******************************************************** DC.Title = GENEVIÈVE OU L'INNOCENCE RECONNUE. TRAGÉDIE. DC.Author = AURE, François d' DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:08:17. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/AURE_GENEVIEVE70.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5619355h DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** GENEVIÈVE OU L'INNOCENCE RECONNUE TRAGÉDIE DÉDIÉE À MADAME LA DUCHESSE DE ROANEZ. M. DC. LXX. Par Messire FR. FAURE, Docteur en Théologie. À MONTARGIS, Chez JEAN-BAPTISTE BOTTIER, Imprimeur et Libraire. MADAME, L'Innocence Reconnue, réduite en Tragédie (dont la Princesse Geneviève, fille d'un Duc de Brabant, belle et Sainte épouse d'un Palatin de Trèves, fait l'auguste sujet) a porté mes pensées à des réflexions de plusieurs circonstances qui m'ont représenté en leur Maison hautement relevée, l'idée de la Vôtre. J'ai remarqué, MADAME, en Sifroy très noble Comte, votre Époux reçu par vous, Comme Sifroy par Geneviève, en l'ancienne Maison d'un très illustre Duc. J'ai reconnu au parfait mariage de cette Sainte Dame, l'admirable ménage du vôtre, doucement disposé ; mais efficacement achevé par l'heureuse conduite de la divine Providence ; laquelle (avec de pareilles faveurs qu'elle fit autrefois à cette Fille céleste) après avoir nourri l'innocente pureté du printemps de votre âge, des entretiens du Ciel, dans les éloignements de l'air contagieux du Siècle, vous a fait généreusement violenter vos propres volontés, pour les soumettre à ceux auxquels Dieu a consigné son absolue autorité pour régler la vie des Enfants, et fixer l'irrésolution de leur tendre jeunesse en l'état d'une vocation chrétienne, mais propre et convenable à leur vrai bien ; que le défaut d'expérience leur rendait inconnu. Et c'est ainsi que Sainte Élizabeth fille du Roi de Hongrie ; mais en somme presque toutes les Reines et Princesses (par les mêmes soumissions) ayant rompu leurs inclinations et rempli dignement (par leurs mariages chrétiennement contractés) les devoirs de cette honorable condition conformément au bon plaisir de Dieu, sont reconnues par l'Église dans un rang très célèbres du sacré Catalogue des Saints, comme s'étant acquise la glorieuse fin de leur vocation, et le dernier effet de leur éternelle prédestination. Je considère, MADAME, en votre brave Époux le zèle incomparable de l'époux de ma sainte Princesse, le généreux Sifroy, dans l'emploi de leurs armes contre les Infidèles, où la Chrétienté les a vus concourant (en sa faveur) à se prêter et rendre par une sainte émulation les secours nécessaires au soutien de la Foi. Voilà Sifroy l'Époux de Geneviève, assistant la France ; et voici en échange le vôtre assistant l'Allemagne : en sorte qu'on peut bien donner à ces deux généreux Capitaines, l'éloge avec les titres que l'ancienne Rome donnait au grand Fabie et au très célèbre Marcel, de Bouclier et d'Épée des Romains, pour leur digne soutien de l'Église Romaine. Il est vrai, MADAME, que ces deux illustres Seigneurs ont été portés de même Zèle à la défense de la même Foi, contre les mêmes ennemis de l'Église, avec de pareils avantages ; quoique l'éloignement de leurs Maisons ait eu des effets différents. Mais si la peine très sensible que vous avez soufferte pour l'absence du légitime objet de vos affections, n'a pas été surchargée des troubles et traverses dont notre Geneviève s'est vue presque accablée : et si ses amertumes (par la faveur du Ciel) n'ont point interrompu les douceurs innocentes de votre mariage, les raisons en sont claires. Votre sage et très prudent Époux avait eu soin de faire qu'au choix de ses bons et fidèles domestiques, il ne se trouvât rien de Golo que l'horreur de son nom, et la détestation de ses perfidies. Et d'ailleurs, MADAME, les vifs éclats de vos perfections portés à la face d'un Paris, et à toute la vue d'une Cour de France (où vous avez toujours paru ayant l'Honneur pour écuyer, la Vertu pour compagne et la Piété pour confidente) vous ont trop rendue visible pour être méconnue, et pour n'être pas heureusement jouissante de la gloire qui comble toute votre excellente Famille au lustre universel de tous les beaux et rayonnant éclats de chasteté dans toutes ses espèces ; où paraît une vénérable Mère ayant très exemplairement vécu dans la chasteté d'une longue viduité ; un Frère unique ornant sa qualité de Duc du précieux choix de la chasteté d'un Célibat parfait et accompli, deux Sours relevées dans l'éminente chasteté de la Virginité régulièrement professe : et vous enfin, MADAME, parée avec merveille de l'assortissement entier d'une chasteté conjugale, en quoi Dieu a voulu pour l'édification de ses Élus, sous les rayons d'un cercle incomparable de Couronne Ducale qui embrasse hautement votre Maison, faire une belle et digne montre de toutes les puretés chrétiennes en leur perfection. C'est sur ces véritables considérations, MADAME, que j'ai pris l'assurance d'un aveu général, que le titre de l'Innocence reconnue (par des spéciales prérogatives) est due à vos mérites, et que je ne me suis point mépris de vous rapporter l'Éloge de l'idée gravée en Geneviève, et copiée en vous ; ayant osé, MADAME, prendre la liberté de vous le présenter, sur la croyance que vous en pourrez recevoir quelque petit divertissement conforme à votre naturel, épuré des espèces qui peuvent s'imprimer aux lascives représentations du Théâtre moderne : Et c'est tout ce que le défaut d'occasion et de pouvoir a voulu m'accorder, pour témoigner comme je suis avec toutes sortes de respects, MADAME, Votre très humble, et très obéissant Serviteur, F. d'AURE, Prêtre, Docteur en Théologie. LES ACTEURS LA GLORIEUSE VIERGE. SIFROY, Comte Palatin de Trèves. GENEVIÈVE, épouse de Sifroy. BENONI, enfant, leur fils. GOLO, Intendant de la maison de Sifroy. RODOLPHE, confident de Sifroy. CLOTILDE, épouse de Rodolphe. GERTRUDE, épouse de Golo. L'AMBASSADEUR de Charles Martel, député à Sifroy. HENRY, confident de Golo. OTHON, confident d'Henry. GERMAINE, fille de la Nourrice de Golo. La Scène est en la Campagne joignante la Forêt où Geneviève était retirée. ACTE I SCÈNE I. Sifroy, Golo. SIFROY, en deuil. Ô Dieu ! GOLO. Mais Monseigneur. SIFROY. Va, ne m'en parle plus : Que viens-tu m'accabler de contes superflus ? Ayant perdu ma vie avec ce deuil funeste, Laisse-moi consommer le regret qui m'en reste. GOLO. Vous m'aviez commandé. SIFROY. Tu m'as trop obéi, Et j'avais trop parlé pour t'avoir trop ouï. GOLO. Que doit faire un Valet qu'obéir à son Maître ? SIFROY. C'est toujours de ce vent que tu viens me repaître. Un ordre si mortel et si précipité, Eusse dû être au moins plus tard exécuté. Le Maître commandant ce qui lui est contraire, Le Serviteur l'offense en voulant lui complaire ; Et puisque je voulais sans prétendre un forfait, À me désobéir mon vouloir était fait. GOLO. Un forfait, Monseigneur ! Où pourrait-il paraître En cet acte conjoint du Valet et du Maître. J'ai assez soupçonné qu'étant l'exécuteur De cet ordre sanglant on m'en ferait l'auteur ; Et qu'ayant obéi, pour toute récompense J'aurais le repentir de mon obéissance ; Mais enfin j'ai pensé dans tous mes embarras, Que vous étiez mon chef et j'étais votre bras ; Que le chef et le bras en ce fait de justice Ont d'un effort conjoint exercé leur office, Fit qu'au chef commandant on ne doit qu'imputer Ce que le bras sujet ne doit qu'exécuter. SIFROY. Ce n'est pas bien le prendre en cette conjoncture, C'est beaucoup haranguer et ce n'est rien conclure ; Tu veux philosopher ; mais ta comparaison Peut éblouir le sens et non pas la raison. Le bras comme instrument n'a qu'une vertu prête D'obéir promptement aux ordres de la tête, Et la tête a les yeux qui discernent l'objet Pour y porter le bras aveuglément sujet. Mais le Maître et le Valet tels qu'à présent nous sommes, Considérés à part font deux corps et deux hommes, Si l'un d'eux s'égarait suivant le sens humain, L'autre pour le dresser peut lui prêter la main : Ce qu'un ne connaît pas, l'autre le peut connaître, En quel cas le Valet peut corriger le Maître. GOLO. Et Sujet et Valet par une double loi, J'ai cru qu'étant à vous je n'étais plus à moi ; Et sans avoir des yeux où prendre connaissance, Je vous devais en tout ma simple obéissance : J'eusse même pensé que c'était vous trahir De douter s'il fallait ne vous pas obéir. SIFROY. Enfin tu me contrains, ô Serviteur fidèle ! D'espérer mon repos en l'ardeur de ton zèle ; Mais en effet, dis-moi, veux-tu ce que » je veux GOLO. C'est mon entier dessein, ce sont là tous mes voeux : Tout ce qu'un Maître veut, un bon Valet l'approuve, Et c'est à vous, Seigneur, d'en venir à l'épreuve. Me voici (sans égard) prompt à tout hasarder, Aussi prêt d'obéir que vous de commander. SIFROY. Je ne sais quoi pourtant me donne quelque ombrage, Et je crains de te voir faillir à ton courage. GOLO. Ne craignez point cela. SIFROY. Je le crains, et pourtant Je te veux confier un secret important, Et saurai si ton dire est constant ou frivole À te voir maintenir ou fausser ta parole. GOLO. Ma langue suit mon coeur. SIFROY. Je m'en assurerai Par ce que tu feras et ce que je verrai. Enfin, mon cher Golo, je n'ai plus le courage Sous ce noir appareil de mon triste veuvage ; Mon pauvre esprit n'a plus ni force ni vertu Pour résister aux maux dont il est combattu. Mes beaux jours ont couru ; mais leur beauté bannie Me laisse le regret de leur course finie :Tout plaisir me déplaît, mes objets les plus laids Sont les plus beaux atours de mon ancien Palais : En ses lustres pompeux ma maison désolée Me paraît comme un vain et vide Mausolée : Son appareil fardé se termine et ressort À des spectres d'horreur et des ombres de mort ; Ce grand corps de logis où j'ai perdu ma Dame, Ma belle Geneviève, est un grand corps sans âme ; Sa présence en faisait un corps de mouvement, Et sa privation n'en fait qu'un Monument ; Ces lambris croutés d'or, ces murs couverts de soie Ne font que m'objecter la perte de ma joie : Ces riches pavillons, ces magnifiques lits Mes semblent des cercueils de corps ensevelis : J'y reconnais partout mes ris changés en larmes, Et n'ai que des rebuts aux attraits de ces charmes : Où fut mon siècle d'or est mon siècle de fer, Où fut mon Paradis n'est plus que mon Enfer. Sache donc, cher Golo, que je suis las de vivre Dans mes maux, dont je veux que ta main me délivre. GOLO. Ma main ? SIFROY. C'est cette main dont la fidélité Peut rendre tout le cours de mes maux arrêté. GOLO. Ma main ? SIFROY. Oui ta main propre, attends que je m'explique, Résous-toi seulement d'obéir sans réplique. J'ai couru et passé par mon malheureux sort, De l'ennui de ma vie au désir de ma mort ; Fais justice à mon coeur sans regarder ma face, Un coup de ta rigueur sera mon coup de grâce : Me vengeant de ce coeur sans beaucoup de traval, Je serai en repos et n'aurai plus de mal. GOLO. Votre coeur ? SIFROY. C'est ce coeur qui toujours me bourrelle, Et c'est contre ce coeur que je veux voir ton zèle : Puni le plus cruel de tous mes ennemis, Obéis sans égard comme tu m'as promis, Et si tu veux me faire une faveur divine, Avec un fer tranchant ouvre-moi la poitrine Et partage mon coeur l'arrachant à demi, Ainsi tu puniras mon plus grand ennemi. GOLO. Ha Seigneur ! SIFROY. Ne crains point, la chose est ordonnée, Et pour l'exécuter ta parole est donnée D'obéir sans égard. GOLO. Je veux ce que je dois, Au moindre de vos mots j'userai tous mes doigts Envers et contre tous, mais le devoir m'ordonne De ne rien attenter contre votre personne. SIFROY. Es-tu donc sans égard prompt à tout hasarder, Aussi prêt d'obéir que moi de commander. GOLO. Sauf cet acte inhumain, pour obéir sans doute Je verserai mon sang jusqu'à la moindre goutte. SIFROY. C'est donc avec égard, ainsi que je conçois. SCÈNE II. Rodolphe, Sifroy. RODOLPHE. Seigneur, Charles-Martel de Prince des Français, Par un Ambassadeur de marque et de mérite, Chargé d'un grand présent vous vient rendre visite. SIFROY. Je suis en pauvre humeur pour le bien recevoir ; Si faut-il m'efforcer à faire mon devoir. Il y a plus d'un mois que je sais son voyage, Et même on m'en promet quelque grand avantage Mais on ne peut charger mes malheurs obstinés Que de biens tard venus et de fruits surannés. Comment l'a-t-on reçu ? RODOLPHE. Il veut sans bruit d'entrée Passer comme inconnu dedans cette contrée : Mais nos derniers exploits contre les Sarrasins Ayant toujours rendu nos logements voisins, Il me traite d'ami, et ma maison pourvue Lui paraît assez bonne attendant votre vue. SIFROY. Quel présent disais-tu qu'il me vient apporter ? RODOLPHE. C'est celui qu'un grand Prince a lieu de souhaiter L'instrument glorieux dont les mains nonpareilles Du grand Charles-Martel ont fait tant de merveilles ; Ce Glaive foudroyant auquel la Chrétienté Doit son entier repos avec sa liberté, Qui des États Français abreuva les campagnes Du sang des Sarrasins survenus des Espagnes, Qui les chassa partout et défit à milliers Avec un peloton de braves Cavaliers, Et d'un combat sanglant affranchit la Couronne, Par leurs derniers soupirs étouffés dans Narbonne, Ayant mortellement terminé le destin D'Abderame, suivi d'Amotée et Athim. [Note : Braverie : Dépense en habits. Cet homme a dépensé tout son bien en braveries inutiles. [F]]Ce glaive est tout guerrier exempt de braverie, Sa garde et son pommeau sont sans orfèvrerie, Et paraît pour l'atour de tous ses ornements, Piqué dans un coeur d'or paré de diamants. SIFROY. L'as-tu vu ? RODOLPHE. Oui, Seigneur, et le porteur s'empresse De savoir s'il pourra l'offrir à votre Altesse SIFROY. Sers-le comme tu dois en confident discret, L'assurant qu'il pourra me parler en secret, Et que je recevrai d'une digne embrassade Un tel Ambassadeur d'une telle ambassade. RODOLPHE. Quand peut-il espérer de recevoir ce bien ? SIFROY. Dis-lui que son plaisir sera toujours le mien, Et puisqu'il craint le bruit de la cérémonie, Va solitairement lui tenir compagnie. Rodolphe s'en va. SCÈNE III. Sifroy, Golo. SIFROY. Çà, Golo, reprends-tu tes premiers sentiments, D'obéir sans égard à mes commandements ? GOLO. En quoi ? SIFROY. Je te l'ai déjà dit. GOLO, à genoux. Ha Seigneur ! Que je puisse Vouloir et faire encore que mon Maître périsse Que je doive obéir et qu'il me soit permis D'être le plus cruel de tous vos ennemis, Ne vivant que par vous, que ma main assouvie De vos biens se résolve à vous ôter la vie ; Même à ce point d'horreur ose vous offenser, Partageant votre coeur je frémis d'y penser : C'est ce coeur qui m'a fait ; pourrais-je le défaire, Ne me commandez pas ce que je ne puis faire. SIFROY. Et pourtant tu l'as fait m'arrachant sans pitié Du coeur, oui de mon coeur la plus chère moitié, Par ton empressement à perdre mon épouse : Au seul signe inconstant de mon humeur jalouse : Poursuis et ne crains pas de faire un grand effort Achevant de tuer un homme demi-mort. La vie qui me reste est une mort plus griève Que celle qui me peut joindre à ma Geneviève. Tu ne peux m'obéir ? Va, tu n'es qu'un moqueur De faire du craintif à partager mon coeur, Puisque tu n'as pas craint (par la sanglante rage De ta main sans égard) d'en faire le partage. Lève-toi, ta façon d'un genouil contrefait, Ne refait pas mon coeur que ta main a défait. GOLO. Pour avoir relevé votre honneur du scandale Causé par le mépris de la foi conjugale, Vous me blâmez, Seigneur ; mais je dis derechef Mon bras ne s'est ému que poussé par son chef. SIFROY. Mon coeur en sent le coup qui se plaint et déteste Le bras qui laisse au chef la vie qui lui reste. GOLO. Si j'ai dû obéir, j'ai peine de savoir Pourquoi je suis blâmé d'avoir fait mon devoir. SIFROY. Tu devais m'obliger en une erreur si haute, De me désobéir pour corriger ma faute. Je l'avoue pourtant, j'ai tort, et pour ce point Sans vouloir t'excuser je ne t'accuse point, Et demeure confus voyant la même offense En mon commandement qu'en ton obéissance ; Mais mon coeur démembré souffre le résultat Du mal qu'a mérité notre double attentat. GOLO. Depuis que votre Altesse au Bassin prophétique Vit les débordements d'une femme impudique, Je n'eusse jamais cru qu'elle eût la passion De joindre un coeur de louve à son coeur de lion. SIFROY. Insolent