******************************************************** DC.Title = L'AVEUGLE CLAIRVOYANT. COMÉDIE DC.Author = BROSSE, Abraham DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 11/02/2023 à 21:52:32. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/BROSSE_AVEUGLECLAIRVOYANT.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k70379h DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** L'AVEUGLE CLAIRVOYANT COMÉDIE Représentée sur le Théâtre Royal devant leurs Majestés. M. DC. L. AVEC PRIVILÈGE DU ROI. À PARIS, Cher TOUSSAINT QUINET, au Palais, sous la montée de la Cour des Aides.Achevé d'imprimer pour la première fois le 2 Mars 1650. Les exemplaires ont été fournis. MONSEIGNEUR, Je serais plus Aveugle que celui que je vous présente, si m'étant proposé de le faire passer pour Clair-voyant : J'empruntais d'autre que de vous de l'éclat, du jour, et des lumières. Comme je ne crois pas que cette production soit assez puissante pour se soutenir d'elle-même, je n'estime pas aussi qu'elle ait si peu de force qu'elle ne puisse entreprendre un voyage de cent lieues, pour rencontrer où vous êtes un protecteur et un appui. Quelques vers que je vous ai déjà présentés s'étant trouvés à votre goût, je ne me persuade pas qu'une composition d'un style de pareille nature vous doive être désagréable. L'Illustre Comte du Daugnion fait toujours même accueil aux choses qui se ressemblent et qu'on lui offre avec même affection ; son obligeante humeur ne se dément jamais, non plus que son courage. À ce mot, MONSEIGNEUR, commandez moi de me taire, si vous ne voulez entendre des vérités : Vous possédez parfaitement cette grandeur d'âme et cette héroïque vertu qui apprend aux hommes à mépriser le danger, la mort et la fortune. C'est par ce glorieux oubli de vous-même que vous avez si souvent donné de la terreur aux ennemis de cet État ; c'est par ce noble mépris de la vie, qu'on vous a pris en tant de mêlées pour le Dieu des combats, et qu'un même trouble ayant ôté la conduite aux chefs, et la résolution aux soldats, il n'est jamais demeuré personne qui osât tourner visage, pour s'assurer si c'était un homme qui les faisait fuir. Mais à vous figurer par d'autres traits et pour arriver par degrés au rang que vous tenez aujourd'hui : Si l'on considère votre Naissance, vous avez avec avantage cette vertu naturelle qui suit le sang, et que nous appelons Noblesse. Si l'on regarde votre Fortune, elle est grande, et telle qu'étant moindre elle serait au-dessous de ce que vous mérités. Si l'on veut connaître votre Esprit, il en éblouit beaucoup d'autres de ses lumières ; si l'on jette les yeux sur votre Jugement, les événements ne le surprennent jamais : si l'on s'informe enfin de vos emplois, ils sont importants. Le plus souverain des Monarques qui vous reconnaît pour l'un des plus Illustres sujets de sa Couronne, et peut-être pour le plus fidèle dépositaire d'une partie de sa Puissance, ne vous occupe à rien que de considérable et de glorieux, où toujours par des actions qui vont jusqu'au prodige, vous soutenez contre toutes sortes de rebelles et de factieux l'autorité de ce maître qui peut tout. Quelque chose que j'aie pu dire, MONSEIGNEUR, il m'en reste à dire davantage, mais comme la Peinture n'a point trouvé jusqu'ici de traits pour bien représenter la lumière, l'éloquence n'a point inventé de termes pour dignement louer la vertu ; J'achève donc par une impuissance de poursuivre, et par la crainte de vous fâcher par où je satisferais tout le monde, permettez-moi seulement encore un mot, pour vous assurer que je prise plus que toute ma vie le peu de temps que j'ai eu l'honneur d'être auprès de vous, et pour vous supplier de croire que je suis par naturelle inclination, et par le souvenir de vos bienfaits, MONSEIGNEUR, Votre très humble, très obéissant et très obligé serviteur, BROSSE. LES ACTEURS. CLÉANTHE, père de Lidamas et de Mélice, Amoureux d'Olimpe. OLIMPE, jeune veuve, amoureuse de Lidamas. LIDAMAS, amoureux d'Olimpe. MÉLICE, amoureuse de Thélame. THÉLAME, Cavalier, amoureux de Mélice. NÉRINE, suivante d'Olimpe. LUCILLE, suivante de Mélice. SYLVESTRE, valet de Cléanthe. La Scène est à Blois dans la maison de Cléanthe. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. Olimpe, Nérine. NÉRINE. Quoi ma discrétion vous est-elle suspecte ?Ignorez-vous encor combien je vous respecte ? OLIMPE. Non, apprends d'un récit véritable et succinctLa nature du mal dont mon coeur est atteint,[Note : La graphie originale de la fin de vers est vève qui rime avec trêve.]Tu sais que le Soleil depuis que je fus veuve N'avait à ses travaux que vingt fois donné trêve,Quand Cléanthe échauffé d'un feu sombre et mourantQue mes yeux n'avaient pu bien éteindre en pleurantVint me faire visite, et d'un adroit langageExagéra les soins qu'enfante un long veuvage, Tu sais encor comment d'un discours méditéIl me galantisa sur mon peu de beauté.Et puis comme achevant ce compliment frivoleUn soupir préparé lui coupa la parole. NÉRINE. Vous prîtes du plaisir à l'entendre, à le voir, [Note : Vindrent : vinrent, du verbe venir]Votre esprit et vos sens vindrent à s'émouvoir,Vous l'aimâtes enfin ! OLIMPE. Oui, d'un aveu taciteJ'acceptai sa recherche ainsi que sa visite. NÉRINE. On fit courir le bruit qu'hymen dans peu de joursDevait de vos ardeurs autoriser le cours. OLIMPE. Cléanthe m'en pria, mais ma pudeur blesséeRejeta sa prière et blâma sa pensée.Les mânes d'un mari gisant dans le tombeau D'un si prompt hyménée éteindraient le flambeau,Lui, dis-je, et leur dépit joint au courroux céleste Rendrait notre alliance et stérile et funeste,Je veux pendant un an demeurer dans le deuilEt de ma continence honorer son cercueil.Cléanthe à ce propos montra de la tristesse,Mais bientôt sa raison se rendit la maîtresse, Il loua mon dessein, et convint avec moiQue l'honneur et l'amour m'imposaient cette loi.En ce temps cet auguste et glorieux MonarqueQu'avec étonnement tout l'Univers remarque,Pour se rendre justice et rentrer dans ses droits [Note : Dunkerquois : Habitant de Dunkerque, ville des Pays-bas, assiégée puis investie le 19 septembre 1646 et se rendit le 11 octobre de la même année. Cette victoire ]D'un siège bien formé pressait les Dunquerquois,Cléanthe en attendant que j'essuierais mes larmesSe résolut d'aller paraître sous les armes,De signaler son coeur, de servir son pays,D'ôter à l'Espagnol des États envahis Et croître de son Roi l'illustre RenomméeEn ajoutant un bras au corps de son armée,Il partit sans demeure, et dans fort peu de tempsDunkerque le compta parmi nos combattants.Mais hélas dans le camp, soit par trop de fatigue, Ou soit que contre lui la fortune se ligue,Ses yeux auparavant si perçants et si clairsSont d'un nuage obscur soudainement couverts,Ces naturels flambeaux demeurent sans lumière, Sans rien perdre pourtant de leur beauté première, On dirait à les voir qu'ils lancent des rayonsQui des objets encor lui tracent les crayons. NÉRINE. Ce malheur arrivé depuis une ou deux lunesPeut-il causer encor vos plaintes importunes ? OLIMPE. Non, ce trait qui du sort marque la cruauté Ne m'arracha des pleurs que dans sa nouveauté,Mais en ayant depuis interrompu la courseSi tu m'en vois verser ils ont une autre source. NÉRINE. Ce point est un secret qui ne m'est pas connu. OLIMPE. Je vais t'en informer d'un discours ingénu. Aussitôt que je sus l'Accident de CléantheMon amoureuse ardeur devint un peu plus lente,Et mon coeur chancelant dedans sa passionEut un malin dégoût de son affliction,Je combattis d'abord cette ingrate inconstance, J'en voulus étouffer la première semence :Mais sur le point qu'allait triompher ma vertuL'on donna du secours à ce vice abattu.Lidamas heureux fils d'un déplorable pèreVint pour me consoler de son destin sévère, Il me vit, je le vis, il parla, j'écoutai,Mon oeil incessamment sur lui fut arrêté,Sa grâce me parut à nulle autre semblable,Il fit un beau récit d'un sujet lamentable,Enfin en Lidamas toute chose me plut, Et se rendit chez moi ce que son père y fut. NÉRINE. Connut-il votre amour ? OLIMPE. Malgré ma retenueDés sa conception elle lui fut connue,Ce cavalier adroit, prudent, ingénieux,Subtil, et bien instruit dans l'entretien des yeux, Pénétrant par les miens au fond de ma penséeY vit en traits de feu son image tracée ;Cet indice assuré qu'il était mon vainqueur,L'obligea de s'ouvrir en me montrant son coeur,Madame (me dit-il) le pouvoir de vos charmes Ne m'a pas d'aujourd'hui fait mettre bas les armes,Depuis plus de six mois je suis dedans vos fersEt vos yeux sont les Rois et les Dieux que je sers, Mais d'un père amoureux l'impérieuse flammeM'imposait de cacher la mienne dans mon âme. Je l'ai fait par respect jusques à ce momentQue je puis profiter de son aveuglement.Il finit, et mon coeur charmé de sa paroleSe fit au même instant l'autel de cet idole,Un regard languissant, un soupir étouffé Lui dirent doucement qu'il avait triomphé.Lors certain de mes feux comme de sa victoireIl me dit qu'il fallait pour achever sa gloireQue je vinsse dans Blois faire quelque séjour,Jusqu'à tant qu'on y vit son père de retour, Je fus pour Lidamas à ce point complaisante,J'y vins et descendis au logis de Cléanthe,Où donnant à ma flamme une honnête couleurJe feignis d'arriver pour visiter sa soeur. NÉRINE. Jusqu'ici quel sujet avez-vous d'être triste ? OLIMPE. Apprends de ce qui suit en quoi mon mal consiste.On attend le retour de Cléanthe aujourd'huiJ'ai peur qu'il croie encor que je brûle pour luiQue ses yeux étant morts sa flamme vive encoreQue sa bouche me loue, et que son coeur m'adore, Tu sais que l'on voit naître un grand nombre de mauxQuand le père et le fils se rencontrent rivaux.Voila le seul sujet ma fidèle Nérine,Du trouble qui me rend inquiète et chagrine. NÉRINE. Je ne puis présumer qu'en son aveuglement Cléanthe veuille encor passer pour votre amant,Son fils au pis aller par de promptes adressesVous délivrera bien de ses froides caresses. OLIMPE. Nérine, tu dis vrai, l'esprit de Lidamas...Mais c'est lui que je vois qui s'avance à grand pas. SCÈNE II. Lidamas, Olimpe, Nérine. LIDAMAS. Mon père est arrivé Madame, et sa paupièreNe voit plus les beautés qu'enfante la lumière,Ce n'est pas que ses yeux ne paraissent fort beaux, Mais c'est sans l'éclairer que brillent ces flambeaux,Par le malin effet d'une cause cachée, Leur action est morte, ou du moins empêchée,Dedans ce triste état je ne puis concevoirQu'il donne de l'amour ni puisse en recevoir. OLIMPE. Mais ne peut-il pas bien ayant perdu la vueConserver une amour auparavant reçue. LIDAMAS. En vain auprès de vous je veux dissimuler,Mon père brûle encor, et veut encor brûler,On l'avait du carrosse à peine mis à terreQu'oubliant le malheur que lui cause la guerre,Lidamas, m'a-t-il dit, en me parlant de vous, Les Astres envers elle ont-ils été plus doux ?N'a-t-elle point du sort senti la perfidie,Ou les âpres accès de quelque maladie ? OLIMPE. Il n'en faut plus douter, il est encor atteint,Le feu que j'allumai n'est pas prêt d'être éteint, Ce peu que j'ai d'attraits sensiblement le touche,On n'est pas loin du coeur quand on est dans la bouche. LIDAMAS. À l'instant que ses soins se déclarent pour vousJe juge qu'il n'est pas bien guéri de vos coups,Doncques d'une voix triste, Olimpe, mon cher père, N'est plus, lui dis-je lors, en état de vous plaire,De ce charmant objet les traits impérieux,S'ils furent le plaisir sont la peine des yeux,Cette rare beauté d'un chacun regardéeN'est plus qu'un être feint, existant [en] idee, Un tragique accident, un rigoureux destin,A de tous ses appas fait un triste butin.