il suffit qu'il soit infortuné. GERCOUR. Votre âme bienfaisante... VALSAIN. En fut souvent punie. GERCOUR. Je vous plains. VALSAIN. Non. C'est là le bonheur de ma vie. Le sage en ses désirs est toujours limité, Il réserve pour lui la médiocrité. Généreux avec choix et bienfaiteur modeste, Il donne sans regret, et vit content du reste. L'argent est un engrais par l'avare perdu, Et qui ne fait nul bien, s'il n'est pas répandu. S'il garde cette boue en son coffre enfermée, C'est un larcin qu'il fait à la terre affamée. GERCOUR. Je ne puis qu'admirer ces nobles sentiments ; Mais dans ce monde-ci, plein d'ingrats, de méchants, Vous connaîtrez un jour comme tout se gouverne : Revenons cependant à ce qui vous concerne. Julie... VALSAIN. Espérez-vous ? GERCOUR. Je viens vous en parler. VALSAIN. Eh bien ? GERCOUR. Eh bien, mon cher, je ne puis vous celer... VALSAIN. Qu'elle ne m'aime pas. GERCOUR. Mais elle vous révère. VALSAIN. Ma morale pour elle est un peu trop sévère. GERCOUR. Mais non pas. Sa morale est très sévère aussi. Vous vous convenez fort. VALSAIN. Vous le croyez ainsi. L'hymen ne peut unir deux mêmes caractères ; Il aime à disputer, il lui faut des contraires. Au physique, au moral, cette observation Ne m'a presque jamais offert d'exception. L'homme vif est l'époux d'une femme indolente ; De l'indolent mari la femme est turbulente. L'ignorante recherche un savant pour époux, La savante aime un sot, et la sage un jaloux. La querelleuse trouve un mari pacifique, La folle un taciturne. Et voyez au physique. Notre voisin Oronte a le corps contrefait ; Il est goutteux, petit, vieux, et surtout fort laid ; Sa femme est grande, jeune, et jolie, et bien faite : Il n'avait rien pour plaire, il plut à la coquette. Dans ses goûts, dans ses jeux, et dans ses passions, Le sexe aime surtout les contradictions. GERCOUR. Ah ! Vous vous amusez. Julie... VALSAIN. Est jeune encore. GERCOUR. Cependant vous l'aimez ? VALSAIN. Oui, Gercour, je l'adore ; Et si je n'écoutais que la voix de mon coeur, J'oserais vous presser... GERCOUR. Mais je suis son tuteur ; Elle doit m'obéir. VALSAIN. Un tuteur est un père, Je le sais, mais peut-être aime-t-elle mon frère. GERCOUR. Non, croyez-moi, Valsain, vous êtes dans l'erreur ; Vous seul vous pouvez faire, et ferez son bonheur. Il est trop ridicule aussi qu'elle balance. VALSAIN. N'allez pas, mon ami, lui faire violence. GERCOUR. Mais vous ne faites pas assez assidument Votre cour à ma femme, et voilà mon tourment. Je serais bien plus fort pour vaincre la rebelle, Si je pouvais agir de concert avec elle. Mais vous la négligez. Les femmes n'aiment pas Qu'on les néglige ; il faut des soins plus délicats. Je la soupçonne fort, on le dit par la ville... VALSAIN. Quoi ? GERCOUR. De vous desservir auprès de ma pupille. Voyez-la plus souvent. VALSAIN. C'est votre faute aussi, Si je ne la vois pas, mon respectable ami. Je le dis franchement, votre femme est légère, Et vous la laissez libre. À son âge on veut plaire ; De la mode nouvelle affichant les excès, Elle veut être grecque au milieu des Français. Sa parure, d'ailleurs, à ce goût assortie, Fait, je l'avoue, un peu rougir la modestie. L'homme qui se respecte, et garde au fond du coeur Quelques débris encor de l'antique pudeur, [Note : Aspasie : Aspasie de Milet était une belle et spirituelle Courtisane qui devint la femme de Périclès.]S'éloigne avec regret, et de nos Aspasies, Déplore en gémissant les brillantes folies. GERCOUR. C'est la mode, mon cher, ce grand mot-là dit tout. Je ne peux pas m'y faire ; et sur ce nouveau goût, Je viens d'avoir encore une scène avec elle ; Vous m'en épargnerez peut-être une nouvelle. Voyez-la donc vous-même, et dites-lui... VALSAIN. Comment ? Vous pourriez jusques-là me croire inconséquent ? Vous êtes mon ami, je vous ouvre mon âme ; Mais je ne voudrais pas que jamais votre femme Pût soupçonner... Ceci n'est que de vous à moi : S'ouvrir à son ami, c'est penser avec soi. GERCOUR. Prenez-y garde au moins, Valsain, je vous supplie, Sans elle, je ne puis répondre de Julie. VALSAIN, en s'en allant. Il me suffit d'avoir votre consentement. Votre amitié surtout. Lui prenant la main. SCÈNE VIII. Gercour, Marton. GERCOUR. Ce jeune homme est charmant. Cependant je voudrais que son âme inflexible, Pour madame Gercour fût un peu plus sensible. Que son oncle sera surpris et satisfait De serrer dans ses bras un neveu si parfait ! Il appelle.Marton... Débarrassé de l'un et l'autre frère, Je veux faire paraître, en sûreté, j'espère... Marton paraît.Va mettre en liberté notre cher prisonnier... MARTON. Qui depuis plus d'une heure a bien dû s'ennuyer. Elle sort. GERCOUR, seul. C'est lui qui l'a voulu. Ma femme, ni Julie, Ne le connaissent pas, ne l'ont vu de leur vie. C'étaient donc pour Florville et Valsain ses neveux. Quand il partit pour l'Inde, ils étaient tous les deux Si jeunes ! Moi je crois tout à fait impossible, Qu'après plus de quinze ans... SCÈNE IX. Gercour, Sudmer, Marton. SUDMER. Vous êtes donc visible, Enfin ? GERCOUR. Vous craignez tant, vous, d'être reconnu Par des gens qui jamais ne vous ont aperçu ? SUDMER. Mais Florville et Valsain, quand je quittai la France N'étaient plus des enfants. GERCOUR. On l'est encor, je pense, À six ans. SUDMER. Soit. Eh bien, l'un d'eux est, m'a-t-on dit, Un libertin, sans moeurs, sans argent, sans crédit. GERCOUR. Hélas ! Mon cher ami, je n'y saurais que faire : Florville est ruiné ; mais Valsain, au contraire... SUDMER. Florville est ruiné ? Ce n'est pas un grand mal. Je le crois même un bien. GERCOUR. Il est original. Quoi ! Mais vous plaisantez ? SUDMER. [Note : D'honneur : d'honeur ; sur mon honeur : espèces d'interjections et de sermens. [FC]]Non, d'honneur. La jeunesse A besoin de leçons. La meilleure sagesse Est celle qui succède à la folie. GERCOUR. Allons, Messieurs les jeunes gens, écoutez ces leçons ; Vous n'aurez pas de peine à les suivre, j'espère. SUDMER. Vous vous souvenez bien de feu mon pauvre frère ; Tu t'en souviens, Marton, il était bon, humain, Sensible, vertueux. MARTON. Oui, rien n'est plus certain. SUDMER. Il fut comme Florville à la fleur de son âge. GERCOUR, vivement. Il fut comme Valsain, quand il devint plus sage. Sudmer, je connais mieux ces jeunes gens que vous ; Rien ne m'est échappé, leurs passions, leurs goûts. J'en devins le tuteur à la mort de leur père ; Alors je dévoilai leur âme toute entière. Ajoutez que logeant dans la même maison, J'ai suivi les progrès de leur jeune raison ; Que toujours près de moi, sous un masque hypocrite, L'un ni l'autre n'a pu déguiser sa conduite. SUDMER. Vous le croyez ainsi. Sur ces deux jeunes gens, Mon cher, nous différons d'avis, de sentiments. Daignez vous rappeler notre correspondance, Je vous dois et le bien et le mal que j'en pense. Eux-mêmes, bien souvent, m'ont dévoilé leurs coeurs. De Valsain vous vantez la sagesse, les moeurs ; Mais dussé-je, mon cher, vous causer du scandale, Son style épistolaire est trop plein de morale. Florville, m'avez-vous écrit plus de cent fois, Ne prend aucuns partis, ne veut aucuns emplois. Votre attente sur lui se voit toujours trompée, Il quitte tour à tour et la robe et l'épée. Frivole dans ses voeux, volage en ses désirs, Il n'a qu'un goût constant, c'est celui des plaisirs. Et quel goût voulez-vous qu'il ait donc à son âge ? Celui de la retraite ? En vérité, j'enrage, Quand je vois qu'on exige à vingt ans tout au plus D'un rigide Caton les austères vertus. Je vois tout autrement ; la jeunesse bouillante Doit jeter à vingt ans le feu qui la tourmente ; À vingt-cinq, plus ou moins, arrive la raison, Et la sagesse enfin dans l'arrière saison. Cette progression est bien dans la nature, Vous l'avouerez. GERCOUR. Le reste est facile à conclure. Ainsi donc, vous pensez qu'on ne peut en effet, À son âge... SUDMER. Oui, mon cher, être un homme parfait. Je redoute, je fuis qui cherche à le paraître, Et je soutiens qu'il est impossible de l'être. GERCOUR. Quoi ! Sans exception ? SUDMER. Oui. GERCOUR. C'est-à-dire peu. J'en connais une, moi. SUDMER. Qui ? GERCOUR. Votre autre neveu. SUDMER. Ce jeune homme charmant, qui parle avec emphase, Et de grands sentiments embellit chaque phrase ? GERCOUR. Vous riez ? Mais vous-même entendrez aujourd'hui Comme chacun l'admire et parle bien de lui. SUDMER. On l'admire ! Tant pis : oui, vous avez beau rire, Je n'aime point ces gens que tout le monde admire, Dont l'engouement public fait souvent tout le prix. Franchement dites-moi, comment a-t-il acquis Le droit d'être admiré, chéri de tout le monde ? Il faut qu'il en ait fait une étude profonde ; Toutes sortes de gens sont donc par lui prisés, Des sots et des méchants les vices encensés ? Tenez, mon cher Gercour, mon âme est alarmée De ses beaux sentiments et de sa renommée. Dans la seule vertu trouvant assez d'appas, Le sage la pratique, et ne l'affiche pas. Jamais d'un noble coeur la dignité sévère N'a fléchi bassement... GERCOUR. J'aime votre colère. Quoi donc ! En voulez-vous à ce pauvre Valsain, Parce qu'il est aimé de tout le genre humain ? MARTON. De tout, c'est un peu fort. GERCOUR, à Marton. Tais-toi. MARTON. Défunt mon maître Était homme de sens, et devait s'y connaître. Quand j'entends, disait-il, dans la société, Quelqu'un vantant trop haut sa rare probité, De cet homme de bien redoutant les approches, Je mets tout aussitôt mes deux mains sur mes poches. SUDMER. Vous voyez que Marton pense assez comme moi. GERCOUR. Vous êtes prévenu, voilà ce que je vois. SUDMER. Point du tout. Mais je suis d'une franchise rare. GERCOUR. Valsain n'est pas joueur. SUDMER. Il est peut-être avare. GERCOUR. Il ne boit que de l'eau. SUDMER. Tant pis, en vérité. Les gens faux sont amis de la sobriété. GERCOUR. Il fuit les femmes. SUDMER. Bon. GERCOUR. Oui, ma femme elle-même. SUDMER. Votre femme ? GERCOUR. Est comprise aussi dans l'anathème. SUDMER. J'en suis fâché pour vous. Et Florville ? GERCOUR. En deux mots, Vous allez le connaître. Il a tous les défauts ; Il n'aime que le jeu, les femmes et la table. SUDMER. Oui ; mais par-dessus tout, certain objet aimable, Qu'on appelle Julie, et que vous connaissez ; N'a-t-elle pas sur lui des droits plus prononcés ? GERCOUR. Oh ! Oui, je sais fort bien qu'il la trouve adorable ; Qu'il veut l'épouser ; mais ? je suis inexorable ; Je la donne à Valsain. SUDMER. Elle y consent ? GERCOUR. Non pas. SUDMER. Et vous la contraindrez ? GERCOUR. Mais, c'est bien là le cas. Julie épouserait un libertin semblable ? SUDMER. Si d'aucune action basse ni méprisable, On ne peut l'accuser, ma foi, je l'avouerai, Je sens que de bon coeur je lui pardonnerai. GERCOUR. Mais son frère... SUDMER. Son frère ! Il est beaucoup trop sage. Je hais les précepteurs, surtout ceux de son âge ; Mais je suis à l'erreur, comme un autre, sujet, Gercour, je tiens toujours à mon premier projet. Éprouvons-les tous deux. Je n'ai point de système ; Cependant permettez que jugeant par moi-même... GERCOUR. C'est fort juste. SUDMER. En ce cas ayez bien soin tous deux De cacher mon retour à messieurs mes neveux. N'allez pas à Valsain... GERCOUR. Je puis tout vous promettre. Sans craindre de lui nuire ou de le compromettre. Toi, ne va pas, Marton, révéler nos secretsÀ notre ami Florville. MARTON. Allez, dormez en paix. J'ai remporté sur moi, Monsieur, une victoire, À couvrir à jamais tout mon sexe de gloire. ACTE II SCÈNE I. Gercour, Marton. GERCOUR. Tu dis qu'il va descendre ? MARTON. Oui, Monsieur, à l'instant. Il lisait un gros livre. GERCOUR. Et notre oncle ? MARTON. Il m'attend, Pour répéter ensemble un petit bout de rôle Relatif à l'objet. GERCOUR. Sudmer est vraiment drôle. Comme il