oses-tu diffamer de ce blâme Sans respect à mes yeux, mon épouse et ta Dame ? Qui sait si ce Bassin n'aura point présentés Des objets contrefaits à mes yeux enchantés. GOLO. Mais quoi, Seigneur ? SIFROY. Tais-toi. SCÈNE IV. Sifroy, Golo, Clotilde, Gertrude. SIFROY. Que nous veulent ces Dames ? GOLO. Rodolphe, à mon avis nous envoye nos femmes. SIFROY. Je connais sa Clotilde et ta Gertrude aussi. Mesdames, quel bon vent vous a conduit ici. CLOTILDE. Notre hôte et mon Rodolphe étant en conférence, Seigneur, je viens vous dire un secret d'importance. SIFROY. Quel ? GERTRUDE. Un conte à plaisir. CLOTILDE. On n'a pu l'inventer ; Mais enfin tel qu'il est je dois le rapporter. SIFROY. Qu'est-ce ? CLOTILDE. C'est, Monseigneur, que cet Agent de France Qui nous daigne honorer de sa chère présence, Nous a fait le rapport. GERTRUDE. Dont on l'avait déçu, Et qu'il nous a donné comme il l'avait reçu. CLOTILDE. Déçu ? Sa qualité ne permet pas de croire Qu'on lui fasse passer une fable en histoire ; Et de nous faire un conte il en serait honteux S'il n'est plus vrai que faux, plus certain que douteux. GERTRUDE. Des contes de pays on en donne, on en prête À qui court sans loisir d'en parler à l'enquête. CLOTILDE. Mais le rapport qu'on fit à cet homme arrêté, Ne lui fut en courant ni donné ni prêté. SIFROY. Enfin. CLOTILDE. Cet homme enfin après son arrivée Ayant choisi chez nous sa retraite privée, Pendant que mon Rodolphe était venu savoir Quand votre Altesse aurait le loisir de le voir, Et qu'au soin d'alléger sa triste solitude Je tenais compagnie à Madame Gertrude, Rapportait qu'au chemin qu'il dit avoir tenu, Un étrange accident lui était survenu ; Que sur la fin du jour en passant par la Lande Où vivait autrefois cette fameuse Urgande, Qui d'une obscure nuit faisait un jour luisant, Qui rendait l'avenir et le passé présent, Qu'on tenait Prophétesse, et dont la Prophétie Consistait au Bassin de son Hydromancie, Où dans un petit rond on voyait l'Univers Avec tous ses secrets pleinement découverts. Il sut qu'ayant été jugée pour Sorcière, Les flammes d'un bûcher l'avaient mis en poussière, Et que devant la mort d'un sens froid et remis Elle fit le récit de ses forfaits commis ; Mais celui d'entre tous qu'elle estimait le pire, Est, est, est. SIFROY. Achevez. CLOTILDE. Je crains de vous le dire. SIFROY. Vous craignez ? Devez-vous me le faire savoir ? CLOTILDE. Je le dois. SIFROY. Postposez votre crainte au devoir. CLOTILDE. Est qu'en des spectres feints par un vain assemblage, Elle vous abusa d'un faux concubinage. SIFROY. Moi ? CLOTILDE. Oui, vous-même. SIFROY. Ô Dieu ! Suis-je pas un damné De m'être associé d'un Démon incarné ? Pensais-je de pouvoir par un fait détestable, Tirer des vérités de la bouche d'un diable ? Ma Geneviève, hélas ! CLOTILDE. Seigneur, j'ai tort d'avoir Sans égard postposé ma crainte à mon devoir. SIFROY. Ma Geneviève, hélas ! CLOTILDE. Mes désobéissances ; Au moins une autre fois préviendront vos souffrances Pensant ****??? votre esprit d'une erreur, Au lieu de l'apaiser je l'ai mis en fureur. GOLO. Ha, Monseigneur ! SIFROY. Tais-toi, je n'ai ni paix ni trêve, Et dans mon désespoir ta parole m'achève : J'enrage quand je pense au parricide fer Qui partagea mon coeur par un Arrêt d'Enfer. GERTRUDE. On peut croire, Seigneur, que la fausse diablesse Dont le charme causa la blessure qui vous blesse, Mentit même en mourant par un faux repentir, Et combla son mensonge achevant de mentir, Quoique dans son Bassin par une vraie image Elle vous eût fait voir ce malheureux ménage. SIFROY. Prenez-vous intérêt par ce discours rusé, D'empêcher que mon coeur ne soit désabusé : Mais Dieu par ce démon déclara l'innocence De ma chère moitié pour punir mon offense, Ma belle épouse, hélas ! GERTRUDE. Pensant vous contenter, Seigneur, je n'ai pas cru vous devoir irriter. Par la production d'un sentiment sincère, Ai-je bien appelé sur moi votre colère. SIFROY. Que j'ai mal reconnu tes fidèles beautés, Par l'ingrat traitement de mes déloyautés. GERTRUDE? à Clotilde. Madame, excusez-moi, vous avez fait un conte Qui porte les couleurs d'une langue bien prompte. CLOTILDE. Comment l'entendez-vous ? GERTRUDE. Vous n'eussiez pas osé Tenir ce beau discours si vous l'aviez pesé. CLOTILDE. Comment ? GERTRUDE. Oui da comment ? La raison en est claire, On retient un rapport qu'on croit pouvoir déplaire. CLOTILDE. Je n'ai pas cru déplaire, et ma foi m'a permis Le soutien d'un honneur qu'on met en compromis. GERTRUDE. Quel honneur ? CLOTILDE. C'est celui d'une Dame divine Qu'on veut faire passer pour une Concubine ; Mais vous m'entreprenez, ce me semble, à crédit, Ne pouvant ignorer que je n'ai pas tout dit. GERTRUDE. Vous avez bonne bouche. CLOTILDE. Ou bonne conscience. À Sifroy.Vous pourrais-je, Seigneur, parler en confiance. SIFROY. Vous pouvez me parler et je dois vous ouïr. CLOTILDE. Il est temps, Monseigneur, de vous mieux réjouir. Un Prince dont on vit l'inébranlable tête Soutenir les efforts de toute la tempête Des Maures, et danser sur leurs corps abattus, Perd-il le sentiment de toutes ses vertus Et souffre qu'on regarde après tant de trophées Dedans son coeur flétri ses valeurs étouffées, Pour un malheur passé qu'il est temps d'oublier, Puisque tout l'Univers n'y peut remédier. SIFROY. C'est le pis que je vois au mal qui me possède, Que de l'apercevoir lorsqu'il est sans remède. CLOTILDE. C'est assez soupiré, ce n'est que trop gémi, Il est temps d'accueillir l'Agent de votre Ami, Son mérite vaut bien qu'une face riante Vous fasse voir content afin qu'il s'en contente. SIFROY. Je conçois vos raisons, et reconnais qu'il faut Me faire violence à couvrir mon défaut, Et détourner mes yeux de ma perte fatale, Pour tenir à couvert ce malheureux scandale. Je veux me retirer crainte d'être surpris, Pour dévêtir mon deuil et rasseoir mes esprits : Ne me suis pas, Golo, je te laisse ta femme ; Adieu, j'ai des secrets à dire à cette Dame. Il se retire avec Clotilde. SCÈNE V. Gertrude, Golo. GERTRUDE. [Note : Adonis : C'est le nom propre d'un jeune homme d'une rare beauté, né de l'inceste de Cyniras, Roi de Chypre, et de Myrrha sa fille. Il fut tué par un sanglier ; et Vénus, qui l'avait tendrement aimé, le changea en une fleur, qui fut teinte de son sang. [T]]Voilà son Adonis, et voilà sa Vénus. GOLO. Je rêve aux derniers mots qu'elle vous a tenus. GERTRUDE. Quels ? GOLO. Je rêve à ceux-là qu'en forme de menace Elle a tenus, disant d'une insolente audace ; Mais vous n'entreprenez, ce me semble, à crédit, Ne pouvant ignorer que je n'ai pas tout dit. Ces mots ainsi couverts me tiennent en martyre, Que n'a-t-elle pas dit, qu'est-ce qu'elle peut dire ? GERTRUDE. Cet important secret devrait être celé ; Mais il se répandra par ce bec affilé. GOLO. Hé bien ? GERTRUDE. Dans le rapport de l'action dernière Des déclarations que fit cette Sorcière, Dont ce causeur Français voulut nous amuser, Elle nous accusait afin de s'excuser. GOLO. Me nommait-elle ? GERTRUDE. Au sens que ce Français y donne, Sa déclaration touchait votre personne. Il dit parlant de vous, sans en faire semblant. GOLO. Quoi ? GERTRUDE. De le rapporter j'ai le coeur tout tremblant. Que cette femme avait ses sens rassis et fermes ; Alors (s'il m'en souvient) qu'elle usa de ces termes ! Un infâme Valet d'une Dame d'honneur, Fit l'achat de mon crime et fut mon suborneur ; Trompa son Maître absent de son propre domaine, Changeant la passion de son amour en haine : Et craignant qu'au retour il de put raviser, Par l'art de mon Bassin me le fit abuser. Faisant voir faussement son épouse divine Souillée par le fait d'un Valet de cuisine. GOLO. Je renie. GERTRUDE. Arrêtez, si c'est votre péché Dites-moi le secret que vous m'avez caché ; Vous voilà tout pensif. GOLO. J'ai bien sujet de l'être, Je me vois sur le point de n'avoir plus de Maître, Et veux bien devenir mon propre exécuteur Pour faire qu'au plutôt il soit sans Serviteur. GERTRUDE. Comme quoi ? GOLO. Prévoyant qu'une dague pointue S'apprête à me tuer, il faut que je me tue. GERTRUDE. Vous tuer, malheureux, quels mots ! En quels accents, N'êtes-vous pas honteux d'avoir perdu le sens ? GOLO. Pourrai-je me jeter en quelque solitude ? GERTRUDE. Abandonnant vos biens avec votre Gertrude. GOLO. Aux Indes. GERTRUDE. Rappelez votre esprit égaré, Tout mal par quelque bien peut être réparé. GOLO. Aux Maures, en Afrique. GERTRUDE. Ô mon Dieu quel remède, De courir vagabond sans support et sans aide. GOLO. À la guerre. GERTRUDE. Mon Dieu ! GOLO. Je me suis enrôlé. GERTRUDE. Tous vos égarements font mon coeur désolé, Les faveurs des Amis soulageront nos peines, Si votre désespoir ne les rend toutes vaines. On n'épargnera point ce qui peut nous aider, Ouvrez-moi votre coeur. GOLO. Ce n'est que trop plaider. Adieu. Il s'en va. GERTRUDE. Le malheureux, le méchant, le perfide, Si je ne suis ses pas fera quelque homicide. ACTE II SCÈNE I. GENEVIÈVE, dans le bois, avec le Crucifix en main. Cher gage de mes espérances Que l'Ange m'apporte du Ciel, Votre vue adoucit le fiel De mes plus amères souffrances : Parmi les traitements divers De sept Étés et sept Hivers, Je n'ai eu que votre assistance ; Et pour rendre mes maux plus doux En les souffrant avec constance, Hélas ! Qu'eussé-je fait sans vous. Elle le baise.[Note : Le mot playes est considéré comme ayant deux pieds, nous ne remplaçons pas par plaies qui est la graphie moderne.]Aux trous des plaies douloureuses Auxquelles par des vols hardis, Les Colombes du Paradis Font leurs visites amoureuses : Je tire à l'ombre de vos os, De vos travaux tout mon repos, Comparant vos peines aux miennes ; Mais pour résister à leurs coups Avec des pensées Chrétiennes, Hélas ! Qu'eussé-je fait sans vous. Elle le baise.J'ai souffert des peines légères, Et vous des horribles tourments ; Moi pour mes propres manquements, Vous pour des fautes étrangères, Je sens mon coeur tout transpercé De voir cet ordre renversé : Mais si la divine justice N'a pu apaiser son courroux Que par l'horreur d'un tel supplice, Hélas ! Qu'eussé-je fait sans vous. Elle le baise.Nonobstant l'injuste colère Qui fit autrefois le desseinD'égorger mon fils dans le sein De son infortunée mère, Je vois mon pauvre Bénoni Vivre au moyen du lait fourni Par votre douce providence : Si vous n'eussiez été jaloux De soutenir notre innocence, Hélas ! Qu'eussé-je fait sans vous. Elle le baise.Pendant que je me vois bannie Par les rebuts et les dédains Des parents et proches mondains, Vous m'avez tenu compagnie Depuis sept ans que je me vois Dans le profond écart d'un bois Exposée en ces lieux sauvages Aux gueules des ours et des loups, Pour m'échapper de leurs outrages Hélas ! Qu'eussé-je fait sans vous. Elle le baise.En la compagnie farouche Des bêtes dont les hurlements Se mêlent aux gémissements Qui retentissent de ma bouche : Vous seul, mon Rédempteur, vous seul, Si vous n'aviez couvert mon deuil Où je n'avais ni paix ni trêve : Mon bon Père et mon bel époux, Pauvre orpheline et pauvre veuve. Hélas ! Qu'eussé-je fait sans vous. Elle le baise. SCÈNE II. Bénoni, Geneviève. BENONI. Maman. GENEVIÈVE. Mon fils. BENONI. J'ai faim. GENEVIÈVE. Où est votre Nourrice ? BENONI. Je ne sais. GENEVIÈVE. Mon enfant, c'est peut-être un supplice Que Dieu vous fait souffrir pour l'avoir oublié. Par effet, venez-çà l'avez-vous bien prié ? BENONI. J'ai faim. GENEVIÈVE. Et c'est de lui que tout bien nous abonde : Mais encor dites-moi qui vous a mis au monde. BENONI. C'est Dieu. GENEVIÈVE. À quelle fin, vous le devez savoir ? BENONI. Pour l'aimer, le servir, et puis enfin le voir. GENEVIÈVE. Que vous êtes joli, Dieu veut être tout vôtre. BENONI. C'est mon Papa. GENEVIÈVE. C'est lui, vous n'en avez point d'autre. BENONI. Où est-il ? GENEVIÈVE. C'est partout ; mais au Ciel seulement [Note : Voyent est conservé pour avoir deux pieds.]Ceux qui sont ses enfants le voyent clairement. BENONI. Comment faut-il l'aimer ? GENEVIÈVE. C'est d'un amour extrême. Plus que tous, plus que moi, plus encor que vous-même. BENONI. Et comment le servir ? GENEVIÈVE. Par tous nos mouvements En l'exécution de ses commandements. BENONI. Je le veux bien aimer. GENEVIÈVE. Et servir par sa grâce ? BENONI. Oui, Maman. GENEVIÈVE. Mon beau fils, çà que je vous embrasse. BENONI. Nous le verrons au Ciel. GENEVIÈVE. Je l'entends bien ainsi, Mon pauvre Enfant, hélas ! Que ferions-nous ici, Hôtes d'une Forêt, habitants d'une niche, Le Ciel est fait pour nous. BENONI. Menons-y notre Biche. GENEVIÈVE. Notre Biche, mon Fils, est un simple animal Lequel après sa mort n'attend ni bien ni mal ; [Note : Vraye est conservé pour avoir deux pieds.]Mais notre vraye foi nous oblige de croire Que Dieu nous a créés pour jouir de sa gloire. BENONI. Allons-y. GENEVIÈVE. Mais peut-être y dois-je aller devant, Et vous viendrez après sans doute en me suivant ; La peine qu'après moi vous aurez endurée, Sera (mon cher Enfant) d'une courte durée. BENONI, pleurant. Maman. GENEVIÈVE. Que pleurez-vous ? BENONI. Vous me voulez quitter. GENEVIÈVE. Je ne vous quitte point. Or sus allez téter, La Biche vous attend, et je crois qu'elle broute [Note : Huis : entrée, porte.]Quelque menu brin d'herbe à l'huis de notre grotte. BENONI, pleurant. Vous me voulez quitter. GENEVIÈVE. Allez-y de ce pas, Et quand vous aurez pris votre petit repas Reprenez doucement le chemin ordinaire, Et vous rencontrerez en ce lieu votre Mère. Il s'en va. SCÈNE III. GENEVIÈVE, seule. Ce n'est pas sans raison que j'ai pu l'irriter Dès lors qu'il a pensé que je veux le quitter, Un fils issu d'un Prince et si noble et si riche Ne serait assisté que d'une pauvre Biche : C'est là toute sa Cour, c'est tout ce qui lui plaît ; Elle fait ses banquets le traitant de son lait ; Mais enfin cette vie est légère et bien mince, Pour remplir après moi l'espérance d'un Prince. Malheureuse Princesse ! Un Fils si vif si beau, En vie sans maison, à la mort sans tombeau, Faut-il que je le quitte, et que son innocence N'hérite rien de moi que ma seule souffrance ? Et tournant à la Fontaine.C'est toi, belle Fontaine, aux bords de ton Bassin Que j'entretiens souvent des secrets de mon sein : Que tes eaux de cristal ne soient point offensées, Si je les charge encor de mes tristes pensées. J'ai perdu tous mes biens, j'ai perdu mon Époux, Je dois perdre mon Fils, et n'ai rien de plus doux Qu'à décharger mon coeur en ces places désertes ? Soulageant par ma voix la douleur de mes pertes. Reçois, chère Fontaine, avec ces autres lieux, Les tristes sentiments de mes derniers adieux. Tu ne saurais tarir recevant à ta source Le secours de mes yeux pour redoubler sa course. Ton liquide cristal m'a souvent arrêté À voir ce que je suis sur ce que j'ai été. C'est en toi que parfois mon innocence plaide Contre mes maux soufferts en m'y voyant si laide. Se mirant à la Fontaine.Le monde m'a repu des Noms de vanité, De Miroir, de Phonix, de Soleil de beauté. Ce qu'il disait est faux, mon oeil le désavoue : Quelle bouche, quel front, quel menton, quelle joue ? Je me vois en ton cours, mon lustre a fait son flux Comme ton eau coulée, et ce qui fut n'est plus. [Note : v. 509, on devrait lire "ce hideux", nous conservons pour éviter le hiatus.]Geneviève ne voit en cet hideux ombrage Que le grossier crayon de son premier visage. Je fus bien autrefois ; mais j'ai les yeux confus De ne voir rien en moi de tout ce que je fus. La Vierge paraît sur un Rocher à côté de la Fontaine.Mais quel objet nouveau, quelle ombre en la Fontaine Du fonds de son Bassin vient entendre ma peine : Quelle autre habiterait dedans cette Forêt, Elle est en mouvement, elle prend son arrêt : C'est l'ombre d'une femme, ô quelle différence De la mienne à la sienne en sa belle apparence ! Quelle façon d'honneur ? Quel port de majesté ? Quel lustre de maintien ? Quel éclat de beauté ? Elle me tend la main dont presque elle me touche, Elle a les yeux sur moi, elle m'ouvre sa bouche. SCÈNE IV. La Vierge élevée en un gazon, sur le Rocher qui joint la Fontaine, Geneviève. LA VIERGE. Geneviève ? GENEVIÈVE. Elle parle, est-ce au fonds de cette eau. LA VIERGE. Geneviève ? GENEVIÈVE. Ce nom ne m'est plus qu'un fardeau Que je porte inconnu. LA VIERGE. Geneviève. GENEVIÈVE. On m'appelle. Elle