[Note : Adréte : graphie de l'adjectif adroite conforme à la prononciation.]Là par le prompt secours d'une adréte impostureAu gré de mon désir je forme une aventure,Et tâche ainsi d'éteindre en vous défigurant Un feu qui me perdrait s'il devenait plus grand. OLIMPE. L'artifice est subtil, mais il n'est pas croyableQu'il soit à nos desseins bien long-temps favorable,Vous verrez dedans peu Cléanthe détrompéTant de vos vains discours soit-il préoccupé ; Je veux qu'étant aveugle il ne puisse connaîtreQu'au bal, sans me masquer, je puis encor paraître,Je veux que vôtre soeur aide à notre projet,Je crains pourtant toujours avec juste sujet.Le valet qui par tout marche avec votre père, Lui qu'on peut appeler le flambeau qui l'éclaire,L'Ange qui le conduit, l'Argus industrieuxQui veille pour sa garde, et lui prête ses yeux,N'est pas dans le renom d'être si peu fidèleQue sachant notre ruse il l'endure et la cèle, Cléanthe par ses yeux verra tout notre jeu,Il connaîtra ma flamme, et saura votre feu,Il se rendra certain de ma prompte inconstance,Il apprendra d'un fils le peu de révérence,Il fera nos desseins tout d'un coup échouer, Et peut-être jouera qui le croira jouer. LIDAMAS. Cette crainte est, Madame, une pure chimère,Je dispose à mon gré du valet de mon père,Cet Argus est gagné, ses yeux sont éblouis,Et j'ai su l'endormir au son de mes Louis. Donc sans vous alarmer d'une crainte si vaine,Attendez une issue agréable et certaine,Et quoi que mon rival ait à venir iciN'ayez à son abord ni crainte ni souci.Ne lui pouvant longtemps cacher votre venue, Mon âme sur ce point s'est fait voir toute nue,Mais j'ai dit pour tromper cet aveugle amoureuxQue vous n'étiez ici que d'un jour ou de deux,Encor dans le dessein de rendre une visiteDont la coutume veut que vous demeuriez quitte. OLIMPE. Mais encor dites-moi, si Cléanthe abuséM'oblige à raconter mon malheur supposé,Comment ne sachant pas cet accident frivolePourrai-je avec la vôtre accorder ma parole ? LIDAMAS. Je l'aperçois, passons dans cet appartement, Je vous en apprendrai l'histoire en un moment. SCÈNE III. Cléanthe, Mélice, Sylvestre. CLÉANTHE. Quoi contre mon vouloir et contre ma défenseAdmettre en ma maison, Thélame en mon absence ?Fomenter si long-temps une inclinationQui naquit et s'accrut sans ma permission, D'un homme dont le nom me déplaît et m'irrite,Entretenir l'espoir et souffrir la visite ?Ha Mélice, est-ce là le respect qui m'est dû ? Et votre jugement ne s'est-il pas perdu ? MÉLICE. Ceux qui de ce rapport m'ont vers vous desservie, Sont portez contre moi de dépit ou d'envie,Depuis que pour Dunkerque on vous vit quitter Blois.Thélame n'est céans venu pas une fois,Qui peut s'émanciper de dire le contraireFait à la vérité... CLÉANTHE. Respectez votre père ; Ceux qui m'ont rapporté vos traits licencieuxChérissent votre honneur, loin d'en être envieux. MÉLICE. Et bien pour ne vous pas en ce point contredire,Après l'avoir souffert, croyez que j'en soupire,Non pas du repentir d'avoir reçu ses voeux, Mais bien du doux plaisir que me causent ses feux,En suis-je pour cela moins louable qu'une autre ?Sa maison en honneur cède-t-elle à la nôtre ?Que s'il hérite peu de ses Ancêtres morts,N'a-t-il pas des vertus qui sont les vrais trésors ? CLÉANTHE. Taisez-vous indiscrète, insolente, effrontée, Ma bonté cède enfin, vous l'avez surmontée,Allez, retirez-vous, et ne me parlez plusD'un homme dont le bien consiste en ses vertus,Thélame, je l'avoue, est de famille illustre, Mais son peu de fortune en efface le lustre.Il est très riche en biens de l'esprit et du corps,[Note : Chere : Se dit aussi des repas qu'on donne à ses hôtes, à ses amis. [F]]Mais on fait maigre chère avecque ces trésors. SCÈNE IV. Cléanthe, Sylvestre. CLÉANTHE. Sylvestre, si pour moi ton devoir ne sommeilleDis-moi ce que mon fils t'a tant dit à l'oreille, Sans qu'il m'ait soupçonné d'un feint aveuglementJ'ai vu qu'il te parlait avec empressement. SYLVESTRE. [Note : Centre : Se dit figurément du lieu où on a tous ses plaisirs, ses commodités. [F]]Quand je vous obéis, je suis dedans mon centre,Si je mens d'un seul mot battez-moi dos et ventre,Quoi que pauvre garçon, je suis homme de bien, Et pour vous le montrer, il m'a dit, ne dis rien. CLÉANTHE. Sylvestre continue, et parle sans réserve. SYLVESTRE. S'il a rien dit de plus, jamais je ne vous serve.Toutefois... CLÉANTHE. Cher Sylvestre achève jusqu'au bout. SYLVESTRE. M'ayant dit, ne dis rien ; il ajoute, et vois tout, Et sa langue n'a pas prononcé ces paroles[Note : Pistoles : Monnaie d'or étrangère battue en Espagne et en quelques endroits d'Italie. La pistole est maintenant de la valeur d'onze livres et du poids des louis » [F].]Qu'il me fait dans la main couler quelques pistoles. CLÉANTHE. Lidamas t'aura dit quelqu'autre chose encorQue tu me veux celer en faveur de son or.Mais poursuis. SYLVESTRE. [Note : Émoulu : Qui est aiguisé, pointu, affilé. [F]]Si ma dague était bien émoulue J'ouvrirais à vos yeux ma poitrine velue.C'est tout, ou jamais vin n'entre dedans mon corps,Et cela c'est vouloir passer au rang des morts. CLÉANTHE. Sylvestre je te crois. Fils insolent et lâcheTon crime se produit quand tu veux qu'on le cache : Ne dis rien. [Ces] trois mots m'apprennent clairementCe que je ne savais qu'assez obscurément.Tu deviens mon rival, fils ingrat et perfide,[Note : Enfant : on représente l'Amour comme un enfant, parce qu'il n'est jamais sage ; et qu'au contraire il est toujours badin, et indiscret. [F]]Mais tu n'iras pas loin puis qu'un enfant te guide,Sylvestre, s'il est vrai que la sincérité Bannit de toi la fourbe et l'infidélité,Garde de déclarer à ce fils téméraireQue je me plains d'un mal qui n'est qu'imaginaire. SYLVESTRE. Je veux encor un coup, si je ne suis secretNe boire à l'avenir, ny vin blanc ny clairet. [Note : Opiler : Boucher les conduits du corps, et empêcher le passage des humeurs nécessaire à faire ses fonctions. Il ne se dit que des obstructions qui se font dans le bas ventre. [F]]Ô l'horrible serment ! J'en ai l'âme opilée.Me garde d'un tel mal la grêle et la gelée,[Note : Moult : Vieux mot qui n'a plus d'usage que dans le burlesque, et qui signifie Beaucoup, en grande quantité  [Acad.]]Après avoir lâché ce moult grand jurementMe refuserez-vous un éclaircissement ? CLÉANTHE. Touchant ? SYLVESTRE. Chose qui n'est d'autre que de vous sue, D'où vient que vous feignez d'avoir perdu la vue ?Pourquoi depuis six mois faire croire en ces lieuxQue l'huile et le coton ont manqué dans vos yeux ? CLÉANTHE. Assuré de ta foi comme de ton silenceJe te veux honorer de cette confidence. À peine le Soleil avait produit vingt joursDepuis que pour mon Roi j'[eus] quitté mes amours,Quand un de mes amis m'assura dans l'arméeQue Mélice vivait à son accoutumée,Et que pleine d'amour, et Thélame d'espoir, Leur entretien durait du matin jusqu'au soir ;Même que l'on craignait, puisqu'il te faut tout dire,Qu'il se passât entre-eux quelque chose de pire.On éprouve jamais le sort rude à demi ;Deux ou trois jours après je sus d'un autre ami Que depuis mon départ mon fils chaque semaineVisitait la beauté qu'Amour a fait ma Reine,Et qu'on soupçonnait fort que dans son entretienIl ne lui parlât moins de mon feu que du sien,Je restai si surpris d'entendre cette histoire, Que quoi qu'on m'en jurât, je n'en voulus rien croire.Ma fille a trop de soin de garder son honneur,Me disais-je à moi-même, et mon fils trop de coeurJe les croirai soumis à mon obéissance,Jusqu'à tant que mes yeux démentent ma croyance. Toutefois ma raison dissipant ce sommeilJe songe que l'amour est de mauvais conseil,Et regarde que ceux qui m'ont dépeint leur vieOnt pour eux et pour moi plus d'amour que d'envie.Mais pour mieux pénétrer dans cette obscurité Et distinguer le faux d'avec la vérité.Je contrefaits l'Aveugle, on le croit dans l'armee,Je passe ainsi partout avec la Renommée,Chacun plaint ma disgrâce, et l'ingrat LidamasS'il ne s'en montre triste au moins n'en doute pas. Deux mois coulent pendant que cette erreur se glisse,Je reviens sans qu'aucun sache mon artifice.On accourt m'accueillir en se mouillant les yeux,Je suis aveugle enfin, et ne vis jamais mieux.Cher Sylvestre, voila l'adresse ingénieuse Par qui la vaine ardeur de ma fille amoureuse,Et les brutaux desseins d'un fils lâche et perversBientôt et sans travail me seront découverts. SYLVESTRE. Ma foi si dans le monde on trouve un plus fin homme,[Note : Voir Le Menteur de Corneille : « Si quelqu'un l'entend mieux, je l'irai dire à Rome. » (Acte V, scène 5, v. 1658).]Je partirai demain pour l'aller dire à Rome. Au Diable en ce métier vous feriez des défis. CLÉANTHE. Silence, Olimpe vient avecque ce bon fils. SCÈNE V. Lidamas, Olimpe, Cléanthe, Sylvestre. LIDAMAS. La part que prend Olimpe en votre sort funesteL'amène ici, Monsieur. CLÉANTHE. Bonté rare et Celeste. OLIMPE. Quiconque sait vos maux, et ne s'en peut fâcher, Ne porte au lieu d'un coeur dans le sein qu'un rocher. CLÉANTHE. Et qui voit sans douleur votre triste aventureTout de roche en effet, n'est homme qu'en figure. OLIMPE. Mais qui ne la voit pas, n'a nulle occasion D'être atteint de douleur et de compassion. CLÉANTHE. Un semblable discours s'adresse à moi, Madame,Mais sachez que le corps n'agit point sur mon âme,Et que si la clarté s'est éteinte en mes yeuxIl m'en reste en l'esprit qui m'éclaire bien mieux.Autrefois mes regards admiraient ce visage, Mais leurs traits aujourd'hui pénètrent davantage,Ils ne s'arrêtent plus à ce butin du temps,Ils contemplent des biens meilleurs et plus constants,Ils voient les vertus dont vous êtes pourvue,Et ma félicité consiste en cette vue. OLIMPE. Vous savez donc, Monsieur, par quelle adversitéMes attraits ont fait place à la difformité ? CLÉANTHE. Mon fils m'a raconté ce succès lamentable,Mais faites m'en vous-même un récit véritable,Peignez cet accident de ses vives couleurs. Et que l'ayant ouï, je sente vos douleurs. OLIMPE. J'étais à Bourges lors que par des feux de joieL'on célébrait les coups d'un bras qui tout foudroie,D'un Prince glorieux dont les fameux exploitsOnt su ranger Dunkerque au pouvoir des Français. Je me sentis saisir d'un désir héroïqueD'applaudir et d'enfler l'allégresse publique,Donc je monte en carrosse, et par divers retoursJe vois Mars et Vulcain en tous les carrefours,L'un dépite le Ciel, et fait trembler la terre Par des bouches de fonte imitant le tonnerreIl exhale et vomit des flammes parmi l'air ;Bref, d'une belle ville, il fait un bel enfer.L'autre perçant des airs les orageux espacesPorte et loge le feu dans le séjour des glaces, S'y met en serpenteaux, puis s'y transforme encor,Tantôt en fleurs de Lys, tantôt en pluie d'or,Même il étend son vol, jusqu'aux célestes toilesD'où son orgueil tombant arrache les étoiles.Ah ! Ciel que ce qui suit est dur à raconter, C'est rappeler mon mal que de le réciter. CLÉANTHE. De ce fâcheux récit soyez donc dispensée, Ne rendez point présente une peine passée,J'ai su de Lidamas en arrivant iciComment un si beau jour vous a mal réussi. Il m'a dit que de l'air la patience uséeFit dans votre carrosse entrer une fusée,Dont la chaude vapeur aidant à son desseinVous brûla le visage, et vous noircit le sein. LIDAMAS, bas à Olimpe. Avouez. OLIMPE. C'est ainsi qu'arriva ma disgrâce, Mais, ô Dieu ! Quand je crois que ma douleur se passeC'est alors que du sort le courroux renaissantMe fait sentir un mal plus âpre et plus pressant,Monsieur, je ne saurais plus longtemps me contraindre,Souffrez que j'aille ailleurs soupirer et me plaindre. CLÉANTHE. Allez, Madame, allez, en vous seule je visEt je vous vois encor de l'oeil dont je vous vis.Ô d'une honnête femme indigne effronterie !Ô d'un fils impudent insigne fourberie !Allons, Sylvestre, allons et donnons plaisamment Une fin qui réponde à ce commencement. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Thélame, Mélice. THÉLAME. Mon espoir me trahit, et ma raison s'égareD'espérer de fléchir ce naturel avare,Jamais de mon amour le respect sans égalNe touchera ce coeur de terre et de métal, Pour lui faire trouver des ardeurs légitimesIl lui faut apporter le Soleil des abîmes.Le bien est son objet, et ce riche indigentEstime et pèse un homme au poids de son argent.Ah ! Madame, il le faut, mon mauvais sort l'ordonne. Que j'aille soupirer loin de votre personne.Un puissant désespoir qui combat mon amour,Me marque ailleurs un long et funeste séjour.Cessez de vous flatter, l'avarice d'un pèreNe s'abstiendra jamais de nous être contraire. Adieu, de votre aveu félicitez mes pas. MÉLICE. Quoi me quitter ainsi ? THÉLAME. Quoi ne vous quitter pas ? MÉLICE. S'absenter de ces lieux ? THÉLAME. On y hait ma présence. MÉLICE. Mourir désespéré ? THÉLAME. Vivre sans espérance. MÉLICE. Ne pas persévérer ? THÉLAME. Persévérer en vain. MÉLICE. Ah Thélame ! THÉLAME. Ah Mélice ! MÉLICE. Ha charmant inhumain.Si vous brûlez pour moi d'un véritable zèle,Si vous êtes constant, généreux et fidèle,Si dans mes intérêts vous prenez quelque part,Si mes jours vous sont chers différez ce départ ; Le temps de qui le cours renverse toutes chosesPeut-être changera nos épines en roses.Demeurez, cher Thélame, ou pour le moins craignezQu'un autre ait par la force un coeur où vous régnez,Thélame songez-y, songez-y bien mon âme, En un mot demeurez, ou je meurs cher Thélame. THÉLAME. Puissamment ébranlé de vos ardents soupirs,Mais mieux persuadé de mes brulants désirs,Madame, j'y consens, raccourcissez mes chaînes,De votre prisonnier rendez les courses vaines. Dusse-je respirer sous des astres plus dursBlois encor quelque temps me tiendra dans ses murs. SCÈNE II. Cléanthe, Sylvestre, Mélice, Thélame. CLÉANTHE. Sylvestre acquitte-toi du rôle que tu joues. SYLVESTRE. Si j'y manque d'un mot, couvrez-moi les deux joues. THÉLAME. Cléanthe arrive ici, Madame il m'a surpris, Son valet lui dira. MÉLICE. Rassurez-vos esprits,Vous n'avez seulement qu'à garder le silence,Ce valet a sa part dans notre confidence,Mon frère l'a si bien pratiqué sur ce pointQue s'il voit quelque chose, il ne parlera point. CLÉANTHE. Êtes-vous seule ici Mélice ? MÉLICE. J'y suis seule.Ami... SYLVESTRE. Ne craignez rien, j'aurai fort bonne gueule. CLÉANTHE. La rencontre s'accorde avecques mon souhait,Je viens pour vous parler d'un serviteur parfaitQui tient emprisonné beaucoup d'or dans ses coffres, Et qui rempli d'Amour vous adresse ses offres,[Note : Rustique : Signifie aussi, Grossier, mal poli. [F]]C'est Rustique l'aîné fils du vieux Parmenon. MÉLICE. Quoi ce noble d'un jour, grossier jusqu'à son nom ?Ah ! De grâce, Monsieur, aimez plus votre fille,Sachez mieux maintenir votre illustre famille, Ce serait en tirer l'éclat dans le tombeau,Un peu de vilain sang tache et gâte le beau. CLÉANTHE. Allez, fille indiscrète et désobéissante, Le soin de votre honneur n'est pas ce qui vous tente,Un Démon moins splendide est votre possesseur, Thélame vous gouverne avec plus de douceur :Mais si vous ne sortez de ce désert EmpireMon courroux deviendra quelque chose de pire,Je vous en avertis. THÉLAME, bas. Amant infortuné ! MÉLICE. Je ne saurais reprendre un coeur que j'ai donné. CLÉANTHE. Ah ! c'est trop... SYLVESTRE. Hé, Monsieur, ô vous son père unique,Car la défunte était, à ce qu'on croit, pudique,Vous son vrai géniteur, avez-vous entreprisDe faire plus que Dieu, de forcer les esprits ?Laissez aller Madame où son amour l'appelle, Celui qu'elle chérit n'est-il pas digne d'elle ?[Note : Flamberge : Grosse épée du Chevalier Regnaut de Montauban, l'aîné des quatre fils Aymon [personnages romanesques du moyen-âge]. On dit proverbialement, "Mettre Flamberge au vent", pour dire, dégainer, tirer l'épée.[F]]Sa flamberge l'a mis au nombre des plus preux, Il a l'esprit fort bon, et le corps vigoureux,Sa bonne mine enfin et sa naissance libreMettent avec vos biens Thélame en équilibre. CLÉANTHE. Impertinent valet, qui t'oses ingérer Il prend Thélame.De me donner conseil et de me censurer,Tu seras satisfait de ta belle harangue,Je vais ou t'étrangler, ou t'arracher la langue,Téméraire, indiscret. MÉLICE, bas. Sylvestre, justes Cieux Songe à tirer mon coeur des mains d'un furieux. SYLVESTRE. Ha ah ! Je n'en puis plus. CLÉANTHE. Insolent pédagogue ! SYLVESTRE. Vous m'avez fait les yeux plus gros que ceux d'un dogue. THÉLAME, à l'écart. Je ne saurais souffrir ce honteux traitement. MÉLICE. Contraignez-vous pour moi, cher et fidèle amant. CLÉANTHE. Apprends à l'avenir, valet maussade et traître,À ne te plus mêler de censurer ton maître.Et vous fille rebelle à tout ce que je veuxPour un nouvel amant ayez de nouveaux feux,Éteignez pour jamais votre ancienne flamme, Et recevez des lois d'un autre que Thélame. MÉLICE. Pour me faire subir votre injuste rigueur,Faites, père cruel, que j'aie un autre coeur. CLÉANTHE. C'en est trop endurer, ma patience échappe. SYLVESTRE. [Note : Driller : Courir vite. C'est un terme bas et populaire, qui se dit des laquais, des soldats, des gueux qui s'enfuient, ou qu'on fait courir. [F]]Allez, sortez, fuyez, drillez qu'il ne vous frappe. CLÉANTHE. Je ne sais si je dois nommer sa passionOu du nom de constance, ou d'obstination,Mais soit-elle constante, ou soit-elle obstinée,Ma seule volonté fera son hyménée.Au reste tu m'as plu dans ta naïveté, Tu t'es de ton devoir dignement acquitté,Si tu poursuis toujours j'augmenterai tes gages. SYLVESTRE. [Note : Friser la corde : Approcher de bien près. Se dit aussi proverbialement : Cette affaire a frisé la corde, pour dire, Cet arrêt n'a passé que d'une voix. Ce criminel a frisé la corde, pour dire, a failli être pendu. [F]]Je sais friser la corde en de tels personnages.[Note : Prefix : Arrêté, déterminé. Jour prefix. temps prefix. heure préfixe. somme préfixe. [Acad.]]Assurez-vous de moi, je paye à temps prefix,[Note : Phoenix : Se dit figurément en Morale, lorsqu'on veut louer quelqu'un d'une qualité extraordinaire. [F]]Et dans l'art de fourber Sylvestre est un phoenix. CLÉANTHE. Conduis moi vers Olimpe, et m'y fais reconnaîtreQu'aux experts en cet art tu servirais de maître.Tu sauras en allant de mes ordres exprèsComment il faut mener mes intrigues secrets,Je t'instruirai du temps où ta naïve adresse Pourra si tu le veux répondre à ta promesse. SCÈNE III. Olimpe, Lidamas, Nérine. LIDAMAS. Laissons l'aller, Madame, et nous entretenonsDe l'intrigue amoureux que nous entreprenons. OLIMPE. L'espoir est mal fondé que soutient une ruse,Plus je pense à la vôtre, et plus je suis confuse, Elle est bien inventée et satisfait d'abord,Mais j'en prévois la fin que j'appréhende fort,[Note : Brouillard : quelques-uns disent Brouillas. [F]]Je crains que ce brouillas ne fonde sur nos têtes,Et que semant du vent nous cueillions des tempêtes. LIDAMAS. Délivrez votre esprit de ces fâcheux accès, Un bon commencement attire un bon succès.L'ingénieuse erreur où j'entretiens mon pèreChaque jour éteindra son feu s'il persévère,Un prompt et vrai dégoût naîtra de cet abus,L'amour dure fort peu quand son objet n'est plus, Vos yeux qu'il croit privés de leur première amorce,N'agiront plus sur lui qu'avecques peu de forceIl croira justement cesser de vous aimer,Ne trouvant plus en vous ce qui pût l'enflammer.Ainsi sa passion n'ayant rien qui la tienne Délogeant de chez vous fera place à la mienne,Mais pour conduire tout au gré de mes désirsS'il soupire d'amour rejetez ses soupirs,Et dites que vos maux qui s'augmentent sans cesseAbhorrent les soupirs, s'ils ne sont de tristesse. Au reste si jamais son feu contraire au mienVoulait vous engager dans un long entretien,Et que mon intérêt vous regarde et vous touche,Rompez son entreprise, et lui fermez la bouche,Je mourrais autrement d'une jalouse peur, L'oreille trop ouverte est un passage au coeur,Le voici, témoignez dedans cette occurrence,Que tout autre que moi vous nuit par sa présence,Défaites-vous bientôt d'un incivil amantQui vous entretiendra sans vous voir seulement. OLIMPE. Mais si cet importun, quoi que je puisse dire, S'obstine à me conter son amoureux martyre,Quel sera le moyen de m'en débarrasser ? LIDAMAS. N'en prenez pas le soin, c'est à moi d'y penser.Nérine dont la voix imite tant la vôtre, Qu'à vous ouïr parler on prend l'une pour l'autre,Me fournit un moyen facile et non communPour éloigner de vous cet amant importun. SCÈNE IV. Cléanthe, Sylvestre, Olimpe, Lidamas, Nérine. SYLVESTRE. On trouve en bien cherchant, la chose est bien certaine[Note : Ciron : Insecte aptère qui se développe dans le fromage et dans la farine et qui est le plus petit des animaux visibles à l'oeil nu. Dans le XVIIe siècle, avant l'usage des microscopes pour étudier la nature, le ciron fut pris comme le symbole de ce qu'il y avait de plus petit au monde. [L]]Ne fut-ce qu'un ciron égaré dans la plaine, Si celle dont l'absence accroît votre souciN'est pas dedans sa chambre, on la rencontre ici. CLÉANTHE. Madame... SYLVESTRE. Attendez donc que vous soyez vers elle,[Note : Nivelle, Jean de : né en 1423, embrassa le parti du Duc de Bourgogne et refusa de marcher contre ce prince, malgré les ordres de Louis XI. (...) et devenu en France un objet de haine et de mépris et le peuple lui donne le surnom injurieux de "chien". [B] syn. de traître méprisable.]Vous ressemblez les chiens de chez Jean de Nivelle,Vous aboyez de loin. Avancez, Halte-là. Tournez-vous autrement, parlez, vous y voila. CLÉANTHE. Quelque torrent d'ennuis qui roule dans mon âmeJ'entends toujours parler mon devoir et ma flamme,L'un et l'autre m'ont dit que je vinsse en ce lieu,J'y suis venu, Madame, accompagné d'un Dieu, Amour qui dans mon coeur en souverain présideM'a conduit par la main et m'a servi de guide,Lui seul jusques à vous a pris soin de mes pasHeureux en mon malheur s'il ne me quitte pas.Mais plus heureux encor si le flambeau qu'il porte Vous faisait voir combien ma passion est forte,Et si les traits ardents qui partent de sa mainEn vous frappant au coeur, vous enflammaient le sein. OLIMPE. Monsieur, si l'amour propre, ou si la vaine gloireMe rendait orgueilleuse et facile à tout croire, Je pourrais recevoir un pareil complimentPour le sinc re aveu d'un véritable amant.Mais... CLÉANTHE. Tout beau, ce mais me tiendrait lieu d'injure,Je hais la flatterie, et je fuis l'imposture,Vous ne devez jamais concevoir le soupçon Que ma bouche et mon coeur parlent d'autre façon. LIDAMAS, à l'écart. Déjà cet entretien me déplaît et me lasse. SYLVESTRE. Tandis qu'ils jaseront, causons nous deux de grâce. OLIMPE. Quoi, vous arrêteriez vos Amoureux projetsAu plus défiguré d'entre tous les objets ? Quoi vous pourriez encor adorer un visageDe qui le seul aspect effraye et décourage,Non, non, vous avez trop de coeur et de raison,Vous ne sauriez souffrir qu'une belle prison, Lorsqu'un peu d'embonpoint, et quelque attrait passable, Aux yeux qui me voyaient me rendait supportableJe veux m'imaginer que parfois des soupirsFormez dans votre coeur m'adressaient vos désirs,Mais depuis le moment qu'un accident funeste,Effaça ce crayon de la beauté céleste, Depuis que j'eus perdu ces traits de majestéQu'imprima sur mon front la première beauté,Je ne saurais souffrir l'opinion trompeuse,Qu'on brûle encor pour moi d'une flamme amoureuse,Tout homme m'en ferait des serments superflus, L'on sort bientôt d'un temple où les Dieux ne sont plus. CLÉANTHE. Vous vous figurez donc qu'une vaine peintureQu'un faible et simple trait du pinceau de natureQu'un amas concerté d'agréables couleurs,Qui redoute l'abord du froid et des chaleurs, Que des regards lascifs confondent d'ordinaire,Et qu'efface toujours la crainte et la colère,Enfin qu'une inconstante et légère beautéJusqu'ici dans vos fers ait