sera, Marton, ce soir, humilié ! Du doute injurieux... C'est à faire pitié ! L'éprouver... Éprouver Valsain, la vertu même ! Qu'il éprouve, s'il veut, ce Florville qu'il aime, Et qui, si je t'en crois, n'a pas un seul défaut. MARTON. J'entends monsieur Valsain, je retourne là-haut. SCÈNE II. Gercour, Valsain. GERCOUR. Toujours à méditer ! VALSAIN. J'en ai pris l'habitude. GERCOUR. À vos livres savants, aux beaux-arts, à l'étude, Faudra-t-il donc toujours vous arracher ? VALSAIN. Les livres sont plus sûrs que les hommes, mon cher. GERCOUR. Ah ! Je les connais bien ; mais, mon ami, les femmes... VALSAIN. On les aime toujours malgré les épigrammes. GERCOUR. Mais la mienne me fait enrager, et je crains... Qu'un jour... Mon cher ami, sauvez-moi des chagrins ; Daignez la voir. Il faut qu'un conseil charitable... VALSAIN. Je vous l'ai déjà dit. Elle est jolie, aimable, Mais je ne la vois point ou fort peu : de beaux traits, Des grâces, n'ont pour moi que de faibles attraits. GERCOUR. Mais vous la rencontrez quelquefois chez Mélise ? VALSAIN. Quelquefois. Voulez-vous, mon cher, que je vous dise ? Je finirai, je crois, par n'y plus retourner. GERCOUR. Pourquoi donc ? Il vaut mieux... VALSAIN. Je me tue à donner Des conseils : des plaisirs on m'impute la haine ; Je perds à les prêcher et mon temps et ma peine. Je vais en général dans le monde fort peu ; Je hais la médisance, et n'aime pas le jeu. Ma jouissance à moi paraît triste et bornée ; Mais je suis, j'en conviens, content de ma journée, Quand j'ai pu conquérir une âme aux bonnes moeurs. Qu'importent après tout les discours des railleurs ? Le bonheur véritable est dans le fond de l'âme. GERCOUR. C'est ce que je voudrais que sentit bien ma femme. Elle en est encor loin, Valsain, mais voyez-la ; Par vos sages conseils elle se guidera, J'en suis sûr. Elle est jeune, elle n'est pas coupable. Je craindrais de me rendre à ses yeux haïssable, En la contredisant toujours ; mais un ami Peut, sans rien hasarder, faire plus qu'un mari. VALSAIN. Eh bien, je la verrai ; mais je vous le confesse, Cela me coûte un peu. GERCOUR. L'amitié vous en presse. VALSAIN. Allons, je la verrai, vous dis-je. GERCOUR. En ce moment, Vous la rencontrerez chez elle assurément ; Je viens de l'y laisser, disant mille infamies De son prochain avec quelques bonnes amies, Dont elle aura grand soin d'en dire tout autant Avec d'autres, ce soir, ou même en les quittant. VALSAIN. Avec elle, en ce cas, je serai fort sévère ; Car, je vous en préviens, dussé-je lui déplaire, La franchise est, Gercour, ma première vertu. GERCOUR. Vous ne lui direz pas qu'ici vous m'avez vu. VALSAIN. Je m'en garderai bien ; fiez-vous à mon zèle. GERCOUR. Je sors. Non. Demeurez. VALSAIN. Je vais entrer chez elle. SCÈNE III. VALSAIN, seul. Profitons du moment. Ah ! Madame Gercour, Il ne suffit donc pas qu'on vous fasse la cour. Ah ! Vous voulez me nuire ? Il faut donc qu'on vous adore ; Je vous adorerai, qu'exigez-vous encore ? Entrons... SCÈNE IV. Valsain, Julie, traversant le théâtre est arrêtée par Valsain. VALSAIN. Belle Julie, arrêtez un moment. Au nom de la vertu qui vous sert d'ornement, J'oserai dire, au nom d'un sentiment plus tendre ; Ah ! Daignez m'écouter ! JULIE. Valsain, je viens d'entendre Ce que la calomnie a de plus odieux. VALSAIN, l'interrompant vivement. Et l'immortalité de plus pernicieux. Vous sortez, je le vois, de chez votre tutrice. JULIE. Faut-il en l'avouant, hélas ! Que j'en rougisse ! Elle est à sa toilette : un cercle fort bruyant L'environne. VALSAIN. D'abord, rien n'est plus indécent. Hélas ! Elle a perdu par son extravagance La première vertu des femmes, la décence. Vous avez dû voir là... JULIE. Mélise, Arsinoë... VALSAIN. Célimène, sans doute, et la jeune Chloë. JULIE. Justement. VALSAIN. Je connais leur sotte impertinence. JULIE. Leur langue, intarissable en traits de médisance, Se moque d'un époux de sa femme amoureux, De l'infidélité fait l'éloge pompeux, Et débite en riant cent sottises pareilles, Qu'on pouvait épargner du moins à mes oreilles. VALSAIN. D'un coeur chaste, grand Dieu ! Souiller la pureté !... Heureux pour vous l'instant par moi tant souhaité, Où serrant les liens d'un hymen convenable, Vous ferez le bonheur d'un mortel estimable, Dont les vertus, les moeurs, l'esprit liant et doux S'imposeront la loi d'écarter loin de vous Ce qui pourrait troubler par un souffle coupable L'innocence et la paix de votre âme adorable. JULIE, à part. Florville ! Ah ! Malheureux, que ne puis-je à ces traits... Haut.Dans le monde, Valsain, il est peu de portraits Ressemblants à celui que vous venez de peindre. VALSAIN. N'en fut-il qu'un, Julie... JULIE. Et ne sait-on pas feindre ? VALSAIN. On peur feindre un moment, une heure, un jour entier, Mais je ne vois rien là qui vous puisse effrayer. Qu'un jeune libertin, chargé d'énormes dettes, Ne pouvant les payer après les avoir faites, Pour un objet divin feigne beaucoup d'amour, Et fasse à sa fortune assidument la cour, On conçoit bien qu'il puisse un instant se contraindre ; Mais le moment d'après il cesse d'être à craindre. Il retombe bientôt par ses mauvais penchants Dans la carrière ouverte à ses déportements ; Il fuit dans son humeur inquiète et légère, La bonne compagnie à son goût étrangère : D'autant plus malheureux, qu'après avoir connu Le bonheur que l'on goûte au sein de la vertu, Il prouve qu'à jamais... JULIE. Vous êtes bien sévère. VALSAIN. C'est que la vertu seule a le droit de me plaire ; Que la moralité fait tout. JULIE, à part. Il a raison... Malheureuse ! VALSAIN. Courage. Elle s'émeut. JULIE, voulant se retirer. Pardon. VALSAIN, la retenant. Un hymen vertueux peut seul charmer la vie ; Vous ne répondez pas... Adorable Julie... Vous m'avez entendu... Je tombe à vos genoux. Ciel ! Madame Gercour ! JULIE, en fuyant. Ô Dieu ! Relevez-vous. SCÈNE V. Valsain, Madame Gercour. MADAME GERCOUR, s'arrêtant au milieu du théâtre. Il faut en convenir, l'attitude est étrange, Je ne m'attendais pas... VALSAIN, à part. Donnons ici le change. MADAME GERCOUR. Vous aimez donc Julie ? On m'en avait parlé. VALSAIN. Vous ne le croyez pas ? MADAME GERCOUR. Vous paraissez troublé. Cependant... VALSAIN. Moi ! Troublé ? MADAME GERCOUR. De plus, cette attitude Où je viens de vous voir, l'extrême solitude Où vous étiez tous deux, sa fuite de chez moi... VALSAIN. Vous m'en remercierez quand vous saurez pourquoi. MADAME GERCOUR. Comment ! D'aimer Julie, une petite sotte... VALSAIN. Elle joue à ravir le rôle d'idiote ; Mais elle ne l'est pas, c'est moi qui vous le dis : C'est un petit serpent, je vous en avertis. Vous saurez entre nous qu'elle adore mon frère. MADAME GERCOUR. Je sais qu'il l'aime, lui. VALSAIN. Comme il ne la voit guère, Ce qui tout simplement prouve peu de retour, Elle s'est figuré qu'il vous faisait la cour, Et que ce seul motif... MADAME GERCOUR. Quoi ! Cette calomnie... VALSAIN. Et dans son désespoir, l'innocente Julie Menaçait de s'en plaindre. MADAME GERCOUR. Ah ! Quelle indignité ! VALSAIN. Je vous vois compromise. Agité, tourmenté... Je ne vois plus que vous... je la presse... conjure... Je tombe à ses genoux, pour que cette imposture, Qu'elle eût à votre époux débitée aujourd'hui, Ne troublât le repos ni de vous, ni de lui. Elle me l'a promis. MADAME GERCOUR. Et moi, je dois vous dire Qu'elle vous a trompé... car elle a su l'instruire... VALSAIN. Elle sort à l'instant, et n'a pas vu Gercour. MADAME GERCOUR. Enfin, pour votre frère il me croit de l'amour, J'en suis certaine. VALSAIN. Eh ! Mais c'est une frénésie. MADAME GERCOUR. Il m'excède, en un mot, avec sa jalousie, Et je désirerais qu'il voulût consentir À lui donner Julie. VALSAIN. À ne vous point mentir, Je crois que ce serait une voie assurée Pour ramener au bien sa jeunesse égarée. MADAME GERCOUR. Ce mariage aurait votre consentement ? VALSAIN. Très certainement, oui. À part.Non, très certainement. Haut.Mais dites-moi, comment en connaissant mon âme, Avez-vous pu penser que je l'aimais, Madame ? MADAME GERCOUR. Mais elle est très jolie. VALSAIN. À la bonne heure. Mais, Sans les grâces, que sont les plus brillants attraits ? Et vous-même, Madame, oui, vous que la nature Enrichit de ses dons prodigués sans mesure ; Vous dont l'esprit charmant, la sensibilité, Les grâces, les talents animent la beauté, Sans tous ces dons par qui vous êtes embellie, Vous ne seriez au plus qu'une femme jolie. MADAME GERCOUR. D'ailleurs, elle est fort riche. VALSAIN. On le dit, je le crois ; Mais cela suffit-il pour diriger un choix ? MADAME GERCOUR. Mais lorsque je repasse en secret ma conduite... Je n'ai jamais reçu qu'une seule visite De Florville... Comment ? VALSAIN. De messieurs les époux, Telle est la bonne foi, soit dit, bien entre nous. Tout comme un autre, moi, j'ai de la calomnie Ressenti le poison mille fois dans ma vie. J'en ai beaucoup souffert : c'était un grand tourment Pour moi d'être accusé quand j'étais innocent. MADAME GERCOUR. C'est une chose affreuse. VALSAIN. Et qui n'est pas fort neuve. Tenez, j'en suis moi-même en ce moment la preuve. Votre mari, Madame, a confiance en moi, Entière confiance, et me la doit je crois. Son âge, ses bienfaits, son amitié sincère, Lui donnent sur mon coeur tous les titres d'un père. Cependant, je vous vois rarement ; et pourquoi ? C'est qu'il m'est revenu, qu'on me soupçonnait, moi, Moi, l'ami de Gercour, j'ose dire le vôtre, Suspendant un peu son débit.D'être l'amant de l'une, et... coupable envers l'autre. [Note : Controuver : Inventer une chose fausse. [L]]Vous dirai-je combien de discours controuvés... MADAME GERCOUR. Mais, ces bruits jusqu'à moi ne sont pas arrivés. VALSAIN. J'ai cessé de vous voir, ils sont tombés d'eux-mêmes ; Mais j'ai pensé souvent à quels chagrins extrêmes Vous aurait exposée un bruit injurieux, Si je n'eusse, sur vous n'osant lever les yeux, Renoncé quelque temps à vous voir dans le monde. Des hommes quelque soit la malice profonde, Encore leur faut-il des motifs apparents Pour leur donner le droit d'être à leur gré méchants. Florville entre chez vous, et sur le champ Florville Passe pour votre amant. Il serait inutile De vouloir faire entendre aux calomniateurs, Qu'un jeune écervelé sans conduite et sans moeurs, Ne peut en aucun cas à votre confiance Avoir le moindre droit. MADAME GERCOUR. Sans blesser la décence, Ne puis-je voir personne ? VALSAIN, avec profondeur. Il vous faut un ami Sage et dans la vertu dès longtemps affermi, Dont la moralité soit connue, assurée, Pour qui vous ne cessiez jamais d'être sacrée. MADAME GERCOUR. Ah ! Vous avez raison. VALSAIN. Voilà le vrai bonheur ; Mais il n'existe pas avec le déshonneur. Il faut donc nous soustraire aux propos de l'envie, Aux rapports indiscrets qui tourment la vie. Vous ne pouvez douter à quel point votre honneur M'est cher, m'est précieux : vous savez que mon coeur Aime encor la vertu plus que ma tendre amie. Il lui prend la main.