tourne les yeux.D'où vient donc cette voix ? Je rêve, je chancelle, Je tombe à coeur failli. LA VIERGE. Ce surprenant défaut Passera si tu peux dresser tes yeux en haut, Ne me connais-tu point. GENEVIÈVE levant la tête, et regardant la Vierge. Je sais bien que la terre Ne tient rien de pareil en tout ce qu'elle enserre : Mais aux indignités où je dois m'occuper Et que je sens en moi, je crains de me tromper. LA VIERGE. Ta pensée est en moi, quoique ta voix retarde : Dis mon nom, je vois bien que ton coeur me regarde. GENEVIÈVE. Marie. LA VIERGE. C'est mon nom. GENEVIÈVE. Vous, la Reine des Cieux, Sur un si vil objet daigner ouvrir vos yeux. Vous, comble de beautés, et des corps et des âmes, Sur ce monstre d'horreur, la plus laide des femmes, Cachée en ce désert, meurtrie de douleurs, N'attendant que la mort pour finir ses malheurs. Mais puis-je encor parler ? LA VIERGE. Pourquoi non, Geneviève Parle, je le veux bien, ta peine sera brève. Tu sauras que je suis (en tes maux allégés) La consolation des pauvres affligés. Je t'ai toujours ouï quand tu m'as réclamée, Et je t'aimais devant que tu m'eusses aimée. C'est moi, quand tu étais aux mains des assassins Qui fis par leur remord, avorter leur dessein : Moi qui dans la prison assistai à tes couches, Moi qui te garantis des animaux farouches, Qui prends soin de ton fils, et pour le secourir Tu pourvois d'une Biche afin de le nourrir : Qui mets ordre aux hivers que leur froid se relâche ; Et si la nudité de ton enfant te fâche, Pour l'habiller je fais qu'un loup court au troupeau, Dépouille une brebis et t'en porte la peau : Moi-même en ce désert que tu trouvais étrange, Je t'envoyai la Croix que tu tiens, par un Ange Qui apaisa l'horreur de ton bannissement, Et te guérit depuis par son attouchement. Sache enfin que c'est moi qui toujours attentive Aux douloureux accents de ta bouche plaintive, Te dis (pour adoucir ton sentiment amer De perdre ta beauté) que je te veux aimer ;Je t'aime et sans égard des traits de ton visage Je te donne mon coeur, que veux-tu davantage ? GENEVIÈVE. Votre coeur ? LA VIERGE. Oui, mon coeur. GENEVIÈVE. Madame, c'est assez Je ne requiers plus rien, vous m'aimez par excès. Ce coeur si beau, si pur, si plein de belles flammes, À Geneviève, hélas ! La dernière des femmes. Votre coeur ? J'en ressens le mien épanoui, Prêt à chanter depuis que je vous ai ouï. LA VIERGE. Chante, ma Geneviève, entonne et te console Dans les doux mouvements formés par ma parole. GENEVIÈVE en chantant, appuyée et regardant la Vierge. Adieu le monde, adieu la Cour, Il n'est plus rien qui m'y retienne, Puisque la Mère de l'amour M'a dit qu'elle était toute mienne. Je veux son coeur, et ne veux plus Vivre d'amour que de la sienne, Tous les cours me sont superflus Puisqu'elle a dit qu'elle était mienne. C'est elle-même qui l'a dit, Et veut que son coeur me soutienne : Rien ne m'est mis à l'interdit, Partout, puisqu'elle est toute mienne. LA VIERGE. Courage, Geneviève, en te plaignant si fort Des maux que tu souffrais, n'avais-tu pas grand tort ? GENEVIÈVE. J'ai péché, je l'avoue. LA VIERGE. Or sus pour me complaire Que ferais-tu pour moi ? GENEVIÈVE. Hélas ! Que puis-je faire Voyant que vous daignez me paraître et venir Pour me réconforter au lieu de me punir. LA VIERGE. Te paraître, c'est peu ; je réserve à ta vue Le comble des grands biens dont ma gloire est pourvue. Tu n'as pas bien encor tous tes sens épurés, Pour voir les ornements dont les miens sont parés ; C'est au Ciel que je veux qu'en moi tu te consoles Par ma félicité, mes dots, mes auréoles, À me voir maintenant tu dois te contenter En l'état où je suis, que tu peux supporter. Mais Geneviève encor quiconque se dispose À voir Dieu, doit prétendre à voir toute autre chose : Car c'est en cette vue ou notre oeil arrêté Possède tout l'état de la félicité. L'Énigme de la Foi se réduit en science, L'Espérance périt et passe en jouissance ; Et la Charité seule avec ses fermetés, Pousse au-delà des temps dans les éternités, En ce bien possédé les souffrances bornées Par le temps prompt et court, sont sans fin couronnées. C'est en ce bel état qu'il faut te rehausser, Et c'est en lui, ma Fille, où je veux t'embrasser, Pour y voir avec moi l'éternelle existence Du Dieu trio en suppôts ; mais un seul en essence ; Et dans ces trois suppôts sans cause et sans effet, Les émanations de cet être parfait, Sans premier, sans dernier, d'égalité divine, Sans primauté de temps, primauté d'origine ; Par le salut de l'Ange et l'aveu que je fis Des trois ouvrant en moi, l'un fut homme et mon fils ; [Note : Arrouser : Inonder, entourer, environner, assiéger. [SP ]]Et la grâce du Ciel qui sans cesse m'arrouse, Me fit Fille de Dieu, sa Mère et son épouse, L'entends-tu ? GENEVIÈVE. Je le crois ; mais je ne l'entends pas. LA VIERGE. Je te l'ai raconté pour t'en donner l'appas : Mais afin de l'entendre, et pour combler tes joies, Ma chère Geneviève il faut que tu le voies. Or ce comble de biens par mon Fils acheté, En souffrant ici-bas doit être mérité. Le chemin pour aller ç ces faveurs divines Est parsemé de croix, de ronces et d'épines Et c'est celui par où mon Fils même voulut Te montrer comme il faut marcher à son salut. Ne veux-tu rien souffrir ? GENEVIÈVE. Ma Princesse, ma Reine, Faites-moi tout souffrir, n'épargnez plus ma peine, Pour ces contentements je veux tout endurer, L'Enfer me serait doux les pouvant espérer. LA VIERGE. Suis mon Fils. GENEVIÈVE. Je ne veux que marcher à sa suite Conduisant Bénoni. LA VIERGE. Laisse m'en la conduite, J'en veux avoir le soin, en prenant ce chemin, De Bénoni qu'il est, il sera Benjamin : Mais pour t'encourager au cours que tu dois faire, Jette souvent les yeux sur ce bel exemplaire Que tu tiens en tes mains, considère le cours Qu'a tenu cet objet de mes tendres amours. Vois-tu ce corps sanglant couvert de meurtrissures ? Peux-tu lui comparer les maux que tu endures ? Offre ton sang au sien, c'est pour lui qu'il l'offrit : Souffre pour ton salut, c'est pour lui qu'il souffrit. Garde bien ce Portrait ; va, contemple et révère Et l'image du Fils la face de la Mère. Elle disparaît. SCÈNE V. Geneviève assise et appuyée au Rocher, tenant et regardant son Crucifix, Bénoni. GENEVIÈVE. C'est par ces trous secrets, mon Dieu, mon Rédempteur, Hélas, ô amoureux, ô aimable Pasteur ! Que je vois clairement au fond de vos entrailles Le soin que vous aurez de vos pauvres ouailles. BENONI. Maman. GENEVIÈVE. C'est par les trous de ce corps tout percé Que l'amour coule au flux de votre sang versé. Malheureuse, faut-il que ton âme rebelle Ait fait mourir ton Dieu d'une mort si cruelle. Meurs, Geneviève, meurs, sentant ce que tu crois Qu'un Homme-Dieu, pour toi mourut sur une Croix. Il est temps que ton coeur se brise et se déchire, Pour qui le coeur d'un Dieu a souffert ce martyre. BENONI. Maman. GENEVIÈVE. C'est par le jour que la lance y a fait Qu'il fait voir son amour en son dernier effet. Peux-tu voir le grand coup de ce fer qui l'entame, Sans que sa pointe perce et transperce ton âme ? [Note : Merci : miséricorde. [FC]]Impitoyable fer qui n'eut point de merci, Passe de coeur en coeur, et pousse jusqu'ici : Ouvre ce sein. Elle demeure en extase. BENONI. Maman c'est donc de cette sorte Qu'elle veut me quitter, hélas ! Maman est morte. Maman, pauvre maman. GENEVIÈVE, remise. Qu'avez-vous donc mon fils ? BENONI. Vous ne me parlez plus. GENEVIÈVE. C'était au Crucifix Que j'avais à parler. BENONI. Que pouviez-vous lui dire ? GENEVIÈVE. Les sentiments que j'ai de son cruel martyre. BENONI. Mais on n'entendait rien. GENEVIÈVE. Ce que je lui disais Était mieux entendu lorsque je me taisais. BENONI. Vous vous taisiez tous deux. GENEVIÈVE. Mon enfant, le silence Que nous tenions n'est pas de votre intelligence. Je lui parlais de coeur, d'une pareille voix Il me faisait réponse, et je la recevais. BENONI. N'est-ce pas le bon Dieu ? GENEVIÈVE. Mon fils, c'est son Image Qu'on m'apporta du Ciel rendez-lui votre hommage. Pouvez-vous l'adorer ? Mettez-vous à genoux. Reconnaissez-vous bien ce Dieu souffrant pour nous ? C'est votre bon Papa. BENONI, à genoux le baisant. Mon Papa ? GENEVIÈVE. C'est lui-même. BENONI. Il est mort. GENEVIÈVE. Et sa mort fait voir comme il vous aime. BENONI. Mais pourquoi est-il mort ? GENEVIÈVE. Or sus vous me fâchez, Devez-vous ignorer que c'est pour nos péchés ; Ne vous l'ai-je pas dit, où est votre mémoire ? Ne retenez-vous point la pitoyable histoire D'un sujet sur lequel je vous ai raconté L'effort de son amour, l'excès de sa bonté. BENONI. Je le croyais vivant. GENEVIÈVE. C'est ici l'exemplaire De la mort qu'il souffrit sur le Mont du Calvaire. Il passa par la Croix pour pousser dans les Cieux, Où il est maintenant vivant et glorieux. BENONI. Maman, donnez-le-moi. GENEVIÈVE. Un si précieux gage Doit combler de bonheur notre petit ménage. Il sera vôtre et mien, le voudriez-vous entier ? BENONI. Puisqu'il est mon Papa, je suis son héritier. GENEVIÈVE. Mais nous faisons tous deux une même famille. Si vous êtes son fils je suis aussi sa fille. Tout son bien est pour nous, nous devons l'hériter ? Mais de telle façon qu'il le faut mériter. BENONI. Comment ? GENEVIÈVE. Son bien ici consiste aux espérances De l'avoir par la Croix conjointe à nos souffrances Souffrons, c'est à ce prix qu'il le faut acheter. BENONI. Faut-il quitter ma Biche, et ne la plus téter ? GENEVIÈVE. Non votre bon Papa ne vous pas si chiche Qu'il veuille vous sevrer du lait de votre Biche. Pour l'aimer et servir, tétez, puisqu'il lui plaît ; C'est pour cela, mon fils, qu'il vous donne son lait. Mais il veut seulement en quoi qui vous advienne, Que votre volonté soit conforme à la sienne. BENONI. Je l'aime. GENEVIÈVE. Sa bonté vous doit avoir charmé : Aimez donc bien celui qui vous a tant aimé. BENONI, voulant prendre le Crucifix. Maman, donnez-le-moi ? Maman, ma toute bonne, Donnez-moi, mon Papa. GENEVIÈVE, le lui donnant. Mon fils je vous le donne, Gardez-le pour nous deux. BENONI. D'où nous est-il venu ? GENEVIÈVE. D'un endroit que vos ans vous rendaient inconnu. C'est un présent, mon fils, dont la Mère des Mères Par un Ange adoucit mes douleurs plus amères ; Même pour apaiser mes transports douloureux, En me recommandant cet objet amoureux Tout à l'heure en ce lieu (j'en suis encor émue) Je l'ai vue, mon fils, mon cher fils je l'ai vue Dans le ravissement d'un divin entretien, Auquel elle m'a dit que son coeur était mien ; Et m'a comblée ainsi d'une joie achevée, Me laissant en l'état où vous m'avez trouvée. BENONI. C'est la Vierge. GENEVIÈVE. Oui, mon fils ; les faits de ses bontés Vous ont été par moi si souvent racontés, Ses grâces, ses beautés, ses douceurs nonpareilles Par le don de son coeur m'ont fait tant de merveilles Qu'elles vous raviront ; et si je vous les dis Je m'en vais de ce pas vous mettre en Paradis : Mais ce lieu n'est pas propre à faire cet éloge, Revoyons à ces fins notre petite Loge. Elle s'en va, tenant d'une main Benoni, qui porte le Crucifix de l'autre. ACTE III SCÈNE I. Sifroy, l'Ambassadeur, Rodolphe. SIFROY, à l'Ambassadeur. Suivant votre désir je veux bien prendre l'air Pour être en liberté dans notre pourparler. Un secret trop paré d'une façon civile, De secret qu'il était, devient un Vaudeville : Et puis je vois chez moi des objets odieux Qui depuis quelque temps m'assassinent les yeux. Enfin ayant à gré de me voir en silence, Je vous recevrais mal vous faisant violence. Je contraints mes devoirs, mais ici pour le moins Nous ouvrirons nos cours sans bruit et sans témoins. L'AMBASSADEUR. Seigneur, je suis confus voyant que votre Altesse M'adresse ses faveurs avec trop de largesse : Mais ce que j'en reçois de meilleur traitement, Est qu'elle se contente en mon contentement. Je cours à petit train, ma marche est inconnue, Et Rodolphe tout seul peut savoir ma venue. Notre ancienne amitié rajeunit aujourd'hui, Je crois me voir chez moi quand je me vois chez lui. RODOLPHE. Monsieur, j'en suis ravi, Clotilde en est ravie. SIFROY. Tu jouis d'un bonheur auquel je porte envie. Si le Ciel l'eût voulu, cet honneur m'était dû, Ton bonheur a gagné le bien que j'ai perdu. Je suis pourtant joyeux, puisque le Ciel m'en prive, Sachant ta loyauté, de savoir qu'il t'arrive. RODOLPHE. Seigneur, j'en suis indigne, et vous reste obligé De toutes vos faveurs dont je suis surchargé. SIFROY, à l'Ambassadeur. Or sus ouvrons nos cours, parlons en confiance. L'AMBASSADEUR. Je vous offre, Seigneur, les respects de la France. Charles-Martel, mon Prince, au soin de maintenir Le glorieux honneur de votre souvenir, M'envoie à vous, afin qu'entre vous deux je brigue Envers et contre tous une puissante ligue, Pour faire qu'en vertu d'un ferme compromis, Tous vous soient en commun, amis et ennemis. SIFROY. Sans doute vous avez des lettres de créance ? L'AMBASSADEUR. J'en ai ; mais j'ai osé pour une plus grande assurance De l'acquit que je fais de ma commission, Vous parler de mon Prince et de sa passion ? Quoique bien embouché j'ai pris des lettres closes, Par elles et par moi vous savez toutes choses. Il vous visite encor par un présent d'ami. SIFROY. Ce Prince tout parfait ne fait rien à demi, On m'a dit ce que c'est, je l'attends et l'estime Comme un gage d'amour d'un ami très intime. L'AMBASSADEUR. Rodolphe en est chargé, pour éviter les yeux, Les soupçons et les bruits des esprits curieux, Il s'est saisi de tout promettant (de sa grâce) D'en faire un port couvert en cette même place. SIFROY. C'est un sage conseil ; va, Rodolphe, il est temps D'achever ce dessein ainsi que tu l'entends. RODOLPHE. Je le fais de grand coeur. Il s'en va. L'AMBASSADEUR. Seigneur, puis-je à cette heure Vous ouvrir mes secrets, profitant sa demeure. SIFROY. Ça donc à coeur ouvert. L'AMBASSADEUR. Mon Prince votre ami Ainsi que vous savez ne s'est point endormi À soutenir l'état de la vraye croyance, Par l'affermissement de son Autel en France : Ou si nous n'eussions eu que les veilles du Roi, On eût vu renverser la France avec la Foi, Quand Eudon appelant les troupes Sarrasines, Leur ouvrit l'Aquitaine et les terres voisines, Pour livrer aux Sultans le Sceptre de nos Rois, Et faire triompher le Croissant de la Croix. La France était au point de perdre sa franchise, Et mêler ses débris aux ruines de l'Église : Et cependant le Roi occupait tous ses voeux À peigner et friser sa barbe et ses cheveux, Et même sans souci d'éviter la surprise Dont on pourrait encor nous perdre avec l'Église. Il se repaît toujours d'un honteux entretien, Qui n'est à dire vrai ni Français ni Chrétien. En ce relâchement le peuple se mutine, Chacun vit à son gré, sans loi, sans discipline. Cet État autrefois si beau si fleurissant. Flétrit de jour en jour, et s'en va périssant : Et bientôt on verra sa durée achevée, Si par un coup du Ciel elle n'est conservée. Par quoi le Roi n'ayant tous ses soins arrêtés Qu'aux occupations de ses oisivetés, Avec juste sujet la Chrétienté soupire, Cherchant pour son repos celui de notre Empire ; Et nos maux déférés au Pontife Romain, Ont attendri son coeur pour nous donner la main À faire un juste choix d'une digne personne, Afin que nous puissions transporter la Couronne D'un chef qui lui fait honte, et l'asseoir sur un front Qui répare son lustre et lave son affront. Et pour son changement chacun veut reconnaître Les biens qu'elle a reçus par les soins de mon Maître Mais comme en tous ses faits il suit le mouvement D'un conseil digéré par un mûr jugement. Vous ayant éprouvé par les choses passées, Il m'envoye, Seigneur, consulter vos pensées, Pour suivre vos conseils qu'il a toujours suivis, Réglant ses sentiments dessus vos bons avis. SIFROY. Que deviendra le Roi si ce fait s'achemine ? Son sang est consacré d'autorité divine, On lui doit du respect. L'AMBASSADEUR. Et pour le respecter (Si vous le trouvez bon) on voudrait l'arrêterDans le clos consacré de quelque Monastère. SIFROY. C'est à quoi je rêvais, et sans autre mystère C'est traiter dignement son soin désordonné Que de punir son poil le laissant couronné, Et n'étant qu'à couvert qu'il désire paraître, Il verra ce qu'il veut se voyant dans un Cloître. Au reste je chéris l'honneur que je reçois, J'ai le sang Allemand ; mais