******************************************************** DC.Title = DAME JEANNE, PROVERBE DC.Author = CARMONTELLE, Louis de DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Proverbe DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:08:18. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/CARMONTELLLE_DAMEJEANNE.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9808516t DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** DAME JEANNE PROVERBE. QUATRE-VINGT-SEPTIÈME PROVERBE. M. DCC. LXXXI. Avec approbation et privilège du Roi de CARMONTELLE. À AMSTERDAM, et se trouve à Paris, Chez ESPRIT, au Palais-Royal, et chez LAPORTE, Libraire, Rue des Noyers. PERSONNAGES MONSIEUR DE LA RIVIERE, Principal. MONSIEUR D'AVARIN, Économe. MONSIEUR BOIVIN, grand écolier. MONSIEUR RAISIN, grand écolier. MONSIEUR DE LA VIGNE. La Scène est dans le jardin d'un Collège en Bourgogne. Extrait de PROVERBES DRAMATIQUES DE CARMONTELLE (...), chez Poinçot libraire, Tome VII, Amesterdam, 1781. pp. p. 127-159. Les Acteurs peuvent tous s'habiller en Abbés, si cela leur est commode. DAME JEANNE SCÈNE PREMIÈRE. Monsieur Boivin, Monsieur Raisin. MONSIEUR RAISIN. Eh bien, Boivin, comment as-tu trouvé le vin du réfectoire aujourd'hui ? MONSIEUR BOIVIN. Affreux ! Mais ce n'est pas du vin que cela, et puis il a un goût de moisi détestable. MONSIEUR RAISIN. Je te dis on n'en peut pas boire. MONSIEUR BOIVIN. Surtout après celui que nous buvons dans ma chambre. MONSIEUR RAISIN. Je le crois bien, j'ai de la peine à en avoir : on m'en a pourtant promis une bouteille aujourd'hui. MONSIEUR BOIVIN. Une bouteille ? MONSIEUR RAISIN. C'est-à-dire, plein notre grande Dame-Jeanne. MONSIEUR BOIVIN. Et combien contient-elle ? MONSIEUR RAISIN. Environ dix pintes. MONSIEUR BOIVIN. Et pour un écu, cela fait chacun cinq sols. MONSIEUR RAISIN. Cela n'est pas cher. MONSIEUR BOIVIN. Si ce vilain Monsieur d'Avarin, qui nous en donne de si mauvais, voulait en fournir d'aussi bon ; quand il n'en donnerait que la moitié, nous nous en contenterions. MONSIEUR RAISIN. Ah ! pour cela oui ; mais il est affreux, en Bourgogne encore, de nous abreuver de pareil poison. MONSIEUR BOIVIN. On m'a dit qu'il n'achetait que le vin destiné à faire du vinaigre. MONSIEUR RAISIN. Il faudrait être sûr de cela ; parce que nous le dirions à Monsieur le Principal. MONSIEUR BOIVIN. Monsieur de la Rivière ? MONSIEUR RAISIN. Oui. MONSIEUR BOIVIN. Bon ! Il n'aime pas le vin. MONSIEUR RAISIN. Cela ne fait rien ; c'est un honnête homme. MONSIEUR BOIVIN. Un bon homme même, voilà pourquoi ce vilain d Avarin lui fait croire tout ce qu'il veut. MONSIEUR RAISIN. Mais par où ferons nous entrer la Dame-Jeanne à présent ? MONSIEUR BOIVIN. La Vigne s'en est chargé. MONSIEUR RAISIN. Nous avions un bon trou dans le mur. MONSIEUR BOIVIN. Oui ; mais cette bête de Jardinier a arraché des orties qu'il y avait devant, et il a enfoncé, à force, une pierre dans ce trou. MONSIEUR RAISIN. Mais derrière les gros ifs ? MONSIEUR BOIVIN. Nous avons de nos camarades qui travaillent en à agrandir un, et nous mettrons quelque chose devant du côté de la campagne. MONSIEUR RAISIN. Pour notre argent au moins nous boirons de bon vin. MONSIEUR BOIVIN. La Vigne a fait avertir le Cabaretier pour qu'il reconnaisse le nouveau trou. Le voici, il va nous dire sûrement si la Dame-Jeanne pourra entrer. SCÈNE II. Monsieur de La Vigne, Monsieur Raisin, Monsieur Boivin. MONSIEUR DE LA VIGNE. Messieurs, tout va bien. MONSIEUR BOIVIN. Le trou avance-t-il ? MONSIEUR DE LA VIGNE. Oui, d Avalon a passé sur le mur pour mettre de l'autre côté quelque chose, il s'y est trouvé un buisson ; ils attendent à présent le Cabaretier, pour lui rendre la Dame-Jeanne vide. MONSIEUR RAISIN. Allons, nous aurons le plaisir de boire à notre aise. MONSIEUR DE LA VIGNE. À propos, d'où vient ce nouvel ordre ? MONSIEUR BOIVIN. Quel ordre donc ? MONSIEUR