Évitons, croyez-moi, les regards de Julie. Vous savez ce que peut un coeur jaloux, méchant... Pour moi, je la fuirai... que mon appartement... Il s'aperçoit que ce mot blesse. Adoucissant sa voix.Que ma bibliothèque... MADAME GERCOUR. Ô ciel ! Qu'osez-vous dire ? VALSAIN. Mais si vous y venez, c'est pour causer et lire. On ne peut pas chez vous cultiver l'amitié, Sans courir le danger d'être calomnié. Chez moi, nous échappons aux langues médisantes ; Tranquilles, nous ferons des lectures charmantes. Vous n'avez jamais lu Socrate, ni Platon, Je le gagerais bien, ce n'est pas du bon ton. Confucius, Plutarque, Épictète, Sénèque, Tous ces grands hommes sont dans ma bibliothèque. On va de l'un à l'autre, on les compare, on lit, Puis on laisse le livre, et puis on réfléchit. Sentez-vous ?... SCÈNE VI. Les mêmes, un Laquais. LE LAQUAIS, remettant une lettre. De la part de Madame Mélise. VALSAIN, à part. Que je hais les fâcheux ! MADAME GERCOUR. Permettez que je lise. LE LAQUAIS. On attend la réponse. VALSAIN, vivement. Attendez un moment. MADAME GERCOUR. Non, non, je vais rentrer dans mon appartement. Cette lettre demande une réponse prompte. Vous verra-t-on ce soir chez Mélise. VALSAIN. J'y compte. À mi-voix.Mais il faut que ce soit avec discrétion. SCÈNE VII. VALSAIN, seul. Remettons à ce soir la déclaration. Tout va bien : cependant, à mes projets contraire, Notre chère Marton favorise mon frère. Pourquoi ? Je n'ai pas fait tout ce que j'aurais dû. D'un jour à l'autre ici mon oncle est attendu ; Il la connaît du temps qu'elle était chez mon père... Enfin elle pourrait m'être nécessaire. Bon, la voici. SCÈNE VIII. Valsain, Marton. VALSAIN, à Marton qui entre et qui va pour sortir. Marton... À part.Faisons-lui notre cour. MARTON. Je venais pour parler à votre ami Gercour. Je croyais le trouver ici. VALSAIN. Depuis une heure Au moins, il est sorti. MARTON. Je reviendrai. VALSAIN, la retenant. Demeure. MARTON, voulant toujours sortir. Mais, mon maître, Monsieur. VALSAIN, la retenant. Il fait grand cas de toi. MARTON. Il faut que je lui parle. VALSAIN. Il me l'a dit à moi. MARTON. Mais... VALSAIN. Je suis son ami beaucoup plus que son maître. MARTON. À ses bontés, Monsieur, je dois le reconnaître. VALSAIN. De toi, chère Marton, j'en pense tout autant. « C'est un rare trésor ». MARTON. Mon coeur reconnaissant... VALSAIN. Pour toi, chère Marton, crois que je peux tout faire. MARTON. Monsieur, faites plutôt pour Monsieur votre frère Un effort généreux dont il a grand besoin. Il est dans l'embarras. VALSAIN. T'a-t-il donné le soin De venir me parler ? MARTON. Non, Monsieur, mais je l'aime. VALSAIN. Mais tu m'aimes aussi. Que ne vient-il lui-même ? Ce que j'ai déjà fait dans mille occasions... Je ne me vante pas des bonnes actions... MARTON, à part. Comme il ment, l'hypocrite ! Haut.Il est honteux, peut-être. VALSAIN. Il a tort, en tous cas, il devrait me connaître ; Ne suis-je pas son frère ? MARTON. Il est vrai. VALSAIN. Son ami ? MARTON. C'est que... VALSAIN. L'ai-je jamais satisfait à demi ? MARTON. Ses créanciers... VALSAIN. Eh bien ? MARTON. Sont si nombreux. VALSAIN. Encore À combien peut monter la somme ? MARTON. Je l'ignore. VALSAIN. Mais enfin à peu près ? Si ce qu'il peut devoir N'excédait pas, Marton, mon médiocre avoir... MARTON. Eh bien ?... VALSAIN. Sans hésiter, je te dirais, envoie Ses créanciers chez moi ; ce serait avec joie. MARTON. Monsieur, je suis vraiment charmée. VALSAIN. Et de quoi ? MARTON, à part en sortant. Non.Je n'aurais jamais cru qu'il eut le coeur si bon. VALSAIN, l'arrêtant. Florville n'aura pas, Marton, l'âme assez dure Pour rompre des liens formés par la nature. C'est de moi seul qu'il doit accepter des bienfaits. MARTON, lui échappant. Oh ! Que nos créanciers vont être satisfaits. SCÈNE IX. VALSAIN, seul. Je la tiens. Si pourtant... Oh ! Rien n'est moins probable, Puis, mon frère n'est pas assez déraisonnable... SCÈNE X. Valsain, Florville. FLORVILLE, se frottant les mains. Mon frère, voulez-vous me prêter de l'argent ? VALSAIN. Vous me prenez, mon frère, en un mauvais moment. D'honneur, je n'en ai pas. FLORVILLE. Ce contretemps m'afflige. Vous n'avez point d'argent ? VALSAIN. Je n'en ai pas, vous dis-je. FLORVILLE. Eh ! Qu'en faites-vous donc ? Vous ne dépensez rien ; Accumuleriez-vous ? Ce ne serait pas bien. VALSAIN. Ah ! Je vous reconnais, voilà de votre style. FLORVILLE. Tous les jours vous dînez, et vous soupez en ville, Tous les matins chez vous vous demeurez planté, Vous passez tous les soirs dans la société ; Vous n'êtes pas joueur : une femme jolie N'a jamais égaré votre philosophie. Partant point de dépense. VALSAIN. Ah ! Que vous êtes fin ! Parce que je ne suis joueur, ni libertin, J'accumule mon bien et n'en fais pas usage, Vous allez voir que c'est un défaut d'être sage. FLORVILLE. En tout cas ce n'est pas le mien. Cela viendra, La jeunesse se passe, il faut arriver là. Cependant je me trouve en une gêne horrible ; Ma situation doit vous rendre sensible. Je suis, je vous assure, en un besoin pressant. VALSAIN. Et combien vous faut-il ? FLORVILLE. Mille écus sur le champ. VALSAIN. De les garder, jamais je n'aurais le courage. J'en ai bien quelques-uns encor, que je ménage Pour des pauvres vieillards, de malheureux enfants, Dont les besoins cruels sans cesse renaissants, M'épuisent tout à fait. FLORVILLE. Notre oncle du Bengale... VALSAIN. Voilà six mois... FLORVILLE. De lui, depuis cet intervalle, Le mois passé, je crois, nous reçûmes encor Une somme assez forte en belles pièces d'or. VALSAIN. Et qu'en avez-vous fait, vous ? FLORVILLE. J'ai payé mes dettes. VALSAIN. Vous ne devez donc plus ? FLORVILLE. Je dois moins. VALSAIN. Satisfaites Ma juste inquiétude, et dites-moi... FLORVILLE. Valsain, Je ne demande pas des avis. VALSAIN. Mon dessein... FLORVILLE. Peut-être ai-je besoin que l'amitié m'en donne, Mais ils sont maintenant déplacés. VALSAIN. Je m'étonne De ce ton de hauteur : Mais enfin cet argent, Quand me le rendrez-vous ? Répondez franchement. FLORVILLE. Dans trois mois au plus tard. Voilà le temps, je pense, Que notre oncle Sudmer doit revenir en France.Si pourtant... VALSAIN. Achevez. FLORVILLE. On écrit du pays Qu'il n'est pas bien. VALSAIN. De qui tenez-vous cet avis ? Il ne nous en dit rien dans sa dernière lettre. Son voyage, partant, pourrait bien se remettre. FLORVILLE. Que de difficultés ! Je vous promets d'honneur... VALSAIN. Il faut que je vous parle ici du fond du coeur ; Florville, j'ai pour vous l'amitié la plus pure. Eh ! Qui peut-être sourd au cri de la nature ! Mais quand le temps viendra de me payer... alors, Vous voudrez des délais, je ferai mes efforts Pour vous en accorder, je me gênerai même, Jusqu'à ce que je sois dans un besoin extrême. Mais enfin, il faudra vous acquitter. Comment Le pourrez-vous ? Comment ? Sans crédit, sans argent... Je me verrai contraint de faire une poursuite, Et nous nous brouillerons. FLORVILLE. Brouillons-nous tout de suite, N'est-il pas vrai ? L'argent du moins vous restera. VALSAIN. Mais non, Florville, je ne dis pas cela. Vous ne voyez donc pas l'usage charitable Que je fais de mon bien. Je serai moins coupable... FLORVILLE. Il est vrai. Je ne suis qu'un frère. Adieu Valsain. Quoique ce procédé ne soit pas trop humain, Si jamais la fortune à mes yeux méprisable, Sur moi daigne jeter un regard favorable, Dût-elle vous traiter un jour en ennemi, Vous n'aurez rien perdu. Florville est votre ami. Gaiement en s'en allant.Encor, s'il me restait quelques effets à vendre ! Allons, mes créanciers, il faudra bien attendre. SCÈNE XI. VALSAIN, seul. Il a le coeur trop bon, je le plains, mais ne puis Ni ne dois sagement me ruiner pour lui. Cependant, sa détresse est cruelle à l'entendre. Mais avec le secours de mon cher Alexandre, Je puis la soulager un moment. C'est le juif Le plus audacieux et le plus inventif Que je connaisse. Aussi, c'est mon homme d'affaire. Qu'on nomme, si l'on veut, ce commerce usuraire, Mon argent est à moi, j'y peux mettre le prix. Je vais lui dépêcher Lafleur : deux mots écrits Suffiront pour l'instruire, et par son ministère J'aurai rendu service à mon malheureux frère. SCÈNE XII. Valsain, Marton, elle vient voir s'il n'y a personne. VALSAIN. Que veut Marton ?... Eh quoi ! Ma chère, tu parais Inquiète ?... MARTON, surprise. Monsieur... VALSAIN. Est-ce que tu cherchais Quelqu'un ici ? MARTON, embarrassée. Monsieur, point du tout, c'est un livre. Pardon. VALSAIN, en sortant lui faisant un signe et un sourire d'amitié. Non, je sortais. MARTON, à part. Et nous allons te suivre. SCÈNE XIII. Sudmer, Marton, retournant à la coulisse et appelant Sudmer. MARTON. Il remonte chez lui. Si tout de suite... SUDMER. Non.Il faut me préparer. Il n'est pas temps, Marton, Je craindrais d'oublier mon rôle avec Florville. Celui-ci terminé, l'autre sera facile. Tu me présenteras chez Valsain, sous le nom D'un parent éloigné, du vieillard Lisimon. Tu m'as dit que cet homme accablé de misère, Avait souvent écrit à l'un et l'autre frère ; Que d'ailleurs de tous deux il était inconnu : Pour les solliciter il peut-être venu. Mais Marton, chez Florville il faut d'abord nous rendre. Puisque je sais par coeur mon rôle d'Alexandre, Allons le débiter. J'ai hâte d'en finir. Faire un rôle de juif ! MARTON. On n'en doit pas rougir. SUDMER. Florville, m'as-tu dit... MARTON. Ne peut pas le connaître, J'en suis très assurée ; et puis ce juif, peut-être, Est un fort non chrétien. N'en soyez pas surpris, On dit qu'il en est même une foule à Paris, Qui, sans croire manquer à la délicatesse, Prêtent à cinq... par mois, et qui vont à la messe. SUDMER. Mais c'est à cinq par an que tu veux dire ? MARTON. Non.Par mois, sur gage encor. SUDMER, levant les épaules. Quel siècle ! Eh ! Mais, Marton, Je suis trop bien vêtu pour un prêteur sur gages. MARTON. Ah ! Fort bien. Ils ont tous les plus beaux équipages. Vous arriver de loin, il faut en convenir. Oh ! Comme nous allons ce soir nous divertir ! Mais vous ne riez pas. SUDMER. Il s'en faut que je rie. Ah ! Finissons, Marton, cette plaisanterie. J'ai pu m'en amuser un moment avec toi ; Mais mon coeur, en secret, est de meilleure foi. Je n'ai que deux neveux : dans le libertinage, L'un passe jour et nuit et perd son plus bel âge ; Tout entier au présent dont il pense jouir, Il ne soupçonne pas qu'il va s'évanouir. L'autre grave, penseur, philosophe tranquille, S'endort dans une vie à l'état inutile. Valsain... MARTON. Est en effet bon, généreux, humain. SUDMER. Eh quoi ! Tu m'en parlais autrement ce matin ? Tu m'as même assuré mille fois le contraire. MARTON. Je le croyais, Monsieur, mais au nom de son frère Il s'est laissé vraiment attendrir aujourd'hui... Il m'a dit d'envoyer ses créanciers chez lui. SUDMER, froidement. C'est fort bien. Mais allons de ce pas chez Florville. MARTON. Nous y serons bientôt. L'accès en est facile ; Et comme il n'a plus rien dans son appartement, Nous trouverons la porte ouverte assurément. ACTE III La scène représente l'appartement de Florville, aussi dénué que celui de Béverley, avec de vieux tableaux. SCÈNE I. Sudmer, Marton. SUDMER. Florville va venir ? MARTON. À l'instant. La partie Était au dernier coup lorsque je suis sortie. SUDMER, regardant autour de lui. Ma foi, rien n'est plus vrai, vous aviez tous raison. Marton rit.Marton, il n'a donc plus de domestique ? MARTON. Non.C'est moi qui de sa chambre ai la surintendance. SUDMER, regardant l'appartement. Mais, tu n'as pas grand mal, si j'en crois l'apparence. MARTON. Quant à son perruquier, il m'épargne ce soin. Vous savez, dieu merci, qu'on n'en a plus besoin.On ne se coiffe plus ; c'est la dernière mode. SUDMER. Mais de porter perruque il serait plus commode. MARTON. Ne riez pas, Monsieur ; ces cheveux plats et courts Sont des perruques. SUDMER. Bon. Tu plaisantes toujours. MARTON. Point du tout. SUDMER. Et dis-moi, car tu vois que j'ignore Les usages nouveaux ; s'habille-t-on encore ? MARTON. Un peu. SUDMER. Comment, un peu ! MARTON. Pour dire seulement Que l'on est habillé. Les femmes d'à-présent Ne veulent pas, Monsieur, perdre un seul avantage. SUDMER. C'est en perdre beaucoup. MARTON. Enfin, c'est une rage. SUDMER. Florville ne vient point. Va, dis-lui qu'on l'attend. MARTON. J'y vais. SUDMER. Que mes moments sont précieux. MARTON, sortant. J'entends. Peut-être qu'aujourd'hui, Monsieur, la chance est bonne. SCÈNE