mon coeur arrêté,Je pourrais devenir à ce compte idolâtre D'une image de pierre, ou de toile, ou de plâtre,Oui si je m'attachais à ces frivoles traits, Les femmes me plairaient bien moins que leurs portraits.Ah ! Ne croyez donc pas que sur ces apparencesMon inclination fonde ses espérances, Je pèse les vertus, et ces sacrez trésorsMe plaisent plus cent fois que les charmes du corps. LIDAMAS, bas. Ce compliment trop long use ma patience. Il fait lever Olimpe et seoir Nérine en sa place. NÉRINE. Vous me faites rougir par trop de complaisance,Fît le Ciel que vos yeux aussi bons qu'autrefois... CLÉANTHE. Madame, c'est assez, croyez que je vous vois,Ma mémoire entretient et révère l'imageEt de votre mérite et de votre visage,De tout ce qu'en naissant les Cieux mirent en vousDe divin, de charmant, d'agréable et de doux, J'en suis encor épris, j'en ai l'âme enflammée,De pas un des mortels vous n'êtes tant aimée,C'est peu de le montrer par des soins complaisants,Je vous en veux donner pour preuve des présents,C'est à quoi je m'oblige, et dont je serai quitte Si vous me permettez encor une visite. LIDAMAS à Olimpe. Il croit parler à vous, le pauvre aveugle en tient. NÉRINE. Monsieur vous m'honorez plus qu'il ne m'appartient,Réservez vos présents pour de plus belles Dames,Je ne mérite pas ni vos dons ni vos flammes, Et je puis assurer que si vous me voyezVous plaindriez vos présents s'ils m'étaient envoyés. CLÉANTHE. Madame, ce discours est un refus honnête,Mais encor une fois je vous fais ma requête,Agréez que tantôt je vous revienne voir, Et que vous revoyant je fasse mon devoir.Enfin si vous m'aimez que votre amour se montre,En daignant accepter de ma main une montre,Que de ce bien encor je vous sois obligé,Promettez-le, Madame, et puis je prends congé. LIDAMAS, bas. Nérine promets-lui d'accepter pour lui plaire. NÉRINE. Monsieur tout mon désir tend à vous satisfaire,S'il vous plaît de m'offrir un présent aujourd'hui,Ayant un coeur pour vous, j'aurai des mains pour lui. CLÉANTHE. Que mon bonheur est grand ! Ce discours me confirme Qu'Olimpe considère encor Cléanthe infirme.Adieu, Madame, adieu, vous m'avez satisfait,Sylvestre allons. SYLVESTRE. Oui, maître, en un pas c'en est fait.Vous son unique fils, mon zèle vous exhorteDe venir avec moi, parce qu'il vous importe. OLIMPE. Suivez-le, Lidamas, quelquefois ses pareilsÀ de plus sages qu'eux donnent de bons conseils. SCÈNE V. Olimpe, Nérine. NÉRINE. Maintenant que je puis m'exprimer sans contrainte,Permettez que mon coeur se montre à vous sans crainte,Madame, voulez-vous acquérir un renom Qui ternisse à jamais l'éclat de votre nom ?Voulez-vous, négligeant l'amitié de Cléanthe,Qu'on die à l'avenir, Olimpe est inconstante,Sa passion lui pleut avant son mauvais sort,Et l'oeil sec maintenant, elle le verrait mort. Ah ! Madame, évitez ce reproche sensible,Laissez-vous surmonter à sa flamme invincible,Malgré les faux rapports que l'on lui fait de vous,Sa plus ardente envie est d'être votre époux,Ce constant serviteur vous aime en toute forme, Heureuse, infortunée, agréable ou difforme,Reconnaissez, Madame, un zèle si parfait,Et dans vos premiers feux persistez comme il fait. OLIMPE. Nérine, ce discours est de mauvaise grâce, Tu me prescris à tort ce qu'il faut que je fasse, Je connais mon devoir, je sais m'en acquitter,Sans te donner le soin de m'en solliciter.Cléanthe, je l'avoue, a régné dans mon âme,Mais en l'état qu'il est, mérite-t-il ma flamme,Certes si je pouvais l'estimer aujourd'hui Je me déclarerais plus aveugle que lui. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Mélice, Lucille. LUCILLE. Oui je l'ai rencontré cet amant déplorableMaudissant les rigueurs d'un père inexorable,Se plaignant du destin, de soi-même et de vous,Et comme un furieux se meurtrissant de coups. Lucille, m'a-t-il dit, aussitôt qu'il m'a vue,C'en est fait, je me rends, ma constance est vaincue,Je ne puis plus lutter contre mon mauvais sort,Il triomphe, et l'espoir qui me reste est la mort :Va-t'en, ajoute-t-il, trouver hors de Thélame [Note : Penser : nom masculin au XVIIème pour « pensée ».]Son coeur et ses désirs, ses pensers et son âme ;J'entends le digne objet qui me tient dans ses fers, Que je vois à toute heure, et pourtant que je perds ;Ce superbe Démon qui poursuit les offenses,Qui suggère et qui prend de sanglantes vengeances, L'honneur, esprit mouvant de tout coeur noble et prompt,Me crie incessamment, venge-toi d'un affront.Son empressante voix et m'émeut et me pique ;Mais afin d'éviter un accident Tragique,Je veux dés aujourd'hui m'absenter de ces lieux, Avertis-en Mélice, et lui fais mes adieux.Ces tristes mots finis, le coeur plein de tristesse,Et l'oeil noyé de pleurs, il s'enfuit et me laisse. MÉLICE. Lucille à ce surcroît de malheurs sans égaux,Laisse-moi chercher seule un remède à mes maux, Souffre que sans secours je combatte ma peine.Cependant attends-moi dans la chambre prochaine. SCÈNE II. MÉLICE, seule. L'Esprit enveloppé d'un nuage d'ennuisJe m'égare en moi-même, et ne sais où je suis,Mon destin rigoureux m'a mis dans une route Où de tous les côtés ma raison ne voit goutte,Ou si mon jugement y trouve quelque jour,Il ne m'est envoyé que du flambeau d'Amour.Thélame possède d'une cruelle envieVeut aller loin d'ici finir sa triste vie, Il veut loin de ces lieux transporter ses malheurs,Mais allons soulager ses larmes par nos pleursDans quelque affreux désert où la douleur le mène,Faisant même chemin endurons même peine,Car mon amour enfin troublant mon jugement Me force à consentir à mon enlèvement,Au lieu de m'opposer à cette violence,Je la souffre et lui cède avecques complaisance,Je me laisse emporter au cours de ce torrent,Et Thélame excepté tout m'est indifférent. Oui, Thélame, vous seul régnez dans ma pensée,Pour votre intérêt seul, je suis intéressée,Et si vous en voulez un indice certainVous allez voir mon coeur dans les traits de ma main.Lasse de supporter l'incurable caprice D'un esprit infecté d'une sale avarice,Je vais par un écrit exciter votre amourÀ m'enlever bientôt de ce fâcheux séjour,Je faciliterai cette grande entrepriseAvecque la prudence et l'adresse requise, Ce papier où je vais écrire mon desseinVous dira plus au long ce que j'ai dans le sein.Mais déplaisant abord, arrivée importune,Lâche tour que me joue encore la fortune,À peine ai-je assemblé les lettres de deux mots Qu'il faut quitter la plume et changer de propos.Toutefois je m'abuse, il n'est pas nécessaire,Je crains hors de saison ce valet et mon père,Qu'importe que tous deux dressent vers moi leurs pas,Puisque l'un ne peut lire, et l'autre ne voit pas. SCÈNE III. Cléanthe, Mélice, Sylvestre. SYLVESTRE, bas. Elle est seule, Monsieur, le temps vous est propice. CLÉANTHE. Trouverai-je à présent ma fille dans Mélice ? Ne ferme-t-elle plus l'oreille à son devoir ?Reconnaît-t-elle enfin mon absolu pouvoir ? MÉLICE, bas. En cette occasion recourons à la feinte. Ah ! Monsieur, ajoutez la vengeance à la plainte,Usez des droits d'un père, et me faites sentirQue je m'excuse mal avec un repentir,Ma désobéissance est de telle natureQu'on ne peut m'imposer une peine assez dure, J'ai trop insolemment choqué vos volontés,Montrez-moi vos rigueurs, cachez moi vos bontés,Je dois être de vous sévèrement punie[Note : L'original pour Lidamas au lieu de Thélame [S. Naudin].]D'avoir de [Thélame] souffert la tyrannie,Cette indigne souffrance est une lâcheté Qui ne se doit toucher que d'un bras irrité. CLÉANTHE. Ma fille un repentir si grand et si visibleAux transports de courroux me rend inaccessible,Je ne vous demandais que ce juste dédainD'un infertile amour conçu sans mon dessein, Je préjugeais toujours malgré vos résistances, Que Thélame formait de vaines espérances,Et que voulant avoir de plus riches liensSon mérite en oubli, vous songeriez aux biens.Le succès est d'accord avecque mon attente, Ce noble incommodé n'a plus rien qui vous tente,Vous ne désirez plus d'en faire votre époux,Ses talents ne sont pas de bon aloi pour nous,Sa taille, sa parole, et son maintien aimable,S'ils remplissaient le lit, couvriraient mal la table. Celui que je destine à vos pudiques voeux,A d'autre or que celui qui jaunit les cheveux,Son père tous les jours malgré nos longues guerresÀ cent coutres tranchants fait déchirer ses terres,Que s'il n'est pas issu d'aïeux fort renommés, Il tient dans son buffet des nobles enfermés,Au Temps où nous vivons ces qualités sont raresEt doivent adoucir les coeurs les plus barbares ;Le vôtre pourrait-il encor délibererDe s'y laisser fléchir, et de les adorer ? MÉLICE. Sans regarder les biens, le rang ni la personne,Je reçois un époux que mon père me donne,S'il l'estime il me plaît, et d'un esprit soumisJe l'aime dès cette heure autant qu'il est permis. CLÉANTHE. C'est ainsi que répond une fille bien née, Allez, je vous prédis un heureux hyménée,Acceptant un époux de ma main seulement,Le pire de vos jours coulera doucement,Que le vieux Parmenon aura de joie en l'âmeAussitôt qu'il saura que son fils vous enflamme, Et que le Ciel propice aux voeux que nous faisonsD'un sacré noeud d'hymen unira nos maisons ;Il lui faut sans demeure adresser une lettreQui l'assure d'un bien qu'il n'osait se promettre,Prenez vite la plume, et couchez par écrit Une suite de mots qui me vient dans l'esprit. MÉLICE, bas. Servons-nous de ce temps, afin d'achever celleQue je veux envoyer à mon amant fidèle. CLÉANTHE. Mettez, Monsieur sachez que ma fille veut bien. MÉLICE. Attendez, s'il vous plaît, ma plume ne vaut rien. Elle ne marque pas, je n'écris rien qui vaille,Si je m'en veux servir il faut que je la taille. SYLVESTRE. Attendant qu'elle soit plus commode à sa main,[Note : Confabuler : S'entretenir avec quelqu'un. Ce mot est bas, et ne se dit qu'en burlesque. [F]]Confabulons nous deux touchant un mien dessein. CLÉANTHE. Quel secret important as-tu donc à m'apprendre ? SYLVESTRE. Que depuis ce matin j'enrage de me pendre. CLÉANTHE. De te perdre méchant, n'es-tu pas ivre ou fou ? SYLVESTRE. J'en ai jeté la pierre et lancé le caillou,Sur ce point désormais ma volonté s'obstine,Je veux être pendu, mais au cou de Nérine, Ce gibet me plaît tant, je le dis sans pécher,Que je serai ravi de m'y voir attaché.Me contredirez-vous en ce que je propose ? CLÉANTHE. Sylvestre de ma part espère toute chose.Mais sachons si Mélice a mis sa plume au point De peindre ma pensée, et de ne brouiller point. MÉLICE. Mon canif tranche mal, et jusqu'ici ma peineÀ la rendre meilleure est inutile et vaine.Je m'en vais essayer pour la dernière foisÀ la mettre en état d'obéir à mes doigts. CLÉANTHE. Tellement que Nérine a ravi ta franchise ? SYLVESTRE. Oui, ses regards filous d'aujourd'hui me l'ont prise,Mais si votre crédit se joint à mes effortsJ'aurai bientôt sur elle une prise de corps. MÉLICE, bas. Ces lignes suffiront, finissons la présente Par votre très acquise et très fidèle amante. CLÉANTHE. N'est-ce pas fait Mélice ? Ah Ciel quelle longueur. MÉLICE. Oui, Monsieur, mon pinceau se trouve un peu meilleur,J'espère d'en former quelque bon caractèreQui maintiendra l'honneur de la fille et du père. Dictez. CLÉANTHE, dicte. Lettre.Monsieur, sachez que ma fille veut bienQu'un célèbre hyménée à votre fils l'unisse,Qu'il vienne promptement, et n'appréhende rien,Comme il plaît à Cléanthe, il agrée à Mélice.