j'ai le coeur Français. Mais Rodolphe revient. SCÈNE II. L'Ambassadeur, Sifroy, Rodolphe. L'AMBASSADEUR, ayant reçu le présent de Rodolphe. Seigneur, voici le gage D'un amour cordial dont je vous fais hommage. Et donnant les Lettres.Ces Lettres en leur sens étant mises au jour, Pourront vous explique cet emblème d'amour. SIFROY. Elles sont de créance ? L'AMBASSADEUR. Oui, Seigneur. SIFROY. Romps la cire, Rodolphe, et les ouvrant prends le soin de les lire. RODOLPHE. Seigneur, très volontiers. SIFROY. Tu mettras hors des plis D'un parchemin ridé, des discours accomplis. RODOLPHE, lit. Prince, la fleur de Germanie, Dont les glorieuses valeurs Parurent parmi les chaleurs Des feux Français de notre Compagnie, Qui firent vivement sentir Des Sarrasins l'espérance trompée, Avec le cuisant repentir D'avoir choqué leur coeur et leur épée, [Note : Rogue : Superbe, fier, altier, méprisant, peu courtois. [F]][Note : Bravant : Choquer, mépriser quelqu'un, le traiter de haut en bas. [F]]Après que ce dessein si rogue et si bravant, Fut réduit en succès de fumée et de vent. Votre épée jointe à la mienne, Et votre coeur réduit au mien, Ont été l'unique soutien De l'Université Chrétienne.Partant, invincible Vainqueur, Vous écrivant, j'ajoute à mes paroles Mon épée jointe à mon coeur, Afin de vous décrire en ces symboles, Et vous en fais le don d'un généreux amour ; Car l'ayant eu de vous, je vous dois son retour. Je sais qu'aucune défaillance Ne vous arrivera jamais, Et de ma part je vous promets D'éterniser notre ancienne alliance, Je m'assure que vos bontés Qui m'ont ravi par un amour extrême, Rendront miennes vos volontés, Me réputant pour un autre vous-même : Et d'amour et d'effort tous deux réduits en un, Nous porterons le coeur et l'épée en commun. Ainsi contents sans aucun autre, Jouissons de tout notre bien ; Veuillez posséder tout le mien Comme je veux posséder tout le vôtre. [Note : Affaire : C'est un gasconisme de faire ce mot masculin et de dire un bon affaire. [FC]]J'ai des affaires importants Dont le porteur vous fera confidence, Et que nos courages constants Dans quelques jours mettront en évidence. Cet emblème d'honneur ne sera point obscur À qui nous verra joints d'épée et de coeur. SIFROY. Ce Prince est ravissant, et l'heur qui l'accompagne En tous ses grands desseins de Cour et de campagne Le rend partout égal : la valeur et l'amour Qu'il m'offre en ce présent, méritent un retour. En cet Écrit sa main était toute occupée À faire voir qu'il est tout de coeur et d'épée ! Et vraiment par ce don que je ne veux qu'en prêt, Me donnant ce qu'il a, je reçois ce qu'il est : Mais j'aperçois Clotilde, et si j'ai bonne vue ; Sa face et sa façon la font voir toute émue. SCÈNE III. Clotilde, Sifroy, Rodolphe. l'Ambassadeur. CLOTILDE. Seigneur, l'In l'Intendant (j'ai peine à parler) Golo dans mon logis m'est venu quereller. SIFROY. Quereller ? CLOTILDE. Quereller de fort mauvaise grâce, D'un discours surprenant dans un ton de menace. SIFROY. Raison ? CLOTILDE. Pour vous avoir sans égard rapporté L'accident que Monsieur nous avait raconté. SIFROY. Ce n'est pas sans égard, ce terme est un peu rude. Sa femme y était-elle ? CLOTILDE. Oui, Seigneur, sa Gertrude Y survint par bonheur, et je crois fermement Que sans elle il m'eût fait un mauvais traitement. SIFROY. Un mauvais traitement ? CLOTILDE. En sa belle équipée Sans ce présent secours j'aurais été frappée. SIFROY. Vous, chez vous, l'insolent l'aurait-il bien osé. CLOTILDE. À me couvrir la joue il était disposé Quand Gertrude survint, qui se sentant piquéeQue chez moi (sans respect) Golo m'eût attaquée, Lui dit des mots fâcheux afin de le toucher ; Mais comme elle criait jusqu'à lui reprocher Qu'il était un trompeur, et qu'il l'avait fourbée. La voyant en ce train je me suis dérobée Pour vous prier, Seigneur, que Rodolphe aille voir Ce désordre chez lui avec soin d'y pourvoir. RODOLPHE. Je vous requiers, Seigneur, quelque ordre juridique, S'il vous plaît d'apaiser ce trouble domestique. SIFROY, remettant son présent à Rodolphe. Tiens, emporte ce don pour gage de ma foi, Mets-le dans mon trésor ; puis retournant chez toi, Fais marcher mon Prévôt, et dis-lui qu'il arrête Ce braveur, et me soit répondant de sa tête : Qu'il l'enferme en la Tour qu'en ma propre maison Lui-même a fait servir autrefois de prison. Va, ne perds point de temps, et pour ton assurance Cette bague pourra te servir de créance. Il lui donne sa bague, que Rodolphe prend et s'en va. L'AMBASSADEUR. Seigneur, quand vos Sujets auront la liberté De parler, en voyant Golo discrédité, Aux plaintes qu'ils feront des injures souffertes, Ses malversations vous seront découvertes. SIFROY. C'est un parfait avis : mais puisque nous voici, Je vous prie, Monsieur, de me rendre éclairci Du récit de Clotilde, et de l'histoire entière Des déclarations que fit cette Sorcière L'AMBASSADEUR. Seigneur, très volontiers, j'ai un désir ardent De vous entretenir sur ce triste accident. Je courais par la Lande où cette fausse femme Rendit au feu son corps, comme à l'Enfer son âme, Quand je me vis contraint par le déclin du jour, D'achever ma journée en son ancien séjour. Là surpris de trouver la bourgade alarmée, Au travers d'une épaisse et puante fumée J'en demandé la cause, et le peuple m'apprit Que cette malheureuse avait rendu l'esprit Dans les feux d'un bûcher, et que depuis cette heure Ce brûlement fumeux infectait leur demeure. Tout ce bruit éveilla ma curiosité, Pour savoir pleinement l'Arrêt exécuté. Je visitai le Juge, et lui (sur mes instances) Me fit voir le Procès avec les circonstances. SIFROY. Il n'en faut plus douter ayant pris tous ses soins ; Votre rapport, Monsieur, me vaut mille témoins. Et bien ? L'AMBASSADEUR. De mes deux yeux je lus les maléfices Pour lesquels elle avait mérité ses supplices : Les ravages des champs procurés et produits, Les désordres de l'air, les battures des fruits ; La perte des enfants, l'avortement des femmes ; Les blâmes imposés aux plus illustres Dames. Je lus tout le tissu de ses forfaits maudits, Les verbaux, les rapports, les dits, les contredits, En somme la Sentence abondamment pourvue Des maux dont elle était atteinte et convaincue : Mais au nombre infini qui fonda son Arrêt, Je veux vous en dire un où gît votre intérêt. SIFROY. C'est celui que j'attends que j'ai su de la bouche De Clotilde, d'autant que c'est lui qui me touche. L'AMBASSADEUR. Aux écrits du Procès, et l'extrait publié, Votre Intendant, Seigneur, ne fut pas oublié. SIFROY. Le traître ! L'AMBASSADEUR. Cette femme en déclara le crime, Dont le juge me dit qu'il faisait plus d'estime Par ce langage exprès que j'ai bien retenu, L'ayant appris par coeur : voici son contenu. C'était en son bon sens, la Sentence étant lue, Qu'elle usa de ces mots, d'une voix résolue : Un infâme Valet d'une Dame d'honneur, Fit l'achat de mon crime et fut mon suborneur ; Trompa son Maître absent de son propre domaine, Changeant la passion de son amour en haine : Et craignant qu'au retour il se pût raviser, Par l'art de mon Bassin me le fit abuser, Faisant voir faussement son épouse divine Souillée par le fait d'un Valet de Cuisine. SIFROY. Ces termes sont obscurs, je n'y vois pas nommés La Dame et le Valet par leurs noms exprimés. L'AMBASSADEUR. Gertrude chez Rodolphe étant toute en déroute, Au récit que je fis m'objecta même doute. Je feignis de l'ouïr, et n'osai répliquer, Pour n'augmenter son trouble en voulant m'expliquer : Mais le Juge tira l'intelligence entière Par ces termes exprès de la même Sorcière. Cet infâme Valet, ce méchant Serviteur, C'est Golo qu'on put bien surnommer l'imposteur : Cette Dame d'honneur, cette épouse divine, Geneviève en surnom, la belle Palatine. SIFROY. Les voilà pleinement nommés et surnommés : Et les mots précédents par ceux-ci confirmés, On peut voir en Golo ce Serviteur infâme, L'imposteur et l'auteur du meurtre de ma femme. Comme on vit autrefois jointe par le destin La belle Palatine au cruel Palatin, L'art de cet imposteur embrouilla ma cervelle ; Pour livrer à son gré le sang de cette Belle. [Note : Prix-fait : Prix commun ou le prix convenu d'une chose. [L]]Il reçut volontiers cet horrible prix-fait De lui donner la mort ; je l'ai dit, il l'a fait, D'adresse il fit le mal que je dis de caprice ; Je péchai de faiblesse, il pécha de malice : Mais mon épouse enfin par ce crime comblé, Toute seule a souffert un meurtre redoublé. [Note : Quoique : Dans le XVIIe siècle, on le trouve quelquefois avec l'indicatif ; ce qui n'est plus usité. [L]]Et quoique je tombai d'une humeur étourdie Où il s'était jeté d'une malice hardie, Tous deux à même fin de même crime unis, D'un même châtiment devrions être punis. L'AMBASSADEUR. Vous avez concouru ; mais ce n'est pas de même : Votre faute est légère, et son crime est extrême. SIFROY. Qu'est ceci ? SCÈNE IV. Gertrude, Sifroy, Clotilde, l'Ambassadeur. GERTRUDE, à genoux. Monseigneur. SIFROY. Levez-vous ; qu'avez-vous ? GERTRUDE. Je me jette à vos pieds, j'embrasse vos genoux ; Ayez pitié de moi. SIFROY. Vous voilà bien troublée, Qu'est-ce que vous avez ? GERTRUDE, à genoux. Je suis toute accablée. Misérable Golo ! SIFROY. Reprenez vos esprits, Que vous a fait Golo ? GERTRUDE. Votre Prévôt l'a pris, Et le mène en prison. SIFROY. Il est en son office, Sans injure et sans grâce il en fera justice. GERTRUDE. La Justice n'est pas propre des Souverains, La grâce en spécial est remise en leurs mains. SIFROY. Je fais la grâce aussi ; mais aux cas graciables : Et je ne la dois pas aux cas inexcusables. GERTRUDE. Je la requiers, Seigneur, pour mon pauvre mari, Votre ancien Serviteur et plus cher Favori. SIFROY. Ma grâce doit servir à couvrir quelque offense, Il n'en a pas besoin s'il est dans l'innocence. S'il a fait mal ou bien, c'est à moi de penser À le faire punir ou le récompenser. Mais s'il est criminel que faut-il que je fasse ? GERTRUDE. Il est assez puni d'être en votre disgrâce. SIFROY. Ma disgrâce n'est pas un juste Jugement, Si je ne fais savoir son juste fondement. Si je parais fâché, je dois vouloir qu'on sache Le juste et vrai sujet pour lequel je me fâche : Et pour le faire voir j'ai voulu confier À mon Prévôt le soin de me justifier. Sa charge et son devoir requièrent qu'il réprime Par l'ordre de la Loi le désordre du crime. S'il a saisi Golo, c'est ce que j'ai voulu ; En tout cas votre esprit doit être résolu. GERTRUDE. À quelle extrémité me vois-je combattue ? Hélas ! Je n'en puis plus, ce langage me tue. SIFROY. Prenez coeur attendant qu'un Arrêt solennel Fasse voir votre Époux ou juste ou criminel. Ne vous désolez point. GERTRUDE. Hélas ! CLOTILDE. Elle sa pâme, Seigneur, ayez pitié de cette pauvre Dame. SIFROY. J'en ai compassion, si Golo sans raison Ne s'est étudié qu'à perdre ma maison. Ma Clotilde il est vrai, ce n'est pas chez Gertrude. Qu'il a pris cabinet pour faire cette étude. Par sa rancune injuste et mon juste courroux, J'ai perdu mon épouse, elle perd son Époux. De la nécessité faisons vertu Chrétienne, Qu'elle souffre sa perte, et je souffre la mienne. Cependant consolez son esprit affligé, Mon Prévôt jugera comme il est obligé : Pour elle j'aurai soin de faire prendre garde Qu'elle ne risque en rien de ce qui la regarde. Il se retire avec l'Ambassadeur. SCÈNE V. Clotilde, Gertrude. CLOTILDE. Madame, encor faut-il penser à respirer, Pour prendre un bon conseil sans se désespérer. Une Dame d'honneur, de vertu, de conduite, Se fait tort de montrer sa constance détruite. L'esprit irrésolu et le coeur abattu, Sont des mauvais témoins d'une vraie vertu Dieu vous a richement départies Les plus rares vertus et les mieux assorties. Donnez-moi votre main, prenez coeur et pensons Au remède du mal qui fonde les soupçons. Elle la relève. GERTRUDE. Madame. CLOTILDE. Qu'avez-vous ? GERTRUDE. Si quelqu'un n'intercède Pour obtenir pardon, ce mal est sans remède. CLOTILDE. Cherchons donc les moyens de faire intercéder, Pour obtenir la grâce il la faut demander. GERTRUDE. Je n'y vois point de jour. CLOTILDE. Le point de cette affaire N'est pas si mal aisé que vous le voulez faire. GERTRUDE. Ha si vous le saviez ! CLOTILDE. Ne doutez point de moi, À tenir un secret je vous donne ma foi. Je sais bien que tantôt vous m'avez soupçonnée Sans beaucoup de sujet, d'avoir abandonnée Notre ancienne amitié, pour faire le rapport [Note : Devis : Menus propos, entretien familier. [L]]Des devis du Français ; mais vous me faisiez tort. Je ne disais pas tout, et vous pouviez bien croire Qu'incontinent le Prince apprendrait cette histoire : Et que reconnaissant que nous aurions caché Ce que nous en savions, il en serait fâché. GERTRUDE. Madame, par effet vous m'aviez obligée, Excuser les transports d'une femme affligée : J'avais perdu l'esprit en cet égarement, Qui court au désespoir y va sans jugement. CLOTILDE. Au désespoir ? GERTRUDE. J'y cours, et n'ai autre exercice Qu'à méditer toujours un mortel précipice. CLOTILDE. Au désespoir ? GERTRUDE. Voilà l'effet de mon malheur, Je ne suis plus à moi, excusez ma douleur. CLOTILDE. Au désespoir ? Faut-il que votre inquiétude Vous ait fait oublier que vous êtes Gertrude. Cette Dame autrefois si mûre en ses avis, Que ses conseils étaient heureusement suivis En tout ce que par eux on voulait entreprendre. GERTRUDE. Les conseils à donner sont plus aisés qu'à prendre. La raison s'éblouit aux contradictions Qu'elle reçoit des sens et de ses passions. Ma raison sans sujet ne s'est point confondue Dans les vifs sentiments du mal qui m'a perdue. CLOTILDE. J'ignore ce sujet. GERTRUDE. Vous ignorez l'état Du crime le plus horrible et plus noir attentat Qu'on ait jamais commis, dont ce perdu sans honte, Dedans son désespoir m'a fait le mauvais conte Qu'il faut que vous sachiez. CLOTILDE. Ce langage est obscur ! Ne m'appréhendez point, soulagez votre coeur. GERTRUDE. Comme deux ans après ses noces consommées Le Prince était au point de courir aux Armées, Il voulut s'assurer de quelque homme arrêté, Qu'il pourrait honorer de son autorité, Afin que dans le temps de ces cours nécessaires Il prit en sa maison le soin de ses affaires ; Et regardant Golo dans ce fatal moment, Crût qu'il réussirait à son contentement. Ô triste éloignement ! Ô malheureuse absence ! Je ne suis plus à moi dès l'heure que j'y pense. CLOTILDE. Et bien, Madame ? GERTRUDE. Hélas ! Maudites passions, Quel compte rendez-vous de ces commissions ? Étant sur son départ, du fonds de sa poitrine Il lui recommanda sa belle Palatine, Et se mit en chemin, Golo étant pourvu Des soins de tout l'État comme nous avons vu. Provision funeste, oserai-je poursuivre ? Plût à Dieu qu'avant elle il eût cessé de vivre. Hélas ! CLOTILDE. Enfin, Madame. GERTRUDE. Enfin ce malheureux Regardant la Princesse en devint amoureux. CLOTILDE. En devint ? GERTRUDE. Amoureux, et d'un amour si folle Qu'il ne s'arrêta pas à sa seule parole : Car s'étant morfondu en vain à la tenter, L'effronté s'efforça de la violenter ; Mais comme il poursuivait en son effronterie, La Princesse voyant qu'en un ton de furie Par un coeur de tyran son visage s'enfler, Pour cacher son orgueil le couvrit d'un soufflet. Ce coup lui fut mortel, ce méchant, ce perfide Changeant sa passion conclut son homicide ; Et pour s'innocenter avant qu'elle mourût, Il fit qu'à son dessein le Prince concourût. Oyez la trahison de ce premier des traîtres, Il avertit le Prince en des lettres sur lettres, Qu'acquérant au dehors un glorieux bonheur, Au-dedans par sa femme il perdait son honneur, Et que son Cuisinier par un fameux scandale, Souillait honteusement sa couche nuptiale. Le Prince trop crédule, et doutant que chez soi Sa belle Palatine eût violé sa foi, Entreprit son retour ; Golo sachant sa route Lui survint au-devant pour affermir son doute, Et l'arrêtant au Bourg autrefois habité Par ce monstre d'Enfer, de frais exécuté, Fit moyen d'employer ce poison, cette peste, Pour l'injecter du tout, et vous savez le reste. CLOTILDE. Mais encor ? GERTRUDE. Le Français nous a fait le rapport De ce que la Sorcière a dit devant sa mort. Que Golo la pressa d'imposer par adresse Au Prince, qu'un Valet possédait sa Maîtresse : Que pour la transporter d'un infernal courroux, Et reverser l'esprit de cet