II. SUDMER, seul. Tout est ouvert ici, ce désordre m'étonne, Et je ne croyais pas qu'il fut à ce degré. Regardant autour de lui.L'appartement n'est pas richement décoré. Deux chaises, une table, un reste de tenture, Une vieille commode, encore sans serrure. Des tableaux... Quels tableaux. Un vieux miroir. Parbleu ! Mes gens sont encor mieux meublés que mon neveu. Le faste, je le vois, n'est pas son plus grand vice. Je l'excuse à présent et je lui rends justice ; Il peut laisser sa porte à tous venants, De semblables trésors ne tentent pas les gens. Il est en sûreté... Ces peintures, peut-être Que je dédaigne tant, sont de quelque grand maître ? Les cadres tous noircis pouvaient être fort beaux ; Mais ils n'annoncent pas des chefs d'oeuvres nouveaux. [Note : Palsambleu : Jurement de l'ancienne comédie. [L]]... Eh ! Palsambleu ce sont des portraits de famille : Je reconnais mon père, et mon oncle et sa fille... Je ne m'étonne plus... Oh ! Je vois à présent ; Sur de pareils effets on trouve peu d'argent. Autrement mon neveu s'en fût défait sans doute. Mais quel autre portrait ?... Ma foi l'on n'y voit goutte, Je crois... En vérité reconnaître le mien. Oui, morbleu ! C'est bien moi ; je me reconnais bien. Mais, si le drôle allait, trouvant ma ressemblance... Bon, il était si jeune ! Et mon âge, et l'absence Depuis près de vingt ans. SCÈNE III. Sudmer, Marton. MARTON. Monsieur, votre neveu Va venir dans l'instant. SUDMER. Bien sûrement ? MARTON. Au jeu Il a, dit-on, passé toute la nuit dernière. SUDMER. C'est vivre plus qu'un autre et doubler sa carrière. Comment donc, ce jeune homme est avare du temps ? Il a grande raison, vivent les gens prudents ! Enfin, il va venir. MARTON. Dans la douce espérance De vous donner des droits à sa reconnaissance. SUDMER. Il peut bien y compter. MARTON. Je l'entends. SCÈNE IV. Sudmer, Florville, Marton. FLORVILLE, à la coulisse. Point d'humeur. Je vous rejoins bientôt. À Sudmer.Monsieur, de tout mon coeur. Vous m'avez attendu, pardonnez-moi, de grâce. Marton, approche-nous des sièges... Prenez place. Marton, quel est Monsieur ? SUDMER. Votre humble serviteur. D'être connu de vous je n'ai pas le bonheur. FLORVILLE. Nous ne tarderons pas, je crois, à nous entendre. Vous me convenez fort. MARTON. C'est Monsieur Alexandre. FLORVILLE. Ah ! C'est vous ! SUDMER. Comment donc ? FLORVILLE. Je vous connais fort bien. Vous m'avez acheté, vendu, prêté. SUDMER. Moi, rien. Où nous sommes-nous vus ? FLORVILLE. Nulle part, ce me semble. Mais puisque le hasard en ce lieu nous rassemble, J'ai vraiment à vous voir un sensible plaisir. De traiter avec vous, j'ai le plus grand désir. Je ne vous promets pas de grands gains usuraires ; Je suis, pour le moment, fort mal dans mes affaires, Mais j'ai de bons amis qui n'ont pas tout mangé. Comptez sur moi près d'eux. SUDMER. Je vous suis obligé. FLORVILLE. Voici le fait. Je suis un jeune fou. MARTON. Sans doute, Vous voulez plaisanter ? FLORVILLE. Tais-toi. Sors ou m'écoute. Je suis donc, vous disais-je, un jeune extravagant, Qui veut à quelque prix que ce soit, de l'argent. Vous me paraissez, vous, un vieux pécheur, un homme Riche, assez obligeant pour me prêter ma somme : Moi, je suis assez fou dans le moment présent, Pour payer l'intérêt à cinquante pour cent. Je crois que je m'explique ; et maintenant je pense, Nous pouvons tous les deux traiter en assurance. SUDMER. Vous ne vous perdez pas en discours superflus, Vous êtes franc. FLORVILLE. Très franc. SUDMER. Je vous en aime plus.Permettez, cependant, que je vous désabuse Sur un petit article. FLORVILLE. Ah ! Voilà de la ruse. SUDMER. D'honneur, je ne suis pas, moi, personnellement, Riche assez pour pouvoir vous prêter de l'argent. Mais j'ose me flatter d'avoir assez d'empire Sur un ancien ami. FLORVILLE. Fort bien ; SUDMER. Quoiqu'à vrai dire, Cet homme soit un juif dans la force du mot, Craintif jusqu'à l'excès, avare... FLORVILLE. C'est un sot. SUDMER. N'est-il pas vrai, Marton ? MARTON. Vous n'y sauriez que faire. FLORVILLE. Enfin puis-je y compter ? SUDMER. Oui, Monsieur, je l'espère. Je ne vous dirai pas qu'il ait exactement L'argent dont vous pourriez avoir besoin... FLORVILLE. Comment ? SUDMER. Mais il a des effets, de bons contrats de rente Sur lesquels il perdra. FLORVILLE. Combien ? SUDMER. Trente ou quarante Pour cent. On entend du bruit en dehors. FLORVILLE. J'entends du bruit, si par hasard, Marton, C'étaient des créanciers, mets-les à la raison. MARTON, à part. Allons voir si Valsain agit en conscience. Elle sort. FLORVILLE. Je m'engage à payer enfin la différence. Je sais bien qu'on n'a pas d'argent sans intérêt, Et, je n'en voudrais pas autrement, s'il vous plaît. SUDMER. C'est penser noblement. Mais vous savez l'usage.Il faudrait engager un bien, un héritage, Pour sûreté des fonds que je vous fais prêter. FLORVILLE. Un bien ? SUDMER. Terre ou maison. FLORVILLE. Vous voulez plaisanter.Je n'avais qu'une rente, hélas ! Elle est défunte. SUDMER. Et comment faites-vous pour exister ? FLORVILLE. J'emprunte. Mais sans doute, mon cher, vous avez dans leur temps Connu, de nom du moins, quelqu'un de mes parents ? SUDMER. Monsieur, votre famille, il est vrai, m'est connue. Votre père, je crois, logeait dans cette rue, FLORVILLE. Dans la même maison que j'habite aujourd'hui. SUDMER. Et qui vous est échue en partage après lui. FLORVILLE. Elle n'est plus à moi. SUDMER. Vraiment. FLORVILLE. Par caractère J'ai préféré d'en être un simple locataire ; La maison est d'abord trop immense pour moi. Dans les appartements on logerait un roi. Je n'ai point de chevaux, n'en aurai de ma vie, Je n'ai conséquemment pas besoin d'écurie, Caves, bûcher, cuisine, office et cætera, Je n'habiterais pas ces appartements là. Mon père avait d'ailleurs un nombreux domestique. Ce luxe est ruineux, et bien fou qui s'en pique. Pour m'aider à manger le peu que j'ai de bien, Qu'ai-je à faire de gens qui ne servent à rien ? [Note : Antichambre : Pièce d'entrée d'un appartement. C'est une faute assez commune de faire antichambre du masculin. [L]]Quand j'en avais encor, mon petit antichambre Servait d'appartement à mon valet de chambre. Il eût fallu louer, c'est un autre embarras. Il est, vous le savez, des gens qui n'aiment pas À payer ; les contraindre, assigner, faire vendre, Ce n'est point du tout dans mon genre. SUDMER. À l'entendre, Il a du moins bon coeur. FLORVILLE. Enfin j'ai vendu. SUDMER. Bon.Ainsi donc ?... FLORVILLE. C'est assez parler d'une maison ; Il n'y faut point compter : Mais la chose est égale Si vous êtes payé. Vous savez qu'au Bengale J'ai depuis dix-huit ans un oncle très riche. SUDMER. Oui. FLORVILLE. Et qui doit revenir incessamment ici. SUDMER, souriant. Incessamment. FLORVILLE. Il a cent mille écus de rente. Vous souriez, compère, et la somme vous tente. SUDMER. Cent mille écus là-bas sont ici tout au plus... FLORVILLE. Deux cents mille francs. SUDMER. Ah ! FLORVILLE. Cinquante mille écus, Soit. Ne sont-ce pas là de belles espérances, Et pour dix mille francs de riches assurances ? SUDMER. Vous comptez donc déjà sur la succession ? FLORVILLE. Non, mais sur ses bontés. SUDMER. Cette présomption... FLORVILLE. Ah ! Loin de souhaiter son immense héritage, Sa mort m'accablerait. SUDMER, à part. Pas plus que moi, je gage. FLORVILLE. Le cher oncle est malade, hélas ! Et chaque jour Mes voeux ardents au ciel demandent son retour ; Pour que mon frère et moi, tous deux d'intelligence, Puissions lui témoigner notre reconnaissance ; Et de son mal cruel trompant l'activité, Lui rendre par nos soins la vie et la santé. SUDMER, avec attendrissement. C'est fort bien. Mais passons. On dit que votre mère, Qui vous favorisait, vous fit son légataire D'un service d'argent superbe. FLORVILLE. Il est fondu. Je ne mange jamais chez moi, je l'ai vendu. SUDMER. On faisait grand récit de sa bibliothèque. FLORVILLE. Je ne sais. Elle était toute latine ou grecque, Ou gauloise, du style et du temps d'Amyot. Je n'en ai jamais pu déchiffrer un seul mot ; C'est trop savant pour moi. Je suis d'un caractère Très communicatif, et je crois que mon père Avait tort de garder tant de livres chez lui. À quoi sert-il de lire ? On sait tout aujourd'hui. SUDMER. Enfin, vous n'avez rien ? FLORVILLE, montrant les tableaux. Ma race ici fourmille. Si vous êtes jaloux de portraits de famille, Vous ne pouviez, mon cher, aujourd'hui tomber mieux. Tout mon appartement est plein de mes aïeux. [Note : Van Dyck, Antoine (1599-1641) : peintre flamand du XVIIème, il fit, entre autres, des portaits de la Cour de Charles Ier d'Angleterre.]C'est du Van Dyck tout pur, pas une seule croûte ; Mais cela ne vaut rien pour vous. SUDMER. Très peu, sans doute ; Attendez. Je connais un certain parvenu, Dont aucun des aïeux jusqu'ici n'est connu, Qui m'a fait demander une famille entière, Dont le chef quoiqu'issu d'une race roturière, Eût fait quelque action de mérite et d'éclat, Ou comme militaire, ou comme magistrat. Mais, vous ne voulez pas les vendre, je suppose. FLORVILLE. Pour peu que vous trouviez qu'ils vaillent quelque chose, Estimez et prenez. SUDMER. Vous riez ? FLORVILLE. Non, je dois,Pour payer je m'adresse à ma famille. SUDMER. Quoi ? Vous vendriez... FLORVILLE. Sans doute. Eh parbleu ! Mon grand père, Ma tante, mes cousins, mon arrière-grand-mère. Prenez-les. SUDMER, à part. Je ne peux pardonner ce trait-là. FLORVILLE. Je n'en connus jamais un seul. SUDMER. Que fait cela ? FLORVILLE. Vous les traiterez bien, mon ami, je l'espère. SUDMER. Mieux que vous. Cependant... FLORVILLE. Vous êtes bien austère. SUDMER. Puisque vous le voulez... FLORVILLE. Vous vous faites prier. Tenez, voici d'abord ma tante Dulaurier. C'est elle sous ma main qui tombe la première ; Elle mourut suivant son époux à la guerre : Elle a valu son prix dans son temps à la voir, Mais je ne la vends pas ce qu'elle a pu valoir. Elle est peinte en bergère à l'abri du feuillage D'un hêtre qui lui prête un favorable ombrage. Ses moutons innocents paissent à ses côtés. Que de grâces, d'attraits, de charmes, de beautés ! [Note : Amaryllis : Nom transporté dans la botanique, et qui est celui d'une jeune bergère dans Virgile et Théocrite (Amaryllis). [L]][Note : Tytire : Ce n'est pas seulement le nom d'un Pasteur dans la première Églogue de Virgile ; c'est encore le nom que l'on donnait à des gens de la suite de Bacchus, de ses serviteurs, de ses compagnons. [T]]Fidèle Amaryllis, elle attend son Tytire. Combien cela vaut-il ? Cent francs. SUDMER. Vous voulez rire ; Je donnerais cent francs pour ce vieux tableau-là ? FLORVILLE. Fort bien ; et les moutons, eux seuls valent cela ; Je vous donne pour rien ma tante. SUDMER. Allons, n'importe, Je la prends. FLORVILLE, lui frappant sur l'épaule. Vous avez un beau dessus de porte. Il montre un autre tableau.Mon grand oncle Richard, Achille, Marvelin, Il se distingue fort au combat de Denain. C'était un général d'une haute vaillance ; Après avoir été le sauveur de la France, Et toujours le premier au sentier de l'honneur, De l'Europe il devint le pacificateur. SUDMER. Combien en voulez-vous ? FLORVILLE. Six cent francs. SUDMER. Ah ! FLORVILLE. J'avoue Qu'il n'est pas bon marché, mais l'Europe le loue, L'admire. SUDMER. Oui, fort bien, mais... FLORVILLE. Vous le voulez pour rien ! Un pacificateur... est cher, voyez-vous bien D'un trait de plume il rend à cent mille familles Des pères, des enfants... et des maris aux filles, Surtout... SUDMER. Il est à moi. FLORVILLE. Vous vous y connaissez. SUDMER. Ceux-là seront moins chers. FLORVILLE. Plus que vous ne pensez. Ce sont deux magistrats dont l'un fut un poète : Mais ce qui renchérit de beaucoup votre emplette, C'est, quoiqu'on ait tenté d'ébranler leurs vertus, Pour la première fois qu'ils ont été vendus. SUDMER. On ne peut trop payer des magistrats semblables. FLORVILLE. Pour faire en peu de mots, sans recourir aux fables, L'éloge de leurs coeurs et de leurs grands talents, [Note : Aguesseau : D'Aguesseau Magistrat et homme politique, a contribué à codifier et unifier la législation. ]Mes deux oncles étaient les d'Aguesseau du temps. SUDMER. Je les prends pour le prix que vous ferez vous-même. FLORVILLE. Eh bien, donc, deux cent francs, le prix n'est pas extrême. SUDMER. Deux cents francs, soit. FLORVILLE, montrant d'autres tableaux. Le maire avec les échevins. Vous voyez mon grand père et deux de mes cousins ; Tenez, pour dent écus je vous donne le maire. SUDMER. C'est trop. FLORVILLE. Si pour ce prix vous prenez mon grand père, Quoiqu'à mes deux cousins je sois fort attaché, Prenez les échevins par-dessus le marché. SUDMER. Allons. FLORVILLE. Nous en aurions pour toute la journée ; Notre affaire en deux mots peut être terminée.Voyez si ces portraits sont tous de votre goût, Prenez et donnez-moi dix mille francs du tout. SUDMER, comptant. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit... quinze, seize. FLORVILLE, qui pendant que Sudmer compte a mis son portrait à part. Le seizième n'est pas à vous, ne vous déplaise ; Vous voyez qu'il est mis à part ; c'est le portrait De mon oncle Sudmer ressemblant trait pour trait SUDMER. À ce qu'on vous a dit. FLORVILLE. Oui. SUDMER. Cette préférence... FLORVILLE. Est un devoir sacré de la reconnaissance. Je me souviens encor que quand j'étais enfant, Il me gâtait. SUDMER. Tant pis. FLORVILLE. Et depuis ce moment, J'ai tant reçu de lui de marques de tendresse, Que je veux avec moi le conserver sans cesse, N'eussé-je qu'un grenier pour mon appartement... SUDMER. Vous y voilà. FLORVILLE. Lui seul en ferait l'ornement. SUDMER, à part. Je lui pardonne tout. Haut.Soit goût, soit fantaisie, De ce cher tableau-là j'ai la plus grande envie. Peu m'importe le prix, je m'offre à le payer. FLORVILLE. J'en suis fâché pour vous, mon très cher usurier. Vous ne l'aurez pas, c'est moi qui vous le jure. SUDMER, à part. Je lui pardonne tout... Haut.Monsieur, de ma nature, Je suis un homme étrange et tenace... FLORVILLE. En effet. SUDMER. Lorsque je me suis mis dans la tête un projet, Je ne regarde pas à la somme. FLORVILLE. J'enrage. SUDMER. Deux cents pistoles. FLORVILLE. Non. SUDMER, jetant encore les yeux sur le tableau. Non ? Plus je l'envisage... Quatre cents. FLORVILLE. Non. SUDMER. Six cents. FLORVILLE. Non, non, quelle fureur ! S'il vaut cela pour vous qui n'avez pas mon coeur, Vous, que l'intérêt seul peut conduire... SUDMER. Il me semble Qu'en le payant autant que tout le reste ensemble, Ce marché-là pour vous doit être avantageux. FLORVILLE. Non, sans lui, je serais tout à fait malheureux. Privé de mes parents dès l'âge le plus tendre, Quoiqu'éloigné de moi, lui seul a su m'entendre. C'est mon ange gardien ! Dussiez-vous le couvrir D'or et de diamants... J'aimerais mieux mourir. SUDMER, à part. Ce coquin-là sera quelque jour un brave homme ! Haut, tirant son portefeuille.Tenez, je crois avoir apporté votre somme. La voici. Tirant un billet. FLORVILLE, après avoir regardé le billet. Ce billet est de vingt mille francs. Vous vous trompez, sans doute ? SUDMER. Il est encore temps De vous déterminer. J'ai toujours l'espérance... FLORVILLE. Eh ! Quoi, vous persistez avec cette assurance ? SUDMER. Vous me refusez donc tout à fait ? FLORVILLE. Tout à fait. SUDMER. En ce cas, marché nul. FLORVILLE. Voici votre billet. SUDMER, se cachant pour pleurer. Je crains de me trahir. FLORVILLE. Vous gardez le silence ? Reprenez. SUDMER. Non, gardez. Quant à la différence, Nous la balancerons ensemble une autre fois. FLORVILLE. Eh ! Mon cher Alexandre, à peine je conçois... Mais cette confiance est du genre sublime. SUDMER. Donnez-moi votre main, Monsieur, je vous estime. Je vous aime... Pardon. FLORVILLE. Eh ! Quoi, vous vous moquez ? À part.Il n'avait pas d'argent, voilà comme ils sont tous. SUDMER, à part. De vices, de vertus, quel assemblage étrange ! C'est un diable, dit-on, oh ! Pour moi c'est un ange. FLORVILLE. Vous repentiriez-vous ? SUDMER. Je n'en suis pas fâché ; Mais vous venez de faire un excellent marché. Il sort. SCÈNE VII. FLORVILLE, seul. Est-ce un songe ? En tout cas c'est charmant. L'honnête homme Pour un juif ! Me donner une si forte somme Saluant les tableaux.Pour de méchants portraits de famille. D'honneur, Je ne vous croyais pas, Messieurs, tant de valeur. Que diable en va-t-il faire ? Il perdra ses avances. SCÈNE VIII. Florville, Marton. FLORVILLE, lui courbant la tête avec la main. Marton, viens saluer tes vieilles connaissances ; Et prosternant ton front, viens, les larmes aux yeux, Le coeur plein de regrets leur faire tes adieux. MARTON. Je ne vous conçois pas, Monsieur, ce n'est pas l'heure D'être gai. FLORVILLE. Veux-tu donc, ma chère, que je pleure ? À propos, Lisimon... va changer ce billet ; Tâche d'avoir de l'or pour faire moins d'effet. Tu sais du bon vieillard l'événement funeste, Porte-lui mille écus, tu me rendras le reste. Je vais jouer. MARTON. Jouer ? FLORVILLE. Je vais finir un coup Bien important pour moi, je dois gagner beaucoup. MARTON. Beaucoup ? Et que dira votre chère Julie ? FLORVILLE. Dis-lui, Marton, que c'est ma dernière folie. MARTON. Souvenez-vous, Monsieur, du proverbe... FLORVILLE. Qui dit ?... MARTON. Soyez juste... FLORVILLE. J'entends, Marton. Sans contredit, Les proverbes sont pleins de maximes superbes ; Mais j'écoute mon coeur et non pas les proverbes. Va, tu me rejoindras chez Valère. Il sort. MARTON. Un bon coeur, Et si peu de conduite. Ah ! C'est un grand malheur. SCÈNE IX. Sudmer, Marton. SUDMER, accourant. Je n'y puis plus tenir, son procédé m'enchante. MARTON, sans voir Sudmer. C'est un drôle de corps... Cette action touchante... SUDMER. Que fais-tu là, Marton ? MARTON, sans voir Sudmer. Il ne soupçonne pas... L'apercevant.Qui vous fait donc, Monsieur, revenir sur vos pas ? SUDMER. Où peut-être Florville ? MARTON. Au champ de la victoire. SUDMER. Que veux-tu dire ? MARTON. Au jeu, comme vous pouvez croire. Qu'il est extravagant ! SUDMER. Du moins il le paraît. Marton, tu vois, il conserve avec soin mon portrait. MARTON. Comment ? SUDMER. Dix mille francs n'ont pas pu le séduire. MARTON. Le bon jeune homme ! SUDMER. Va, quoiqu'on puisse dire, Avant qu'il soit six mois il se réformera. MARTON. J'espère comme vous qu'il se corrigera. SUDMER. Je commence d'abord par acquitter ses dettes. MARTON. Mais, monsieur Lisimon, car maintenant vous êtes Ce parent éloigné, ce vieillard malheureux, Qui nous sollicitez de puis un mois ou deux. J'ai dans ce moment-ci l'ordre de vous remettre Mille écus. SUDMER. Mille écus ? MARTON. Si vous voulez permettre. Votre fou de neveu n'a pas plutôt reçu Le billet que voici, que soudain à l'insu [Note : Recors : Aide de Sergent, celui qui l'assiste, lorsqu'il va faire quelque exploit, ou execution, qui lui sert de tesmoin, et qui lui prête main forte. [F]]Des avides recors qui le veillent sans cesse, Il me charge envers vous d'acquitter sa promesse. Comme votre besoin, je crois, n'est pas pressant, Vous me permettrez bien de donner cet argent À quelques créanciers que j'ai vus tout à l'heure, Et qui, le jour, la nuit, assiègent sa demeure. SUDMER. Va, de ce dernier trait je lui ferai raison. On n'a pas de défauts avec un coeur si bon. MARTON. J'avais dans tous les temps conservé l'espérance. SUDMER. Tu vois qu'on est souvent trompé par l'apparence. MARTON. Mais vous l'êtes ici fort agréablement. SUDMER. À propos, et Valsain, ce jeune homme charmant, Bon, généreux, humain, a-t-il payé les dettes De son frère ? MARTON. Ah bien oui ! Les dupes qu'il a faites Ne sont pas, j'en réponds, si sottes qu'on le croit, Car je ne connais pas de fourbe plus adroit. Moi, qui m'en méfiais, à ses belles promesses Je me laisse attraper. Sur la foi des espèces, Que nous vendent si cher messieurs les usuriers, J'en porte la nouvelle à tous nos créanciers. L'un me trouve jolie, et l'autre de la grâce, Celui-ci me caresse, et celui-là m'embrasse ; Et chacun satisfait d'un message si doux, Se rend à la même heure au même rendez-vous. On les expédiait en espèces sonnantes, C'est-à-dire en grands mots, en paroles touchantes... J'arrive, moi : voici les consolants adieux Que généreusement il leur fait à mes yeux. « Mes chers et bons amis (c'est cet indigne frère Qui parle), je voudrais pouvoir vous satisfaire ; Mais, pourquoi diable aussi vendez-vous à crédit ? De cet événement faites votre profit. Quand vous pensiez chez moi trouver quelque ressource, Vous avez consulté mon coeur et non ma bourse. Ma bourse est épuisée, hélas ! Et j'en gémis ; Mais vous n'aurez jamais de plus sincère ami ». Tout en disant ces mots, tels que je les rapporte, Il les a reconduits doucement à la porte... SUDMER. Va, ma pauvre Marton... MARTON. M'en imposer ! À moi ! SUDMER. J'avais bien deviné qu'il se moquait de toi. MARTON. J'aurais dû m'en fier à votre expérience, Monsieur, du coeur humain vous avez la science. Ma foi, dans l'entretien que nous eûmes tantôt, Il m'avait attrapée. SUDMER. Il le sera bientôt. MARTON. Mais une chose affreuse, et qui va vous surprendre... SUDMER. Rien ne m'étonne plus. MARTON. Ce juif, cet Alexandre, Dont tout à l'heure ici vous avez pris le nom, Et dont Lafleur m'avait parlé, n'est qu'un fripon, De qui l'affreux Valsain fait son homme d'affaire, Et qui l'aide entre nous à ruiner son frère. SUDMER. Serait-il vrai ? Le monstre ! Et ne pourrais-tu pas De cet infâme agent épier tous les pas ; Et lorsqu'il monterait pour parler à Florville, Le faire entrer chez moi ? MARTON. Rien n'est moins difficile. SCÈNE X. Les mêmes, Gercour. GERCOUR. Eh bien ! Avais-je tort ? SUDMER. Attendons pour juger. Quand j'aurai vu son frère... GERCOUR. Il court un grand danger, En effet. Renoncez, mon cher à l'entreprise. Je viens de le laisser à l'instant chez Mélise. MARTON. Chez Mélise ! C'est bien le plus méchant démon. SUDMER. Et le sage Valsain fréquente sa maison ! GERCOUR. D'y surveiller ma femme il a la complaisance. SUDMER. Pour avoir tant de droits à votre confiance, Mon ami, je les crois bien jeunes tous les deux ; Je souhaite pourtant le succès de vos voeux. Pardonnez, si mon coeur, de crainte d'injustice, Ne présume pas plus la vertu que le vice. Viens, Marton. GERCOUR, riant. Vous allez l'éprouver à son tour. Mais vous extravaguez. SUDMER. Mon cher ami Gercour ! C'est ce que nous verrons bientôt, ne vous déplaise, Vous pouvez jusques-là rire tout à votre aise. Les hommes sont remplis de contradictions ; Je ne les juges, moi, que par leurs actions. ACTE IV SCÈNE I. Le théâtre représente un cabinet d'étude. VALSAIN, seul. Il tient à la main un livre qu'il dépose et reprend tour à tour. Mélisse est en honneur une femme charmante ; J'ignore d'où lui vient le renom de méchante : Elle est bonne, sensible, et son coeur généreux Aime par-dessus tout à faire des heureux. La Coquette Gercour se forme à son école ; J'ai subjugué son âme et sa tête frivole. Déjà je l'ai réduite à n'avoir plus que moi Pour ami, pour conseil, à suivre en tout ma loi. Je l'attends en ces lieux avec impatience. Mais elle est vertueuse... Et toute ma science... Légère, inconséquente, on peut la mener loin... D'obtenir Julie elle prendra le soin. Qui peut la retarder ?... Je ne peux pas comprendre... Quand elle sait qu'ici je reviens pour l'attendre... Peut-être a-t-elle craint... sa réputation... Mais quand je prends sur moi d'être sa caution... Et