DE LA VIGNE. On a défendu à aucune femme de venir nous parler, à la porte seulement. MONSIEUR RAISIN. Bon ! Cela n'est pas possible ! MONSIEUR DE LA VIGNE. La Blanchisseuse de rabats a envoyé son petit garçon, et l'on a porté les rabats chez Monsieur le Principal, parce qu'ils étaient enveloppés dans un papier écrit. MONSIEUR BOIVIN. Ah, ah ! Celui-là est plaisant ! MONSIEUR RAISIN. Qu'est-ce que cela veut dire ? MONSIEUR DE LA VIGNE. On décachettera peut-être nos lettres. MONSIEUR RAISIN. Cela serait un peu fort. MONSIEUR BOIVIN. Monsieur de la Rivière n'y consentira jamais. MONSIEUR DE LA VIGNE. Moi, je le voudrais, parce qu'il y verrait combien nos parents nous plaignent de boire de si mauvais vin. MONSIEUR RAISIN. Sans doute. MONSIEUR DE LA VIGNE. Et pour lors nous parlerions. MONSIEUR RAISIN. Je te réponds que les lettres passeront. SCÈNE III. Monsieur de La Vigne, Monsieur Boivin, Monsieur Raisin, Monsieur d'Avarin, écoutant sans avancer. MONSIEUR BOIVIN. Je le crois aussi. MONSIEUR DE LA VIGNE. Ce serait une tyrannie. MONSIEUR RAISIN. Et nous en éprouvons assez. MONSIEUR BOIVIN. Bon, bon, avec Dame-Jeanne nous consolons. MONSIEUR D'AVARIN, à part. Avec Dame-Jeanne ! MONSIEUR RAISIN. C'est une bonne idée qu'il a eu là, La Vigne. MONSIEUR BOIVIN. Il est vrai que c'est à lui que nous en avons l'obligation. MONSIEUR DE LA VIGNE. J'y avais mon intérêt comme vous. MONSIEUR RAISIN. Nous sommes sûrs du moins de nous divertir. MONSIEUR DE LA VIGNE. Pour moi, quand elle est ici, je ne pense plus à autre chose. MONSIEUR BOIVIN. Quand on fait si mauvaise chère, il faut bien s'en récompenser d'un autre côté. MONSIEUR D'AVARIN, à part. Les libertins ! MONSIEUR DE LA VIGNE. Moi, je l'attends avec impatience. MONSIEUR RAISIN. Il est vrai que cette Dame-Jeanne, nous met tous de bonne humeur. MONSIEUR DE LA VIGNE. Il faut voir comme Boivin l'embrasse avec plaisir. Ah ! Mon Dieu, qu'il m'a fait rire hier ! MONSIEUR RAISIN. À propos de quoi donc ? MONSIEUR DE LA VIGNE. Quand nous avons entendu du bruit, tu n'y étais pas, je crois ? MONSIEUR RAISIN. Non, eh bien ? MONSIEUR DE LA VIGNE. Il l'a cachée dans son lit. MONSIEUR RAISIN. Mais n'était-elle pas trop grosse ? MONSIEUR DE LA VIGNE. Non, cela ne paraissait pas trop. MONSIEUR D'AVARIN, à part. Elle est grosse ! Ô Ciel ! MONSIEUR BOIVIN. Messieurs, vous ne vous observez pas assez ; on découvrira cela. MONSIEUR RAISIN. Oui, la gaieté avec laquelle nous en parlons. Et tenez, tenez, voici Monsieur d'Avarin. MONSIEUR DE LA VIGNE. Faisons semblant de rien. MONSIEUR BOIVIN. Oui, parlons du dîner. MONSIEUR RAISIN. Sais-tu bien que la soupe me faisait grand mal au coeur, à voir seulement, aujourd'hui. MONSIEUR DE LA VIGNE. Et le boeuf donc ? MONSIEUR BOIVIN. Le boeuf était de la vache. MONSIEUR RAISIN. Il s'en va. MONSIEUR DE LA VIGNE. Eh bien, allons nous en aussi, nous verrons comment va le trou. MONSIEUR BOIVIN. Allons. Ils s'en vont. SCÈNE IV. Monsieur de La Rivière, Monsieur d'Avarin. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. En vérité, Monsieur, je me reproche tout ce ce que vous me faites faire ; c'est une espèce d'inquisition, et vous allez faire décrier ce collège-ci, avec toutes les entraves que vous voulez que j'y mette. MONSIEUR D'AVARIN. Ah, Monsieur, vous ne me blâmerez plus, quand vous serez instruit de tout ce que je viens d'apprendre. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Tenez, vous et moi nous ne sommes plus jeunes : pourquoi voulez-vous empêcher la jeunesse de rire ? Souvenez-vous quand, vous étiez au collège et moi aussi, de toutes les plaisanteries que nous faisions, pour passer un temps que nous trouvions fort dur alors. MONSIEUR D'AVARIN. Il est vrai ; mais ni vous ni moi n'avons jamais fait de pareilles infamies pour nous amuser. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Mais où est donc votre charité, d'accuser ainsi des gens qui n'ont que de la gaieté ? MONSIEUR D'AVARIN. Si j'accusais à tort... MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. On croit souvent entendre des choses qui ont un tout autre sens quand on est au fait. MONSIEUR D'AVARIN. Eh bien, Monsieur, c'est que j'y suis au fait, voilà pourquoi je vous parle si hardiment ; et quand vous craignez que cette maison-ci ne perde sa bonne réputation, moi je crains qu'il ne soit déjà trop tard pour la rétablir. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Vous m'effrayez ! MONSIEUR D'AVARIN. Vous n'êtes pas au bout. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Parlez donc. MONSIEUR D'AVARIN. Eh bien, Monsieur le Principal, cette Dame-Jeanne dont ils parlent tous les jours... MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Achevez. MONSIEUR D'AVARIN. Je ne sais comment vous dire cela... Rien n'est plus affreux, et la pudeur.... MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Mais entre nous autres tout se peut dire. MONSIEUR D'AVARIN. Je le fais bien. Cette Dame-Jeanne fait tout leur bonheur. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Parce qu'ils rient en en parlant ; vous verrez que c'est quelque enfance. MONSIEUR D'AVARIN. Enfance tant qu'il vous plaira ; mais elle est grosse. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Que dites-vous là ! MONSIEUR D'AVARIN. Elle est dans la maison, je viens de leur entendre dire. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Cela serait affreux ! Et je ne puis le croire. MONSIEUR D'AVARIN. Vous le croirez peut-être, quand elle y sera accouchée. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Accouchée ? MONSIEUR D'AVARIN. Oui, Monsieur. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Ici ? MONSIEUR D'AVARIN. Oui, ici. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Quel cruel égarement ! Ô mon Dieu ! Comment permettez-vous que des enfants élevés dans votre sein, tombent dans les embûches de l'esprit malin. MONSIEUR D'AVARIN. Il n'y a point de temps à perdre. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Inspirez-moi les moyens, ô mon Dieu ! De ramener vos brebis égarées par la faute de votre pasteur trop indigne. MONSIEUR D'AVARIN. Si vous le permettez, je vais faire des perquisitions, qui nous mettront à portée de prendre des mesures, qui détruiront les suites d'un pareil commerce et le scandale qui pourrait tomber sur cette maison. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Faites ce que vous croirez convenable, mais avec prudence ; il serait affreux d'humilier ses frères injustement. Soyez bien sûr avant que d'agir. MONSIEUR D'AVARIN. Eh bien, interrogez-les, pendant que je vais chercher partout. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. C'est à quoi je pensais. MONSIEUR D'AVARIN. Vous devez vous attendre qu'ils nieront tout, ainsi dites que vous êtes certain de ce que vous avancerez. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Mais le suis-je, et dois-je mentir ? MONSIEUR D'AVARIN. Mentirez-vous en leur disant ce que je viens de vous apprendre, ne l'avez-vous pas entendu ? MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Il est vrai ; mais les hommes sont sujets à l'erreur : Omnis homo mendax, et lorsqu'il est question d'accuser son prochain... MONSIEUR D'AVARIN. Son prochain ? Ils sont confiés à vos soins, et vous répondrez à Dieu de leur égarement. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Eh bien, je vais l'implorer pour savoir... MONSIEUR D'AVARIN. Les voici qui viennent de ce côté-là, écoutez-les ; cela pourra peut-être vous déterminer. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. C'est une trahison indigne de surprendre un secret ; je leur parlerai amicalement, avec douceur. MONSIEUR D'AVARIN. Et ils se moqueront de vous. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Je ne saurais le croire. MONSIEUR D'AVARIN. Quand on est criminel, on fait peu de cas des hommes vertueux ; mais vous êtes le maître, et vous ferez ce qu'il vous plaira. Pour moi, je regrette le temps que j'ai perdu ici à vous parler, sans pouvoir vous convaincre. Je vais chercher les moyens de vous prouver que je ne vous en ai pas imposé. SCÈNE V. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE, son bonnet à la main, les yeux au ciel. Ô mon Dieu ! Toi qui pardonnes au pécheur le plus endurci, daigne m'inspirer la conduite que je dois tenir ; fais que je ne précipite pas mes jugements, pour être jugé par toi comme j'aurai jugé les autres. SCÈNE VI. Monsieur de La Rivière, Monsieur Boivin, Monsieur Raisin. MONSIEUR BOIVIN. Quand je t'ai dit qu'elle était bien plus grosse, La Vigne avait bien raison. MONSIEUR RAISIN. Pourvu qu'il arrive à bon port et qu'il ne rencontre pas Monsieur d'Avarin. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Que disent-ils là ? MONSIEUR RAISIN. J'ai bien ri toujours, quand j'ai vu La Vigne qui s'était fourré dans le trou du mur, et qui ne pouvait pas s'en retirer. Ah, ah, ah ! MONSIEUR BOIVIN. Sans d Avalon, qui nous a aidé à lui tirer les pieds, il y serait encore. Ah, ah, ah ! MONSIEUR DE LA RIVIÈRE, à part. Le trouble qui suit le crime dans les coeurs qui n'en ont pas l'habitude, ne les laisse pas jouir d'une pareille gaieté. MONSIEUR BOIVIN. Son bonnet carré n'a-t-il pas roulé un peu loin de l'autre côté du mur ? MONSIEUR RAISIN. Ma foi, je crois que oui ; mais il est allé chercher une perche, où il mettra un clou pour le ravoir, à ce qu'il m'a dit. MONSIEUR BOIVIN. Je ris encore, quand je pense à la crainte de La Vigne, de rester dans le trou. Ils rient tous les deux. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE, s'approchant. Eh bien, dites moi donc, mes amis, mes enfants, qui peut causer votre joie, exciter vos ris ? La vraie gaieté ne peut venir que de la paix intérieure de l'âme ; quoique je ne sois plus jeune, croyez-vous que je ne doive pas la partager ? MONSIEUR RAISIN. Monsieur le Principal, nous ne vous savions pas si près de nous. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Allons, couvrez-vous, point de cérémonies ; songez que je ne suis ici que primus inter pares. MONSIEUR BOIVIN. Nous ne nous éloignerons jamais du respect que nous vous devons et que vous inspirez à tous ceux qui ont le bonheur de vous connaître, Monsieur. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Tout cela n'est que compliment ; parlez moi vrai. Depuis quelque temps je vous trouve tous fort gais, et cependant je n'ai rien fait qui doive vous donner beaucoup de satisfaction. MONSIEUR RAISIN. Monsieur, nous n'avons jamais pensé à nous plaindre de vous. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Je le désire ; mais il est question d'un mot qui est sûrement un objet de plaisanterie, je le parierais, et qui vous fait rire très souvent. MONSIEUR BOIVIN. Nous ignorons ce que Monsieur le Principal veut dire. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Il est question d'une certaine Dame-Jeanne... MONSIEUR RAISIN, à part. Ah ! Qui nous a découvert ? MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Eh bien, vous n'en riez pas avec moi ? MONSIEUR BOIVIN. Monsieur... MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Mes enfants, manquez-vous de confiance ? SCÈNE VII. Monsieur de La Rivière, Monsieur de La Vigne, Monsieur Boivin, Monsieur Raisin. MONSIEUR DE LA VIGNE, à Monsieur Raisin. Dame-Jeanne est tombée dans l'escalier, tout est perdu. MONSIEUR RAISIN, bas. Voilà Monsieur le Principal. MONSIEUR DE LA VIGNE. Ô ciel ! Qu'ai-je dit ! MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Eh bien, Messieurs, suis-je en droit, après ce que je viens d'entendre, de vous demander ce que c'est que cette Dame-Jeanne ? MONSIEUR RAISIN. Monsieur... MONSIEUR DE LA VIGNE, bas à Monsieur Raisin. Laissez-moi répondre. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Vous ne parlez pas ? MONSIEUR DE LA VIGNE. Monsieur le Principal, cette Dame-Jeanne ne doit pas vous inquiéter. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Pourquoi cela ? MONSIEUR DE LA VIGNE. Hélas ! La pauvre malheureuse ne pouvait pas marcher ; on la portait, on l'a laissée tomber dans un escalier, et elle est morte. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Elle est morte ? MONSIEUR DE LA VIGNE. Oui, Monsieur. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Elle était donc bien grosse ? MONSIEUR DE LA VIGNE. Oui, Monsieur ; parce qu'elle était hydropique. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Et quel âge avait-elle ? MONSIEUR DE LA VIGNE. Nous l'ignorions ; mais on nous avait proposé de nous cotiser pour lui faire la ponction, et nous étions dix qui nous faisions un plaisir de contribuer à cette opération pour la soulager. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Mes amis, mes enfants, que vous me rendez satisfaits en m'apprenant que vous étiez capables d'une si bonne action ! MONSIEUR RAISIN. Fort bien, La Vigne ! MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Mais j'ai à me plaindre de vous réellement. MONSIEUR BOIVIN. De nous ? MONSIEUR DE LA VIGNE. Comment ? MONSIEUR RAISIN. Pourquoi ? MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. C'est de ne m'avoir pas associé à une si bonne oeuvre. MONSIEUR BOIVIN. Ah ! Monsieur !... MONSIEUR RAISIN. Nous n'aurions jamais osé vous le proposer. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Quelle opinion avez-vous donc de moi mes amis ? Si je dois donner l'exemple de faire du bien, dois-je trouver mauvais que vous en fassiez. MONSIEUR DE LA VIGNE. Eh bien, Monsieur le Principal, nous convenons de nos torts ; mais je crois facile de les réparer. Je sais que cette Dame-Jeanne a plusieurs soeurs, et il y en a une qui n'a rien du tout ; si ces Messieurs veulent continuer, nous ferons ce que nous faisions pour la défunte. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Et vous m'associerez cette fois-ci à cette bonne oeuvre ? MONSIEUR DE LA VIGNE. Puisque vous le voulez bien... MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Écoutez-moi, combien donniez-vous à vous dix ? MONSIEUR DE LA VIGNE. Nous donnions un écu, et cela durait tant que cela pouvait. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Pour commencer, je vais vous donner un louis. MONSIEUR BOIVIN. Oh ! C'est trop ! MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Non, non, quand il en faudra encore je vous en donnerai, vous n'aurez qu'à parler. MONSIEUR RAISIN. Monsieur le Principal est trop bon. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Vous ferez comme vous avez fait jusqu'à présent. MONSIEUR DE LA VIGNE. Monsieur le Principal nous le permet. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Je fais plus, je vous l'ordonne : arrangez cela pour le mieux, je n'en veux pas savoir davantage. MONSIEUR BOIVIN. C'est assurément une grande marque de confiance de la part de Monsieur le Principal. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Ah ça, mes amis, qu'est-ce qui était chargé de Dame-Jeanne pour sa subsistance ? MONSIEUR RAISIN. C'était La Vigne. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Fort bien ! C'est un honnête garçon. MONSIEUR DE LA VIGNE. Monsieur... MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Tenez mon enfant, voilà mon louis. MONSIEUR DE LA VIGNE. En vous remerciant, Monsieur. MONSIEUR BOIVIN, bas aux autres. En vérité il est trop bon ! MONSIEUR RAISIN. C'est conscience de le tromper. MONSIEUR DE LA VIGNE. Ma foi avouons lui tout. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Eh bien, qu'est-ce que vous dites donc là tous les trois ? MONSIEUR BOIVIN. Nous disons que nous devons vous rendre votre argent. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Je ne le reprendrai pas. MONSIEUR DE LA VIGNE. Mais Monsieur le Principal... MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Je ne veux rien savoir de plus, et je m'en vais. MONSIEUR BOIVIN. Mais Monsieur... MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Venez seulement dans une heure me trouver, et nous irons chanter un De profundis pour cette pauvre Dame-Jeanne. Adieu, mes enfants, adieu. SCÈNE VIII. Monsieur de La Vigne, Monsieur Raisin, Monsieur Boivin. MONSIEUR RAISIN. Puisqu'il ne veut pas nous entendre, nous n'avons rien à nous reprocher. MONSIEUR BOIVIN. Pardi La Vigne a eu là une bien bonne idée. MONSIEUR DE LA VIGNE. Oui ; mais nous irons chanter un De profundis pour Dame-Jeanne. MONSIEUR RAISIN. À propos, j'ai pensé éclater de rire. MONSIEUR BOIVIN. Et moi donc. MONSIEUR DE LA VIGNE. Ah ! Celui là est excellent ! Ils rient tous les trois. MONSIEUR RAISIN. Paix donc, le voici qui revient avec d Avarin. MONSIEUR BOIVIN. Pourquoi viennent-ils ? MONSIEUR DE LA VIGNE. Nous allons le savoir. SCÈNE DERNIÈRE. Monsieur de La Rivière, Monsieur d'Avarin, Monsieur Boivin, Monsieur de La Vigne, Monsieur Raisin. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Mais pourquoi me ramenez-vous ici ? MONSIEUR D'AVARIN. C'est devant eux que je veux vous parler. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Mais, mon cher d Avarin, je sais tout ; ils viennent de m'instruire. MONSIEUR D'AVARIN. Eh bien, Monsieur, vous les approuvez ? MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Très fort. Je suis seulement fâché du malheur qu'est arrivé à cette pauvre Dame-Jeanne. MONSIEUR D'AVARIN. Vous en êtes fâché, Monsieur ! MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Mais comme il n'y a pas de remède, voyant combien je les approuvais d'une action si louable... MONSIEUR D'AVARIN. Si louable ! MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Ils continueront, avec une soeur de Dame-Jeanne. MONSIEUR D'AVARIN. Ils continueront ! MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Sans doute. MONSIEUR D'AVARIN. Je vous avoue que je suis confondu de tout ce que vous me dites là. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. C'est pourtant la vérité. MONSIEUR D'AVARIN. Non, je ne le comprendrai jamais. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Ils ont bien voulu m'associer à cette bonne oeuvre, je leur ai donné un louis pour cela. MONSIEUR D'AVARIN. Quoi, Monsieur, vous êtes associe avec ces Messieurs pour une pareille chose ? MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Oui, mon ami ; et j'ai été si enchanté de voir combien mes soins avaient fructifié dans leur âme, que j'allais vous chercher pour me féliciter avec vous, de l'esprit de charité qui règne dans cette maison ; c'est la récompense la plus douce et la plus flatteuse que nous puissions recueillir de nos principes et de nos soins. MONSIEUR D'AVARIN. Je vois, Monsieur, que vous êtes dans l'erreur. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. C'est vous qui vous trompez encore. MONSIEUR D'AVARIN. Non sûrement, et j'ai des preuves ici de ce que j'ai découvert. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Songez, mon cher ami, que les jugements téméraires sont affreux, et que cette Dame-Jeanne n'était pas ce que vous croyez. MONSIEUR D'AVARIN. J'en conviens. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Que c'était une pauvre femme malade d'une hydropisie, ce qui obligeait de lui faire souvent la ponction. MONSIEUR D'AVARIN. Quelle histoire ! MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Et que ces généreux jeunes gens se cotisaient pour cette opération. MONSIEUR D'AVARIN. Je le crois bien, ils allaient plus loin, ils la faisaient eux-mêmes. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Comment ! Eux-mêmes ? MONSIEUR D'AVARIN. Oui, Monsieur. Apprenez que cette prétendue Dame-Jeanne, n'était autre chose qu'une grande bouteille qui a ce nom-là, qu'ils faisaient entrer, pleine de vin, par un trou de la muraille du jardin, et qu'ils vidaient dans la chambre de Boivin. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Il n'est pas possible ! MONSIEUR D'AVARIN. Celui qui la portait est tombé dans l'escalier, la bouteille est cassée, et en voici le goulot que j'ai apporté exprès ; si vous voulez vous convaincre de ce que je vous dis, l'odeur du vin répandu vous prouvera tout ce que j'avance. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Quoi, Messieurs, vous avez ainsi abusé de ma crédulité ? MONSIEUR BOIVIN. C'est un tort dont nous nous sommes repentis dans l'instant. Quand on a fait une faute, elle entraîne dans une autre, et nous avons voulu nous excuser. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Et vous avez employé le mensonge ? MONSIEUR DE LA VIGNE. Il est vrai : il nous a même paru plaisant ; mais nous nous sommes repentis promptement, et si vous voulez bien vous le rappeler, vous n'avez pas voulu nous entendre, ni reprendre votre argent. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Il est vrai. Quoi, vous m'auriez dit la vérité ? MONSIEUR BOIVIN. Oui, Monsieur ; il y a même longtemps que nous hésitons à vous instruire du mauvais traitement que nous éprouvons ici. Nous avions cherché à nous en consoler d'une manière, qui, je l'avoue, est contre la règle de cette maison ; et la gaieté qu'elle nous inspirait, nous faisait patienter ; mais la mauvaise opinion que Monsieur d'Avarin a cherché à vous donner de nous, nous oblige enfin à rompre le silence, non pas pour nous justifier de deux fautes qui nous rendent très coupables envers vous, mais dont il est la cause. MONSIEUR D'AVARIN. Moi ? MONSIEUR RAISIN. Oui, Monsieur. MONSIEUR D'AVARIN. Je n'ai rien à me reprocher. MONSIEUR BOIVIN. Pardonnez-moi, Monsieur, votre avarice. MONSIEUR D'AVARIN. Monsieur, vous souffrez qu'on m'insulte. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Laissez les parler ; je vous réponds de faire justice à qui il appartiendra. MONSIEUR DE LA VIGNE. C'est ce que nous vous demandons. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Continuez, Monsieur Boivin. MONSIEUR BOIVIN. L'austérité de vos moeurs, Monsieur, vous fait ignorer quels sont les aliments dont on nous nourrit, et quel est le vin que nous buvons ; mais vous pourrez vous en convaincre aujourd'hui même, si vous voulez en faire l'essai. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Je le ferai dès ce soir, et j'ai eu tort jusqu'à présent de n'y avoir pas pensé. La viande me fait mal, voilà pourquoi je n'en mange pas ; je n'aime point le vin, ainsi quand je le trouverai bon, je crois que vous en serez contents. Si l'Abbé n'est pas avare, il est au moins trop économe ; et ce n'est pas mon intention que l'on meure de faim dans cette maison. MONSIEUR DE LA VIGNE. Songez, Monsieur, combien nous vous respectons, et que c'est la crainte de vous causer le moindre chagrin qui nous a empêché de nous plaindre. MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Nous ne pouvons pas disconvenir que nos torts sont égaux ; mes enfants, pardonnez-nous. MONSIEUR DE LA VIGNE, MONSIEUR BOIVIN, MONSIEUR RAISIN. Ah, Monsieur ! MONSIEUR DE LA RIVIÈRE. Le louis que je vous avais remis est une amende envers les pauvres, à quoi je me condamne pour ma négligence ; distribuez-le leur. Oublions Dame-Jeanne pour toujours ; et au lieu du De profundis que nous devions chanter pour elle, allons chanter un Te Deum en actions de grâce de ce que la vertu règne toujours ici, et que la haine et l'envie vont en être bannies à jamais. Explication du Proverbe : 87. Il ne faut pas juger sans savoir. ==================================================