homme jaloux, En l'eau de son bassin par des spectres d'ordure Elle lui fit souffrir cette noire imposture. CLOTILDE. Le succès de ce charme ? GERTRUDE. Ô le maudit succès ! Le Prince furieux de cet énorme excès, Enjoignit à Golo par des termes austères, De purger la maison de ces deux adultères. Le traître étant ravi de ses ordres pressants S'avance. CLOTILDE. Et que fit-il de ces deux innocents ? GERTRUDE. Sans dire la façon de leur mort ensuivie, Il me dit seulement qu'ils n'étaient plus en vie. C'est tout ce que j'en sus, en l'ayant bien pressé De ne plus me cacher ce qui s'était passé. CLOTILDE. Et bien qu'en dites-vous, n'était-il pas punissable ? Pourriez-vous bien juger son forfait graciable ? GERTRUDE. [Note : Nenni : Non. Il n'est que du style familier. [FC]]Madame, hélas ! Nenni, s'il est bien entendu, Comme il sera sans doute ; hélas ! Il est perdu : Je le crois déjà mort, et je le dois bien croire : Je meurs, je n'en puis plus, cette faute est trop noire. Ô loi de mariage ! Ô rigoureuse loi ! En perdant mon mari tout est perdu pour moi. CLOTILDE. Allons, Madame, allons, le Prince de sa bouche M'a dit qu'il aurait soin de tout ce qui vous touche. Allons à notre hôtel, nous nous consolerons, Et prendrons le conseil que nous aviserons. ACTE IV SCÈNE I. Henry confident de Golo, Othon confident d'Henry. HENRY. Il s'est servi de moi, et sa chute en Justice Me peut bien attirer en même précipice ! Un soutien de maison qui n'est pas maintenu, Traîne dans son revers ce qu'il a soutenu. OTHON. Si le Prince a failli en voulant vous enjoindre D'obéir à Golo, votre faute est bien moindre, S'il vous a mal parlé, vous l'avez bien ouï : Il a mal commandé ; mais vous bien obéi HENRY. Ne me chatouillez point, vous parlez à votre aise, Les moyens sont mauvais quand la fin est mauvaise. Golo nous abusa ; mais ses abus rusés Mêleront l'abuseur avec les abusés. OTHON. Vous direz ? HENRY. Je dirai ; mais en cette disgrâce Tout ce que je dirai n'aura point d'efficace, Si je ne puis trouver quelque homme de crédit Qui daigne autoriser tout ce que j'aurai dit. OTHON. Voyons donc si le Prince a quelque créature Qui puisse vous servir en cette conjoncture. HENRY. Rodolphe et la Clotilde ont toujours mérité D'être dans sa faveur par leur fidélité : Mes cris seront tardifs à couvrir mon offense, Si leur cri de faveur ne court à ma défense. OTHON. Je suis tout à Rodolphe, et depuis quelque temps Clotilde m'a donné des avis importants À soulager les cours, et lorsqu'elle conforte On la dirait porter ce que chacun supporte : L'esprit qui la conduit remplit son action De douceur, de tendresse, et de compassion. Rodolphe est tout de même, et jamais mariage [Note : Pariage : Terme de Coutumes, qui se dit d'un droit de compagnie et de société, établi par un accord, ou association, entre un Seigneur, ou le Roi, un Abbé, ou l'Église, pour l'exercice de la Justice, ou pour la levée des droits et amendes sur les justiciables, dont il y a plusieurs exemples dans les anciens Titres. [T]]Ne le vit assorti d'un égal pariage. HENRY. Ces favoris pourront à peine être accostes : Car le Prince les a toujours à ses côtés. OTHON. Pour certains si ces deux en sa Cour mal garnie, Depuis ses déplaisirs lui faussaient compagnie : Il serait sans conseil, et vivrait sans repos : Mais vois-je pas Clotilde ? Elle vient à propos. HENRY. Mais bien mal à propos, dedans l'incertitude De pouvoir nous ouïr étant avec Gertrude. SCÈNE II. Gertrude, Clotilde, Othon, Henry. GERTRUDE, en deuil. Misérable Golo ! CLOTILDE. Il faut vous consoler, Si vous ne m'entendez j'aurai beau vous parler ; Dieu en a disposé, sa volonté soit faite, Étant mort repentant il a ce qu'il souhaite : Le Ciel est satisfait de ce qu'on a vécu, Quand après nos combats enfin on a vaincu. GERTRUDE. Madame, il est tout vrai, vos divines pensées Charment les sentiments de mes douleurs passées : Dieu le veut, je le veux, c'est un fait arrêté : Mais contre ma raison mon sens est contristé CLOTILDE. Je n'y contredis point ; mais vous faites d'adresse Que le sens soit valet, et la raison maîtresse. Quels sont ceux que je vois ? Elle tourne les yeux. GERTRUDE. Othon avec Henry, Cet ancien confident de mon pauvre mari. CLOTILDE. Othon. OTHON. Madame. CLOTILDE. Hé bien, les bonheurs de ce monde Charment-ils votre coeur ? OTHON. Malheureux qui s'y fonde, [Note : Dans le document numérisé, Il manque ici le texte des pages numérotées 54-55.]J'y courais bien avant ; mais j'en suis revenu, Par la chute d'autrui je me sens retenu, On me l'a dit souvent, et je dois bien le croire Qu'il n'y a si bon vin qui n'aye son déboire. L'objet du monde offert de loin, semble un trésor : Mais reconnu de près, ce qui luit n'est pas or. Je suis honteux d'avoir couru à toute bride, Pour me paître de vent et ne mâcher qu'à vide ? Me voici détrompé. CLOTILDE. Depuis quand ? HENRY. D'aujourd'hui, Instruit à marcher droit par la chute d'autrui CLOTILDE. Mon Othon, Dieu vous aime, en vous faisant connaître Les vanités du monde, et l'abus de ce traître. Nous courons tous au bien, mais nos esprits goulus Ne sont rassasiés qu'au comble des Élus, Qu'en dut le bon Henry ? HENRY. Madame, je soupire À vous ouïr parler, et ne saurais que dire À tous vos beaux discours, sinon qu'ils me font voir Que l'un et l'autre sexe est propre à tout savoir, Surtout quand aux vaisseaux des bonnes consciences Sont répandus les dons du Maître des Sciences. Votre doctrine apprend à tous les ignorants À discerner aux biens les vrais des apparents. CLOTILDE. C'est ce qu'il fallait dire à la sainte Princesse, Dont la bonté prit soin de former ma jeunesse. Ces beaux rayons du Ciel faisaient son ornement, Elle portait en soi l'Arche du Testament : Les Tables de la Loi, et céleste doctrine Étaient en leur repos au fonds de sa poitrine. Ce miroir de vertu, ce trésor de bonté, Cet instrument divin s'est vu bien maltraité, Ceux qui se sont portés à conspirer sa perte, Devaient (sans doute) avoir la vue bien couverte, Tant de perfections les eussent arrêtésS'ils eussent eu des yeux pour voir ses raretés : C'est bien aveuglément qu'ils ont voulu détruire Ce chef-d'oeuvre du Ciel qui devait toujours vivre. HENRY. Madame, je vois bien à qui vous en voulez, Ceux auxquels vous pensez et desquels vous parlez : Mais s'ils comptaient le fait duquel ils sont comptables, Ceux que vous accusez paraîtraient excusables. CLOTILDE. Je ne sais pas sur quoi vous vous intéressez. HENRY. Madame, c'est à moi que vous vous adressez. CLOTILDE. À vous, auriez-vous bien un esprit si barbare. Que d'avoir voulu perdre une Dame si rare. GERTRUDE. Il est certain qu'Henry était le confident Du malheureux Golo, devant son accident, Étant lors secondé d'un compagnon fidèle Capable d'exercer cette action cruelle. HENRY. Nous avons obéi. GERTRUDE. C'est payer tout comptant. Le pauvre malheureux en disait bien autant. HENRY. Oui ; mais obéissant par un noir artifice, L'obéissance était l'effet de sa malice. Son ordre en notre endroit était plus épuré ; Car nous l'avons reçu sans l'avoir procuré. Pour couvrir son forfait en trahissant son maître, Il se fit commander ce qu'il voulait commettre. Nous avons obéi sans dessein de trahir, Regrettant de nous voir obligés d'obéir. CLOTILDE. Enfin, vous avez fait cet horrible carnage ? HENRY. Madame, hélas ! Peut-être ai-je fait davantage. CLOTILDE. Davantage ? Comment ? HENRY. Craignant de provoquer Votre indignation, je crains de m'expliquer. J'avais de bons desseins ; mais je vois avancée Mon injure au-delà de toute ma pensée. CLOTILDE. Si les desseins sont bons, les devoirs sont entiers ; Parlez confidemment, j'entendrai volontiers. HENRY. Ma faute, à dire vrai, n'est pas bien volontaire : Mais je vois votre Époux qui m'oblige à me taire. CLOTILDE. Nous aurons le loisir de nous entretenir, Sachons que veut Rodolphe, et qui l'a fait venir. SCÈNE III. Rodolphe, Gertrude, Clotilde, Othon, Henry. RODOLPHE, à Gertrude. Madame, j'ai reçu commission expresse De vous donner avis qu'à présent son Altesse Est en peine de vous, et désire vous voir. GERTRUDE. Mon Dieu ! Qu'aurais-je fait contraire à mon devoir ? L'offense de Golo ne fut pas mon offense, Il eut son crime à part, et moi mon innocence. Son crédit à la Cour me le fit épouser, Et le Prince abusé m'en voulut abuser. Ma faiblesse pour lors céda à la puissance, Et sa faveur me fit oublier sa naissance. On peut bien me punir pour sa témérité : Mais on me punira sans l'avoir mérité. Car ne faudrait-il pas que je fusse insensée D'avoir voulu l'offense où j'étais l'offensée. RODOLPHE. Madame, croyez-moi, oublions le passé, Par la punition le crime est effacé. CLOTILDE. Allez, Madame, le Prince est incapable De joindre l'innocente au coupable. Golo ne fut jamais ce que vous méritez, Ses mours obscurcissaient vos belles qualités. GERTRUDE. Mais je vois en sa mort ma maison confondue, Et sa perte ne peut que me rendre perdue. RODOLPHE. Ne craignez point cela, tout ce que vous risquez C'est de voir en sa mort tous ses biens confisqués : Mais puisqu'en son excès vous n'êtes point comprise, Sa confiscation vous doit être remise. Le Prince l'a promis sans en être requis, Si vous perdez le corps, le bien vous est acquis. GERTRUDE. Ce bienfait est trop grand pour la pauvre Gertrude, Qui ne peut en jouir qu'avec ingratitude : Mais tout le déplaisir que le Prince a reçu Du malheureux Golo, ne fut qu'à mon insu ; Et si je le savais, Henry dépositaire De tous ses grands secrets, aurait tort de s'en taire. Il sait si je dis vrai. RODOLPHE. Chacun le croit ainsi. Mais Henry, vous voilà, que faites-vous ici. Il tourne les yeux sur Henry.On parle bien de vous, le Prince vous regarde Comme agent de Golo, pensez d'y prendre garde. HENRY. Je ne puis le nier ; mais je ne l'ai servi Qu'en l'ordre du Seigneur que j'ai toujours suivi, [Note : Astheure : adverb. du temps présent. [Nicot]]Et cependant astheure il m'est inaccessible. RODOLPHE. Peut-être est-ce depuis la vision horribleDe ce spectre enchaîné dont il se vit cherché En la chambre, au lit propre où il s'était caché, L'éveillant en sursaut, et d'un regard farouche, Par signes l'obligea d'abandonner sa couche, Et le suivre au jardin, auquel faisant semblant De se fondre sous soi le quitta tout tremblant ; Et s'étant retiré comme il put dans l'attente Du matin ensuivant souffrit cette épouvante ; Mais lorsqu'il eût atteint le jour du lendemain, Il se rendit témoin du désordre inhumain Ordonné par Golo : car découvrant la place Où l'esprit disparut, il y vit la carcasse Du pauvre Cuisinier qu'on avait confiné Sous cette terre après qu'on l'eut empoisonné ; Et ses os étendus étaient chargés de chaînes, Où paraissait encor l'indice de ses peines. Ce meurtre de Golo lui donna des horreurs Pour ceux qui l'ont servi dans toutes ses fureurs. HENRY. Quand Golo nous rusa de sa noire imposture, Le malheureux Drogan servit de couverture ; Car pour ruser encor le Prince à son retour. Ce pauvre Cuisinier porta la pâte au four, Accablé des effets d'une injuste colère, Comme étant convaincu de ce faux adultère, Il fut chargé de fers et mourut de poison ; Mais c'est au seul Golo d'en rendre la raison. RODOLPHE. Enfin c'est votre fait, j'aime votre personne, Autrement j'aurais tu l'avis que je vous donne, Je serai satisfait si vous êtes content. Allons, Madame, allons, le Prince vous attend. Il s'en va avec Gertrude. SCÈNE IV. Othon, Clotilde, Henry. OTHON, à Clotilde. Madame, vous avez pu voir ma retenue Quand Gertrude parlait. CLOTILDE. Je l'ai bien reconnue. OTHON. Par effet je sentais une démangeaison De répondre à ses mots allégués sans raison. Le Prince a cru Golo, juste, entier, sans malice : Henry pour l'avoir cru serait-il son complice ? Le sens de Monseigneur le doit justifier : Car puisqu'il s'y fiait, comment s'en défier ? CLOTILDE, à Henry. Othon plaide pour vous. HENRY. Me réputer l'intime Des secrets de Golo, c'est m'imputer son crime. J'ai bien reçu son ordre et je l'ai exécuté : Mais il fut sans conseil par lui seul concerté. CLOTILDE. Çà donc, sachons au vrai la mortelle détresse Des derniers traitements faits à notre Princesse. HENRY. Par un meurtre inouï que mon âme ressent, Je fus son assassin ; mais pourtant innocent. CLOTILDE. Assassin innocent ? Quel moyen de le croire, Puisqu'on voit là en ces mots un sens contradictoire. HENRY. Madame, je m'explique, osant vous supplier Que je puisse être ouï pour me justifier. OTHON. Je sais ce qu'il veut dire, et (si je ne m'abuse) Son accusation lui doit servir d'excuse : Mais comme en ses douleurs le Prince est ébloui, Afin de l'éclaircir il ne veut qu'être ouï. CLOTILDE. À le justifier je ferai mon possible, Si la faute qu'il dit n'est pas irrémissible. HENRY. Donc le Prince déçu (par un ordre précis) Enjoignant de tuer son épouse et son Fils, Golo fit de Thierry et de moi confidence, Afin d'exécuter cette injuste Sentence. CLOTILDE. Thierry, mort depuis peu ? HENRY. Madame, oui, lui et moi Sommes dès lors chargés de ce funeste emploi. Cet Intendant rusé nous flatte, nous cajole Si bien, qu'ensorcelés de sa belle parole, Nous voilà résolus, au trouble de nos sens, D'aller couper la gorge à ces deux innocents. CLOTILDE. Pour faire qu'à ce point notre âme fut troublée Il devait bien avoir une langue endiablée. Ô les amers effets de discours emmiellés ! HENRY. Pour certain nous étions du tout ensorcelés. Nos yeux étincelaient, nos cours brûlaient de rage Pour courir en bourreaux à cet affreux carnage. Dans la profonde nuit nous entrons en la Tour Où la pauvre Princesse avait fait son séjour, Par un transport d'horreur, pour la faire descendre Du lit, et la conduire où nous voulions la rendre, Arrêtant ses habits comme nous l'habillons [Note : Ramas : Assemblage de diverses choses. [Ac. 1762]][Note : Casuel : Ce qui arrive fortuitement sans avoir rien d'assuré. [F]]D'un ramas casuel de quelques vieux haillons. Et bien il faut mourir, je le vois, nous dit-elle, La mort doit terminer cette vie mortelle. Ma prison de six mois a vu toujours courir Divers maux qui m'ont fait incessamment mourir. Toutes mes morts pourront achever leur carrière Par leur réduction à quelque mort dernière. Et lors prenant son fils ; Enfant de mes douleurs, Dit-elle en l'embrassant, cher sujet de mes pleurs. Ô malheureuse, hélas ! T'ai-je donné la vie Pour te la voir sitôt cruellement ravie. CLOTILDE. Et bien ? HENRY. Madame, et bien sans pitié, sans remords, Comme loups enragés nous la tirons dehors, Portant son fils au bras. CLOTILDE. Mon Dieu quelle rudesse ! HENRY. Nous eussions bien senti ces motifs de tendresse, Si quelque esprit humain pour lors nous eût gardés ; Mais ce démon de sang nous tenait obsédés. Ainsi accompagnés de notre prisonnière, Nous sortons du Château, et suivant la rivière, Comme nous la pressions pour la conduire au Bois, Elle s'arrête à coup, et tirant de ses doigts [Note : Impourvu : Terme vieilli. Non prévu. [L]]Sa bague, en la rivière (à l'impourvu) l'élance, Disant ces mots à l'eau : ô miroir d'inconstance, Je prends congé de toi ! Et remets à ton flux Le gage d'un amour qui fut et qui n'est plus. CLOTILDE. Vîtes-vous cette bague ? HENRY. Elle n'en avait qu'une, [Note : Bril : subst. masc. étincelle. - Feuillage.]Dont nous vîmes le bril aux clartés de la Lune : Mais lorsqu'au fonds du Bois nous fûmes parvenus, À l'Aurore ses doigts nous parurent tous nus. CLOTILDE. Quel objet de pitié ! HENRY. Vous entendez nos crimes Contre ces innocents, aux mots que nous leur fîmes. CLOTILDE. J'entends assez qu'enfin par un dernier effort, Et la mère et le fils ont été mis à mort. HENRY. Ce n'est pas tout, sachez de quelle mort amère Nous avons fait mourir le fils avec la mère. CLOTILDE. De quel genre de mort puis-je m'imaginer Que vous ayez pris soin de les assassiner. Les avez-vous noyés ? HENRY. Non. CLOTILDE. Brûler, mis en cendre ? HENRY. Nenny. CLOTILDE. Aviez-vous bien eu le coeur de les pendre, Étrangler, étouffer, ou égorger ? HENRY. Nenny. Pauvre mère bannie, et pauvre fils banni, Nous vous avons pis fait ! CLOTILDE. Qu'eussiez-vous su pis faire ? HENRY. Hélas ! Puis-je le dire, ou pourrais-je le taire : Nous les avons, Madame, exposés sans secours À la rage cruelle et des loups