qui pourra d'ailleurs pénétrer ce mystère ? Je suis sûr de Lafleur... Florville chez son frère Ne vient presque jamais... Par mes soins écarté, Le cher époux enfin nous laisse en liberté. Car malgré le respect qu'il a pour ma personne... SCÈNE II. Valsain, Lafleur. LAFLEUR. Monsieur, un bon vieillard... VALSAIN, à part. Lafleur a l'âme bonne. Quel homme est-ce ? LAFLEUR. Il paraît être dans la douleur. VALSAIN. Eh ! Que puis-je pour lui, te l'a-t-il dit, Lafleur ? LAFLEUR. Non, Monsieur. VALSAIN. Ce sera quelque importun, sans doute ? LAFLEUR. Il vient probablement... VALSAIN. Eh ! Crois-tu que j'en doute ? Il vient me demander de l'argent, des secours ; De l'argent ! Comme si l'on en avait toujours. LAFLEUR. L'usage libéral que vous faites du vôtre. VALSAIN. Je ne suis pas chez moi pour lui, ni pour tout autre, Sauf les exceptions. J'aurais trop à souffrir ; Je ne puis voir des maux que je ne puis guérir. Laisse-moi. SCÈNE III. VALSAIN, seul. Ce Lafleur est un sot. De la vie Je n'ai connu valet de si mince génie ; Je ne sais pas où diable il va me déterrer Des gens que pour toujours je voudrais ignorer. On ne vient pas. Eh ! Mais, je me lasse d'attendre. Ni madame Gercour, ni le cher Alexandre. Alexandre, surtout, je ne le conçois pas ; Lafleur m'avait juré qu'il marchait sur mes pas. Il a tous mes papiers, tous mes secrets... Peut-être... L'homme adroit aisément peut devenir un traître. Il aperçoit Madame Gercour;Mais la voici. SCÈNE IV. Valsain, Madame Gercour. MADAME GERCOUR, entre en riant. Valsain, vous avez bien perdu D'être sorti si tôt. VALSAIN. Quoi donc, qu'avez-vous vu De si plaisant ? MADAME GERCOUR, éclatant de rire. Dorval, qui surprenant sa femme Chez Mélise à l'instant, exigeait que la dame Rentrât pour se coucher à dix heures du soir. Il fallait tous les deux les entendre, les voir. Après un moment de réflexion.Mais, si j'allais chez vous moi-même être surprise Par mon mari ? VALSAIN. D'abord, il vous croit chez Mélise. Puis dans mon cabinet il monte rarement ; Il me fait appeler dans son appartement, Quand il a quelque chose à me dire, à m'apprendre, Ou de mon amitié quelque conseil à prendre, Et je trouve cela raisonnable. Il est vieux, Je suis jeune, je dois... MADAME GERCOUR. Vous parlez tout au mieux. Mais enfin, s'il montait ?... Jaloux par caractère... VALSAIN. Jaloux de moi ! Non, non. MADAME GERCOUR. Il l'est de votre frère, Et m'en fait souvenir à chaque instant du jour. VALSAIN. Quoi ! Toujours pour mon frère il vous croit de l'amour ? MADAME GERCOUR. À ma fidélité Gercour fait cette injure. VALSAIN. Et j'en suis indigné. Votre âme noble et pure Peut-elle avec Florville avoir quelque rapport ? Le vice et la vertu sont-ils jamais d'accord ? MADAME GERCOUR. J'aimerais ?... VALSAIN. Pourquoi non ?... Souffrez, je vous conjure ; La mal n'est pas d'aimer. Ah ! Suivons la nature. Tout dépend d'un bon choix. MADAME GERCOUR, avec dignité. Il est fait. VALSAIN, dédaigneusement. Bon. MADAME GERCOUR. Comment ? VALSAIN. Telle femme a le droit de fixer un amant... MADAME GERCOUR. N'est-elle pas coupable ? VALSAIN, avec force. Oui. (Car je suis sévère), Lorsqu'au gré de ses voeux elle est épouse et mère : Lorsque libre d'avoir un époux à son choix, D'un hymen volontaire elle a subi les lois ; Surtout lorsque les fruits de ce lien aimable Lui rappellent sans cesse un serment redoutable, Et lui faisant goûter les plaisirs les plus doux, À ses yeux attendris retracent son époux. Mais combien peu voit-on de ces femmes heureuses Qui portent de l'hymen les chaînes amoureuses ? Combien, pour mettre fin à de longs démêlés, N'a-t-on pas vu d'enfants, avant l'âge immolés, Forcés par leurs parents d'unir leur main timide À la tremblante main d'un vieillard insipide, Qui, non content d'avoir à la société Refusé le tribut que doit l'humanité, Ayant perdu sans fruit une longue jeunesse, Dessèche encor la fleur que cueille sa vieillesse. MADAME GERCOUR. Il faudrait selon vous, rompre... VALSAIN. Mais, franchement Votre sexe et le mien y gagneraient souvent. Ah ! Que de malheureux gémissent en silence, Et j'en fais près de vous la triste expérience, Qu'un sort injurieux condamne sans retour À voir en d'autres mains l'objet de leur amour ; Et réduits à brûler d'une éternelle flamme... MADAME GERCOUR. Je vous entends fort bien, mais... VALSAIN. Votre coeur me blâme ! Quand on vous a contrainte à serrer un lien... MADAME GERCOUR. Gercour est votre ami, souvenez-vous-en bien. VALSAIN. Pardonnez à mon coeur trop tendre et trop sensible, De la divinité c'est un présent terrible, Dont l'excès, je l'avoue, ajoute à la douleur ; Mais s'il double la peine, il double le bonheur. Ah : Malheur aux coeurs froids qui dans l'indifférence Goûtent de n'aimer rien la triste jouissance Le ciel vous fit pour plaire : avec autant d'appas, Vous aurait-il fait don d'un coeur pour n'aimer pas ? Livrons à leurs remords ces femmes aveuglées, Qui toujours dans la foule, et toujours isolées, N'éprouvant que des goûts, jamais un sentiment, Ont mille adorateurs et n'ont pas un amant. Pour nous, qu'un doux penchant entraîne l'un vers l'autre, Que mon coeur soit toujours le confident du vôtre ; Que le plus tendre amour enchaîne pour jamais Deux coeurs que pour s'aimer la nature avaient faits. Il se jette à genoux.Nous sommes seuls. MADAME GERCOUR. Qu'entends-je ! VALSAIN. Ah ! Je ne suis plus maître De mes transports. MADAME GERCOUR, à part. Grands Dieux ! Je t'ai démasqué, traître. Haut.Fuyons, j'entends du bruit, on vient. VALSAIN. C'est fait de nous. Ouvrez ce paravent, et fermez-le sur vous. SCÈNE V. Valsain, Gercour. VALSAIN, à part. Gercour ! Haut allant vers lui.Ah ! Mon ami. GERCOUR, le maintien accablé. Ma femme... VALSAIN, à part. Je frissonne. Haut.Eh ! Bien ? GERCOUR, sans regarder Valsain. Elle se perd. VALSAIN. Elle est sensible, bonne. À part.Grands Dieux ! GERCOUR. Où croyez-vous qu'elle soit maintenant ? VALSAIN. Quelque part qu'elle soit, je réponds... GERCOUR. Cependant, J'ai de fortes raisons de la croire infidèle. VALSAIN. Vous la supposeriez jusques-là criminelle ? Gercour, de l'apparence il faut se défier ; À de faux bruits craignez de la sacrifier. GERCOUR. Je dois vous dire plus. J'ai découvert l'infâme Qui m'insulte et m'outrage en séduisant ma femme. Vous tremblez ? VALSAIN. Il est vrai. Oui... je frémis d'horreur ! GERCOUR. Vous ne devinez pas quel est le séducteur ? VALSAIN, balbutiant. Le séducteur !... De qui ?... Je n'en ai pas d'idée. Mais aussi votre crainte est-elle bien fondée ? GERCOUR. Vous allez en juger... De Florville, entre nous, Franchement... VALSAIN, à part. Je respire. GERCOUR. Eh bien, qu'en dites-vous ? VALSAIN. Vous le soupçonneriez ?... Non, il est impossible. Ce procédé, Gercour, serait par trop horrible. Je connais ses défauts, ses penchants à l'erreur, Mais ils sont dans sa tête, et non pas dans son coeur. GERCOUR. Moi qui l'aimai quinze ans, et lui servis de père ! C'est ce qui plus encor, Valsain, me désespère. Vous ne concevez pas... VALSAIN. Ah ! Je sens vivement Ce que pour vous ce coup doit avoir d'affligeant. Non, je n'en reviens pas. Je consens qu'on soupçonne Florville. Mais penser qu'une jeune personne Qui vous doit son état, son bonheur. GERCOUR. Je conçois Ce qui peut l'engager à s'éloigner de moi. Elle veut à son âge être en tout sa maîtresse, Le joug le plus léger lui déplaît et la blesse. Je sais de bonne part qu'elle trouve mauvais De dépendre de moi pour mille petits frais... Je veux croire en effet que ce rôle est pour elle Pénible quelquefois. Elle est hors de tutelle Dès ce moment. J'apporte avec moi deux contrats Que vous lirez. Il les lui remet.Par l'un, je la mets dans le cas De vivre absolument maîtresse indépendante ; Je lui donne, en un mot, dix mille écus de rente, Pour carrosse, chevaux, habillements et jeu : Vous savez ma fortune, est-ce trop, ou trop peu ? VALSAIN. Eh ! Mais, cette conduite est vraiment généreuse. GERCOUR. Mon désir le plus grand est de la voir heureuse. Lui indiquant l'autre contrat.Enfin, après ma mort, elle aura tout mon bien, La loi, grâces au Ciel, le permet. VALSAIN. C'est fort bien. Et dès qu'elle saura... GERCOUR. Je vous demande en grâce Qu'elle ne sache rien de tout ce qui se passe Entre nous, cher Valsain, il n'est pas encore temps. VALSAIN, à part. Je crois qu'il est trop tard. Quel cruel contretemps ! GERCOUR. Mon coeur est soulagé, je me sens plus tranquille : Parlons donc maintenant de ma jeune pupille ; Elle paraît se rendre, et j'espère bientôt... VALSAIN, baissant un peu plus la voix. Gercour, sur ce sujet, de grâce, pas un mot. Pour un autre moment, réservez, je vous prie, Ce qui peut concerner le bonheur de ma vie. Je suis trop affecté... Ce sont là de ces coups... Non, mon cher, je ne puis m'occuper que de vous. L'homme qui d'un ami voyant couler les larmes, Dans son propre bonheur peut trouver quelques charmes, Ose même y penser, doit être rejeté Comme un monstre en horreur à la société. Qu'est-ce ? SCÈNE VI. Les mêmes, Lafleur. LAFLEUR. C'est de la part de monsieur votre frère. VALSAIN, avec humeur. Que veut-il ? LAFLEUR. Vous parler. VALSAIN. Je ne puis. GERCOUR. Au contraire, Qu'il vienne. SCÈNE VII. Gercour, Valsain. GERCOUR, le prenant à part. Il faut, Valsain, que je sois éclairci. Le hasard à propos conduit Florville ici. Il est jeune, imprudent, il ne pourra se taire ; D'un amour criminel dévoilons le mystère. Mettez sur ce sujet la conversation. VALSAIN. Commettre envers mon frère une telle action ! Moi ! GERCOUR. C'est rendre à tous deux un important service. J'ai commis envers lui peut-être une injustice, Et je voudrais n'avoir rien à lui reprocher. Il va venir, allons, où vais-je me cacher ? Ce paravent me semble une retraite sûre ; Malgré Valsain, il veut l'ouvrir, on le retient en dedans.Mais elle est occupée. Ah ! Parbleu, l'aventure Ne serait pas du tout amusante à mon gré ; Quelqu'un nous écoutait. VALSAIN. Qui donc ? GERCOUR. J'aurais juré Que j'entendais le bruit d'une robe de femme. VALSAIN. Vous riez ? GERCOUR, allant au paravent. Voyons donc. VALSAIN. Ce n'est rien, sur mon âme. Ou le rideau, peut-être... GERCOUR. On nous trompait tous deux ; Les femmes, vous savez, ont l'esprit curieux : Valsain, par ses gestes, veut repousser cette idée.Dans votre appartement, Valsain, il en est une, À coup sûr. Je pourrais parier ma fortune Qu'à l'heure où je vous parle, en ce moment... VALSAIN. Allons, je crois qu'il faut vous parler franchement. C'est, recevez, Gercour, ma confidence entière, Vous n'en parlerez pas, une jeune ouvrière Qui loge ici tout près, un enfant. GERCOUR. Ah ! J'entends. VALSAIN. Elle vient travailler chez moi de temps en temps ; Elle est honnête, sage, en vérité. Sa mère A huit ou dix enfants, elle est dans la misère. Elle était avec moi quand vous êtes entré : Ce n'est pas qu'elle soit fort jolie à mon gré ; Mais ces petites gens ont, pour leur subsistance, Besoin de ménager jusques à l'apparence. GERCOUR. Mais elle peut jaser. VALSAIN. Vous craignez un enfant ? GERCOUR. Où puis-je donc enfin me cacher à présent ? VALSAIN. Dans ce cabinet. GERCOUR. Bon. VALSAIN. Entrez. GERCOUR. Je fais retraite. Il entre. Entrouvrant la porte du cabinet.Ah ça, vous êtes sûr qu'elle sera discrète. MADAME GERCOUR, entrouvrant la porte. Puis-je sortir ? VALSAIN, la retenant. Oh ! Non. MADAME GERCOUR, entrouvrant la porte. Surtout appuyer bien Sur le fait. VALSAIN, la refermant. Soyez sûr que je n'oublierai rien. MADAME GERCOUR, entrouvrant. Je dois... VALSAIN, la refermant. Je vous conjure en tremblant de vous taire. GERCOUR, entrouvrant. Il faut... VALSAIN, la refermant. Taisez-vous donc, j'entends