[Note : Le dessus : On dit aussi le dessus d'une lettre, pour dire la suscription, l'adresse. [F]]Il suffit de ces mots, pliez, et le dessus Soit au vieux Parménon, près de Tours, et rien plus.Bon Dieu que vous serez heureuse avec cet homme,On dort sur de l'argent d'un agréable somme,[Note : Au prix : Façon de parler adv. dont on se sert en faisant comparaison. Ce que je vous ai dit jusqu'ici n'est rien au prix de ce que vous allez entendre. [Acad.]]Le duvet le plus mol n'a rien de doux au prix,Le bien est le repos des corps et des esprits, Mais cachetez le mot que vous venez d'écrire. MÉLICE. Monsieur je ne saurais, n'ayant ni feu ni cire. CLÉANTHE. Va quérir un flambeau, mon fidèle valet.Vous prenez cette clef, ouvrez mon cabinet,Sans qu'il soit de besoin que je vous accompagne, Vous y rencontrerez de la cire d'Espagne.L'impudente se trompe en me pensant tromper,J'ai levé par deux fois la main pour la frapper,Mais voulant éprouver sa fourbe toute entièreJ'ai retenu mon bras et contraint ma colère, Sans que les siens se soient défiés de mes yeuxJ'ai vu de son écrit les traits pernicieux,Lorsqu'elle me croyait repaître d'imposturesJe lisais mot à mot ses folles écritures,J'en sais le contenu, mais pour les détester Je veux bien étant seul tout haut le réciter.Pour le vieux Parmenon, cette fille insenséeA suivi son caprice, et non pas ma pensée. Lettre.Monsieur ce mot d'écrit est pour vous avertirQue votre fils n'est pas un parti pour ma fille, Tout mon sang se révolte, et ne peut consentirQu'une goutte du votre entre dans ma famille. CLÉANTHE. Après avoir lu.La perfide ! ô Ciel qu'aurait-ce étéSi j'eusse eu tant soit peu plus de crédulité ? Il prend l'autre lettre.Cette autre est de sa part adressée à Thélame Voyons les beaux projets que forme cette infâme. Lettre.Seul et doux espoir de mes yeuxPuis que le désespoir vous bannit de ces lieux,Apprenez que je vous veux suivre ;Méditez mon enlèvement, Comme sans vous je ne puis vivreJ'y souscrit volontairement.Mélice, votre acquise et très fidèle amante. CLÉANTHE, ayant lu. Je rendrai sans effet cette envie insolente.Mais la voici qui vient, remettons ces écrits À l'endroit qu'ils étaient lors que je les ai pris,Et comme auparavant contrefaisant l'infirmeQue sa fourbe à nos yeux jusqu'au bout se confirme. MÉLICE. J'apporte de la cire. SYLVESTRE. Et Sylvestre un flambeau. CLÉANTHE. Donnez à cette lettre un pli juste et nouveau, Et puis de mon cachet imprimant la figureContre les curieux armez cette écriture.Que je dois rendre au Ciel de grâces et de voeuxDe vous trouver si souple à tout ce que je veux ! MÉLICE. La piété m'oblige, et le Ciel me convie D'obéir à celui duquel je tiens la vie,Toujours de vos désirs je hâterai l'effetAvec tout le plaisir et le soin que j'ai fait,Recevez votre lettre. CLÉANTHE. Ô fille obéissante,Qu'un semblable propos me plaît et me contente, Allez, je n'ai pour l'heure aucun besoin de vous. MÉLICE, à l'écart. Forçons notre destin à devenir plus doux,Lucile m'a promis son silence et sa peine,Allons la retrouver dans la chambre prochaine,Et d'un pas aussi prompt que mon commandement, Envoyons-la porter ce mot à mon amant. SCÈNE IV. Cléanthe, Sylvestre. SYLVESTRE. [Note : Parbieu : On dit aussi, Par bleu, et par bieu, en faisant semblant de jurer. [F].]Et puis fiez-vous-y, parbieu ce sexe est drôle,Il a la ruse en main ainsi que la parole,Monsieur songez à vous, Mélice a du dessein. CLÉANTHE. Il m'est connu, Sylvestre, et je le rendrai vain. Parlons de Lidamas, espères-tu qu'il vienne ? SYLVESTRE. S'il ne vient pas, il faut que le Diable le tienne,Mais il ne le tient pas, je l'aperçois qui vient,Comportons-nous tous deux, ainsi qu'il appartient. SCÈNE V. Lidamas, Cléanthe, Sylvestre. CLÉANTHE, assis vers la table. Préparons le présent que j'ai promis de faire Au soleil animé qui m'échauffe et m'éclaire,Et qui malgré la nuit de mon aveuglementÉlance ses rayons dans mon entendement,Je ne pouvais d'un don plus séant ni modesteHonorer un visage autrefois tout céleste. Par beaucoup de rapports, une montre est un Ciel.Réglé dedans son cours, bien qu'artificiel,Plus bénin que ce globe où sont cloués les astres,Sans y contribuer il marque nos désastres,Et si comme ce corps il ne fait pas le Temps Il en marque du moins l'espace et les instants. SYLVESTRE à Lidamas. Ne soyez pas craintif dedans cette rencontre,L'occasion vous rit, escamotez la montre. CLÉANTHE. Sylvestre, approche, écoute, est-il l'heure d'allerVers les yeux que j'adore et paraître et brûler. LIDAMAS, bas. Usons en ce moment de l'avis de Sylvestre. SYLVESTRE. Monsieur votre raison est sans doute en séquestre,À quoi bon dites-moi de faire des présentsÀ des attraits passés, à des masques présents ? CLÉANTHE, frappant Lidamas. . Reçois, mauvais censeur, homme plein d'insolence D'un plus grand châtiment un soufflet par avance.Olimpe pour ta vue est un objet trop haut,Ce qu'elle a d'accompli te paraît un défaut. LIDAMAS. Je n'ose dire mot, cher Sylvestre de grâceTémoigne du dépit, et te plains en ma place. CLÉANTHE. Si jamais... SYLVESTRE. Si jamais je suis votre valetQue l'on m'étrille en âne, en cheval, en mulet,Que le plus froid des vents sans cesse au nez me souffle,[Note : Maroufle : « Terme injurieux qu'on donne aux gens gros de corps, et grossiers d'esprit » [F]]Qu'on me prenne par tout pour sot et pour maroufle.Votre bras à frapper n'eut jamais de pareil, Quoi ? Sans vous informer si l'on craint le SoleilEt si l'on aime moins le temps clair que le sombre,Votre main met ainsi les visages à l'ombre,Sans trancher du savant, ni sans passer pour folJe puis dorénavant la nommer parasol. CLÉANTHE. Ces façons de parler bouffonnes et fantasquesT'attireront encor... SYLVESTRE. Quoi ? D'autres demi marques. LIDAMAS. Pendant leur différent qui flatte mon désirPour la seconde fois tâchons à réussir. SYLVESTRE. Adieu, je ne veux plus conduire qui m'outrage, Il vous faut un valet qui n'ait point de visage. CLÉANTHE. Sylvestre qu'est-ceci, veux-tu m'abandonner ? SYLVESTRE. Oui, je ne fus jamais enclin à pardonner. CLÉANTHE. Vois ma condition, et regarde la tienne. LIDAMAS. Enfin j'ai pris sa montre, et supposé la mienne, Allons trouver Olimpe, et faisons aujourd'huiUn commerce amoureux des richesses d'autrui. SCÈNE VI. Cléanthe, Sylvestre. SYLVESTRE. Monsieur il est sorti, la feinte est superflue,En se pensant brancher ce bel oiseau s'englue. CLÉANTHE. Parmi les mouvements dont je me sens toucher Je ne sais si je dois ou rire ou me fâcher,Qu'en ce siècle de fer où le vice prospèreL'on trouve peu d'enfants qui respectent leur père,Et que j'éprouve bien en ma juste douleurQue n'en avoir jamais est un heureux malheur. Sylvestre poursuivons l'intrigue de la montre,Prouve encor ton esprit dedans cette rencontre,Ne te relâche point. SYLVESTRE. Par Nérine et ses yeuxJe me comporterai toujours de bien en mieux. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Lidamas, Olimpe. LIDAMAS. Mon coeur refuse-t-il ce que ma main lui donne ? Qui néglige mes dons, dédaigne ma personne,Rejeter un présent, c'est le visible effetDu dégoût que l'on a de celui qui le fait. OLIMPE. Pour guérir votre esprit d'une telle croyance,Je pêche expressément contre la bienséance, Le refus des présents est de notre devoir,Mais qui donne son coeur peut bien tout recevoir. LIDAMAS. Cette montre est, Madame, une montre commune, Je ne crois pas pourtant que mon père en ait une... OLIMPE. Il vient, n'achevez pas. LIDAMAS. Ô Ciel qu'il me déplaît,Jamais homme ne fut plus importun qu'il l'est. SCÈNE II. Cléanthe, Sylvestre, Olimpe, Lidamas, Nérine. CLÉANTHE. Après que j'ai promis ma mémoire me presseDe faire succéder l'effet à ma promesse,C'est le premier motif qui me conduit ici,L'autre est d'y soupirer mon amoureux souci. OLIMPE. Monsieur épargnez-moi, quoi mes beautés périesMériteraient vos dons, feraient vos rêveries ?Tant de présomption ne me possède pas,L'on ne peut beaucoup plaire avec si peu d'appas. CLÉANTHE. Ah que vous vous donnez et me causez de peine, Sur moi plus que jamais vous estes souveraine,Ce que jamais vos yeux eurent de ravissant,Ce qu'ils eurent de doux, de noble et de puissant,Tout ce qu'Amour peignit sur votre front d'ivoire ;Au moment que je parle est peint dans ma mémoire, Je vous en apprendrais et l'empire et les coupsSi mes discours n'étaient écoutez que de vous. OLIMPE. Personne n'est ici que Sylvestre et Nérine. CLÉANTHE. Qu'ils s'en aillent tous deux dans la chambre prochaine.Madame faites-en un prompt commandement. OLIMPE. Sortez. SYLVESTRE. Que je te vais cajoler diablement. CLÉANTHE. Madame, je disais que tous les avantagesQue vous eûtes jamais sur les plus beaux visages,Que ces charmes divins dont je fus asserviVivent dans mon idée, et que j'en suis ravi, Encor que mon tourment surpasse toute choseJ'en deviens idolâtre ainsi que de sa cause,Et souhaite qu'hymen nous arrête tous deuxDans des liens tissus d'indissolubles noeuds.Si je n'avance rien dont vous soyez fâchée, Si mes soupirs ardents vous ont un peu touchée,Et si vous désirez de m'en rendre certainQue ce soit en prenant ce présent de ma main. OLIMPE. Qu'est-il dedans l'honneur que pour vous je ne fasse,Je le reçois, Monsieur, et je vous en rends grâce. CLÉANTHE. Ainsi vous m'obligez beaucoup plus mille foisQue si vous soumettiez tout le monde à mes lois.Je tiens cette faveur et glorieuse et chère,Que je baise la main qui me la vient de faire. Lidamas lui présente la main. OLIMPE. Hé ! Monsieur. CLÉANTHE. Quels transports ? Ô Ciel je n'en puis plus. Encor un peu de temps, et j'expire dessus.Chaste albâtre animé, belle main que je touche,Tu peux prendre mon coeur, il est dedans ma bouche. OLIMPE. Monsieur encor un coup. CLÉANTHE. Ah Madame, laissez,Je reçois du plaisir plus que vous ne pensez. OLIMPE. Si quelqu'un nous voyait que ne pourrait-on croire ? CLÉANTHE. Rien qui ne put beaucoup augmenter votre gloire,Rien qui ne témoignât votre inclination,Votre rare mérite et votre affection.Mais je crains d'abuser de votre patience, Et d'être déplaisant à votre complaisance,Rempli de vos faveurs, je prends congé de vous, Adieu de mes pensers, objet cruel et doux.Sylvestre. SYLVESTRE à Nérine. À te quitter faut-il donc me résoudre,Joli moulin à vent où j'ai dessein de moudre. Que voulez-vous de moi ? CLÉANTHE. Rien qu'en être conduit. SYLVESTRE. Allons, je suis le jour et vous êtes la nuit,[Note : Falot : grosse lumière qu'on porte au bout d'un bâton, enfermée dans quelque vessie ou lanterne. [F]]Suivez votre falot. LIDAMAS. Il en tient le bonhomme,Il va bénir tout seul le feu qui le consomme,Il croit avoir baisé cette adorable main. NÉRINE. Deux Dames dans la sale attendent à desseinDe vous faire aujourd'hui compliment et visite. OLIMPE. Je les vais recevoir. LIDAMAS. Adieu donc je vous quitte. SCÈNE III. Olimpe, Nérine. NÉRINE, retenant Olimpe. Madame, s'il vous plaît revenez sur vos pas,Ce n'est qu'un faux semblant, on ne vous attend pas. OLIMPE. Explique-donc pourquoi tu m'as dit le contraire ? NÉRINE. Pour tromper Lidamas, et pour vous en défaire,Pour vous prier encor de garder votre foiÀ qui vit plus en vous qu'il n'est vivant en soi, A cet infortuné, mais Amant véritable, Qui vous croit monstrueuse et vous tient adorable.L'amour des jeunes gens d'ordinaire est léger,Ce n'est à bien parler qu'un oiseau passager,Qui ne peut demeurer longtemps en une placeQue le Printemps amène, et qu'un jour d'hiver chasse. OLIMPE. Cruelle à quel dessein me tiens-tu ce propos ?Pourquoi traverses-tu ma flamme et mon repos ?Quelle haine couverte, et quelle noire envieTe fait en mon amour attenter sur ma vie ?D'où te naissent ces soins que je n'approuve pas Et qui te porte enfin à blâmer Lidamas ? NÉRINE. Mon zèle seulement et la peur raisonnableQu'un faux et feint amour en trompe un véritable.Celui que votre coeur chérit si constammentDans d'infâmes liens s'engage indignement. Depuis un mois entier certaine CourtisaneEst le temple et l'autel de cet amant profane.Il y va tous les jours sacrifier ses voeux,Et puis vous vient offrir ces impudiques feux.Cette femme qui vit des offenses des hommes, Cet opprobre public du sexe dont nous sommesA