et des Ours. N'est-ce pas faire pis ? CLOTILDE. Vous le pouviez bien dire ; Car de toutes les morts cette mort est la pire. Quelle inhumanité ! Cet excès ne ressent Qu'un esprit criminel, et rien moins qu'innocent ; Cependant vous disiez, pour couvrir cette offense, Que vous l'aviez commise avec quelque innocence. HENRY. S'il vous plaît m'écouter, je vous contenterai. CLOTILDE. Pour donc me contenter je vous écouterai. HENRY. Nous étions. OTHON. Attendez, je vois venir Germaine. SCÈNE V. Clotilde, Germaine, Othon, Henry. CLOTILDE. Germaine où venez-vous ? Quel bon vent vous amène ? GERMAINE. C'est un vent de frayeur, qui depuis le trépas Du malheureux Golo, me porte à tous mes pas, Madame. CLOTILDE. En effet, vous voilà toute émue. GERMAINE. Ce spectacle d'horreur est toujours à ma vue. Mais. CLOTILDE. Qu'avez-vous encor ? GERMAINE. Un autre mouvement Transporte tous mes sens dedans l'égarement. Ses pieds et bras bandés avec quatre cordages Qui l'ont écartelé par quatre boeufs sauvages, Travaillent mon esprit ; mais par un autre vent D'un différent effroi je pousse plus avant. CLOTILDE. Encor, où courez-vous ? GERMAINE. Je cherche ma Maîtresse. CLOTILDE. Gertrude est au Palais qui parle à son Altesse. GERMAINE. Madame, on perd le temps à la questionner. CLOTILDE. Le Prince ne croit pas la devoir soupçonner, Il l'a bien voulu voir ; mais sans autre pensée Que pour la consoler de sa perte passée. GERMAINE. Les Sarrasins défaits, le Prince perverti Pour relever Golo dans un noble parti (N'ayant pas découvert les excès de sa rage) Par son autorité traita ce mariage. Devant que l'épouser sût-elle ses forfaits Dont elle a tant d'horreur sachant qu'il les a faits, CLOTILDE. On peut assez juger que sans lui être acquise Elle n'avait pas su sa funeste entreprise. GERMAINE. Pourquoi donc si longtemps la vouloir retenir. CLOTILDE. C'est pour la consoler, et pour lui maintenir Tout le bien de Golo que le Prince lui donne. GERMAINE. Son bien fera bientôt oublier sa personne. À ce compte je vois que seule j'ai perdu En Golo tout mon bien si longtemps attendu. Que le soin de ma mère et de moi se termine À me voir en l'état d'une pauvre orpheline. Sans parents, sans amis, sans appui, sans secours, Seule j'ai tout perdu. CLOTILDE. À quoi tend ce discours ? GERMAINE. Golo se détruisant n'a fait que me détruire ; Je ne sais plus, Madame, où me pouvoir réduire. OTHON. Madame, elle n'aurait qu'à me donner sa foi Pour pouvoir librement se réduire chez moi. CLOTILDE. Si c'était tout de bon, vous voyez, ma Germaine [Note : Offre : Offre a été autrefois masculin. [L]]Qu'Othon vous fait un offre à vous tirer de peine. GERMAINE. Qu'il m'aimât autrefois, je pourrais m'en louer : Mais qu'il m'aime à présent, je ne puis l'avouer. Othon attend beaucoup, ma fortune est bornée ; Il est dans la faveur, je suis abandonnée. OTHON. [Note : Comparant : Acte extrajudiciaire, par lequel on fait une représentation, ou une demande, pour des choses qui sont de juridiction volontaire. [L]]Je suis cité, Madame, et sais mon comparant, Vous priant de m'ouïr sur notre différent. Si ma partie veut se donner quelque pause, Je vous exposerai le fonds de notre cause. CLOTILDE. Germaine le veut bien, je suis sa caution. GERMAINE. Je reçois à garant votre discrétion. OTHON. Madame, vous savez comme dans les armées Où les Maures ont vu leurs forces consomméesAux faits dont Monseigneur s'est si bien acquitté, Et votre époux et moi ne l'avons point quitté. Au retour, ignorant le déloyal ménage De son traître Intendant, il fit son mariage L'épousant à Gertrude ; et rendant assouvi Par elle des grands biens qu'il avait poursuivi : Et pour l'amour de lui regardant sa nourrice, Il voulut que sa fille acceptât mon service. Je crus que je serais pleinement assorti De ce qu'il me fallait possédant ce parti : Et dehors fis la cour à cette Demoiselle ; Je lui fus assez beau, elle me fut très belleLa fréquentant depuis, ses bontés, ses beautés Me donnèrent beaucoup d'honnêtes privautés, Dans lesquelles un jour j'entendis de sa bouche Les maux que la Princesse a soufferts en sa couche : Comme elle se servit en cette extrémité [Note : Sage-mère : synonyme de sage-femme.]De Sage-Mère au fruit qu'elle avait enfanté, Le couvrant d'un lambeau de toile déchirée Qu'on avait dans la Tour par hasard égarée ; Et comme seulement pour modérer sa faim, À peine avait-elle quelque morceau de pain. CLOTILDE. Pourrais-je bien le croire ? Est-il vrai, ma Germaine ? GERMAINE. Madame, je l'ai dit, et la chose est certaine. CLOTILDE. Mon Dieu ! OTHON. Pour m'en apprendre elle en savait assez. Celle par qui Golo commettait les excès, [Note : Affidé : Confident, celui en la foi et en la discrétion de qui on se confie. [F]]Était sa propre mère, affidée geôlière, Qui tenait sous ses clefs l'illustre prisonnière. CLOTILDE, à Germaine. Sûtes-vous ses secrets ? GERMAINE. Madame, je les sus, Et les donnai aussi comme je les reçus. Sans mentir, notre sexe est mort s'il ne babille, Ma mère était bien femme, et j'étais bien sa fille. OTHON. Enfin le Prince un jour apprit ces traitements, Et comme il en parlait j'en dis mes sentiments. Depuis voyant Golo je lus en son visage Des oppositions à notre mariage, Soupçonnant que les faits me seraient découverts, Il ne me regardait que des yeux de travers : Et voulant arrêter notre noce avancée, Car germaine (à son gré) m'avait été fiancée, Il ne lui parlait plus que d'un ton renchéri, Montrant un fiel couvert, comme j'appris d'Henri. De plus cet arrogant paraissait hors de passe, Le Prince à son endroit changeait ses feux en glace, Et s'échappant enfin d'un mouvement soudain ; Ne le considérait qu'avec un grand dédain ; Dont Golo s'effrayant, entra dans la pensée D'éloigner avec sa foi sa femme et ma fiancée, Pendant que sa Nourrice en ce lieu sous les lois D'une mort naturelle acheva ses emplois. GERMAINE. Ma pauvre mère, hélas ! OTHON. Depuis cette retraite Le Prince conviant à sa chasse secrète, Ces femmes avec lui les a fait revenir ; Pour le chasser lui-même et le faire punir. Il n'en fait point mentir, ma fortune inhumaine Dans ces tours, m'éloigna de ma belle Germaine ? Non pas jamais de coeur, mais seulement de corps : Car ces égarements troublaient tous nos accords. CLOTILDE. Vous voici ralliés sans crainte d'aucun trouble, Il faut donc maintenant que votre amour redouble. OTHON. Je ne vous dédis point. CLOTILDE. Et me dédirez-vous, Germaine ? GERMAINE. Il ne faut plus me parler d'un époux, Ma Maîtresse est en deuil, et le Prince est de même, Et puis étant sans biens je ne crois pas qu'on m'aime. CLOTILDE. Les vertus sont les biens qu'on ne peut nous ôter, Othon les vois en vous, et peut s'en contenter. OTHON. Je le puis et le dois. GERMAINE. Madame, votre adresse Me fera (s'il vous plaît) parler à ma Maîtresse Pour un secret que j'ai à lui faire savoir. Si Monseigneur la voit il pourra bien me voir : Cet nonobstant Golo, Madame étant en vie, Dans ses derniers travaux je l'ai toujours servie ; Et l'Écrit de sa main que le Prince a trouvé Dedans son Cabinet, le peut avoir prouvé. CLOTILDE. J'entrevois ce que c'est, Gertrude est empêchée, Et ne doit qu'au Palais être à présent cherchée. Je n'ai pas le loisir de vous accompagner ; Mais voyez mon Rodolphe, il peut vous l'enseigner Et vous la faire voir. GERMAINE. J'aurai peine à la joindre. Je crains. CLOTILDE. On vous connaît, vous n'avez rien à craindre ; Ou bien attendez-moi. GERMAINE. Je ne puis retarder. CLOTILDE. Allez donc hardiment. GERMAINE. Je me vais hasarder. Elle se retire. SCÈNE VI. Clotilde, Henry, Othon. CLOTILDE. Or çà, donc, mon Henry, devant que je vous laisse, Je brûle de savoir la mort de la Princesse ; Enfin, qu'en fîtes-vous ? HENRY. Madame, j'ai horreur De vous faire savoir l'excès de ma fureur : Mais pour vous contenter, puisqu'il faut que j'explique Les derniers accidents de cette mort tragique, Nous l'avions (sans pitié) déjà fait cheminer Où cet acte sanglant se devait terminer, Lorsqu'étant possédés d'un démon de furie, Nos glaives nus en main pour cette boucherie, Nous allions égorger le petit innocent, Quand la mère alarmée, avec un cri perçant ; À moi (dit-elle) à moi, l'enfant n'est pas capable De pécher, pour mourir ; C'est moi qui suis coupable : Ne versez pas un sang qui n'est pas criminel, Et lavez son malheur dans le sang maternel. Qu'a fait mon pauvre enfant, pour servir de victime À l'injuste rigueur du soupçon de mon crime ? Il n'en faut point mentir, ces pitoyables cris Retinrent en suspens nos corps et nos esprits : Nos bras comme étourdis d'un éclat de tonnerre, De leurs glaives lâchés firent leurs coups en terre. Mon compagnon et moi prenons quelque repos, Nous regardons l'un l'autre, et changeons de propos : Camarade, lui dis-je, il faut voir si nous sommes En ce terrible accident des démons ou des hommes. Faut-il faire périr par nos sanglantes mains, L'innocente beauté de deux Anges humains ? Sommes-nous pas honteux de nos valeurs infâmes, Qu'on emploie à tuer des enfants et des femmes ? Pour moi je me rappelle, et suis persuadé Que l'Intendant a tort en tout ce procédé : Car quand même la mère aurait été coupable, Son enfant innocent serait-il punissable ? Mais à voir l'attentat contre cet Enfançon, La mère n'a failli que par un faux soupçon ? Et je ne pense pas que la Nature ait faite Dedans un corps si beau, une âme plus parfaite. Qu'avons-nous jamais vu qui puisse avoir taché Ce miroir de beautés par le moindre péché ? Pouvons-nous donc souffrir qu'une injuste disgrâce Fasse perdre en nos mains la splendeur de sa glace ? CLOTILDE. Qui ne s'attendrirait pas d'un semblable discours ? Un Dragon, un Lion, un Tigre, un Loup, un Ours, Et votre compagnon, s'il n'était plus farouche, Pouvaient être adoucis du miel de votre bouche. C'est donc Thierry tout seul, ne s'étant point changé, Qui fut l'exécuteur de ce meurtre enragé. HENRY. Non, Madame, tous deux avons fait cet office, Chargés également d'une même injustice. CLOTILDE. Comment ? HENRY, à Othon. Mon cher Othon, venez à mon secours, Parlez : car mes regrets étouffent mon discours. OTHON. Madame, au sentiment des douleurs qu'il endure, Henry m'a fait savoir cette étrange aventure. Il m'a donc raconté par des tristes accents, La pitoyable fin de ces deux innocents ; Qu'au dessein résolu de leur laisser la vie, Comme la mère eût dit qu'elle en était ravie Pour son fils : car pour soi elle aurait souhaité De voir d'un mal dernier tout son mal arrêté. Promettant s'éloigner pour se rendre inconnue, Ces meurtriers ravisés, la quitte toute nue : Mais au retour émus d'un souvenir mordant De l'ordre rigoureux donné par l'Intendant, Qu'ils s'étaient engagés, pour rendre témoignage D'avoir exécuté cet horrible carnage : Qu'ayant privé la mère et le fils du tombeau, Et jeté leurs deux corps dans le courant de l'eau, Ils lui rapporteraient la langue de la mère : Et faute de l'avoir, redoutant sa colère, Les voilà résolus à tourner sur leurs pas, Pour assurer leur vie en causant ce trépas. CLOTILDE. Voici le coup de mort, je vois ce sang qui coule, Afin que l'Intendant s'en abreuve et s'en saoule. OTHON. Cependant Dieu voulut qu'étant en cet état De retourner au sang, leur fureur s'arrêtât Par un cas merveilleux, comme ils courraient sans cesse Ils rencontrent le chien de la pauvre Princesse. Sa vue les surprit, et d'un prompt changement Leur fournit le moyen de leur dégagement. Pour éviter deux morts avec une mort seule, Ils tuèrent cette bête, et déchirant sa gueule Lui arrachant la langue, et par un faux semblant La portent à Golo dans un mouchoir sanglant. À ce rapport trompeur qui frustra son attente, En cet objet de sang sa rage fut contente. CLOTILDE. Laissons-là ce démon, le désir que je sens Est d'apprendre la fin de ces deux innocents. HENRY. Hélas ! OTHON. Hélas ! Les Loups, les Ours ont dévorée Au fonds de la Forêt cette proie égarée. CLOTILDE. Mon Dieu ! Que dites-vous ? OTHON. Puisqu'en tous ces quartiers On n'en n'a rien appris depuis sept ans entiers, Il serait tout certain qu'ayant souffert l'injure D'une privation de toute nourriture, Que leurs membres tous nus aux changements divers Du chaud de sept Étés, au froid de sept Hivers : Leurs corps si délicats d'une vigueur si tendre. Déjà depuis longtemps seraient réduits en cendre, S'il n'était bien plus vrai que tous les animaux Qui courent dans le bois eussent fini leurs maux. Il est clair à les voir logés à l'aventure Marchant par les halliers et couchant sur la dure, Saisis de chaud, de froid, et privés d'aliments, Qu'à leurs plaintes, leurs cris, et leurs gémissements : Et les Loups et les Ours courant à leur curée, Leur ont donné la mort qu'ils se sont procurée. CLOTILDE. Ce n'est que trop vrai. HENRY. C'est ce que je disais, Avouant librement la mal que je causais, Que sans donner la mort à deux vues si belles, Je les ai fait mourir par des morts plus cruelles. Si j'eusse exécuté le furieux dessein De leur ôter la vie en leur perçant le sein, Et puis accomplissant le devoir de nature, Je les eusse couverts de quelque sépulture, Ils seraient affranchis au moyen de deux coups, De se voir dévorés et des Ours et des Loups. Je ne regrette pas de me voir les mains pures De leur beau sang versé par des noires injures : Mais mon coeur se déchire à savoir leur malheur, Je souhaite ma mort quand je pense à la leur. CLOTILDE. Je reçois maintenant l'entière connaissance De votre assassinat, joint à votre innocence. Le Prince comme vous par Golo fut trahi, Ce sentiment fera que vous serez ouï. Allons, ne pensons plus à cette pauvre Dame ; C'en est fait, mon Henry, Dieu veuille avoir son âme. ACTE V SCÈNE I. L'Ambassadeur de France, Gertrude en deuil, Germaine. L'AMBASSADEUR tenant un papier. L'ayant lu dans ses pleurs qu'il n'a pu modérer, Il me l'a mis en main pour le considérer : Et de vrai, sans pleurer, s'il eût lu ce reproche, Il n'eut point eu de coeur s'il ne l'eût de roche. GERTRUDE. J'en ai ouï parler ; mais je ne l'ai pas vu. L'AMBASSADEUR. Je vous le ferai voir, puisqu'il m'en a pourvu. Il se lit bien qu'on voie à la lettre effacée, La teinture de l'eau que ses yeux ont versée. Le voici. Mais d'autant que pour faire passer Cette humeur de tristesse il est allé chasser, Nous pouvons en repos à l'air de cette place, Faire nos entretiens pendant qu'il fait sa chasse. Je voudrais contenter ma curiosité, Comme quoi ce papier fut écrit et porté, Ayant appris de vous que cette Demoiselle En savait le secret, je le veux savoir d'elle. GERTRUDE, à Germaine. Cela s'adresse à vous. GERMAINE. Quitte pour répéter Ce que je vous ai dit, je vais le contenter : Aussi seule je puis raconter cette histoire, J'ai fourni le papier, la plume et l'écritoire. Et j'eusse encor plus fait ; mais Madame voulut Par force en se perdant procurer mon salut : Car si pour son égard je me fusse aveuglée Voulant la secourir, Golo m'eût étranglée. L'AMBASSADEUR. L'enragé ! Mais encor sachons par le menu L'honnête procédé que vous avez tenu. GERMAINE. Quand le Prince eut commis cet injuste supplice De Madame, à Golo, surpris par la malice, Et pour l'exécuter l'eût dépêché devant ; Ma mère, sa Nourrice, en eut le premier vent Par son droit de Geôlière ; à l'abord de laquelle (Sous le secret enjoint) j'appris cette nouvelle ; Soit que ma mère alors en ce dessein pressé D'un tel assassinat, sentît son coeur blessé, Soit qu'elle eût résolu (pour n'être point émue De ce funeste objet) en détourner la vue, Elle m'ouvrit la Tour, et prit l'occasion De me charger du port de sa provision. J'entrai, et regardant cette pauvre accouchée Qu'on allait égorger, je me sentir touchée D'un regret si pressant, que lui mettant en main L'eau que je lui portais avec un peu de pain, Et n'ayant en l'esprit que cette mort cruelle D'elle et du beau Poupon qui suçait sa mamelle, D'un mouvement soudain l'effort de mes douleurs Fit débonder mes yeux en deux torrents de pleurs. Madame en me voyant à ce point désolée, Par mon tremblement se sentit ébranlée, Et voulut s'enquérir quel sujet m'obligeait À cette affliction dont elle s'affligeait. Sa pitoyable voix derechef me fit fondre, Et demeurer longtemps sans pouvoir lui répondre : Mais toute la réponse que je lui fis, Fut