venir mon frère. La femme et le mari, cachés tous deux chez moi ! Ma situation me consterne d'effroi. SCÈNE VIII. Valsain, Florville. FLORVILLE. Bonjour, grave Valsain, philosophe sévère ; Je croyais que Gercour et vous parliez d'affaire. VALSAIN. Il sort dans ce moment. FLORVILLE. Eh bien ! Le vieux jaloux ? VALSAIN. Savez-vous bien qu'il est furieux contre vous ? FLORVILLE. Bon ! Il ne m'a jamais prêté la moindre somme, Il n'a pas de raison. VALSAIN. Non. Mais ce galant homme Se plaint que vous troublez son repos. FLORVILLE. Moi ! Je dors Tout le jour, et je suis toute la nuit dehors : Je ne puis donc troubler le repos de personne. VALSAIN. Vous m'entendez fort bien. Entre nous, il soupçonne Que vous aimez sa femme. FLORVILLE. Avec réflexion Je ne ferai jamais une lâche action : Et c'en serait, je crois, une indigne, une infâme, Que de vouloir séduire et corrompre la femme D'un homme à qui je dois, quoiqu'il m'ait maltraité, Reconnaissance, amour, respect, fidélité ; Mon frère, ainsi que vous, je m'en crois incapable. S'il arrivait pourtant qu'une personne aimable Se mît dans mon chemin, là, volontairement ; S'il arrivait encor, par un hasard charmant, Qu'avec un vieil époux elle fut mariée, Et le jour et la nuit par lui contrariée... Je crois que je pourrais... pour finir ses tourments, Emprunter quelques-uns de vos beaux sentiments. VALSAIN. L'homme qui ne craint point... FLORVILLE. Oh ! Trêve à la sagesse ; Vous avez beau chanter et répéter sans cesse De grands mots, je devrais moi-même être surpris... Je vous ai cru, mon frère, un de ses favoris. VALSAIN, l'emmenant du côté opposé à Gercour. Moi ! FLORVILLE. De certains coups d'oeil lancés de part et d'autre... VALSAIN. Mais... FLORVILLE. Son amour semblait favoriser le vôtre. VALSAIN, à part. Il faut que je l'arrête, ou bien je suis perdu. Haut.Son mari nous écoute, il a tout entendu. FLORVILLE, à voix très haute. Bon, tant mieux, j'en éprouve une joie infinie. À Gercour sortant du cabinet.Eh ! Quoi, vous adoptez la petite manie De l'inquisition ? Ah ! Mon ancien tuteur, Un tel incognito pour moi n'est pas flatteur, Quand... GERCOUR, à Florville. Je vous soupçonnais injustement, Florville. Je connais votre coeur, et le mien est tranquille : Pardonnez-moi. Gercour et Florville se font beaucoup d'amitiés sur le devant du théâtre, et ont l'air de causer tout bas. Valsain est un peu interdit derrière eux. SCÈNE IX. Les mêmes, Lafleur. LAFLEUR, à Valsain. Le juif Alexandre. VALSAIN, bas. Tais-toi. LAFLEUR. Il veut absolument vous parler. VALSAIN, bas. Mon effroi Redouble à chaque instant. Que résoudre ? Que faire ? Mais si je laisse ici Gercour avec mon frère... Il faut les éloigner... Haut.Pardonnez, s'il vous plaît, Quelqu'un voudrait ici me parler en secret. FLORVILLE. Eh ! Qu'il repasse, ou bien qu'on lui dise d'attendre. LAFLEUR. Toute votre fortune en dépend, à l'entendre. Votre honneur même... VALSAIN, bas. Ô Ciel ! Ma réputation ! À Gercour.Du secret... Je reviens dans deux minutes. FLORVILLE. Bon. VALSAIN, en sortant. Que ma position est pénible et cruelle. SCÈNE X. Gercour, Florville. GERCOUR. Ma foi, profitons-en, l'occasion est belle. Florville, à vos dépends, j'ai voulu m'amuser ; Si vous me promettez, là de ne point jaser, Aux dépens de Valsain, ici nous pourrions rire. Mais je crains votre langue. FLORVILLE, bas. Allez-vous vous dédire ? Je vous promets... GERCOUR, à part. Il faut que je lui dise tout. Haut, mais à l'oreille.Une petite fille... FLORVILLE. Est très fort de mon goût. GERCOUR. Peste ! FLORVILLE. Eh ! bien ! GERCOUR. Est cachée ici. FLORVILLE. Bon ! GERCOUR, montrant le paravent. Là derrière. FLORVILLE, y allant. Cachée !... Ah ! C'est fort mal de la part de mon frère. Elle est jolie ? GERCOUR, le retenant. Elle a sa réputation À garder. FLORVILLE. Oh ! Bien, je suis sa caution. Si je manquais à voir une fille jolie, Je me reprocherais cela toute ma vie. GERCOUR, le retenant. Je ne permettrai point... FLORVILLE. Je me le permettrai. SCÈNE XI. Les mêmes, Valsain. VALSAIN, entre précipitamment, et veut arrêter Florville. Florville, voulez-vous ? FLORVILLE, leur échappant. Valsain, je la verrai. Ayant ouvert le paravent, aperçoit madame Gercour, et le referme soudain. Ciel ! Que vois-je ? À part.Sauvons les coupables. Haut.Mon frère... VALSAIN. Je suis perdu. FLORVILLE. Valsain, je ne soupçonnais guère Que ce fût-là l'objet qui vous tînt sous sa loi. Je dois vous en vouloir. Quoi ! Vous me trompiez, moi ! VALSAIN, à Gercour. Monsieur, ne croyez pas que mon coeur soit coupable. FLORVILLE. À part.Il va se découvrir... Haut.Vous êtes fort aimable, Mon frère, en vérité. Vous perdez la raison ; Mais c'est moi qui me plains de votre trahison, Lorsque vous m'enlevez en secret ma maîtresse. GERCOUR. Votre maîtresse ? FLORVILLE. Oh ! C'est une ancienne faiblesse, Un vieux péché. GERCOUR. Tant mieux. FLORVILLE. Ne savez-vous pas bien Que Julie a mon coeur en échange du sien. GERCOUR. Nous verrons. FLORVILLE. D'aujourd'hui ma réforme est entière. GERCOUR, à Valsain. C'était, à vous en croire, une jeune ouvrière, Valsain ? FLORVILLE, l'interrompant. C'est cela même, eh ! Oui, c'est un enfant. GERCOUR, riant. La rencontre est unique. FLORVILLE. Oh ! Rien n'est plus plaisant. GERCOUR. J'aurais pourtant voulu la voir et la connaître. FLORVILLE. Quand je suis généreux, tout le monde doit l'être. Imitez-moi. Il lui fait signe de sortir. VALSAIN. Mon frère est un garçon charmant. FLORVILLE. Sortons. GERCOUR. Oui, descendons dans mon appartement. Ma femme... FLORVILLE. Elle est sans doute encore chez Mélise. Qu'y ferions-nous ? Montez chez moi, que je vous lise Un superbe projet de réformation Qu'n a fait, je suppose à mon intention. J'en ignore l'auteur, mais son plan est fort sage, J'en ai déjà bien lu. GERCOUR. La moitié ? FLORVILLE. D'une page. Mais je le finirai, je m'en fais un devoir. GERCOUR. Remettons à demain. FLORVILLE. Oui, je le rends ce soir, Et je veux l'achever. GERCOUR. Soit. Je veux bien vous suivre ; À Valsain.D'un témoin importun, Valsain, je vous délivre. SCÈNE XII. Valsain, Madame Gercour. VALSAIN, ouvrant le paravent. Nous sommes seuls, Madame. MADAME GERCOUR, respirant à peine. Ô Ciel ! Quelle surprise ! VALSAIN. Rassurez-vous. MADAME GERCOUR. Combien je me suis compromise ! VALSAIN. Votre époux ne sait rien. MADAME GERCOUR. Mais mon coeur est instruit Du projet criminel. VALSAIN. Quelle erreur vous séduit ! Vous appelez un crime, un sentiment, Madame, Dont l'empire absolu charme et subjugue l'âmeUn sentiment duquel... MADAME GERCOUR. Vous auriez dû rougir. VALSAIN. Ah ! Si vous l'éprouviez, si vous pouviez sentir... MADAME GERCOUR. Conservez-vous l'espoir de me séduire encore ? VALSAIN. Non. Mais, pour votre honneur que votre époux ignore... MADAME GERCOUR. Malheureux ! Son repos m'en fait seul un devoir. VALSAIN, la laissant sortir. Votre indiscrétion ferait mon désespoir. SCÈNE XIII. VALSAIN, seul. À peine je respire, et quand je considère À quel affreux danger je viens de me soustraire... Quelle terrible école ! Heureusement pour moi Que son propre intérêt, l'honneur lui fait la loi De garder sur ceci le plus profond silence. Puis n'aurait-elle pas à craindre la vengeance De son époux ! Il faut... Non. Ce sexe indiscret. À merveille d'ailleurs sait garder son secret. Ah ! Ne nous livrons pas à la mélancolie, Sortons, et ne songeons désormais qu'à Julie. ACTE V Le même Salon qu'au premier Acte. SCÈNE I. MADAME GERCOUR, seule. Cet aveu peut me nuire et faire mon malheur. N'importe, à mon époux il faut ouvrir mon coeur. Il faut que de mes torts sa bonté soit instruite... Ignorance du monde, où m'avez-vous conduite !... SCÈNE II. Madame Gercour, Gercour. MADAME GERCOUR, d'un ton douloureux. Mais le voici... Monsieur, GERCOUR, riant. Laissons-là le chagrin, Je vous apporte, moi, du plaisant. De Valsain Il faut que vous sachiez la risible aventure ; Mais c'est sous le secret, ainsi je vous conjure, N'allez pas publier... MADAME GERCOUR, à part. D'une indiscrétion Je connais le danger. GERCOUR. Sa réputation De philosophe austère en souffrirait peut-être. Mais de ses passions est-on toujours le maître ? Ce n'est qu'une faiblesse après tout, et je crois Que vous allez en rire autant et plus que moi. J'étais chez lui ce soir à parler d'une affaire... Vous étiez chez Mélise. On annonce son frère. Je passe les détails. Derrière un paravent Mon sage retenait un jeune objet charmant, À ce que ces Messieurs m'ont dit, du moins. Florville, Qui ne sait ce que c'est que de rester tranquille ; Y vole. C'est un peu ma faute, j'en conviens, Car Valsain m'avait mis dans le secret. Eh ! bien, Devinez qui c'était, je vous le donne en mille. MADAME GERCOUR, à part. Suis-je assez confondue ! GERCOUR. Il serait inutile De chercher plus longtemps. De Florville c'était Une ancienne maîtresse. Ah ! La mine qu'on fait. Il rit.En pareil cas ! Il faut le dire à sa louange, Florville, en ce moment, s'est conduit come un ange. Point de reproche amer, de cris, d'emportement... Mais vous ne riez pas de cet événement ? MADAME GERCOUR. Vous-même cesserez d'en rire à l'instant même, Quand vous saurez... GERCOUR. Eh ! Quoi ? Ma surprise est extrême. MADAME GERCOUR. Que ce Valsain si cher, si sublime à vos yeux... GERCOUR. Achevez. MADAME GERCOUR. Des mortels est le plus odieux. GERCOUR. Je ne peux pas le croire, et l'on vous a trompée. MADAME GERCOUR. Croyez une victime à ses mains échappée. GERCOUR. Madame expliquez-vous. MADAME GERCOUR. C'est moi. Le paravent Recélait votre épouse. GERCOUR. Ô Dieu ! Vous ! Et comment ? Madame. MADAME GERCOUR. Je mérite encore votre estime, J'ai retenu mes pas sur les bords de l'abîme, Et c'était vous, Monsieur, qui m'y précipitiez. GERCOUR. Moi ! MADAME GERCOUR. Votre confiance. Ah : quand vous l'estimiez, Pouvais-je ne pas croire à ses vertus ? GERCOUR. L'infâme ! MADAME GERCOUR. Mais lui-même bientôt me dévoila son âme. Il osa m'engager à violer ma foi, Dès lors il ne fut plus à redouter pour moi. GERCOUR. Valsain, dont la vertu... MADAME GERCOUR. Servait de masque au vice. GERCOUR. Coupable d'un si lâche et si noir artifice ! Mais comment a-t-il fait pour nous aveugler tous Jusqu'aujourd'hui ? J'en suis encor dans un courroux Que je contiens à peine. MADAME GERCOUR. Ah ! Démasquons le traître. GERCOUR. Il n'est pas encore temps de le faire connaître. Il faut le ménager au contraire. MADAME GERCOUR. Qui ! Lui ! GERCOUR. Son oncle est arrivé. MADAME GERCOUR. Depuis quand ? GERCOUR. D'aujourd'hui. MADAME GERCOUR. Où loge-t-il ? GERCOUR. Ici. MADAME GERCOUR. Pourquoi donc ? GERCOUR. Ô ! Ma chère ! Pour toute la maison ce doit être un mystère. Jusqu'à la nuit encor, que ce soit un secret. Avec sensibilité.Il m'attend, pardonnez : je vous quitte à regret. SCÈNE III. MADAME GERCOUR, seule. Quel homme ! Sa bonté m'accable, m'humilie. Ah ! Je me souviendrai longtemps toute ma vie... Valsain ! Jusques chez moi ce monstre me poursuit : Fuyons-le. SCÈNE IV. VALSAIN, à Madame Gercour qui sort. Demeurez, Madame... Elle me fuit. De sa frayeur encor elle n'est pas remise. Elle n'aura pas eu sans doute la sottise D'aller dire à Gercour... Qui ne le croirait pas, D'ailleurs... On craint toujours de semblables éclats. Marton et Sumer paraissent. Que veut Marton ? Quel est ce vieillard qu'elle amène ? Je ne le connais pas, il paraît dans la peine. Bon, ne serait-ce pas mon vieillard de tantôt ? Ou vient-il me trouver ? Restons, puisqu'il le faut. SCÈNE V. Valsain, Sudmer, Marton. SUDMER. Mille pardons, Monsieur, si je vous importune, Il en faut accuser ma mauvaise fortune. Je suis déjà venu. VALSAIN. Je n'avais pas le temps... J'avais