fait de cette montre en plus de mille lieuxUn criminel appas pour attirer les yeux.Cette infâme avant vous s'en est souvent ornée,Mais à son bienfaiteur elle l'a redonnée, Afin de ruiner le vertueux desseinQue Cléanthe pour vous entretient dans son sein. OLIMPE. Qu'entends-je, juste Ciel, et que dis-tu Nérine ? NÉRINE. Ce que m'a dit Sylvestre en la chambre voisine.Ce que malaisément on peut s'imaginer, Mais Sylvestre n'est pas garçon pour en donner. OLIMPE. Apprends-moi plus au long cette fâcheuse histoire. NÉRINE. Telle qu'il me l'a dite elle est dans ma mémoire,Mais j'aperçois quelqu'un qui pourrait écouter,Venez ailleurs qu'ici l'entendre raconter. SCÈNE IV. LUCILLE, tenant une lettre. Je ne vais qu'en tremblant retrouver ma maîtresse,Elle a juste sujet de punir ma paresse,Sans causer nulle part je devais revenir,[Note : Sexe coiffé : les femmes en général.]Mais le sexe coiffé ne s'en peut abstenir,Pour quelque grand dessein qu'on envoie une fille Il faut ou qu'elle meure, ou bien qu'elle babille,C'est en cet animal une imbécillitéQue la suite du temps change en nécessité.J'en fais en ce moment une preuve certaine,Il semble que mes pieds soient liez d'une chaîne, Et bien que mon devoir appelle ailleurs mes pasJe parle toute seule, et ne l'écoute pas.Mais évertuons-nous, et lui prêtons l'oreille,Allons nous en d'ici puis qu'il nous le conseille,Ma maîtresse jamais n'eut guère de rigueur, J'espère en obtenir pardon de ma longueurPourvu que le destin n'ait pas voulu permettreQue l'abord de Thélame ait devancé sa lettre.Mais obstacle nouveau, voici venir quelqu'un,C'est Cléanthe, évitons cet aveugle importun, Et parce que Sylvestre avecque lui s'approche,Glissons en esquivant ce papier dans ma poche. Elle laisse tomber la lettre. SCÈNE V. Cléanthe, Sylvestre. SYLVESTRE. [Note : Âpre : Se dit aussi de celui qui est fort avide dans ses désirs et ses passions. [F]]Âpre à vous satisfaire autant et plus qu'aux pots,N'ai-je pas inventé ce mensonge à propos ? CLÉANTHE. Va, tu mérites trop, cette adroite imposture Me remet vers Olimpe en meilleure posture ;Elle est à Lidamas un coup triste et fatalQui doit dans peu de temps changer son bien en mal,Rien n'excita jamais le dépit d'une femmeÀ l'égal du mépris que l'on fait de sa flamme, Et son courroux éclate avec juste sujetQuand qui la sert s'applique à quelqu'indigne objet.Si Nérine t'a cru, je ne fais point de douteQu'à cette heure à l'écart Olimpe ne l'écoute,Et que voyant ses feux si lâchement trahis Elle ne foule aux pieds le présent de mon fils. SYLVESTRE. Si Nérine m'a cruu ! Ce mot de si, me pique,Elle tient mes discours réglés comme musique,Plus qu'à pas un mortel elle se fie en moi,Et mes songes lui sont des articles de foi. Je gage qu'à présent tout son caquet s'efforceÀ faire qu'à l'accord succède le divorce,Et qu'Olimpe abhorrant l'ardeur de LidamasÀ vous seul désormais destine ses appas.Ce qui peut l'obliger d'agir de cette sorte C'est que j'ai désiré que sa langue fut morte,Et que l'entretenant d'un Amant indiscretJ'ai feint que j'en faisais un important secret ;D'ailleurs par le motif d'une reconnaissanceCette fille vous sert de toute sa puissance, Elle m'a déclaré que son frère sans vousEut été le repas des corbeaux et des loups,Et que bravant la mort d'une façon hautaineIl eut dansé dans l'air jusqu'à perte d'haleine. CLÉANTHE. Il est vrai que sans moi, ce pauvre malheureux Aurait subi la loi d'un arrêt rigoureux,Il s'était déclaré déserteur de milice,Et le conseil de guerre en eût fait la Justice.Mais laissons ce discours, et ne ramenons pointLa mémoire d'un acte où tant d'opprobre est joint Suffit que par mes soins je sauvai ce coupable.Revenons à Nérine, elle te plaît ? SYLVESTRE. Sans fable. CLÉANTHE. Elle sait donc de toi mon feint aveuglement ? SYLVESTRE. [Note : Renard : Fig. Un homme rusé. C'est un renard, un fin renard, un vrai renard. [L]]Je suis trop vieux renard pour cet aveuglement,Quand le Ciel m'aurait mis dedans le corps cent âmes Je n'en découvrirais pas une seule aux femmes,Je ne parle qu'en crainte à ces fiers animauxSe taire fut toujours le pire de leurs maux,Et s'il faut clairement exprimer ma pensée,Pour garder un secret la femme est trop percée. CLÉANTHE. Ce discours est encor un trait de ton esprit. Mais qui dans cette salle a laissé cet écrit ?Donne-le moi, Sylvestre, il faut voir ce qu'il porte,La plume de Thélame écrit de cette sorte,L'adresse est à Mélice, ô Ciel ce suborneur Tend infailliblement un piège à son honneur. Lettre.Madame j'ai lu votre lettreQui veut m'obliger à promettreDe marquer mon départ par votre enlèvement,Je suis votre sujet, mais je tiens pour maxime Que quand un Roi commande un crimeOn désobéit justement.Ce soir à la faveur de l'ombreAccompagné d'ennuis sans nombre,J'irai selon votre ordre à dessein de vous voir, Mais au lieu de céder à votre injuste envieÀ vos yeux je perdrai la vieOu vous suivrez votre devoir.Thélame. CLÉANTHE, après avoir lu. Transporté de tristesse et de joieComme entre deux chemins mon esprit se fourvoie, [Note : Devers : Du côté de. Approchant. [L]]Deux divers mouvements me tirent devers eux, Et je doute lequel je dois suivre des deux.[Note : Doute : parfois féminin au XVIIème.]Mais c'est trop balancer, dissipons cette doute,Suivons la plus plaisante et la meilleure route,Et détournant les yeux d'une fille sans coeur Envisageons celui qui sauve son honneur.Il doit bientôt venir, car déjà les étoilesDéploient parmi l'air leurs ténébreuses toiles,Je veux récompenser sa véritable amour,Et paraître envers lui généreux à mon tour, Sa vertu m'a surpris, avant que le jour vienneJe le veux à l'envi surprendre par la mienne,Mon esprit occupé dans un dessein si beauM'en fournit un moyen agréable et nouveau.Espérez donc, Thélame, et n'ayez plus de crainte Que je choque l'ardeur dont votre âme est atteinte,Je vous promets ma fille, et par dedans mes biens,Vous avez des trésors qui surpassent les miens.La voici cette fille, indigne de ma grâceRejetons ce papier, et lui cédons la place. SCÈNE VI. Mélice, Lucille. LUCILLE, amassant la lettre. Madame la voici, ne vous tourmentez plus,Votre père et Sylvestre avaient les pieds dessus.Mais l'un étant aveugle, et de bonne aventureL'autre n'ayant jamais rien su dans la lecture,Je ne m'étonne point s'ils n'ont pas amassé Cet écrit que Thélame a lui même tracé. MÉLICE. Donne-le moi, Lucille, et permets qu'à mon aiseJ'en admire les traits, je les lise et les baise. Elle lit tout bas, et après avoir lu.Ciel que viens-je d'apprendre ! Et que viens-je de voir !Donc ma seule espérance a trahi mon espoir, L'objet de mon amour néglige, fuit, et blâme,Le noble excès d'amour qu'il excite en mon ame.Ah ! Thélame, après tout ce refus m'est suspect,La crainte vous l'inspire, et non pas le respect,Vous préférez le vôtre au repos de Mélice, Il n'est rien qu'en aimant un grand coeur n'accomplisse.Lucille, si l'ingrat en qui j'espère en vainSe ressouvient des traits qu'a figurés sa main,L'air que l'obscurité de la nuit environne,Me doit bientôt ici faire voir sa personne, Va l'attendre en la rue, et l'amène sans bruit,Juger du triste état où mon coeur est rèduit. LUCILLE. Si vous le commandez je ne m'en puis défendre,Mais je croirais meilleur de ne le point attendre,Il a, vous le savez, une clef du jardin, [Note : Accourcir : On dit aussi, Accourcir son chemin, quand on prend quelque faux fuyant qui abrège le chemin, qui le rend plus court. [F]]Il peut en y passant accourcir son chemin,Et sachant du logis jusqu'à la moindre adresseIl peut encor sans bruit venir voir sa maîtresse,Comme je l'ai prévu l'affaire a réussi,Mes yeux se sont trompés, ou c'est lui que voici. SCÈNE VII. Thélame, Mélice, Lucille. THÉLAME, tenant la lettre de Mélice. Non jamais votre main n'écrivit cette lettre,Votre rare vertu ne l'aurait pu permettre,Je crois absolument qu'un folâtre démonA comme votre main emprunté votre nom.Si chez vous la raison a repris son Empire, Vous ne blâmerez pas ce que je viens de dire,Et prendrez mes discours pour d'assurés témoinsQu'on flatte davantage alors qu'on aime moins. MÉLICE. Votre vertu, Thélame, a réveillé la mienne,Vous ne m'avez rien dit dont je ne me souvienne, J'ai reçu des clartés de vous avoir ouï,Mon jugement les voit sans en être ébloui,N'appréhendez donc point que je vous mésestime,Si vous me reprenez sur le projet d'un crime,Je vous en aime mieux, et je mets mon bonheur À mourir pour celui qui m'a sauvé l'honneur.Mourir ! Ah qu'ai-je dit, gardons-nous de poursuivre,Pour qui me chérit tant ne songeons plus qu'à vivre.Et tâchons de réduire un pére sans pitiéÀ céder aux ardeurs de sa chaste amitié. THÉLAME. L'Amitié ne peut rien sur cet homme barbareCe beau feu n'agit pas dessus un coeur avareDonc au lieu de nourrir un espoir superfluPermettez mon départ que le Ciel a concluAdieu. MÉLICE. Je ne saurais vous dire adieu Thélame On manque de parole au point de perdre l'âmeRecevez un soupir au défaut de la voix.Mais qui conduit ici, ce valet que je vois. SCÈNE VIII. Sylvestre, Thélame, Mélice, Lucille. SYLVESTRE. Madame concluez de ce que je vais direSi vous avez sujet de pleurer ou de rire, Si vous devez bénir ou maudire le sort,Bref si ce changement vous fait plaisir ou tort :[Note : Impourvu : Terme vieilli. Non prévu. [L]]D'un plein saut comme on dit, et toute à l'impourvueMon maître a recouvré la moitié de la vuePar de secrets ressorts, infernaux ou divins [Note : Quinze-vingts : Les Quinze-Vingts ou l'hôpital des Quinze-Vingts (avec deux majuscules), hôpital fondé à Paris par saint Louis pour trois cents aveugles. [L]]Son visage a tourné le dos aux quinze-vingts,L'un de ses deux luisants a quitté la débauche,Bref il voit clair d'un oeil, et cet oeil est le gauche,Il m'a dit qu'il viendrait dans peu de temps ici,Il tient ce qu'il promet Madame le voici. THÉLAME. Si j'en suis aperçu, je pressens ses outrages. MÉLICE. Vous pouvez aisément éviter ces oragesHâtez-vous de courir vous cacher dans ce coin,Du reste n'ayez peur, j'en veux prendre le soin. SCÈNE IX. Cléanthe, Mélice, Thélame, Sylvestre, Lucille. CLÉANTHE. Ma fille prenez part à la soudaine joie Dans qui mon coeur se plonge et mon âme se noie,J'ai pour l'heure un bon oeil. MÉLICE. Sylvestre me l'a ditLe Ciel quand il lui plaît agit sans contredit.Puisqu'il a commencé de vous rendre la vueCe grand commencement doit avoir pleine issue, Et certes si l'on peut recueillir quelque fruitDes avertissements que nous donne la nuitSi l'on peut quelque fois s'assurer sur les songesEt si tous leurs rapports ne sont pas des mensongesL'on vous verra bientôt dans mon pressentiment Tout à fait garanti de votre aveuglement. CLÉANTHE. Quel prophétique instinct, ou quel heureux augureEntretient votre esprit dans cette conjecture ? MÉLICE. Quand Sylvestre est venu m'apprendre que le Ciel[Note : Absinthe : Plante si amère, qu'on a de la peine à boire une liqueur dans laquelle elle aura trempé. [F]]Ne versait plus sur vous tant d'absinthe et de fiel Et qu'avec l'un des yeux sa colère assouvieVous rendait le plus pur des plaisirs de la vie,L'esprit ensevel dans un profond sommeilVotre front m'a paru couronné d'un soleilDont les rayons épars dessus votre visage Le tiraient tout brillant du milieu d'un nuage.Ce fantôme charmant aurait beaucoup duréSi Sylvestre en parlant ne l'eût point effaré.Tel est en peu de mots, mon songe et ses peintures,Tâchons s'il est menteur d'en voir les impostures Et s'il présage vrai dans ses obscuritésTâchons pareillement d'en voir les vérités.Il n'est pas malaisé d'en venir à l'épreuveS'il plaît de vous servir d'un moyen que je trouve. CLÉANTHE. Volontiers. MÉLICE. Laissant donc les discours superflus Votre oeil gauche est le bon, mettez la main dessusAinsi