d'annoncer la mort et d'elle et de son fils. L'AMBASSADEUR. Quel effroi lui donna cette mort annoncée ? Elle en devait mourir de la seule pensée. GERMAINE. Au contraire, son coeur me fit voir sa vertu, S'affermissant aux coups dont il fut combattu, Voici ce que j'ouïs de sa douce parole ; Ma fille, il ne faut pas que mon bien vous désole ; Ce n'est pas d'aujourd'hui que je meurs sans mourir, Reculant de mon bien, à faute d'y courir. Tous mes maux finiront en un mal qui les ferme, Et mes morts trouveront en cette mort leur terme. Puis donc que tous mes maux et mes morts sont au point De voit bientôt leur fin, ne vous affligez point. Les auteurs de ma mort m'exemptent du dommage Que j'aurais à souffrir et mourir davantage ; Si vous m'aimez, il faut que votre affection Vous fasse réjouir de cette exemption. Pour soutenir l'honneur j'ai été combattu, C'est en lui que je vis, c'est pour lui qu'on me tue. Tout ce qui semblerait se devoir regretter, C'est la mort d'un enfant qui commence à téter : Mais Dieu l'a revêtu d'une vertu si mâle ; Lui donnant par ma main la grâce baptismale, Que ce qu'il devait vaincre, alors il l'a vaincu, Et depuis pour combattre il n'a que trop vécu. Dieu ne me l'a prêté qu'afin de le lui rendre ; Je le fais de bon coeur, c'est à lui de le prendre : Il en est le vrai père, et fera, s'il lui plaît, Qu'il recevra sa vie en lui ôtant mon lait. Madame en ce discours qu'elle tint d'une haleine, N'employait ses efforts qu'à me tirer de peine. Mais lors me regardant d'un visage serein, Et jugeant à mes pleurs qu'elle parlait en vain ; Vous m'aimez, me dit-elle ; et serait-il possible Que ne m'aimassiez que d'un amour sensible ? Si vous savez qu'aimer n'est que vouloir du bien, Aimez-moi d'un égard raisonnable et chrétien. Quel bien me voudriez-vous, en voulant la durée De la peine que j'ai si longtemps endurée ? Elle court à sa fin que je dois supposer, Pourquoi la voudriez-vous plus longtemps arrêter Dieu m'en veut affranchir, en voulant que je meure. L'AMBASSADEUR. Vous pleurez. GERMAINE. À ces mots, je pleurai et j'en pleure. L'AMBASSADEUR. J'avoue qu'il faudrait à ces mots de pitié, Pour être sans regret, être sans amitié. GERMAINE. Enfin à ma retraite, et sur l'heure dernière De recevoir l'Adieu de notre prisonnière : Germaine (me dit-elle) auriez-vous le loisir, Sans vous incommoder, de me faire un plaisir ? À quoi je répondis, toute mon envie, Eût été de mourir pour lui sauver la vie. Vivez (répartit-elle) en ayant la bonté De me faire un plaisir sans incommodité. Voyez mon Cabinet, et vite sans mot dire Portez-moi du papier et d'encre pour écrire. Tous mes joyaux y sont, visitez et prenez ; Mais avec diligence allez et revenez. J'y courus aussitôt, et sans être aperçue, Ni toucher aux joyaux, me remis à sa vueEt dès lors promptement à mes yeux, à mon su Elle fit cet Écrit que vous avez reçu. Et recourant encor, sans aucune aventure Je mis au Cabinet et l'encre et l'écriture, Les posant à l'endroit où le tout s'est trouvé, Et lui rendant la clef, par son ordre achevé. J'eus le contentement de l'avoir obligée Devant la même nuit qu'elle fut égorgée. L'AMBASSADEUR. Vous devez sur l'égard de ce bon traitement, En avoir le mérite et le contentement. À Gertrude.Qu'en dites-vous, Madame ? GERTRUDE. Hélas ! Qu'en puis-je dire : Je pense à la Princesse, et la vois au martyre, Admirant son courage à prêter le collet Au combat de l'honneur où ce beau sang couler. Mais quel est son Écrit ? L'AMBASSADEUR. Faisons-en l'ouverture. Dans votre attention recevez ma lecture. Il ouvre son papier, et lit l'Écrit. GENEVIÈVE, à Sifroy. Adieu, Sifroy, je vais mourir, Puisque vous voulez que je meure ; Ma vie est lasse de courir, Ayant atteint sa dernière heure ; Ma mort comblera tous nos voeux, Vous la voulez et je la veux : Et par mes misères finies Nos envieux seront punis De voir que nos corps désunis Nos volontés seront unies. Pour ce chef on verra d'accord Votre ordre et mon obéissance ; Vous voulez et je veux ma mort, C'est à mon gré qu'on me l'avance : Mais puisque votre esprit consent À la mort d'un fils innocent, Mon sentiment vous est contraire, Appréhendant votre remords, Pour m'avoir fait souffrir deux morts : L'une vous pouvant satisfaire. L'Enfant qu'on fait si mal traiter Par une étrange procédure, Fera quelque jour regretter L'énormité de son injure. Je vous plains en mon sang perdu, Que le vôtre soit répandu, Et que votre même disgrâce Que j'ai soufferte sans sujet, À votre dam change d'objet, Et s'étende sur votre race. Je crains que le Juge Éternel À qui toute chose est présente, Ne vous regarde en criminel, Me regardant en innocente, Puisqu'il punit votre soupçon Par la mort de votre Enfançon ; Et puisque votre humeur jalouse, Par ma mort à ce jour préfix, Me privant d'Époux et de Fils, Vous prive de Fils et d'épouse. Si par un rapport suborneur Vous soupçonniez de quelque choseQui puisse choquer mon honneur, C'est encor à quoi je m'oppose : Il m'a toujours été si cher Qu'on ne peut rien me reprocher Qui puisse m'en avoir privée. Dans tout le temps que j'ai été J'ai conservé ma chasteté, Et meurs pour l'avoir conservée. Dieu nous donne d'être offensés Tous deux ensemble, et nous invite, Pour ça être récompensés, De n'en pas perdre le mérite. Pour jouir du prix de ce don, Soutenons d'un entier pardon Votre offense jointe à la mienne ; Montrant par ce digne soutien Comme vous m'aimez en Chrétien, Et comme je meurs en Chrétienne. L'AMBASSADEUR. Saurait-on s'exprimer en termes plus puissants Quel jugement de femme à la fleur de ses ans. SCÈNE II. Rodolphe, L'Ambassadeur, Gertrude, Germaine. RODOLPHE. Que Dieu est admirable, et que sa providence Par des profonds ressorts se met en évidence. L'AMBASSADEUR. Que nous voulez-vous dire ? RODOLPHE. On n'avait pas cherché Un Gibier excellent depuis longtemps caché ? [Note : Montre : Action de montrer ; sens qui n'est guère usité que dans la locution : faire montre, montrer avec une sorte d'étalage. [L]]Comme on chassait ailleurs ; enfin il a fait montre, [Note : Rencontre : Vaugelas remarque qu'en quelque sens qu'on emploie rencontre, il est toujours féminin, et que les bons Auteurs n'en usent jamais aûtrement, que néanmoins en matière de querelle, plusieurs le font masculin, et disent : ce n'est pas un duel, mais un rencontre ; que cependant le meilleur est de le faire féminin. [FC]]Et la chasse a fini par son heureux rencontre. L'AMBASSADEUR. Je n'entends point ces mots. RODOLPHE. On a si bien couru, Que ce Gibier couvert enfin nous a paru On l'a pris, on le tient, la Princesse est trouvée. L'AMBASSADEUR. La ? RODOLPHE. Princesse est trouvée, et la chasse achevée. L'AMBASSADEUR. Je ne vous comprends point. Quand les cruels efforts Des animaux auraient épargné ce beau corps ; Mais mort depuis sept ans d'une mort pitoyable, Il n'aurait plus de trait qui le fît connaissable. RODOLPHE. Vous parlez d'un corps mort ; je parle d'un vivant, Aussi entier et beau qu'il fut par ci-devant. L'AMBASSADEUR. Mon Dieu que dites-vous ? GERTRUDE. Qu'est cela ? GERMAINE. Quel prodige ! RODOLPHE. Non non, il ne faut plus que sa mort nous afflige, La diverse façon de la perdre et trouver, Semble un prodige à voir, ou un songe à rêver : Le Ciel l'a fait savoir et regretter sa perte, Et voici sa rencontre en notre chasse ouverte. Par les abois des chiens les piqueurs séparés, Abandonnent le Prince en des lieux égarés, Où il trouve une Biche : il la court et s'engage De la poursuivre au trou d'une grotte sauvage Où la bête s'avance, et le Prince au dehors Jetant les yeux au fonds y reconnaît un corps D'une femme vivante, auquel la chevelure D'un beau poil étendu servait de couverture. Ravi de cet objet, voulant s'y transporter, Il ouït une voix qui le fit arrêter : Elle portait ces mots ; je vous suis inconnue, Et me vois hors d'état de souffrir votre vue. Vous me ferez plaisir si vous vous retirez, Pour chercher ailleurs ce que vous désirez. Le ton de cette voix doucement prononcée Réveilla son esprit, lui donnant la pensée Que dans ces jours passés cet air accoutumé Lui fut si gracieux qu'il en était charmé. Cela le fit résoudre à faire quelque approche Pour mieux l'envisager à l'ombre de sa roche : Mais elle le pria d'être moins curieux, Ou lui prêter de quoi se couvrir à ses yeux, À chacun de ses mots souffrant nouvelle attaque, Du désir de s'instruire il lui tend sa casaque, Qu'elle jeta sur soi : et lors la passion Du Prince s'informa de sa condition, De ce qu'elle faisait, d'où elle était venue, Qu'est-ce qui l'obligeait de loger toute nue Au fonds d'une Forêt, et l'avait fait cacher Sous le rude couvert de cet affreux Rocher. Je suis, répondit-elle, une femme souffrante, La terre de Brabant m'a reçue naissante ; J'eus un puissant époux, dont la crédulité Commettant injustice à ma fidélité, M'a (sur de faux rapports sans m'ouïr) condamnée À souffrir bien des maux, et d'être assassinée. Pour l'exécution d'u si sanglant Arrêt, On me fit, sans habits, entrer dans la Forêt, Où mes exécuteurs m'ayant accompagnée Devinrent les auteurs de ma vie épargnée ; Et depuis le moment qu'on me prit à merci, J'ai compté sept Étés et sept Hivers ici. L'AMBASSADEUR. C'est elle. GERTRUDE. La voilà. GERMAINE. Fallait-il davantage Pour en donner au Prince un plus clair témoignage ? L'AMBASSADEUR. Lui-même m'a conté qu'un tel trouble d'esprit Lui survint à ces mots, tel remords le surprit Aux faits mentionnés, que tremblant de faiblesse Il ne connaissait plus ni soi ni la Princesse. Et comme il eût ainsi quelque temps chancelé, Il se fit un effort, et s'étant rappelé ; Encor (poursuivit-il) si cela ne vous fâche, Dites-moi votre nom, afin que je le sache. [Note : Interrogat : Question, demande dont on attend réponse. [F]]À cet interrogat (ainsi qu'il m'a conté) Elle essuya ses yeux, se tournant à côté : Et puis, Monsieur, dit-elle, il est temps qu'on oublie Ce nom dont la mémoire est du tout abolie. Depuis sept ans passés dans ce clos resserré, Avec ce pauvre corps ce nom fut enterré [Note : Grief : Douloureux, dangereux, qui se dit en cette phrase, Une griéve maladie [T]]Sous un tourment si dur, une angoisse si griève, Que j'ai peine à penser que je fus Geneviève. GERTRUDE. Mon Dieu ! GERMAINE. Hélas ! L'AMBASSADEUR. Hé bien ? RODOLPHE. Ce nom l'eût achevé, Si trouvant tout son bien il ne se fût trouvé Celle qu'il voulut perdre, et tenait égarée, L'eût perdu si dès lors il ne l'eût recouvrée : Mais d'un esprit confus, tout honteux, sans parler, Il étendit ses bras et courut l'accoler ; Et combattant son coeur avec les seules armes De regrets, de soupirs, de sanglots et de larmes, Il en reçut enfin cet accord complaisant, D'oublier le passé pour jouir du présent. Par cet oubli promis son esprit se conforte, Et dans le même instant lui parut sur la porte Un beau petit Garçon, qui pour tous ses habits Couvrait sa nudité d'une peau de brebis. Ses deux petites mains se faisaient voir remplies Des racines du Bois fraîchement recueillies : Et criant sa Maman, lui montrait le butin, Qu'il lui avait acquis au soin de ce matin : Car c'était seulement de ce repas champêtre, Que la pauvre Maman avait lieu de se paître. La Mère en souriant, découvrant ses beaux yeux, Et jetant vers le Père un regard gracieux, Lui fit apercevoir qu'au trait de son visage Dieu en avait béni leur chaste mariage. La Nature parlant, il reçut par sa voix Le fruit de son Palais recueilli dans son Bois. Sentant son coeur ardant d'une amoureuse braise, Il y court, il le prend, il l'embrasse, il le baise : Et dans ses mouvements le tenant embrassé, Lui paye l'intérêt des dettes du passé. Maos cette liberté fit naître une contrainte, En ces transports d'amour l'enfant tremblait de crainte, Appelant sa Maman, laquelle s'occupa À l'instruire en riant, que c'était son Papa. Mais quoiqu'elle sût dire à voix douce ou sévère, N'obligea point le fils de connaître son Père : Il répondit toujours d'un redit gracieux, Par ces mots répétés : Notre Père est es cieux. GERTRUDE. Ces termes sont le fruit d'une leçon chrétienne. GERMAINE. L'Enfant ne connaissait que la Maman pour sienne. RODOLPHE. Le Prince en ses bonheurs se résolvant encor De nous en faire part, prit et mordit son Cor, Qui nous le fit chercher à course nonpareille ; Et sa rencontre enfin m'apprit cette merveille. J'eus encor le plaisir de la tendre façon Dont la Biche allaitait son petit Nourrisson Et vis de mes deux yeux une chose nouvelle, Que la Biche et nos chiens se voyaient sans querelle. L'AMBASSADEUR. Miracle sur miracle ! Après tant de tourments Si longuement soufferts, adieu les traits charmants Qui paraient autrefois cette belle Princesse. RODOLPHE. Elle est ce qu'elle était en sa verte jeunesse, Et ne parut jamais avec tous ses joyaux Plus belle et plus merveille en ses jours nuptiaux. L'AMBASSADEUR. Que faisons-nous ici entendant ces merveilles, Sans donner à nos yeux l'objet de nos oreilles ? GERTRUDE. Allons, Monsieur. GERMAINE. Allons. RODOLPHE. J'ai à vous requérir De ne point vous hâter, on est allé quérir Les habits de Madame, et chacun s'évertue D'y courir, et le Prince après l'avoir vêtue Vous promet qu'en prenant un chemin raccourci Il vous la fera voir en passant par ici. L'AMBASSADEUR. Je lui obéirai avec impatience. RODOLPHE. Nous avons bientôt vu sa prompte diligence, Les voici. GERTRUDE. Mon coeur tremble. GERMAINE. Et j'en suis hors de moi. L'AMBASSADEUR. C'est lui, je l'aperçois. GERTRUDE. C'est elle je la vois. SCÈNE III. Geneviève, Sifroy, Gertrude, Germaine, l'Ambassadeur, Othon, Bénoni. GENEVIÈVE. Pauvre homme ! SIFROY. Il m'a noirci. GENEVIÈVE. Son désastre me fâche. SIFROY. C'en est fait, par son sang j'ai dû laver ma tache. De mourir mille fois il m'a mis au hasard, Et pour me laisser vivre il n'est mort que trop tard. Voyant l'Ambassadeur.Mais voici notre ami, voulez-vous qu'il vous voie ? L'AMBASSADEUR, à Geneviève. Madame, je me perds dans les excès de joie Qui rendent aujourd'hui nos cours épanouis Des faits miraculeux que nous avons ouïs. GERTRUDE. Ô Madame ! GERMAINE. Ha, Madame ! GENEVIÈVE. À toute la semonce De vos affections, je n'ai point de réponse. Dieu m'avait écartée, et m'a fait revenir. Pour l'un et l'autre état je n'ai qu'à le bénir. L'AMBASSADEUR. Le Désert a fleuri, les lys avec les roses Que vous en rapportez, font voir ses fleurs écloses. Ce jour où nous sentons un bonheur ravissant, Paraît comme l'effet d'un Soleil renaissant. L'Hiver qui nous traitait d'une rigueur sévère, A fait place au quartier de notre primevère, Que Dieu même assortit des bonheurs de l'Été, Par ce fruit qui s'avance à sa maturité. Cet illustre Enfançon qui fait voir en son âge Les plus rares faveurs d'un chaste mariage, Vos Sujets les premiers ont le bien d'en jouir : [Note : Conjouir : Se réjouir avec quelqu'un d'une bonne fortune qui lui est arrivée, d'une bonne affaire qu'il a faite. [F]]Mais pour vos Alliés, je viens me conjouir, L'occasion est belle, et je sais que la France [Note : Conjouissance : Compliment qu'on fait à quelqu'un pour lui témoigner la joie de quelque heureux succès qui lui est arrivé en sa fortune, en ses affaires. Les Princes s'envoient des Ambassadeurs exprès pour faire des compliments de conjouissance sur leurs mariages, sur leurs advenements à la Couronne, etc. [F]]Témoignera l'aveu de ma conjouissance. GENEVIÈVE. Monsieur, je suis honteuse, apprenant que je sois (Sans l'avoir mérité) dans le coeur des Français : Et vos civilités rendent plus fortunées Les consolations que le Ciel m'a données. SIFROY. Monsieur, encor faut-il que vous sachiez combien Dieu m'a voulu punir me rendant tout mon bien ; [Note : Rebut : Ce qui est de moindre prix et valeur, qu'on méprise, qu'on rejette. [F]]Mon épouse et mon Fils, par un rebut austère, M'ont tous deux méconnu pour Époux et pour Père. L'AMBASSADEUR. Monsieur. SIFROY. Je vois mon tort qu'ils m'ont fait réparer, Je les ai ignorés, ils ont dû m'ignorer : Mais je béni le Ciel, que réparant nos pertes, Il daigne être content de nos peines souffertes. GERTRUDE. Quel transport ! GERMAINE. Quel bonheur ! OTHON, à Geneviève. Madame, à mon avis Celles que vous voyez ont tous leurs sens ravis ; Considérés l'éclat de la joie qui brille