du monde alors... Ce cruel contretemps... Vous êtes... SUDMER. Lisimon, parent de votre mère, Et j'étais fort aimé de monsieur votre père. VALSAIN. Marton, donnez un siège à monsieur Lisimon. Marton approche un siège à Lisimon, et sort. SUDMER. Monsieur, je puis fort bien parler debout. VALSAIN. Non, non. Je ne souffrirai pas qu'un parent de ma mère... SUDMER, à part. Plus cérémonieux, mais moins franc que son frère. VALSAIN. Vous avez en effet quelques-uns de ses traits ; Étiez-vous à ma mère allié de fort près ? Ci-dessus, il manque deux pages : 94 et 95.Mon frère ? SUDMER. Assurément. Il dit avoir reçu Cinquante mille écus. VALSAIN. Ô Ciel ! Quelle infamie ! Il a reçu ma part, la chose est éclaircie. Si vous saviez, Monsieur, tout ce qu'il m'a coûté ; Je ne me repends pas de ma facilité : Je sais qu'on ne doit pas abandonner son frère ; Mais il est cause enfin... Cela me désespère, Que je ne puis pour vous tout ce que mon bon coeur... Mais sous peu, nous aurons peut-être le malheur, Et ce serait pour vous un bonheur véritable, De perdre pour jamais cet oncle respectable. SUDMER. Comment donc ? VALSAIN. Le climat très mal saint, m'écrit-on, A très fort dérangé sa constitution. Il va mourir bientôt. SUDMER. Et cela vous prépare Sans doute des chagrins ? VALSAIN. Les plus vifs... un avare, Convenez-en pourtant, n'est bon qu'après sa mort. L'héritier bienfaisant court au cher coffre-fort Avec empressement, l'ouvre, et sur l'indigence Fait par mille canaux refluer l'abondance. Une fois possesseur du fortuné trésor, Croyez... SUDMER, à part. Le scélérat ! Haut.Monsieur... VALSAIN. Eh ! bien, encor ? Dites donc mon cousin. SUDMER. Ah ! VALSAIN. Vous pouvez me croire, De vous nommer ainsi je me fais une gloire. L'homme qui voit le pauvre accablé de malheurs, Et ne peut lui donner que d'inutiles pleurs, Est, surtout quand ils sont unis par la nature, Des deux le plus à plaindre. En honneur, je vous jure Vous m'avez affecté jusques au fond du coeur ; Peut-être plus que vous je sens votre douleur. Le reconduisant.Adieu, cher Lisimon, comptez sur mes services, Je suis entièrement à vous. SUDMER, à part. Que d'artifices ! Haut.Quelque soit le malheur de ma position, Je suis reconnaissant de votre intention. VALSAIN, le reconduisant. J'espère bien dans peu faire votre fortune. Seul.La bonne renommée est souvent importune. Sitôt que l'on vous croit sensible, généreux... SCÈNE VI. Valsain, Marton. MARTON. Monsieur, vous allez être au comble de vos voeux ; Votre oncle est de retour. VALSAIN, à part. Ciel ! Haut.Ma reconnaissance,Pour éclater l'attend avec impatience. Je vais... MARTON. Il va venir lui-même. SCÈNE VII. VALSAIN, seul. Sur ses pas. Si Madame Gercour... Cela ne se peut pas. Puis, mon oncle est garçon : ce petit stratagème... Le premier, j'en suis sûr, il en rirait lui-même. Je ne dois de le craindre avoir nulle raison. SCÈNE VIII. Valsain, Sudmer, toujours pris pour Lisimon. VALSAIN. Eh ! Quoi ! C'est encor vous ! Mais, mon cher Lisimon, Je vous ai déjà dit qu'il était inutile. SUDMER. On m'a dit avoir vu votre oncle dans la ville, Monsieur, et je venais vous prier aujourd'hui De vouloir me servir d'avocat près de lui. VALSAIN. C'est mon intention de remplir ma promesse, Et vous n'en doutez pas ; mais, je vous confesse, Je crois qu'il serait mieux, avant de vous montrer, Que sur tous vos besoins je pusse l'éclairer. Il est sensible et bon. Je vous réponds d'avance Que je... SUDMER. Mais, paraissant moi-même en sa présence, Ma situation ne ferait qu'ajouter À ce que la pitié peut pour moi vous dicter. VALSAIN. Sortez, si vous voulez que pour vous je m'emploie. SUDMER. Très positivement il faut que je le voie. VALSAIN, le repoussant avec colère. Très positivement vous ne le verrez pas. Il appelle.Lafleur. SCÈNE IX. Les mêmes, Florville. FLORVILLE. Eh ! Qui peut donc causer tant de débats ? Pourquoi se quereller ? Quoi ! C'est vous ! Ah ! Mon frère, Ne le rudoyez pas, je l'aime et le révère. Si vous avez besoin d'emprunter de l'argent, Vous payerez l'intérêt... SUDMER. Plus de mille pour cent. FLORVILLE, à Valsain. Vous voyez : ce n'est pas ainsi qu'il faut s'y prendre. VALSAIN. J'attends ici mon oncle. FLORVILLE. Oui, l'on vient de m'apprendre Qu'il était arrivé. J'accours en ce moment. VALSAIN. Et Monsieur Lisimon s'obstine insolemment... FLORVILLE. Qui ? VALSAIN, montrant Sudmer. Monsieur que voilà. FLORVILLE. Je ne puis vous comprendre. VALSAIN. Cet homme est Lisimon. FLORVILLE. Cet homme est Alexandre. VALSAIN. Cet homme, je vous dis, s'appelle Lisimon. FLORVILLE. Je vous dis qu'il s'appelle Alexandre. VALSAIN. Non, non. C'est un de nos cousins, un parent de ma mère. FLORVILLE. C'est un juif. VALSAIN, à Sudmer. Ah ! Je vois ce que c'est. Téméraire ! Vous veniez m'abuser ici sous un faux nom, Et mettre mon bon coeur à contribution. Sortez, éloignez-vous, faussaire abominable. FLORVILLE, à Sudmer. Alexandre, mon cher, allons, soyez traitable. Je conviens qu'avec moi vous avez bien agi ; Mais sans délai, pourtant, il faut sortir d'ici. VALSAIN. Votre douceur, mon frère, à rester l'encourage. FLORVILLE. Vous nous perdez, vous dis-je, en restant davantage. Mon oncle quelque temps doit encore ignorer... VALSAIN, en colère. Si vos ne voulez pas, mon cher, vous retirer, Redoutez mon courroux, je ne suis plus le maître... FLORVILLE, avec douceur. Allons, retirez-vous. VALSAIN, avec fureur. Retire-toi donc, traître ! Tous deux le poursuivent dehors. SCÈNE X. Les mêmes, Gercour, Madame Gercour, Julie, Marton. GERCOUR, entrant au moment. Voilà ce qui s'appelle un oncle bien venu, Et de ses deux neveux parfaitement reçu. Mon vieil ami Sudmer, dans le siècle où nous sommes, Il ne faut pas compter sur la pitié des hommes. SUDMER. Reconnaissez-vous donc à la fin votre erreur ? GERCOUR. Le moins qu'on peut louer est toujours le meilleur. SUDMER, à ses neveux. Ah ! Ça, Messieurs, pardon, si je vous importune. Avant de partager avec vous ma fortune, Sous des noms supposés vous restant inconnu, J'ai voulu vous connaître, et j'y suis parvenu. Grâce au Ciel ! Mes bienfaits, dont je fus trop prodigue, N'alimenteront plus le mensonge, l'intrigue, L'avarice, l'usure et l'adultère affreux. À Valsain.Vous m'avez entendu ? VALSAIN. Mon oncle ! SUDMER. Malheureux ! Oseras-tu nier ?... VALSAIN. Toute action infâme !... Qui, moi ! De mon ami, moi, corrompre la femme ! SUDMER. Quelle audace ! GERCOUR. Quel front ! VALSAIN. Mon frère ici présent Peut vous dire... SUDMER. Je sais qu'il est fort complaisant, Votre frère ; son coeur, avec beaucoup de vices, Sait dans l'occasion rendre de bons offices. Mais comment osez-vous implorer son appui ? Le regarder en face ? VALSAIN. Eh ! Pourquoi non ! SUDMER. Celui Dont vous avez causé la ruine totale. VALSAIN. De mon frère chéri, moi ! Quelle âme infernale ?... FLORVILLE. Pour celui-là, mon oncle, oh ! Non assurément. Il n'est pas généreux, j'en conviens franchement ; Mais jamais avec lui je n'ai fait nulle affaire. SUDMER. Avec lui, je le crois, mais avec ce corsaire, Ce juif, cet Alexandre enfin, son prête-nom. FLORVILLE. Alexandre ! C'est lui qui de cette maison M'a fait avoir, je crois, trente deux mille livres. SUDMER. Elle en valait deux cents pour le moins. Et vos livres ?... Et votre argenterie ? Où croyez-vous que soit Tout cela ? FLORVILLE. Chez l'orfèvre et le libraire. SUDMER. Soit.Mais ce même Alexandre est venu tout à l'heure Me trouver chez Marton. FLORVILLE. Chez ?... SUDMER. C'était ma demeure, Messieurs, grâces à vous ; il m'a fallu l'humble aveu Qu'il n'était que l'agent de mon sage neveu. VALSAIN, à part. Le traître ! SUDMER, tirant des papiers de sa poche. Et m'a laissé pour preuves positives Ces billets, ces contrats, ces notes instructives, Dont le traître venait à l'instant de l'armer Pour poursuivre son frère et le faire enfermer. FLORVILLE. Ne croyez pas cela, mon cher oncle, je gage... SUDMER. Ah ! Vous ne savez pas tout ce que peut un sage. Comme tous ces contrats sont faits sous seings-privés, Comme ils sont bien à moi, les ayant bien payés. Il les tient prêt à les déchirer. VALSAIN, à part. Que ne les ai-je fait passer devant notaire ! SUDMER. De mon autorité... VALSAIN, voulant les lui arracher. Quoi ! Mon oncle, j'espère... Vous permettriez-vous ?... SUDMER, les déchirant. Je les annule ici. VALSAIN. Mais, vous me ruinez ? SUDMER. Tant mieux. GERCOUR. Oui, dieu merci. SUDMER, à Valsain. Malheureux ! Voilà donc ta sagesse profonde ? C'est ainsi qu'on se fait estimer dans le monde ! De grands mots, des vertus le grave extérieur, Et la corruption cachée au fond du coeur. À mes yeux désormais garde-toi de paraître ; Dans l'oncle qui t'aimait avant de te connaître, Sache que tu n'as plus de parent, ni d'ami. FLORVILLE, à part. Si la vertu par eux est maltraitée ainsi, Malheureux que je suis, à quoi dois-je m'attendre ? VALSAIN. Mon oncle, dans mon coeur si vous pouviez descendre... SUDMER, avec force. Sors... Valsain sort. Sudmer se retournant vers Florville.Pour ce libertin... FLORVILLE. C'est à présent mon tour. GERCOUR. Je vous réponds de lui. MARTON. Vous le verrez un jour... SUDMER. Eh ! Quoi, regardez-vous comme une peccadille La vente... FLORVILLE. Chut ! Ce sont des secrets de famille. Oui, mes aïeux sans doute auraient le droit... Mes torts Sont graves, il est vrai, mais pour ceux qui sont morts... SUDMER. Vous riez ? À part.Et moi-même il faut bien que j'en rie. Quoi, vous osez en faire une plaisanterie ! FLORVILLE. Je vous jure, mon oncle, et c'est du fond du coeur, Que si je ne suis point accablé de douleur En pensant aux excès de ma longue folie, C'est qu'en votre présence, en celle de Julie, Mon coeur reconnaissant, ne songeant qu'à jouir ;Est, lorsque je vous vois, tout entier au plaisir. Il saute au cou de Sudmer, et l'embrasse. SUDMER. Florville, c'est assez ? Donne-moi ta main, donne, Montrant son coeur.Quand on a cela bon, le reste se pardonne. Valsain sort. FLORVILLE. Mon frère... SUDMER. Taisez-vous, qu'on ne m'en parle plus. FLORVILLE. Je... SUDMER. Vous faites pour lui des efforts superflus. FLORVILLE. Il se corrigera. SUDMER. Non. FLORVILLE. Croyez. SUDMER. Non, vous dis-je. FLORVILLE. Il est jeune. À son âge encor on se corrige. SUDMER. Le méchant quelquefois, l'hypocrite jamais. Tout mon bien est à vous. FLORVILLE. Reprenez vos bienfaits ; Je ne puis accepter... SUDMER. Quoi ! Ce que je vous donne ; Je n'ai jamais volé ni l'État, ni personne, Prenez garde à cela, ma fortune est à moi. GERCOUR. J'approuve ses motifs, et puis d'ailleurs la loi... SUDMER. Je me soumets toujours aux lois de ma patrie. Eh ! Bien, l'autre moitié, je la donne à Julie. Mon ami, croyez-vous qu'elle veuille de lui ? Montrant Florville. GERCOUR. J'en suis sûr. SUDMER. Bon, tant mieux. Signons donc aujourd'hui Se rapprochant de Julie.Donation, contrat. Ma nièce ! À Gercour.Elle balance ! FLORVILLE, à Julie. Mademoiselle ! Eh ! Quoi ! Vous gardez le silence ? GERCOUR. N'est-ce pas là parler ? SUDMER. Bien dit. JULIE, à Marton. Chère Marton ! FLORVILLE, à Sudmer. Le respect, la tendresse et l'admiration. JULIE, à Florville. Mais je n'accepte pas le bien de votre frère. FLORVILLE. Non, non, vous n'en serez que la dépositaire. SUDMER. Tout comme il vous plaira, faites votre devoir ; Mais, je vous en préviens, je n'en veux rien savoir. MARTON. L'homme qui se repend des erreurs de sa vie... GERCOUR. Ne moralise pas, Marton, Je t'en supplie, Ou je me méfierai de toi dorénavant. SUDMER. Bien. Mais n'abusons pas de ce raisonnement. Soit en bien, soit en mal, mon ami, la prudence Dit qu'il faut rarement juger sur l'apparence. ==================================================