vous jugerez avec plus d'assuranceSi des objets présents le droit a connaissance[Note : Bijares : Vaugelas dit que « bigearre » et « bizarre » sont « tous deux [...] bons » (Remarques, p. 330). [S. Naudin]]Et si de mon sommeil, les bizarres tableauxÉtaient remplis de traits véritables ou faux. CLÉANTHE. Subtile invention, industrie agréable ! MÉLICE, à Thélame. Sortez. CLÉANTHE, arrêtant Thélame. . Vous avez fait un songe véritableMélice je vous vois, je vois Thélame aussiÔ Ciel ! Qu'heureusement ce songe a réussi. MÉLICE. Que je suis étonnée. SYLVESTRE. Il faut crier miracle. THÉLAME. Monsieur ne croyez pas qu'en dépit de l'obstacleQu'oppose à mes ardeurs votre avare courrouxJe vienne révolter votre sang contre vousCe coupable dessein, n'entre pas dans mon âmeJ'en jure. CLÉANTHE. [Note : Briser : Absolument et familièrement. Brisons là, brisez là-dessus, ne continuons pas ce discours, n'insistez pas sur ce point. [L]]Brisez là. Je le sais bien Thélame Les traits de votre main, m'ont fait voir votre coeurEt passant jusqu'au mien ont tué ma rigueur,Plus touché de respect que cette ingrate filleVous avez conservé l'honneur de ma famille. THÉLAME. Moi Monsieur ! Épargnez. CLÉANTHE. Votre discrétion Vous fait désavouer cette bonne action.Mais je suis éclairci de toute cette histoireVos nobles sentiments sont peints dans ma mémoire. À Mélice.Vos molles lâchetés y sont peintes aussi,Mais s'il en faut parler, c'est autre part qu'ici. À Thélame.Cependant s'il est vrai que vous l'aimiez encoreSachez que vos vertus font que je vous honore,Et qu'avecque plaisir je permets que demainElle vous donne au temple et le coeur et la main. THÉLAME. Je ne puis recevoir plus d'honneur en ma vie. CLÉANTHE. Je conduirai l'affaire au gré de votre envie,À la charge pourtant, que vous ne direz pointQu'à mon aveuglement tant d'artifice est joint,[Note : Dans l'édition originale, adroite est graphie adraitte et rime avec indiscrète.]Je veux encor jouer par cette ruse adroiteUn téméraire fils, une amante indiscrète Savoir jusqu'à quel point leur fourbe peut aller,Et comment ils pourront enfin s'en démêler,Je commets ce secret à votre confidenceSongez à le tenir sous la clef du silence. THÉLAME. Que puissions-nous mourir, si nous le déclarons. CLÉANTHE. En jurez vous tous deux. THÉLAME et MÉLICE, ensemble. Oui nous vous en jurons. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. Lidamas, Olimpe, Nérine. LIDAMAS. J'aurais fait cette injure à l'objet que j'adore ?Après tant de serments, le croyez-vous encore ?Faut-il incessamment vous les réitérer ?Tout l'élément du feu me vienne dévorer, Et si j'ai mérité les soupçons où vous êtesL'air s'arme contre moi d'éclairs et de tempêtes,La mer me creuse un lit au profond de son eauEt la Terre entr'ouverte en son centre un tombeau,Tout l'Univers enfin me donne des alarmes Si j'ai si mal traité votre amour et vos charmes,Et si depuis l'instant que je les admiraiPour d'autres que pour eux, mon coeur a soupiré.Lâche et perfide auteur d'un rapport qui m'offense,Tu ne te peux soustraire à ma juste vengeance Sans mettre en contrepoids ma naissance et ton rang,Pour laver ton forfait je verserai ton sang,La justice du ciel contraire à l'impostureM'amène cette ingrate et vile créature,Le voici le menteur qui vous en a tant dit Remarquez à quel point il paraît interdit,Ma rencontre l'étonne ; et son maintien timideEn me justifiant accuse ce perfide.Avance malheureux, et sans aucun détourParle et rend promptement la vie à mon amour, Quelle autre que Madame est sur moi souveraine ?Quelle autre me retient d'une invisible chaîne ?Quelle autre me remarque entre ses courtisans ?Et quelle autre a jamais reçu de mes présents ?Répond, il te sied mal de craindre et de te taire Ta crainte et ton silence augmentent ma colère. SCÈNE II. Sylvestre, Lidamas, Olimpe, Nérine. SYLVESTRE. Monsieur promettez moi que vos mains en courroux,Ne me chargeront pas d'une grêle de coups,Et j'ose m'engager après cette promesseDe vous remettre bien avec votre maîtresse. LIDAMAS. Parle donc vite, et sois sans appréhension. SYLVESTRE. Madame auparavant soyez sa caution. OLIMPE. Ne crains rien, je réponds qu'il te tiendra parole. SYLVESTRE. [Note : Colle : Populairement, bourde, menterie, ainsi dite, parce qu'une attrape est comparée à une chose qui colle. [L]]Le discours que j'ai fait n'est qu'une pure colle.Qu'une poudre à souffler dans les débiles yeux, Qu'un mensonge de ceux qu'on nomme officieuxVotre père qui sait que les yeux de MadameSont depuis quelque temps les soleils de votre âme,Et que par un succès à son repos fatalCes globes d'argent vif vous ont fait son rival, Jaloux que ce beau feu qui s'allume en vos veinesRende en le supplantant ses espérances vaines,D'un plein commandement m'a fait vous desservirVers le plus digne objet qui vous pouvait ravir. LIDAMAS. [Note : Mauvais parti : On dit aussi qu'on a joué un mauvais parti à quelqu'un, lors qu'on l'a attrapé, qu'on lui a fait quelque vilain tour. [F]]Quoi le mauvais parti que tu m'as voulu faire Est un trait envoyé de la part de mon père ?Il sait que j'aime Olimpe ? Et que cette beautéNe m'a point jusqu'ici fait voir de cruauté ?Quel ennemi couvert ? Quelle bouche indiscrète ?[Note : Amour est parfois féminin dans la langue classique.]A pu lui découvrir une amour si secrète ? SYLVESTRE. Lui seul l'a découverte, et lui seul désormaisS'il en a le dessein vous jouera de bons traits. LIDAMAS. Parle plus clairement, explique tes paroles. SYLVESTRE. [Note : Pistole : Monnaie d'or étrangère battue en Espagne, et en quelques endroits d'Italie. [F]]Parce qu'on me fait taire à force de pistoles.Vostre raisonnement vous fait-il soupçonner Que je ne parle pas, lors qu'on m'en veut donner ? LIDAMAS. Sylvestre je t'entends, prends ceci par avance. SYLVESTRE. Qui donne de l'argent, prête bien du silence,Écoutez-moi parler ; je vois clair ? LIDAMAS. Je le crois. SYLVESTRE. Votre père, Monsieur, voit aussi clair que moi. LIDAMAS. Tu me veux abuser d'une autre menterie. SYLVESTRE. [Note : Se jeter sur la fripperie : Se dit proverbialement, de quelqu'un, pour dire, le battre, le tirailler, lui déchirer ses habits. [F].]Si je ments, jetez-vous dessus ma friperie. OLIMPE. Cléanthe verrait clair ! Depuis quand justes Cieux ? SYLVESTRE. Depuis que dans le monde il apporta des yeux,Et que débarrassé du ventre de sa mère, Il vint avecque l'air respirer la lumière. OLIMPE. Il n'est donc pas aveugle ? SYLVESTRE. Et jamais ne le fut. LIDAMAS. Apprends nous de sa feinte et la cause et le but. SYLVESTRE. Un semblable récit est de trop longue haleine,Vous l'entendrez pourtant n'en soyez pas en peine, Je vous dirai tantôt d'un langage naïfDe ce déguisement la fin et le motif,Cependant vous et moi, prenons la hardiesseDe faire à cet aveugle entre nous quelque pièce,Si vous donnez croyance aux avis d'un valet, Vous aurez un plaisir qui ne sera pas laid ;Joint qu'il est à propos que par quelque industrie[Note : Galanterie : Agrément, politesse dans les manières. Cet homme a de la galanterie dans l'esprit. Il met de la galanterie dans tout ce qu'il fait. [L]]Tout votre procédé passe en galanterie,Il faut que votre père entre en un sentimentQue vous n'ignoriez pas son feint aveuglement, Et que les libertés prises en sa présenceN'étaient que des essais d'user de patience. LIDAMAS. Blois ni le monde entier n'eut jamais ton pareil,Charmé de ton esprit, j'approuve ton conseil,Déjà pour réussir dedans cette entreprise Je n'ai besoin de rien que de ton entremise.J'imagine un moyen facile à pratiquerPar qui sera moqué, qui prétend nous moquer. SYLVESTRE. Assurez-vous de moi, je vous donne paroleD'apporter tous mes soins à bien jouer mon rôle. LIDAMAS. Il suffit, en ce lieu sans plus nous arrêterDans la chambre prochaine allons nous concerter. SYLVESTRE. Allez et trouvez bon qu'ici seul je demeureNotre pièce en sera plus secrète et meilleure. LIDAMAS. Adieu, nous te laissons la chose étant ainsi. Ton salaire est tout prêt, mais sers nous bien aussi. SCÈNE III. SYLVESTRE, seul. Par quel autre moyen détourner la tempêteQui menaçait mon dos aussi bien que ma teste ?Lidamas irrité m'eût accablé de coups,Se plaire à se voir battre est le plaisir des fous, Pour moi quand honoré de sacrés caractèresJ'écouterais des coeurs les plus secrets mystèresPlutôt qu'au beurre noir avoir les yeux pochés,D'un chacun en public je dirais les péchés.[Note : Affaire est parfois masculin comme le signale Vaugelas.]À quelque si haut point qu'un affaire me touche Je ne puis arrêter ce maudis flux de bouche,[Note : Caquet : Abondance de paroles inutiles qui n'ont point de solidité. [F] ]Surtout lorsque je sais qu'avecque mon caquet[Note : Pacquet : Se dit aussi de certaines accusations dont on charge quelqu'un. [F]]À qui me traite mal, je puis rendre un paquet.Depuis le grand matin, mon maître et ses caprices,M'ont employé sans trêve à de fâcheux services Et ce qui plus encor, me paraît importunC'est qu'à l'heure qu'il est je dormirais à jeun.Ce jeu ne me plaît pas, et la main sur la panseJ'enrage de bon coeur aussitôt que j'y pense.Moi n'avoir aujourd'hui rien humé que du vent ! Ma foi j'éviterai ce mal dorénavant.Plutôt que de jeûner, j'irai la tête nue,[Note : Estocader :  Porter des estocades [qui est un] terme d'escrime. Botte, grand coup de pointe. Allonger une estocade. Parer une estocade. Estocade de seconde, botte semblable à la botte de tierce, sauf que la lame passe sous le bras de l'adversaire. [L]]Estocader du bras les passants dans la rue,Mon maître me dusse-t-il... il vient à petits pas. SCÈNE IV. Cléanthe, Sylvestre. CLÉANTHE. N'ai-je pas entendu la voix de Lidamas. SYLVESTRE. Cela se peut, il sort. CLÉANTHE. Avec celle que j'aime ? SYLVESTRE. Justement. CLÉANTHE. Aucun d'eux ne sait mon stratagème ? SYLVESTRE. [Note : Interrogat : Ancien terme de pratique. Question faite par les juges ; l'ensemble des questions adressées devant le tribunal à l'une des parties. [L]]Je demeure confus à cet interrogat[Note : Tout à plat : adv. Absolument, nettement. Je lui ai dit tout à plat et à son nez qu'il avait tort. [F]]Il me frappe à l'honneur je vous le dis tout plat.Il semble à vous ouïr, que je sois la gazette, Mais pour vos intérêts j'ai la gueule muette. CLÉANTHE. Miroir des bons valets, et des vrais confidents. SYLVESTRE. Au reste Lidamas en tient droit là dedans.Mais du fer acéré d'une si rude flècheQue sa raison ne peut en réparer la brêche, Il faut qu'il ait Olimpe au plus tard dans demainOu qu'à s'ôter la vie il occupe sa mainPar d'horribles serments son amoureuse rageA promis d'exercer ce criminel outrage,Monsieur avisez-vous, prévenez ce malheur Et donnez quelque chose à sa jeune chaleur. CLÉANTHE. Ton conseil en ceci ne m'est pas nécessaire,J'ai déjà résolu ce qu'il est bon de faire,Mais sans me défier de ta discrétion,Je te tais sur ce point ma résolution. Donc sans qu'à la savoir tu te rompes la tête,Va t'en tenir mon lit et ma toilette prête,Ce livre cependant sera mon entretien. SYLVESTRE. Je l'estimerai bon, si vous le goûtez bien. CLÉANTHE, assis vers une table. La suite du Menteur. Lisons du premier acte. Et faisons de ces vers une censure exacte. Il lit quelque vers de La Suite du menteur, Comédie de Monsieur Corneille. SCÈNE V. Lidamas, Cléanthe. LIDAMAS. Quoi le livre à la main ? CLÉANTHE. Oui mon fils et j'avoueQue le Ciel en ses soins mérite qu'on le loue, Sylvestre de ma part vous est allé chercherEt sa longueur passait au point de me fâcher. LIDAMAS. Que désirez vous donc de mon obéissance. CLÉANTHE. Rien sinon que vous faire écrire ma dépense.Et dresser un mémoire en qui soit contenuL'Argent à mon valet donné par le menu,Je veux m'instruire au vrai jusqu'à combien il monte, Tenez, cherchez du blanc dans ce livre de compte,Puis d'une main habile et d'un trait assuré,Peignez y nettement ce que je dicterai. LIDAMAS. La rencontre est plaisante, il faut que je le die,Votre livre de compte est une Comédie ! CLÉANTHE. Vous me jouez mon fils, mais finissez ce jeu,Qui vous sied assez mal, et me déplaît un peu. LIDAMAS, bas. Qu'il dissimule bien, et qu'il abonde en ruses.Monsieur si j'avais tort , j'en ferais mes excuses.Mais que puisse le Ciel, ou l'Enfer en courroux, En ce même moment, m'aveugler comme vous.Si je vous en impose, et si c'est fantaisie,Que ce livre de compte est une poésie.