Aux yeux de cette Dame, et cette belle fille. GENEVIÈVE. Vous m'avez fait plaisir ; qu'est-ce donc que je vois ? Ces changements m'ôtaient et la vue et la voix. N'est-ce pas ma Gertrude et ma pauvre Germaine. GERTRUDE à genoux. Ma Princesse. GERMAINE à genoux. Madame. GENEVIÈVE. Épargnez-moi la peine De faire comme vous, pour vous mieux caresser. Levez-vous toutes deux, et venez m'embrasser. À Gertrude.Ma Gertrude, oublions nos douleurs supportées, Reconnaissant celui qui nous a visitées. J'ai su vos déplaisirs, les miens vous sont connus ; Reprenons nos plaisirs, puisqu'ils sont revenus. Dieu qui fit et qui fait son jeu de notre joie, Lui-même la ravit, lui-même la renvoie, Accomplissant en nous ses desseins éternels Dans l'égale faveur de ses soins paternels. GERTRUDE. Madame, dans l'état des Noces bien austères, J'ai souffert comme vous en vos jours solitaires. Maintenant votre joie apaise mes douleurs, Et ce jour de vos ris essuye tous mes pleurs. GENEVIÈVE. Je sais bien qu'on vous a très mal appariée, Alors qu'à mon absence on vous a mariée. L'Époux qu'on vous donne n'était pas assorti Des titres méritant un si noble parti. SIFROY. Il m'avait ébloui quand pour sa noire offense D'elle (dans mes abus) j'en fis la récompense. Je l'en ai délivrée, et puisqu'il est péri, Il faut qu'un Intendant soit encor son mari, Vu d'un oeil éclairé, vaillant, franc, et fidèle, Étant digne de moi, comme aussi digne d'elle. GERTRUDE. Un mari, Monseigneur ! Faut-il faire un retour À ce joug, et me voir deux maris en un jour ? SIFROY. Celui dont maintenant vous êtes affranchie Vous noircit par son deuil, je veux vous voir blanchie. Les habits nuptiaux fourniront les couleurs Qui doivent effacer l'objet de vos douleurs. GENEVIÈVE. Mon coeur. SIFROY. Mon cher souci, je comprends vos pensées, C'est pour vous qu'aujourd'hui on fera deux fiancées. OTHON. Monseigneur ! SIFROY. C'est assez, on sait ce que tu vaux, Et ma chère moitié veut payer tes travaux. OTHON. Madame. GENEVIÈVE. On pense à vous. SIFROY à Othon. Germaine est toute émue Quand on parle de toi, et rougit à ta vue. BENONI. Maman, la Biche a faim, et m'abandonnera Si elle n'a de l'herbe. GENEVIÈVE. On lui en donnera. BENONI. Allons donc. GENEVIÈVE. Où aller ? BENONI. Revoir notre demeure, Pour lui donner de l'herbe. SIFROY. On ira tout'astheure, Mais loin des animaux hors de votre tombeau, Pour loger désormais en un logis plus beau. BENONI, pleurant. Maman. GENEVIÈVE. Mon fils. BENONI. Allons. GERTRUDE. Le gracieux caprice. BENONI. On me veut emmener, et m'ôter ma nourrice. SIFROY. Grand cas que mon enfant me reprochant toujours L'abandon paternel et l'étrange secours, Étant chassé de moi et reçu de la Bête, Me punit d'un rebut la paye de sa fête. BENONI. Allons. GENEVIÈVE. Patientez, je ne vous quitte pas, La Biche est avec nous, qui nous suit pas à pas. SCÈNE IV. Clotilde, Geneviève, Sifroy, Bénoni, Othon, Gertrude, Germaine. CLOTILDE, aux pieds de Geneviève. Madame. GENEVIÈVE, en la relevant. Ma Clotilde. CLOTILDE. Il ne m'est plus possible De contenir mes sens en un bien si sensible. Je suis hors de moi à ces jours refleuris, Par l'heureux changement de nos larmes en ris. Béni soit ce grand Bois, et béni soit ses Chênes, Dont l'ombre a modéré la rigueur de vos peines. Bénite soit la Grotte et l'étroit logement Qui vous a pu donner quelque soulagement. Bénis soient les buissons, les halliers, les épines Qui n'ont rien attenté sur vos beautés divines. Bénite soit la Biche et son lait savoureux, Qui d'un beau Nourrisson rend notre Prince heureux. Béni soit qui changeant votre vie en une autre, Mit la sienne en danger pour épargner la vôtre. Mais surtout du plein fonds de nos affections, Béni soit Dieu l'auteur des bénédictions Qui vous ayant conduit par des diverses voies Pour nous faire sentir plus fortement nos joies, Vous éloigna de nous, et vous fait revenir Dans un comble de biens dont il veut nous bénir. GENEVIÈVE. C'est ainsi que le coeur se fait voir au langage Que la vraie amitié rend un vrai témoignage. Le Ciel m'est toujours doux, et toujours bienfaisant, Soit dans mon mal passé, soit dans mon plein présent. SIFROY. Que fait donc notre Henry ? GENEVIÈVE. Vous m'avez devancée, Nous concourions tous deux à la même pensée. Qu'est-ce qu'il fait ? CLOTILDE. Madame, Henry fait son devoir À mettre ordre au Palais pour vous y recevoir. SIFROY. Je l'ai fait (à ces fins) devant notre arrivée, Y ramener le train de ma chasse achevée. CLOTILDE, présentant une bague. C'est de lui, Monseigneur, que j'ai eu l'ordre exprès De dire qu'un garçon cuisinant des apprêts, Au ventre d'un poisson a trouvé cette bague. SIFROY, prenant la bague. Au ventre d'un poisson ? Ce garçon extravague. GENEVIÈVE. Il n'extravague point, je le pense et je crois, Un poisson l'a reçu et gardé mieux que moi. SIFROY. Comment ? GENEVIÈVE. Laissons cela, sans nous rompre la tête Sur une question à troubler cette fête. Il suffise que Dieu voulant nous faire voir L'excès de sa bonté, l'étende à son pouvoir. Rendez-moi ce joyau pour couronner ma joie. SIFROY, le donnant. Le voilà. GENEVIÈVE. Sachons donc à quoi Henry s'emploie. CLOTILDE. Il prend un soin extrême à faire et commander, Et tous les habitants s'empressent à l'aider, Avec les cris publics et les voix d'allégresse Des voeux passionnés à revoir leur Princesse. Je m'y suis employée, et comme il achevait Il m'a fait avancer, disant qu'il me suivait. SIFROY. Je l'aime tendrement, c'est un homme à tout faire. Vaillant, sage, discret, désireux de me plaire. GENEVIÈVE. Je tiens de lui ma vie. SIFROY. Et c'est un accident Qui m'oblige surtout d'en faire un Intendant, Ma Gertrude. GENEVIÈVE, à Gertrude. Ma fille, en ce fait qui vous touche Je vois bien qu'on attend qu'un mot de votre bouche. C'est à ce brave Époux qu'on voudrait vous fiancer, Tant pour vous maintenir que le récompenser. SIFROY. Çà. GERTRUDE. Monseigneur, Madame il serait inutile À tant d'offres d'honneur de me rendre incivile. Je suis entre vos mains ; mais voyez, s'il vous plaît, Mon habit. SIFROY. Cet habit est messéant et laid À ce jour où je veux effacer la mémoire Que me rappellerait une couleur si noire. GERTRUDE. Monseigneur. SIFROY. Il suffit, cet habit dévêtu Épargnera ma joie avec votre vertu. GERTRUDE. Mais au moins, Monseigneur, ne faisons pas la faute De vouloir composer, ou de compter sans l'hôte. SIFROY. Je réponds pour Henry. J'aurais bien le crédit De lui faire agréer tout ce que j'aurais dit ; Mais il n'est pas besoin que mon crédit s'empresse Pour lui faire vouloir une telle Maîtresse. Je ne suis pas aussi votre persécuteur, Lorsque je vous présente un pareil serviteur. Je vous donne les biens et l'État de ce traître, Henry est ce qu'il fut et mérite de l'être. GERTRUDE. Ces dons sont excessifs, et même accompagnés De la tendre amitié que vous nous témoignez. SIFROY. Henry m'a fait un bien que j'ai toujours en vue : Mais en parlant du Loup, on le tient par la queue, Le voici. SCÈNE V. Sifroy, Henry, Geneviève, Gertrude, Germaine, Othon, Rodolphe, Clotilde, Bénoni, l'Ambassadeur. SIFROY, à Henry. Est-ce fait ? Quel ordre y as-tu mis ? HENRY. Le meilleur que j'ai pu, et le temps m'a permis. Du succès de ce jour les nouvelles reçues Font que les Habitants bondissent par les rues, Tous prêts et résolus de faire un digne accueil À leur Phoenix naissant, et tiré du cercueil. C'est de ce nom d'honneur que Madame est traitée, Et qu'elle leur paraît comme ressuscitée. Les Clairons, les Tambours, les Flûtes, les Hautbois Viennent la recevoir sur l'entrée du Bois, Où vous rencontrerez votre illustre équipage, Pour faire un renouveau de votre mariage. SIFROY. Nous verrons à ton compte un petit Paradis : Mais reconnais-tu bien le Phonix que tu dis ? Regarde, ouvre les yeux ; Vois-tu bien cette Dame. Lui montrant Geneviève.La reconnais-tu bien ? HENRY. Monseigneur, je réclame L'effet de ses bontés, que je dois requérir : Elle a lieu de me perdre, et me faire périr. Se jetant à genoux.Vous le pouvez, Madame ; et quand je vous contemple, Au tort que je vous ai je veux servir d'exemple Aux pauvres malheureux qui sont moins circonspects À vous considérer et rendre leurs respects. Je suis digne de mort : mais s'il faut que je fasse Quelque devoir afin d'obtenir votre grâce, Je suis prêt d'obéir, ordonnez comme il faut Que ma vie ou ma mort répare mon défaut. GENEVIÈVE. Me connaissez-vous bien ? HENRY. J'aurais mauvaise vue : Je ne crois pas jamais vous avoir méconnue. Ce n'est pas mon défaut, mon tort fut de m'offrir Aux cruautés d'autrui, pour vous faire souffrir : Et que vous connaissant, je fus si téméraire Que d'avoir compromis le soin de vous défaire. J'assurerai pourtant l'avoir fait seulement Pour vous faire éviter un pire traitement. Madame, il est tout vrai, j'ai feint d'avoir l'envie De vous donner la mort, pour vous sauver la vie. Je ne dis pas pourtant de n'avoir mérité De payer le défaut de ma témérité. GENEVIÈVE. Et vous connaissez-vous ? HENRY. Très bien, et je m'ordonne À moi-même la mort, si vous n'êtes trop bonne. GENEVIÈVE. Faut-il que nos attraits nous donnent des rebuts ? Il est temps, mon Henry, de guérir vos abus, Vous n'avez pas encor les sciences parfaites Pour savoir qui je suis, ni même qui vous êtes. Quoique votre Maîtresse, et vous mon Serviteur, Je suis votre obligée, et vous mon bienfaiteur. À Sifroy.Faites-lui des leçons (mon coeur) parlez en maître, Que me reconnaissant il sache se connaître. Il est si peu savant, que même à son insu Il nous a fait du bien sans en avoir reçu. SIFROY. Çà, mon bon Serviteur ; viens-çà que je t'embrasse ; C'est par toi que j'ai fait ma ravissante chasse. Ne meurs pas ignorant, apprends auparavant Que mon épouse vit, que mon Fils est vivant, Et que leur vie de la mienne est suivie, D'autant que par leur mort j'eusse perdu ma vie. De te faire mourir, serais-je bien humain, Après m'avoir reçu trois vies de ta main. Pour te récompenser je suis dans l'impuissance, J'y ferai mes efforts, et suffit que j'y pense. Ma chère épouse et moi te donnons cependant, Tous les biens et l'état du perfide Intendant. Pour tes fidélités, tes vertus, tes mérites, Ces satisfactions ne sont que trop petites. HENRY. Je ne sais si je rêve, au prix de ce bienfait Je me connais bien moins que je n'ai jamais fait. Tous ses biens, Monseigneur ? SIFROY. Oui, et le plus insigne De ses biens, et duquel il fut le plus indigne, Que tu ne comprends pas (qu'on ne peut mériter) Est celui dont le Ciel te veut faire héritier. Connais-tu cette Dame ? Est-elle assez charmante Lui montrant Gertrude.Pour te faire vouloir qu'elle soit ton Amante ? Comme aussi l'obliger d'un pareil traitement, Que d'un tel Serviteur elle fasse un Amant. Ne crains point, j'ai rendu ses beautés délivrées De l'indigne sujet de ses tristes livrées. Son deuil est achevé, j'ai fait l'amour pour toi, Et l'ai persuadée à te donner sa foi. Qu'en dis-tu, la voilà ? Je te l'ai réservée ; Tu la devais chercher, et je te l'ai trouvée. Hé biens, tu ne dis mot ? HENRY. J'ai bien de quoi rêver, Et ne sais pourquoi vous voulez m'éprouver. GERTRUDE. Et je ne sais pourquoi je vous suis méprisée. HENRY. Madame, je veux bien vous servir de risée. N'est-ce pas me railler, qu'imputer à mépris Le respect dont je prise un trésor hors de prix ? Je me tais par honneur ; que saurais-je répondre Aux propositions qu'on fait pour me confondre ? GENEVIÈVE. Henry croit qu'on l'abuse, ou bien qu'en vérité On lui offre un parti qu'il n'a pas mérité. SIFROY. Parle donc, mon Henry ; Fais-toi quelque contrainte Pour voir si ce qu'on dit est chose vraie ou feinte. HENRY. Monseigneur, je ne puis, craignant d'être confus, À faire une recherche, et souffrir un refus. GENEVIÈVE. Il n'est pas sans amour, mais le respect l'arrête, Il faut que la douceur prévienne sa requête. Ma Gertrude, avancez, faites le premier pas. GERTRUDE. Je voudrais bien Henry ; mais il ne me veut pas. HENRY. Vous, Madame ? Dieu sait que je n'en veux point d'autre. GERTRUDE. Dieu sait pareillement que je veux être vôtre. HENRY. Que je reçois ces mots d'un coeur épanoui. Vous voulez être mienne ; Où suis-je, qu'ai-je ouï ? Ô mon Dieu ! Mon Seigneur ; Madame, ma Maîtresse Je ne sais où je suis, je me perds d'allégresse. SIFROY. Jouissez, chers amants, par vos fidélités Des biens d'un déloyal que vous seuls méritez. HENRY. Puis-je prendre un baiser sur cette main céleste. SIFROY. C'est assez : ci-après nous parlerons du reste. GENEVIÈVE. Encor n'est-ce pas tout. SIFROY. Mon coeur, je vous entends, Tous nos bons Serviteurs doivent être contents. La fortune d'Henry tient Othon en haleine, Je vois ses yeux dressés sur sa chère Germaine. Des services de l'un j'en ai été ravi, Et l'autre en vous servant m'a dignement servi. Çà (cher Othon) tu vois Germaine ici présente, Sachons si ce parti te rit et te contente. OTHON. Monseigneur, ce parti m'a toujours contenté : Mais il ne m'a pas ri comme j'ai souhaité. Depuis notre retour tout ce que j'ai pu dire Pour chatouiller son coeur, ne l'a jamais fait rire. Je l'ai toujours vu froide en des certains soupçons, Quoi que j'aie opposé mes feux à ses glaçons. GENEVIÈVE. Germaine, oyez l'époux que le Ciel vous destine. GERMAINE. Madame, je ne suis qu'une pauvre orpheline, Othon est trop puissant, il ne veut point de moi. OTHON. Daignez me recevoir comme je vous reçois. À me donner la main que rien ne vous retienne : Tenez-moi pour tout vôtre, et soyez toute mienne. SIFROY. Répondez, ma Germaine, Othon que je chéris Vous parle tout riant, rendez-lui quelques ris. Que tout rie aujourd'hui, ouvrez votre poitrine, Et ne me dites plus d'être pauvre orpheline. Parlez d'autre façon, et dites le non mot, Je suis assez puissant pour faire votre dot. Je le ferai si haut, et d'un tel avantage, Qu'Othon ne peut prétendre un plus haut mariage. GENEVIÈVE. Parlez, ma fille. GERMAINE. Hélas ! Que dirais-je après vous ? Je veux, puisqu'il vous plaît, qu'Othon soit mon époux. Ses biens et mes défauts m'ont toujours empêchée De croire que de coeur il m'eusse recherchée : Mais je vois d'un esprit tous nos cours animés, Qu'il m'aime, que je l'aime, et que vous nous aimez. OTHON. Je reçois, Monseigneur, l'effet de vos largesses. SIFROY. Ce n'est qu'en attendant celui de mes promesses. GENEVIÈVE. Mais Rodolphe et Clotilde ont l'esprit en suspens, Pour savoir de quels biens ils soient participants. RODOLPHE. Madame, c'est de vous. Votre seule présence Nous suffit, pour combler toute notre espérance. Vous êtes notre part. SIFROY. Et sa rencontre aussi Comblant tous mes désirs, me met hors de souci : Mais étant votre part, il faut que je vous montre Que nous avons tous trois fait la même rencontre. Demandez seulement, et je suis disposé De n'avoir jamais rien qui vous soit refusé. Je veux que nous entrions en même jouissance De l'état que le Ciel a mis en ma puissance ; Et c'est de la façon qu'en ce trésor exquis Que nous trouvons tous trois, nous aurons tout acquis. Çà mes chers Serviteurs, je ne veux plus qu'on pleure. Mon Othon, mon Henry, mon Rodolphe à cette heure, Comme vous devez être, ou comme vous étiez, Soyez unis en paix à vos chères moitié ; Afin que vous et moi d'une étroite concorde Possédions les bonheurs que le Ciel nous accorde. Nous avions tout perdu, nous aurions tout gagné Si mon fils, d'une épouse, était accompagné. BENONI. Je veux ma biche. GENEVIÈVE. Or sus, elle vous accompagne ; Et vous pourra servir de fidèle compagne. SIFROY, à l'Ambassadeur. Monsieur, que dites-vous de nos contentements. L'AMBASSADEUR. J'ai perdu la parole à ces ravissements, Et vous prie, Seigneur, par mes promptes dépêches Que je puisse en porter les nouvelles plus fraîches. SIFROY. Je vous satisferai ; mais ayez la bonté De souffrir avec nous que ce jour soit fêté. À Henry.Mon Henry, conduis-nous au train de nos Carrosses, Que nous nous retirions pour célébrer des noces Où nos biens séparés se doivent réunir. À Geneviève.Allons, mon coeur, allons, et faisons rajeunir Ce grison siècle d'or des années anciennes, Dans l'innocent égard des libertés chrétiennes. Donnons aux Étrangers, aux Sujets, aux Valets, Des fêtes, des festins ; des Bals et des Ballets. ==================================================