[Note : Le Palais où situait notamment trouver des libraires.]On le vend dans Paris en vingt lieux au Palais,[Note : Il s'agit du théâtre du Marais où La Suite du Menteur fut jouée à plusieurs reprises. [Saurin]]Cent fois ce qu'il contient s'est dit dans le Marais, J'ai souvent pris plaisir à l'entendre moi-même,Et contre les censeurs défendu ce poème.Il est intitulé la Suite du MenteurEt sort du cabinet d'un excellent auteur. CLÉANTHE. Serait-il bien possible ? LIDAMAS. Il est très véritable. CLÉANTHE. Qu'avec un tel valet, un maître est misérable,Ce coquin de Sylvestre à tous coups s'étourdit,Et ne fait jamais bien les choses qu'on lui ditJe veux compter à lui, puis le mettre à la porte. LIDAMAS. Moi l'accabler de coups auparavant qu'il sorte Je suis ici venu pensant l'y rencontrer,Mais le Ciel à mes yeux ne le veut pas montrer,Quelque endroit de la ville où je puisse l'atteindre,Je saurai le réduire au terme de se plaindre,[Note : Quartier : Vie sauve ou traitement favorable fait aux vaincus. [L]]Il n'obtiendra de moi ni trêve ni quartier. Et ne lui restera pas un seul os entier. CLÉANTHE. Qu'a-t-il fait qui mérite une telle menace ? LIDAMAS. Une action, un trait d'insupportable audace,Un rapport si perfide, un mensonge si noirEt si bien coloré que l'on n'y peut rien voir. CLÉANTHE, à l'écart. Cet intrigue inconnu conduit par mon organe,Résulte de la montre et de la courtisane,J'ai mieux été servi que je ne l'espérais ;Mais ne feignons pas moins que si je l'ignorais. LIDAMAS. Monsieur que dites vous ? Vous parlez ce me semble. CLÉANTHE. J'accuse et je défends mon valet tout ensemble,Tantôt jusques à lui ma colère descend,Puis je me ressouviens que c'est un innocentQui parle sans raison, sans cause, et sans mesure,Et qui croit obliger alors qu'il fait injure. Ainsi votre courroux se pourrait assouvirDu Sang d'un animal qui pensait vous servir. LIDAMAS. C'est donc un animal, bien cruel et bien traître,Qui poursuit et qui mort les enfants de son Maître.Certes si je le puis rencontrer où je vais, Je l'empêcherai bien de les mordre jamais. SCÈNE VI. Olimpe, Cléanthe. OLIMPE. Ô Dieux ! Je vais tomber, accourrez je vous prie.Mon pied s'est enlacé dans la tapisserie. CLÉANTHE. Je suis à vous Madame, et vous craignez en vain,Qui donne bien le coeur, peut bien prêter la main. OLIMPE. Monsieur, j'étais sans vous de secours dépourvue,Donc les cieux adoucis vous ont rendu la vue ? CLÉANTHE. N'en faites pas, Madame, un si bon jugement,Je suis plus que jamais dedans l'aveuglement. OLIMPE. Comment doncques d'un pas aussi ferme qu'habille, M'avez-vous fait trouver votre présence utile ?Certes nul ne pouvait s'offrir plus à propos,Et je crois qu'il faut voir pour être si dispos. CLÉANTHE. Ah ! Madame, quittez cette vaine croyance,Et pour le vrai tout pur, laissez la vraisemblance. Si j'ai paru si prompt à vous rendre un devoir,Et fait ce qu'avec peine on peut faire sans voirN'en jugez rien, sinon qu'en mes ardeurs parfaites,Un naturel instinct me conduit où vous êtes.De ce sincère aveu concluez que vos yeux, Sont encore des miens les astres et les dieux. OLIMPE. Je puis après le trait que vous venez de faireConclure encor qu'amour vous guide et vous éclaire.Et qu'en tous vos besoins, sensible et pourvoyant,Quand il lui plaît d'aveugle il vous rend clairvoyant. CLÉANTHE, bas. Ce discours m'est suspect. Je confesse Madame,Que ce Dieu se déclare en faveur de ma flamme,Aussi reconnaît on quel que soit son excès,Que mon coeur n'en ressent que d'honnêtes accès. OLIMPE. Doncques puis qu'envers moi votre amour est si pure, Tout intérêt à part, vengez moi d'une injure :Un insolent m'a fait un affront signalé. CLÉANTHE. [Note : Autant vaut : Sans complément, également, semblablement. Valoir autant. Acheté autant. Je vous en rendrai mille fois autant. Autant vaudrait parler à un sourd. Cela vaut cent francs ; j'en veux tout autant. Cela est fini, ou autant vaut. [L]]Quel qu'il soit autant vaut qu'il vous soit immolé,Son nom ? OLIMPE. C'est Lidamas. CLÉANTHE. Lidamas ! OLIMPE. Oui lui-même. CLÉANTHE. Vous a fait un affront, charmant objet que j'aime, Oser se prendre à vous c'est s'attaquer à moi,Mais apprenez m'en l'heure, et comment, et pourquoi ? OLIMPE. Il m'a fait par prière accepter une montre...Juste Ciel à mes yeux permets-tu qu'il se montre,Il s'avance, le lâche, et marque son mépris En maltraitant celui par qui j'ai tout appris. SCÈNE VII. Lidamas, tenant Sylvestre, Sylvestre, Cléanthe, Olimpe. LIDAMAS. Fais bien l'épouvanté. SYLVESTRE. Vous ne cessez de dire,Je réussirai mieux que vous qui savez lire. LIDAMAS. Ah ! Madame au plus fort de mon cuisant souci,Je me répute heureux de vous trouver ici, Voyez cet imposteur. Je veux que dessus l'heureIl me fasse connaître innocent, ou qu'il meure,Je veux qu'en ce lieu même il déclare à genouxQue je n'ai jamais eu que des respects pour vous.Et s'il veut tout à fait apaiser ma colère, Qu'il die alors qu'il ment, quel esprit le suggère. CLÉANTHE, bas. Prends garde sur ta vie à ne me pas nommer. LIDAMAS. Veux tu par ton silence encor me diffamer,Parle donc malheureux, ou ma pitié lassée... OLIMPE. Voulez-vous le contraindre à trahir sa pensée. LIDAMAS. Le perfide qu'il est par un motif couvert,Craint de désavouer un rapport qui me perd.Mais puisque par l'effet d'un respect qui le touche,La vérité ne peut s'apprendre de sa bouche,Puissamment transporté de mon juste dessein, Je m'en la vais chercher jusque dedans son sein. Il feint de lui vouloir donner un coup de poignard. Cléanthe lui retient le bras. CLÉANTHE. Arrêtez, Lidamas, hé ! Que pensez-vous faire ? LIDAMAS. Depuis quand dites moi, voyez vous clair mon père ?Qu'en cette nouveauté, je me sens réjoui,Et que je vois mon deuil bientôt évanoui. CLÉANTHE. Tout beau, tout beau mon fils, modérez votre joie,C'est un abus à vous de croire que je voie,[Note : Le participe passé de retenir est retenu et non retint utilisé dans le texte original ; ce qui donne 13 pieds au vers 1593.]Je n'ai quand j'ai retenu votre bras et ce fer,Qu'entrevu seulement une lueur dans l'air,Au reste résistez à ces chaudes alarmes Qui vous font sans sujet avoir recours aux Armes,[Note : Maraud : Terme injurieux qui se dit des gueux, des coquins qui n'ont ni bien ni honneur, qui sont capables de faire toutes sortes de lâchetés. [F]]En quoi que ce maraud ait pu vous offenser,La meilleure vengeance est de n'y plus penser.Parler à contre temps n'est que son ordinaire,Comme de déclarer les choses qu'il faut taire, L'innocent m'a bien dit, mais je ne le crois point,Que votre coeur aimait Olimpe au dernier point,Que vous brûliez pour elle, et qu'elle même encore,Avait quelque pitié du feu qui vous dévore. LIDAMAS. Sylvestre en ce rapport a dit la vérité, Je ne le cèle point Olimpe m'a dompté,Et bien que cet aveu vous choque et vous irrite,Je n'ai pu sans l'aimer connaître son mérite. Mais qu'une telle amour m'a fait souffrir de mal,J'ai mille fois rougi d'être votre rival, Et mille fois encor ne sachant plus que faire,Je me suis opposé que vous étiez mon père,Ce vertueux combat d'amour et de respect,Entre Madame et moi s'est fait à votre aspect,N'osant par le discours vous découvrir nos âmes, Notre geste a tâché d'en mettre au jour les flammes,Vous le savez, Monsieur, tout s'est fait devant vous,Et vos yeux s'ils parlaient, le diraient mieux que nous. CLÉANTHE. Vous me venez de faire un discours bien étrange !Olimpe qui m'aima me néglige et me change, Un fils que je croyais en vertu sans égal,Son devoir en oubli, s'est rendu mon rival ?Et ce qui plus encor me surprend et m'offense,Si l'on croit vos discours, j'en ai pris connaissance.Mes yeux par plusieurs fois ont pu me rapporter, Des feux que votre aveu n'osait manifester.Fallait-il fils ingrat et plein de barbarie,À la brutalité joindre la raillerie ?[Note : Impie : l'impiété se dit aussi du manque de respect et du devoir envers ses père et mère. [F]]Et d'un discours piquant, impie et concerté,Vous rire insolemment de mon infirmité ? LIDAMAS. À d'autres désormais tenez un tel langage ;Vous mettez hors de temps les feintes en usage,Ne dissimulez plus, votre artifice est su,[Note : Decevoir : Tromper adroitement. [F]]Et qui pensait tromper, s'est lui-même déçu.Nos traits divertissants, nos galantes adresses, Prouvent que nous étions instruits de vos finesses.Et si vous désiriez que je m'explique mieux,Olimpe est sans attraits, ainsi que vous sans yeux. CLÉANTHE à Sylvestre. Lâche, tu m'as trahi. SYLVESTRE. Pardonnez-moi, mon maître. LIDAMAS. La vérité de soi se fait assez connaître. CLÉANTHE. Cependant je vous puis justement accuserDe promettre beaucoup, et de tout refuser.Je devais posséder votre corps et votre âme,Lidamas toutefois en jouira, Madame.[Note : Proverbe commun : C'est à dire, selon que parle le peuple, une façon commune et ordinaire de parler. [F]]Mais dites pour excuse en proverbe commun, Que le père et le fils, ne sont réputés qu'un. OLIMPE. Je dirai bien plutôt dedans la bienséance,Que mon jugement seul a fait mon inconstance,Sachant que vous feigniez d'être aveugle vers moi,J'ai cru que mon abord vous donnait de l'effroi. Et que vous ne faisiez cette feinte imprévue,Qu'afin de m'avertir d'éviter votre vue.Donc si mon procédé vous a mal satisfait,Blâmez-vous seul d'un mal que vous vous êtes fait. CLÉANTHE. La réponse est adroite et l'excuse plausible, Pour ce nouvel amant témoignez-vous sensible.Je me répute heureux qu'ayant à me quitter,Vos yeux dessus mon fils aient daigné s'arrêter,Après ce sentiment de mon amour éteinte,Apprenez-moi de qui vous avez su ma feinte ? SYLVESTRE, bas. Ils me vont déclarer, je tremble de frayeur. SCÈNE DERNIÈRE. Thélame, Mélice, Nérine, Cléanthe, Olimpe, Lidamas, Sylvestre. MÉLICE. Le fils de Parménon est arrivé, Monsieur,Et le voici qui vient vous offrir son service. CLÉANTHE. Ma fille il n'est plus temps, on sait mon artifice,Mon faux aveuglement a perdu son crédit Et s'explique autrement que je ne l'eusse dit,Laissons la feinte à part, et réglant mieux les choses,Tirons de vrais plaisirs, de véritables causes,Disposez-vous tous quatre à vous donner demain,Devant les saints autels le coeur avec la main. OLIMPE. Quoi donc l'aversion conçue envers Thélame ? ... CLÉANTHE. Ainsi que votre amour est dehors de mon âme. OLIMPE. Dites-nous quel remède a pu vous en guérir. CLÉANTHE. Son insigne vertu qu'on ne peut trop chérir,Mais vous, dites comment ma feinte est reconnue. LIDAMAS. Nous en ferons ailleurs l'histoire toute nue,Qui vous obligera d'avouer en l'oyant,Que nous avons joué, l'Aveugle Clairvoyant. CLÉANTHE. Entrons. SYLVESTRE. Tout beau, Monsieur, où courrez-vous si viteVous arriverez bien, où vous irez au gîte, Avez-vous oublié mon amour copieux ? CLÉANTHE à Olimpe. Votre suivante a pris mon valet par les yeux,Madame consentez à ce beau mariage. OLIMPE. J'y consens. SYLVESTRE à Nérine. J'aurai soin de la paix du ménage,[Note : Façon : signifie aussi, le salaire de l'artisan qui a fait l'ouvrage. [F]]Et sans que je t'oblige à payer ma façon, J'essaierai dés demain à te faire un garçon. ==================================================